Cerveau & Psycho
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VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
Comment aligner ce que l’on fait avec ce que l’on est
Septembre 2020
N°124
N° 124 Septembre 2020
L 13252 - 124 H - F: 6,90 € - RD
HOMMES-FEMMES : DES CARACTÈRES DIFFÉRENTS ?
VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
Comment aligner ce que l’on fait avec ce que l’on est ÉDUCATION DONNER DES CONSIGNES CIBLÉES AUX ENFANTS
NEUROSCIENCES
LA MYÉLINE, SUBSTANCE CLÉ DE L’APPRENTISSAGE DÉJÀ-VU LES ERREURS D’AIGUILLAGE DE LA MÉMOIRE PSYCHOLOGIE LE MIROIR AUX ALOUETTES DES TESTS DE PERSONNALITÉ BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $ CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF
GRAND BIEN VOUS FASSE ! ALI REBEIHI 10H / 11H
Crédit photo : Christophe Abramowitz
DE LA PSYCHO DU QUOTIDIEN DU SOURIRE
ABONNEZ-VOUS AU PODCAST DE L’ÉMISSION
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N° 124
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
p. 16-21
Grégory Michel
SÉBASTIEN BOHLER
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de la justice, il est également psychothérapeute en cabinet privé et reçoit de nombreuses personnes pour des troubles psychologiques souvent complexes.
p. 34-38
Bernard Zalc
Chercheur en neurosciences, directeur de recherche émérite à l’Inserm, à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, il a contribué à mettre au jour une nouvelle forme plasticité des neurones dans notre cerveau.
p. 52-57
Jean-Luc Bernaud
Professeur de psychologie au Cnam de Paris, président de l’Association française de psychologie existentielle, il propose des thérapies d’accompagnement aux personnes en crise d’authenticité, pour les aider à accorder leur vie à leurs valeurs et leurs convictions.
p. 62-70
Scott Barry Kaufman
Psychologue à l’université Columbia, à New York, il tient le blog de Scientific American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ». Il s’intéresse notamment aux questions sociales controversées, comme les différences entre les femmes et les hommes.
Rédacteur en chef
Votre cerveau n’est pas un jean
A
vez-vous déjà été, comme moi, fasciné(e) par ces jeans artificiellement usés ? Ceux qui sortent neufs de l’usine en ayant l’air déjà anciens parce qu’ils ont été soumis à un processus d’élimage accéléré ? Le but est d’avoir l’air vieux quand on est jeune : un comble, quand on songe aux efforts que font tant de gens pour avoir l’air jeune alors qu’ils sont vieux. Il y a quelque chose de profondément dérangeant dans ces habits faussement vrais. Une fois qu’on a décelé ce détail, ils perdent tout : à la fois leur prétendue patine, et la fraîcheur qui pourrait être la leur. Ne soyez pas des jeans usés. L’authenticité est plus importante encore pour soi que pour les vêtements, les meubles ou les tournedisques vintage. C’est ce que nous apprend le dossier central de ce numéro, où l’on découvre ce que signifie de vivre une vie authentique : définir ses priorités, ses valeurs et ses convictions, avant de s’efforcer de vivre en accord avec elles. Mais attention ! À la différence d’une veste en denim, nous les humains n’avons pas d’essence intrinsèque. Notre soi bouge, il se déplace, ce que les chercheurs observent dans les remaniements continuels de la gaine conductrice qui enrobe les filaments de nos neurones et régule ainsi la vitesse de propagation des informations nerveuses dans notre cerveau. Ces dernières années, on s’est aperçu que cette myéline forme la base d’une nouvelle plasticité cérébrale, en plus de celle qui a lieu habituellement au niveau des connexions entre neurones, les synapses. Une chance, nous ne sommes pas figés. Notre cerveau n’est pas un jean, il ne s’use pas, mais se renouvelle. Être authentique implique donc d’être prêt au changement. Cela tombe bien, c’est ce dont nous avons besoin… £
N° 124 -Septembre 2020
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SOMMAIRE N° 124 SEPTEMBRE 2020
p. 14
p. 16
p. 24
p. 43-61
Dossier
p. 40
p. 6-41
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Les neurones Q de l’hibernation Les longues études protègent du déclin cognitif Vers l’immunité « comportementale » Bébé adore être imité ! Faut-il faire languir son amoureux ? Couple : l’avantage de bien déchiffrer les émotions p. 14 FOCUS
Qu’est-ce qui nous rend heureux ?
Mariage, naissance d’enfant, succès professionnel ? Dix-huit événements sont pour la première fois classés. Guillaume Jacquemont
p. 16 CAS CLINIQUE GRÉGORY MICHEL
Rose, paralysée par son inconscient
Après le divorce de ses parents, elle se retrouve paralysée des deux jambes. Comment le choc psychique peut-il clouer Rose dans un fauteuil roulant ?
p. 22 INFOGRAPHIE
Cinq façons de mesurer l’activité cérébrale Anna von Hopffgarten et Martin Müller
p. 24 NEUROSCIENCES
La myéline, substance clé de l’apprentissage
Un nouveau rôle dans la plasticité cérébrale joué par la gaine de lipides qui entoure les prolongements de nos neurones. Douglas Fields
p. 34 NEUROSCIENCES
« Pour mémoriser, il faut myéliniser » Bernard Zalc
p. 40 QUESTION DU MOIS
Peut-on être malade d’ennui ? Parmi les cinq types d’ennui, deux sont parfois toxiques. Thomas Götz
p. 43
VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME p. 44 COGNITION
VIVRE ALIGNÉ
Être authentique, c’est accorder ses actes avec ses souhaits et ses valeurs. Première étape : la connaissance de soi. Steve Ayan
p. 52 INTERVIEW
« ÊTRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME EST UNE LIBÉRATION » Jean-Luc Bernaud
p. 58 PSYCHOLOGIE
L’AUTHENTICITÉ EST-ELLE ILLUSOIRE ?
