Nasserâa magazine final

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‫نساء‬ N° 1 - mai 2013

Ce que les femmes ont gagné et perdu de la révolution

Nasserâa Magazine

Tunisie Le rôle des femmes deux ans après le printemps arabe Constitution Chariâa : menace contre les droits des femmes

Focus

Les arracheuses d’alfa maintiennent la famille

Medias

Les clichés occidentaux sur les femmes musulmanes

Entre liberté promise et menaces régulières

Interview de Farida Labidi, députée d’ennahdha

« Dans tous les pays il y a des priorités, la religion c’est la nôtre »

01-gratuit


Rédaction Nasserâa Magazine Institut des Médias 47, rue Sergent Michel Berthet 69009 Lyon

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Directeurs de publication Patrick Girard Isabelle Dumas

Crédit photo : www.juzaphoto.com

apelotier@ gmail.com

Directrice de la rédaction Chef d’édition et Secrétaire de rédaction Alison Pelotier

« Ton habit dépend de ta pudeur et ta pudeur dépend de ta foi. Plus ta foi augmente, plus ta pudeur augmente, plus tu te couvres »

Tuteur Cherif Ferjani

Photo de couverture larepubblica.it

Photo Edito

Droits de reproduction textes et photos réservés

Crédit photo : osservatorioiraq.it

Romain Lafabrègue

Cheikh Ibn Baz Rahimahoullah


Editorial

La foi au-delà du voile Par Alison Pelotier, rédactrice en chef

J

e marche, la tête ailleurs, devant la mosquée de La Marsa, en banlieue nord de Tunis. Sans porter attention, je coupe la route à une femme. Son long voile noir m’effleure et je cherche son regard pour m’excuser. Je me retrouve face à un grillage, la femme porte une burqa, impossible de voir ses yeux. Il m’est arrivé de vivre exactement la même situation en France, mais ici elle prend toute autre dimension. Etre imprégnée de la culture arabo-musulmane au quotidien me fait prendre conscience de la signification de ce voile intégral. Je mets de côté ma vision occidentale et je tombe, par hasard, sur cette phrase de Cheikh Ibn Baz Rahimahoullah, un prêcheur qui, parmi tant d’autres, s’inquiète de la tenue vestimentaire des femmes sur youtube :  « Ton habit dépend de ta pudeur et ta pudeur dépend de ta foi. Plus ta foi augmente, plus ta pudeur augmente, plus tu te couvres  ». En lisant entre les lignes, je déduis : « Si tu ne te couvres pas, tu n’as pas de foi ». Malgré tout le respect que je porte à la religion, je bloque sur cette phrase. J’en parle avec des femmes, voilées et non voilées. «  Le choix de porter le voile n’appartient qu’à moi. Je peu garder ma pudeur sans forcément le porter », m’expliquent-on. Mais ce n’est pas le cas de toutes les femmes ici. Pour certaines Allah le

recommande, pour d’autres, il l’oblige. C’est une question d’interprétation. Ce mémoire ne veut pas alimenter les stéréotypes sur la femme musulmane soumise, renfermée ou encore tabassée par son mari, mais souhaite mettre en avant les différentes réalités qui concernent les femmes tunisiennes en cette période de transition démocratique. Pour cela, je me suis débarrassée de certains clichés qui ne sont pas forcément faux mais tout simplement emphatisés par un traitement de l’information superficiel. J’ai rencontré des militantes, des féministes, des riches, des pauvres, des voilées, des non voilées, des nostalgiques du régime, des islamistes endoctrinées mais aussi des libérées de la révolution. Toutes n’avancent pas dans la même direction, mais chacune, à sa manière, essaie de faire sa place dans une société, encore, malgré tout, extrêmement misogyne et patriarcale.

ATTESTATION DE NON PLAGIAT Je soussignée, Alison Pelotier, étudiante dans le programme de journalisme de l’ISCPA Institut des Médias, atteste sur l’honneur que le présent dossier a été écrit de ma main, que ce travail est personnel et que toutes les sources d’informations externes et les citations d’auteurs ont été mentionnées conformément aux usages en vigueur (nom de l’auteur, nom de l’article, éditeur, lieu d’édition, année, page). Je certifie que je n’ai ni contrefait, ni falsifié, ni copié l’oeuvre d’autrui afin de la faire passer pour mienne. J’ai été informée des sanctions prévues au Règlement pédagogique de l’ISCPA en cas de plagiat. Fait à Tunis, le 18 avril 2013 Signature de l’étudiante n° 1 nasserâa 7 mai 2013 3


Sommaire > TUNISIENNES : L’EMBLèME DE L’EMANCIPATION MAGHRÉBINE

En couverture

> LES COULISSES D’UN PAYS EN TRANSITION

Dossier :

De femmes « alibi » à femmes libres Les acquis du Code du statut personnel remis en cause

Crédit photo : trtfrancais.com

8 Enquête. Ennahdha : ces islamistes qui vérouillent les droits des femmes p. 12 Reportage. Sana Ghenima, chef d’entreprise : p. 18 l’égalité au quotidien

> Amina, femen séquestrée p. 10

> LA CAUSE FÉMININE INSTRUMENTALISÉE PAR LE RÉGIME BEN ALI

« Je soutiendrais toujours les Femen »

Crédit photo : Braham Bennadji

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Crédit photo : DR

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> FEMMES RURALES, CHEFS DE FAMILLE

Reportage : Crédit photo : Alison Pelotier

Les arracheuses d’Alfa à Kasserine

> RÉCUPERATION MÉDIATIQUE

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Enquête. L’image de la femme arabe faussée par les médias occidentaux p. 26

Analyse. Hijab : devoir islamique ou coutume préhistorique

> ET AUSSI...

> Le sexe, tabou des femmes musulmanes

30 Crédit photo : www.ajib.fr

Focus. L’hyménoplastie pour sauver l’honneur

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à 19 ans, Amina, première Femen tunisienne, a osé poser les seins nus contre le sexisme sur sa page Facebook. Famille, avocats, féministes, journalistes  : les rôles propres à chacun se mélangent au détriment de l’information. Différencier le vrai du faux devient difficile dans un contexte où les droits de la femme musulmane sont éclipsés et stigmatisés par le buzz. AminalorsdesadernièreactionàTunis.Lescheveuxteintsenblond,lajeune

A

vant d’exposer s e s seins nus s u r Facebook, personne ne la connaissait.Jeune,brune,lescheveuxcourts, masculine… Au premier abord, Amina n’a rien à voir avec les autres Femen occidentales. Son geste ne prend pas la même ampleur que celui desesconsoeursukrainiennes, à l’origine du mouvement. Exposer virtuellement ses seins nus, lui coûte sa liberté. « Fuck your morals »,

Femen, le cas A

peut-on lire sur sa poitrine sur cette photo qui a fait le tour de la Toile. Sanstarder,lafamilled’Aminamanifeste son désaccord. Une semaine aprèssapremièrefuitechezdesamis, la jeune est contrainte de rejoindre ses proches. C’est dans une maison à 300 kilomètres de la capitale qu’elle passeraunmoiscoupéedetoutcontactextérieur.

Attirée parlesymbole Amina affirme avoir été frappée par son cousin, séquestrée par sa famille, obligée à prendre des mé-

Crédit photo : DR

Rassemblement de femmes anti-Femen en voile traditionnel, Avenue Habib Bourguiba, à Tunis.

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dicaments et à ne plus se connecter à Internet. Elle n’a d’ailleurs plus de puce téléphonique pour appeler ses amis.Cemêmecousinl’aécraséeau sol lorsqu’il l’a enlevée, en plein jour, devantuncafédel’AvenueBourguiba, il y a deux mois. Selon le récit de lajeuneFemen,deuxviellesfemmes l’ontmêmesoumiseàuntestdevirginité, à son retour dans la maison familiale de sa grand-mère. Inutile de dire que les médias sautent sur cettehistoire,qui,dèsledépart,sème le doute sur la vraie personnalité d’Amina. Une jeune fille issue d’une famillemusulmane,conservatriceet quimontresesseinsenpublic. Un acte considéré par certains commecourageuxdansunpaysoù lafemmelutteencorepoursesdroits. D’autresyvoientunacteautantprovocateur que naïf chez une jeune femme,semble-t-il,attiréeplusparle symbolequeparlacauseféministe. Malgré tout, impossible pour les médias de ne pas en parler. Pourtant, Amina ne’ st pas la première à se montrer dénudée dans les pays arabes. Aliaa al-Maghdy, la première bloggeuse nue de l’histoire de l’Egypte avait déjà posé sans voile pour « lutter contre les islamistes »

de son pays, faisant référence aux modèlesnusdelaFacultédesBeauxArts du Caire dans les années ‘70. Amina, elle, n’a pas de référence particulière. Elle expose ses seins, comme toutes les autres Femen, pour défendre le droit des femmes dedisposerdeleurproprecorps.

Imageetcarapace Retour en arrière, deux semaines avantsafuite.Lapresselocalecommenceàs’intéresserà elle.Lachaîne de télévision Attounissia l’interviewe sur son plateau télévisé. Apparemment sereine et consciente desonacte,ellesemontresouriante etplaisantemêmeavecleprésentateur. Amina n’a pas l’air malade, ni schizophrène, comme sa famille veutlefairecroireaujourd’hui.Mais alors que la jeune Femen est privée detoutmoyendecommunication, sonavocate,MaîtreBochraBejHaj Hmida, tente d’y voir plus clair sur son cas. Les premiers appels de journalistes occidentaux arrivent. C’est à partir de ce moment-là que la situation dérape, sans que personne en prennent vraiment conscience. Martine Gozlan,


Crédit photo : Zohra Bensemra

Défendre sesintérêts

femenaétéarrêtéeparlapolicealorsqu’ellemanifestaitpacifiquement.

mina

journaliste à Marianne rencontre Amina et publie un article intitulé « J’ai retrouvé Amina, la Femen tunisienne », comme si elle annonçait un scoop. Elle raconte son entretien avec la jeune fille et sa famille, à grand coups de pathos et d’empathie. Quelques jours plus tard, c’est l’équipe de l’ « Effet papillon » de Canal + qui se déplace pour rencontrer une « séquestrée » de plus en plus accessible, cette fois ci, en essayant, une fois pour toute, de lui faire«cracherlemorceaux».Faceà la caméra Amina n’a pas l’air déstabilisée par les journalistes et affirme « que tout va bien » avec sa famille. L’airfatiguée,elleditavoirpeurpour sasécurité.«J’aireçudesmenacesde mort. Tu vas mourir, on va jeter de l’acidesurtonvisage,voilàcequ’ilsme disent. », explique-t-elle. Négligée, une voix parfois hésitante, ce n’est pas ainsi qu’on imaginait Amina lorsqu’on regardait ses photos sur le web, il y a quelques semaines. Face aux journalistes, elle est incapable de trancher et de répondre précisément aux questions. Est-elle réellement du côté des Femen ? Pourquoi justifie-t-elle l’attitude de sa famille alors qu’elle la prive de

ses droits fondamentaux ? Si elle affirme ne pas avoir eu le choix de rester enfermée, jamais elle n’utilise le mot enlèvement, comme pour esquiverlesujet.QuantauxFemen, elle ne soutient pas leurs dernières actions à Paris : « Elles ont brûlé le drapeau de l’islam à l’extérieur d’une mosquée à Paris en écrivant mon prénom sur leurs corps. Elles ont insulté tous les musulmans, ce ne’ st pas acceptable. », répond-t-elle. Avant de préciser : « On ma’ poussée à direcela,jenelepensepas  ».Unpas en avant, deux en arrière. Amina semble ne pas assumer ses actes et ne pas trouver les mots pour exprimer ses envies. Chaque phrase, un paradoxe. Juste après la mise en ligne de sa photo, elle voulait quitterlaTunisie;maisellearapidementchangéd’avis,endisantqu’elle préférait y rester pour défendre les droits des femmes. Depuis sa dernière fuite, mi avril, en s’adressant à la représentante des Femen, Inna Shevchenko, Amina a encore changé d’avis : «  J’organise une dernièreaction«  seinsnus  »puisje quittelepays », a-t-elleaffirmé,après sa dernière fuite, lors d’un entretien surSkype.

