Cerveau & Psycho #156 - juillet/août 2023

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Mieux définir ses priorités grâce à l’introspection

ALLER MIEUX ?

INSOLITE LE MYSTÈRE DU MOT

SUR LE BOUT DE LA LANGUE

N°156 Juillet-août 2023 Cerveau & Psycho FAIRE LE POINT AVEC SOIMÊME Mieux définir ses priorités grâce à l’introspection DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM 1 100 XPF
CLIMAT QUAND LES JEUNES ÉDUQUENT LEURS PARENTS TRAUMA OUBLIER POUR
L 13252 - 156 - F: 7,00 € - RD Cerveau & Psycho N° 156 Juillet-août 2023 Vagues de chaleur : évitez la surchau e cérébrale !
COMMENT DÉVELOPPER SON QUOTIENT ÉMOTIONNEL ?

10H-11H

GRAND BIEN VOUS FASSE !

ALI REBEIHI

photo : © Christophe Abramowitz / RF

N° 156

ÉDITORIAL NOS CONTRIBUTEURS

p. 12-18

Merlin Monzel

Psychologue et chercheur à l’université de Bonn, en Allemagne, il est spécialiste de l’imagerie visuelle mentale et de la mémoire.

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

p. 20-23

Karen Bakker

Professeuse d’écologie et de géographie à l’université de Colombie-Britannique, elle étudie les nouveaux modes de communication avec les animaux, basés sur les développements de l’intelligence artificielle.

L’importance du ressenti

p. 40-45

Bertille De Vlieger

Chercheuse en philosophie de l’esprit au Laboratoire savoirs, textes, langage, à l’université de Lille, elle développe des méthodes d’introspection basées sur la détection, l’analyse et la formulation des émotions pour une meilleure connaissance de soi.

Pourriez-vous deviner si ce texte a été écrit par une machine ? Ce n’est pas certain. Les nouvelles IA pourront probablement faire bientôt ce que je fais. Alors, nous autres journalistes et auteurs n’aurons plus qu’à boire des cocktails en lisant de passionnants textes rédigés par des avatars informatiques de Nietzsche et de Platon. Sauf si nous aimons la sensation d’exprimer des idées et de transmettre des connaissances. Cette question du ressenti est au cœur de l’activité humaine. D’après Jean-Philippe Lachaux (voir page 78), ce n’est pas le produit fnal qui compte, mais les états intermédiaires et les sensations qui en découlent. Par exemple, les distributeurs de boissons n’ont pas éliminé la cérémonie du thé au Japon, car c’est l’état d’esprit dans lequel le thé est préparé qui est recherché, pas le breuvage. De même, les ordinateurs n’ont pas mis un terme à la pratique des échecs, et les motos n’ont pas réduit à néant la pratique du footing. Car l’expérience subjective de jouer ou de courir est plus importante que la performance.

p. 84-91

Pieter Vancamp

Neurobiologiste spécialiste de physiologie à l’Inrae de Nantes, il étudie l’influence de l’alimentation et des hormones sur le développement du cerveau.

L’expertise émotionnelle va prendre de l’importance. C’est elle qui nous permet de développer nos compétences sociales grâce au QE (page 66), mais aussi de mieux comprendre qui nous sommes et ce que nous souhaitons faire de nos vies, à travers l’introspection des ressentis – sujet de notre dossier central (page 33). Accéder à son état d’esprit intérieur sera le prochain déf des humains dans un monde où la performance sera progressivement confée aux machines. Bonne nouvelle pour nous, lecteurs, auteurs et éditeurs de Cerveau & Psycho : les neurosciences et la psychologie seront aux premières loges de cette transition. £

3 N° 156 - Juillet-août 2023

SOMMAIRE

N° 156 JUILLET-AOÛT 2023

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS

10 ans de moins dans le miroir

Qu’il est loin, le premier baiser !

L’apprentissage rajeunit

le cerveau à tout âge !

L’IRM bat des records

Une IA contre l’anxiété sociale

p. 12 SCIENCES COGNITIVES

L’aphantasie : quand on n’arrive plus à imaginer

Certaines personnes sont incapables de se représenter visuellement un souvenir ou une scène imaginaire.

p. 20 ÉTHOLOGIE

Va-t-on parler avec les animaux ?

Le développement des nouvelles IA permet de décrypter les codes de communication de certains insectes ou mammifères.

Karen Bakker et Sophie Bushwick

p. 24 MÉDECINE

Cerveau et cancer : un duo infernal

Notre cerveau « nourrirait » les tumeurs avec des molécules de croissance. Ce qui pourrait suggérer de nouvelles pistes thérapeutiques.

FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME

p. 34 PSYCHOLOGIE

LE TEMPS DU QUESTIONNEMENT

S’interroger sur qui on est, ses préférences, ses aspirations... n’a que du bon !

Stella Marie Hombach

p. 40 DÉVELOPPEMENT PERSONNEL « L’INTROSPECTION AIDE À DÉFINIR SES PRIORITÉS »

Entrentien avec Bertille De Vlieger

p. 46 PSYCHOLOGIE EXISTENTIELLE

RACONTER SA VIE POUR

MIEUX LA COMPRENDRE

Mettre sa vie en récit est un moyen e cace de lui donner une direction et un sens.

David Robson

p. 52 PERSONNALITÉ

QUI SUIS-JE...

ET À QUEL MOMENT ?

Les recherches récentes montrent que notre personnalité fluctue au fil des heures !

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la di usion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © KatePilko/Shutterstock

p. 10 p. 12 p. 20 p. 24 4 N° 156 - Juillet-août 2023
p. 6-30

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 COMPORTEMENT

Climat : l’éducation au cœur de la transition

Formés aux questions climatiques dès l’école, les jeunes transmettent ensuite cette culture à leurs parents.

Stefanie Uhrig

p. 66 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL YVES-ALEXANDRE THALMANN

Pour développer votre QE, lisez des romans !

Le quotient émotionnel, véritable atout dans la vie, peut se développer en a nant notre vocabulaire relatif aux ressentis.

p. 70 RAISON ET DÉRAISON

NICOLAS GAUVRIT

Attention : expert caméléon !

Pourquoi les médias ont-ils tant de mal à distinguer un vrai expert d’un imposteur ?

p. 72 PSYCHOLOGIE

Quand l’oubli fait du bien

E acer les souvenirs les plus pénibles aiderait à se remettre d’un trauma.

Hannah Schultheiß

p. 78 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Faut-il encore apprendre ?

Pourquoi chercher soi-même la réponse à un problème si ChatGPT l’a déjà ?

p. 82 LA QUESTION DU MOIS

Pourquoi a-t-on parfois un mot sur le bout de la langue ?

Johannes Gerwien

p. 84 NEUROPHYSIOLOGIE

Canicule : comment éviter la surchau e du cerveau

Pour éviter la baisse des fonctions cognitives en cas de forte chaleur, certaines précautions sont essentielles.

Pieter Vancamp

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

La Vie secrète de l’esprit

J’arrête d’en faire trop !

Le Harcèlement scolaire

La Chimie des odeurs, des saveurs et du plaisir Médiation animale à tous les âges de la vie

La Loterie génétique

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN

L’Île des esclaves, ou les pièges du pouvoir

Dans cette pièce imaginant une inversion des rôles entre maîtres et serviteurs, Marivaux préfigurait d’importantes études psychologiques sur les e ets du pouvoir.

p. 58-71 p. 72-91 p. 92-97
DIEGUEZ
p. 58 p. 72 p. 66 p. 70 p. 78 p. 94 p. 92
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Dix ans de moins dans le miroir !

L’âge subjectif, celui qu’on se sent avoir « dans sa tête », serait en moyenne de dix ans inférieur à l’âge réel. Et plus la société valorise la jeunesse, plus cette di érence se creuse...

M. Wettstein et al., Younger than ever ? Subjective age is becoming younger and remains more stable in middle-age and older adults today, Psychological Science, 2023.

Il vous est peut-être arrivé, en vous regardant dans le miroir, de ressentir une émotion étrange. Comme si ce visage, avec ses rides naissantes et ses cheveux gris épars, ne reflétait pas vraiment qui vous êtes. Comme si, à l’intérieur, vous aviez toujours l’impression d’être jeune – tandis que, pendant ce temps, votre corps commençait à vieillir.

Inquiétant ? Pas forcément. L’âge subjectif ne correspond pas toujours à l’âge réel, et il se pourrait bien que, chez une majorité de personnes, il lui soit nettement inférieur. Ainsi, à 40, 50, 60 ans ou même plus, on aurait l’impression de se trouver toujours « dans sa tête » quelques années plus tôt, quelque part dans une zone mal définie de notre existence passée.

Ce décalage entre l’âge subjectif et l’âge biologique ne signifie pas obligatoirement que l’on n’aurait pas mûri intellectuellement ou moralement, que l’on serait resté un gamin immature qui n’aurait pas assumé les responsabilités incombant à sa

© svic/Shutterstock PSYCHOLOGIE
6 N° 156 - Juillet-août 2023 Actualités Par la rédaction DÉCOUVERTES p. 12 L’aphantasie : quand on n’arrive plus à imaginer p. 20 Va-t-on parler avec les animaux ? p. 24 Cerveau et cancer : un duo infernal

situation familiale ou professionnelle. Un mécanisme psychologique – qui reste à identifier – ralentirait en quelque sorte le vieillissement de l’image qu’on a de soi, peut-être parce que nous nous préférons jeune que vieux.

50 ANS AU LIEU DE 60

La découverte réalisée par une équipe de chercheurs allemands de l’université Humboldt, de Berlin, montre que le décalage entre l’âge subjectif et l’âge réel augmente au fil des décennies. Plus les personnes sont nées récemment (par exemple en 1962), plus elles se sentent jeunes dans leur tête. Concrètement, une personne née en 1911, à l’âge de 60 ans, avait l’impression d’en avoir 56, soit quatre ans de rajeunissement subjectif. Alors qu’une personne née en 1962, au même âge de 60 ans, avait l’impression de n’en avoir que 50, soit dix ans de rajeunissement subjectif. Le « rajeunissement mental » s’accentue donc avec le temps, au fil des générations.