Le concept d’authenticité suppose que chacun de nous aurait un « vrai soi ». Problème : rien n’est moins sûr… Scott Barry Kaufman
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Shuttestock.com/Lucky Team Studio
N° 124 -Septembre 2020
5
p. 72
p. 62
p. 76
p. 94
p. 80
p. 86 p. 92
p. 62-79
p. 80-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 62 PSYCHOLOGIE
p. 80 NEUROSCIENCES
Les femmes et les hommes ont-ils des personnalités différentes ?
De nouvelles études en psychologie montrent des différences difficiles à ignorer. Scott Barry Kaufman
p. 92-97
Avez-vous déjà vu un déjà-vu ?
Pour la première fois dans un lieu, vous êtes persuadé d’y être déjà venu ? Votre cerveau vous joue des tours ! Sabrina Stierwalt
p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 72 L’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Le miroir aux alouettes des tests de personnalité
Un biais cognitif nous pousse à croire des tests qui ne débitent que des généralités. p. 76 UN PSY AU CINÉMA
Young Adult : la conviction délirante d’être aimé
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Les enfants peuvent tout faire (mais pas tout en même temps)
Des neurones spécialisés dans leur cerveau gèrent les consignes sans difficulté, à condition qu’elles ne se cumulent pas ! p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT
Les secrets du sourire
Le sourire serait un signal de nonagression dérivé de simulacres de morsure « pour jouer » chez nos ancêtres primates. Federica Sgorbissa
Superbe rôle pour Charlize Theron, dans la peau d’une érotomane, persuadée qu’un homme l’aime alors que c’est faux. Jean-Victor Blanc
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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Patients zéro Ce que votre corps révèle vraiment de vous Soigner la souffrance psychique des enfants Je t’aide, moi non plus Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner Quand la physique soigne p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Philip K. Dick : et si tout était faux ? Dans son roman Le Temps désarticulé, l’écrivain imaginait un monde factice préfigurant un trouble psychiatrique lié aux progrès technologiques.
DÉCOUVERTES Actualités
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COGNITION
Des études longues préservent la mémoire de l’âge J. Reifegerste et al., Neuropsychology, and Cognition, le 5 juin 2020.
O
«
Seul jusque dans son propre cerveau L
e sentiment de solitude se traduit par une représentation neuronale du soi « plus solitaire ». Telle est la conclusion d’une étude réalisée par les chercheuses américaines Andrea Courtney et Meghan Meyer. Ces scientifiques ont demandé à 43 volontaires de
De plus, on a tendance à moins mémoriser les objets inventés que réels, car il est plus facile de retenir quelque chose que l’on connaît déjà. En revanche, le nombre d’années d’études compense une partie de ce déclin cognitif, surtout chez les femmes : pour ces dernières, le gain de mémoire associé à chaque année d’étude est cinq fois plus important que le déclin associé à chaque année de vieillissement, alors que pour les hommes, il est seulement deux fois plus élevé. Dès lors, une femme de 80 ans avec un diplôme d’études supérieures a les mêmes facultés mnésiques qu’une femme de 60 ans détenant un diplôme d’études secondaires : quatre années d’études compensent vingt ans de vieillissement de la mémoire. Selon Ullman, « l’apprentissage engendre l’apprentissage, et comme la mémorisation de nouvelles données est plus facile si ces dernières sont liées à des connaissances que nous avons déjà, plus nous en avons suite à davantage d’années d’études, plus notre mémoire est efficace ». £ B. S.-L.
réfléchir sur eux-mêmes et sur d’autres personnes de leur entourage, tandis que leur activité cérébrale était enregistrée par IRMf. Elles ont découvert que chez les participants du groupe témoin, le codage neuronal du soi avait certaines ressemblances avec celui des proches, mais que c’était moins vrai chez les personnes seules. Selon les chercheuses, cela pourrait expliquer que ces personnes se déclarent d’accord avec des affirmations comme : « Les gens sont autour de moi, mais pas avec moi. » £ Guillaume Jacquemont
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49 % des Français se sentent plus cultivés après le confinement qu’avant. Source : enquête en ligne réalisée pour le site Pyjam’advisor
© vasiliki / Getty Images
ù ai-je posé mes clés ? Que dois-je acheter ? Quand ai-je rendez-vous chez le médecin ? Quel est le nom de mon nouveau voisin ? » Peut-être vous posez-vous régulièrement ces questions, car votre mémoire flanche parfois… Et, en général, cela ne s’arrange pas avec l’âge ! Mais si vous êtes une femme, et que vous avez fait plusieurs années d’études, vous avez plus de chances de garder une bonne mémoire en vieillissant ! C’est ce que l’équipe de Michael Ullman, de l’université Georgetown, à Washington, travaillant avec Jana Reifegerste, maintenant à l’université de Potsdam, en Allemagne, révèle après avoir testé la mémoire épisodique de 704 participants taïwanais âgés de 58 à 98 ans, ayant fait entre 0 et 17 années d’études (la durée des plus longues études supérieures !). La mémoire épisodique correspond à notre capacité à nous souvenir d’événements, de faits et de mots. Les sujets ont réalisé une tâche de reconnaissance : on leur présentait des dessins d’objets réels et inventés en leur demandant de dire lesquels étaient réels, puis, cinq minutes plus tard, on leur proposait les mêmes mélangés à des nouveaux, en leur précisant de décider lesquels ils avaient déjà vus. Ainsi, les performances mnésiques diminuent bien avec l’âge, plus rapidement pour les hommes que pour les femmes.