Vue d’Europe, Amina prend l’allure d’unsymboleféministeenluttepour lesdroitsdelafemmedanslemonde arabe, mais en Tunisie, les critiques fusent à son égard. « Les Femen sont en train d’endoctriner Amina. Elle ne savent faire que de la provocation et ne s’intéressent pas aux vrais problèmesdesfemmes»,peut-onlire parmilescommentairesendessous desphotos«  seinsnus  » d’Amina. Des critiques auxquelles le mouvement féministe est habitué mais qui prennent un sens particulier dans ce pays où les femmes, lassées des fausses promesses, demandent des actesconcrets.Or,danscettehistoire, chaque personnage défend ses propresintérêts.Lesparentsd’Aminaqui prônentlesvaleurstraditionnellesde la «  pudeur » féminine. Amina, prête a tout pour se faire remarquer, audépenddul’imageduféminisme tunisien, car son histoire est loin de refléter l’ensemble des femmes tunisiennes. Les Femen qui voient unenouvellefemmes’ajouteràleurs rangs. Les journalistes qui cherchent l’« info exclusive ». A l’écart de tout ça, une tante franco-tunisienne, qui poste des vidéos sur youtube, convaincue que sa nièce se drogue et doive suivre un traitement médical pour guérir sa schizophrénie. Bref, un feuilleton à l’américaine où trop d’informations personnelles décrédibilisent le débat. Si cette his-

toire ne’ st pas montée de toute pièce etqu’Aminaestréellementmenacée de mort, rien n’a été fait pour la protéger. Si elle est réellement malade et abesoind’aide,rienn’aétéfaitpourla préserver. L’accès aux médias aurait dûêtrerefuséd’embléeparsafamille surtout à la presse étrangère qui n’a faitqu’alimenterdesfauxdébatsurla femmetunisienne. «Ilyatoujoursunerecherchedusensationnel de la part de ces médias qui ne connaissent pas bien la Tunisie », explique Salma Baccar, rapporteuse de la Commission des Droits et des Libertés à l’ANC (Assemblée Nationale Constituante). Ce fait divers quialimentelesclichéssurlafemme musulmane braque tous les regards surunesituationquinereflètepasla réalité des Tunisiennes aujourd’hui. « Non,lesfemmestunisiennesneportent pas toutes le niqab. Non, elles ne sontpastoutessoumisesmaissurtout, non, elles no’ nt pas besoin de montrer leurs seins pour se faire respecter », lâche Azza Turki, une journaliste tunisienne, décryptant la stratégie d’Ennahdhaquisesertdu«casAmina » pour stigmatiser les femmes. Cedébatvicieuxetambiguëestbien plusnuancéetcompliquédecequ’il laissecroire,aupremierabord.Alors qu’encemomentmêmelesdéputés débattentlanouvelleConstitutionet quedesélections(législativesetprésidentielle)sontprévuesdanssixmois, il est facile de brouiller les esprits. Un sujet prétexte chasse l’autre. Amina sera oubliée lorsqu’un autre événementchocl’auraremplacée.

Crédit photo :www.parismatch.com

Une Femen manifeste en soutien à Amina.

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Dossier

de femmes « alibi » à femmes libres Crédit photo : orientalia.me

Depuis plus d’un siècle, la femme tunisienne porte haut le symbole de l’émancipation féminine dans le monde arabe grâce à une juridiction avant-gardiste. Si elle couvre tous les postes dans la société tunisienne, aucun parti politique n’a su la mettre sur le même pied d’égalité que l’homme. Manifester c’est désormais devenu une évidence depuis deux ans. Elle est instrumentalisée et manipulée par le pouvoir à des fins stratégiques.

L

a chute de Ben Ali le 14 janvier 2011 ne marque pas uniquement la fin d’un régime dictatorial. Ce fameux jour où le peuple tunisien descend dans la rue pour réclamer plus de démocratie, des visages de femmes s’imposent dans la foule. Pour la première fois, elles manifestent massivement. Sans peur, elles trouvent leur place dans ces cortèges où elles revendiquent avant tout plus de liberté pour leur pays. Le gouvernement démissionne et ces femmes sont conscientes que la société tunisienne ne peut se priver d’elles. Le rôle qu’elles détiennent depuis plus d’un siècle leur en donne la preuve. De part à une alphabétisation croissante depuis 60 ans, les femmes tunisiennes sont dites « privilégiée » grâce à des textes de loi dignes des pays les plus évolués. Aujourd’hui, elles osent s’exprimer et réclamer l’égalité entre hommes et femmes au

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nom d’un statut spécial voulu par un homme : Habib Bourguiba, «  le père de la nation arabe ». La Tunisie devient, grâce à lui, le premier pays arabe à abolir la polygamie.

Une condition privilégiée « Aujourd’hui, beaucoup de femmes travaillent en Tunisie. Il y a beaucoup de business women. Elles sont de plus en plus présentes dans les études aussi. », explique Anne Guion, reporter pour l’hebdomadaire français La Vie. Des événements historiques importants soutiennent les propos de cette journaliste. Alors que l’ancien président Bourguiba, laïque et démocrate, élargit les droits des femmes, Zine el-Abidine Ben Ali poursuit l’œuvre de son prédécesseur à l’aide de sa femme Leila Trabelsi. Cette femme moderne fait de la


cause féminine son fer de lance pour faire passer en douceur la dictature de son mari. Néanmoins des progrès voient le jour. «  La femme tunisienne sera la première que l’on verra sans voile. », poursuit Anne Guion. Mais sous le régime de l’ancien président les femmes n’avaient pas vraiment le choix. Le port du voile était interdit dans les lieux publics, tout comme en politique. Cette décision qui traduit la volonté de l’Etat d’être plus laïque redore le blason du pays, tout en privant les femmes de leurs libertés premières, sa tenue vestimentaire. Une loi qui a marquée les esprits pour son progressisme, en empêchant la religion d’influencer la politique. Une obligation qui cache, comme beaucoup d’autres, de nombreux intérêts. « Ben Ali a transformé les droits des femmes en un outil de propagande. Cela lui permettait d’obtenir des fonds de l’ONU et de donner au régime une façade acceptable. », dénonce Yosra Frawes, avocate spécialiste des droits de la femme et membre de l’association tunisienne des femmes démocrates. Derrière la stratégie du mari, Leila Trabelsi, haïe par les Tunisiens, se servait de la cause féminine pour satisfaire ses ambitions personnelles. La femme tunisienne n’était, à l’époque, ni plus ni moins, qu’ un alibi pour donner une bonne image du pays à l’étranger. « Leila Ben Ali a pris a cœur la question des femmes en disant vouloir se battre pour leurs droits. Elle se montrait proche des mères célibataires (voir page 19), stigmatisées dans le pays. Sur la forme rien ne pouvait lui être reproché car elle donnait la fausse impression que les choses avançaient. Sur le fond, elle avait compris à quel point les questions des femmes concernaient la société civile. A travers ces bonnes actions, elle a su donner une image démocratique de la dictature de son mari aux yeux de l’opinion internationale. », rebondit Hanene Zbiss, journaliste tunisienne. Leïla a essayé de monopoliser la question des droits des femmes ces dernières années, analyse Bochra Bel Haj Hmida, ancienne présidente de l’ATFD. La propagande de l’État a peu à peu créé l’impression que cette question était fondamentalement liée au régime.  » Résultat : aujourd’hui, les féministes craignent encore l’identification de la cause des femmes à Leïla Trabelsi. Difficile de se démarquer des pervers de l’héritage, malgré la révolution car ils marquent encore les esprits et déterminent les attitudes par rapport à la question féminine.

premières structures féministes voient le jour, comme l’ATFD, (Association Tunisienne des Femmes Démocrates) et l’AFTURD ( Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement) en 1989, le CREDIF (Centre de Recherche, d’Etudes, de Documentation et d’Information sur les Femmes), l’année suivante. Pendant plus de 20 ans elles militent aux côtés de l’UGTT (Union Général Tunisienne du Travail), principal syndicat tunisien depuis 1946. Au lendemain de la révolution à laquelle ces associations ont pris part activement, cela devient difficile pour elles de se mobiliser sans être menacées par les islamistes arrivée au pouvoir le 23 octobre 2011. Les militantes essaient de faire avancer les choses mais rares sont les moments où elles ne sont pas obligées de se retrancher dans leurs locaux. Leurs actions sont réduites bien souvent à Tunis et ces femmes n’osent plus se déplacer dans les régions par peur d’être prises à partie. « Au bout de deux ans, on peut sortir et aller au contact de beaucoup d’autres femmes et c’est justement ça qui gêne », déclare Najet Charbi, membre de la commission juridique de l’ATFD. Depuis la révolution, l’association a vu les appels augmenter face aux violences perpétrées le 14 janvier ainsi que l’apparition de nouvelles violences politiques à l’égard des femmes.

Un statut bâtard Aujourd’hui, même si la femme émancipée est de mieux en mieux acceptée, une partie de la société civile l’accuse de ne pas s’être suffisamment accrochée à ses acquis. « Bourguiba a modifié la loi sans vraiment travailler les mentalités », reprend Yosra Frawes. Conséquence : la Tunisienne est ballotée entre deux types de statuts ; celui des années 1940 qui considère la femme vouée à l’exclusion et à la soumission, et celui de femme moderne, épanouie et libérée. Un statut bâtard qui se complique par la tendance de nombreuses femmes à vouloir retrouver leur condition de femme au foyer et leur rôle d’épouse, que leurs mères ont rejeté il y a quelques dizaines d’années. « Il s’agit peut être d’une forme de désabusement que ressent la femme pour avoir intégré une responsabilité à l’intérieur et à l’extérieur du foyer. La femme du CSP, mal outillée pour une responsabilité économique en dehors de son foyer, pense aujourd’hui trouver son compte dans la condition d’une femme soumise, répondant à l’idéal caressé par l’homme. », suppose Outail Binous, psychothérapeute. « Du côté de la femme il y a peut-être une nostalgie qui consiste à rechercher en l’homme, l’être protecteur qui dirige tout, qui s’occupe de tout. L’idéal de l’homme maître à bord. », lâche-t-il. Ainsi, la femme serait davantage manipulée et instrumentalisée à partir de son domicile. La société civile qui milite pour faire comprendre aux femmes l’importance de préserver leurs droits n’est pas au bout de ses peines. La révolution a libéré la parole d’une société militante où la femme est très présente mais ne reflète pas toujours ses concitoyennes plus isolées. Représentant une certaine élite de gauche, culturelle et sociale, elles défendent parfois plus un symbole qu’une cause à part entière.

Instrumentaliser la cause féminine pour crédibiliser la dictature de Ben Ali

Libérée mais instrumentalisée Sous les deux derniers gouvernements la femme devient rapidement l’un des symboles du pays. Lorsque le président Habib Bourguiba lance le projet du « code du statut personnel » en 1956 (voir page 10 ), la République n’est pas encore née, ni même la Constitution qui verra le jour trois an plus tard. Les questions qui touchent à la femme font jurisprudence bien avant la mise en place du texte qui fixe l’organisation et le fonctionnement de l’Etat. Au fil des décennies, la femme tunisienne est à la fois bonne éducatrice, en société comme en famille, elle est travailleuse active dans les champs comme dans les usines. Elle dirige avec compétences les entreprises et les projets, jusqu’à ce qu’elle soit autant concernée par la chose publique que l’homme. Les

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Dossier

Privilégiées en droit,

Contexte. Depuis la révolution, la femme tunisienne n’a jamais fait au

elle n’a pas fini de revendiquer ses droits. La transition démocratique que

L

La femme, un symbole dans l’histoire tunisienne :  cette phrase pourrait être le titre d’un livre pour résumer l’importance de la gent féminine dans la société du pays. Depuis le début du XXe siècle, la Tunisie bénéficie de droits que l’on pourrait définir rares dans les pays arabo-musulmans, surtout concernant l’émancipation des femmes. Premier constat : le contrat de mariage de Kairouan (ndrl ancienne capitale tunisienne). En usage depuis la conquête islamique, le mariage kairouanais donne à la femme le droit d’inscrire dans son contrat de mariage son oppositionàlapolygamie. Si le mari veut se remarier, la femme peut de demander le divorce au détrimentdumariquis’engageàladédommager.Cecontratinterditdonc la bigamie à l’époux mais l’oblige bien avant à rétribuer sa femme avec une dot symbolique, condition sine qua non pour que le mariage puisse être consommé. A cette époque, l’époux a l’obligation de procurer à sa femme touteslescommoditésnécessairesaufoyer,dontnotammentunefemme deservicepourl’aiderauxtravauxménager.

Malgré une jurisprudence avant-gardiste en droit des femmes, certaines d’entre elles ont l’impression de vivre un « retour en arrière ».

