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L’ARN par qui tout a commencé
Le ribosome, l’usine à protéines des cellules, est constitué d’ARN (en bleu) et de protéines (en blanc).
Les deux types de molécules s’agencent en deux sous-unités, une grosse et une petite. Les acides aminés qui sont assemblés en une protéine sont apportés par les ARN de transfert (en jaune).
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Premier ARNt
Premier acide aminé
Deuxième ARNt
ARNt « vide »
Deuxième acide aminé a b
Ribosome ARNm
Codon
Au commencement, il y a des milliards d’années, avant l’apparition de n’importe quel organisme vivant, animal, bactérie, végétal… prévalait un « monde à ARN » (voir les Repères, page 6) Ces molécules cousines de l’ADN virevoltaient probablement avec des acides aminés et d’autres biomolécules rudimentaires, fusionnant ou au contraire s’éloignant, dans une « soupe primordiale », le creuset d’une vie sur une planète qui en était encore dépourvue
Soudain, un changement fondamental dans ce monde prébiotique eut lieu : l’apparition d’une « machine » rudimentaire, une poche faite d’ARN, capable de rapprocher des acides aminés et de les associer, fabriquant ainsi la plus simple des protéines, des molécules justement constituées de l’enchaînement d’acides aminés, parfois plusieurs milliers Cette modeste poche allait progressivement évoluer pour devenir le ribosome présent dans toutes les cellules, un complexe d’ARN et de protéines qui fabrique les protéines à partir d’une information génétique. Ada Yonath, de l’institut des sciences Weizmann, à Rehovot, en Israël, et son équipe ont conceptualisé cette idée de « protoribosome » il y a près de vingt ans, après avoir participé à l’élucidation de la structure du ribosome moderne , une prouesse récompensée par le prix Nobel de chimie 2009.
Cette hypothèse de protoribosome n’attendait qu’à être confortée par des expérimentations.
― En bref
> Le ribosome, qui dans nos cellules fabrique les protéines, aurait été dans la soupe prébiotique beaucoup plus rudimentaire qu’il ne l’est aujourd’hui : une simple poche d’ARN.
> Cette hypothèse s’est récemment vu confirmer par de nombreuses expérimentations qui ont réussi à recréer un « protoribosome ».
> Soumis à la sélection naturelle, celui-ci se serait ensuite complexifié par l’ajout de plusieurs bouts d’ARN et de pr otéines pour devenir l’édifice que l’on connaît.
> Le protoribosome, qu’il ait existé ou non, aidera peut-être un jour à fabriquer des molécules inédites.
Deux acides aminés liés
C’est chose faite ! En 2022, le groupe d’Ada Yonath est parvenu à créer une machine à ARN primitive capable de relier deux acides aminés. La même année , l’équipe de Koji Tamura , de l’université de Tokyo , a obtenu un résultat similaire . « L’idée du protoribosome en sort renforcée » , concède Paul Schimmel , de l’institut Scripps , à La Jolla , en Californie . Plus largement , ces réussites ont suscité une vague d’enthousiasme
Bien que des réserves subsistent, ces travaux semblent bien récapituler une étape importante sur la route qui mène des molécules organiques primordiales au ribosome utilisé par le dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants. Et certains voient déjà dans le protoribosome un outil idéal pour créer de nouveaux types de molécules biologiques
LES ARN DANS L’ARÈNE
Les scientifiques tentent de comprendre l’origine chimique des biomolécules depuis des décennies Il y a soixante-dix ans, Stanley Miller, à l’université de Chicago, a fait jaillir des étincelles dans un mélange gazeux pour créer des composés organiques Des chercheurs comme Carl Woese (le découvreur des archées, le troisième groupe du vivant, avec les bactéries et les eucaryotes) et Francis Crick (le père de la double hélice d’ADN) ont suggéré que le ribosome ait
Protéine en cours d’élaboration pu au départ être composé uniquement d’ARN, une idée étayée au début des années 1980 par la découverte des ribozymes, des ARN capables de catalyser des réactions, un rôle que l’on croyait uniquement dévolu aux protéines De là est née l’hypothèse du « monde à ARN ». Cette idée est débattue et de nombreux scientifiques soupçonnent qu’une grande diversité de biomolécules, y compris des protéines rudimentaires, des lipides et des métabolites, ait pu coexister dès le départ. Il n’empêche, selon Ada Yonath, les ARN étaient très nombreux sur la Terre primitive : « La plupart, petits et inutiles, ont disparu, tandis que le protoribosome a perduré »
La synthèse protéique est fondée sur la complémentarité des nucléotides qui constituent d’une part l’ARN messager (ARNm) et d’autre part l’ARN transfert (ARNt) : à chaque triplet de nucléotides (ou codon) de l’ARNm correspond un ARNt particulier porteur d’un acide aminé donné. Un à un, ces acides aminés sont reliés en une chaîne qui n’est rien d’autre qu’une protéine.