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NEUROBIOLOGIE
Vers l’immunité « comportementale » Un charme « borderline »
X. Zhang et al., Brain control of humoral immune responses amenable to behavioural modulation, Nature, publication en ligne du 29 avril 2020.
L
es personnalités borderline se caractérisent par de violentes instabilités émotionnelles et des relations interpersonnelles houleuses, voire tempétueuses, qui oscillent entre attraction et répulsion, amour inconditionnel et rejet brutal. Selon une étude des universités de Nottingham et de Bishop Grosseteste, en Angleterre, ces caractéristiques psychologiques seraient attirantes chez certaines femmes. Les hommes y verraient un aspect stimulant et excitant, dans la perspective d’une relation rapide et à court terme. Tout au moins, à condition que la femme soit physiquement séduisante… £ S. B.
Le psychopathe ne distancie pas
© Vaclav P3k / shutterstock.com
V
ous l’avez peut-être vu dans une file d’attente au supermarché, dans un bus ou un métro : il ne porte pas de masque, s’assied juste à côté de vous, sans aucun respect des distances de sécurité. C’est peut-être un psychopathe. Selon une étude réalisée sur un échantillon de 500 personnes, le profil psychopathique n’a rien à faire de ces précautions. Tous les psychopathes ne sont certes pas des tueurs en série, mais celui-là n’aurait sans doute pas de remords en apprenant que vous êtes décédé du virus. À l’inverse, les personnes les plus respectueuses des gestes barrières se distinguent par deux des cinq grandes dimensions de la personnalité : le caractère consciencieux et l’agréabilité sociale. £ S. B.
«
S
i vous montez au sommet d’une tour et vous tenez en équilibre, vous éprouvez une peur instinctive appelée acrophobie ». Cette sensation active deux zones de votre cerveau impliquées dans une réaction de stress aigu : le noyau central de l’amygdale et le noyau paraventriculaire de l’hypothalamus. Or, ils sont reliés à votre rate, où ils stimulent la production de cellules immunitaires. Telle est la découverte de l’équipe de Xu Zhang à l’université Tsinghua, à Pékin. Les chercheurs ont placé des souris au sommet d’une plateforme élevée, suscitant de l’acrophobie, puis ils ont testé la réaction des animaux à une injection d’une substance étrangère : le stress de la hauteur se traduisait par une fabrication accrue de lymphocytes T au niveau de la rate, enclenchant une réaction immunitaire contre le corps étranger. Qu’est-ce qui stimule la rate ? Pour le savoir, les chercheurs ont injecté dans cet organe un virus ayant la particularité de se propager à rebours dans les neurones: le virus est remonté de la rate vers le cerveau, en empruntant un nerf, le nerf splénique,
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pour rejoindre l’amygdale et le noyau paraventriculaire. Pour être certains que le nerf splénique véhicule ces informations, les neurobiologistes l’ont sectionné. Aussitôt, plus de stimulation du système immunitaire... Les signaux de stress produits par l’amygdale et le noyau paraventriculaire descendent via ce nerf et excitent la rate, qui se met alors à produire des cellules immunitaires. L’effet disparaît aussi si l’on bloque l’activité des neurones des deux zones cérébrales impliquées. Le débouché de ces recherches ? La « stimulation comportementale » du système immunitaire signifie que certaines situations, comme le stress des hauteurs, agissent comme un stimulant pour nos systèmes de défense face aux agents pathogènes. Il s’agit donc maintenant de préciser quels types de postures, d’activités ou de situations peuvent être recherchés et développés pour renforcer nos défenses. Préparez-vous à votre prochaine séance de saut à l’élastique pour booster vos défenses ! £ Sébastien Bohler
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Rose, paralysĂŠe par son inconscient
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DÉCOUVERTES Cas clinique
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral.
Après le divorce de ses parents, Rose se retrouve paralysée des deux jambes, sans cause médicale identifiée. Qu’est-ce qui a bien pu la clouer dans un fauteuil roulant ?
EN BREF £ En classe de sixième, Rose se blesse puis s’automutile les orteils, probablement pour attirer l’attention de ses parents, en plein divorce.
©Shutterstock.com/Pixel-Shot
£ Mais peu après, elle perd le sens du contact au niveau des jambes, puis du chaud, du froid, et finalement est incapable de marcher. £ En fauteuil roulant depuis deux ans, hospitalisée en pédopsychiatrie, la jeune fille comprend alors que ses symptômes sont le résultat d’une « conversion » somatique de sa colère, de sa peur et de son anxiété, provoquées par la séparation de ses parents.
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L
orsque j’ai rencontré Rose, il y a quelques années, j’exerçais alors en milieu hospitalier dans un service de pédopsychiatrie parisien. Elle était dans une chambre seule, et me tournait le dos, allongée dans son lit. Je notai qu’elle était absorbée dans la lecture d’un petit ouvrage dont je découvrirais plus tard le titre : Une vie ailleurs, de Gabrielle Zevin. Elle tourna très lentement la tête pour me jeter un regard désinvolte de ses doux yeux verts, puis reprit sa lecture, tout en me répondant avec une amabilité de circonstance. Détachement. Désintérêt. Ce sont les mots qui me viennent alors à l’esprit. Ce premier contact n’est ni chaleureux, ni froid. Il est indifférent. Pourquoi est-elle ici ? « Parce que le docteur du service de l’étage au-dessus a demandé à mes parents que je sois vue par un psy… Mais j’en ai déjà vu plein. » SA PARALYSIE NE L’ÉMEUT PAS… D’après son dossier médical, Rose est paraplégique. Paralysée des deux membres inférieurs. Mais son visage est lisse, impassible. Aucune trace d’émotion ne le trouble, son regard exprime l’éloignement, et elle répond avec détachement, de façon laconique, à mes sollicitations et mes questions.
