Pierre Ruiz
Extraits de mise en pages
Philippe Delerm
Les amoureux de l’Hôtel de Ville
Gallimard
Le Baiser de l’Hôtel de Ville. Je n’aimais pas cette photo. Tout ce noir et ce blanc, ce gris flou, c’était juste les couleurs que je ne voulais pas pour la mémoire. L’amour happé au vol sur un trottoir, la jeunesse insolente sur fond de grisaille parisienne bien sûr... Mais il y avait la cigarette que le garçon tenait dans sa main gauche. Il ne l’avait pas jetée au moment du baiser. Elle semblait presque consumée pourtant. On sentait qu’il avait le temps, que c’était lui qui commandait. Il voulait tout, embrasser et fumer, provoquer et séduire. La façon dont son écharpe épousait l’échancrure de sa chemise trahissait le contentement de soi, la désinvolture ostentatoire. Il était jeune. Il avait surtout cette façon d’être jeune que je n’enviais pas, mais qui me faisait mal, pourquoi ? La position de la fille était émouvante : son abandon à peine raidi, l’hésitation de son bras droit surtout, de sa main le long du corps. On pouvait la sentir à la fois tranquille et bouleversée, offerte et presque 11
réticente. C’était elle qui créait le mystère de cet arrêt sur image. Lui, c’était comme s’il bougeait encore. Mais elle, on ne la connaissait pas. Il y avait son cou fragile, à découvert, et ses paupières closes — moins de plaisir que de consentement, moins de volupté que d’acquiescement... au bonheur, sans doute. Mais déjà le désir avait dans sa nuque renversée la crispation du destin ; déjà l’ombre penchée sur son visage recelait une menace. Je trichais, évidemment ; je mentais, puisque je les connaissais. Enfin, je croyais les connaître. L’homme au béret, la femme aux sourcils froncés donnaient à la scène une tension qui en faisait aussi le prix. Et puis il y avait Paris, une table, une chaise de café, l’Hôtel de Ville, la calandre d’une automobile. Dans la rumeur imaginée, le gris brumeux, il y avait la France aussi, toute une époque. Trop. C’était beaucoup trop facile, la photo de Doisneau, beaucoup trop à tout le monde. On la trouvait partout. Le Baiser de l’Hôtel de Ville. 1950. Comme on eût dit L’Embarquement pour Cythère ou Le Déjeuner sur l’herbe. Sur le tourniquet des présentoirs, Boubat, Cartier-Bresson, Ronis, Lartigue, Ilse Bing, Sabine Weiss connaissaient un étrange succès. Était-ce leur seul regard, ou leur époque, qui triomphait ? Le Solex, le petit-beurre, la 4 CV apparaissaient 12
comme le dernier Art nouveau. Tout le monde prêtait un sourire amusé à cette France d’aprèsguerre qui avait du talent sans le savoir. Quelle idée avait-il eue de prétendre que c’étaient eux les amoureux ? Y avait-il cru un instant, ou fait semblant d’y croire ? J’en doutais. Il m’avait beaucoup appris le doute, et j’avais douté de tout, à travers lui. La photo de Doisneau prétendait au réel, et c’était un mensonge. Quelqu’un m’avait dit un jour : « On a retrouvé les amoureux du Baiser de l’Hôtel de Ville. Je croyais que c’étaient tes parents ? » J’avais haussé les épaules, un peu décontenancé, sans plus. Les derniers temps, je n’accréditais plus la légende que du bout des lèvres. D’ailleurs, ma mère ne s’était jamais reconnue. Elle parlait de la gourmette, des boutons du cardigan, qui ne pouvaient être les siens. Mais lui entrait alors dans une sourde colère — être l’amoureux de l’Hôtel de Ville semblait si important à ses yeux — et, lasse, elle concédait des « Peut-être, après tout... Tu as sûrement raison... ». Tous deux étaient parfaitement plausibles. Lui, avec cette allure élancée que mes cinq ans connaîtraient encore, sa coiffure si savamment folle, son sourire ironique — sur la photo, on ne voyait pas sa bouche, mais on sentait bien qu’elle pouvait blesser. Lui, avec cette aisance féline qui me pétri13
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Avant-propos
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Les nouveaux quartiers
e simples mots ne peuvent offrir une image exacte de Barcelone. Cette cité explosive jalouse de sa liberté a toujours défendu à la pointe de l’épée son rêve d’indépendance. Sous la dictature, les combattants remisaient leurs fusils pour noyer le régime sous un déluge de mots assassins. C’est vraisemblablement cette farouche lutte pour l’existence qui fait des Catalans un peuple si entreprenant et laborieux. Engels a peut-être dit que Barcelone détenait « le record mondial de construction de barricades », mais Cocteau a ajouté avec humour que la « Sagrada Familia n’était pas un gratte-ciel, mais un gratte-idées ». Effectivement, les idées fleurissent si rapidement que les moissonneurs n’ont pas toujours le temps d’en récolter les fruits. Après avoir relevé avec panache le défi du monde roman et gothique, la capitale catalane a émerveillé le monde avec le modernisme,
immeuble étroit de cinq étages, doté de balcons galbés en fer forgé sous lesquels on devine d’exubérants motifs floraux sculptés. Autre exemple au no 16 de la carrer de Sant Miquel.
maillage urbain extrêmement dense. Dans ces conditions, la plaça del Poeta Boscà fait figure d’exception. Insérée au cœur même de la Barceloneta, elle occupe un large espace arboré tapissé de pelouse. Une rangée de bancs rôtissent benoîtement au soleil, tandis que toutes les rues du voisinage sont noyées dans l’ombre dès 14 h.
PLAÇA DEL POETA BOSCÀ Le poumon de la Barceloneta ! Seul le projet de cité-dortoir fut retenu lorsqu’il fallut dresser un plan du futur quartier. Les notions d’urbanisme n’étant pas les mêmes qu’aujourd’hui, aucune mesure n’a été prise pour insérer quelques espaces verts dans ce
PLATJA DE SANT SEBASTIÀ Sous les pavés... Difficile de discourir sur la Barceloneta sans évoquer sa part la plus ludique ! La plage de Saint-
et séduit aujourd’hui les amateurs de design. Barcelone est multiple. D’un quartier à l’autre, les atmosphères diffèrent, les monuments déposent leurs blessures ou leurs gloires aux pieds des passants. La richesse du patrimoine culturel et artistique de la ville est telle que trop de ses trésors sont méconnus, négligés par les voyageurs. Ce guide a l’ambition de conduire les plus téméraires à la rencontre de quelques détails, ces petits riens qui participent au grand chantier de la foisonnante culture barcelonaise. Petite information pratique : vu le nombre croissant de visiteurs, il est indispensable de réserver un hôtel. Par ailleurs, les églises signalées dans les environs de Barcelone sont généralement ouvertes pendant les offices, sauf pour les plus petits sanctuaires, dont il faut demander la clef auprès des autorités responsables.
Sébastien est probablement le rivage fréquenté depuis le plus longtemps par les Barcelonais. Au XIXe siècle déjà, les familles envahissaient cette mince étendue de sable pour le plus grand bonheur des marmots. Toutefois, la vague des jeux Olympiques a emporté une part de l’atmosphère populaire qui y régnait. Les baraques à friture ont été balayées sans ménagement, remplacées par une bordée de restaurants plus luxueux. Néanmoins, la plaça del Mar aménagée à la pointe du quartier offre une belle vue sur la grève.
autour d’un verre. La joyeuse équipée redémarre bientôt en direction du bord de mer, le long de laquelle les patineurs mis en appétit filent à vive allure vers la pizzeria qui leur tend les bras. Une manière réjouissante d’allier les bienfaits du sport aux plaisirs de la table ! LES BALADES DU BORD DE MER, renseignements à Biciclot, au bout du passeig Maritim de la Barceloneta, T 93 307 74 75, www.biciclo.net.
Barcelone, à l’instar de nombreuses grandes villes occidentales, s’est jetée à corps perdu dans l’aventure de la bicyclette. Mais certaines associations n’ont pas attendu la vague écolo-tendance pour agir. Biciclot, notamment, milite depuis de longues années pour familiariser les citadins avec ce mode de transport encore inhabituel. Ses adhérents ne se contentent pas d’intervenir auprès de leurs concitoyens, mais développent parallèlement toutes sortes d’activités ludiques, ouvertes à tous. Ils proposent par exemple des randonnées nocturnes, chaque vendredi soir de 20 h 30 à minuit, avec un arrêt aux stands à l’heure du dîner (on aime bien les grandes tablées fraternelles, à Barcelone). Ils organisent également des sorties plus familiales et moins éreintantes, le samedi de 10 h à midi.
TORRE DEL RELLOTGE Tout au bout du moll dels Pescadors se dresse la solitaire tour de l’Horloge. À l’origine, ce beffroi ne possédait ni cloche ni pendule d’aucune sorte. Il s’agissait d’un phare chargé de fermer la rade de Barcelone. Mais ses dimensions modestes et l’accroissement progressif du port ont rendu caduques les veilles du vieux gardien. La tour n’a plus aujourd’hui de fonctions marines, si ce n’est de servir d’amer aux bateaux de plaisance. Toutefois, ses cadrans cyclopéens brillent infatigablement nuit après nuit, et rappellent ses anciens services.
Les loisirs
MOUSSAILLON D’UN JOUR, renseignements auprès d’Orsom,
UNE SINGULIÈRE CAVALCADE,
T 93 225 82 60,
renseignements à la Botiga Scenic,
www.barcelona-orsom.com. 9 €
carrer de la Marina, 22, T 93 221 16 66,
par adulte, réductions pour les enfants.
scenic@ctv.es. 22 € par pers.
Quelle meilleure manière d’aborder une cité portuaire que depuis la mer ? C’est seulement au large que l’on prend la mesure exacte de Barcelone et de son union avec la Méditerranée. La compagnie Orsom organise plusieurs fois par jour de merveilleuses balades à bord de son catamaran géant de 23 m. Le mastodonte s’élance depuis la pointe du Maremagnum, ses 205 m2 de voilure emportant son équipage pour une croisière de presque une heure et demie. Le bâtiment tire quelques bords en mer, avant de faire demi-tour au large du
Chaque mardi soir, l’association Desconnecta organise des balades nocturnes à trottinette. Le rendez-vous est fixé vers 21 h à la Botiga Scenic, où les organisateurs fournissent le matériel et prodiguent de bons conseils. Toute l’équipe prend alors le métro jusqu’à la station Joanic avant de s’élancer dans la nuit étoilée barcelonaise. Le parcours emprunte le passeig de Sant Joan, la rambla de Catalunya, et s’enfonce profondément dans le Barri Gòtic jusqu’au bar La Plata. C’est l’occasion de resserrer les rangs et de reprendre son souffle
Plaça del Mar et Sant Sebastià
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es Spandau, Reinickendorf, 71 Tegel, Wedding
82 Sur le tracé du Mur 88 Les ambassades
Köpenick, Treptow, 77 Neukölln
Sommaire
Sommaire
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91 Les cimetières
LES ENVIRONS
Les environs de Berlin 96 106 Quelques services Potsdam 99 108 Index
BERLIN
Mitte Nord 8
43 Schöneberg
Mitte Sud 15
49 Kreuzberg
Tiergarten 24
57 Friedrichshain
Charlottenburg 30
62 Marzahn, Lichtenberg,
Hellersdorf, Hohenschönhausen
Wilmersdorf 35 Zehlendorf, Steglitz, 39 Wannsee
berlinoise sans chichi, mais bonne, des prix modérés, un accueil chaleureux prodigué par les gérants, qui aiment parler littérature.
ZUM THÜRINGER, Mohrenstr. 64, T 22 48 71 00.
Berlin
Ouv. du lun. au ven. à partir de 11 h.
Beaucoup d’organes de presse internationaux sont installés dans les anciens bâtiments administratifs de l’Allemagne de l’Est. Les journalistes et les employés des ministères alentour se régénèrent dans l’agréable restaurant de la maison de Thuringe, reconstruite en 1997. Le repas est rustique avec, par exemple, des saucisses grillées sur pommes de terre à la poêle (6 €), accompagnées d’une bière de Thuringe (Köstritzer). Quelques tables sont dressées sur le trottoir de ce carré très tranquille.
qui se déplacent à pied. Les grands lustres dispensent une lumière mate sur le sol de marbre noir.
beaucoup de patine, mais pas d’histoire, une sorte de Disneyland. L’ambiance bourgeoise classique magnifiquement mise en scène est signée de l’Américain Kleihues.
DAS WESTIN HOTEL,
Dormir DORINT, Charlottenstr. 50, T 20 37 50, fax 20 37 51 00. À partir de 180 € la ch.
Bien que situé au bord de la place la plus touristique, le Gendarmenmarkt, ce nouvel hôtel est un havre de sérénité avec ses 92 petites chambres et suites où le luxe se conjugue avec le petit détail. Ambiance zen, excellent petit déjeuner. Aux Français, on attribue volontiers les chambres avec vue sur la cathédrale française.
Estalgie BRÄUSTÜBL, Mohrenstr. 6, T 22 99 436.
HÔTEL MERCURE & RESIDENZ BERLIN,
Ouv. tlj midi et soir.
