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A-t-on créé un trou de ver sur un ordinateur quantique ?
C’est ce que laisse entendre un article récemment publié par une équipe de l’université Harvard. Effet d’annonce, réelle découverte, preuve de concept pour de futures expériences…, il est difficile de s’y retrouver tant cette étude se situe à la confluence d’idées complexes. Décryptage.
La réponse la plus simple est « non, les chercheurs n’ont pas créé un trou de ver » En effet, quand on parle de trou de ver, on pense volontiers aux films Contact (de Robert Zemeckis, sorti en 1997 et adapté du roman de l’astrophysicien Carl Sagan ) ou Interstellar ( de Christopher Nolan, 2014) et aux séries Stargate ou Star Trek. Dans ces œuvres de science-fiction, les voyageurs intrépides traversent des tunnels spatiotemporels pour se déplacer instantanément d’une région à une autre de la galaxie Mais gare à la confusion ! Daniel Jafferis, de l’université Harvard, aux États-Unis, et ses collègues n’ont pas créé de raccourci dans l’espace-temps, mais réalisé une simulation sur un ordinateur quantique, qui peut s’interpréter, dans un certain cadre de conjectures théoriques, comme la simulation de la dynamique d’un trou de ver On parle alors plutôt de trou de ver « holographique »
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Dans leur article, les chercheurs ont fait preuve d’une prudence relative « Cette étude est une tentative réussie pour observer la dynamique d’un trou de ver traversable dans un dispositif expérimental » , écrivent- ils En revanche, la communication menée autour de ce résultat (communiqués aux titres spectaculaires, minidocumentaire à suspens) a semé le trouble, laissant croire que l’équipe avait bel et bien créé un trou de ver…
Cette ambiguïté a largement alimenté la polémique entourant cet article . Mais une autre question se pose Quelle est l’importance de ce résultat ? La réponse est subtile et nécessite de comprendre comment l’étude s’insère dans le cadre de la recherche autour de la gravité quantique Les spécialistes ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux sur la place à donner aux travaux de Daniel Jafferis et de ses collègues. Tout est question d’interprétation.
Pour Antoine Tilloy, chercheur à l’École des mines de Paris - université PSL et membre de
L’ESSENTIEL
> En 1935, Albert Einstein et ses collègues ont développé deux idées a priori sans rapport : l’intrication quantique et les trous de ver.
> Certaines théories physiques très spéculatives suggèrent qu’il existerait une analogie forte entre ces objets.
> Une équipe a utilisé des particules intriquées sur un ordinateur quantique pour simuler la dynamique d’un trou de ver « holographique ».
> Ce résultat a suscité beaucoup de débats parmi les spécialistes.
L’AUTEUR
Vue d’artiste du trou de ver holographique simulé sur un ordinateur quantique.
l’équipe Quantic d’Inria, la portée de l’étude est discutable « Le modèle utilisé est déjà simulable sans approximation sur un ordinateur classique et très bien compris théoriquement. De plus, c’est un modèle “jouet” qui ne représente pas la réalité et il est ici encore simplifié pour tourner sur un ordinateur quantique Cette étude ne nous apprend donc rien sur le lien entre gravité et physique quantique dans notre monde »
Dans un article accompagnant celui de l’équipe de Daniel Ja fferis, Adam Brown et Leonard Susskind, de l’université Stanford, rejoignent le point de vue d’Antoine Tilloy, mais voient ce résultat comme une étape préliminaire à d’autres travaux : « Les résultats de cette expérience ne nous révèlent rien de plus que ce qu’on aurait pu faire avec un calcul classique, et ne nous indiqueront rien sur la gravité quantique Néanmoins, l’expérience de Daniel Jafferis et de ses collègues est une preuve de concept qui pose les bases pour de futurs développements » Andrea Puhm , de l’École
SEAN BAILLY journaliste scientifique à Pour la Science polytechnique, partage les réserves et la prudence de ses collègues, mais ajoute : « Les résultats sont excitants, et je suis curieuse de voir comment cela se développera dans le futur »
Les Trous Noirs
D’EINSTEIN ET ROSEN
Pour comprendre les enjeux de cette étude, il faut remonter près d’un siècle dans le passé En 1915, Albert Einstein finalisait sa théorie de la relativité générale, qui allait révolutionner notre vision du monde. L’espace-temps devient un cadre dynamique qui se déforme en présence d’énergie et de matière. La gravitation n’est plus une force au sens où l’entendait Newton, mais une manifestation de la courbure de l’espace-temps Des équations de la relativité générale, les physiciens dérivent des solutions qui prévoient l’existence de choses aussi étonnantes que les ondes gravitationnelles et les trous noirs dont l’existence ne fait plus de doute, ou encore… les trous de ver, qui sont, quant à eux, encore à un stade très spéculatif
En 1916, Karl Schwarzschild découvrit la première solution des équations de la relativité générale qui décrit un trou noir Depuis, de nombreuses observations ont confirmé l’existence de ces objets de l’extrême Les trous noirs sont des régions où la courbure de l’espace-temps est si forte que rien, même pas la lumière, ne peut s’en échapper. De tels objets se forment, par exemple, lorsque le cœur d’une étoile très massive en fin de vie s’effondre sur lui-même. La concentration de la matière devient alors si élevée qu’elle gauchit l’espace-temps jusqu’à former une singularité, où les grandeurs physiques deviennent infinies (un signe que les équations de la relativité générale atteignent leur limite de validité et nécessitent une autre théorie, la gravité quantique). La singularité est cachée à l’abri des regards, derrière l’horizon des événements, la frontière qui sépare l’intérieur du trou noir dont rien ne peut s’échapper et l’extérieur où il est encore possible de se sauver
Les trous de ver sont encore plus étonnants que les trous noirs C’est en 1935 qu’Albert Einstein et Nathan Rosen , tous les deux à
L’ESSENTIEL L’AUTEUR
> En 1997, le physicien Juan Maldacena énonce la désormais célèbre conjecture de la « correspondance AdS/CFT ». Elle postule que l’espace-temps, où règnent la gravité et les lois de la théorie de la relativité, équivaut à un espace plat et sans gravité uniquement soumis aux lois de la mécanique quantique.
> AdS/CFT réalise l’hypothèse du « principe holographique », esquissé quelques années auparavant : le volume de l’Univers serait le reflet d’une réalité plus profonde, plate et quantique, située « aux bords » de ce volume.
> Mais AdS/CFT ne s’applique pas directement à notre univers : la correspondance ne vaut que pour un espacetemps irréaliste. Les théoriciens cherchent aujourd’hui à la transposer à notre univers physique afin de pouvoir enfin unifier relativité et mécanique quantique en une théorie de la gravité quantique.
ANIL ANANTHASWAMY journaliste scientifique et écrivain, auteur notamment de Through Two Doors at Once (Dutton, 2018)