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DÉCOUVERTES Neurosciences
La myéline, substance clé de l’apprentissage Par Douglas Fields, directeur de recherche au sein du département Développement et plasticité du système nerveux des Instituts américains de la santé, à Bethesda.
Cette substance blanche qui entoure, telle une gaine, les prolongements des neurones joue un rôle crucial pour l’acquisition des compétences.
EN BREF £ Les points de connexion entre neurones – les synapses – n’enregistrent que les souvenirs des réflexes les plus élémentaires. £ L’apprentissage de tâches plus complexes nécessite le couplage d’informations provenant de nombreuses régions cérébrales différentes.
© Eva Vasquez
£ Cette activité modifie la structure de la myéline, le matériau isolant qui entoure les câbles neuronaux. £ Ce matériau et sa plasticité se révèlent jouer un rôle clé dans l’apprentissage en ajustant la vitesse de transmission de l’information par les réseaux neuronaux.
C
omment le kilo et demi de chair flasque entre nos oreilles fait-il pour apprendre sans cesse de nouvelles informations et compétences ? Nos idées sur cette question remontent aux expériences d’Ivan Pavlov qui montraient que les chiens « apprennent » progressivement à saliver au son d’une cloche lorsque celui-ci est couplé à l’arrivée d’une écuelle bien remplie. En 1949, le psychologue canadien Donald Hebb a adapté la « règle de l’apprentissage par association » de Pavlov pour expliquer comment les cellules du cerveau acquièrent des connaissances. Hebb a proposé que lorsque deux neurones sont excités ensemble, envoyant simultanément des impulsions électriques, les connexions entre eux – les synapses – se renforcent. Quand cela se produit, l’apprentissage a lieu. Dans le cas des chiens, cela signifierait que le cerveau sait dorénavant que le son d’une cloche est immédiatement suivi de nourriture. Une théorie souvent résumée par la formule : « Des neurones excités au même moment se connectent les uns aux autres » (en anglais : Neurons that fire together, wire together).
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Dossier 43
SOMMAIRE p. 44 Vivre aligné
p. 52 Interview « Être en accord avec soi-même est une libération » p. 58 L’authenticité est-elle illusoire ?
VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
Pour savoir si l’on est en accord avec soi-même,
posons-nous la question suivante : si je n’ai qu’un an à vivre, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je continue à aller au travail et à vivre comme d’habitude, ou bien est-ce que j’opère des changements ? La psychologie a créé un concept pour étudier cette question scientifiquement : l’authenticité. L’authenticité est la capacité à vivre en accord avec ses valeurs, ses centres d’intérêt et ses convictions. Pourquoi est-elle importante ? Parce que vouloir s’en dispenser est facteur de souffrance, de stress, de dépression, d’angoisse. Alors que l’accord entre ce que l’on est et ce que l’on fait apporte équilibre, stabilité et durabilité. Dans ce dossier, nous examinons donc quels sont les moyens de progresser vers plus d’authenticité. Il faut pour cela acquérir tout d’abord une connaissance de soi. Impossible d’accorder l’être et le paraître si l’on n’a pas d’abord une idée assez claire du premier. Puis vient le nécessaire travail pour adapter son cadre de vie et ses choix concrets. Parfois, par le dialogue, en négociant pour faire évoluer les conditions de son travail, en exprimant des choses qu’on n’avait jamais osé dire. Parfois, par la rupture, en quittant un emploi, un conjoint, ou en partant vivre ailleurs. L’authenticité a un prix. Mais franchement, elle le vaut. Sébastien Bohler
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Dossier
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VIVRE ALIGNÉ Par Steve Ayan, psychologue et journaliste scientifique pour la revue Gehirn & Geist.
Être authentique, c’est accorder ses actes avec ses souhaits et ses valeurs. Ce qui suppose d’identifier ses motivations profondes. Et de savoir éventuellement les remettre en question.
EN BREF £ L’authenticité peut se définir comme le fait de définir sa vie, ses buts et ses actes en accord avec ses motivations et sa sensibilité profondes. £ Les bénéfices de l’authenticité pour le bien-être de la personne semblent avérés. Pourtant, en pratique, très peu de gens semblent atteindre cet idéal. £ Des tests permettent de mesurer à la fois les buts explicites et les motifs implicites, en « sondant l’inconscient ». Une bonne capacité d’analyser ses ressentis et de les verbaliser aide à les harmoniser.