Ce restaurant n’a rien changé à son décor en fer forgé depuis que Honecker et ses invités ne viennent plus. La cuisine berlinoise et brandebourgeoise apaise même les plus grosses faims : boulettes servies avec un œuf au plat sur des pommes de terre poêlées (6 €), rôti de bœuf et jarret de porc, Sauerbraten et Eisbein (7 €). En semaine, un menu composé de deux plats est servi pour 5 €. L’immeuble datant de 1890 est classé ; il fait de la résistance dans ce quartier devenu le siège des banques et des assurances.
Schützenstr. 11, T 20 63 20, fax 62 78 02 72.
Friedrichstr. 158, T 20 27 34 20, fax 34 19. À partir de 260 € la ch.
Le Grand Hôtel, avec 358 chambres, fut la carte de visite de la RDA et, surtout, son premier pourvoyeur de devises. Il a changé de nom en 1996 et est devenu une des grandes adresses de la capitale. On a conservé l’essentiel de l’intérieur baroque, avec ses lustres, ses balustrades, et, surtout, on n’a pas touché à l’escalier gigantesque et mythique qui dessert les six étages. À voir, en dégustant un café dans le lobby.
Hôtel Westin
À partir de 150 € la ch.
C’est une adresse qu’il faut chercher ou que l’on découvre en déambulant autour du tracé du Mur, pas très loin de l’historique Checkpoint Charlie. Situé dans un dédale d’arrière-cours multicolores, l’hôtel récemment ouvert abrite 85 chambres fonctionnelles de différentes tailles. Le petit déjeuner peut être pris dans la cour intérieure ; il est servi aussi aux non-résidents, pour la somme de 14 €.
FOUR SEASONS, Charlottenstr. 49, T 20 338, fax 20 33 61 66. À partir de 160 €.
Cet établissement luxueux est représentatif du nouveau Berlin :
ZUM FERNFAHRER,
Estalgie
Wassergasse 1, T 27 93 736. Ouv. du lun. au ven. de midi à minuit, sam. de 11 h à 16 h.
UNTER DEN LINDEN,
Une authentique Eckkneipe dans l’ancien Berlin-Est, et une des rares adresses à avoir été privée. Sa clientèle d’alors, les hauts fonctionnaires des administrations environnantes, ne vient plus. L’endroit est fréquenté par les nouveaux Berlinois qui ont choisi de s’installer dans les belles maisons cossues du début du siècle ou des années 1920 de ce quartier historique de la ville, un des premiers à avoir été restauré après la chute du Mur. Cuisine
Unter den Linden 14, T 23 81 10, fax 23 81 11 00, www.hotel-unter-den-linden.de, reservation@hotel-unter-den-linden-de. À partir de 50 € la ch. double.
Là où l’on s’y attend le moins, un petit coin de RDA perdure, au croisement des rues prestigieuses avenues Unter den Linden et Friedrichstraße. Cet ancien hôtel de prestige construit en 1966 a été remis au confort du jour. Il constitue une adresse idéale pour ceux
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Berlin
68 Prenzlauer Berg, Pankow
Marie Haddou et Natacha Quintard
INTRODUCTION
BONJOUR GROSSESSE
Flammarion
Bonnes nouvelles démographiques : la France connaît un baby-boom. La reprise de la natalité est l’évolution la plus marquante de ces vingt dernières années. L’embellie enregistrée en 1995, accentuée en 2000, se poursuit. Selon l’INSEE, les chiffres sont éloquents : 796 000 bébés ont vu le jour en France en 2002. Du même coup, notre taux de fécondité – un des plus élevés dans l’Union européenne – atteint 1,9 enfant par femme (contre 1,73 il y a cinq ans). Bref, la France se repeuple allégrement. Ce qui ne manque pas de poser quelques problèmes : maternités débordées (manque de personnel et de lits), listes d’attente interminables dans les crèches. Grossesses faciles, délicates, difficiles, grossesses désirées, non désirées. Il n’y a pas une, mais mille façons de vivre sa grossesse. Il n’y a pas deux grossesses semblables ; néanmoins, toute grossesse présente des points communs. Toute femme partage, peu ou prou, les mêmes expériences, passe par des étapes comparables. Alors, que se passe-t-il dans la tête des femmes enceintes, ou souhaitant l’être ? Qu’est-ce que le désir d’enfant ? Quels sont les remaniements psychiques et 11
BONJOUR GROSSESSE
physiques pendant la grossesse ? Comment se préparet-on à la naissance ? Comment devient-on mère ? Quels sont les attentes, les non-dits ? Quels sont les tabous par rapport à la grossesse ? Quelles sont les incidences de la grossesse sur le couple, la famille ? À ces interrogations, et à bien d’autres, nous apportons des réflexions, mais aussi des réponses concrètes, des solutions pratiques. Loin de toute théorisation obscure, nous expliquons, à partir de témoignages, comment les femmes expriment à travers leur corps, par leur comportement, leurs paroles, espoir, bonheur, attentes, tourments, doutes, désarroi face à cet événement exceptionnel : être enceinte. En disant ce que l’on n’ose pas toujours s’avouer, ce livre se propose d’aider les femmes à penser, à vivre au mieux leur grossesse et à la mener à bien. Dans un souci d’objectivité, cet ouvrage a pour but d’informer les futures mères, de mettre des mots là où il n’y en a pas, de déculpabiliser, tout simplement pour faciliter la « parentalité ». Il s’agit aussi de réhumaniser la grossesse, aujourd’hui hypermédicalisée, et de revaloriser la maternité, les femmes étant souvent considérées comme des objets d’étude et réduites à la passivité. Par ailleurs, dans une seconde partie, nous abordons d’autres thèmes – stérilité, assistance médicale à la procréation, adoption, non-désir d’enfant, etc. – afin de donner un panorama complet de toutes les questions et complications directement liées à la grossesse.
Chapitre I
LA GROSSESSE, C’EST FORMIDABLE !
Neuf mois d’extase et d’euphorie Quand on interviewe des femmes enceintes, la réponse est quasi unanime : le grand bonheur ! Les mots fusent, tel un feu d’artifice : comblée, fière, bien dans sa peau, belle comme dans les magazines, affranchie des complexes ; on vit sur un petit nuage ; on s’occupe de vous, on vous bichonne ; la grossesse, c’est le plus beau moment de la vie, celui où l’on est le plus épanouie ; c’est la plénitude, on se sent une « superfemme », une femme idéale. On pourrait en parler pendant des heures... Selon un sondage Louis Harris (septembre 2002), pour 92 % des Françaises, l’image du bonheur est une maison dans laquelle jouent des enfants. En 2000, une enquête de la Sofres confirmait déjà le rôle primordial de la maternité dans le bonheur des femmes : 68 % plébiscitaient les enfants, largement devant le couple et le métier ; et 87 % d’entre elles affirmaient qu’être mère est souhaitable ou indispensable au bonheur d’une femme. 15
ÉRIC MART Y
BREF SÉJOUR À JÉRUSALEM Rien ne relie Jean Genet et le philosophe allemand Edmund Husserl, si ce n’est peut-être, mais très lointainement, le nom d’Israël, qui fut, je crois, la passion métaphysique négative du premier et, pour le second, une réminiscence tardive et indicible lors même que l’accession au pouvoir des nazis faisait de lui un paria en raison de ses ascendances juives. On comprendra néanmoins peut-être mieux après la lecture de cette introduction et du livre luimême le sens de ce rapprochement apparemment insolite et peut-être aussi le choix que nous avons fait de réunir ces deux noms derrière le récit d’un voyage personnel à Jérusalem, « Bref séjour à Jérusalem », qui donne son titre à l’ensemble. *
GALLIMARD
14
Si écrire sur Genet après Sartre, Bataille et bien d’autres n’est pas tout à fait vain, c’est qu’aucune lecture ne semble avoir eu raison du trouble dans lequel cette œuvre a jeté une fois pour toutes la littérature française. Par le spectacle de sa
Bref séjour à Jérusalem
Avant-propos
liberté, Genet a durablement remué la conscience des écrivains français, pour la plupart empêtrés dans l’ennui et aliénés à leur œuvre comme des pécheurs à leur souillure. Le spectacle de cette liberté a consisté dans la multiplication de tous les signes de l’affranchissement : sans patrie, sans demeure, sans famille, sans ascendance ni descendance, sans sécurité sociale, nomade, étranger, homosexuel, irrespectueux des lois, voleur, prostitué, amoureux de meurtriers, Genet est l’exemple même de l’écrivain non compromis avec le monde dans les petites comme dans les grandes choses et qui, de plus, de cette non-compromission avec le monde, n’a jamais fait une vertu, c’est-à-dire une compromission au second degré, un asservissement déguisé, une liberté dissimulant une ultime et secrète aliénation. Cette liberté est une « liberté libre », selon la merveilleuse expression d’Arthur Rimbaud. Et puis, bien que Genet ait été pleinement un écrivain, l’étant jusqu’au point d’avoir ses œuvres complètes de son vivant et très tôt chez le plus prestigieux des éditeurs français, bien que son œuvre soit éminemment littéraire, traversée de fulgurantes bouffées mimétiques (Villon, Baudelaire, Proust...), il y a eu chez lui une fascinante souveraineté dans sa manière même d’envisager sa carrière, dans son détachement à l’égard du mythe littéraire, dans ce qui a pu même apparaître comme une sorte de mépris à l’égard du livre, plus proche à ses yeux de la passe du prostitué ou du geste du voleur — une escroquerie, une dérobade — que de la transaction bourgeoise, nimbée de sacré, inventée par le XIXe siècle. Cette transgression de tous les instants ne s’est pas seulement déployée au travers de ces signes qui, jusque dans la
libre silhouette de Genet, ont renvoyé aux écrivains français le spectacle de leur embourgeoisement et de leur solitude, pas plus qu’elle ne s’est limitée à cette prose impeccable où la littérature était enfin envahie par une immoralité que, depuis des décennies, elle appelait en vain à son secours. Si cette liberté a pu résonner d’une manière aussi fulgurante aux oreilles courbées du lecteur français, c’est que Genet a touché au cœur même de son identité, au cœur de l’identité française, en inscrivant en elle et au fer rouge la question cruelle d’une ontologie de la domination. Dans l’univers de Sodome, la question de la domination est essentielle puisqu’elle définit des places qui sont aussi implacables que les coups du destin. Le génie de Genet est d’avoir réussi ce tour de force de plaquer sur cette identité française et sur son être historique le scénario de Sodome. Deux grands événements traumatiques et touchant en effet à l’identité française ont été investis de manière magistrale par Genet : l’effondrement de la France lors de la Seconde Guerre mondiale, et la guerre d’Algérie. Ce double échec historique sonne dans l’œuvre de Genet comme le cérémonial de deux humiliations qui sont, sous la figure de l’Autre, l’Aryen et l’Arabe, le moment d’une chute vertigineuse, d’une béance qui a toute la violence d’un instant d’inversion, d’indignité, de passivité hébétée, de pure et fatale domination où la figure du sujet français, pour reprendre l’expression très directe et sans ambiguïté de Genet, est celle d’un sujet « de dos ». Sans doute cette mise en scène de la situation historique française est-elle profondément perverse — perverse car cette honte infligée à la France par la théâtralisation de son
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PATRICK GOUJON
CARNET D’ABSENCES roman
Tu idolâtres le talent. Mais qu’en est-il de ceux d’entre nous qui ne peuvent pas créer ? Que devons-nous faire ? Je fais quoi, moi qui suis bouleversée par les sentiments que m’inspire la vie ? Comment les exprimer ? Intérieurs WOODY ALLEN
Vous remarquerez que ce vers quoi l’on tend lorsqu’on tombe amoureux est un paradoxe très étrange. Le paradoxe est fondé sur le fait que, lorsqu’on tombe amoureux, on essaie de retrouver la totalité ou une partie des gens auxquels on était attaché étant enfant. D’un autre côté, nous demandons aux êtres aimés de corriger tous les maux que ces parents ou frères et sœurs nous ont infligés. Si bien que l’amour contient en soi cette contradiction : la tentative de retourner dans le passé et la tentative de se défaire du passé. Crimes et délits WOODY ALLEN
GALLIMARD
Les sélectionneurs se renvoient la balle un moment et celui de l’équipe de droite finit par dire Vas-y, t’as qu’à l’prendre. Celui de gauche me décortique du regard, puis répond Non, non, c’est pas grave, j’te l’donne. Agacé, le prof de gym, qui veut pas perdre de temps avec les détails, pointe son pouce à droite et me dit Tiens, t’as qu’à aller de ce côté-là.