Il reste qu’à travers toutes les époques étudiées, les personnes se sentent en moyenne plus jeunes qu’elles ne sont. Mais cette tendance s’accentue et, selon les psychologues, est associée à un regard de plus en plus négatif de la société sur l’âge, au cours d’une période qui s’étendrait sur les deux derniers siècles.

La principale hypothèse pour expliquer ce phénomène serait donc

Qu’il est loin, le premier baiser !

celle du « jeunisme » : lorsque nous avons 60 ans, nous évoluons encore à côté d’autres personnes qui n’en ont que 50, voire 40, et nous voudrions faire partie de leur tranche d’âge, pour être encore « dans le coup », compétitifs sur le marché du travail et attractifs physiquement. Inconsciemment, la di culté accrue de trouver un emploi pour un sénior nous ferait paraître dangereux de continuer à s’approcher de la barrière des 60 ans. Et, pour une raison qui reste à élucider, notre cerveau se raconterait à lui-même qu’il n’a que 50 ans. Un décalage du même ordre se produit quand on a 50 ou 40 ans, le rajeunissement étant proportionnel à l’âge réel.

Sans compter qu’il y a mille avantages à se sentir jeune. Des études épidémiologiques ont ainsi montré que l’illusion de jeunesse était associée à de meilleures performances cognitives, une meilleure satisfaction vis-à-vis de l’existence, une meilleure santé physique et mentale, et une mortalité réduite (sauf face au Covid-19, car l’illusion de jeunesse fait croire qu’on a moins besoin de se protéger contre le virus). Soyez donc content(e) si vous éprouvez cette sensation devant votre miroir, c’est plutôt bon signe. Le pire serait plutôt de garder en vieillissant, tel Dorian Gray, un visage éternellement jeune pendant que l’esprit se racornirait et se parcheminerait. £

Si le baiser romantique est, comme le (dé)clamait Cyrano de Bergerac, « un instant d’infini qui fait un bruit d’abeilles », les archéologues sont confrontés à un problème de taille : un bruit d’abeille laisse peu de traces derrière lui. Pour autant, il se raconte à travers l’écriture et la sculpture : l’analyse de textes anciens a ainsi conduit les chercheurs danois Troels Pank Arbøll et Sophie Lund Rasmussen à conclure que cette pratique était déjà répandue au Moyen-Orient il y a 4 500 ans.

Les textes analysés, écrits en cunéiforme sur des tablettes d’argile, sont originaires de Mésopotamie – approximativement la Syrie et l’Irak actuels – et couvrent une période de plusieurs siècles. On y découvre des mentions claires de baisers sur les lèvres, à visée romantique ou sexuelle. Elles évoquent par exemple l’histoire d’une femme mariée qui s’est presque « laissée détourner du droit chemin » par le baiser d’un autre homme que son mari, ou celle d’une femme célibataire qui jure qu’elle n’embrassera ni n’aura de relations sexuelles avec une de ses connaissances.

Ces résultats reculent d’un millénaire l’âge des premières traces écrites de french kiss, précédemment attribuées à des textes indiens datant d’il y a 3 500 ans. Cette pratique pourrait même être bien plus ancestrale encore : une statue préhistorique sculptée il y a environ 11 000 ans, dite « des Amants de Ain Sakhri », semble déjà figurer un baiser. Bien avant, donc, que les textes antiques ne commencent à bourdonner de ces petits « instants d’infinis »… £ Guillaume Jacquemont

© oneinchpunch/Shutterstock
AMOUR
T. Pank Arbøll et S. Lund Rasmussen, The ancient history of kissing, Science, le 18 mai 2023.
7 N° 156 - Juillet-août 2023
RETROUVEZ-NOUS SUR
12 N° 156 - Juillet-août 2023

L’aphantasie Quand on n’arrive plus à imaginer

Impossible de se représenter mentalement le visage d’un proche ou le souvenir d’un lieu de vacances. Chez certaines personnes, la capacité d’imagination visuelle est tout simplement absente. On parle alors d’« aphantasie », une particularité pas aussi rare qu’on pourrait le penser.

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© fran_kie/Shutterstock
Par Merlin Monzel, psychologue à l’université de Bonn, en Allemagne.

DÉCOUVERTES

Imaginez le visage d’une personne familière, par exemple votre mère. De quelle couleur sont ses yeux ? Quelle est la forme de son nez ? A-t-elle des fossettes ? Vous répondez facilement à ses questions simplement en visualisant mentalement sa tête. Sauf si vous êtes aphantasique. Aujourd’hui, 3 à 4 % de la population n’a pas cet « œil intérieur » qui semble couler de source pour les autres.

C’est en 2010 qu’Adam Zeman, neurologue à l’université britannique d’Exeter, a décrit pour la première fois ce phénomène d’« imagination visuelle aveugle » chez un de ses patients, que nous appellerons monsieur X. Lorsqu’il publia un article consacré à ce sujet, il était à mille lieues d’imaginer ce qu’il allait déclencher. À la suite d’un probable accident vasculaire cérébral (AVC), monsieur X avait totalement perdu sa capacité mentale de représentation visuelle.

3 À 4 % D’APHANTASIQUES

Or, dès la publication de ce rapport, de nombreuses personnes contactèrent le neurologue pour lui expliquer qu’elles se trouvaient dans le même cas, beaucoup d’entre elles n’ayant même jamais songé que les autres avaient parfois des « images » dans la tête ! Pour elles, des déclarations comme « je visualise très bien la scène » n’étaient que des métaphores, de la même façon que les rêveries éveillées ou les vagabondages de l’imagination. Alors ces individus, malgré tout en bonne santé, ont posé de nombreuses questions à Adam Zeman : qu’est-ce que l’aphantasie exactement ? Quelles en sont les causes ? Et les conséquences ? Il n’en fallait pas plus pour inaugurer une nouvelle branche de recherche axée sur cette particularité.

Presque quinze ans plus tard, on défnit l’aphantasie comme une réduction ou une absence de la capacité d’imagination visuelle

EN BREF

£ Les personnes dites « aphantasiques » ont une faculté de représentation visuelle faible ou nulle.

£ Les causes, familiales ou environnementales, seraient diverses, mais la transmission des informations du cortex frontal – imaginatif – au cortex visuel serait défaillante.

£ Toutefois, l’aphantasie diminue la mémorisation des souvenirs autobiographiques, ainsi que celle des visages… sans que cela ait vraiment d’impact au quotidien.

volontaire. On parle bien de « volontaire », car de nombreux aphantasiques rêvent tout de même en images. En outre, les spécialistes du domaine se demandent s’il ne faudrait pas étendre la défnition à d’autres sens : en général, les sujets concernés ont aussi souvent des diffcultés à se représenter mentalement des odeurs, des sons ou des saveurs. Par exemple, ils savent qu’un citron est acide, mais sont incapables d’en évoquer le goût de façon fctive. Étudier l’aphantasie se révèle un exercice délicat, mais des méthodes permettent d’aborder le phénomène objectivement (voir l’encadré page 16)

Pourquoi certaines personnes produisentelles des images mentales et d’autres non ? On sait peu de choses à ce sujet. L’hypothèse la plus en vogue repose sur le modèle dit « de la hiérarchie inversée » (reverse hierarchy model) Lorsqu’on se représente mentalement une image, la conduction de l’information neuronale serait inversée par rapport à la perception visuelle. Alors que la vision d’un objet produit des signaux nerveux transmis du cortex visuel au cortex frontal, la formation délibérée d’une image mentale fait au contraire émerger des signaux neuronaux du cortex frontal pour gagner le cortex visuel. En gros, celui-ci n’est plus stimulé par la réalité, mais par la pensée. Si bien que ce sont fnalement les mêmes aires du cerveau qui s’activent lorsqu’on voit ou qu’on imagine une pomme, mais dans un ordre inverse.

UNE COMMUNICATION CÉRÉBRALE PERTURBÉE ?

Dans cette perspective, chez les aphantasiques, la transmission des informations du cortex frontal au cortex visuel serait perturbée. Certes, ces personnes utilisent ces deux régions cérébrales, la frontale quand elles prennent une décision et la visuelle quand elles voient une

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Sciences cognitives L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER

scène, mais elles sont incapables de créer volontairement des images mentales.

Jusqu’à présent, les preuves à l’appui de cette hypothèse sont restées maigres. Le psychologue Fraser Milton a comparé le cerveau de sujets n’ayant aucune faculté d’imagination visuelle avec celui d’autres personnes qui en possèdent une de qualité moyenne, voire particulièrement bonne – dans ce dernier cas, on parle d’« hyperphantasie » (voir l’encadré page 18). Il a constaté que les connexions neuronales qui conduisent les signaux des régions frontales vers le cortex visuel sont effectivement plus développées chez les hyperphantasiques que chez les aphantasiques. En revanche, il n’a pas vu de différence avec les personnes ayant une imagination moyenne…

L’aphantasie a donc probablement des causes variées. Dans un système complexe comme le cerveau, des anomalies à divers endroits aboutissent parfois au même résultat. Un peu comme dans un circuit électrique : un câble défectueux et une ampoule grillée ont le même effet : la lampe ne s’allume pas. De plus, le phénomène est probablement inné chez certains individus

ils sont nés comme cela – et acquis chez d’autres, comme pour le patient d’Adam Zeman qui a subi un AVC. Il n’existe toutefois pas de chiffres fables à ce sujet… Pourquoi ? Car souvent, quand on interroge les aphantasiques adultes, ils ne se souviennent généralement plus s’ils ne pouvaient déjà pas produire d’images mentales lorsqu’ils étaient enfants.