Laquestiondel’héritagedivise

Dans les premiers mois qui suivent l’indépendance, le 20 mars 1956, le code du statut personnel, considéré comme la « Constitution des femmes », voit le jour. « Ce texte nous a donné beaucoup de droits mais malheureusement aujourd’hui la loi verrouille l’égalité entre hommes et femmes. La Constitution de 1959 consacre des libertés qui sont restreintes par d’autres lois qui prennent le dessus sur la Constitution. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à lutter pour préserver des acquis vieux de plus de cinquante ans. », explique Hager Ben Cheik Hamed, journaliste politique à radio Express FM, à Tunis. Parmi ces acquis, la question de l’héritage est probablement celle qui divise le plus l’opinion publique depuis des années. « La condition historique de la femme musulmane détermine ce statut depuis des siècles. Dans la religion musulmane, il va de soi que la femme doit toucher moins que l’homme lorsqu’un membre de sa famille décède. Les arrêts de la Cour d’appel de 2002 et 2009 donnant le droit à l’épouse

de toucher le même héritage que son mari n’ont servi à rien. », regrette Ali Benouari, ancien Ministre du Trésor Algérien s’intéressant à la cause féminine dans les pays arabes. Bien que la Tunisie ait ratifié la Convention de Copenhague concernant les droits des femmes, celles-ci restent également très peu représentées dans l’administration et la politique. « Je ne comprends pas pourquoi nous sommes si mal représentées. Ce n’est pas un problème de compétences car nous en avons autant que les hommes. Un ministère et deux secrétariats d’Etat, ce n’est pas de la représentativité pour moi. C’est tout simplement du décor. », affirme Neila Chaabane, professeur de droit à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.

Le Code du Statut Personnel Le Code du statut personnel (CSP) est instauré en 1956 sous l’autorité d’Habib Bourguiba. Il abolit la polygamie, institue le mariage comme contrat conjointement signé par les deux conjoints (la femme signe son contrat de mariage, chose qui n’existait pas avant) et le divorce civil, fixe un âge minimum pour le mariage et prend en compte les intérêts des enfants suite à la prononciation du divorce. Il permet aussi le développement du planning familial. A partir de la mise en oeuvre de ce code la pilule et d’autres moyens contraceptifs sont mis à la disposition des femmes et une loi autorisant l’avortement est votée en 1973. Ce code permet à la femme de devenir tutrice des ses enfants en cas de décès du père et introduit des modifications sur le droit de l’héritage en faveur de la femme. Toutes ces réformes font naître une nouvelle famille fondée sur les principes de l’égalité et de la solidarité entre les époux. 10 7 mai 2013 nasserâa n° 1


De femmes «  alibi  » à femmes libres

menacées dans les faits

Crédit photo : orientalia.me

tant parler d’elle. Deux ans après avoir pris part aux manifestations, vit le pays actuellement est loin de profiter à son statut.

Révolution=évolution? Force est de constater que les revendications des femmes aujourd’hui n’ont pas vraiment changé par rapport au temps de la dictature de Ben Ali. Mais avec l’arrivée du parti islamiste au pouvoir, Ennahdha, certaines d’entre elles ont l’impression de vivre « un retour en arrière ». Celles auxquelles le port du voile était interdit dans l’espace public et les administrations publiques ont pu finalement le reporter, premières parmi toutes les députées d’Ennahdha à l’ANC (Assemblée Nationale Constituante) ; celles qui ont toujours prôné la laïcitédel’Etatneveulentpasvoirleurindépendanceremiseenquestionpar unenouvelleConstitutionquirisquedes’inspirerdespréceptesdelachariâa.

Parmilesdéputéesfemmesdupartiislamiste,nombreusesayantétéemprisonnées sous le régime de Ben Ali, dans le cadre d’une lutte sans pitié contre les islamistes, certaines assurent vouloir défendre le droit des femmes. Elles se comptent sur les doigts d’une main mais sont représentées par Meherzia Labidi Mërzia, une figure importante qui prétend vouloir démocratiser les valeurs traditionnelles de l’Islam en politique. Première vice-présidente de la 2eAssemblée Constituante, cette femme, considérée comme modérée souhaites’inspirerdesprincipesfondamentauxdel’islamdanslestextesdelois.Les autres,lesfemmesdel’opposition,sontdesfemmesdeterrain,anciennesmilitantes,plusoumoinssyndiquées.Lasociétécivileleurreproche,toutcomme aux députées d’Ennahdha, de ne pas toujours être présentes lors des votes importantsà l’ANC.«Ellessontconsidéréescommesimplesfigurantes,trèspeu sonttêtesdelistedanslespartispolitiquesetsurlamoitiédeceslistes,lesfemmesne prennent jamais la parole. », reprend la journaliste. Néanmoins, aujourd’hui, quecesoitenpolitiqueoudanslasociété,cen’estpasleprinciped’égalitéensoi qui pose problème, mais sa mise en oeuvre. Ahlem Belhadj, présidente de l’AssociationTunisiennedesFemmesDémocrates,souhaiteraitnepas«voir uniquementlesélitesdeTunisreprésentées  ». «Lesfemmesruralessontenretrait. Il faut inclure l’éducation sociale et démocratique dans les programmes scolaires dans toutes les villes du pays ». Après la révolution l’écart entre les régions s’est agrandi.«Leproblème,enréalité,ne’ stpaslafemmedunordmaislafemmedu sud.C’estellequ’ilfautaideraujourd’hui.Elleestl’unedesvictimesdel’échectotalde l’intégrationdessociétésmaghrébinesparcequ’ellena’ jamaiseusonmotàdire.», reprend Ali Benouari. Ce constat est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle l’ATDF se déplace, hors de Tunis, dès que le climat politique le permet, pour sensibilisercesfemmes. «Ilestvraiquelorsquevousallezvoircertainesouvrières danslesusines,leursprioritésnesontleursdroitsdanslaConstitutionmaisavant tout le souci d’avoir un salaire à la fin du mois », explique Moufida Missaoui, coordinatriceduprojetCaravanequiasensibilisélesfemmesàvoterlorsdes dernières élections. Deux ans après la révolutions, les avis sont plutôt unanimes. Toutes les Tunisiennes ne sont pas encore complètement «  libérées  ». Etmêmecellesquileparaissentlenesontpasforcémentdansleurvieprivée. Encore faut-il donner une signification à ce mot énormément employé par lesmédiasoccidentauxpourdécrireunefemmeayanttrouverlecouragede dénoncermaisn’ayantpasencoretrouvé,auquotidien,lemoyendesedébarrasserdel’emprisedestabous.

La CEDAW, qu’est-ce que c’est? La Convention sur l’Elimination de toutes les formes de Discrimination à l’Egard des Femmes est une convention de l’Organisation des Nations Unies qui vise à instaurer l’égalité entre hommes et femmes. Adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1979, elle est ratifiée en 1985 par le gouvernement tunisien avec des réserves sur plusieurs articles. Il affirme « n’adopter aucune décision susceptible d’aller à l’encontre des dispositions du chapitre premier de la Constitution ». Au lendemain de la révolution, le gouvernement de Mohamed Ghannouchi décide de la levée des réserves mais maintient la déclaration générale. Au mois de mars, le ministre des Affaires Religieuses estime que ce texte est « inadapté aux principes de souveraineté de l’Etat, à son identité et à sa constitution ». Un des piliers pour les droits des femmes, est, une fois de plus, remis en cause. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 11


Crédit photo : Zohra Bensemra

Enquête.Alorsquelaso-

Deuxansaprèslarévolution, lesTunisiennescraignentquelaConstitutions’inspiredesvaleurs delachariâa.

ciétécivilesemobilisedepuislaformationdunouveau gouvernement, dominé par leparti islamiste,suiteaux élections du 23 octobre 2011, aujourd’hui des milliers d’activistes tunisiens accusent Ennahdha de vouloir remettre en cause lesacquisdelafemmedans sa nouvelle Constitution. Face aux langues de bois, aux non-dits et aux réponses floues, les féministes refusent que la chariâa régisselepays.

Constitution : les acquis des femmes menacés par l’ambiguïté d’Ennahdha

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ached Gannouchi, leader du parti islamiste Ennahdha avait tranché, le 26 mars 2012 au micro de Shems FM : «  Non, la chariâa ne sera pas appliquée dans la nouvelle Constitution.». Un an plus tard, l’idée de s’inspirer des fondements du texte islamique semble se balader encore dans la tête de quelques députés du parti majoritaire. Si l’article 1er est maintenu le préambule risque d’être davantage empreint des valeurs islamiques. « Le gouvernement n’a jamais caché son objectif de créer un état islamique dans le pays mais aujourd’hui il essaye de nous faire croire qu’il est démocrate alors qu’il est, au contraire, de plus en plus tacticien », affirme Najed Jaouaid, journaliste économique et politique en Tunisie. Le maintien de l’article 1er en est, selon elle, une preuve indéniable. « La Tunisie est un Etat indépendant sa religion est l’islam et sa langue l’arabe (ndrl article 1er). Cet article date des années Bourguiba et Ennahdha est suffisamment stratège pour ne rien changer et adapter ces termes à sa vision de l’islam pour restreindre, entre autre, les droits des femmes », continue-t-elle. Pour elle, les députés devraient être plus précis et donner leur signification de l’islam car « celui de Bourguiba, n’est pas celui de Ben Ali et encore moins celui d’Ennadha. Chaque président s’est servi de l’ambiguïté de ce terme et a joué avec les sentiments du peuple pour le manipuler », précise-t-elle.

12 7 mai 2013 nasserâa n° 1

Une constitution conservatrice Au sein même de l’Assemblée Nationale Constituante, les partis d’opposition haussent la voix, choqués par les idées « encore trop rétrogrades du parti islamiste  ». « On parle d’égalité des citoyens devant la loi mais cela n’est pas suffisant. Nous voulons que l’homme et la femme soient traités de la même manière « dans la loi » et non pas « devant la loi » », s’enflamme Nadia Chaabane, députée à l’ANC du parti Al Massar (la voie démocratique et sociale). Mais pour Meherzia Labidi, vice-présidente de l’ANC, dans le brouillon de la nouvelle Constitution, la femme sera citée en tant que « citoyenne » au même titre que l’homme. « Tous les deux bénéficient de l’égalité dans les droits et les devoirs devant la loi », précise-t-elle. Or, si cette femme défend une forme de démocratie musulmane, il est hors de question, pour elle, de parler de laïcité républicaine. Elle souhaite bel et bien s’inspirer de la chariâa. Raison pour laquelle le Front populaire, parti d’extrême-gauche militant pour les droits des femmes, n’accepte pas l’imprécision des termes utilisés par les députés d’Ennahdha dans l’écriture de la nouvelle Constitution. L’art. 16 affirme que l’Etat est garant de la protection « du droit à la vie, sauf dans des cas déterminés par la loi  ». « Cette clause donne donc tout le pouvoir au parti islamiste de promulguer des lois qui ne respectent pas les acquis de la femme. Les articles de la Constitution ne doivent pas être précis. Cela est fait volontairement », explique Azza Turki, journaliste politique. Alors quels articles pourrait être particulièrement menacés car


Les coulisses d’un pays en transition pas suffisamment bien « protégés » par la Constitution ? « La loi sur l’adoption est intégrée dans le code du statut personnel. Pour le moment il n’y a pas trop de risque qu’elle soit touchée mais celle sur l’avortement peut l’être puisqu’elle concerne les dispositifs autours de la santé et de la planification médicale.  », reprend la députée d’Al Massar. Ces derniers sont d’ailleurs déjà sournoisement remis en cause depuis l’arrivée du parti islamiste au pouvoir (voir page 31).

Les menaces des équivoques de la chariâa Alors que la Constitution a été dévoilée le 27 avril par l’ANC, la question des femmes tourmente encore de nombreuses féministes de la société civile qui continuent à craindre les idées du parti islamiste, Ennahdha. Le discours de ce parti ne reflète pas, selon elles, l’image réelle de la femme tunisienne, moderne et indépendante. « On dit souvent que la femme tunisienne est très libre mais je ne suis pas de cet avis. Ce gouvernement est en train de la faire rétrograder. La société reste très patriarcale et le CSP incomplet. Aujourd’hui, selon la loi, c’est le père qui est en charge de sa fille jusqu’à son mariage, alors que l’homme est indépendant dès l’âge de 21 ans. », s’indigne Soraya Fersi, membre fondatrice de l’association Egalité et Parité. Pour cette militante « il faut faire attention à chaque mot écrit dans la Constitution car le parti islamiste utilise des termes qui évoque la chariâa sans la citer ouvertement ». Une astuce pour donner une image démocratique d’un régime politique dont la légitimité est remise en cause chaque semaine à cause des propos pas toujours respectueux vis-à-vis des femmes, comme ceux d’Habib Ellouze, député d’Ennahdha appartenant à l’aile la plus radicale du parti islamiste. Au mois de mars dernier, cet ancien prêcheur originaire de la ville de Sfax, deuxième ville du pays et capitale économique du sud tunisien, a défini l’excision comme un « acte esthétique ». Des propos rustres et tellement brutaux qu’ils n’ont pas pu être canalisés. Des bourdes que les islamistes « modérés » ont eu du mal à rat-

traper ! Mais si Soraya Fersi n’adhère pas à l’idéologie du parti au pouvoir, elle ne se sent absolument pas représentée à l’ANC par les partis d’opposition. S’ils sont tout aussi responsables de la nature du texte qui en sortira, ils restent néanmoins inférieurs en nombre par rapport aux députés d’Ennahdha. Le parti islamiste veut tenir compte de la dimension normative de la religion en la présentant comme un système éthique qui n’entrave pas à la politique. Meherzia Labidi martèle : « Il ne faut pas oublier que l’islam c’est l’âme de notre pays. Comment pourrait-on écrire un texte aussi fondateur pour les Tunisiens, peuple pétri de valeurs musulmanes, sans parler des principes fondamentaux dans le préambule ? ». Avant que Monia Brahim, députée chargée des affaires relatives aux femmes ne précise  : « Dans la nouvelle Constitution, la femme sera mise en valeur quelles que soient ses convictions et son orientation politique. Pendant les 24 ans de règne de Ben Ali, la femme portant le hijab et adhérant à l’idéologie islamique était absente de la scène politique, car on l’a empêchée d’y prendre part. Désormais, on n’acceptera plus jamais ce type de discrimination ». Et d’ajouter : « Nous voyons notre avenir et celui de tous les Tunisiens dans l’application des principes de la chariâa qui règlement toute notre vie, en fin de compte  ». Si nombre de militantes s’interrogent sur ce que la femme avait à gagner de cette révolution, les plus réalistes se demandent ce qui reste des espoirs qui ont porté la révolution du 14 janvier 2011. « Aujourd’hui on se retrouve propulsé dans des débats qui ont eus lieu il y a quelques années en Tunisie sur les droits des femmes et que nous pensions avoir tranchés. Malheureusement ce n’est pas le cas », affirment-elles régulièrement dans les manifestations. A travers des conférences régulières organisées par les différentes associations féministes, les femmes veulent faire évoluer les mentalités et dessiner le nouveau visage de la Tunisie. Un projet qui est encore loin d’être réalisé mais que les femmes espèrent être le plus progressiste possible, dans quelques années, lorsque les islamistes, elles l’espèrent, « ne seront plus au pouvoir ».