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J’ai remarqué, c’est toujours les mêmes qui forment les équipes. Personne décide, c’est automatique. Deux grands se mettent devant un groupe et juste ils disent Bon, avant de balancer les prénoms et comme toujours, les mêmes sont pris dans les premiers, ceux qui marquent le plus de buts, ou bien les plus costauds qui sont les meilleurs amis de ceux qui forment les équipes. Comme moi j’ai jamais marqué de buts, même pas contre mon camp, et que mes amis, si j’en avais, seraient pas de ceux qui sélectionnent, je poireaute en faisant mine de pas être concerné. La vérité, j’aimerais bien m’éclipser loin dans un coin, mais le prof m’enverrait illico faire cinq tours de terrain. Les équipes sont presque complètes et les grands matent ceux qui restent comme de la camelote : un p’tit gros qui reluque ses pompes, un maigrichon qu’ajuste ses lunettes et moi, le rouquin à dents de lapin. Après hésitations, le maigrichon est pris à droite et le p’tit gros à gauche. Le prof de gym hausse les épaules. Moi je regarde derrière lui, les filles lancent des javelots dans l’herbe, y en a une qui tire les cheveux d’une autre, je crois que c’est Julie. 15
Quand je rentre de l’école, je saute direct allumer la télé, un vieux poste qui met du temps à chauffer. Mon père a dit qu’il en rachèterait un mais ça fait déjà depuis la rentrée que je me tape les sautes d’humeur du tube. Mon dessin animé préféré, je me le fais zapper presque à tous les coups. Y a d’abord le sifflement et j’ai entendu dire que c’est superdangereux, que la télé peut exploser et même, on peut finir encastré dedans, aspiré avec tout ce qu’y a devant l’écran, parce que quand la téloche explose, elle explose à l’envers. C’est des conneries, il dit mon père. Le sifflement fait ZZZZZZ pendant dix minutes environ jusqu’aux premiers bruitages et dialogues passés au hachoir, qu’on devine un peu ce qui se passe même si l’image est juste des traits gris qui montent puis qui descendent comme des plates-formes. De ma chambre, mes oreilles surveillent le générique de début des séries, le moment où souvent ça va mieux. Où je peux regarder les séries jusqu’à tard, jusqu’au repas, jusqu’à ce que mon père rentre, sinon jusqu’à ce que j’aie sommeil. En poussant la porte, j’aime bien faire comme dans les films policiers, même si j’ai peur d’être un peu fou, ou bien d’être un peu con. Dans les films, le flic rentre et il 16
première partie
Code
La justice
junior
Dominique Chagnollaud Professeur à l’Université de Paris II avec la collaboration de Grégory Portais, ATER en droit public à l’Université de Paris II
3e édition
BAT_I-138_C·Junior III
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LA
I LES PRINCIPES EN FRANCE §1
LE
JUSTICE
DE L’ORGANISATION DE LA JUSTICE
Article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen
LE
PRINCIPE DE SÉPARATION DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES ET JUDICIAIRES
C’est une particularité française qui mérite d’être soulignée. Depuis la loi du 24 mai 1872, il existe en France deux ordres de juridictions, c’est-àdire deux grandes catégories de tribunaux. D’une part, les tribunaux qui s’occupent des litiges opposant l’administration aux particuliers (on parle des « juridictions administratives », avec au sommet le Conseil d’État),
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5
PRINCIPES GÉNÉRAUX
d’autre part, les tribunaux qui traitent des litiges opposant des particuliers (on parle des « juridictions judiciaires », avec au sommet la Cour de cassation). Pour faire la répartition entre ces deux ordres, il y a le Tribunal des conflits. grande instance et le tribunal correctionnel. De même, c’est le même bâtiment qui abrite le tribunal de police et le tribunal d’instance. Pour trouver l’adresse, vous pouvez vous rendre sur le site du ministère de la Justice : www.justice.gouv.fr ou encore à votre mairie.
séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.
Sous l’influence de Locke (1632-1704) et de Montesquieu (1689-1755), le principe de séparation des pouvoirs a été consacré. On considère qu’il y a trois pouvoirs : – le pouvoir législatif qui consiste à faire la loi ; – le pouvoir exécutif qui consiste à en assurer l’application ; – le pouvoir judiciaire qui consiste à rendre la justice. Le pouvoir législatif est exercé par le Parlement (Assemblée nationale et Sénat), le pouvoir exécutif est exercé par le président et le gouvernement, le pouvoir judiciaire (la Constitution parle d’autorité judiciaire) est exercé par les juges. En pratique, cela veut dire que c’est le Parlement qui vote la loi, c’est le gouvernement qui, par son administration, en assure l’application et, qu’en cas de violation de la loi, c’est devant le juge que l’on va aller. Le principe de séparation des pouvoirs est une garantie pour la liberté : les juges ne peuvent rendre la justice qu’en application de la loi, ils ne sont pas libres de faire ce qu’ils veulent. De plus, on considère que le Parlement ne peut pas voter une loi pour forcer le juge à rendre telle décision une fois le procès engagé (c’est-à-dire que le Parlement ne peut pas faire pression sur les juges). De même, le pouvoir exécutif (le gouvernement) ne peut pas faire pression sur les juges.
§2
LES
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! D’un point de vue matériel, c’est le même bâtiment qui abrite le tribunal de
PRINCIPE DE SÉPARATION DES POUVOIRS
Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la
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II QUELQUES §1
NUL
RÈGLES TRÈS SIMPLES
N’EST CENSÉ IGNORER LA LOI...
Article 54 de la loi du 10 juillet 1991 Dans chaque département, il est institué un conseil départemental de l’accès au droit, chargé de recenser les besoins, de définir une politique
locale, de dresser et diffuser l’inventaire de l’ensemble des actions menées. [...]
Tout le monde connaît l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Cela ne veut pas dire que l’on est censé connaître tous les codes et toutes les lois par cœur ! Cela veut simplement dire que l’on est censé connaître ce qui est autorisé et ce qui est interdit (par exemple, le vol est interdit et je ne peux pas dire si j’ai commis un vol que je ne suis pas responsable parce que je ne le savais pas). Le problème qui se pose en pratique, et encore plus quand on est un mineur, c’est qu’il n’est pas facile de savoir justement quels sont ses droits. La loi du 10 juillet 1991 a mis en place des organes très importants : les Conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD). Ces organes doivent définir des politiques afin de déterminer des centres d’accès au droit (par exemple, dans les mairies, dans les maisons du droit...).
! L’Éducation nationale participe à la meilleure connaissance du droit par ses programmes et, notamment, au travers de l’Éducation civique juridique et sociale (ECJS).
BAT_I-138_C·Junior 5
23/08/05 11:27:10
Frank Conroy
Corps et âme
CHAPITRE PREMIER
L’enfant prodige Traduit de l’américain par Nadia Akrouf
Gallimard
Sa première vision sur l’extérieur était le soupirail en forme d’éventail de l’appartement en sous-sol. Il grimpait sur la table et passait des heures à examiner derrière les barreaux le va-et-vient des passants sur le trottoir, son âme d’enfant captivée par la contemplation des rythmes et des cadences, toujours différents, des jambes et des pieds qui traversaient son champ de vision : une vieille femme avec des mollets minces, un gamin en baskets, des hommes chaussés de brodequins, des dames aux talons hauts, les godillots sombres et luisants des soldats. Si quelqu’un s’arrêtait, il pouvait voir les détails — barrettes, œillets, un talon éculé, le cuir fendillé révélant la chaussette —, mais c’était le changement qu’il aimait, la parade des couleurs et des mouvements. Il ne pensait à rien, debout ou à genoux à la fenêtre, les images l’emplissaient plutôt d’une sensation pure de détermination. Quelque chose se passait, dehors. Les gens allaient quelque part. Souvent, lorsqu’il quittait le soupirail, il rêvassait à des notions confusément perçues de direction, de décision, de changement, à l’existence d’un monde invisible. Il avait six ans, et presque toutes ses pensées, surtout lorsqu’il était 15
seul, se formulaient sans mots, au-dessous du niveau du langage. L’appartement était petit et sombre, il y était enfermé à clef jusqu’au moment terrible, chaque soir, où sa mère revenait à la maison avec son taxi. Il savait ce qu’était un taxi : il y avait des passagers, elle les prenait dans la rue et les conduisait d’un endroit à un autre, comme les gens qui marchaient sur le trottoir allaient d’un endroit à un autre, mais n’avait, elle-même, aucune destination. Elle allait là où les passagers lui disaient d’aller, et restait, en ce sens, un témoin, comme lui. Le taxi commençait le matin devant l’appartement et revenait la nuit tombée. Il avait l’impression qu’il faisait des cercles. D’habitude, il l’entendait descendre les marches de fer qui menaient à la porte. Elle était grande, se déplaçait lentement, et la structure métallique entière résonnait à chacun de ses pas. Il y avait un bref moment de silence, le cliquetis de la clef dans la serrure, puis la porte s’ouvrait. Dans la pénombre, il la voyait déplacer le mètre quatre-vingts et les cent trente-cinq kilos de son corps à travers le chambranle. Il entendait le bruit de sa respiration, un souffle régulier, laborieux, tandis qu’elle s’introduisait dans la pièce. « Claude ! » Elle avait une voix claire, musicale. Il se plaça dans son champ de vision. « Tu es là, fit-elle. Va me chercher une bière. » Il alla dans la minuscule cuisine, sortit un quart de Pabst Ruban Bleu du réfrigérateur, ôta la capsule, prit un verre, revint dans la pièce. Il posa la bière sur la table basse devant le canapé et recula d’un pas. Elle s’assit, plaça son distributeur de monnaie et un rouleau de billets à côté de la bière, avec son journal du soir, le PM, plié, qu’elle avait tiré de sa poche revolver. 16
« J’en ai rien à foutre, que les nazis gagnent, marmonna-t-elle. Ça pourra pas être pire que maintenant. » Elle se versa un verre de bière, le vida d’un trait, le remplit à nouveau. « Deux dollars d’amende ! Il m’a collé deux dollars d’amende ! Et pourquoi ? Trop loin du trottoir qu’il a dit, le crétin ! Trop loin ! Tu plaisantes ? T’as rien d’mieux à faire qu’à persécuter la classe ouvrière ? » Elle se resservit. Claude s’assit sur le plancher. Il était attentif à son humeur, à sa disposition d’esprit, pour le cas où il lui faudrait filer. Parfois, lorsqu’il tournoyait autour du canapé ou lui glissait d’entre les bras, elle finissait par renoncer. Il savait que presque toujours lorsqu’elle lui flanquait une fessée, elle se retenait d’y aller à fond. Il l’avait vue ouvrir la porte de l’appartement, un jour, et surprendre un ivrogne en train de pisser sur le petit palier au pied de l’escalier de fer. Elle avait envoyé le type rouler au sol d’un seul coup de poing sur la poitrine, l’avait roué méthodiquement, le cul, la tête, jusqu’à ce qu’il perde connaissance, puis l’avait traîné lentement par le col, pas à pas, en haut de l’escalier, jusqu’à la rue. Il y avait eu du sang sur les marches, des taches rouges sur le noir. À présent, elle appuyait sur les touches du distributeur de monnaie pour le vider. Elle empilait soigneusement les pièces, les comptait, prenait des notes sur un petit bout de papier. Elle tria les billets — de un dollar pour la plupart, mais il y en avait parfois de cinq — ses grandes lèvres remuant silencieusement tandis qu’elle calculait. Finalement, elle fit deux tas avec l’argent, l’un qu’elle reprendrait le lendemain matin l’autre qui irait dans la boîte en fer-blanc qu’elle rangeait dans le premier tiroir de la commode de sa chambre. Dans la cuisine, elle ouvrit une autre bière, choisit 17
ANDRÉ GIDE PIERRE LOUY¨ S PAUL VALÉRY
C O R R E S PON D A N C E S À TROIS VOIX 1888 -1920
1.
P I E R R E L O U Y¨ S À A N D R É G I D E
[Lundi, 7 mai 1888 1]
Mon cher Gide,
Préface de Pascal Mercier
J’ai lu ce matin le paragraphe qu’Amiel a consacré à René 2. Tout ce qu’on m’avait dit de ce roman m’en avait éloigné jusqu’à présent, mais les quelques mots d’Amiel ont fait plus que tes cris d’admiration, et m’ont donné une furieuse envie de le dévorer. Par extraordinaire, il se trouve que je ne l’ai pas. Peux-tu me l’apporter demain ? Ce serait bien de ta part, ô Gide. Tu pourras monter, il n’y a plus de danger de contagion et Glatron, Naville et Wenz sont venus déjà plusieurs fois 3 ; mais je te comprendrai admirablement si tu as peur quand même et si tu déposes le bouquin chez le concierge. (Bien entendu, l’après-midi seulement, car le matin je pionce.)
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre
1. Lettre datée d’après le Journal intime de Louÿs. Nous y lisons à une date qui devrait être le 8 mai, plutôt que le 6 comme le suggère l’indication « Même jour » : « J’achève à l’instant la dernière ligne de René. Trois lignes d’Amiel m’avaient donné une envie folle de le lire et de le lire tout de suite. Je n’avais pas le livre. J’ai écrit à Gide de me l’envoyer. Je le reçois à cinq heures et le voilà fini ! » (Œuvres complètes, 13 vol., Paris : Éditions Montaigne, 1929-31 (Genève : Slatkine Reprints, 1973), tome IX, p. 241). 2. Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) écrit notamment dans son Journal le 24 septembre 1857 : « René est infiniment plus durable [qu’Atala]. Sa donnée qui est la maladie de toute une génération (le dégoût de la vie par la rêverie oisive et les ravages de l’ambition vague et démesurée) est une donnée vraie. Le style est admirable et à peu près parfait » (Fragments d’un journal intime, précédés d’une étude par Edmond Scherer, 2 vol., Genève : H. Georg, 4e édition, 1885, tome I, p. 122). 3. Habitant avec son frère Georges au 105, rue Notre-Dame-des-Champs, Louÿs est retenu dans sa chambre par la rougeole du 23 avril au 10 mai. Maurice Glatron, Jean Naville (1871-1958) et Paul Wenz (1869-1939) sont des condisciples de l’École alsacienne, située au 109 de la même rue.