E
vi est quelqu’un de très sincère. Si jamais vous la rencontrez dans la rue, une tablette de chocolat à la main, elle vous déclarera probablement : « J’ai du chocolat, c’est trop bon ! » Ne vous attendez pas à des formules comme : « Comment allez-vous ? » ou bien : « Vous devriez goûter ce chocolat, vous m’en direz des nouvelles ! » En réalité, elle n’attend même pas que vous lui répondiez, elle continue à dire ce qui lui semble important. Pour elle, les réactions d’autrui ne sont pas la préoccupation essentielle. Ce qui, du reste, peut froisser certains… comme lorsqu’elle a demandé à une dame un peu enveloppée : « Pourquoi es-tu si grosse ? » Mais on peut lui pardonner. Elle n’a que 4 ans. AUTHENTIQUE, SANS L’OMBRE D’UN DOUTE ! Les enfants sont l’expression même de l’authenticité. C’est aussi pour cela que nous les
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aimons. Ils incarnent un idéal que beaucoup d’adultes aimeraient atteindre, ne serait-ce qu’en partie : être simplement soi-même ! Suivre ses propres sentiments et souhaits, sans chercher ce qui serait approprié aux yeux des autres ou opportun selon tel ou tel critère alambiqué… Oui, oui, mais aussi enviable que cela puisse paraître, cette authenticité-là a aussi ses inconvénients. Si on la mettait en pratique concrètement, on aurait vite fait d’offenser ses voisins et il deviendrait ô combien difficile, pour ne pas dire impossible, de s’adapter à des situations où il faut respecter les formes, ménager les susceptibilités ou faire preuve tout simplement de tact. En réalité, si l’on veut convaincre ou atteindre ses propres objectifs, une authenticité sans compromis est plutôt un obstacle ! Peut-être pensez-vous que cela est exagéré et que pour la plupart nous associons l’authenticité
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DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
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L’AUTHENTICITÉ EST-ELLE ILLUSOIRE ? Être authentique suppose que chacun de nous aurait un « vrai soi » en accord avec lequel il s’agirait de vivre. Or, rien n’est moins sûr. Mais, malgré tout, croire en l’authenticité aiderait à aller de l’avant. Par Scott Barry Kaufman, psychlogue à l’université Columbia de New York.
L’
authenticité est l’une des caractéristiques les plus appréciées dans notre société. Depuis le berceau les enfants apprennent à être simplement « eux-mêmes », et les adultes peuvent choisir parmi un grand nombre de livres d’autoassistance qui leur disent à quel point il est important d’entrer en contact avec leur « vrai moi ». Tout le monde considère que l’authenticité est une chose à la fois réelle et sérieuse, et qu’elle vaut la peine d’être cultivée. D’ailleurs, la science de l’authenticité a fait
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ÉCLAIRAGES
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p. 72 Le miroir aux alouettes des tests de personnalité p. 76 Young Adult ou la conviction délirante d’être aimé
Les femmes et
ont-ils des personnalités Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia de New York et journaliste scientifique. Il tient le blog de Scientific American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ».
Les hommes et les femmes sont égaux, mais cela ne veut pas dire qu’ils soient identiques. De nouvelles études en psychologie pointent effectivement des différences de personnalité entre les sexes, et les résultats sont si solides qu’il est désormais difficile de les ignorer.
EN BREF £ La question anime de nombreux débats depuis longtemps : hommes et femmes ont-ils des personnalités distinctes ? £ De nouvelles études scientifiques, statistiquement rigoureuses et de large ampleur, apportent des éléments de réponse indéniables : il existe bien des différences – statistiques, et non individuelles ! – entre les sexes. £ Mais leurs origines ou leurs implications ne doivent pas être mal interprétées ! Rien ne justifie les stéréotypes de genre, ni les discriminations.
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les hommes
différentes ?
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eu de sujets en psychologie sont plus controversés que les différences entre les sexes. Il est possible de classer les débats en deux grandes catégories : la description des différences entre les sexes, y compris l’ampleur et la variabilité de ces distinctions pour une multitude de traits physiques et psychologiques ; et les origines et le développement des différences entre les sexes, y compris l’interaction complexe des facteurs sociaux, culturels, génétiques et biologiques, qui influent sur ces différences. Il règne un certain flou entre ces deux axes, l’un descriptif, l’autre explicatif. Les scientifiques mettant l’accent sur les facteurs socioculturels dans leurs études ont tendance à conceptualiser les différences entre les sexes comme étant minimes et craignent qu’en les exagérant les « foudres de l’enfer » s’abattent sur la société.
Étant donné les recherches déjà menées sur ce sujet, j’ai intentionnellement utilisé l’expression « différences de sexe » dans cet article, plutôt que « différences de genre », sachant que le sexe est défini comme un ensemble de traits physiques (par exemple, les chromosomes X et Y, les gonades, les hormones et les organes génitaux) qui se retrouvent chez environ 99,98 % des êtres humains (voir L. Sax, J. Sex Res., vol. 39, pp. 174-178, 2002). Bien sûr, cela ne signifie pas que je suggère que les exceptions à la « binarité » (ou « bicatégorisation ») du sexe sont sans importance, car je crois fermement que toutes les variations d’identité de genre et d’orientation sexuelle peuvent se prêter à des recherches scientifiques et méritent d’être étudiées dans toute leur richesse. De plus, je pense qu’il est intéressant et nécessaire de se demander dans quelle mesure il existe des différences de personnalité entre les genres, en particulier parmi les nombreuses identités de genre distinctes que les gens adoptent ces dernières années. Je serais donc aussi certainement très intéressé de découvrir plus d’études sur ces questions.
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ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma
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JEAN-VICTOR BLANC
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.
Young Adult
La conviction délirante d’être aimé Se croire aimé alors qu’on ne l’est pas… est hélas très courant. Mais quand cette conviction persiste au mépris de toute réalité – comme chez Mavis, le personnage principal du film « Young Adult » –, il s’agit d’un trouble psychiatrique : l’érotomanie.