INNÉ OU ACQUIS

Il reste que l’aphantasie est plus fréquente dans certaines familles que dans d’autres, au point qu’on parle parfois d’« aphantasie congénitale ». Selon les estimations, quand une personne a un frère ou une sœur aphantasique, elle a alors environ dix fois plus de risques de l’être aussi. Le

phénomène est donc en partie génétique. Cependant, s’il se manifeste plus tard dans la vie, il est souvent lié à des lésions cérébrales, ellesmêmes dues à une maladie ou à un accident – on parle d’« aphantasie organique ».

Il existe enfn une troisième forme : l’aphantasie psychogène. Elle se déclare après un stress psychique extrême. On connaît ainsi quelques personnes qui ont perdu leur capacité d’imagination après avoir vécu des expériences traumatisantes, comme un abus sexuel. Selon certains chercheurs, il s’agirait d’un mécanisme de protection du cerveau : de cette façon, les images terribles associées au traumatisme ne peuvent pas être visualisées mentalement et ne déclenchent donc pas d’émotions négatives.

DES SOUVENIRS DES BONS MOMENTS MOINS PRÉCIS ?

Quelle était la couleur de la robe de votre maman le jour de votre mariage ? Pour un aphantasique, répondre à cette question est quasiment impossible – même s’il voit très bien les couleurs.

Concrètement, quelles sont les conséquences de cette condition ? Souvent, les individus aphantasiques rapportent qu’ils ont des diffcultés à se remémorer des souvenirs de leur passé – leur mémoire autobiographique est médiocre. Certes, ils se rappellent les événements clés de leur vie, comme la date de leur mariage ou l’endroit où ils sont allés à l’école primaire. Mais les images manquent : la couleur de la robe de la mère de la mariée ou le regard encourageant de l’institutrice le premier jour d’école. Quand on les interroge, on constate qu’ils ont mémorisé moins de détails de leur passé que des personnes ayant une capacité d’imagination normale.

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Les aphantasiques ont des di cultés à se représenter mentalement non seulement des images, mais aussi des odeurs, des sons, des saveurs…
© Jenny Lilly/Shutterstock

ÊTES-VOUS APHANTASIQUE ?

Ilest impossible de vérifier si une personne est réellement aphantasique en observant directement si son cerveau produit ou non des images mentales. Il est également délicat de porter ce diagnostic sur soi-même : comment savoir si son imagination visuelle est meilleure ou moins bonne que celle d’un ami ou d’un collègue ? Heureusement, di érentes solutions ont été mises au point pour approcher objectivement le phénomène. Première méthode : l’e et dit « d’amorçage ». Si on vient d’imaginer – ou de voir – une pomme, on remarque alors plus rapidement les pommes que les prunes dans son environnement. La première pomme aperçue constitue ce qu’on appelle une « amorce » pour le cerveau : elle met en alerte les réseaux neuronaux mnésiques correspondant à ce fruit. Ainsi, à l’université de Bonn, nous avons montré, en 2021, que les personnes dotées d’une représentation visuelle mentale normale trouvaient plus rapidement un objet brièvement représenté auparavant dans une grille de recherche que les sujets se déclarant aphantasiques : apparemment, ces derniers ne produisent aucune image mentale de l’objet et réagissent donc plus lentement.

Deuxième méthode : la rivalité oculaire. Il s’agit de présenter deux images di érentes à l’œil gauche et à l’œil droit. Le cerveau les perçoit chacune en alternance, autant de temps, car il est incapable de décider quel œil a « raison ». En 2022, l’équipe de Joel Pearson, à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a demandé à des volontaires d’imaginer mentalement l’une des deux images, avant de placer cette image devant un de leurs yeux, et une autre image devant l’autre œil. Résultat : la photo qui avait été imaginée au préalable était ensuite perçue plus longtemps par la personne que l’image concurrente

– sauf chez les individus aphantasiques. L’aphantasie se détecte aussi à des réactions physiques particulières. Par exemple, le réflexe pupillaire fait en sorte que la pupille se contracte lorsque l’on regarde une source de lumière vive. Ainsi, elle protège la rétine d’un rayonnement trop fort. On sait depuis longtemps que la pupille réagit en général de la même façon lorsque l’on imagine une lumière éblouissante, comme celle du soleil. Or, en 2022, l’équipe de Kay Lachlan, à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a montré que les aphantasiques n’ont pas ce réflexe pupillaire lorsqu’ils essaient de penser au soleil ! Autre réaction physique : la conductivité cutanée. Si l’on présente des images terrifiantes à des personnes dotées ou non d’imagination, la conduction cutanée augmente de la même manière chez tous les sujets en raison d’une élévation de la production de sueur. Mais si on leur fait lire des textes e rayants, seules les personnes pouvant se représenter les scènes visuelles transpirent davantage : les mots dans leur tête deviennent des images angoissantes qui provoquent du stress. Faute d’images en tête, les aphantasiques ne ressentent pas cela. Ces méthodes, certes, ne sont pas très précises. Néanmoins, elles permettent de réaliser des distinctions grossières et graduelles. Une personne qui réagit particulièrement vite à l’amorçage, qui transpire beaucoup en lisant des textes e rayants, qui réagit aux images mentales avec un réflexe pupillaire prononcé et qui montre une forte préférence pour un œil en rivalité binoculaire, a probablement une très bonne imagination visuelle.

Sources : L. Kay et al., eLife, 2022 ; M. Monzel et al., Attention, Perception, and Psychophysics, 2021 ; M. Wicken et al., Proceedings of the Royal Society B, 2021 ; R. Keogh et J. Pearson, Cortex, 2018.

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DÉCOUVERTES Sciences cognitives L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER
©Matthew Dean Adelman/Shutterstock

En 2021, à l’université de Bonn, en Allemagne, nous avons voulu savoir si d’autres formes de mémoire étaient touchées. Pour ce faire, nous avons demandé à des volontaires de retenir des listes de mots et des formes géométriques, puis de nous les restituer soit immédiatement, soit dix minutes après. Résultat : les aphantasiques se souvenaient un peu moins bien des mots et des fgures que les sujets témoins. Ils présentaient également des troubles de la mémoire verbale, à court et à moyen terme.

Cela s’explique par la théorie dite « du double codage » (dual coding theory), qui suggère que l’on peut mémoriser une chose de deux façons : sous forme d’informations verbales et d’images. Et l’on retient mieux lorsque, par exemple, en apprenant une série de mots de vocabulaire, on ne se contente pas de les répéter mentalement, mais que l’on se représente aussi les objets correspondants sous la forme d’images mentales. Si vous devez vous souvenir du mot « plante », vous allez par exemple visualiser mentalement un végétal. Si ce n’est pas possible – parce que vous êtes aphantasique ou que vous avez affaire à des concepts abstraits comme « espoir » ou « bonheur » –, vous devriez moins bien retenir le terme.

C’est ce que nous avons testé avec nos participants. Mais nous n’avons pas mis en évidence de différence de mémorisation verbale entre les aphantasiques et les sujets témoins. Pas plus que d’autres groupes de recherche, d’ailleurs. L’apprentissage du vocabulaire semble normal, et il est probable que les personnes concernées ne souffrent nullement au quotidien de ce défcit de visualisation mentale.

MOINS DE DÉTAILS, MOINS D’ÉMOTIONS

Mais est-ce aussi le cas avec un objet à mémoriser qui serait plus complexe qu’un mot ? Il n’est pas nécessaire de se représenter mentalement une forme simple, comme un triangle, pour la reconnaître. Il sufft de savoir qu’elle a trois angles… En revanche, un objet sophistiqué tel qu’un visage est plus diffcile à décrire avec des mots – à moins qu’il présente une caractéristique frappante, comme un grand nez ou une cicatrice. Les aphantasiques devraient donc avoir plus de mal à le reconnaître. Nous menons actuellement une étude en ce sens avec nos participants et nous avons effectivement constaté, lors des premiers tests, qu’ils mémorisent moins bien les visages que les sujets témoins.

Par ailleurs, il semblerait que les aphantasiques présentent quelques particularités dans la gestion des émotions. Lors d’un entretien paru en 2021 dans le magazine britannique Wired UK,

Bibliographie

F. Milton et al., Behavioral and neural signatures of visual imagery vividness extremes : Aphantasia vs. hyperphantasia, Cerebral Cortex Communications, 2021.

M. Monzel et al., Memory deficits in aphantasics are not restricted to autobiographical memory. Perspectives from the dual coding approach, Journal of Neuropsychology, 2021

S. P. Suggate et P. Martzog, Screen-time influences children’s mental imagery performance, Developmental Science, 2020.

J. Pearson, The human imagination : The cognitive neuroscience of visual mental imagery, Nature Reviews Neuroscience, 2019

A. Zeman et al., Loss of imagery phenomenology with intact visuo-spatial task performance : A case of « blind imagination », Neuropsychologia, 2010

l’un d’entre eux, Alex Wheeler, raconte ceci : « Ma mère est décédée en août 2019. C’était une période incroyablement diffcile pour moi. Mais je ne l’ai pas gérée de la même façon que le reste de ma famille, car j’ai réussi à passer à autre chose assez rapidement. Ce que mes frères ont du mal à comprendre : ils ont mis plus de temps à surmonter cette épreuve, et doutent de la sincérité de ma peine… »

LOIN DES YEUX, LOIN DU CŒUR…

Les personnes dépourvues d’imagination visuelle supporteraient-elles plus facilement les expériences émotionnelles fortes ? « Loin des yeux, loin du cœur », dit l’adage… Pour tester cette possibilité, nous avons présenté à des volontaires soit des photos de scènes tragiques (crimes de guerre, personnes assassinées ou gravement malades), soit des textes qui les décrivaient. Résultat : les photos ont perturbé tous les sujets de la même manière. Selon leurs déclarations, tous ressentaient du stress, de la peur ou de l’empathie.

Mais il en va autrement à la lecture des textes : cette fois, les aphantasiques ont été bien moins éprouvés que les autres. Il est donc tout à fait probable que les individus dépourvus d’imagination visuelle aient des réactions émotionnelles faibles face à des événements anciens ou simplement évoqués, comme le suggère Alex Wheeler. Mais lorsqu’ils assistent à un drame de leurs yeux, ils ressentent les mêmes émotions, et avec autant d’intensité, que les autres personnes.

Faut-il donc considérer l’aphantasie comme une maladie ? Après tout, la capacité de représentation visuelle mentale est une aptitude presque universelle. Pourtant, la plupart des chercheurs considèrent le manque d’imagination plutôt comme un style de pensée alternatif. La majorité

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Un avantage : les personnes dépourvues d’imagination visuelle semblent supporter plus facilement les expériences émotionnelles fortes.

À L’OPPOSÉ DE L’APHANTASIE : L’HYPERPHANTASIE

En2010, après la publication des premiers résultats de recherche sur l’aphantasie, de nombreuses personnes ont, à l’inverse, déclaré disposer de facultés d’imagination hors norme. On parle alors d’« hyperphantasie », également connue sous le nom d’« imagination eidétique ». Il s’agit de la capacité à se représenter des objets et des événements de façon aussi vivace et détaillée que s’ils étaient réels. L’hyperphantasie est plus di cile à explorer que l’aphantasie, car le pouvoir de visualisation mentale ne peut guère être limité vers le haut… Et si l’on sait très bien imaginer quelque chose, comment savoir si l’on est en mesure de mieux faire ?

de nos tâches quotidiennes peuvent être effectuées sans stratégie visuelle. Et comme les aphantasiques se souviennent, certes, moins bien de certains faits, mais se sentent par conséquent moins accablés par ceux-ci, les avantages et les inconvénients s’équilibrent probablement.

Malgré cela, certaines personnes concernées par cette condition souhaiteraient avoir la faculté d’évoquer en images des événements de leur passé. La perte de souvenirs autobiographiques est parfois douloureuse et, dans le pire des cas, va jusqu’à affecter le sentiment d’identité. Serait-il possible d’entraîner son imagination visuelle ?

RENDEZ LES IMAGES AU CERVEAU !

En 2020, l’équipe du chercheur en éducation Sebastian Suggate, à l’université de Ratisbonne, en Allemagne, a montré que les enfants qui regardent beaucoup la télévision ont une moins bonne capacité d’imagination visuelle que ceux qui passent peu de temps devant l’écran. Son explication : le programme télévisé fournit des scènes toutes prêtes et, contrairement à la lecture par exemple, n’incite pas à créer ses propres images mentales. Il est donc possible que des exercices de représentations mentales réguliers soient bénéfques. Essayez donc : regardez un objet puis tentez de le garder en tête le plus longtemps possible, en mémorisant le maximum de ses détails.

Les scientifiques tentent d’approcher ce phénomène à l’aide du « Vividness of Visual Imagery Questionnaire » (VVIQ). Les personnes testées doivent se représenter di érentes choses en tête et indiquer à quel point, à l’aide du questionnaire, les images sont vives et détaillées dans leur esprit. Un minimum de 75 points sur 80 est considéré comme de l’hyperphantasie. Les premières études scientifiques sur le sujet ont montré qu’environ 11 % de la population aurait un pouvoir d’imagination aussi aiguisé. Pas étonnant, d’ailleurs, que ces hyperphantasiques exercent pour la plupart des professions créatives.

Par ailleurs, selon les premières estimations, la synesthésie, qui correspond à un chevauchement de di érentes impressions sensorielles – par exemple chaque son est mentalement associé à une couleur –, est plus fréquente chez les hyperphantasiques que chez les personnes pourvues d’une imagination normale. Tout comme l’aphantasie, ce phénomène confère probablement des avantages et des inconvénients : les histoires et les voyages imaginaires apportent beaucoup de plaisir et de joie, mais les films qui se déroulent dans nos têtes peuvent aussi distraire ou e rayer. De plus, nombre d’hyperphantasiques auraient des di cultés à savoir s’ils ont réellement vécu quelque chose ou s’ils l’ont simplement imaginé…

Les drogues pourraient aussi, à l’avenir, aider les aphantasiques : certains d’entre eux rapportent avoir réussi à produire des images mentales après avoir consommé du LSD ou de l’ayahuasca, une substance hallucinogène originaire d’Amérique du Sud. Par ailleurs, Rebecca Keogh et ses collègues, de l’université australienne de Nouvelle-Galles du Sud, ont utilisé la stimulation électrique cérébrale (une méthode non invasive et indolore) pour réduire temporairement l’excitabilité du cortex visuel de sujets ayant une faculté d’imagination normale : ces derniers ont alors eu l’impression de mieux se représenter mentalement des images.

La chercheuse suppose qu’une forte activité des régions cérébrales visuelles diminue la capacité à former des images mentales. Le « bruit » neuronal bloquerait l’imagination du cortex préfrontal… comme une musique trop forte en discothèque vous empêche d’entendre ce que disent vos amis. Toujours est-il que l’aphantasie n’est pas une maladie, mais une caractéristique du cerveau présentant des avantages et des inconvénients. Certains sont doués pour le football, d’autres pour créer des images, que ce soit sur le papier ou dans leur tête. £

18 N° 156 - Juillet-août 2023
DÉCOUVERTES Sciences cognitives L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER
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Quinze pages d’actualités sur les découvertes et avancées récentes

p. 34

Le temps du questionnement

p. 40 Interview

« L’introspection nous aide à définir nos priorités »

p. 46

Raconter sa vie pour mieux la comprendre

p. 52

Qui suis-je… et à quel moment ?

AVEC SOI-MÊME FAIRE LE POINT

Après une année passée à courir en tous sens, à remplir des dossiers administratifs et à boucler des projets en catastrophe tout en s’occupant des enfants, voici venue la pause estivale. Progressivement, le temps ralentit, les obligations se relâchent, on marche le long d’une plage ou sur un sentier de montagne et les pensées émergent. Pourquoi je fais tout ça ? Est-ce que j’ai envie de continuer ? La vie que je mène me correspond-elle ? Faudrait-il que je change quelque chose dans mon couple, dans mes projets ?

Les questions a uent, nombreuses, parfois incontrôlables. Les réponses, elles, sont lentes à venir. Normal. Il faut savoir où aller les chercher.

Dans ce dossier, nous vous proposons de venir les puiser à la source. En vous-même. Et à cette fin, d’employer des techniques d’introspection qui ont démontré leur e cacité. En prenant un peu de temps, régulièrement, pour faire le point avec soi-même, on voit alors se dégager un fil cohérent, une direction et un sens. Une pause avant de repartir.

33 N° 156 - Juillet-août 2023
SOMMAIRE
Dossier

LE TEMPS DU QUESTIONNEMENT

Se demander qui l’on est, s’interroger sur ses goûts et ses manières de réagir dans diverses situations : tout cela semble avoir des e ets bénéfiques sur notre santé mentale. Mais à la condition de ne pas confondre introspection et rumination.

N° 156 - Juillet-août 2023
Dossier
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EN BREF

£ L’autoréflexion, qui consiste à réfléchir à ses propres attitudes, qualités et comportements, peut se pratiquer par écrit, sous la forme d’un journal, ou à l’oral avec des amis.

£ Ces approches semblent associer découverte de soi et équilibre psychique.

£ L’intérêt de cette pratique est de mettre les événements de la vie en récit pour en dégager un sens.

Narcisse, qui aimait tant se délecter de sa propre image, se frotterait sans nul doute les mains à notre époque. Le nombrilisme est aujourd’hui plus fort que jamais : on ne compte plus les livres de conseils expliquant comment prendre soin de sa propre personne. « La découverte de soi : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux ? », ou encore : « Réfexion sur soi : trouver le calme, la joie de vivre et l’amour ». Un des derniers gros succès en date : « Le rendez-vous avec soi-même ». Sur Instagram, même topo, puisque sous le hashtag #selfrefection on trouve désormais plus d’un million de contributions, ainsi que des dizaines de posts proposant des exercices pour s’exercer à l’introspection.

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Mais un pas a été franchi depuis les anciens Grecs. Alors qu’amoureux de lui-même, Narcisse n’avait qu’à contempler son image refétée dans l’eau, l’autoréfexion contemporaine consiste à explorer le fond du lac jusque dans ses recoins les plus profonds.

SE VOIR SOUS UN ANGLE DIFFÉRENT

La confrontation avec sa propre personne ne date pas d’hier. C’est un thème affectionné par l’art et la littérature. Probablement prit-il son envol avec le mouvement des Confessional Poets, éclos aux États-Unis à la fn des années 1950. Les auteurs de ce qu’on appela donc la « littérature confessionnelle » extériorisaient à travers leurs écrits ce qu’ils avaient de plus intime. Gêne et honte n’étaient plus taboues. En Scandinavie, c’est dès le XIX e siècle qu’un type particulier d’université populaire proposa de seconder les citoyens et citoyennes dans la construction de leur identité tout en renforçant leur capacité d’autodétermination. Le séjour était gratuit et durait entre quatre et six mois… Tout un programme.

Mais à quoi bon ? Quel est l’intérêt de réféchir à sa propre vie ? James Pennebaker, psychologue social à l’université du Texas, à Austin, a son opinion sur le sujet : « Réféchir, c’est prendre du recul et essayer de mieux comprendre une chose, quelle qu’elle soit. » Dans le cas d’une équation mathématique, il ne s’agit pas de calculer le résultat, mais de se demander quels sont sa logique et son fonctionnement interne. De la même façon, se questionner sur une facette de soi-même poursuivrait un objectif similaire : « Dans les deux cas, développe le professeur, l’acte de réfexion fait apparaître des aspects insoupçonnés du problème. »

Qu’est-ce que cela signife au juste ? Pratiquer l’autoréfexion consiste essentiellement à prendre de la distance et se considérer soi-même sous un nouvel angle. C’est, dans une certaine mesure, ce que signife le terme latin refectere, d’où est issu « réfexion ». Ce mot est composé de fectere, « féchir », au sens de plier, et du préfxe re, qui désigne un retour au point de départ ou une réciprocité.

« Réféchir » signife littéralement « courber vers soi », comme on peut le faire d’une tige fexible que l’on ramène à son origine. L’autoréfexion consisterait donc à se retourner sur soi-même.

Cette pratique est un des éléments les plus importants des différentes formes de psychothérapie. Mieux comprendre ses propres diffcultés ainsi que leurs causes est généralement le point de départ qui aide les patients à s’en détacher et à défnir une meilleure attitude envers leur propre personne. Mais l’autoréfexion peut

aussi être pratiquée de façon plus informelle et occasionnelle, par exemple au gré de conversations entre amis : prenez un stylo et notez quelques remarques qui vous viennent à l’esprit au cours de la conversation, sur vous, sur vos réactions au cours de l’échange, voire sur des expériences passées analogues. Cette méthode est conseillée dans de nombreux guides.

LES TROIS FORMES DE L’AUTORÉFLEXION

Plus précisément, l’autoréfexion peut se faire sous trois formes : par oral – en exprimant ses réfexions à voix haute, pour soi ou pour d’autres –, par écrit, ou par ce qu’on appelle le « monologue silencieux », celui de la petite voix intérieure qui accompagne nos pensées. À ce jour, de nombreuses études scientifiques indiquent que ce type de cogitation consistant à produire un récit écrit ou oral d’expériences qui nous sont arrivées, ou de pensées qui nous préoccupent, est globalement bénéfque à l’individu. Il augmente le bien-être, favorise la construction de l’identité ainsi que la croissance personnelle, et aide à mieux réguler les émotions – ce que résument les scientifques Kelly Marin, de l’université de Manhattan, et Elena Rotondo, de l’université d’État du New Jersey, dans une analyse publiée en 2015. Selon James Pennebaker, aucun travail n’a encore été mené –à sa connaissance – pour savoir si l’autoréfexion sous forme de monologue intérieur a le même effet. Il se peut qu’il ne suffse pas de laisser éclore des pensées, mais qu’il soit encore nécessaire de les exprimer, que ce soit en parlant avec d’autres personnes ou juste pour soi, à l’aide d’un papier et d’un crayon.

Réfléchir sur soi-même donne de la signification aux événements.

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DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
LE TEMPS DU QUESTIONNEMENT
James Pennebaker, psychologue social à l’université du Texas à Austin Narcissisme ou connaissance de soi ? Le développement personnel oscille souvent entre ces deux voies.

Le récit, aussi bien écrit qu’oral, semble particulièrement utile lorsqu’il s’agit de gérer des expériences négatives, par exemple le traumatisme créé par un grave accident. L’une des premières études à ce sujet remonte à 1986. James Pennebaker, un des fondateurs de l’écriture thérapeutique, testa cette méthode sur une cinquantaine d’étudiants, qu’il avait répartis en deux groupes. Ceux du premier groupe devaient écrire à propos d’un événement émotionnellement diffcile, alors que ceux du second groupe servaient de témoin et devaient faire de même à propos d’un sujet moins connoté affectivement, comme le planning de leurs révisions. Les participants ont ainsi eu quinze minutes de rédaction, et ont renouvelé l’exercice sur une période de quatre jours consécutifs.

UNE AIDE POUR MÉTABOLISER LES EXPÉRIENCES DIFFICILES

Le suivi de l’ensemble des participants a révélé que, quatre mois plus tard, les étudiants qui avaient écrit sur des sujets émotionnellement diffciles avaient signalé moins de problèmes de santé et de jours de maladie que le groupe témoin, et avaient souvent consulté au centre de santé.

Des expériences comparables ont été répétées par la suite avec différents groupes d’individus. Avec des résultats mitigés. Selon les conclusions d’une vaste étude réalisée par l’équipe de Monika Sohal, du Northeast Addiction and Mental Health Centre for Holistic Recovery, au Canada, il reste aujourd’hui diffcile d’évaluer dans quelle mesure l’écriture aide réellement à lutter contre les maladies psychiques telles que la dépression ou le trouble de stress post-traumatique. Du fait des conditions très variables dans lesquelles les recherches sont menées, notamment en ce qui concerne la durée d’écriture et l’échantillon, il serait périlleux de comparer les résultats les uns aux autres. Quoi qu’il en soit, un effet positif semble probable et Monika Sohal et son équipe recommandent sans hésiter cet exercice peu coûteux et facile à mettre en pratique.

LA SALUTOGENÈSE : COMMENT ON SE MAINTIENT EN BONNE SANTÉ

Comment l’autoréfexion est-elle susceptible d’améliorer le bien-être ? Un concept éclairant à ce propos est celui de « salutogenèse » : ce néologisme créé en 1987 par le sociologue Aaron Antonovsky dans son livre Unraveling the Mystery of Health défnit le contraire de la pathogenèse. Ainsi, alors que cette dernière désigne les processus responsables du déclenchement des maladies, la perspective salutogénétique renverse la vapeur et cherche à savoir ce qui au contraire nous maintient en bonne santé. Le sentiment de cohérence est un élément central de cette approche. Il décrit entre autres la capacité à comprendre les relations importantes entre les événements de sa propre existence, à les classer et à les hiérarchiser. Saisir pourquoi telle ou telle situation se produit dans sa vie renforce l’effcacité personnelle et crée du sens : « Réféchir sur soi-même donne une signification aux événements », confirme James Pennebaker. Même reconnaître que tel fait était en fn de compte fortuit ou inévitable est susceptible de conférer une forme de sens.

Il reste que cette démarche n’est pas forcément source de bienfaits, explique le psychologue Jan Müller, de l’Institut pour la conduite d’entretiens orientés vers les ressources de Hambourg. « La question est de savoir comment nous réféchissons sur nous-mêmes et quelle signifcation nous donnons à nos expériences. » Par exemple, si une personne est bloquée dans une spirale de pensées négatives et passe son temps à se dire « Je suis un raté » ou « Je n’arrive à rien de bon », cela n’est pas très utile.

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Mettre par écrit ses réflexions à propos de soi-même et de ses propres réactions dans la vie de tous les jours – par exemple lors des conversations entre amis –semble avoir un retentissement positif sur notre santé mentale et physique.

C’est également ce que suggère une étude américaine de 2017. Kelly Marin et Elena Rotondo ont voulu savoir si la réfexion sur les événements négatifs était vraiment adaptée à chaque personne. Pour cela, elles ont commencé par distinguer l’autoréfexion de la rumination : elles défnissent la première comme un effort actif pour donner une signification personnelle à ses propres expériences, pour les explorer, les expliquer, les maîtriser. Dans le cas des ruminations, en revanche, les pensées se répètent constamment et se concentrent généralement sur les causes et les conséquences d’une expérience négative. Pour leur étude, les deux scientifques ont ensuite demandé à environ 70 étudiants en psychologie d’écrire quinze minutes une fois par semaine pendant cinq semaines sur une expérience stressante.

BIEN DISTINGUER AUTORÉFLEXION ET RUMINATION

Résultat : lorsque le degré d’autoréfexion augmentait avec le temps, le stress et l’autocritique diminuaient et les sujets d’expérience évoluaient dans leur personnalité. Chez les ruminateurs, en revanche, les doutes sur soimême ont augmenté ; ils se sont sentis plus stressés et ont moins évolué. Une analyse plus précise des textes a en outre montré que ces derniers étaient effectivement plus attentifs aux

causes et aux effets des événements, et moins à la signifcation qu’une situation revêtait pour eux personnellement.

« Les personnes coincées dans une spirale de pensées ont souvent l’impression d’être le jouet des événements. Elles ont le sentiment de ne rien maîtriser », confrme Jan Müller, qui cherche de nouvelles perspectives avec ses patients. Si, par exemple, une mère célibataire se sent durablement dépassée au quotidien, le psychologue met en lumière avec elle, outre sa situation, la pression sociale qui pèse sur elle et sur les femmes en général. « D’un point de vue fnancier, les mères célibataires sont désavantagées, explique-t-il. À cela s’ajoute l’exigence de réussir professionnellement tout en allant chercher leur enfant à temps à la crèche. »

D’où des questions telles que : ces exigences sont-elles réalisables ? Est-ce juste ? Le constat qui en découle pourrait être le suivant : « Pas étonnant que je sois insatisfaite. Cela me relie à beaucoup d’autres femmes qui doivent se débrouiller seules au quotidien. » La patiente peut certes continuer à se sentir insatisfaite ou dépassée, observe Jan Müller, mais la situation lui semble désormais plus compréhensible grâce à la dimension sociale. Elle ne se rejette plus entièrement la faute et se sent moins seule avec ses problèmes.

PRATIQUER QUINZE À VINGT MINUTES

Bibliographie

M. Sohal et al., E cacy of journaling in the management of mental illness : A systematic review and meta-analysis, Family Medicine and Community Health, 2022.

K. A. Marin et E. K. Rotondo, Rumination and self-reflection in stress narratives and relations to psychological functioning, Memory, 2017

J. W. Pennebaker et S. K. Beall, Confronting a traumatic event : Toward an understanding of inhibition and disease, Journal of Abnormal Psychology, 1986.

PAR JOUR

« Réféchir sur soi, c’est découvrir davantage de facettes de sa propre personnalité, insiste James Pennebaker. Le résultat est souvent une meilleure compréhension de soi-même et de sa propre situation. Mais il faut savoir que cela peut aussi être douloureux et trop exigeant ». Selon lui, un étudiant qui a justement l’échéance de son mémoire de fn d’études devant lui n’a pas besoin d’assimiler en plus son enfance diffcile. À ce stade, il peut être préférable de se concentrer sur des choses positives et de remettre l’introspection à plus tard.