GALLIMARD
50
–
[Paris]
Édition établie et annotée par Peter Fawcett et Pascal Mercier
51
CORRESPONDANCES À TROIS VOIX
1888
Ô Gide, j’ai lu l’article de Jules Lemaitre 1. L’article est curieux, mais les vers sont assommants. C’est un casse-tête chinois ; j’aime bien comprendre quand je lis des vers, sans être obligé de chercher une demi-heure ce que l’auteur a bien pu vouloir dire. Si encore ça en valait la peine ! Tibi, P. F. Louis
pas te le faire parvenir aussitôt. La meilleure louange que je puis faire à l’article que tu m’as envoyé, c’est de te dire qu’il me donne grande envie d’aller voir cette exposition. Que pourrais-je faire de plus ? Je trouve déjà cela bien beau... pour un profane. À bientôt, grand homme. A. Gide
Je t’envoie ci-joint un article sur qui tu devines. Tu sais certainement qu’Albert Wolff n’est rien moins qu’hugolâtre, et que Le Figaro ne soutient guère l’auteur des Châtiments et de Napoléon-le-Petit. Cela donne donc à cet article un cachet d’impartialité des plus rares, et une saveur de sincérité et d’emballement des plus réjouissantes 2. Tu sais, tu es tenu de le lire jusqu’au bout, sans tricher. J’ai lu Lemaitre : à charge de revanche. Aies-en soin comme des yeux de ta noble tête. Re-tibi, homme rigide.
[Paris]
2.
[Paris]
–
A N D R É G I D E À P I E R R E L O U Y¨ S
[Mardi, 8 mai 1888 3]
Cher Louis, Retenu à la maison, ou tout au moins loin de l’école, par une puissante fièvre flemmatique, je ne saurais te remettre moi-même ce livre que tu désires. Je suis trop heureux de savoir que tu vas le lire pour ne 1. Il s’agit sans doute de l’article « Paul Verlaine et les poètes “symbolistes” et “décadents” », paru dans La Revue bleue du 7 janvier 1888, que Gide avait lu dès le 9 janvier : voir André Gide, Journal 1887-1925, éd. Éric Marty, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, pp. 39 et 1351. 2. Il s’agit de l’article dithyrambique d’Albert Wolff (1835-1890), « Victor Hugo dessinateur », consacré à l’exposition des manuscrits et dessins de celui-ci, rue de Sèze, dans Le Figaro du jeudi 3 mai. Louÿs en cite le lendemain cet extrait en le paraphrasant dans son Journal intime, loc. cit., p. 230 : « Ce n’est pas seulement un grand poète qui s’amuse à dessiner, c’est un artiste, c’est un grand peintre qui se révèle. » 3. Sur la liasse des lettres de Gide, Louÿs a écrit cette note liminaire : « Lettres de Gide / 1887-1888 / La 1re lettre de Gide a été détruite par lui-même le jour où j’ai consenti à lui faire relire sa correspondance. C’étaient des plaisanteries sur “Elle” — c’est-à-dire sur celle qui devint l’Emmanuèle d’André Walter. / J’ai bien fait de lui rendre cette lettre, qui était un triste début de correspondance. » Notons, pourtant, qu’ils ne se sont liés d’amitié qu’en février ou mars 1888. C’est seulement lors d’une promenade au bois de Chaville, près de Meudon, le 31 mai, que, leurs confidences devenant intimes, Gide avouera à Louÿs le grand amour qu’il ressent pour sa cousine Madeleine Rondeaux : voir Pierre Louÿs, Mon Journal (20 mai 1888-14 mars 1890), éd. Alban Ceri-
3.
–
P I E R R E L O U Y¨ S À A N D R É G I D E
[Mardi, 8 mai 1888]
Quand s’en va-t-elle 1 ? Vous ne faites rien, vous croupissez... Quand s’en va-t-elle ? Homme grave, réponds. Est-ce parce qu’elle est partie que tu es malade ? Poor fellow ! Je compatis, je congratule, je condole 2. Elle reviendra bientôt, au moins ? Mon âme se gaudit de ton prêt. Ce soir, j’aurai fini. Ce n’est pas long, tant mieux. Tant pis, peut-être ? Je suis maintenant, selon le langage de Bémont 3, « profondément imbu » de Diderot. Je m’en imbibe, j’y plonge avec ravissement. Tu n’en as pas lu ? C’est un tort, ô Gide. C’est exquis. Quand reverrai-je ton facies méphistophélistique ? et ta mèche, grand homme ? Elle me manque, ta mèche, tu ne croirais jamais ça ? ...... elle reviendra bientôt, dis ?, Elle ? Vois-tu, je n’en ai pas l’air, eh bien ! ça m’a ému. Je ferai des vers là-dessus. Poor fellow ! armes Kind ! misellus 4 ! [Non signée] trace d’une larme
sier, Paris : Gallimard, 2001, p. 35. Voir aussi infra, Annexe C, I, le portrait de lui-même que Louÿs fera à l’intention de Gide, probablement vers cette époque. 1. Madeleine Rondeaux. 2. Sic. 3. Charles Bémont (1848-1939), futur membre de l’Institut, fut professeur d’histoire à l’École alsacienne de 1878 à 1890. D’après son Journal intime, loc. cit., pp. 231 et 244, Louÿs avait lu Le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot le 2 mai 1888 et les Lettres à Sophie Volland, « pour la première fois », le matin du 8 mai. 4. « Pauvre gars ! » en anglais, en allemand et en latin. À la place de la signature, il y a une petite tache en forme de larme.
FRANÇOISE CHANDERNAGOR de l’Académie Goncourt
COULEUR DU TEMPS roman
GALLIMARD
V *** fut-il un grand peintre ou un petit maître ? Un coloriste-né ou un fabricant sans génie ? Nous n’en savons rien : la postérité n’a pas rendu son arrêt. Tout juste peut-on dire que V *** était déjà mort de son vivant : lorsqu’il disparut, sa belle époque était révolue, sa mode, démodée. Portraitiste aimable dont les princes s’arrachaient les services trente ans plus tôt, il avait été balayé par la vague du « sublime » : succès de la peinture morale, retour de la peinture historique. À la fin il s’essayait bien, lui aussi, à peindre des Bénédiction de la Grand-Mère et des Mort de Sénèque, mais le cœur n’y était pas... Voilà pourquoi les Parisiens furent étonnés en apprenant que ce fantôme allait exposer au Salon. Un grand tableau. Grand par la taille, du moins : dix pieds de large sur six de haut ! Il s’agissait d’un Portrait de l’artiste avec sa famille. 9
Aussitôt, rumeurs et cancans : l’affaire, minuscule, fait événement — quel âge a-t-il donc, ce V *** ? Des académiciens font courir le bruit que son tableau n’est pas récent : le peintre n’a-t-il pas subi, l’année d’avant, une attaque d’apoplexie qui l’a rendu impotent ? Et « sa famille » ? De quelle famille parle-t-on puisqu’il est veuf depuis des siècles et qu’il ne lui reste pas d’enfants ? Il a dû céder cinq ans plus tôt, sous un nom d’emprunt, ses propres collections, maintenant il se sépare de ses œuvres de jeunesse : retiré au faubourg Saint-Marcel avec une vieille servante, il n’a plus le sou... D’autres soutiennent, au contraire, que le tableau n’est pas à vendre : V *** ne souhaite que le montrer. Du reste, il ne s’agit pas d’une œuvre ancienne : si le peintre l’a commencée quarante ans plus tôt, il n’a jamais, depuis, cessé d’y toucher ; c’est le portrait de toute une vie. « Le portrait d’une vie » ? On s’amusa de cette formule. « Portrait d’une vie », excusez du peu ! Ah, le vieux fou ! Croyait-il avoir achevé l’un parce que l’autre se terminait ?
heureuse — n’est pas moins que les autres une œuvre de commande. À la différence que, si la clientèle de V *** était formée pour l’essentiel de grands seigneurs et de financiers, le commanditaire du Portrait de famille n’avait pas d’argent pour dédommager l’artiste de son travail ; ce qui ne l’avait pas empêché de se montrer gourmand : « Un grand tableau, s’il vous plaît, peint jusqu’aux pieds ! » Ce client exigeant était la toute jeune Madame V ***.
En vérité, ce tableau — où nos contemporains voient la représentation touchante d’une famille
V *** s’était marié sur le tard. Il avait mis longtemps à s’imposer dans son métier : par sa naissance il se trouvait à peu près étranger au monde de la peinture. Son père, artisan vergetier, fabriquait des brosses pour les décrotteurs et des aigrettes de chevaux pour les cochers : brosse pour brosse, peut-être se mit-il à fabriquer aussi des pinceaux ? Sa mère, fille d’un marchand de couleurs, s’essayait, dit-on, à la miniature ; elle aurait décoré, pour une échoppe du pont NotreDame, des couvercles de tabatières sur lesquels elle représentait des sainte Geneviève ou des Chaperon rouge. De cette union de la brosse et de la couleur naquirent deux peintres : V *** l’aîné, prénommé Nicolas ; et, en 1690, notre V ***, dit V *** le jeune, prénommé Baptiste.
10
11
BERNARD DU BOUCHERON
C O U RT S E R P E N T
1
roman Il ne se prosterna pas. Il ne baisa pas l’anneau. Foudroyé par la grandeur de la mission, il reçut sans mot dire les lettres d’instructions du Cardinal-Archevêque. Ainsi :
GALLIMARD
À Notre aimé fils I N S U L O M O N TA N U S , Abbé de JougDieu, légat a latere, protonotaire noir, propréfet, inquisiteur ordinaire et extraordinaire, Nous, Johan Einar Sokkason, Éminentissime Cardinal-Archevêque de Nidaros : I. « Il Nous a été rapporté que les chrétiens de Nouvelle Thulé, au Nord du monde, sont en danger, faute d’évêque dans son diocèse de Gardar et faute de prêtres pour ses églises autrefois nombreuses et florissantes, de retourner aux ténèbres de l’infidélité. En raison du froid inhabituel qui règne depuis plusieurs années, les navires qui venaient nombreux leur apporter depuis Nos ports tout ce qui leur était nécessaire n’atteignent plus leurs rivages pris dans les glaces de la mer. Le nécessaire dont ils sont privés, pour ce qui concerne les besoins du corps, 9
consiste en blé, huile, vin, malt, simples et autres herbes médicinales, drap de Frise pour capuchons, haches à simple et double tranchant, couteaux, pelles à tourbe, rouets et fuseaux, fer, cordages pour les bateaux et les pendaisons, bois d’œuvre ou de marine ; ils en sont réduits à manger l’ignoble chair des phoques et des morses, et sont en état de perdre l’art de la construction des navires, indispensable pour échapper à la condition de sauvagerie où les plonge leur isolement ; le résultat de cet isolement est de les priver des moyens d’en sortir, cercle vicieux où l’œil de la foi reconnaît l’œuvre du Malin ; et, pour ce qui concerne l’âme, infiniment plus précieuse que le corps, l’interruption de la navigation les empêche de recevoir le ministère des envoyés de Dieu, qui sont aussi les Nôtres : depuis cinquante ans, nul évêque n’a été en résidence dans ces lieux extrêmes ; en l’absence d’évêque, nul nouveau prêtre n’a pu être ordonné ; faute de voyages maritimes, nul prêtre ordonné par Nous n’a abordé ces rivages. On murmure que, parmi les quelques vieux prêtres survivants ordonnés du temps des derniers évêques, certains se sont rendus coupables du crime d’apostasie, et recourent aux charmes et incantations plutôt qu’à la prière ; qu’à l’exemple de ces prêtres dévoyés, nombreux sont les chrétiens qui ont renoncé aux vœux du baptême et pratiquent au son des tambourins l’art ténébreux de la magie, dans l’espoir qu’en renonçant à sauver leur âme ils obtiendront du Malin de quoi sauver leur corps, soit grâce à la fonte des glaces qui permettrait à nouveau 10
le passage des navires, soit grâce à la multiplication des animaux marins dont le Malin favoriserait leur chasse. Plût à Dieu qu’ils soient tous morts en état de grâce pour accéder à la droite du Père, plutôt que de survivre ainsi dans l’erreur qui les destine, après qu’ils auront abandonné leur dépouille mortelle, aux tourments éternels de l’enfer. Des témoignages d’Islande, déposés à l’oreille de Nos saints prédécesseurs, font craindre que ces chrétiens abandonnés se livrent à la sodomie et à l’échange des femmes, que le père couche avec la fille, la mère avec le fils, le frère avec la sœur, et que, loin de désavouer la descendance monstrueuse issue de ces rapprochements criminels, ils lui accordent la préférence sur celle que leur donne le Seigneur dans les liens qu’aurait bénis l’Église si celle-ci était encore en état de le faire. On raconte même que dans les hivers de famine il leur est arrivé de dévorer les morts au lieu de les confier à la terre chrétienne. II. Sur recommandation qui Nous en a été faite par le chapitre de l’Ordre du Joug-Dieu, ainsi que par Notre coadjuteur Björn Ivar Ivarsson, Nous vous avons choisi, tant en raison de vos mérites que de vos circonstances, pour aller en ces extrémités du monde vous enquérir de l’état du peuple chrétien, y dispenser le réconfort de la parole, sans omettre, en tant que de besoin, le redressement par le fer et par le feu, et Nous faire dès votre retour rapport de ce que vous aurez vu et accompli, dans l’esprit, s’il Nous paraît alors convenable et agréable, ainsi qu’à S.M. le Roi, d’y retourner comme Évêque y prendre en charge le 11
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André Dhôtel
Des trottoirs et des fleurs
Gallimard
I
Les fleurs des cactus reflétaient la lueur de lointains éclairs. L’orage grondait faiblement vers le fond du désert que seuls signalaient de hauts cierges de saguaro. En vérité on ne voyait rien au-delà dans l’étendue, sinon la ligne rougeâtre d’un horizon hypothétique, alors que les nuages s’amoncelaient en haut du ciel. Le jeune Indien s’occupait à allumer entre deux pierres un feu qui prenait mal. Une simple plume, blanche comme une plume de pigeon, ornait le haut de sa chevelure, un peu en arrière. Le père Amédée se mit à jouer de l’harmonica. Une de ces scies répandues dans le monde comme la Vallée de la Rivière rouge et puis Oui, je sais bien que tu en aimes un autre. C’était à la fois drôle et mélancolique exagérément. En tout cas l’espace alentour s’agrandissait soudain. On croyait voir maintenant des choses entre les pousses de saguaro, peut-être même les yeux d’un lynx dans la soirée. Le feu du jeune Indien lança quelques flammes. 9
Le père Amédée interrompit son deuxième air en plein milieu. — Cela suffit, dit-il. Passons aux affaires sérieuses. Toi, l’Indien, viens manger ta soupe. Toute la famille Peruvat s’était installée autour de la grande table de salle à manger qu’à cause de la chaleur on avait transportée dans la cour entre les murs des immeubles. Les cactus en boules et en feuilles auxquels Charlotte la mère donnait tous ses soins étaient bien réels et prospéraient. Les cierges de saguaro avaient été peints à la craie par Léopold le fils sur un des murs parfaitement nus et semblaient d’ailleurs encore plus réels que les vrais cactus du premier plan, parce qu’ils étaient disposés selon une perspective savante. Quant à l’inexistant désert il criait de vérité. — Dommage, dit Léopold. Guy, le jeune Indien, vint s’asseoir aussitôt à côté de son grand frère. C’était dans le désir de l’amuser qu’on avait fait ce décor et pour sa part il ne cesserait de s’en emplir le cœur tout en mangeant la soupe que la sœur Clémence venait de servir. — Dommage, dommage, maugréa la mère. Vous autres, vous passez votre vie à vous occuper à des futilités. — Qui c’est les autres, ma chère Charlotte ? demanda le père Amédée. Je voudrais bien savoir si je fais partie de ces autres, moi qui ce soir ne songe qu’à vous parler d’une affaire importante. Un coup de tonnerre un peu plus proche gronda. — Quand je me rappelle ce pays que nous 10
avons quitté il y a six ans, reprit Amédée sans attendre de réponse, cela me plaît de voir un désert. Dire que nous sommes au fond d’une ville avec des murs et des murs ! — À Haut-Pont ce n’était pas le désert, dit Charlotte. — Bien sûr, des marais, des étangs... Rien que des choux-fleurs dans les îles, mais le regard pouvait vagabonder. On voyait les couchers de soleil au fond des eaux. Et le canal ! Les dernières écluses avant la mer. Ah ! mon écluse ! — Je croyais que tu voulais nous entretenir d’une affaire importante, dit Charlotte. — Me laissera-t-on parler ? Pour moi il n’y a jamais rien eu de plus important que cette écluse. C’est en écoutant l’eau des vannes que je retrouvais mes dons pour la musique, à quoi nous devons notre situation actuelle qui n’est pas pire qu’une autre, après tout. C’est vrai que l’éclusier avait un vin très estimable. — Oui, tu allais boire avec l’éclusier, voilà tout ce que tu savais faire, et tu pourrais te taire devant les enfants. — Me taire ? Je ne fais que cela. Faut-il en revenir à mon service militaire où j’ai commencé à jouer de l’harmonica ? Ça n’était pas de la grande musique. Je prenais des postes et des postes à la radio pour trouver des chants magnifiques, les chœurs d’Arkhangelsk ou ceux du Portugal. Il me faudrait une semaine pour énumérer tout ce que j’ai entendu. Certes, après notre mariage j’ai dû réduire mes écoutes pour me préoccuper de nous 11
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Afrique. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’Afrique au sud du Sahara reste largement hors du monde. Sa végétation, son climat, ses microbes bloquent les conquérants européens sur les côtes. L’Afrique sert d’escale vers des terres plus attrayantes (Indes, Extrême-Orient...). Elle est aussi pourvoyeuse d’esclaves pour les Amériques en quête de main d’œuvre sur les plantations. L’ouverture et le dépeçage de l’Afrique se font lorsque les Européens n’ont plus grand chose à s’approprier (l’Amérique, l’Asie sont distribuées ; le Moyen-Orient (v.)) appartient encore aux Ottomans) et commencent à disposer des capacités nécessaires pour résister aux maladies africaines. Le grand partage se fait dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, avec le Congrès de Berlin (1884) et la guerre des Boers (1899-1902). L’Afrique est colonisée puis, à partir des années 1960, toujours après les autres continents, décolonisée. La décolonisation se passe plutôt pacifiquement (ainsi la France (v.)) gaullienne habillant l’octroi de l’indépendance par la mise en place d’une Communauté très éphémère), mais les séquelles sont innombrables : confiscation du pouvoir par des potentats (du Guinéen Sékou Touré au Zimbabwéen Robert Mugabe, parmi beaucoup d’autres), luttes interminables entre ethnies, décomposition d’États, ratage du développement économique... Dans une perspective géopolitique, une seule question s’impose : l’Afrique est-elle un enjeu géopolitique ? Ce continent est très riche en
Philippe Moreau Defarges Conseiller des affaires étrangères Chargé de mission auprès du directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris
Dictionnaire de géopolitique
matières premières, en métaux précieux, mais, de tous les produits bruts, de toutes les « commodités », seul le pétrole a une importance stratégique. Des États africains ont du pétrole (Nigéria, Gabon...), mais leurs réserves modestes n’en font que des acteurs secondaires sur le marché des hydrocarbures. Le monde peut vivre sans l’Afrique, masse que l’on peut contourner. Tant à l’époque de l’antagonisme EstOuest que dans l’après guerre froide, les conflits africains, de l’Éthiopie à l’Angola, de la Somalie à l’ex-Zaïre, sont secondaires, le grand jeu se déroulant au Moyen-Orient et en Asie-Pacifique. Toutefois, dans l’univers anarchique de la mondialisation, la faiblesse ou l’avortement de l’État (État raté – failed state – (v.)) en Afrique fait de cet immense continent un espace sans loi, accueillant pour tout ce qui viole la règle (trafics d’armements, de drogue...; terrorismes). L’Afrique peut être un enjeu géopolitique pour trois raisons. Tout d’abord, elle fait partie de ces zones ouvertes, où prospèrent toutes sortes d’abcès, susceptibles d’être exportés ailleurs (par exemple, ethnies véhiculant leurs haines dans leurs composantes émigrées). Ensuite, l’Afrique est un laboratoire de la coexistence, du mélange des populations. L’Afrique du Sud, à la suite du démantèlement de l’apartheid, est bien l’un des terrains majeurs de l’expérience de réconciliation des races. À cet égard, la réussite (ou l’échec) de la nouvelle Afrique du Sud pèsera lourd sur l’avenir de l’humanité. Enfin l’Europe
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(v.), dont la marque sur l’Afrique (colonisation) est indélébile, ne peut oublier complètement ce continent. Dès ses origines, dans les années 1950, la construction européenne promeut des formes d’association avec l’Afrique (Conventions de Yaoundé puis de Lomé). Le bilan est décevant : en dépit de mécanismes d’aide (notamment soutien des prix des produits bruts), l’Afrique ne décolle pas. En cette aube du XXIe siècle, l’Afrique est le continent abandonné, peu ou mal relié aux flux de la mondialisation, déchiré par des conflits sans issue (en particulier, guerres autour du Congo), plus ou moins démocratique (en 2002, irrégularité des élections au Zimbabwe). Or le temps de l’assistance sans conditions semble révolu.
déclin des États, entités inscrites dans un territoire. Pour Karl Haushofer (v.), qui, dans l’Allemagne de l’Entredeux-Guerres, est le grand porteparole de la Geopolitik, celle-ci « fournit ce stock permanent de savoir politique qu’on peut enseigner et apprendre ; celui-ci, comme un pont nécessaire au saut dans l’action politique, comme une sorte de conscience géographique conduisant à l’acte, doit mener au meilleur endroit possible pour sauter, au dernier pont solide pour que ce saut soit du moins exécuté du domaine du savoir dans celui du pouvoir et non pas du domaine de l’ignorance dans celui du pouvoir, ce qui serait un saut plus long et plus incertain. » (1931) Mais alors s’agit-il d’expliquer ou de justifier, de tenter de comprendre ce qui est ou d’affirmer ce qui doit être ? L’Allemagne de cette époque, celle de Guillaume II puis d’Hitler (v.), se ressent comme « la nation en retard » (Die verspätete Nation) : s’étant unifiée après les grands États d’Europe occidentale (Espagne (v.), France (v.), Angleterre (v.), nations satisfaites), elle n’a pas sa juste part du gâteau de la puissance (débouchés commerciaux, colonies). L’Allemagne réclame son espace vital (v.), des territoires capables de faire vivre sa population en vigoureuse croissance. La Geopolitik peut être analysée comme la science d’une frustration, celle d’un peuple qui, pendant des siècles, s’est senti méprisé (au XVIIIe siècle, le grand Frédéric II de Prusse ne dit-il pas : « L’allemand ? C’est la langue que je parle avec mes chevaux »), puis qui, au XIXe siècle, en
䉴Ethnie, Frontières Afriques noires, Afriques blanches, Hérodote no 65-66, 2e et 3e trimestre 1992.
Allemagne. L’Allemagne de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe est perçue comme la terre de la géopolitique ou plus exactement, pour garder le terme allemand, de la Geopolitik. Cet enracinement en Allemagne s’explique par au moins trois raisons. – Cette Allemagne lie de la manière la plus extrême science et politique. La « vraie » science doit fournir la « bonne » politique. Le développement d’une géographie posée comme scientifique mettra en lumière les lois de la croissance et du
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quelques décennies, surgit comme un pays-phare dans d’innombrables domaines, de la musique à la philosophie, de la science à l’industrie. Il y a bien une soif de revanche ou au moins de reconnaissance dans la Geopolitik. – Dans cette Allemagne, la Geopolitik acquiert une position de science quasiofficielle. La Geopolitik doit fonder scientifiquement le pangermanisme, qui irrigue toute la société allemande. C’est, dans les années 1890, « la géographie politique » de Friedrich Ratzel, savant engagé, membre fondateur du Comité colonial dont la mission est de promouvoir une ambition coloniale chez les Allemands. En esprit allemand de son temps, combinaison explosive de scientisme et de mysticisme, Ratzel est en quête de l’Explication totale : toutes les activités humaines obéissent à la même dynamique biologique ; elles croissent, déclinent et se décomposent. Ce qui ne se développe pas régresse et meurt. Ainsi les États analysés comme des organismes liés au sol. L’Allemagne de Guillaume II (18881918), première puissance économique et scientifique européenne, étouffant de l’étroitesse de ses frontières, de son insuffisant accès à la mer, trouve dans la géopolitique le cadre conceptuel de son expansionnisme : il s’agit à la fois de regrouper tous les Allemands dans un même ensemble politique, de réorganiser l’Europe – d’abord centrale – autour de l’Allemagne et, enfin, de donner à cette dernière outre-mer un empire digne d’elle. La défaite de 1918 et surtout la conviction de l’injustice de
ce désastre donnent une nouvelle impulsion à cette démarche : l’Allemagne, pour renaître, doit s’appuyer sur une méthode scientifique, appréhendant rigoureusement les rapports entre puissance et espace. Karl Haushofer, notamment avec sa revue de Geopolitik, Zeitschrift für Geopolitik, est le penseur et le propagandiste de cette ambition. Pour Haushofer, hanté par la petitesse et l’enclavement de son pays, l’avenir est aux grands ensembles continentaux, unis par des principes communs, sous la direction d’une grande puissance : pour les États-Unis, l’Amérique ; pour le Japon, l’Asie maritime ; pour l’Allemagne, l’Europe. – Dans cette Allemagne, la fin tragique de la Geopolitik fournit l’exemple achevé du piège dans lequel sombre toute science, qui se veut guide du pouvoir. Haushofer rêve d’être le philosophe politique, qui conduira le pouvoir. Rudolph Hess, l’un des très proches de Hitler, est une sorte de fils intellectuel de Haushofer. Grâce à Hess, le géopoliticien rencontre Hitler, semble-t-il une dizaine de fois, entre 1922 et 1938. La Geopolitik est identifiée comme la science hitlérienne, par excellence. Haushofer en est, lui-même, conscient : le 10 mars 1946, au lendemain d’interrogatoires par les Alliés, il se suicide avec sa femme. En fait, pour Hitler, le géopoliticien est un intellectuel, un doux rêveur, incapable de comprendre les dures réalités de la politique. Hitler, sûr d’être l’homme supérieur, ne saurait laisser d’autres, surtout des « savants », penser et décider à sa place. Quant à Haushofer, s’il
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Introduction générale
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Droit constitutionnel
>A Définition du droit constitutionnel Le droit constitutionnel est l’ensemble des règles juridiques qui déterminent les relations entre les pouvoirs publics, les droits et libertés fondamentaux, ainsi que la création et le régime des normes juridiques qui en sont issus.
Éric Oliva Professeur à l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, membre du Groupe d’études et de recherches sur la justice constitutionnelle (CNRS, UPRESA 6055). membre du L.A.R.Ju.Ri.S. ( JE 2301)
Si, selon Del Vecchio : « Le droit est la colonne vertébrale du corps social (Philosophie du droit, 1953, p. 279) le droit constitutionnel constitue la moelle épinière du Droit. Pendant longtemps, le droit constitutionnel a été considéré comme « la partie du droit public interne qui a trait à l’organisation politique de l’État ou comme « l’ensemble des institutions grâce auxquelles le pouvoir s’établit, s’exerce ou se transmet dans l’État ». Aujourd’hui, cette définition ne correspond plus exactement à la réalité du droit constitutionnel qui présente en réalité un triple objet.
3e édition 2002
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> Introduction générale
>B
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Les trois objets du droit constitutionnel Le droit constitutionnel institutionnel
Le droit constitutionnel régit les relations entre les pouvoirs publics. Essentiellement, le droit constitutionnel règle les relations entre les pouvoirs constitués c’est-à-dire, entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire occupe pour l’instant une place singulière issue de la crainte des révolutionnaires de 1789 à l’égard des parlements d’Ancien Régime. Le droit constitutionnel s’intéresse ainsi à la dévolution du pouvoir, à son exercice ainsi qu’à sa transmission. Mais, le droit constitutionnel ne se limite pas de nos jours aux seules institutions politiques, son objet s’étend également aux institutions administratives (par exemple les collectivités locales) ou aux institutions juridictionnelles.
Le droit constitutionnel des libertés
Le droit constitutionnel régit les relations entre les individus et la puissance publique en conférant à ceux-ci un certain nombre de droits et libertés fondamentaux. Il s’agit du droit constitutionnel substantiel. Ces droits et libertés peuvent être individuels (droit au respect de la vie privée) ou collectifs (participation des travailleurs à la détermination des conditions de travail). Le droit constitutionnel a ainsi pour second objet d’énoncer un certain nombre de droits dont les individus peuvent se prévaloir devant les gouvernants et peut-être également (la question est plus délicate) devant les autres individus. En ce sens, le droit constitutionnel est véritablement une technique de liberté.
Le droit constitutionnel normatif
> Introduction générale
La création et le régime juridique des normes juridiques constituent le troisième objet du droit constitutionnel. La Constitution est en effet une « norme de production des normes », ce qui signifie que les compétences normatives (et non les pouvoirs) vont puiser leur source dans la Constitution qui va consacrer leur existence et leurs principales règles d’édiction.
Si le droit constitutionnel s’est ainsi élargi à trois objets différents, ceux-ci ne sont pas indépendants les uns des autres mais plutôt interdépendants. Par exemple, l’élaboration d’une loi (création d’une norme juridique) peut soulever un conflit politique (droit constitutionnel institutionnel) et porter sur une question de liberté (droit substantiel). Toute la difficulté du droit constitutionnel provient de ce que l’on glisse très rapidement sur une même question de l’un des objets à un autre.
Nature du droit constitutionnel Le droit constitutionnel est une ramification du droit public interne, lequel comprend également le droit administratif et les finances publiques. Mais cela ne signifie pas que les autres parties du droit public interne soient totalement indépendantes du droit constitutionnel... Le droit constitutionnel exerce également une influence sur le droit privé et en particulier sur le droit civil, le droit pénal et le droit du travail. Le droit constitutionnel est ainsi traditionnellement et principalement une branche essentielle du droit public, mais il exerce une influence considérable sur les autres branches du droit public (droit administratif, Finances publiques...) ainsi que sur celles du droit privé (droit civil, droit du travail...).
>D Évolution récente du droit constitutionnel La place du droit constitutionnel sans cesse grandissante, trouve son origine dans l’évolution qu’il a connue depuis la seconde guerre mondiale. La montée du nazisme et les atrocités révélées après la seconde guerre mondiale ont montré que les Parlements n’ont pas été capables de juguler les atteintes aux droits les plus élémentaires des individus. Dès lors, l’idée d’encadrer la toute puissance parlementaire dans un cadre juridique protecteur des libertés apparaît et se concrétise à travers l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois qui à l’instar du système des États-Unis d’Amérique et surtout de celui retenu par la Constitution autrichienne du 1er octobre 1920 prend naissance dans de nombreuses constitutions européennes de l’après-guerre. Le droit constitutionnel est bouleversé par cette évolution puisque l’existence d’un juge de la Constitution « juridicise » considérablement un droit qui, somme toute, auparavant était davantage régi par des accords conventionnels entre les différents pouvoirs publics. Le droit constitutionnel apparaît aujourd’hui avec sa pleine normativité.
› Division de l’ouvrage – Première partie : Les cadres généraux du droit constitutionnel – Deuxième partie : La Constitution du 4 octobre 1958 – Troisième partie : Les droits et libertés fondamentaux
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Partie préliminaire
Emmanuelle Le Corre-Broly Maître de conférences à la Faculté des sciences juridiques de Lyon II Avocat au Barreau de Grasse
Prévention et règlement amiable
avec la collaboration de Pierre Michel Le Corre, professeur agrégé à l’Université de Toulon et du Var
Seront d’abord examinées les techniques de prévention des difficultés des entreprises (Chapitre 1) avant que ne soit envisagé le traitement non judiciaire des difficultés des entreprises par la voie du règlement amiable (Chapitre 2).
Droit des entreprises en difficulté
Chapitre 1
ARMAND COLIN.
La photocopie non autorisée est un délit.
La prévention
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Droit des entreprises en difficulté
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aux fins d’octroi de délais de paiement des dettes fiscales et sociales. L’objet des COCHEFE est d’aider les entreprises à trouver des solutions à leurs difficultés. Leur action consistera essentiellement à établir des plans d’échelonnement des dettes fiscales et sociales. Ces premières mesures d’allégement se doublent d’autres mesures tenant à des exonérations d’impôt pour les sociétés ayant une activité industrielle ou commerciale spécialement créées pour la reprise d’entreprises en difficulté.
L’interventionnisme public
13. Intervention des collectivités locales. La loi no 82-213 du 2 mai 1982 a posé le principe selon lequel l’intervention des collectivités locales devait être subsidiaire par rapport à celle de l’État. L’article 5 de la loi no 88-13 du 5 janvier 1988, quant à lui, a réservé le droit d’intervention aux départements et aux régions. L’intervention des collectivités locales prend deux formes. Il pourra d’abord s’agir d’une aide directe, accordée dans un cadre contractuel 1, par exemple un cautionnement. Le plus souvent, l’aide des collectivités locales se fera sous forme d’exonérations. Les communes, qui ne peuvent intervenir par voie directe, retrouvent ici compétence pour aider les entreprises. L’exonération portera par exemple sur la taxe foncière ou encore la taxe professionnelle. L’exonération, qui sera accordée pour les deux ans qui suivent celle de la reprise de l’entreprise en difficulté supposera toujours une demande auprès des services fiscaux.
Section II
La photocopie non autorisée est un délit.
Prévention par l’information, procédure d’alerte et mandat ad hoc
ARMAND COLIN.
1. JOCE no C 288, 9 oct. 1999. 2. Une loi du 4 janvier 2001 (L. 2001-7, JO 5 janv. 2001) a institué une commission de contrôle, qui peut être saisie par le comité d’entreprise, les délégués du personnel ou les autorités administratives, en cas de non respect des engagements souscrits lors de l’attribution des aides. Adde, sur la compétences des juridictions administratives pour connaître des difficultés d’exécution d’une convention prévoyant le versement d’une subvention : T. confl. 23 oct. 2000, Bull. inf. C. cass. 15 janv. 2001, no 10. 3. Circ. min. Économie 26 mars 1992, p. 5.
1. Rappr. C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, 3e éd., Domat/Monchrestien, 1999, no 6.
Introduction
Section I
12. Intervention de l’État. Pour des raisons macro-économiques, et plus spécialement de préservation des emplois, l’État intervient fréquemment dans les difficultés d’entreprises. Cependant, un frein très net peut être constaté du fait de l’impulsion européenne qui tend à assurer un plus grand libéralisme économique et, par voie de conséquence, un recul de l’intervention de l’État. La commission des communautés européennes 1 a enfermé dans certaines conditions l’aide de l’État aux entreprises en difficulté. Elle peut intervenir sous formes de garanties ou de crédits. Une durée maximale des aides de six mois renouvelable une fois est cependant posée. En outre, l’aide ne doit pas avoir pour conséquence l’instauration d’un monopole. Elle ne peut se limiter à une simple aide financière, mais doit s’intégrer dans un véritable plan de redressement. L’aide ne peut être accordée qu’une seule fois. Ces restrictions européennes posées, les aides étatiques prennent plusieurs formes. Il pourra tout d’abord s’agir de remise de fonds 2. Plusieurs organismes étatiques interviennent dans cette perspective. Il en est ainsi du comité interministériel pour la restructuration industrielle (C.I.R.I.). Ce comité, à compétence nationale, n’intervient que pour les entreprises ayant au moins 400 salariés appartenant au secteur industriel ou à celui du bâtiment et des travaux publics. Les comités régionaux de restructuration industrielle (C.O.R.R.I.) à compétence régionale, ont pour mission de favoriser une négociation globale du plan de restructuration et comprenant, notamment en termes sociaux, toutes les mesures externes 3. Le comité intervient comme conciliateur, pour tenter de rapprocher l’entreprise et ses banquiers. Il peut consentir, dans la limite de 5 millions de francs, des crédits sur le fond de développement économique et social. Il peut consentir également des crédits de politique industrielle dans la limite de 10 millions de francs. Enfin, les comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (C.O.D.E.F.I.) interviennent à l’échelon départemental. Ils ont pour mission générale de détecter et de prévenir les difficultés d’entreprises. Les entreprises doivent relever du secteur industriel et employer au plus 250 salariés. Ils peuvent accorder des fonds sous forme de prêts du fond départemental limités à un million de francs. Outre l’octroi de fonds, les C.O.R.R.I. peuvent décider d’accorder des délais de règlement des dettes fiscales et sociales, après examen par les commissions des chefs de services financiers (COCHEFE). Les CODEFI peuvent saisir les COCHEFE
11. Notion d’entreprise en difficulté. L’entreprise n’est pas définie par les textes législatifs. La doctrine la présente comme une unité économique et sociale disposant de moyens humains et matériels lui permettant de réaliser une activité économique autonome 1. Pour sa part, la notion d’entreprise en difficulté est plus difficile encore à appréhender. Dans la loi du 25 janvier 1985, il s’agit d’une entreprise en état de cessation des paiements. Dans la loi du 1er mars 1984, il s’agit d’une entreprise où sont constatés des faits de nature à compromettre la continuité de l’exploitation. La commission des communautés européennes, sans définir la notion d’entreprise en difficulté, envisage quatre situations : – entreprise incapable d’assurer son redressement avec ses ressources financières propres ou avec celles dont sont disposés à faire apport ses actionnaires et créanciers ; – entreprise soumise à une procédure collective fondée sur l’insolvabilité ; – société dont les associés ont une responsabilité limitée et qui a perdu plus de la moitié de son capital social, avec une perte du quart au cours des douze derniers mois ; – société à responsabilité limitée ayant perdu plus de la moitié de ses fonds propres et plus du quart de ceux-ci au cours des douze derniers mois. En droit interne, le législateur a plusieurs approches de l’entreprise en difficulté. L’une d’elles est liée à l’interventionnisme public (Section I). Une autre forme de traitement préventif des difficultés de l’entreprise tient aux techniques de prévention par l’information, à la procédure d’alerte ou à la désignation d’un mandataire ad hoc (Section II).
14. Prévention par l’information. L’une des techniques modernes de prévention résulte de l’information comptable. Les groupements de prévention agréés s’inscrivent dans cette démarche de prévention par l’information. La mission principale de ces groupements est de fournir confidentiellement à ses adhérents une analyse comptable et financière de leur situation (article L. 611-1 alinéa 2 du Code de commerce). Si le groupement relève « des indices de difficultés », il en informe le chef d’entreprise et lui propose l’intervention d’un expert. 15. Procédure d’alerte. Elle est réglementée par l’article L. 611-2 du Code de commerce. Elle est destinée à informer le chef d’entreprise et les organismes sociaux de tout fait de nature à compromettre la continuité de l’exploitation. La procédure d’alerte peut d’abord avoir pour origine l’intervention du président du tribunal. Ce dernier peut selon l’article L. 611-2 du code de commerce, déclencher l’alerte « lorsqu’il résulte de tout acte, document ou procédure, qu’une société commerciale, un groupement d’intérêt économique, ou une entreprise individuelle, commerciale ou artisanale connaît des difficultés de nature à compromettre la continuité de l’exploitation ». Cette disposition est relayée, pour les personnes morales de droit privé non commerçantes, par l’article L. 621-5 du Code de commerce. La compétence appartient alors au président du tribunal de grande instance. 1. C. Saint-Alary-Houin, op. cit., no 227.
Chapitre 1
Les droits des victimes
Normes françaises et internationales
Victimologie et psychotraumatologie
Gérard lopez Psychiatre Expert près la cour d’appel de Paris
Section 1 Les normes internationales
Serge Portelli Magistrat Vice-président du tribunal de grande instance de Paris
1 | Les normes internationales 1 Les lois françaises ont beaucoup évolué dans les trente dernières
années, donnant enfin à la victime la place qui doit lui revenir. Cet essor s’est fait à l’intérieur de nos frontières mais il correspond aussi à une reconnaissance plus large, au niveau international. Ces règles élaborées aussi bien sur le plan européen que mondial sont une incitation permanente pour chaque État à améliorer le sort de la victime.