« La Constitution estvolontairement imprécise pour porter à confusion »

Un droit des femmes en avance sur son temps 1900 : Inauguration de la première école de filles, sous le protectorat français. 1956 : Le code du statut personnel améliore le sort des femmes. Celui-ci abolit la polygamie, crée une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorise le mariage que par consentement mutuel. 1957 : Droit de vote des femmes et droit de se porter candidates aux élections. 1973 : Légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). 1993 : Une loi érige la mère en chef de famille, avec le droit de représenter ses enfants, dans une série d’actes juridiques de la vie quotidienne. 1998 : Une nouvelle loi améliore le sort des mères célibataires, notamment en permettant les tests ADN en recherche de paternité. 2003 : L’enfant naturel peut obtenir le même acte de naissance que celui de l’enfant né dans le cadre du mariage. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 13


Farida Labidi Politique. Députée d’Ennahdha et présidente de la commission libertés et des droits à l’ANC. Crédit photo : Alison Pelotier

« L’islam ne nous autorise pas à trancher la question de l’héritage » En même temps que les députées d’Ennahdha écrivent la Constitution avec les deux partis d’opposition de centre gauche, Ettakatol et le Congrès pour la république (CPR), les femmes craignent que leurs droits puissent être sacrifiés au profit de la chariâa. Farida Labidi interrogée sur cette question avance des propos flous et contradictoires. Comment la femme sera mise en avant dans la nouvelle Constitution ? En voici une première démonstration : « Tous les citoyens, hommes et femmes, ont les mêmes droits et les mêmes devoirs et sont égaux devant la loi sans aucune discrimination ». C’est ce que dit l’article 5 de la Constitution que nous sommes en train d’écrire. L’article 7, lui, affirme que l’Etat garantie les droits de la femme et appui ses acquis. Il y a un consensus sur le fait que les acquis qui se trouvent dans le code du statut personnel ne doivent pas être touchés car ils ne se contredisent pas avec notre religion. On considère le principe d’altern14 7 mai 2013 nasserâa n° 1

ance politique comme une valeur primordiale pour notre parti. Sans cet acquis essentiel la femme ne serait pas présente à l’Assemblée Nationale Constituante aujourd’hui. Le principe de parité et d’alternance dans les listes politiques est un acquis essentiel à l’évolution de la femme. L’article 37, lui, précise que l’Etat doit être garant de l’égalité des chances entre hommes et femmes pour assurer les différentes responsabilités. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent que dans votre Constitution vous employez des termes flous et pas assez précis ?

Dans la Constitution on doit parler d’articles généraux. On parle de la femme, de la famille, du rôle de la femme, de ses chances. On parle de toute forme de violence à l’égard de la femme et de la protection de ses droits. Nous ne pouvons pas rentrer dans les détails. Toute loi ou tout projet de loi a beaucoup de lectures après la rédaction et c’est pour ces raisons que la Cour constitutionnelle les interprétera. On essaie, le plus possible, d’utiliser des mots techniques et clairs, des mots qui ne portent pas à équivoque. On veut arriver à une méthode et à un contenu qui ne puisse pas être mal interprétés. Il y a déjà une très grande différence entre

le premier projet du mois d’août et celui que nous sommes en train de rédiger actuellement. Le préambule de la Constitution affirme que la religion d’Etat de la Tunisie est l’islam. Mais l’islam progressiste n’est pas celui prôné par Ennahdha aujourd’hui. Chaque gouvernement donne sa propre interprétation finalement... Notre objectif principal est de refléter l’opinion de chaque citoyen tunisien. On ne peut pas trouver un consensus sur ce contenu parce que aucun parti qui possède la majorité exigée n’arrivera à satisfaire tout le monde. Nous allons travailler en prenant en considération les remarques de tous les partis ainsi que les opinions des experts, puis la décision finale ira à l’Assemblée plénière. Pourquoi la femme est destinée à toucher moins de part d’héritage que l’homme? C’est un problème qui a un lien avec notre religion. L’héritage est une question à part et donne essentiellement une vision de l’islam sur la famille et les responsabilités de l’homme comme de la femme. Notre religion considère qu’il y a une égalité réelle dans la distribution même si ce n’est pas le cas. Il y a des situations où la femme ne touche pas d’héritage mais d’autres ou elle touche même plus de parts que son mari. Des cas mentionnés et clarifiés par des spécialistes de l’héritage existent dans nos textes.


Réalisée le 14 mars 2013 Malgré tout, on ne peut pas éliminer la question de l’héritage, l’islam ne l’autorise pas. Ce sont des principes qui fondent notre vision de la religion. On ne peut pas les trancher. C’est impossible. La religion influence donc votre manière de faire de la politique… Oui, notre religion est importante. Toutes les questions qui touchent à la religion ne peuvent pas être tranchées par l’ANC. Dans tous les pays il y a des priorités, la religion c’est la nôtre car elle représente l’identité de la Tunisie. Aucun parti ne dit qu’on ne peut pas prendre comme postulat l’islam dans la politique. Les valeurs religieuses sont trop importantes. Quelle place auront les conventions internationales dans la nouvelle Constitution ? La Constitution mentionnera les conventions internationales et fera référence à la Déclarations des droits de l’Homme. Néanmoins, dans l’article 15 nous précisons que ces conventions internationales s’opposent au contenu de notre Constitution. C’est pour cela que nous mettrons des droits de réserves pour respecter les spécificités de notre pays. Les conventions internationales n’auront pas plus d’importance que notre Constitution mais une place supérieure aux lois ordinaires. Cette technique est mise en place par tous les pays, nous ne sommes pas les seuls.

La question de la complémentarité, exclue il y a quelques mois, va-t-elle être à nouveau discutée ?

on n’a pas le droit d’obliger. Par contre, le Coran oblige à porter le voile, mais cela ne veut pas dire que nous sommes toutes obligées de

«Levoile,c’estune questiondemode devie.Lespetites imitentleursmamans ensevoilant » Oui. Pour le moment nous avons négocié beaucoup de choses, nous avons trouvé un dialogue sur ces questions mais nous n’avons pas tranché. Notre parti a toujours parlé de complémentarité de rôles dans la famille mais cela a été mal interprété. Nous n’avons jamais dit que la femme était complémentaire à l’homme. La traduction de l’arabe au français n’est pas correcte. La présidente de la Commission a présenté une fausse traduction et la presse l’a prise à la lettre. Trois mois plus tard nous avons pu donner la version réelle de notre notion de complémentarité mais c’était trop tard. La polémique a desservi notre politique. Pourquoi obliget-on les petites filles à se voiler dans les écoles d’enfants coraniques, des structures illégales ? On n’a jamais obligé les fillettes à se voiler dans la société musulmane. On doit conseiller et expliquer mais

le faire, à partir du moment où nous respectons notre religion. Les fillettes ne sont pas obligées mais suivent l’exemple de leur mère. Mais lorsqu’on a 4-5 ans, on n’est pas à même de prendre cette décision, à moins d’être fortement inflencée... Leurs mères leur expliquent la signification du voile mais leur disent aussi qu’elles sont libres de ne pas le porter. Celles qui ne le font pas se contredisent avec l’islam. Mais c’est avant tout une question d’habitude. Les petites prennent l’exemple de leurs mères, elles veulent les imiter, rien de plus. Je donne un autre exemple : lorsqu’une petite fille va vouloir se maquiller pour une fête d’anniversaire, on ne va pas lui empêcher. C’est pareil pour le voile. C’est une question d’éducation, un mode de vie. Si je me demande pourquoi une jeune fille porte le voile, pourquoi se maquille-t-elle alors (sic)? Le problème c’est que nous

Interview n’étions plus habitués de voir la femme voilée dans la société tunisienne parce que Bourguiba et Ben Ali nous l’ont interdit et cela c’est resté dans les mentalités. Si je veux que ma fille porte le voile un jour, ce ne sera pas par la force. Je dois chercher le dialogue, la méthode, lui présenter les avantages. La méthode ne se base pas sur la force ou sur l’obligation. Mais je ferai le maximum pour que ma fille le porte.

Constitution : l’art de la contradiction La Constitution a été rendue publique le 27 avril. L’article premier de la Constitution de 1959 qui précise que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, la république son régime  » n’a pas été modifié. L’article136 (sur 139) vient préciser que « l’islam est la religion de l’Etat  ». « Par cette précision, la référence à l’islam dans l’article premier ne peut plus être lue comme un constat à propos d’une société dont la majorité des membres professe l’islam. S’il dispose d’une identité religieuse déterminée, exclusive, comment l’Etat peut-il être « civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la transcendance du droit », comme l’affirme l’article 2 ? Comment peut-il être «  protecteur de la religion, chargé de la liberté de croyance, de la pratique des cultes...  » tel qu’écrit dans l’article 5 ? », s’interroge l’écrivain Abdelwahab Meddeb. En outre, l’article 5, destiné à garantir la liberté religieuse, ne manque pas d’ambiguïtés. Il y est écrit que «  l’Etat est protecteur de la religion  » et non des religions. A l’exception de l’islam, aucune autre religion est reconnue. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 15


Interview Qu’elle est la stratégie d’Ennahdha pour ne pas inclure les droits des femmes dans la Constitution ? Il n’y a aucun article qui parle d’égalité totale et complète entre les hommes et les femmes dans la Constitution. La femme est très souvent intégrée au contexte familial. Par exemple, quandonparledudroitaulogement, le gouvernement l’intègre systématiquement à la famille et ne parle pas d’elle en tant qu’être humain. C’est une façon de lui dire : « Si tu veux avoir un logement, il faut que tu fondes une famille, dans le sens classique du terme ». La famille, pour Ennahdha, c’est la cellule sur laquelle se fonde toute la société mais ce qui est flagrant c’est que dans la Constitution de 1959, on parlait de l’universalité des droits humains, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a une résistance très forte de la part d’Ennahdha sur cette question. D’ailleurs, pour le parti, la vraie question est de remettre en cause la CEDAW (Convention sur l’Elimination de toutes les Formes de Discrimination à l’égard des Femmes). Il insiste sur ce point pour dire que les conventions ne peuvent être adoptées que dans la mesure où elles sont conformes à la nouvelle Constitution. Le fait que l’Etat soit musulman ne doit pas être remis n cause. Néanmoins la notion d’islam n’est pas définie précisément, ce qui ouvre la porte à de multiples interprétations. Pourquoi n’y a t-il pas un texte qui parle de l’islamité de l’Etat dans la Constitution? L’article premier ne parle pas de l’islamité de l’Etat mais de la Tunisie comme pays musulman dont la religion est l’islam. Cet 16 7 mai 2013 nasserâa n° 1

Réalisée le 19 avril 2013

« Ennahdha instrumentalise la femme tunisienne » Cette avocate milite depuis les années ‘90 pour la cause féministe. Depuis deux ans, elle est en première ligne pour défendre les acquis du code du statut personnel. Même si elle dédiabolise Ennadha, elle a toujours aperçu une menace concrète dans l’avancée de l’idéologie wahhabiste. article prépare le terrain à une éventuelle remise en cause des conventions mais aussi à certains textes nationaux qui peuvent être considérés comme des menaces pour les islamistes. Cela fait longtemps qu’Ennahdha a commencé à aborder la question des conventions internationales. Même le 9 Avril, la fête des martyrs, alors que l’occasion ne concernait pas les femmes, nous avons vu circuler une pétition nationale pour

CEDAW parle des droits des homosexuels alors que ce n’est pas le cas. Celle-ci parle du droit des femmes de choisir son propre partenaire, un droit qui est d’ailleurs censé être dépassé pas la société tunisienne depuis la création du CSP (ndrl code du statut personnel). Voilà comment Ennahdha instrumentalise les femmes tunisiennes. Les questions qui doivent être débattues dans un cadre intellectuel, se retrouve à être dis-

« Nous avons eu le courage d’aborder des questions avant-gardistes comme l’ivg » remettre en cause leurs acquis. Mais ce que je trouve le plus immoralc’estquelegouvernement est en train de mener une campagne de dénigrement vis-à-vis des démocrates pour essayer de récupérer les voix des Tunisiens, en se servant de la question de l’homosexualité. Ils affirment même que l’article 16 de la

cutées dans un débat populiste de très bas niveau pour arriver finalement à remettre en cause tout les droits humains. Le fait que les termes soient flous dans le brouillon de la Constitution est donc pour vous volontaire…

Oui, bien sûr, ça fait partie de la stratégie d’Ennahdha. L’islam peut être interprété de nombreuses manières. Il y a des musulmans qui parlent des valeurs humaines, d’autres qui parlent de l’Islam tunisien, d’autres encore qui appellent à l’excision des femmes ou à l’application des châtiments corporels. Il n’y a même pas un accord sur ce qu’est l’islam et l’identité du pays. Il n’y a pas de signification unanime, c’est un flou total. Rached Ghannouchi (ndrl leader du parti islamiste) a d’ailleurs dit dans une déclaration à la radio que la Tunisie n’a pas de vrais penseurs musulmans et qu’il faut les importer d’ailleurs. C’est simple, ils veulent créer une opinion publique favorable au Wahhabisme. Comment arriver à contourner la stratégie du parti islamiste? Jusqu’à là, il y a eu des réactions de la société civile qui a été vigilante et qui a fait tomber une grandepartieduprojetislamiste comme l’introduction de la chariâa et la question de la complémentarité en lieu et place de la complémentarité des sexes. Aujourd’hui Ennahdha dispose de moyens beaucoup plus forts que les forces démocratiques, comme par exemple, l’utilisation de l’administration tunisienne. La société civile ré-


Maître Bochra siste mais je pense qu’on n’a pas Bel Haj Hmida Avocate et membre du bureau exécutif du mouvement Nidaa Tounes.

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encore trouvé les moyens d’être aussi forts qu’eux. Depuis que l’ANC a commencé son travail, la société s’active. Les juristes, des associations de femmes se mobilisent ensemble pour faire du lobbyng et des pressions sur l’assemblée. Mais toutes ces actions sont en deçà de ce qu’on pourrait faire. On sent parfois qu’Ennahdha est prête à faire des concessionsmaisdèsqu’onlâcheun peu du leste, il n’y a plus qu’à tout recommencer du début. Il n’y a pas si longtemps que cela Ennahdha était d’accord pour introduire l’universalité des droits humains dans la Constitution mais après la question a été oubliée. La pression doit s’exercer à l’intérieur et en dehors de l’ANC pour arriver à pousser les partis politiques à s’entendre .

Quel rôle joue dans cela l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates dont vous faites partie ? Nous avons proposé une Constitution alternative en mettant en avant les droits des femmes avec une coalition de nombreuses associations de femmes. Notre priorité c’est la Constitutionnalisation de nos droits. Il faut mettre noir sur blanc l’égalité totale entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et le refus de toute forme de discrimination à l’égard des femmes. Il y a plein d’articles dans la Constitution qui parlent d’égalité devant la loi. Or, il ne s’agit pas d’être égaux devant les lois mais dans les lois, à commencer par la Constitution elle-même.

représentons toutes les femmes tunisiennes. Je pense qu’il y a une confusion réelle entre ce que nous sommes et ce que nous demandons. Nous sommes des femmes intellectuelles, démocrates effectivement élitistes, mais nous ne parlons pas des problèmes de l’élite ; nous parlons des problèmes communs à une grande partie des femmes, comme la question des violences à leur égard. Quand nous avons travaillé sur la question du harcèlement sexuel, nous nous sommes adressées à des femmes tunisiennes, des infirmières, des fonctionnaires de l’Etat, des ouvrières., etc... Nous avons travaillé pendant trois ans avant d’obtenir une loi. Nous avons toujourseulecouraged’aborder des questions avant-gardistes comme l’IVG pour défendre les droits des femmes.

Par rapport à votre image, on a pu vous reprocher de ne représenter qu’une certaine partie des femmes appartenant à une élite intelectuelle de gauche. Qu’en est-il aujourd’hui ? Nous n’avons jamais eu la prétention de dire que nous

Depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes, certaines femmes ont commencé à reporter le voile au nom d’une liberté nouvellement acquise. Comment interprétez-vous ce geste ? Je fais partie des personnes qui

pensent que le voile est une liberté personnelle. Mais il n’y a pas un voile ; il y en a plusieurs. Il y a des femmes qui le portent comme un cache-misère, d’autres qui le portent comme symbole politique, d’autres pour ne pas inquiéter la famille, d’autres encore parce qu’elles n’assument pasleurpassé…Aujourd’hui,je reprocheauxpartisdevouloirle réduire à un symbole politique. Or, nous voyons que plein de femmesvoiléesnesontpasavec Ennahdha, elles sont contre la polygamie et l’excision. Elles ne soutiennent pas les idées conservatrices des partis islamistes. Par contre, je vois des femmes qui ne sont pas voilées, alignées sur des positions rétrogrades. Lasemainedernière,j’étaisàune réunion dans un quartier très populaire de Tunis. Dans la salle il y avait trente femmes dont une seule non voilée, c’est elle qui revendiquait la polygamie. Mon différent avec les islamistes remonte à bien avant le 14 janvier 2011. Je refusais à l’époque de signer leur pétition parce qu’elles ne laissaientpaslechoixdenepasporter le voile. Ils affirmaient que la question n’avait pas lieu d’exister alors qu’elle se pose déjà dans

plusieurs sociétés arabo-musulmanes où les femmes sont battues et humiliées parce qu’elles ne le portent pas. En écoutant Ennahdha, on pourrait croire qu’il n’y a que les femmes islamistes qui ont souffert. C’est vrai que politiquement elles ont été réprimées mais les femmes tunisiennes démocrates aussi ont souffert parce qu’elles militaient pour la démocratie face à la dictature, et ça les islamistes n’en parlent pas, comme ils ne disent pas qu’aujourd’hui 46% des femmes tunisienne sont victimes de violence.Lepartin’apasdestratégie de lutte contre les violences à l’égard des femmes. Les femmes islamistes sont, en plus dans la victimisation liée à leur passé. Que pensez-vous du mouvement Femen dont on parle depuis peu en Tunisie ? En Tunisie il a attiré une minorité de personnes qui ont le droit d’exister. Je suis une militante de terrain donc je comprends le féminisme de terrain. Néanmoins, je trouve que les Femen n’ont jamais accompagné les femmes. C’est dommage. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 17


Portrait

Crédit photo :Alison Pelotier

Sana Ghenima, 47 ans, aime parler de « compétences aséxuées » entre hommes et femmes.

Elle fait partie des 6000 femmes chefs d’entreprise tunisiennes. Elle s’appelle Sana Ghenima et elle est PDG de SanbilMed, une PME qui crée des contenus multimédia et interactifs pour enfants. Depuis 2004 elle renverse les rapports de force entre hommes et femmes, sans se plier aux lobbying de la profession. Portrait.

« Quand on est une femme, on arrache sa place »

à

47 ans, mère de deux jeunes filles, Sana Ghenima est un pur produit de l’ingénierie tunisienne. Sortie tout droit de l’Ecole nationale d’ingénieurs de la capitale, elle commence à travailler dans des entreprises multinationales du pétrole, de l’industrie textile et de la logistique jusqu’à ce qu’elle décide de « passer la vitesse supérieure » en créant sa propre entreprise. Après plusieurs années, placée dans le staff de management d’une boîte d’équipements informatiques, elle crée SanbilMed (Les épis de la Méditerranée) en 2004. SanaGhenimatientfinalement les ficelles d’une PME spécialisée dans la création de contenus multimédia et interactif pour enfants, ce qu’elle aime définir comme de « l’ingénierie pédagogique ». «  Je n’ai jamais senti de discrimination dans les discours des hommes. Comme tous les entrepreneurs, j’ai créé mon business plan, je suis allée chercher des bailleurs de fond, j’ai monté mon investissementetmonschémafinancier.Ilfallaitvraimentconvaincre par la pertinence du projet et, au bout d’un an, je suis arrivée à lever les fonds et à démarrer

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l’activité », explique-t-elle. Si elle n’a pas subi de discrimination lors de la création de son entreprise, elle est régulièrement confrontée au contexte misogyne du monde entrepreneurial, pas spécialement propre à la Tunisie. « Même

passe aussi par notre sens de l’initiative. Ici, on apprend aux femmes à être invisibles. Si tu défends tes droits, t’es trop intègre, impolie et irrespectueuse ! », lâche Sanaa qui aime parler de compétences « asexuées ». Même si le milieu ne s’est pas

Sur les 110 000 chefs entreprises en Tunisie, les femmes représentent moins de 10%. Au niveau mondial, elles occupent 20 % des postes de direction. étude de 2011 du cabinet d’audit et de conseil basé à Londres Grant Thornton.

si j’ai bénéficié de beaucoup de respect, je suis consciente que les grands marchés, c’est du lobbying. C’est autour de grands dîners que circulent les informations. Les femmes, mères de familles comme moi, sont forcément exclues à une période de leur vie parce qu’elles n’ont pas les mêmes rythmes que les hommes  », précise-t-elle avant de continuer. « Ceci étant, en développant bien ses réseaux dans des syndicats patronaux, j’arrive à rester dans la dynamique des marchés. ». Une dynamique qu’elle est prête à intégrer sans perdre pour autant son intégrité professionnelle. « Notre intégrité

encore habitué à la compétence féminine, cette chef d’entreprise affirme qu’il vaut mieux ne pas parler de « discrimination positive » pour ne pas stigmatiser la femme. Inversement, on risquerait de conforter l’idée qu’elle est inférieure à l’homme. D’un sourire ironique, elle continue  : « On sait tous que dans le monde on plafonne la femme aux positions intermédiaires du décisionnel (mid-management) par peur qu’elle tombe enceinte et qu’elle ne puisse plus assurer ses fonctions.  ». Sana ne cache pas que la direction d’une entreprise (top management) est une affaire de présélection.

Selon elle, la mentalité traditionnelle misogyne tunisienne a tendance à ne pas voir la femme, à l’ignorer. « Niveau législation, on n’a aucun frein mais dans les faits, c’est autre chose. Quand on est une femme, il faut arracher sa place. Montrer qu’on est active, faire valoir ses compétences, défendre encore plus son dossier. Il s’agit de rétablir les règles de la méritocratie d’une manière transparente afin que chacun défende sa croute de manière égale.  ». Et si la famille peut-être un obstacle à la vie professionnelle de certaines, il n’est pas rare pour autant de voir des femmes chefs d’entreprises célibataires, élevant leurs enfants seule. Sanaa en est convaincue : « On ne fait pas une société qu’avec du travail mais avec une famille. A compétences égales on exige des chances égales et pas de lobbying en notre désavantage. ». Voilà une des raisons pour laquelle elle a décidé de créer son asssociation « Femmes et Leadership ». Cette structure créée en 2011 aide les femmes à accéder plus facilement aux postes de décision. Une façon de militer pour l’égalité des genrestoutenfaisantcequiluiréussi le mieux  : accompagner les femmes à croire en elles.


Focus

Mère, célibataire, déshonneur Depuis treize ans, l’association Amal prend en charge les mères célibataires, une honte pour le pays qui n’accepte pas qu’elles ne soient pas mariées. Une difficulté pour ces femmes sans statut qui essaient de se reconstruire, dans la honte.