R
ien ne va plus pour Mavis Gary, une jeune femme jouée par Charlize Theron dans le film Young Adult, de Jason Reitman, sorti en 2011 (et disponible sur diverses plateformes, comme Orange vod). Mavis travaille comme « nègre littéraire » pour une série démodée de romans à l’eau de rose pour ado. Trentenaire divorcée, elle enchaîne les rencontres sans lendemain et tue le temps devant des téléréalités insipides, dont la vacuité la renvoie à celle de ses propres journées. Le soir, elle noie sa détresse dans la bière et les shots de bourbon… Sa solitude et son ennui semblent soudain trouver un répit grâce à un e-mail de Buddy Slade
EN BREF
£ Dans Young Adult, Mavis, une jeune trentenaire, se persuade que son amour de jeunesse l’aime encore, alors même qu’il ne lui envoie aucun signal dans ce sens. £ Cette conviction délirante d’être aimé porte un nom : l’érotomanie. £ Ce trouble débouche en général sur une déception douloureuse et de la rancune, voire parfois une agression.
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(Patrick Wilson), son amour de jeunesse. Il s’agit d’un faire-part annonçant la naissance de son premier enfant. Pour Mavis, c’est une révélation : Buddy s’ennuie dans sa petite vie provinciale et l’appelle au secours. Son chihuahua sous le bras, elle décide de retourner à Mercury, sa ville d’origine, afin de reprendre leur histoire là où tout avait commencé. Buddy est content de la revoir, mais lui envoie un message clair : il est heureux et épanoui dans sa vie de famille. Tout au long du film, il multiplie les signes dans ce sens. Pourtant, impossible de détromper Mavis : elle reste persuadée, envers et contre tout, qu’il l’aime passionnément. Combien d’amoureux transis se pensent à tort aimés en retour… Mais quand cette croyance atteint de telles proportions, elle forme le noyau d’un véritable trouble psychiatrique : l’érotomanie. Souvent confondu avec l’hypersexualité dans l’esprit du grand public – alors qu’il n’implique en général aucune activité sexuelle –, ce trouble est rare et fascinant.
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Persuadée contre toute logique que Buddy est amoureux d’elle, Mavis, jouée par Charlize Theron, fera tout pour le conquérir.
© Paramount picture France/Captures écran
À voir
Un film de Jason Reitman, sorti en 2011
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VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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Les secrets du sourire Par Federica Sgorbissa, docteure en sciences cognitives et journaliste scientifique, à Trieste, en Italie.
C
Nous sourions presque cent fois par jour. Dans notre cerveau, des neurones spécialisés en déduisent : « Cette personne qui me sourit ne me veut pas de mal. » À tel point que même les animaux l’utilisent comme ciment social !
ombien de fois souriez-vous chaque jour ? À peu près cent fois, même si les estimations varient grandement selon les cultures. Et nous le faisons le plus souvent inconsciemment. Tout en étant une des expressions faciales à la fois les plus spontanées, les plus fréquentes et les plus simples à exécuter, c’est un des moyens les plus subtils dont nous disposons pour exprimer une émotion. En plus d’être une « fenêtre » sur notre esprit, c’est un signal, un outil de communication efficace et complexe, et dont l’impact sur notre vie sociale est souvent déterminant. Les premières études scientifiques sur le sourire remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. L’un des premiers à l’étudier est Charles Darwin, en 1872, dans son livre L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux. Juste avant lui, le neurologue français Guillaume Duchenne de Boulogne s’y intéressait déjà, et on lui doit la distinction entre vrai et faux sourires (voir l’encadré page 90).
EN BREF £ L’origine du sourire et du rire est très discutée, et différentes espèces animales, comme les singes, présentent des mimiques « souriantes » semblables, mais difficiles à interpréter. £ Les circuits cérébraux mettant en jeu le sourire reposent sur un processus « miroir » d’imitation ; d’où son interprétation chez autrui, sa contagion et le fait qu’il nous rende plus heureux. £ Mais dans certaines cultures, le sourire est parfois considéré comme un signe de stupidité.
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Parmi les travaux « historiques » les plus importants, on trouve ceux de Paul Ekman, le psychologue américain pionnier dans les études sur les émotions, également le principal expert scientifique qui ait participé à la réalisation du film d’animation de Pixar Vice versa (sorti en 2015), consacré aux émotions. Depuis les années 1970, Ekman a évalué et décrit en détail les différents types de sourire et de rire, développant des théories qui, comme nous le verrons, influent sur ce domaine de recherche depuis longtemps. LES ANIMAUX AUSSI SOURIENT (OU RIENT) On entend souvent dire que le rire et le sourire sont le propre de l’homme. Ce n’est pas du tout le cas (voir l’encadré page 88). « Les singes ont des mimiques similaires au sourire et au rire humains », explique ainsi Elisabetta Palagi, éthologue à l’université de Pise. L’un des premiers à décrire ces expressions fut l’éthologue néerlandais Jan Van
Š Charlotte Martin/www.c-est-a-dire
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 Philip K. Dick : et si tout était faux ?