Mais si rien d’urgent ne se présente, il recommande : « Prenez trois à quatre jours pour écrire, parler ou réféchir chaque jour pendant quinze à vingt minutes à un aspect de vous-même ou à une expérience particulière de votre vie qui vous préoccupe ou vous intéresse. Si cela vous apporte quelque chose, continuez. » Sans pour autant y voir une panacée. Pour le psychologue américain, il s’agit d’être pragmatique. « Si cela ne vous sert à rien, ne vous obstinez pas, tentez d’autres approches comme le sport ou une psychothérapie. » £

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Une sélection d’articles rédigés par des chercheurs et des experts Une lecture adaptée aux écrans Scanner ce QR Code avec votre téléphone pour commander votre numéro, ou rendez-vous sur boutique.groupepourlascience.fr À découvrir dans la collection 3€ 99 MOTIVATION ? COMMENT RETROUVER LA Travail ET COMPÉTENT AVANT TOUT Éducation LES CLÉS POUR DÉVELOPPER LE PLAISIR D’APPRENDRE Neurosciences LE SYSTÈME CÉRÉBRAL DE LA MOTIVATION

QUI SUIS-JE… ET À QUEL MOMENT ?

N° 156 - Juillet-août 2023 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME 52

Qui suis-je ? En tentant de répondre à cette question, la psychologie a longtemps cherché à décrire les schémas typiques de pensée, d’émotions ou de comportements d’une personne à l’aide de ce qu’on a appelé les « dimensions de la personnalité » (ou encore, les traits de personnalité) comme l’extraversion, le névrosisme, l’anxiété… Ces composantes seraient relativement stables chez un individu, et, dès lors, diffcilement modifables.

Pourtant, l’hypothèse selon laquelle il est possible de mesurer systématiquement ces traits, à l’aide de questionnaires qui identifent un comportement typique, a été remise en question au cours des deux dernières décennies. Non seulement on observe chez un individu de fréquentes variations du comportement ou des émotions, mais ces changements se produisent d’un jour à l’autre et même d’une heure à l’autre. Ainsi, une même personne ouverte et agréable à midi sera négative et rigide à 14 heures. Ces oscillations dans les sentiments et les comportements quotidiens – qu’on désigne sous le terme de « variabilité intra-individuelle » – sont en fait si importantes qu’elles avoisinent, voire

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Chercher à se connaître, c’est bien, mais à condition de savoir que notre personnalité n’est pas une donnée immuable. Selon des recherches récentes, nos traits de caractère varient au cours de la journée.
Par Francine Russo, journaliste scientifique spécialiste en sciences sociales. © Moremar/Shutterstock

dépassent, les différences mesurées d’une personne à l’autre dans les traits de personnalité classiques étudiés par la psychologie [l’extraversion, l’ouverture aux expériences, l’agréabilité sociale, le névrosisme et le caractère consciencieux, ndlr].

VOTRE PERSONNALITÉ

N’EST PAS UN MONOLITHE

La notion de variabilité intra-individuelle a été introduite en 2004 par Peter C. M. Molenaar, professeur émérite de développement humain et de psychologie à l’université d’État de Pennsylvanie, dans un manifeste intitulé Bringing the person back into scientifc psychology, this time forever (« Ramener la personne dans la psychologie scientifque, une fois pour toutes »). Il y utilise une série de calculs mathématiques et physiques pour quantifer le fux dynamique de la personnalité, et en profte pour tourner en dérision les méthodes standard des tests psychologiques.

Cette vision de l’importance de la variabilité intra-individuelle a continué à gagner en popularité dans les années qui ont suivi la publication du manifeste de Peter Molenaar. Elle a contribué à une meilleure compréhension de la personnalité et a conduit à des changements dans certaines formes de psychothérapie. Les chercheurs ont appris que la fuctuation des réactions aux événements stressants de la vie quotidienne – qu’il s’agisse d’une dispute avec son conjoint ou d’un embouteillage – prédit en partie la santé émotionnelle et physique à long terme des individus.

La recherche qui sous-tend ce changement est illustrée par une étude de vingt ans sur le stress et la santé, qui a également examiné la variabilité de la personnalité au quotidien chez plus de 3 500 adultes. Pour les besoins de cette étude, David Almeida, psychologue du développement de l’université d’État de Pennsylvanie, et ses collègues ont interrogé les sujets pendant huit jours consécutifs sur leurs niveaux de stress et leurs émotions au cours des vingtquatre heures précédentes (et ont également recueilli une série de mesures physiologiques auprès de ces personnes). La liste des facteurs de stress comprenait des disputes avec un membre de la famille, des échéances professionnelles, une surcharge de tâches ménagères et une série de tracas quotidiens. Pour estimer les états émotionnels de leurs participants, les chercheurs leur ont posé des questions sur leurs ressentis de joie, de colère, de peur et d’anxiété. Ils ont également évalué leurs pensées anxieuses ainsi que certains indicateurs

À QUEL

?

comportementaux comme l’activité physique et le sommeil. Et, surtout, ils ont répété cette enquête dix ans plus tard.

Comme David Almeida l’explique, la conclusion fut que « les expériences subjectives du quotidien – autrefois considérées comme relativement peu importantes pour la santé – ont des conséquences à court et à long terme sur toute une série d’états émotionnels, physiques et cognitifs de l’individu ».

SUIS-JE ANXIEUX, OU EST-CE LE CONTEXTE ?

Mais, surtout, ces travaux ont permis de savoir dans quelle mesure ce que nous prenons généralement comme un trait de personnalité est effectivement un trait constitutif ou seulement une émotion passagère. « Nous le constatons souvent chez les individus que nous trouvons grincheux, développe le psychologue. Nous pensons qu’il s’agit d’une personne grincheuse ; or, en fait, la moitié de ce caractère grincheux est un trait de personnalité [un sous-aspect d’une des grandes dimensions comme l’agréabilité sociale, ndlr], et l’autre relève de la variabilité de l’individu au jour le jour. Mais cette répartition fuctue aussi selon les personnes puisque celles présentant des traits positifs, comme l’ouverture ou l’agréabilité, ne révèlent qu’une variation de 30 % dans des traits comme l’irritabilité ou l’inquiétude.

Certains chercheurs dont Nilam Ram, professeur de psychologie à l’université de Stanford, sont allés plus loin en essayant de déterminer dans quelle mesure le contexte où l’on évolue infue sur nos états psychologiques à court terme (diverses circonstances liées au travail, à la vie de famille, aux visites chez le médecin, etc.). Jusqu’à récemment, on considérait que les variations émotionnelles relevaient d’un trait de personnalité : certaines personnes étaient perçues comme fondamentalement stables émotionnellement, d’autres instables. Or, selon Nilam Ram, ces hauts

EN BREF

£ Traditionnellement, les psychologues considèrent que la personnalité d’un individu est relativement stable et se décompose en dimensions fondamentales comme l’extraversion, le névrosisme, le caractère conscientieux, l’agréabilité sociale ou l’ouverture à la nouveauté.

£ Dès que l’on mesure ces traits à di érents moments au cours d’une journée, on constate de fortes fluctuations.

£ Il faut donc être prudent lorsqu’on cherche à identifier ses grandes tendances personnelles, en étant à l’a ût de ces variations et en cherchant à faire la part entre ce qui relève de notre structure fondamentale et des aléas du contexte.

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QUI SUIS-JE… ET
MOMENT
DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
Les variations de nos sentiments et comportements au cours d’une journée sont presque aussi importantes que les di érences de caractère entre deux individus.

et ces bas peuvent aussi bien reféter le va-et-vient, à l’échelle d’une journée, de différents aspects de la personnalité d’un individu, ou tout simplement sa réaction ponctuelle à un événement.

Prenons l’exemple de quelqu’un qui a accepté, dans le cadre d’une étude, de communiquer grâce à une appli son état émotionnel du moment, toutes les heures. Dans ce contexte, une forte variabilité intra-individuelle pourrait porter à croire que l’individu en question est une personne émotionnellement labile. Il s’agirait alors d’un de ses traits de personnalité [typiquement, le névrosisme, ndlr]. Mais en réalité de telles fuctuations émotionnelles pourraient très bien indiquer que cette personne est confrontée à une série d’événements imprévisibles dans sa vie, peut-être en raison d’un lieu de travail chaotique. En fait, selon Nilam Ram, les rapports émotionnels que les chercheurs reçoivent des personnes qu’ils observent dans le cadre de leurs études sont probablement une combinaison de certains aspects de l’environnement immédiat et d’éléments de leur personnalité – leur réactivité à ce qui les entoure et leur capacité à réguler leurs émotions.

De ce point de vue, une donnée à prendre en compte est le degré de stress subi, lui-même conséquence de situations plus ou moins éprouvantes et confictuelles auxquelles chacun est confronté. Une dispute avec un conjoint entraîne souvent un bouleversement émotionnel plus important qu’une échéance professionnelle qui, à son tour, exerce une pression plus forte que les tracas quotidiens tels que les retards de train ou le fait de découvrir que le chien a encore fait ses besoins sur le tapis.

DIFFÉRENCES ENTRE LE TRAVAIL, LES AMIS, LA FAMILLE…

Alors que les chercheurs mesurent généralement la variabilité intra-individuelle en évaluant la même personne à intervalles rapprochés – par exemple toutes les vingt-quatre heures pendant une semaine ou cinq fois par jour –, la psychologue Nadin Beckmann, de l’université de Durham, en Angleterre, et ses collègues ont adopté une approche différente. Les chercheurs ont posé à chacun des 288 participants à leur étude une série de questions sur leur personnalité (travailleur, contemplatif, vulnérable, lunatique, etc.) à un moment donné et ont présenté les mêmes questions à cinq personnes au maximum parmi les membres de leur famille, leurs amis proches ou leurs collègues.

Les résultats obtenus montrent que la variabilité intra-individuelle fuctue systématiquement

en fonction du contexte, quelle que soit la personne qui l’évalue. Un individu peut être considéré comme plus consciencieux au travail qu’à la maison et plus extraverti avec ses amis qu’avec ses collègues. Et, selon les auteurs, les états émotionnels momentanés refètent la façon dont certains traits de personnalité s’expriment dans les différentes situations rencontrées. Nous savons intuitivement que nous ne pensons pas, ne ressentons pas et ne nous comportons pas de la même manière à la maison qu’au travail ou lors d’une sortie entre amis.

En apprenant à quantifer ce type de variabilité d’heure en heure, les chercheurs ont commencé à mieux interpréter ces fuctuations dans le cadre plus large de la personnalité des individus. Par exemple, explique Nilam Ram, en mesurant les fuctuations horaires de l’humeur d’une personne et en les comparant aux variations mensuelles de son estime de soi. Si l’humeur change beaucoup, mais que l’estime de soi reste relativement constante, une interprétation serait que le niveau d’estime de soi de cette personne

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« C’est bizarre, les gens disent que je suis un grand anxieux. Mais cela change tout le temps. S’ils me voyaient pendant mon cours de tennis, ils diraient autre chose ! » La part du tempérament intrinsèque et des circonstances liées au contexte est en train d’être reconsidérée en psychologie.

n’est pas très infuencé par les hauts ou les bas temporaires qu’elle ressent à la suite d’un compliment ou d’une dévalorisation. [Il s’agit d’une estime de soi stable, bien connue pour être bénéfque au bien-être et à la réussite, alors que l’estime de soi dépendante du contexte a constamment besoin d’être réassurée et donne parfois lieu à des comportements de recherche de reconnaissance compulsive, ndlr.]

Depuis quelques années, Michelle Newman, psychologue et thérapeute cognitivo-comportementale à l’université d’État de Pennsylvanie, voit dans la variabilité intra-individuelle une dimension inestimable, à la fois pour mener des recherches et pour concevoir de nouvelles méthodes de traitement des patients. À l’époque où les smartphones n’existaient pas encore, explique-t-elle, les patients en thérapie ou les participants à une étude remplissaient un questionnaire qui traduisait en réalité leurs croyances sur eux-mêmes. Il leur était demandé de noter leurs sentiments d’heure en heure à l’aide d’un stylo et d’un papier ou d’un appareil électronique de prise de notes comme un PalmPilot. Trouvant ces tâches fastidieuses, ils attendaient la fn de la journée pour noter leurs pensées et leurs sentiments. Les données obtenues ? Sans valeur, assène la chercheuse.

QUAND LES APPLIS FONT AVANCER LA PSYCHO

En créant des applications spécialisées pour smartphone, les psychologues ont pu suivre les émotions et les expériences des personnes plusieurs fois par jour et en tirer des réfexions plus nuancées sur leur état psychologique. En étudiant les fuctuations chez les individus souffrant

de troubles anxieux généralisés (TAG), Michelle Newman a utilisé cette documentation minutieuse de leurs pensées et de leurs sentiments pour remettre en question les représentations que se faisaient certains psychologues des causes de l’inquiétude incessante, principal symptôme du TAG. Les théories antérieures, fondées sur les « résumés » des sentiments des patients, postulaient que ceux-ci entretenaient des pensées anxieuses pour reléguer au second plan une humeur sombre ou dépressive.

Les travaux de la chercheuse suggèrent tout autre chose : l’inquiétude incessante semble avoir au contraire pour effet d’entretenir les émotions négatives. Dans une de ses études, elle et ses collègues ont suivi pendant huit jours 83 individus souffrant de TAG, juste avant ou après une interaction sociale d’une durée de une

Le personnage du vieux grincheux cache souvent un individu joueur ou rêveur à d’autres moments. Le tout est de savoir à quel moment on l’observe...

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QUI SUIS-JE ET À QUEL MOMENT ? DOSSIER
MÊME
Chez un individu considéré comme « grincheux », la moitié de cette facette serait liée à sa personnalité - l’autre relèverait de la variabilité des émotions de cette personne au jour le jour.
© Edgar G Biehle/Shutterstock

minute ou plus. En moyenne, les scientifques ont remarqué que ces personnes se sentaient généralement mieux après ces rencontres, ce qui suggère que les moments étaient probablement agréables – ou, au pire, indolores. De manière contre-intuitive, la psychologue a constaté que les participants qui s’inquiétaient moins avant les échanges sociaux éprouvaient davantage d’anxiété et de tristesse après ces derniers. Ceux qui s’inquiétaient davantage avant la rencontre se sentaient plus heureux ou plus satisfaits après celle-ci.

Cette étude semble donc confrmer la théorie de Michelle Newman selon laquelle les personnes anxieuses pensent qu’en s’alarmant d’une issue malheureuse (aussi improbable soit-elle), elles se placent dans un climat émotionnel négatif de manière à ne pas éprouver de comparaison défavorable après une rencontre potentiellement éprouvante. Lorsque ce mauvais pronostic ne se réalise pas, elles se sentent soulagées, ce qui renforce leur conviction que l’inquiétude les protège. Sans ces registres détaillés des fuctuations des pensées et des sentiments tout au long de la journée, l’étude n’aurait pas permis d’obtenir de telles informations.

POUR IDENTIFIER LES CAUSES DE L’ANGOISSE

Les données recueillies à intervalles fréquents aident également les thérapeutes à mettre au point des traitements adaptés à chaque individu. De nombreuses personnes ne savent pas ou ne se souviennent pas de ce qui déclenche leur anxiété, mais les thérapeutes sont en mesure de le découvrir, par exemple en établissant un lien entre des niveaux d’anxiété élevés et des événements ponctuels. Et d’inciter leurs patients à utiliser des stratégies apprises : c’est le cas d’une technique dite « de restructuration cognitive », consistant à comparer ce que l’on redoute de voir se produire avec ce qu’il advient dans la réalité, de façon à comprendre que nombre d’inquiétudes sont sans fondement.

Mais une telle approche ne s’arrête pas là. Les personnes anxieuses n’ont pas que des sentiments négatifs, elles ont aussi tendance à minimiser les positifs. « Or l’objectif est non seulement de réduire les premiers, mais aussi de renforcer les seconds », spécife Michelle Newman. À cette fn, son collègue Lucas LaFreniere, psychologue au Skidmore College, aux États-Unis, a conçu une application pour téléphone dénommée SkillJoy. Plusieurs fois par jour, à des intervalles aléatoires, l’application invite les individus atteints d’anxiété à se concentrer sur une chose agréable de l’instant présent – voir un ami, faire rire

Bibliographie

N. Beckmann et al., Inter-individual di erences in intraindividual variability in personality within and across contexts, Journal of Research in Personality, 2020.

M. G. Newman et al., The naturalistic reinforcement of worry from positive and negative emotional contrastsb : Results from a momentary assessment study within social interactions, Journal of Anxiety Disorders, 2022.

L. LaFreniere et M. G. Newman, Upregulating positive emotion in generalized anxiety disorder : A randomized controlled trial of the SkillJoy ecological momentary intervention, J. Consult. Clin. Psychol., 2023

J. Quoidbach et al., Emodiversity and the emotional ecosystem, Journal of Experimental Psychology : General, 2014.

L. Benson et al., Fusing biodiversity metrics into investigations of daily life : Illustrations and recommendations with emodiversity, The Journals of Gerontology, 2018

quelqu’un ou écouter une belle chanson – et à vraiment savourer ce moment pendant une minute ou deux. Une étude récente a montré qu’après sept jours, les utilisateurs de SkillJoy voyaient leurs niveaux d’anxiété reculer.

L’ÉMODIVERSITÉ, UNE PROTECTION POUR LE BIEN-ÊTRE

Cette compréhension du fux émotionnel journalier a enfn conduit les chercheurs à se demander si un degré élevé de variabilité intraindividuelle joue plutôt à l’avantage des personnes ou en leur défaveur. L’opinion de Michelle Newman dans ce débat est claire. « La variabilité est une bonne chose, dit-elle, et il n’y a pas de réponse claire à la question de savoir quand elle indique une psychopathologie. » D’autres spécialistes se veulent moins catégoriques. Si certaines études ont établi un lien entre une grande variabilité intra-individuelle et une dimension de la personnalité appelée « névrosisme » [qui désigne la tendance à avoir de nombreuses émotions négatives, ndlr), d’autres n’ont pas réussi à le faire. Tant de choses dépendent du contexte… Selon Nilam Ram, une personne ayant une variabilité intra-individuelle élevée réussit parfois à s’adapter à une vie tumultueuse, tandis qu’une autre avec une faible variabilité aura une vie prévisible et routinière, et se trouvera de fait plus rigide.

Selon des études récentes menées par des chercheurs dont Lizbeth Benson, du Centre des sciences de la santé de l’université d’Oklahoma, le fait de ressentir une plus grande variété d’émotions, allant de l’enthousiasme et de la détermination à la tristesse et à la peur – une caractéristique appelée « émodiversité » par Jordi Quoidbach, aujourd’hui professeur associé à la faculté de droit de l’Esade, à Barcelone –, aiderait les personnes à mieux s’adapter aux différentes situations tout au long de la journée. « La chose la plus intéressante que nous ayons montrée, c’est que parmi les personnes ayant de forts niveaux d’émotions négatives, celles qui en éprouvaient la plus grande diversité se portaient mieux que les autres. »

Pour les thérapeutes et les patients, la reconnaissance des hauts et des bas des émotions quotidiennes – certaines mauvaises, d’autres éminemment bonnes, certaines humeurs en hausse, d’autres en baisse – a permis de mieux comprendre l’objectif permanent de la psychologie, qui est d’aider à défnir qui nous sommes de manière à apprendre à vivre avec cette connaissance et à trouver les moyens les plus adaptés pour devenir ce que nous souhaitons être. £

57 N° 156 - Juillet-août 2023

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Faut-il encore apprendre ? (puisque les IA arrivent…)

Face au déferlement de prouesses des IA qui permettent de répondre à toute question en appuyant sur un bouton, pourquoi encore apprendre ? Un élément de réponse nous vient des arts martiaux japonais.

u Japon, le kyudo est la voie de l’arc, « l’art chevaleresque du tir à l’arc », selon le livre éponyme du philosophe allemand Eugen Herrigel et de l’érudit japonais spécialiste du zen Daisetz Suzuki, qui popularisa la discipline. On y retrouve donc le suffxe -do, qui signife « la voie », dans le sens d’un sentier qui mène à une forme d’accomplissement de soi, tout comme dans le judo, l’aïkido ou le kendo. En m’entretenant un jour avec Charles-Louis Oriou, président de la Fédération française de kyudo, j’ai appris l’anecdote suivante, qui en dit long sur cette discipline et qui m’inspire certaines réflexions sur

Al’avenir de l’école et sur l’importance de l’attention. Celle-ci concerne une séance d’entraînement dirigée par un grand maître japonais, qui – mécontent –avait tendu à l’un de ses élèves une cible en lui demandant de la percer plusieurs fois de suite avec une fèche, comme pour se défouler. Après que l’élève, un peu perplexe, se fut exécuté, le maître prit la parole devant tout son groupe et expliqua : « Si vous êtes venus pour faire des trous dans la cible, alors je vous conseille de vous y prendre comme ceci, car c’est beaucoup plus facile ! » Le message était on ne peut plus clair : au kyudo, c’est l’état d’esprit dans lequel

on tire qui importe, et non le résultat de ce tir (qui intéresse plus le kyujitsu).