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ne infamie pour la société arabo-musulmane. C’est ce que représentent les femmes célibataires avec enfants pour la députée Souad Abderrahim, seule députée femmes non voilée du parti islamiste au pouvoir. Cette femme, féministe-alibi d’Ennahdha, les avait définit, il y a quelques mois, de « femmes aux mœurs légères, n’ayant aucun mérite », face à la caméra des journalistes de Nawaat,unmédiatunisien.Sila question des mères célibataires existe depuis de nombreuses années, celle-ci a commencé à faire parler d’elle cinq ans après l’ouverture du foyer d’accueil Amal.« Nous avons pris conscience que nous ne pouvions pas prendre en charge les enfants sans leurs mères. », explique le présidentdel’association,Malek Kefif. Le plus dur du travail de l’association réside dans le traitement des dossiers. « D’habitude, le père est totalement absent. Lorsque la femme enceinte reste seule, nous avons du mal à le retrouver. Parfois, il n’a pas de domicile fixe et il ne reconnaitra jamais son fils, dans d’autres cas, le père n’est pas solvable », continue Ines Aouabi, responsable du suivi social. Conséquences  : la mère ne bénéficie d’aucune pension et la caisse de sécurité sociale ne peut suppléer au manque du père. Le’ nfant né hors mariage, outre à ne jamais connaître son père, ne touchera pas sa part d’héritage. Mais la plupart des fois, après plusieurs mois de recherches et de persuasion, le père reconnaît son

Crédit photo : Alison Pelotier

«

enfant. « Des procédures pour obtenir la pension alimentaire sont mises en places. Sur Tunis, on gagne presque tous les procès mais il y a toujours des difficultés d’application des jugements, l’accès à la justice est difficile et les dossiers traînent », explique le président. Puis, il y a des cas particuliers comme celui de Naïma. A 39 ans, cette femme a découvert qu’elle était enceinte après avoir divorcée. Le père de l’enfant s’est remarié et n’est pas au courant de la grossesse. Naïma a peur des réactions de sa famille et préfère garder le secret pour préserver son enfant. Salma, elle, a 22 ans. Elle a accouchée il y a un mois, alors que son compagnon est parti en remettant en cause sa paternité.«  IlpensaitqueSalmaavait eu d’autres relations. Le test ADN a prouvé le contraire. », reprend InesAouabi.Prisesenchargeen moyenne pendant trois mois, les mères ne doivent pas pour autant tomber dans l’assistance. Celles qui travaillent, laissent leurs petits au foyer et paient un dinar symbolique par jour. Les

autres sont prises en charge par l’association qui peut rallonger laduréed’hébergementdansles cas les plus compliqués. Après la révolution, l’association a pu mettre en place des partenariats avec de nouvelles fondations et organisations internationales. « Sous Ben Ali, nos finance-

Un cache-misère instrumentalisé ments étaient contrôlés par le régime, tout comme les visites au foyer des délégations étrangères. Même si Leila Trabelsi se disait particulièrement sensible à la condition des mères célibataires, elle n’est jamais venue visiter le foyer. », reprend Malek Kefif. Le Ministère des affaires sociales tunisien participe à hauteur de 15% au financement de l’association. Après avoir essuyé plusieurs échecs, Amal a obtenu le VISA nécessaire à la création de l’association, à une époque où il était très difficile de l’avoir. Même si l’Etat n’a pas voulu apparaître en première ligne pour ne pas encourager certaines

pratiques, il a cédé après la diffusion sur une chaîne publique d’un reportage sur les mères célibataires. Un cache-misère dont il ne fallait cependant pas parler sous l’ancien régime. Un sujetparfoismêmeassociéàdes questions annexes. inappropriées. « La situation des mères célibataires n’a aucun lien avec le mariage coutumier, ni avec le changement des mentalités. Il faudrait plutôt mettre le point sur le ralentissement des traitements des dossiers qui persistent depuis des années. », affirme le président. L’association prend en charge 300 femmes par an. Il s’agit pour la plupart de femmes rurales et analphabètes entre 16 et 35 ans Toutes culpabilisent pour avoir causé le déshonneur de leur famille. Toutes s’en veulent tout simplement d’avoir fait de faux calcules ou d’avoir cru en des rêves trop grands. Dans le meilleur des cas, elles obtiendront la reconnaissance de leur enfant et se marieront dans la foulée ; dans le pire, elles décideront d’élever seule et dans le secret l’enfant né hors mariage.

L’association prend en charge 300 mères célibataires par an. Celles qui travaillent paient une cotisation d’un dinar symbolique par jour.

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A

peine sortis de Kasserine de grands champs d’Alfa dominent le paysage. Quelque 600 mille hectares recouvrent les hautes steppes de la Tunisie. Dans ce décor, la femme rurale s’accroche à la terre depuis des siècles. L’effort d’une journée entière de travail sur les champs ne profitera pas à sa région. Aïcha le sait mais malgré tout, elle travaille. Elle doit nourrir sa famille. Cet après-midi, le soleil commence à peine à chauffer qu’elle sort de chez elle. Elle récolte l’alfa pour nourrir son bétail car la saison de la cueillette destinée à la production industrielle de la pâte d’alfa n’a pas encore commencé. Depuis son plus jeune âge elle apprend à être « arracheuse » car c’est ainsi qu’on les appelle ici  : les arracheuses d’alfa. Un métier qui aurait sans doute cessé d’exister sans la forte présence des femmes dans la région. « Ce sont les femmes qui ont assuré l’études de leurs enfants et l’évolution de la région à travers la récolte de l’alfa. », explique Mahmoud Bennani, responsable d’une société d’exportation, à Kasserine.  « L’homme dans les zones rurales, c’est un fainéant, sans la femme il n’est rien. », soulignet-il. Cette femme berbère est craintive, elle n’a pas le droit de recueil-

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lir l’alfa pour son bétail car l’Etat, le seul propriétaire de ces terres, l’interdit formellement. Alors, en plein milieu des champs, elle espère passer inaperçue.

Travail de femme, argent de famille Comme Aïcha, de mai à juillet, la plupart des femmes récoltent l’alfa pour la SNCPA (société nationale de cellulose et de papier Alfa), basée à Kasserine. Une usine qui s’étend sur plus de 18 hectares et fait travailler environ 850 ouvriers dans des conditions misérables (voir encadré page 23). Seules quelques femmes Alors que les femmes travaillent sur les champs, c’est systématiquement

Les arracheuses d’alfa

Reportage. A plus de 300 kilomètres de la capitale, la femme

Aux alentours de Kasserine, elle passe ses journées à recueillir l’al exportée à l’étranger. Ses journées sont fatigantes et très mal rému arrivent à vendre directement leurs cueillettes aux artisans de la région car le travail est plus gratifiant. Si l’Etat impose ses tarifs, c’està-dire 120 millimes le kilo d’alfa, une négociation est possible avec les artisans. Exemple à Majel Bel Abbes, à une vingtaine de kilomètres de Feriana, une des cités les plus anciennes de la région, où Ali Achouri, producteur indépendant de tapis et d’accessoires en Alfa, essaye de valoriser le labeur des

femmes en travaillant avec plus de dix foyers différents. Son soutien s’arrête là car, expliquet-il, il ne peut pas gérer la distribution de l’argent dans les foyers : « J’établie le kilo d’alfa à 500 millimes mais c’est systématiquement le chef de famille qui vient retirer l’argent, alors que se sont les femmes de leur famille qui travaillent sur les champs. Une fois que j’ai payé le foyer je ne peux pas vérifier si tous les membres de la familles ont

bien été rémunérés. », raconte-t-il, avant de continuer : «  à l’époque où la polygamie était autorisée, les hommes avaient plusieurs femmes pour avoir plus d’argent. Aujourd’hui ils disent respecter la leur mais considèrent son salaire comme l’argent de la famille auquel elle ne touche pas forcément.  ». Alors, même si travailler pour des artisans indépendants est certainement plus avantageux en termes de tarifs, rien ne change réellement pour


Crédit photos : Alison Pelotier

le chef de famille qui vient retirer leur argent.

Agée de 58 ans, cette femme gère le budget familial et nourrit ses six enfants. Son mari étant malade, elle fabrique des tapis en alfa, à l’aide de ses deux filles dans le village Wassaiya, au sommet de la montagne Samama. «  Je me suis orientée vers l’alfa lorsque je me suis rendue compte que le marché des tapis en laine était en crise. Un tapis de 30 dinars demande un mois de travail pour une personne en activité quatre heures par jour. », explique-telle. Travailler avec son matériel vétuste devient de plus en plus difficile… Hasnia a besoin de nouveaux outils de travail. Malgré les prix et les reconnaissances décernés par les Gouvernorats de Kasserine et Mahdia

s’accrochent à la terre rurale n’a pas les mêmes priorités que la femme du nord. fa, source de vie pour plus de 10 000 paysans, directement nérées. ces femmes. Ni leur paie, ni leurs conditions de travail.

couverture inexistante

A la précarité du métier s’ajoute l’absence de couverture sociale et sanitaire. A présent, la question est loin d’être une priorité pour l’Etat tunisien. Les habitants de la région ne demandent qu’à travailler mais les récoltants ainsi que les artisans d’alfa n’ont pas les moyens de

se protéger en cas de blessures ou d’accident du travail. « Tant que je n’aurais pas de situation fiscale je ne pourrais pas avoir de couverture sociale. Le certificat coûte 500 dinars par an (250 euros). Or, ce que je gagne me sert à nourrir ma famille », explique Hasnia Hlali avec résignation. Elle affirme tout de même pouvoir toucher gratuitement une couverture « indigène » de santé publique qui prend en charge uniquement la visite chez le médecin.

et par le Ministère de l’Emploi, depuis 1982 Hasnia est peu soutenue. Seul l’Institut de micro-finance, ENDA Inter-Arabe, lui a octroyé un financement, microcrédit remboursable de 1000 dinars, qui lui a permis d’acheter cinq kilos de poudre à couleur. «  J’ai envie d’innover, de me distinguer des autres mais pour le faire j’ai besoin d’argent. Je m’inspire d’ailleurs de la technique de tissage e s p ag n o l e   b e au c o u p appréciée par les cli-

Reportage ents mais les contraintes budgétaires me limitent énormément. Pour vendre mes produits je suis obligée de prendre le taxi. Si je ne me déplace pas, c’est simple, je ne vends pas. », affirme-t-elle. Cette année pas plus de deux microcrédits ont été accordés dans la région. Il s’agit de petites entreprises familiales résidentes à Sbeitla, un village recouvert de champs d’alfa, à 60 kilomètres de Kasserine. Sans trop d’espoir, Hasnia continue à travailler à l’extérieur de sa maison car, au bout de 30 ans de travail, elle ne bénéficie toujours pas d’un local approprié. Elle le sait « les crédits ça vaut de l’or. Il faut toujours continuer à faire ses preuves ». Quand  il pleut, elle couvre ses articles avec une bâche, en espérant qu’ils ne soient pas trop abîmés par les intempéries. Aujourd’hui elle dit même avoir perdu le goût des traditions de son métier. « Avant, je chantais des mots d’amour et de bravoure en travaillant. Après la révolution j’ai peur d’attirer les malfaiteurs. Certes, les montagnes tout autour nous protègent mais je préfère travailler discrètement. », soulignet-elle, d’une voix digne. Cette voix digne qui caractérise tant les femmes rurales… Dans cette région, un proverbe affirme qu’une femme du sud est égale à deux femmes du nord. Comme les poètes, les proverbes ont souvent raison. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 21


Hasnia passe ses journées à travailler pour nourrir sa famille...

Son mari étant malade, c’est elle qui nourrit ses quatre enfants grâce à la fabrication de produits en alfa. 22 7 mai 2013 nasserâa n° 1


Reportage

Usine de cellulose : une bombe a retardement Depuis 1963, les femmes de la région de Kasserine travaillent pour l’usine de cellulose qui empoisonne les habitants. Les arracheuses, la plupart illettrées, ignorent la quantité d’acide chlorhydrique et de soude, nécessaires au blanchiment de l’alfa, produite par la SNCPA. Une production qui représente une source de pollution et d’inquiétude pour la population. « Avant l’installation de l’usine, l’alfa était vendue à l’état brut aux pays étranger. Aujourd’hui, non seulement les importateurs et l’Etat tunisien sont les seuls bénéficiaires de cette industrie, mais en plus les citoyens sont pollués tous les jours.  », s’emporte Mounir Jeliti, président du comité régional du Croissant Rouge Tunisien à Kasserine. Malgré cela l’entreprise est intouchable car elle est le premier employeur

de cette région, premières parmi tous les « arracheuses », payées au lance-pierres par la manifacture de l’Etat. Néanmoins, avec un chiffre d’affaire de plus de 60 millions de dinars par an, l’usine fait vivre plus de 6000 familles dans les gouvernorats de Kasserine, Gafsa, Sidi Bouzid et Kairouan. « C’est une bombe à retardement. Regardez les eaux rejetées par l’usine, c’est inadmissible. », continue-t-il. En effet, tout au long de l’Oued Andlou qui longe la région jusqu’à Sidi Bouzid, des tuyaux douteux crachent un liquide blanchâtre, près des champs où travaillent les femmes. Un liquide qui sert à blanchir l’alfa et qui n’a jamais été analysée par les autorités de la santé publique du pays. En 1972, le Premier ministre est venu constater les dégâts…

Mais depuis cette date, pour les pouvoirs publics, « l’usine n’est pas une priorité  », témoigne l’adjoint au maire, Ridha Abassi. La question est renvoyée d’administration en administration. La SNCPA est actuellement sous tutelle du Ministère de l’Industrie qui renvoie vers le bureau local de l’Agence de Promotion de l’Industrie. Selon l’agence il n’y a pas lieu d’investir dans la dépollution de l’usine jusqu’à ce que « soient prouvées les fuites de chlore  ». De quelle façon ? « Le chlore provoque l’asphyxie. Il n’y en a pas encore eu à Kasserine », soulignet-elle. Il faudra donc attendre les premières victimes pour que peut-être les autorités prennent conscience des dégâts que l’on pourra alors compter en vies humaines.

