Proust et la peinture italienne

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Proust et la peinture italienne l’art est une blessure qui se termine en lumiEre

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l’italie a paris : Le Louvre

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reproductions : l’art a portee de main Venise-Padoue : le voyage accompli

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Fêtes, femmes et fastes : Carpaccio et Véronèse 88 Fleurettes et caricatures : Léonard à Venise 112 Odette, Oriane et Albertine : le rose Tiepolo 118 Vices et Vertus : le réalisme de Giotto 123 Des hommes sculptés : Mantegna 140

Florence et Rome : l’eternel desir renaissant

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(Un amour de) Swann : la femme chez Botticelli 163 Le Temps et les personnages : l’œuvre de Gozzoli 174 Génie et acte créateur chez Michel-Ange 182 Bibliographie Credits photos

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Toutes les références à la Recherche du temps perdu renvoient à l’édition en 4 tomes de la Pléiade publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 1987 (rééd. 2006).


l’italie a paris : le louvre Je voulais aller à Venise, je voulais, en attendant, aller au Louvre voir des tableaux vénitiens. Marcel Proust, La Prisonnière.


Adolescent, c’est au Louvre que Proust forme et aiguise sa culture artistique. L’écrivain a également accès aux grandes collections privées de l’époque et fréquente évidemment les autres musées parisiens, notamment le musée du Luxembourg, le musée du Trocadéro et le Jeu de Paume où, en juin 1921, il se rendra à la dernière exposition de sa vie, celle consacrée à l’artiste hollandais Vermeer. Toutefois, son musée chéri restera toujours le Louvre car « le musée capital est pour chacun celui où son goût s’est formé, celui qui lui a fourni l’aune grâce à laquelle toutes les autres collections sont mesurées 1 ». On sait qu’entre la fin des années 1880 et le début des années 1890, Proust a pratiquement « vécu au musée » en compagnie de Lucien Daudet, Charles Haas, Reynaldo Hahn, Robert de Billy et Pierre Lavallée. Le musée, à l’époque, représentait le cadre moderne de l’accès à l’art en se présentant comme le « lieu privilégié d’une nouvelle pratique du loisir 2 ». Le Louvre est donc à la fois un lieu de culture, de rencontre et de consolation pour le jeune Marcel, un espace qui demeure public tout en étant un refuge intime « contre la laideur du monde 3 ». C’est ici que les jeunes lycéens parisiens se donnaient rendez-vous après les cours. Comme l’a observé Antoine Compagnon dans son essai plus qu’exhaustif sur le thème de « Proust au musée », le Louvre est aussi à l’époque le lieu de rencontre privilégié pour la culture homosexuelle naissante : le musée est donc à la fois « un but et un alibi 4 ». 25


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je

regardais Albertine si belle, si indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine quand enfin j’arrêterais la bague dans les mains qu’il faudrait, grâce à un manège qu’elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d’Albertine s’étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses joues dont ils faisaient encore mieux ressortir, par leur brune sécheresse, la rose carnation. « Vous avez les tresses de Laura Dianti, d’Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Chateaubriand. Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants », lui dis-je à l’oreille pour me rapprocher d’elle. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. II, p. 73.)

tiziano vecellio, dit titien,

femme au miroir, 1515, Musée du Louvre, paris. 31


ad

mirant tout chez Morel, ses succès féminins, ne lui portant pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l’écarté. « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu’au théâtre. C’en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je les comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » (La Prisonnière, t. III, p. 723.)

Agnolo di Cosimo, dit BRONZINO, Portrait d’homme tenant une statuette, 1550-1555, Musée du Louvre, paris. 36



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qu’

est-ce que c’est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ? demanda Ski. — Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. — Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de château-margaux, de château-lafite, de porto. — Je ne peux pas vous dire comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l’agrément qu’elle trouvait à cette fantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité. — Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d’énormes brugnons, là en face du soleil couché ; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse. — Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. (Sodome et Gomorrhe, t. III, p. 330.)

Paolo CALIARI, dit VÉRONÈSE,

les noces de cana (détail), 1563, Musée du Louvre, paris. 47


que

vous êtes gentil ! Si je deviens jamais intelligente, ce sera grâce à vous. — Pourquoi dans une belle journée détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser à la chartreuse de Pavie ? — Il m’a rappelé aussi, dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vous avez, je crois que c’est Saint-Sébastien, où il y a au fond une ville en amphithéâtre et où on jurerait qu’il y a le Trocadéro. — Vous voyez bien ! Mais comment avez-vous vu la reproduction de Mantegna ? Vous êtes renversante. (Albertine au Narrateur dans La Prisonnière, t. III, p. 673.)

andrea mantegna, saint sébastien (détail), vers 1480, Musée du Louvre, paris. 48



al

bertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col-de-cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que, quand elle était tout à fait sur le côté, un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dans mes mains et je la replaçais de face. (La Prisonnière, t. III, p. 587.)

léonard de vinci, cinq têtes grotesques, 1485-1490, galerie de l’académie, venise. 116


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ce

ne fut pas sans un léger choc au cœur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots : « Simonet et famille . » J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cœur mais qui, éprouvée par lui, ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais, en utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui régnait entre les jeunes corps que j’avais vu se déployer sur la plage en une procession sportive digne de l’antique et de Giotto. Je ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que j’étais aimé de Mlle Simonet et que j’allais grâce à Saint-Loup essayer de la connaître. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. II, pp. 164-165.)

giotto di bondone,

la procession de mariage de la vierge (détail), 1304-1306, chapelle des scrovegni, padoue. 129


l’

année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de

cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse

déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on

s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de

courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine il nous disait : « Comment va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. […] Ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle 134


piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. […] Son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. (Du côté de chez Swann, t. I, pp. 79-80.)

giotto di bondone, la charité, 1304-1306, chapelle des scrovegni, padoue.


le

jeune comte de *** […] avait toujours ses traits aussi parfaitement réguliers, plus même, la rigidité physiologique de l’artério-sclérose exagérant encore la rectitude impassible de la physionomie du dandy et donnant à ces traits l’intense netteté presque grimaçante à force d’immobilité qu’ils auraient eue dans une étude de Mantegna ou de Michel-Ange. (Le Temps retrouvé, t. IV, pp. 517-518.)

andrea mantegna,

ecce homo, vers 1500, musée jacquemart-andré, paris. 146


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il

aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait non à faire ressortir, mais à compenser, à dissimuler ce qui, en elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un artiste, son « caractère », mais que comme femme elle trouvait des défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu’il avait achetée parce que c’était exactement celle de la Vierge du Magnificat. Mais Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bleuets, de myosotis et de campanules d’après la Primavera du Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait remarquer tout bas comme elle donnait sans s’en rendre compte à ses mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui trempe sa plume dans l’encrier que lui tend l’ange, avant d’écrire sur le livre saint où est déjà tracé le mot « Magnificat ». Mais il ajoutait : « Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu’elle le sût pour qu’elle fît autrement. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. I, p. 607.) alessandro filipepi, dit sandro bOTTICELLI,

VIERGE DU MAGNIFICAT (détail), 1480-1481, MUSée des offices, florence. PAGE SUIVANTE : alessandro filipepi, dit sandro BOTTICELLI,

le printemps (détail), 1482, MUSée des offices, florence. 170


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je

la voyais aux différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu, où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. […] Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous en éloignait, à l’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes ; et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en Albertine, mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune. (La Prisonnière, t. III, pp. 577-578.)

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cet

te manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est – comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli, mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n’y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. I, pp. 525-526.)

benozzo gozzoli, lA PROCESSION des mages (détail), 1459, palais medici riccardi, florence. 180



fi

nissez ou je sonne, s’écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l’embrasser. Mais je me disais que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions ; dans l’état d’exaltation où j’étais, le visage rond d’Albertine, éclairé d’un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel relief qu’imitant la rotation d’une sphère ardente, il me semblait tourner telles ces figures de Michel-Ange qu’emporte un immobile et vertigineux tourbillon. J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. II, p. 286.)

michel-ange buonarroti, trois travaux d’hercule (détail), 1530, royal collection, londres. 188


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