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Guillaume Jacquemont
PSYCHOLOGIE ANIMALE Je t’aide, moi non plus ! Gilles Macagno Delachaux et Niestlé
APPRENTISSAGE Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner Steve Masson Odile Jacob 2020, 256 pages, 22,90 €
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et ouvrage n’est pas le premier sur la neuroéducation, mais c’est peut-être l’un de ceux qui allient le mieux théorie et pratique, connaissances sur le cerveau et méthodes validées par les sciences de l’éducation. Que vous soyez enseignant, étudiant ou tout simplement désireux de vous perfectionner dans votre travail ou vos loisirs, vous y trouverez de précieux outils pour optimiser vos apprentissages. Steve Masson, qui dirige un laboratoire spécialisé dans ce domaine à l’université du Québec, propose sept principes pour mieux apprendre. Chaque fois, il commence par décrire les mécanismes cérébraux qui expliquent leur efficacité, avant de détailler des stratégies concrètes pour les appliquer. L’un des principes consiste par exemple à espacer les séances d’apprentissage. La raison : quand un même groupe de neurones est mobilisé de façon répétée, il se produit un phénomène d’habituation, c’est-à-dire une réduction de leur activité susceptible de nuire au renforcement de leurs connexions, et donc à la mémorisation ; dès lors, mieux vaut éviter de s’acharner trop longtemps sur un sujet identique. Pour cela, diverses stratégies sont possibles, comme fractionner davantage le travail (« s’entraîner dix minutes chaque jour est préférable à s’entraîner deux fois par semaine pendant trente-cinq minutes ») ou mélanger différents types de questions dans un exercice, afin de faire appel à des notions variées. La plupart des principes présentés par l’auteur ne surprendront pas outre mesure les spécialistes de l’éducation : favoriser l’engagement actif, maximiser les rétroactions (retour sur erreur, valorisation et encouragements), cultiver la confiance dans ses capacités… Mais l’intérêt du livre n’est pas tant dans chacun d’entre eux pris isolément que dans leur regroupement sous une forme synthétique et dans leur ancrage dans les découvertes en neurosciences. Ainsi, on ressort de cette lecture non seulement avec des techniques concrètes, mais également avec une compréhension globale du cerveau apprenant. Ces techniques dépassent alors le rang de simples recettes empiriques pour gagner une force et une cohérence nouvelles. Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau&Psycho.
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2020, 128 pages, 15,90 €
MÉDECINE Patients zéro Luc Perino La Découverte
2020, 210 pages, 18 €
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e 10 décembre 1844, Samuel Cooley inhale du gaz hilarant lors d’une démonstration de foire, puis s’entaille accidentellement le mollet sur un clou. Surprise : il ne semble ressentir aucune douleur… ce qui inspire la première technique d’anesthésie moderne à un arracheur de dents qui a observé la chose ! De fait, les sauts dans la connaissance doivent beaucoup à de tels « patients zéro », et ce sur bien des sujets : la maladie d’Alzheimer, l’ancrage cérébral du langage et de la mémoire, la plasticité cérébrale… Luc Perino leur rend hommage dans cet ouvrage, livrant ainsi une histoire de la médecine aussi originale qu’humaine.
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ne version déformée du darwinisme voudrait que la sélection naturelle soit une lutte de tous contre tous, et qu’à la fin seul le plus fort survive. Cette bande dessinée rétablit une vision plus juste de la théorie, en montrant à quel point la coopération est omniprésente dans la nature. Des buffles guetteurs aux guenons accoucheuses en passant par les oiseaux nounous, elle multiple les exemples étonnants de ces animaux qui se serrent les coudes. Elle nous rappelle ainsi de façon ludique que nous ne sommes pas condamnés à l’individualisme forcené et que la clé du succès est souvent dans l’entraide.
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COUP DE CŒUR Par Anne Charlet-Debray
TECHNOLOGIE Quand la physique soigne C. Ray et J.-C. Poizat Belin
2020, 144 pages, 23 €
PSYCHOLOGIE SOCIALE Ce que votre corps révèle vraiment de vous Claudine Biland Odile Jacob 2020, 272 pages, 22,90 €
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’il est un domaine qui véhicule nombre de mythes scientifiques, c’est bien celui de la communication non verbale. Claudine Biland, psychologue sociale, s’insurge ici contre tous les pseudo-experts qui décryptent le moindre mouvement des yeux ou raclement de gorge, tout en précisant ce que la science peut vraiment dire sur la façon dont notre corps transmet de multiples informations. Un livre pour ne pas se laisser piéger et pour s’amuser à constater tout ce que l’on communique aux autres sans s’en rendre compte – pour comprendre son propre langage, en quelque sorte.
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RM, tomographie, prothèses auditives… Qu’il s’agisse de diagnostic ou de traitement, la médecine d’aujourd’hui est technologique en diable. Écrit par deux physiciens, ce livre décrit le fonctionnement de tous ces appareils qui plongent en profondeur dans nos corps et nos cerveaux. Outre des explications physiques détaillées, il offre de superbes illustrations et des analogies bienvenues. Quelques ordres de grandeur complètent le tableau : on apprend par exemple que les magnétoencéphalographes traquent dans nos neurones des champs magnétiques un milliard de fois moins intenses que celui créé par la Terre !
PSYCHIATRIE Soigner la souffrance psychique des enfants Bruno Falissard Odile Jacob 2020, 224 pages, 19,90 €
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u cours des derniers siècles, la médecine a considérablement amélioré la santé physique des enfants, longtemps victimes d’une mortalité très élevée. Mais comme le souligne Bruno Falissard en introduction de cet ouvrage, il est capital de ne pas s’arrêter là : « Notre devoir est de continuer inlassablement à protéger ces nouvelles générations dont nous avons la responsabilité. » Car nombre d’enfants et d’adolescents sont pénalisés par des souffrances psychiques majeures. Pédopsychiatre et directeur d’une équipe de recherche, l’auteur adopte un point de vue très large pour répondre à cette question. Après avoir décrit les points communs et les spécificités de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie par rapport à la médecine du corps, il présente les connaissances utiles au soin psychique de l’enfant. Il encourage à croiser les disciplines, notamment les neurosciences, les statistiques – essentielles pour quantifier l’efficacité d’un traitement – et la psychanalyse – qui peut aider à conduire un entretien clinique, même s’il faut éviter de tout interpréter à travers son prisme. Les différentes formes de psychothérapies sont aussi un outil précieux, les médicaments se révélant parfois indispensables. Chiffres à l’appui, l’ouvrage met les choses au point sur certains sujets polémiques, comme l’utilisation de psychostimulants contre le trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention : on apprend par exemple que ces derniers sont dix fois moins prescrits en France qu’aux États-Unis. L’auteur s’intéresse également à l’aspect institutionnel, livrant au passage ce terrible constat : en France, il n’y a que 600 pédopsychiatres pour 10 000 psychiatres d’adultes, et 25 départements n’en comptent aucun ! La pédopsychiatrie est pourtant « indispensable à toute société qui souhaite soigner ses jeunes les plus en souffrance, tant dans leur corps que dans leur esprit ». Aussi clair que scientifiquement solide, son ouvrage nous en convainc largement, tout en étant très utile pour les familles : les parents y trouveront les repères nécessaires pour s’orienter dans le domaine complexe du soin mental, et ainsi mieux accompagner leurs enfants. Anne Charlet-Debray est psychologue clinicienne et psychothérapeute pour enfants et adultes.