Au début des années 2000, elle a avec ses collègues publié les structures à haute résolution des deux sous-unités qui constituent le ribosome (voir la figure page 19), en l’occurrence celui de bactéries extrêmophiles À mesure que les structures ribosomiques d’autres organismes étaient élucidées, Ilana Agmon, du groupe de Rehovot, a remarqué qu’au cœur de la grande sous-unité se trouve un segment semi - symétrique , une structure en forme de poche faite d’ARN et nommée « centre peptidyltransférase » (CPT).
Lors de la traduction de l’ARN messager (ARNm) en protéine (voir la figure ci-dessus), lorsque deux acides aminés, transportés par des ARN transfert (ARNt) sont rapprochés dans le CPT, les conditions sont réunies pour qu’ils s’assemblent en un dipeptide, une mini-protéine à deux acides aminés Et , bien que la séquence nucléotidique spécifique de ce CPT varie d’une espèce à l’autre, la forme est toujours la même, indiquant qu’elle est cruciale pour le fonctionnement du ribosome (voir la figure page suivante)
À partir de 2006, « nous avons supposé qu’il s’agissait du protoribosome à partir duquel le ribosome a évolué », se souvient Anat Bashan, elle aussi au Weizmann Mais la région considérée est composée de 178 nucléotides, ce qui en fait une structure particulièrement grande pour l’imaginer surgir, entièrement formée, sur la Terre primordiale Se fondant en partie sur la symétrie observée, Ilana Agmon a proposé un modèle nécessitant deux ARN similaires , en forme de L , de 60 et 61 nucléotides. 121, c’est une taille plus raisonnable ! De fait , Elisa Biondi , de la FfAME , à Alachua, en Floride, et ses collègues ont réussi à synthétiser des ARN de 100 à 300 nucléotides sur des verres naturels, d’origine volcanique ou nés d’impacts de météorites.
Mais tout le monde n’est pas convaincu. Ainsi, Joseph Moran, de l’université de Strasbourg, doute que le protoribosome soit apparu d’un coup, tel quel, et pense qu’il dérive d’éléments beaucoup plus simples . Lesquels ? Selon Robert RootBernstein, de l’université d’État du Michigan, à East Lansing, ces éléments plus simples ont pu être les ARNt. De fait, le noyau du CPT ressemble beaucoup à quatre ARNt réunis. Qui plus est, rappelle le biochimiste, les ARNt ne sont pas de simples
Le C Ur Du R Acteur
Au centre du ribosome se niche le centre peptidyltransférase (CPT), une poche d’ARN où les acides aminés transportés par des ARN transfert s’assemblent en protéines. La structure 3D de ce centre, qu’il vienne d’organismes aussi différents que des eubactéries, des archées, des eucaryotes et même des mitochondries, est particulièrement conservée, ce qui plaide pour son importance pour tout le règne vivant.
transporteurs, ce sont des molécules polyvalentes douées pour toutes sortes de tâches , comme la détection des nutriments et l’inhibition de gènes Peut-être avaient-ils déjà une fonction de ce genre dans la soupe primordiale avant d’être recrutés pour le protoribosome.
L’hypothèse du protoribosome suppose que l’une de ces premières poches d’ARN ait pu relier des acides aminés entre eux avant d’évoluer pour devenir le ribosome. Pour beaucoup, cette idée est juste, mais n’est pas acquise. « C’est plausible », admet Anton Petrov, de l’institut de technologie de Georgie, à Atlanta, mais les premières machines à ARN avaient peut-être des fonctions sans rapport avec la synthèse des protéines avant d’endosser ce rôle lors de l’émergence du protoribosome. « C’était une proposition très audacieuse », déclare quant à lui John Sutherland, du Laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge, au Royaume-Uni.
Les théories audacieuses réclament des preuves extraordinaires, et c’est ce que le laboratoire d’Ada Yonath s’est efforcé d’obtenir sous la houlette de Chen Davidovich. La première étape consistait à produire les molécules nécessaires à la construction de ce protoribosome
L’ARN par qui tout a commencé
Volution Mol Culaire
Quand les chercheurs modélisent l’évolution du ribosome, ils la décomposent en six étapes d’expansion successives. Les premières (en bleu foncé et vert) renferment déjà le CPT, là où les acides aminés qui constituent une protéine sont associés.
théorique . Le biologiste a alors étudié les séquences d’ARN de plusieurs ribosomes modernes et éliminé tout ce qui semblait étranger au protoribosome, laissant juste assez d’ARN pour créer cette poche semi-symétrique Certains de ces ARN ont pu s’apparier pour former quelque chose de similaire au noyau du CPT qu’Ilana Agmon avait imaginé.
UNE MINI-PROTÉINE
La deuxième étape consistait à montrer que ces protoribosomes putatifs étaient en mesure d’accrocher ensemble deux acides aminés Ce fut un travail de longue haleine qui a résisté à plusieurs assauts, à commencer par ceux de Chen Davidovich, qui a renoncé et s’est tourné vers d’autres projets Miri Krupkin, qui lui a succédé, n'est pas non plus parvenue à ses fins Enfin, Tanaya Bose, qui a rejoint le laboratoire en 2016, a mené le projet à son terme. Chimiste de formation, elle a utilisé d’autres méthodes de détection, notamment la spectrométrie de masse, pour enfin mettre en évidence le dipeptide attendu !
« La quantité de produit était minuscule », se souvient-elle. Elle soupçonne Chen Davidovich
Phases
et Miri Krupkin de l’avoir bien fabriqué, mais pas en quantité suffisante pour le détecter. Quoi qu’il en soit, même infime, cette quantité relève « un peu de l’exploit », concède John Sutherland Également inspiré par la poche centrale semi-symétrique, Koji Tamura, au Japon, était lui aussi sur la piste de la machine à liaison peptidique minimale Avec Mai Kawabata et Kentaro Kawashima, ils ont fabriqué leur propre structure semblable au protoribosome d’Ada Yonath avec deux ARN de 74 nucléotides. Cependant, plutôt que des ARNt, ils ont utilisé des éléments deux fois plus petits, des « mini-hélices » nucléotidiques Là encore, du dipeptide attendu a été détecté par spectrométrie de masse.
Selon Paul Schimmel , qui a travaillé avec Koji Tamura, celui-ci « est allé un pas plus loin [que l’équipe d’Ada Yonath] en construisant ce que de nombreux évolutionnistes considèrent comme des ARNt primordiaux ». Certains soupçonnent même ces mini - hélices d’avoir développé la capacité de s’autorépliquer, une autre étape clé de l’apparition de la vie
Cependant, si Koji Tamura demeure prudent en précisant qu’« il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de vraiment comprendre
Une vie tombée du ciel
Si les scientifiques s’interrogent sur les premiers pas de la vie sur la Terre et l’apparition d’une synthèse des protéines rudimentaires impliquant ARN et acides aminés, ils s’intéressent également, en amont, à l’origine des briques élémentaires nécessaires à ce mécanisme. Selon une des hypothèses en vigueur, certaines des molécules prébiotiques ayant permis à la vie d’émerger auraient été importées sur notre planète par des météorites et des comètes, lors de bombardements plus fréquents à l’époque, aux premiers temps du Système solaire. D’autres scénarios mettent en scène les sources hydrothermales océaniques comme berceau de la vie. L’analyse récente d’échantillons rapportés par la sonde Hayabusa 2 après les avoir collectés à la surface de l’astéroïde Ryugu conforte l’idée d’une origine extraterrestre. En effet, menée par un consortium international entre le Japon, les États-Unis et l’Europe, une panoplie d’analyses, dont la spectrométrie de masse combinée à la chromatographie liquide et gazeuse, a en effet révélé la présence de pas moins de 20 000 molécules organiques telles qu’elles se présentaient il y a quelques milliards d’années. Parmi elles, on trouve de nombreux acides aminés, dont la glycine, l’alanine et l’acide α-aminobutyrique…
Mieux, d’autres travaux ont mis en évidence dans les échantillons la présence d’une base azotée particulière, propre à l’ARN, l’uracile, ainsi que de l’acide nicotinique. Cette dernière molécule (connue sous le nom de vitamine B3 ou niacine) est un cofacteur important du métabolisme. Ainsi, beaucoup d’éléments essentiels à la vie seraient tombés du ciel. La confirmation viendra peut-être de l’analyse des échantillons d’un autre astéroïde, Bennu, que l’on compte récupérer en septembre 2023, lorsqu’ils seront livrés par la sonde Osiris-Rex, de la Nasa.
Loïc Mangin
l’évolution du CPT et du ribosome », Anat Bashan est plus confiante : « Nous pensons que c’est ainsi que les premières protéines sont apparues. »
AVEC OU SANS ARN ?
N’y avait-il pas d’autres façons d’associer des acides aminés en polypeptides sur la Terre primitive ? Peut-être. Par exemple, des scientifiques ont proposé que les acides aminés et les acides dits « α-hydroxylés » (les acides lactique, tartrique, citrique…) aient pu se lier en polypeptides à la faveur de l’alternance de conditions fraîches et humides, puis chaudes et sèches sur la Terre primitive, sans qu’aucun ARN ne soit nécessaire En 2022, une autre équipe a montré de son côté que des nucléotides d’ARN non canoniques , c’est-à-dire différant des classiques A , C, G et U par une légère modification, et trouvés dans les ARNt et les ARN des ribosomes, sont capables d’assembler des peptides. Un tel mécanisme a pu être à l’œuvre dans le monde à ARN. Le problème est, note John Sutherland, « que cela ne ressemble en rien à la façon dont la nature fabrique aujourd’hui des peptides à partir de l’ARN » Comment passer de l’un à l’autre ?
À l’inverse , les travaux sur le protoribosome ont ceci de particulier qu’ils permettent d’imaginer comment ce noyau primitif , au fil des millénaires , a pu accumuler des morceaux supplémentaires d’ARN et de protéines pour créer le ribosome moderne.
L’ARN par qui tout a commencé
Anton Petrov et ses collègues ont proposé une telle chronologie en travaillant à rebours à partir du ribosome actuel. Ils ont analysé la structure 3D des ribosomes de nombreuses espèces afin de repérer les diverses branches d’ARN qui ont été ajoutées progressivement En remontant ainsi le temps, un peu comme l’avait fait Chen Davidovich pour obtenir la structure de la poche d’ARN, les premières structures qu’ils ont mises en évidence correspondent à celles du protoribosome d’Ada Yonath (voir la figure page 23)
La prochaine étape évidente de l’ensemble de ces travaux sera de produire un ensemble diversifié de peptides plus longs que deux acides aminés Même s’il reste des détails expérimentaux à éclaircir, Yuhong Wang, de l’université de Houston, au Texas, et son collègue y seraient parvenus avec une version plus grande du CPT et auraient obtenu une chaîne de neuf lysines (un acide aminé).
D Tournement De Protoribosome
Toujours est-il que ces ribosomes dépouillés ne sont pas seulement étudiés pour comprendre l’origine de la vie Certains souhaitent y recourir pour fabriquer de nouveaux types de biomolécules utiles en médecine ou dans l’industrie, et qui ne se limiteraient pas aux 20 acides aminés habituels ou même à des acides aminés tout court Ce type de synthèse de macromolécules serait moins coûteux et plus respectueux de l’environnement que d’autres méthodes, veut croire Yuhong Wang.
En attendant, les études sur l’origine de la vie n’ont pas fini de faire parler d’elles En effet, il reste à comprendre comment les ARN ont acquis la capacité de s’autorépliquer et comment un ribosome primitif a réussi à créer des peptides spécifiques codés par des ARN messagers primitifs John Sutherland ajoute une autre question centrale : quelle fonction avaient les premiers peptides produits par le protoribosome pour que celui-ci ait présenté un avantage évolutif sans lequel il aurait disparu rapidement ? Il formule quelques hypothèses : peut-être ces peptides ontils séquestré des ions métalliques qui, autrement, auraient détruit les ARN. Ou bien encore ont-ils pu contribuer à la formation des premiers compartiments biomoléculaires pour concentrer l’ARN et les peptides ensemble. « Quelle que soit la réponse, conclut le chercheur, lorsque des molécules offrent une prise à l’évolution, le reste appartient à l’histoire »
L’autrice
> Amber Dance docteure en biologie, est journaliste indépendante à Los Angeles.
Cet article est une traduction de « How did life begin ? One key ingredient is coming into view » paru sur le site Nature.com, le 28 février 2023.
À lire
> Y. Oba et al., Uracil in the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Nature Comm., 2023.
> H. Naraoka et al., Soluble organic molecules in samples of the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Science, 2023.
> E. Parker et al., Extraterrestrial amino acids and amines identified in asteroid Ryugu samples returned by the Hayabusa2 mission, Geochimica et Cosmochimica Acta, 2023.
> F. Müller et al., A prebiotically plausible scenario of an RNApeptide world, Nature, 2022.
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