LE BUT ET LE CHEMIN

Que vient faire cette anecdote dans une chronique consacrée à l’apprentissage ? Elle me semble indiquer une possible sortie de la crise de sens inévitable dans laquelle l’avènement des IA génératives va plonger l’école sans tarder (ainsi que l’humanité en général) : la crise du « à quoi bon ». À quoi bon apprendre à faire de la musique quand on peut d’un clic produire un morceau dans n’importe quel genre musical, en reprenant le style de n’importe quel artiste ? À quoi bon

78 N° 156 - Juillet-août 2023 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

apprendre à dessiner quand on peut demander à l’IA de « créer » toutes sortes de peintures à partir d’une simple description ? En répétant cette interrogation dans presque tous les domaines, et en considérant non pas les performances actuelles de l’IA, mais celles qu’il est possible d’anticiper dans dix ou vingt ans, on comprend aisément que la valeur ajoutée apportée par l’être humain, par rapport à une machine, va un jour ou l’autre s’estomper dans beaucoup de domaines. C’est une énième révolution copernicienne – il s’en produit une à chaque fois que l’être humain se trouve dégagé brutalement d’un piédestal central qu’il pensait occuper –, mais cette fois appliquée à la valeur et à l’intérêt de ce que nous sommes capables de produire. Dans ce contexte prochain, il va devenir extrêmement diffcile de motiver les élèves à apprendre la plus grande partie des compétences et connaissances qui les occupent actuellement dans les classes. Nous faisons face à une forme de démultiplication d’un phénomène amorcé avec des outils comme Wikipédia, ou les traducteurs et les correcteurs orthographiques, mais cette fois étendu bien au-delà du savoir, vers le savoir-faire. Impossible de leurrer longtemps un cerveau en quête permanente d’optimisation de son rapport bénéfice/coût (maximiser ce qu’on obtient en minimisant l’effort consenti, ce qui est une bonne stratégie pour survivre et perpétuer son espèce).

UN ENJEU : ÉVITER LA DÉMOBILISATION DES ÉLÈVES

On peut donc dès à présent prévoir une chute d’engagement des élèves dans l’apprentissage en général, à l’exception de quelques niches inaccessibles à l’IA, de la même façon que l’on pouvait anticiper la chute des capacités de maintien de l’attention avec la multiplication des contenus et des sources de stimulations numériques (une attention limitée divisée par plus de contenus égale moins d’attention pour chacun, fatalement).

79 N° 156 - Juillet-août 2023
©
Suzanne Tucker/Shutterstock

Allons-nous dans le mur ? Certainement… à moins de prendre très au sérieux l’enseignement de ce maître de kyudo : on est capable de fabriquer des systèmes de guidage électroniques pour aider à mettre la fèche dans la cible à chaque fois, ou même de fabriquer des robots qui tirent parfaitement droit, mais ce ne sera plus du kyudo, car ce qui donne de la valeur au tir, c’est l’état d’esprit dans lequel il est réalisé. S’il est bien une capacité de l’être humain qu’une machine ne sera jamais en mesure de reproduire, c’est celle de réaliser quelque chose dans un certain état d’esprit – un authentique état de concentration – avec le ressenti subjectif et expérientiel associé (ce que cela « fait » d’être bien concentré). Même si une machine parvient à le développer, vous ne pourrez en faire l’expérience qu’en exécutant le geste vous-même. La cérémonie du thé – ocha – a survécu à l’avènement des distributeurs de boissons, qui préparent le thé beaucoup plus vite et sans effort, car ce n’est pas le thé en lui-même qui compte, mais l’état d’attention de la personne qui l’a préparé. C’est ce qui lui donne sa valeur, une valeur qu’aucune machine n’est capable de reproduire.

COMMENT TRAVAILLER SON « ÉTAT D’ESPRIT » ?

Donc, bonne nouvelle : nous pouvons déjà anticiper une voie de sortie à cette grave crise existentielle avant même qu’elle ne se soit généralisée. Mais cela ne veut pas dire pour autant que rien ne doive être fait dès maintenant : il va falloir très concrètement mettre un accent particulier à l’école sur l’état d’attention dans lequel les élèves réalisent ce qu’on leur demande de faire – et être capable d’évaluer cet état d’attention ! Ce n’est pas facile, loin de là, mais ici encore, inspirons-nous du kyudo, qui propose un système d’examens et même des compétitions, où est spécialement évalué l’état d’esprit d’un tir par un observateur expérimenté qui apprécie la fuidité des gestes, l’existence de pauses en utilisant sa propre

expérience du kyudo pour se « projeter » dans la posture mentale de l’autre, exactement comme une personne qui a l’habitude du stress sait reconnaître immédiatement qu’une autre personne est stressée. Par ailleurs, la venue de l’IA ne changera pas forcément ce que les élèves feront à l’école, mais la façon dont ils le feront (à part l’ajout d’une forme d’éducation de l’attention), donc, globalement, les concepteurs des programmes scolaires pourront continuer, si cela leur chante, à faire apprendre à nos enfants toutes sortes de choses qu’une machine fera mille fois plus rapidement (ne serait-ce que pour assurer une culture commune transgénérationnelle, etc.). L’essentiel sera de cesser de penser uniquement en termes de fèche dans la cible pour donner dès le plus jeune âge une place centrale à la question de l’état d’attention dans lequel travaille chaque élève – avec une concentration douce et posée. Et le reste suivra naturellement, car j’oubliais de vous le dire : on est aussi plus effcace quand on est bien concentré… eh oui, les grands maîtres de kyudo mettent leurs fèches dans la cible !

Bibliographie

E. Herrigel et D. T. Suzuki, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 2016

80 N° 156 - Juillet-août 2023
£
VIE QUOTIDIENNE L’école
FAUT-IL ENCORE APPRENDRE ?
La cérémonie du thé, l’« ocha », a survécu à l’avènement des distributeurs de boissons, qui préparent le thé beaucoup plus vite et sans e ort, car ce n’est pas le thé en lui-même qui compte, mais l’état d’attention de la personne qui l’a préparé.
des cerveaux
(PUISQUE LES IA ARRIVENT...)

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BON EXPERT CERVEAU MASO

Quelle est la différence entre un bon et un mauvais expert ? Le mauvais expert donne des explications longues, formulées sur un ton impersonnel, et compliquées. Le bon expert aussi. D’où la difficulté de les distinguer.

ÉNERVANT

La sensation irritante d’avoir un mot sur le bout de la langue s’expliquerait par une dissociation entre le concept d’un mot et sa forme phonologique – sa décomposition en syllabes et en sonorités. Un bug cérébral qui touche le plus souvent les noms propres.

Quand on sectionne les nerfs d’une souris cancéreuse, la maladie progresse moins rapidement. Le cerveau nourrit les tumeurs en libérant des facteurs de croissance au bout des terminaisons nerveuses et en favorisant la création de vaisseaux sanguins qui les irriguent en substances nourricières. On parle dorénavant de « neurosciences du cancer »…

PAS JALOUX POUR UN SOU

« La compersion désigne l’excitation éprouvée à l’idée que votre partenaire amoureux soit attiré par une autre personne ou ait un rapport sexuel avec elle. » Yves-Alexandre

4 %

de la population serait incapable d’imaginer une scène visuellement, que celle-ci soit fictive ou liée à un souvenir. Un trouble appelé « aphantasie », qui n’est pas une pathologie.

ROSÉ TRAÎTRE

Il ne faut surtout pas boire de rosé (ni d’alcool !) en cas de canicule : cela bloque l’action de l’hormone antidiurétique dont la fonction est de garder l’eau à l’intérieur du corps. On perd alors de plus en plus d’eau en allant uriner – ce qui donne envie d’un bon verre de rosé…

J’ACCUSE !

Pour faire le point sur soi-même, les philosophes antiques préconisaient de créer un « tribunal intérieur » à la fin de chaque journée. On commence par repérer ce qu’on a mal fait, puis on se juge sans concession, et enfin on plaide sa propre défense. Le but : définir une ligne d’action meilleure pour les jours suivants !

10 ANS

La di érence souvent ressentie entre l’âge réel d’une personne et l’âge qu’elle a l’impression d’avoir « dans sa tête » – le second étant toujours inférieur au premier.

p. 82 p. 70 p. 40 p. 12 p. 66 p. 6 p. 84
p. 24
À retrouver dans ce numéro N° 156 - Juillet-août 2023

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Maladie d’Alzheimer, de Parkinson, AVC, tumeurs cérébrales, maladie de Charcot, mais aussi sclérose en plaques, dépression, épilepsie… Défi médical de notre siècle, les maladies du cerveau peuvent tous nous toucher de près ou de loin, aujourd’hui ou demain. Pour faire de nouvelles découvertes, mettre au point des traitements innovants et vaincre ces maladies, les 700 chercheuses et chercheurs de l’Institut du Cerveau sont mobilisés. En les soutenant par un don, donnez-leur les moyens de protéger ce que nous avons de plus précieux : notre cerveau.

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