HALFDAN PISKE T
PRESQUE LUNE
DÉSERTEUR Halfdan Pisket
J’ai attendu que la fenêtre soit étincelante de soleil.
Que la porte s’ouvre, que je sois conduit dans un jardin où m’attendent le soleil et quelqu’un avec qui parler.
Je surveille l’arbre de l’autre côté du mur. Il est en train de mourir le temps d’un hiver.
Je capture le temps par la fenêtre.
Mais je suis en cellule d’isolement et n’ai personne avec qui parler.
La neige et le soleil surgissent. Et puis tout brille.
La porte ne va pas tarder à s’ouvrir... La joie de voir quelqu’un.
Le bruit des canalisations sous le sol.
J’ai entendu dire qu’on apprend à aimer ses geôliers.
Le cliquetis des clés dans le couloir.
L’interrogatoire, les coups de bâton.
Les pas devant la cellule.
Être étendu par terre, en miettes.
Sentir que quelqu’un tient suffisamment à vous pour s’esquinter pour vous.
J’écris de longues lettres à ma famille, aux amis d’autrefois.
Mes lettres sont un appel au secours que je leur envoie. Mais elles ne les atteignent jamais.
Quelqu’un appelle mon numéro. J’obéis, je me dirige vers la porte.
Je ne m’en rendrai compte que bien plus tard : la nature, chez moi, était immense.
Même comparée aux grandes agglomérations, elle était immense.
Peu de gens vivaient ici.
Mais sinon, tout était grand. Immense.
Dans le village, tout le monde se connaissait.
Nous avions notre propre dialecte. De nombreuses nationalités vivaient ici.
Ma mère était russe arménienne.
Aucun conflit particulier ne les opposait pour autant.
Et ces peuples très différents avaient chacun leurs coutumes et leur religion.
L’église accueillait un pope orthodoxe arménien.
Ces cultes se déroulaient tous dans la même église. À tous points de vue, les villageois étaient soudés.
Mon père, turc, avait grandi à Istanbul.
Et un imam pour les musulmans
Certains jours les chamanes se retrouvaient.
Là, je suis en train de rentrer à la maison.
La chaleur au moment d’enlever son manteau.
L’escalier.
Le bruit d’une maison pleine de vie.
Je suis réveillé par la musique de mon frère, rentré de tournée. Il joue pour le reste de la famille.
C’en est touchant quand j’y repense.
Aujourd’hui nous sommes tous réunis.
Ma mère est chrétienne et chamane.
Mais mon père musulman.
Mais là, là tout de suite...
Je suis toujours un enfant.
Ou plutôt : il croit avant tout en Atatürk, le Père de la Turquie.
Je n’ai pas conscience que quelque chose va mal finir.
Même si on dit que j’accomplis le travail d’un adulte.
En périphérie du village...
Il y avait des tranchées datant des guerres d’autrefois.
Les squelettes se mélangeaient à la terre.
Des gens étaient en permanence stationnés dans la forêt, avec des baïonnettes et de la nourriture rationnée.
Ils surveillaient une frontière aux limites perpétuellement changeantes.
Des personnes sans personnalité.
Des ennemis eux aussi perpétuellement changeants. ou une milice quelconque.
Captives d’un jeu qui les dépassait.
Les appelés en poste ici sont surnommés les sans-visage. De tout jeunes hommes censés protéger les intérêts et les frontières de la Turquie.
Les sans-visage sont stationnés dans la forêt.
Ou quel que soit d’ailleurs l’endroit où passe la frontière.
C’est un peu une épreuve d’endurance. On est en poste ici une année, avant d’être envoyé ailleurs dans le système.
Les sans-visage attendent et grelottent.
Ce n’est que lorsque je deviendrai soldat que je m’en rendrai compte.
Que tous les militaires sont des sans-visage.