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Philip K. Dick
Et si tout était faux ?
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Un monde factice, entièrement fabriqué pour duper une seule personne : tel est le scénario du roman « Le Temps désarticulé », écrit par Philip K. Dick. Qui anticipe ainsi l’apparition, trente ans plus tard, d’un nouveau trouble psychiatrique lié aux progrès technologiques.
t si toute votre vie n’était qu’une vaste supercherie ? Le monde ne serait qu’une grossière simulation destinée à vous induire en erreur, de même que chaque lieu, chaque personne et chaque événement, qui auraient été savamment orchestrés et mis sur votre route. Dans un tel scénario, seule votre existence serait « réelle ». On reconnaît là le scepticisme radical qu’envisageait Descartes – avant de le réfuter – dans ses Méditations métaphysiques : dans son hypothèse, un « malin génie » nous ferait prendre pour la réalité ce qui n’est rien d’autre qu’un tissu d’hallucinations… Il est un écrivain pour qui ce cauchemar était plus qu’une simple extrapolation théorique : Philip K. Dick (1928-1982), le célèbre auteur américain de science-fiction. Peut-être vaudrait-il mieux parler de « psychiatrie-fiction », tant son œuvre met à mal la santé psychique de ses personnages, laissant
EN BREF
£ Dans le roman de Philip K. Dick, Raggle Gumm s’aperçoit qu’il vit dans un monde factice, entièrement organisé autour de lui. £ C’est également l’impression qu’ont les patients victimes d’un nouveau type de délire psychotique apparu dans les années 1980. £ Le délire s’expliquerait par diverses perturbations cognitives, comme la perte de distinction entre soi et le monde, combinées aux caractéristiques sociétales de l’époque.
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presque au second plan les intrigues d’androïdes, de voyages martiens et de menaces technologiques. Chez Dick, l’aventure ne se situe pas dans des villes futuristes ou des séjours intergalactiques, mais bien dans la tête de ses héros : deviennent-ils fous ou est-ce la réalité qui leur donne cette impression ? Une ambiguïté qui se transmet toujours au lecteur, et a fait de cet auteur un écrivain culte mais parfois difficile d’accès, dans un genre pourtant réputé pour sa légèreté… La perplexité face au réel est déjà au cœur d’un de ses premiers romans, Le Temps désarticulé. Publiée en 1959, cette œuvre, comme souvent avec Dick, est aujourd’hui considérée comme remarquablement presciente. On peut en effet considérer que son étrange intrigue mettait en évidence ce qui deviendra, bien plus tard, une nouvelle sorte de folie liée aux progrès technologiques.
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À retrouver dans ce numéro
p. 62
85 %
p. 52
d’exactitude pour deviner si une personne prise au hasard est de sexe masculin ou féminin, uniquement en observant la structure de son cerveau à l’aide des techniques de pointe d’imagerie cérébrale. p. 80
DÉJÀ-VU
Le sentiment d’avoir déjà été à un endroit alors que c’est la première fois résulterait d’une erreur d’aiguillage des souvenirs dans notre cerveau : au lieu d’être stockés d’abord en mémoire à court terme, ils seraient envoyés directement dans la mémoire à long terme. p. 24
ÉLOGE FUNÈBRE
Pour étudier quels effets a la conscience de notre propre mort sur nos pensées et nos actes, les psychologues demandent aux patients de composer leur propre éloge funèbre. Les participants imaginent alors leurs proches rassemblés autour de leur cercueil. Conscients que cela arrivera un jour, ils commencent alors à réfléchir au sens de leur vie et à leurs priorités.
SYNAPSES SIMPLISTES
« En nous focalisant sur la synapse, nous avons construit une vision simpliste de la façon dont le cerveau apprend et enregistre nos souvenirs. » Douglas Fields, Institut américain de santé
p. 16
30 %
des patients consultant en service de neurologie présenteraient des troubles sans explication médicale, d’origine psychologique. Ce que Freud appelait les « troubles de conversion ». P. 82
p. 72
EFFET BARNUM
Une même description de leur personnalité, distribuée à cent personnes, semblera parfaitement convenir à 87 % d’entre elles et les décrire avec précision. Nous piochons à notre gré les éléments qui semblent nous correspondre, et ignorons les autres…
DÉTECTEUR DE PRONOMS
Le cortex préfrontal des enfants contient des neurones qui peuvent être programmés pour détecter à volonté des lettres données à l’avance par une consigne, des verbes, des pronoms… Mais ils ne fonctionnent que si on leur donne une consigne à la fois.
p. 44
0,13
Le facteur de corrélation entre les désirs inconscients des personnes et leurs orientations de vie concrètes. Si l’authenticité est un accord entre les deux, il reste du travail à faire…
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal xxxxx 201x – N° d’édition M0760XXX-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur xx/xx/xxxx – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot