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Le cauchemar n’est pas une fatalité
Les rêves reflètent-ils notre santé mentale ? Doit-on s’inquiéter quand un cauchemar devient récurrent ?
Les réponses d’Isabelle Arnulf, qui étudie le sommeil et ses troubles depuis une trentaine d’années.
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On vous consulte pour divers troubles du sommeil : le trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP, voir l’article page 22), mais aussi le somnambulisme, les éveils confusionnels, les terreurs nocturnes, la narcolepsie, l’hypersomnie… On sait aujourd’hui que le premier est très souvent annonciateur d’une maladie de Parkinson ou d’autres maladies neurodégénératives du même type. Les autres troubles du sommeil sont-ils aussi la manifestation de pathologies cachées ?
Non On a beaucoup cherché, mais on n’a rien trouvé. Par exemple, si on compare des somnambules à des personnes témoins, on observe qu’ils sont légèrement plus anxieux en moyenne, mais on n’a pas détecté de pathologie psychiatrique cachée.
Les rêves non plus n’indiquent pas de maladie mentale. Il y a eu des tentatives pour les « phénotyper » pour chaque trouble, mais on n’est pas allé très loin . Les cauchemars sont fréquents dans la psychopathologie en général , par exemple chez les personnes dépressives, anxieuses ou atteintes d’un syndrome post-traumatique. Les individus psychotiques ont des rêves particuliers qui ressemblent à leur façon de raisonner dans la journée – sans queue ni tête et plutôt pauvres, où ils sont dans des situations de la vie quotidienne Les personnes autistes ont aussi des rêves très pauvres, mais la pauvreté des rêves n’implique pas que l’on a ces maladies
La fréquence des cauchemars peut-elle aider à signaler une dépression ?
Oui, en particulier chez les jeunes Le risque suicidaire est plus élevé chez les adolescents qui ne vont pas bien dont la fréquence des cauchemars a augmenté Le suicide chez l’adolescent est en hausse ces dernières années et les médecins se trompent une fois sur deux sur le risque suicidaire d’une personne. Le risque plus élevé lié aux cauchemars commence à être intégré dans le diagnostic, mais c’est très récent. L’enjeu est de taille, car cela permettrait d’orienter plus tôt les jeunes dépressifs vers des dispositifs de veille comme le programme Vigilans, coordonné par Guillaume Vaiva, au CHU de Lille, un système d’appel régulier des gens à risque suicidaire qui a prouvé son efficacité.
Les cauchemars des personnes dépressives ont-ils des caractéristiques propres qui aideraient à les prendre en charge plus tôt ?
Dans la dépression, les rêves sont très négatifs, comme l’état mental des personnes dans la journée Les antidépresseurs mettent environ un mois à agir Au début des années 2000, Dieter Riemann, à l’université de Freiburg, en Allemagne, et ses collègues ont vu le contenu négatif des rêves des patients traités s’améliorer au fur et à mesure que leur humeur embellissait dans la journée. Mais dans les premières semaines de traitement, les antidépresseurs suppriment aussi souvent le sommeil paradoxal, la phase où l’on rêve le plus, et il faut attendre en général un mois pour que les patients se souviennent à nouveau de leurs rêves. Il est donc difficile d’appréhender le lien entre rêves et dépression et de savoir qui, entre les deux, dirige l’autre. Sauf, peut-être, si on arrive à trouver des rêveurs lucides dépressifs ou, sans doute plus facilement, des personnes dépressives atteintes de TCSP C’est un des projets en cours de Jean-Baptiste Maranci, dans notre équipe
Qu’apporteraient ces personnes ?
Depuis une quinzaine d’années, nous travaillons avec des patients souffrant de TCSP Ce trouble, qu’il faut soigner car les malades se blessent, permet aussi d’explorer les rêves, car à cause d’une lésion du tronc cérébral , leurs mouvements ne sont pas inhibés durant le sommeil paradoxal . Chez une personne comme vous et moi, le seul accès au rêve est le récit qu’elle en fait au réveil, avec toutes ses limites : oubli surtout , imprécision , reconstruction . Mais chez les patients présentant un TCSP, on a en plus accès au comportement durant le rêve . Nous avons ainsi créé une banque de comportements , de paroles et d’émotions faciales à l’aide de caméras infrarouges et de capteurs mesurant les muscles du sourire ou des expressions du visage. Quant aux rêveurs lucides, qui arrivent à savoir qu’ils sont en train de rêver quand ils rêvent, ils offrent un accès supplémentaire : il est possible d’instaurer un code avec eux pour qu’ils nous communiquent des informations pendant leurs rêves Au début , nous utilisions les mouvements volontaires des yeux : on obtient ainsi des informations complémentaires en délimitant des portions de rêve Par exemple, nous avons montré que la respiration dans nos rêves se traduit dans notre corps : on demandait aux rêveurs de trouver une piscine dans leur songe et de faire un signal quand ils plongeaient et quand ils ressortaient. La période sous l’eau correspondait à une belle apnée… Mais ce n’était pas toujours facile pour eux de penser à tourner deux fois les yeux vers la droite en pleine course-poursuite ! Alors nous sommes passés aux électrodes posées sur les muscles zygomatiques ou du front : nous demandons par exemple au rêveur de ponctuer les parties agréables de ses rêves avec trois petits sourires et celles désagréables avec trois petits froncements
Comment mettre à profit ces données dans le cas de la dépression ?
Le projet de Jean - Baptiste Maranci est d’utiliser l’intelligence artificielle , d’abord chez les rêveurs lucides, pour repérer sur la polysomnographie de leur sommeil (les enregistrements de l’activité cérébrale, des mouvements des yeux, du rythme cardiaque et de la respiration du dormeur) quels marqueurs sont associés uniquement aux émotions négatives et uniquement aux émotions positives On pourra alors les rechercher dans le sommeil de tous et, ainsi, comprendre comment nous régulons nos émotions pendant le sommeil, à quelle vitesse nous revivons et « digérons » les émotions négatives , ce qui nous permet d’être plus gais le matin que le soir Puis la même recherche sera réalisée chez des personnes dépressives dans le but de comprendre pourquoi ce mécanisme fonctionne mal chez elles, pourquoi elles sont plus tristes le matin au réveil que le soir
8 % des jeunes ont des cauchemars fréquents (plus d’un par semaine), selon une étude prospective chinoise publiée en 2021 et menée sur près de 7 000 adolescents suivis pendant un an. Les pensées suicidaires dans l’année qui suit sont deux fois plus fréquentes chez eux et les tentatives de suicide dans l’année, trois fois plus nombreuses.
Source : X. Liu et al., Sleep, 2021