Lieu de stockage où les femmes viennent déposer l’alfa. C’est ici que les services de la manifacture se déplacent pour rémunérer leurs employés. Habituellement, le chef de famille vient récupérer l’argent et le distribue selon son gré aux membres de la famille. Il n’existe aucun moyen de vérifier si les femmes sont payées autant que les hommes. n° 1 nasserâa 7 mai 2013 23


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Médias occidentaux, stéréotypes musulmans

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Quand l’exagération

C

e reportage aura marqué les esprits en Tunisie. Lors de la diffusion de «  La Tunisie sous la menace salafiste », les deux journalistes de France 2 étaient sans doute conscients des réactions que celui-ci aurait provoquées. Avec le parti pris de s’intéresser uniquement à l’implantation du salafisme en Tunisie, les reporters livrent un sujet qui déforme la réalité du pays. Il brosse le tableau d’un pays où la montée de l’islam radical serait de plus en plus dangereux. Les évènements qui relatent l’implantation du mouvement salafiste en Tunisie sont parfois mis les uns à côté des autres, sans lien logique. Comme l’histoire de Nermine, une jeune fille de 14 ans, sensible à la cause djihadiste, qui arrive juste après une

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mini-parenthèse sur la chute du tourisme dans le pays. Le choix de s’intéresser à cette histoire n’est pas anodin. L’adolescente aurait pris la fuite après avoir été endoctrinée par un prêcheur wahhabite. Karim Baila, l’un des deux journalistes, prend soin d’interviewer la mère de la jeune fille, en pleurs. A travers ce cas singulier, qui n’est cependant pas à négliger, il met en avant la dangerosité du courant religieux, la peur des habitants, l’angoisse de la mère. Il raconte, avec pathos, l’histoire de cette adolescente ordinaire ayant décidé de porter le hijab, d’un jour à l’autre. Quelques minutes auparavant, dans un hôtel d’une ville touristique, il suit une famille française en visite. Elle n’en est apparemment pas à sa première visite de la Tunisie mais elle est toujours aussi surprise de ne pas voir de femmes assises aux cafés. Ce n’est effectivement pas une nouveauté mais lorsqu’on connaît un minimum la culture arabo-musulmane, on com-

Crédit photo : Asmaa Waguih / Reuters

Suite au reportage d’Envoyé spécial sur la montée du salafisme en Tunisie, beaucoup de personnes dans le pays voient d’un mauvais œil les médias occidentaux. Les Tunisiens reprochent aux journalistes de ne montrer que le visage négatif du pays et d’alimenter les clichés. Les stéréotypes sur la femme musulmane en font partie. Analyse.

Le voile traditionnel berbère se transforme au fil des époques.

prend rapidement que cela n’a aucun lien avec la montée du salafisme dans le pays. Ce passage n’est donc pas pertinent car il ne donne aucune justification au « phénomène ».

« Les femmes ne fréquentent pas les cafés, c’est culturel » « Les femmes ne fréquentent pas ces lieux, c’est culturel et cela n’a aucun lien avec la religion. Elles se retrouvent dans les hammams, ça a toujours été comme ça », explique Soufiene Belh-

adj, cyberactiviste belgio-tunisien. Néanmoins, le grossissement d’un phénomène minoritaire comme le salafisme (entre 3000 et 8000 salafistes seraient présents en Tunisie selon des chiffres du Ministère de l’Intérieur) au détriment de l’émancipation féminine participe à déformer la réalité. Si, de façon générale, ce reportage n’a pas bien été perçu par les Tunisiens, certains arrivent, malgré tout à faire la part des choses. « Il ne faut pas être trop susceptibles. Je ne trouve pas que ce reportage ait donné une mauvaise image à notre pays, sauf quelques passages où j’ai senti personnellement un manque de culture de la part des


Crédit photo : tosca-beatusille.blogspot.com

dénature l’information

Le terme hijab, issu de « hajaba » signifie dérober au regard, cacher.

journalistes. Malgré ça, on ne peut pas nier que les salafistes existent. Par contre, on ne peut pas affirmer, comme certains le font, que plus de femmes portent le hijab depuis la révolution. Toutes celles que nous voyons dans les rues de Tunis sont des Libyennes qui ont fui la guerre dans leur pays et que nous avons accueillies ici », soutient Sophia Barakat, photographe tunisienne. Envoyé spécial n’est certainement pas le seul média à la recherche de l’audimat à travers des sujets « vendeurs ». Le voile a été l’une des premières questions, au début des années 2000, à faire parler de la condition de la femme musulmane à l‘étranger. Alors qu’il est au-

jourd’hui encore associé systématiquement à la religion comme un projet d’islamisation de la société, Mohammed Kerrou, chercheur et enseignant tunisien à la Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis, a décidé d’exposer la complexité des enjeux du voile à travers son livre « Hijab, nouveaux voiles et espaces publics ». Il soutient que le voile est devenu un jeu, du théâtre, tout comme la société elle-même. « La configuration sociale du voile traditionnel (safsari) a disparu. De nouveaux voiles sont apparus en rapport avec le nationalisme et la présence de la femme dans l’espace public », soutient-il. Selon lui, ces

nouveaux voiles, liés à la globalisation, apparaissent à la fin des années 1990, au tournant du XXIe siècle mais les médias cèdent « aux schémas faciles, aux idées reçues sur la femme musulmane » à travers des reportages non représentatifs de la réalité. Voilà pourquoi, selon cette thèse, la lutte de Ben Ali contre le voile n’avait aucun sens. « Face à un phénomène global, il était impossible, en Tunisie, comme dans n’importe quel autre pays musulman, d’adopter une perspective nationale. Nous sommes face à une société musulmane qui a perdu ses repères et le voile fait partie de ces symboles qui permettent de retrouver son identité  », explique le sociologue. Et d’ajouter  : «  La plupart des fois, le voile n’a rien à voir avec le Coran. Très peu de femmes savent indiquer dans quels versets le prophète en parle. Le voile permet de se faire accepter dans l’espace public, est un passeport, un laisser-passer. Il donne un pouvoir extraordinaire aux femmes dans la société », reprend Mohammed Kerrou.

Pluralité d’interprétations Les médias qui ne donnent qu’une seule signification au port du voile, celui de la soumission, alimentent les clichés au détriment de la pluralité des interprétations. Protection, liberté, stratégie matrimoniale, gadget, apparence, les raisons du port du voile changent selon les personnes, tout comme la valeur que les femmes donnent à l’islam. « Il y a des femmes différentes et donc des clichés différents. Je

pense que la femme, en tant qu’acteur social, met en place des stratégies pour défendre son rôle, ses stratégies. C’est un sujet complexe et nuancé, la même femme peut porter le voile, l’enlever et le remettre car il s’agit d’un système très dynamique, d’un parcours sociétal en évolution », résume Khaoula Matri, chercheuse au CREDIF, à Tunis (Centre de Recherche, d’Etudes et d’Information sur la Femme). Aujourd’hui, les femmes tunisiennes de toute catégorie d’âge et de tout milieu social portent le voile. Si elles arrivent à gérer plus ou moins aisément leurs rôles, en famille, au travail et dans la société, il n’en reste pas moins que tel qu’il se présente aujourd’hui, avec ses variantes et ses accessoires, le nouveau hijab, traduit des changements sociétaux. Deux ans après la révolution, dans un Etat en transition, l’enjeu politique du voile a pris du poids, en accentuant la montée du pouvoir féminin dans les espaces publics.

Capacité deretournement Les clichés sur les femmes musulmanes ne s’arrêtent pas seulement au voile. « Les femmes arabes sont dominées » est une idée reçue assez récurrente. Mais si dans la presse, ce cliché n’est jamais annoncé explicitement, le choix subtil des photos et des images influence énormément les lecteurs qui parfois s’arrêtent à la lecture du titre du reportage, souvent accrocheur. En réalité, selon le sociologue, « les femmes ont, au contraire, une capacité de n° 1 nasserâa 7 mai 2013 27


-Repères-

Crédit photo : myopera.com

Femmes etespacepublic

retournement de la domination et lorsque l’on réfléchit bien ce sont les hommes qui sont dominés par les femmes. Au lieu de parler du rapport homme-femme on devrait plutôt parler du rapport mèrefille, souvent assez conflictuel », explique-t-il. Privées de sexualité et de tendresse, elles se retournent contre leur fille en lui empêchant de vivre sa vie et en établissant un rapport de domination sur elle. Quelques simples exemples suffisent pour réaliser que souvent l’attention des médias n’est pas tournée vers l’investigation mais vers l’exagération de « phénomènes ». A part quelques cas isolés, les envoyés spéciaux restent peu de temps sur place puis quittent le pays. Il est donc difficile de comprendre les tenants et aboutissants d’une question en quelques jours. Les bons angles sont trop souvent les plus simples et ceux que les confrères traitent. Le suivisme médiatique est devenu une façon de travailler trop récurrente. Pourtant, elle n’a jamais donné de crédibilité à la presse. Or, l’image de la Tunisie, comme celle de tous les 28 7 mai 2013 nasserâa n° 1

pays marqués par une révolution, se construit à travers les médias Alors que la société elle-même construit ses propres clichés, en y attribuant un rôle précis à chaque composant, il est indispensable que les journalistes relatent l’information de la façon la plus objective possible. « Cela n’a pas été le cas pour l’équipe d’Envoyé spécial. Leur reportage était, en réalité, une commande du Quai d’Orsay », affirme Amadi Caloucha, cyber-activiste. « La rédaction en chef de l’émission a demandé à ses journalistes de réaliser ce reportage au tout début des frappes au Mali lorsque le gouvernement français a déclenché l’intervention de son armée. L’atmosphère était déjà bien tendue ; des messages de peur et de violence ont été transmis », reprendt-il. Selon l’activiste, qui était d’ailleurs un des fixeurs des journalistes de France 2, les reporters ont uniquement sélectionné des montages d’interviews afin de semer la panique. Tout aurait été calculé pour fausser la réalité. Le témoignage de la jeune fille endoctrinée y compris.

Traditionnellement, les activités masculines s’exercent dans la sphère publique, à l’extérieur, alors que les devoirs féminins s’accomplissent dans l’espace intérieur privé. L’espace dit « naturel  » de la femme est l’intérieur. Dans les représentations « traditionnelles » la féminité est associée à l’intime, au caché, à la propriété privée, à la chair réservée pour l’homme. Les fonctions de la femme se trouvent limitée à ses occupations dans l’espace « domestique fermé » et contrôlé. La frontière entre l’espace féminin et l’espace masculin est déterminée par des normes strictes. Même si des progrès ont été faits, de manière générale, dans les pays du Maghreb, dont la Tunisie fait partie, la rue, en tant qu’espace de sociabilité, demeure encore un espace masculin.

Hijab ou la force de l’interprétation

Malgré que le hijab soit explicitement cité dans le Coran, la notion historique de ce voile est souvent oubliée. Peuton considérer pour autant qu’il s’agisse d’une prescription coranique ? Analyse du livre de Lamia Karray, Hijab : devoir islamique ou coutume préhistorique ?

S

i le mot hijab est cité huit fois dans le Coran, il ne l’est pas une seule fois pour désigner l’habit avec lequel la femme se couvre la tête. Ce type de voile qui trouve ses racines dans le mot « hijaba » signifie cacher, séparer, masquer. Il est traduit dans le verset 53.S33 par « rideau de porte ». La particularité de ce verset est de s’adresser uniquement aux femmes du prophète. Dieu leur attribut un statut différent de celui de toutes les autres femmes musulmanes. Néanmoins, selon Lamia Karray, Docteur Ingénieur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Saint-Etienne, les penseurs

traditionnalistes mettent en évidence deux autres versets pour démontrer leurs hypothèses d’obligation du port du hijab : le verset V59. S33 citant le mot Jilbab et le verset V30.S24 citant le mot Khimar. « Prophète, dis à tes épouses, aux femmes des croyants de revêtir leur mante : sûr moyen d’être reconnues et d’échapper à toute offense… » Ce verset reprend le mot arabe « Jalabibihenna » traduit en français par mante. Il s’agit d’une tenue que portait la femme libre lorsqu’elle sortait pour des visites. Néanmoins, habituellement, les traducteurs emploient le mot voile. Ils ajoutent parfois même que celui-ci doit être baissé jusqu’au visage. Qu’elles


Qu’est-ce qu’unjilbab?

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soient traditionnalistes aux plus libérales,unpointcommunrapproche toutes les traductions. Le verset V59.S33 a été rédigé pour distinguer les femmes libres des femmesesclavesplutôtquepour imposer un habit particulier. A l’époque, selon Mohamed Taher Ben Achour, théologien et intellectuel tunisien des années 1970, le voile était une spécificité de la femme libre qui la distinguait de lafemmeesclave.

« S’agit-il d’une cape ou d’une mante qui se met sur les épaules sans couvrir les cheveux ? Est-ce Cacher le décolleté et non pas les cheveux, c’est ce que recommande le Coran. une étoffe qui recouvre la totalité traduction de Khimar par voile leur côté, les réformistes, tout en le Coran. Alors, quelles prescripdu corps y compris le visage ? De est inappropriée et constitue, ni soutenant le fait que le Coran est tionscoraniquespeut-ontirerde quelle longueur est cet habit ? », plus ni moins, qu’un glissement un message divin et donc valable ce verset ? Comme pour tous s’interrogeLamiaKarray.LeCode sens. Lorsqu’on analyse l’étypour toutes les époques, pensent les autres versets, le point de vue ran ne répond à aucune de ces mologie du mot khimar, traduit que son interprétation doit évoldes progressistes diffère de celui questions. « Si l’on part du constat par étoffe, châle, fichu, voile, seuer en fonction des changements des traditionalistes. Alors que les selon lequel le Jilbab renvoie à un lon les interprétations, il désigne de la société de sorte que les obpremiers estiment que ce verset vêtement qui laisse les cheveux « ce qui couvre ». A l’époque jectifs ne soient pas perdus de vue appelle les musulmanes à prédécouverts, ou du moins que rien de la création du Coran, au 7e et restent constamment la cible server leur pudeur et à se vêtir ne prouve, ni dans le Coran, ni siècle, le Khimar désignait une visée ». de façon décente (sans toutefois dans l’histoire que cet habit doit pièce de tissu non cousue que précisercomment),lestraditionforcément couvrir les cheveux, les femmes ne portaient pas obKhimar, alistes affirment que puisque les l’onpeutconsidérer,commelefont ligatoirement sur la tête. En effet, femmes sont appelées à se coumassivement les commentateurs unglissement dans ce verset, Allah ne dit pas « vrirledécolletéenresserrantleur progressistes, que ce verset n’imalè ru usihinna » (sur leurs têtes) Khimar,ellessontindirectement de sens pose pas à la femme de se couvrir mais « alé Juyubihinna » (sur appeléesàporterunKhimar.De les cheveux », conclu l’écrivaine. L’analyse du verset V31.S24 du leursdécolletés). plus, ils définissent le Khimar Si l’objectif de ce verset est vraiCoran est plus complexe car comme étant un tissu se portant ment de distinguer la femme celui-ci est particulièrement obligatoirement sur la tête et jalibre de la femme esclave, à l’époflou et abstrait. « Et dis aux L ’expression maissurlesépaules.D’autrepart, que où il n’existe plus de femmes croyantes qu’elles détournent ils évoquent le hadith (commu«Juyubihinna» esclaves en Tunisie, il n’y a donc certains de leurs regards, qu’elles nication orale du prophète Maplus besoin de distinguer les préservent leur sexe, qu’elles ne homet) selon lequel le prophète femmes entre elles, selon le raimontrent de leur beauté que ce Cacher le décolleté et non aurait dit à Asma, fille de Abu sonnement de Lamia Karray. qui en paraît et qu’elles rabattent pas les cheveux, c’est ce que bakr, compagnon du prophète, Seulement, les musulmans traleur étoffe (yadhribna bi khurecommande le Coran. Mais en désignant le visage et les ditionnalistes pensent que l’inmurihinna) sur leur décolleté… comment interpréter la partie mains : « ô, Asma, quand une terprétation du Coran doit être Et repentez-vous tous à Dieu, ô suivante du verset : « … qu’elles filleestpubère,illuisieddenelaissfigéeetn’estpassoumiseàl’évolucroyants, que vous connaissiez montrent de leur beauté que ce er voir d’elle que ceci et cela ». Ce tion de l’histoire. Ils pensent que par là le bonheur ». Comme qui paraît ? « La majorité des hadith constitue selon eux un le Coran, tel qu’il a été interprété pour le Jilbab, certains ont tracommentateurs sont d’accord complément qui montre que la et appliqué par leurs ancêtres est duit le terme par « voile » et ont sur le fait que la « beauté d’une femme, à partir de sa puberté, invariable et ne s’adapte pas aux conclu que la femme devait se femme, c’est la totalité de son n’a le droit de montrer que son époques. Voilà pourquoi l’idée couvrir les cheveux et même le corps », reprend l’écrivaine. « Ce visage et ses deux mains mais, même de remettre en question visage en fonction de la définiqui en paraît  », c’est-à-dire, ce encore une fois, le mot cheveux l’obligation du port du voile, est tion attribuée à ce mot. D’autres que la femme peut montrer de nefigurenulpart. inimaginable pour eux. « De théologiens estiment que la sa beauté n’a pas été précisé dans n° 1 nasserâa 7 mai 2013 29


Santé Ce ne sont pas les recherches qui manquent sur le sujet. La vie sexuelle de la femme tunisienne est analysée depuis des dizaines d’années par les associations féministes du pays. Le CREDIF (Centre de Recherche, d’Etudes et d’Information sur les Femmes) et l’AFTURD (Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement) éditent régulièrement des enquêtes sur la virginité des femmes, un sujet qui reste tabou pour une partie de la société tunisienne, souvent emphatisé par les médias occidentaux.

Crédit photo : www.lapresse.ca

Sexualité et culpabilité

« Il existe une sorte de culpabilité chez la femme croyante lorsqu’il s’agit d’avorter », explique Samira Rekik.

L’HYMéNOPLASTIE POUR SAUVER L’HONNEUR

E

n Tunisie la femme vit dans un monde schizophrénique. « D’une part il y a une certaine évolution concernant son rapport au corps, d’autre part, elle est toujours tiraillée entre ce que demande la société et ce qu’elle veut être elle-même. », explique Khaoula Matri,

30 7 mai 2013 nasserâa n° 1

chercheuse au CREDIF. S’il y a celles qui assument leur corps social tout en restant fidèle à leur identité individuelle, il y a aussi celles qui n’arrivent pas à se défaire de l’environnement patriarcal qui les entoure. «  La reconnaissance du mari n’est pas très différente de la reconnaissance sociale, actuellement. Ce n’est pas facile de trouver sa propre place au milieu de ces deux forces.  », continue-t-elle, en évoquant le retour d’une société qui cherche à reproduire des valeurs archaïques, des clichés classiques et traditionnels de l’homme et de la femme.


Si le corps reste un sujet tabou qui n’est jamais abordé ter qu’aucun enseignement n’est consacré à l’éducation en famille, le mot virginité sort rarement de la bouche sexuelle. « Notre éducation ne nous apprend pas à asdes tunisiennes, toute génération confondue. L’imsumer notre corps. Nous avons uniquement des cours age qu’il faut donner à son propre mari doit être celle de SVT. C’est interdit de parler de sexe et en famille, ça d’une femme pure, chaste et éthérée. Une image que reste tabou. Les jeunes filles ne savent même pas qu’elles répugne Yasmine Bhar, étudiante à l’Institut supérieur auront leurs règles un jour. C’est une expérience souvent des langues de Tunis. « Elles se disent croyantes, portent traumatisante » . le voile mais sont plus libérées que celles qui ne le portent pas. ». L’hyménoplastie, l’acte chirurgical permettant SENSIBILISER SUR L’IVG de recoudre l’hymen et, au passage, « sauver l’honneur des femmes  », est une pratique largement répandue et Parfois même lorsque les parents sont médecins, les connue de tous. « Ce n’est pas une méthode reconnue jeunes filles ne sont pas informées sur les moyens de académiquement. Essayer de reformer un pseudo-hycontraception. Personne ne men risque d’aboutir à leur explique, par exemple, des déformations et à des qu’il faut se protéger lors scléroses de l’orifice vagd’un rapport sexuel. « Il a inal et ainsi provoquer fallu que j’apprenne toute des douleurs pendant les rapports sexuels suivant (chiffres d’une enquête nationale réalisée par l’Association Tunisienne seule, mes parents ne m’ont de Défense du Droit à la Santé en 2011 : rien expliqué. Un jour, je l’opération. Cependant, il Stérilet : 46,1% pensais être tombée enceinte n’y a pas de loi claire qui Pilule : 24,2% même s’il n’y avait pas eu interdit l’hyménoplasPréservatifs : 15% de pénétration. « Etestie. Alors, certains colvous mariée ? », cela a été lègues la pratiquent pour Ligature des trompes : 9,3% la première question qu’on « l’intérêt de la femme », Autres: 4,6% m’a posé lorsque je me suis pour défendre, soi-disant, rendue dans un laboratoire un problème psycho-somédical pour demander des renseignements », explique cial. », explique le Docteur Abderrazak Marzouk, une étudiante, à la sortie de la Faculté de Langues, à spécialiste en gynécologie obstétrique et fécondité à Bourguiba School. Pour Samira Rekik, médecin et Tunis. Pourvu de protéger la santé de ses patientes, journaliste, au manque cruel d’information sur la sexil conseille parfois même de mentir à leur mari, en ualité des jeunes femmes s’ajoute l’esprit « arriéré » du tachant les draps de sangs, en simulant la perte de leur personnel médical, en particulier des sages femmes, « virginité  ». depuis 2006. Pour ce médecin avant-gardiste qui pratiquait déjà « L’argument religieux a été brandi dans les centres de l’avortement médicamenteux dans son cabinet dans planning familial. On ne parle pas de cas isolé, mais de les années 1998, avant même son autorisation, « il y a comportement généralisé à beaucoup de prestataires des choses plus simples qu’une opération chirurgicale » : de soins de contraception. Les mentalités reculent et la la discussion avec les femmes. stigmatisation de l’avortement est renforcée par de nouIl n’empêche que le tabou de la virginité demeure velles influences morales et religieuses. Il existe une sorte présent et cet acte chirurgical n’est, ni plus ni moins de culpabilité chez la femme croyante lorsqu’il s’agit un passage obligatoire pour certaines, pour sortir de la d’avorter », affirme la journaliste. culpabilité et se purifier aux yeux de leurs futurs maris. La preuve en chiffres : en 2009, les femmes qui pre« Rares sont les hommes qui acceptent la non virginité naient la pilule dans les centres de planning familial de leur femme. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas eu étaient 506.782 ; elles ne sont plus que 276.165, en de rapports sexuels avec d’autres hommes ou qu’elle en 2011, alors que la consommation des autres moyens de n’aura pas avec son actuel compagnon avant de se macontraception n’a pas augmenté. Alhem Belhadj, présirier. Mais il ne faut pas le dire, ne pas en parler autours dente de l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes de soi.  », reprend Khaoula. Et de continuer : « Je me Démocrates) et psychiatre, reconnaît un seul coupable rappellerai toujours la réaction des hommes le jour où responsable du recul des mentalités : l’Etat. « Il devrait un sexologue est venu nous parler de la vie sexuelle chez donner des informations pour que plus de femmes aient les jeunes à l’Université de sciences humaines et sociales accès au soin », explique-t-elle. de Tunis. Alors que le médecin a parlé des moyens de Malgré tout, la Tunisie est, avec la Turquie et le contraception et des maladies transmissibles, leur seule Bahreïn, l’un des seuls pays à majorité musulmane où interrogation était de savoir comment reconnaître une l’interruption volontaire de grossesse est légale. L’avorfemme vierge d’une femme ayant subi une hyménoplastement médicamenteux, lui, n’a été autorisé qu’en 2010 tie. Les filles, elles, n’ont quasiment pas posé de queset remplace de plus en plus l’avortement chirurgical. tions. ». Au cours de ses recherches sur les représentaDans le pays, 15 000 IVG par an ont lieu dans les étabtions des usages sociaux du corps féminin vierge en lissements hospitaliers publics. Tunisie, Khaoula n’a donc pas été surprise de consta-

Moyens de contraception utilisés en Tunisie

n° 1 nasserâa 7 mai 2013 31


‫إلىمبروكة‬ à Mabrouka

Bibliographie La révolution confisquée Olivier puchot Hijab : nouveaux voiles et espaces publics - Mohamed Kerrou Le hijab : devoir islamique ou coutume préhistorique - Lamia Karray Défi égalitaire : écrits féministes Noura Borsali


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