Sophie Clément Magistrat Vice-présidente, chargée des fonctions de l’instruction au tribunal de grande instance de Paris
A. Les Nations Unies et les déclarations universelles
2003
a)
La Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir Les Nations Unies ont adopté le 11 décembre 1985 la résolution 40/34 portant Déclaration des principes fondamentaux de
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Normes françaises et internationales
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justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir. Cette Déclaration, même si elle concerne autant la criminalité que la victime, est intéressante car elle dégage un certain nombre de thèmes majeurs qui seront ultérieurement repris et amplifiés. Le droit à l’accès aux instances judiciaires : ce n’est pas un vague droit d’accès qui est préconisé mais l’aménagement de procédures qui soient « rapides, équitables, peu coûteuses et accessibles ». Dans cet esprit, il est indiqué que des voies non officielles peuvent être tout aussi pertinentes : « la médiation, l’arbitrage et les pratiques de droit coutumier ou les pratiques autochtones de justice, doivent être utilisés, s’il y a lieu, pour faciliter la conciliation et obtenir réparation pour les victimes ». L’assistance de la victime est recommandée pendant tout le cours de la procédure. Le droit à l’information des victimes est mis au premier plan. Information qui ne porte pas seulement sur les moyens d’obtenir réparation mais aussi, très concrètement, sur les « dates et du déroulement des procédures et de l’issue de leurs affaires ». Le droit à une réparation complète, équitable et rapide du préjudice. Ce droit à réparation vise aussi bien les victimes elles-mêmes que leurs familles ou les personnes qu’elles ont à charge. La Déclaration insiste beaucoup sur la réparation qu’elle préconise même comme sanction autonome. Il est proposé de façon pertinente que certains formalismes inutiles de procédure soient épargnés aux victimes : éviter « les détails inutiles dans le règlement des affaires et dans l’exécution des décisions on arrêts accordant réparation aux victimes ». Le droit à être indemnisé par l’intermédiaire de l’État. La victime, selon la Déclaration, doit être indemnisée, si ce n’est par le délinquant, par l’État lui-même ou par l’intermédiaire de fonds nationaux d’indemnisation. Le droit à la protection des victimes est abordé en détail. Il s’agit de « protéger au besoin leur vie privée et assurer la sécurité, ainsi que celle de leur famille et de leurs témoins, en les préservant des manœuvres d’intimidation et des représailles ». Le droit à une assistance non seulement judiciaire mais « matérielle, médicale, psychologique » est proposé. Il suppose que les victimes soient « informées de l’existence de services de santé, de services sociaux et d’autres formes d’assistance qui peuvent leur être utiles ».
– Le droit à être confronté à des services suffisamment formés et instruits est enfin préconisé de façon très pragmatique. Cette formation doit concerner les « services de police, de justice et de santé ainsi que celui des services sociaux ». Les instructions nécessaires visant à garantir une aide prompte et appropriée doivent être données par l’État. b)
Autres textes internationaux Si la Déclaration du 11 décembre 1985 reste le texte de base, nombre de déclarations ou conventions internationales font référence aux droits de la victime. Les plus connues se contentent de prévoir un droit d’accès à la justice en précisant qu’il doit s’agir d’un « recours effectif » Ainsi la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 217 A (III) du 10 décembre 1948, consacre dans son article 8 le droit à l’accès à la justice en prévoyant que « toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi ».
Ou bien le pacte international relatif aux droit civils et politiques du 16 novembre 1966 qui consacre ce même droit à un « recours utile » dans son article 2, non plus seulement lorsque sont violés des « droits fondamentaux » mais simplement ses « droits et libertés ». De multiples conventions internationales particulières évoquent des recours propres. Ainsi la convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 entrée en vigueur en décembre 1969 prévoit dans son article 6 « une voie de recours effectif » contre tous actes de discrimination raciale pour obtenir « satisfaction ou réparation juste et adéquate ».
B. L’Europe 2 Les deux sources européennes sont le Conseil de l’Europe et
l’Union européenne. a)
Le Conseil de l’Europe : la Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes du 24 novembre 1983
Il y a une trentaine d’années, en 1970, le Conseil de l’Europe avait déjà inclus dans son programme de travail le dédommagement des victimes. Il a abouti à une résolution en sep-
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Patrick Courbe
P R E M I È R E PA R T I E
Professeur à l’Université de Rouen
Droit international privé
Le droit des relations privées internationales
2e édition
L’opposition, commune à tous les systèmes juridiques contemporains, entre la réglementation de fond des rapports de droit privé et la sanction judiciaire de cette réglementation, se traduit en droit international privé par la distinction des conflits de lois (Titre I) et des conflits de juridictions (Titre II). Cette présentation théorique sera suivie d’une mise en œuvre conjointe dans quelques domaines significatifs (Titre III).
2003
L E D R O I T D E S R E L AT I O N S P R I V É E S I N T E R N AT I O N A L E S
TITRE I
Les conflits de lois Il y a conflit de lois lorsqu’une relation privée internationale présente des liens avec plusieurs systèmes juridiques. Les lois émanant de ces systèmes ont toutes vocations à la régir. Un exemple l’illustrera. Une personne de nationalité française, en vacances en Espagne, blesse dans un accident de la circulation une personne de nationalité allemande. Celle-ci lui demande réparation de son préjudice devant les juridictions françaises. La question posée au juge est la suivante : le comportement du Français engage-t-il sa responsabilité, et si oui dans quelle mesure ? Pour répondre à cette question de responsabilité extra-contractuelle, il faut choisir entre les règles du droit français, du droit allemand et du droit espagnol. En effet, elles édictent des dispositions différentes concernant l’existence d’une présomption de responsabilité, le délai de prescription de l’action comme le préjudice réparable. Le juge ne pouvant appliquer cumulativement deux règles de droit susceptibles de régir la situation juridique, il y a conflit de lois de sorte qu’il faut choisir la loi en vertu de laquelle le litige sera tranché. L’exemple démontre aussi qu’il faut mettre au point une méthode de solution du conflit de lois, qui permette de désigner rationnellement la loi applicable. Or, il va de soi que la recherche de cette méthode ne date pas d’hier : elle est apparue en même temps que les conflits de lois. D’où l’intérêt de connaître les grands traits de l’évolution historique du droit des conflits de lois (Chapitre préliminaire). Il en ressort que n’est pas viable la méthode qui consisterait à traiter les relations internationales comme des relations internes, et à appliquer LES CONFLITS DE LOIS
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systématiquement la loi du tribunal saisi (dite loi du for ou lex fori). Cette technique aboutit en effet à soumettre une situation juridique à une loi qui ne présente pas nécessairement de liens suffisants avec elle. Elle ne permet pas d’assurer la continuité de la vie juridique des particuliers, ni de respecter leurs prévisions légitimes, ce qui constitue les deux objectifs majeurs du droit international privé. Il suffit d’imaginer le cas de deux époux anglais, qui se sont mariés au Royaume-Uni et y ont résidé toute leur vie, puis qui sont venus s’installer pour leur retraite dans le Midi de la France. Les considérer mariés sous le régime français de la communauté réduite aux acquêts paraît totalement arbitraire alors qu’ils ont été considérés toute leur vie, et se sont crus eux-mêmes, mariés sous le régime anglais de la séparation de biens. Deux méthodes sont, finalement, à retenir en ce qu’elles permettent de fournir un traitement satisfaisant aux relations privées internationales. La première consiste à rechercher quelle est la loi la plus apte à régir le rapport de droit : c’est le procédé de la règle de conflit, qui consiste à choisir, parmi les lois ayant vocation à s’appliquer, celle qui s’appliquera effectivement. La règle de droit international privé est alors une règle de conflit, qui désigne une norme substantielle. C’est la méthode indirecte de solution des conflits de lois (Sous-titre I). Mais il se peut qu’une règle substantielle soit élaborée et régisse de façon directe, au fond, la situation internationale. La règle de droit international privé est alors elle-même une norme substantielle. C’est la méthode directe de solution des conflits de lois (Sous-titre II).
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L E D R O I T D E S R E L AT I O N S P R I V É E S I N T E R N AT I O N A L E S
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Introduction
section
1
INTRODUCTION
Évolution du droit international
Droit international et société internationale
Malgré des racines anciennes, le droit international reste une discipline relativement neuve, caractérisée notamment au XXe siècle, par une dynamique permanente de l’institutionnalisation et de l’universalisation.
Selon l’adage latin, ubi societas, ibi jus, toute société sécrète son propre droit. Un droit international existe, dans la mesure même où une société internationale existe. Mais ce simple constat d’existence n’empêche pas les interrogations sur l’essence du droit internationalQ. Pour mieux saisir l’originalité du droit international, il faut s’attacher à l’évolution du droit international (section 1) avant de s’interroger sur la contestation du droit international (section 2).
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Si l’on définit le « droit international » comme étant tout système de régulation juridique des relations entre entités souveraines, le droit international est aussi ancien que l’histoire. Les grands empires comme les cités antiques ont connu des alternances de guerre et de paix obéissant à des règles juridiques minimales, des alliances militaires et des traités de paix, des échanges d’ambassades et des accords de commerce, des formes d’arbitrage. Mais ces systèmes pionniers fondés sur l’équilibre entre les acteurs, tout à la fois partenaires et rivaux, restent des moments trop rares, au milieu de nombreuses périodes d’anarchie et de violence.
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C’est au XVIe siècle, avec le développement de l’État moderne, lorsque les premières « nations » européennes ouvrent l’ère des grandes découvertes que le système moderne prend forme avec ses caractéristiques et ses contradictions. Le droit international est fondé par les États, qui sont la source du droit, en engageant leur volonté et en limitant leur souveraineté. Le droit est également fait pour les États, qui sont les premiers sujets du droit international, éclipsant les individus derrière le rempart de la souveraineté étatique. Ce modèle de l’État européen, par son dynamisme même, sera profondément destructeur de toutes les autres formes de société, en Amérique puis en Asie et en Afrique. Avec la décolonisation, c’est pourtant ce même modèle qui se répandra dans le monde entier, en Amérique latine dès 1820, puis après 1945 pour les autres continents. Paradoxalement c’est le « choc des civilisations » entraîné par la découverte de « nouveaux mondes » qui va faire naître les premières interrogations sur la nature du droit international, avec la réflexion des théologiens espagnols, comme Vitoria, Suarez ou Las Casas – le protecteur des Indiens du Chiapas – opposant les principes d’un « droit naturel » d’inspiration morale aux exactions du droit de conquête. Cette réflexion sera laïcisée au XVIIe siècle, dans l’Europe de l’équilibre des souverainetés étatiques du traité de Westphalie, par des théoriciens comme Grotius et Pufendorf, puis profondément transformée par Vattel, le fondateur du positivisme dans l’Europe du XVIIIe siècle.
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Malgré ces efforts, le droit international sera longtemps un « droit international européen », limitant la convivialité interétatique au cadre européen, à travers un dualisme des normes, laissant hors du droit les relations avec les « peuples sauvages » dont les terres sont déclarées terra nullius, des « territoires sans maître » offerts à la conquête et à la spoliation. Jusqu’au début du XXe siècle, le droit international justi-
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§
1 Les origines du droit international
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fiera ainsi le partage du monde par les puissances coloniales, soit à travers la colonisation directe de vastes empires, notamment en Afrique, soit au moyen de traités inégaux ou de statuts de vassalité pour les États extra-européens (protectorats, capitulations). L’idée d’une universalité d’États égaux en droit, qui fonde le droit international contemporain sera donc une conquête récente. Si le concept de « grandes puissances » et le rôle des « directoires internationaux de fait » – de la conférence des « trois grands » de Yalta en février 1945 aux sommets des « sept pays les plus industrialisés » devenus le G8 avec la participation de la Russie, ou au « groupe de contact » de six États pour la crise yougoslave – demeurent des données centrales des relations internationales, le droit international n’en a pas moins pleinement consacré les principes d’égalité et de souveraineté des États, à l’échelle mondiale.
Les grandes « conférences de la paix » de La Haye convoquées à l’initiative du Tsar en 1899 et en 1907 marqueront l’aboutissement de ces efforts pour rationaliser les relations des États, en codifiant les « lois et coutumes de la guerre » et en institutionnalisant le règlement pacifique des différends. D’une certaine manière, on peut dire que le système multilatéral des conférences de La Haye était le premier embryon d’un véritable « ordre institutionnel », mais il était limité à une vingtaine d’États européens ou étroitement intégrés dans le « concert européen ». Et il restait essentiellement fragile, soumis qu’il était à la volonté de puissance des États européens. Il tentait selon la formule de Léon Bourgeois, un des premiers prix Nobel de la paix, à substituer « la force du droit au droit de la force » (La Société des Nations). L’ironie du sort fait que sept ans après, une troisième conférence était prévue en 1914...
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Le traité de Versailles qui fonde en 1919 la Société des Nations (SDN) et l’Organisation internationale du travail (OIT) est à l’origine du premier système d’organisations internationales de nature politique, à vocation universelle. Dépassant les précédentes tentatives d’arbitrage institutionnalisé, la SDN crée une Cour permanente internationale de justice, chargée de dire le droit « entre les faibles et les forts ». L’idéologie qui sous-tend cette création est celle qui a animé la « guerre pour le droit », avec les « quatorze points » du président Wilson. En refusant de ratifier le traité de Versailles, le Sénat américain affaiblira d’emblée le système, alors même qu’il incarnait des valeurs profondément américaines, fondées sur l’universalisme et le juridisme. D’une certaine manière, la SDN reste une organisation essentiellement européenne, même si les États latino-américains y jouent un rôle non négligeable. Et c’est en Europe même, comme en Asie, que l’échec de la SDN, lors des années trente, avec la montée des dictatures, puis la seconde guerre mondiale, va mettre en péril ces valeurs. La création de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1945 est une nouvelle tentative, là encore fortement influencée par l’idéalisme américain, de créer un ordre fondé sur le droit. Il s’agit bien sûr du droit des vainqueurs, qui occupent une place privilégiée au cœur du système et restent tentés par toutes les formes d’hégémonie, mais c’est aussi un droit poussant jusqu’au bout le principe universaliste et la logique égalitaire, à travers un multilatéralisme grandissant. La Charte des Nations Unies pose, sans ambiguïté, les principes d’un système fondé sur l’égalité et la souveraineté des États. De même les principaux organes de l’ONU, à commencer par la Cour internationale de justice, son « organe judiciaire principal » ont pour vocation de faire pleinement respecter ces principes.
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Droit international public
§
Introduction
2 L’institutionnalisation progressive du droit international
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Cette idée d’un système juridique universel s’est développée peu à peu sur le plan technique comme sur le plan politique. Certains instruments traditionnels du droit international se sont modernisés au cours du XIXe siècle.
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Ainsi la forme classique des traités qui s’était développée au moyen de faisceaux de traités bilatéraux pour fixer les relations entre une série d’États, notamment à l’occasion des grands traités de paix du XVIIe et du XVIIIe siècle, fait place pour la première fois en 1815, lors du deuxième traité de Vienne, à un « traité multilatéral », instrument unique signé par toutes les parties prenantes, ouvrant la voie à une universalisation et à une institutionnalisation plus poussée. Les premières organisations internationales, d’abord techniques, apparaissent dans le courant du XIXe siècle, avec la création de la Commission centrale du Rhin en 1831, puis la Commission européenne du Danube en 1856. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les progrès des communications et des télécommunications imposent la mise en place de « régimes juridiques » internationaux, à travers des organisations techniques, comme les premières « unions » : Union télégraphique internationale, Union postale universelle, etc.
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L’arbitrage, comme moyen de règlement pacifique des différends, connaît lui aussi un essor important. Alors que l’arbitrage par Souverain était essentiellement un arbitrage politique, l’arbitrage prend une forme technique, dès le traité Jay de 1794 conclu entre les États-Unis et le Royaume-Uni, avec la mise en place de « commissions mixtes » pour régler les séquelles de la guerre d’indépendance. En 1872, à Genève, avec l’arbitrage de l’Alabama, opposant une nouvelle fois les États-Unis et le Royaume-Uni après la guerre de sécession, c’est la forme moderne de l’arbitrage par un tribunal impartial qui est consacrée. De même avec le développement du droit humanitaire, à la suite de la bataille de Solferino, les États précisent pour la première fois « les limites techniques où les nécessités de la guerre doivent s’arrêter devant les exigences de l’humanité » selon la déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868. Par la suite, la « clause de Martens » mentionnant « les lois de l’humanité et les exigences de la conscience publique », sera introduite dans le préambule de la Convention II de La Haye de 1899.
Pour la première fois, dans le cadre onusien mis en place depuis 1945, on peut véritablement parler d’« un » droit international. Jusque-là, des visions antagonistes du monde remettaient en cause l’universalité même du droit international. Les puissances européennes en avaient longtemps exclu les continents colonisés, on l’a vu. Les idéologies du XXe siècle en dénonçant un « droit occidental » ou un « droit bourgeois » allaient à leur tour introduire la « lutte des classes » entre les États, pays nantis et « nations prolétaires ». La crise de la SDN illustre bien ces nouveaux antagonismes, avec l’Union soviétique longtemps tenue à l’écart par un « cordon sanitaire »
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§
3 Le cadre universel du droit international
ALICE BECKER-HO
Du Jargon Héritier en Bastardie
AVA N T- P R O P O S
En tout domaine c’est de la connaissance transversale et de l’histoire comparative que surgit la vérité. À l’opposé de la spécialisation 1. Il est admis, sans trop de difficulté aujourd’hui, que l’apparition des Gitans en France a coïncidé avec la constitution – parmi les bandes de malfaiteurs agissant sur son territoire – d’un jargon spécifique, ou langage secret, devenu depuis l’argot. Le rapport que j’ai établi entre ces deux phénomènes a déja fait l’objet de deux études 2 qui apportent, aux plans historique et linguistique, un éclairage indispensable à l'étymologie et à la compréhension d’un grand nombre de vocables de ce langage spécial. J’ai rappelé, à ce sujet, l’observation que faisait Alfredo Niceforo dans Le Génie de l’argot : « Le langage
GALLIMARD
1. Dont le multidisciplinaire constitue la dernière arnaque en matière de tromperie : on est plus nombreux à partager un gâteau dont on ne voit jamais la soupe. 2. Les Princes du jargon en 1990 et L’Essence du jargon en 1994.
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– comment pourrait-on oublier ce fait fondamental – est en rapport très étroit avec la façon de sentir, de penser et de juger [...] On parle comme on juge, et on juge comme on sent. » Mais le langage est aussi le reflet de la société qui le produit. Ceux que l’on a, par la suite, regroupés sous la dénomination sociologique de « classes dangereuses » s’étaient, de leur côté, définis comme « affranchis » c’est-à-dire libérés des règles d’une société qui, après les avoir engendrés, les excluait à la fois économiquement et moralement. Un état de guerre permanente, menée contre un monde hostile, s’affiche ainsi dans le choix, à des fins purement opérationnelles, d’un vocabulaire fait d’emprunts – dissimulés sous des couches successives d’artifices et de déguisements – et de tous les procédés de déformation et de substitution de sens imaginables. Cet aspect de nature, disons-le, aussi bien ludique, est seul à avoir retenu l’intérêt de ceux (policiers ou universitaires) que, de tout temps, ce langage intriguait. Il suffira de considérer la multitude de dictionnaires qui se sont imprimés à ce sujet et des interprétations farfelues que l’on y a publiées. Mais ce n’est là, quoique hermétique, que la partie visible de l’iceberg. Le monde de l’argot – faut-il le préciser ? – est aussi un monde à part entière, une autre société, avec ses valeurs, ses lois, et donc aussi des mots pour les exprimer. On verra alors que ces classes tenues pour dangereuses ne se sont affranchies d’un monde qui était en devenir – et dont elles exprimeront avec grossièreté toute la vulgarité – que
pour défendre et maintenir à leur manière les valeurs et les pratiques d’un autre monde qui était, lui, en voie de disparition – et auquel elles réservent un lyrisme certain. Elles ont ainsi conservé, par attachement aux catégories guerrières (et à leur passé de nomadisme), les armes et les conceptions, mais aussi le vocabulaire, pour combattre autrement la réalité nouvelle de l’État dominant. Il existe bien, dans le langage de l’argot, un autre argot, plus profond, tout aussi incompris et cependant nullement travesti. Il s’agit, cette fois, de mots en clair qui, comme pour La Lettre volée d’Edgar Poe exposée aux yeux de tous, n’ont pas été vus et donc pas non plus été retenus. Leur transparence même les a rendus invisibles, et pour cette raison, ils n’ont pas été pris en compte et n’apparaissent pas dans les dictionnaires parmi les mots spécifiques à l’argot. On a cru parfois – j’ai cité Gabriel Tarde dans Les Princes du jargon – que ces mots n’étaient que la « reprise » abusive et scandaleuse de concepts appartenant de plein droit au langage de la société établie. Or ces termes – nous le verrons – sont les termes mêmes de la féodalité et de la chevalerie dont l’argot, étrangement, a conservé le sens originel. Dernier héritage et dernières manifestations d’une société révolue, ils nous en restituent aussi toute la valeur qualitative. Ils ne sauraient avoir de mystérieux que l’archaïsme de leur emploi maintenant privé de sens. Attaqués de tous côtés par une véritable érosion, ils nous font mesurer du même coup à quel point le monde où nous vivons est devenu pro-
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PLONGEONS ET GRÈBES
Grèbe castagneux
bghs
ENCYCLOPÉDIE
Oiseau aquatique trapu à tête arrondie, à bec bref et assez épais, à tache claire à la base. Corps très arrondi. On entend souvent son appel au printemps, une plainte brève et sonore
DES OISEAUX
C
Adulte internuptial
Les pattes traînent en vol
Plongeons fréquents, l’oiseau se cache dans les herbes
DE FRANCE ET D’EUROPE Internuptial, en hiver Calotte foncée et joue beige ; tache moins marquée
Nuptial, en été Couvertures parotiques non hérissées. À la chute de celles du flanc, apparaît une couleur châtain
e petit grèbe courtaud vit sur les étangs et les mares, et même sur certaines petites rivières, mais il gagne souvent un lac ou la côte en hiver. Il est très reconnaissable avec son bec court, sa tête arrondie, son absence de queue apparente et ses plongeons fréquents. On ne peut que rarement observer son vol bas, rapide et peu puissant. ALIMENTATION Cet oiseau plonge pour manger des mollusques, des insectes et leurs larves et aussi de petits poissons. PARADE ET VOIX Les rites sont moins spectaculaires que chez les grands grèbes : les oiseaux remuent la tête, nagent côte à côte en poussant fréquemment des cris rauques. D’ailleurs, on entend davantage le grèbe et ses trilles plaintifs (surtout en été) qu’on ne le voit. ACCOUPLEMENT Le nid est un amas d’herbe flottant arrimé aux joncs ; les parents y déposent quatre à six œufs et les couvrent d’herbe quand ils s’absentent. Les petits volent à 45 jours. LONGUEUR 25-29 cm
Oiseau très farouche
Nuptial, en été Noirâtre à joue brunrouge ; tache claire au bec
Tachybaptus ruficollis
Pas de tache à l’avant-aile
Plumes hérissées à l’arrière-flanc, blanchâtres en hiver, rousses en été
Internuptial, en hiver Brun et beige ; la face est moins contrastée que chez le cou noir Joues brun-roux nettement marquées ou se confondant au noir, en pleine lumière et à l’ombre
QUAND ? Toute l’année OÙ ? Dans toute la France et dans une grande partie de l’Europe
Grèbe à cou noir
cnlghs Grèbe dodu, sans queue, à front en pente abrupte et calotte conique. Bec retroussé. Plonge sans cesse. Nage bien, même sur mer démontée
Pas de tache à l’avant-aile
Esclavon (à droite) Tête plus aplatie, calotte plus étroite, avant du cou plus blanc, pointe du bec claire
Bec retroussé
Adulte internuptial, en hiver
Grande zone blanche à l’arrière-aile
Peter Hayman et Rob Hume Esclavon Cou noir En hiver, la forme du cou et du bec permet de les distinguer
Juvénile, à l’automne Terne, tache auriculaire jaune-beige (en général)
Flammarion
Podiceps nigricollis
C
Calotte noire descendant en dessous de l’œil ; pattern variable (contraste plus marqué au soleil) « Crochet » clair sur les couvertures parotiques
Les zones noires se touchent sous le cou
Adulte nuptial, en été Tête noire à huppe auriculaire jaune ou cuivre, en éventail ; teintes cuivrées sur les flancs
oloré en été, le grèbe à cou noir vire au gris foncé, au noir et au blanc en hiver mais il paraît moins net que le grèbe esclavon, qui est un peu plus gros. Il se distingue par sa tête conique et son bec fin, un peu retroussé. Il préfère les lacs à rive riche en végétation ; en hiver, il vole vers les côtes abritées et les estuaires. ALIMENTATION Insectes et petits poissons capturés en plongée. PARADE ET VOIX En parade nuptiale, il agite sa tête ornée de huppes auriculaires, effectue des plongeons synchronisés et fait entendre ses trilles rapides. ACCOUPLEMENT Les trois ou quatre œufs sont pondus dans un nid typique des grèbes, constitué d’herbes humides et amarré aux joncs. Les jeunes sont indépendants dès l’âge de 3 semaines. MIGRATION Après la reproduction, les grèbes d’Europe de l’Est, du Danemark et des Pays-Bas vont vers l’Ouest et le Sud, surtout vers la mer. Certains sites, en France et en Europe du Sud, sont occupés toute l’année. LONGUEUR 28-34 cm QUAND ? Toute l’année sur certains sites. Hiverne sur les côtes ouest et sud OÙ ? Nidifie sur les lacs à roselières, surtout en Europe de l’Est ; rare en Europe occidentale ; hiver en lacs et en estuaires
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MOINEAUX, FRINGILLIDÉS ET BRUANTS
CYGNES, OIES, CANARDS : GIBIER D’EAU
Tadorne de Belon
I
ntermédiaire entre l’oie et le canard, il a des caractères communs avec l’oie des pâtures, comme par exemple une démarche aisée, grâce à des pattes assez longues. C’est un des oiseaux les plus singuliers à observer dans les estuaires et les marais ; il est visible de loin, ce qui le rend vulnérable aux prédateurs, mais lui permet aussi de marquer son territoire au printemps et en été. ALIMENTATION Balaie et filtre la boue et l’eau des estuaires avec le bec, pour extraire de petits escargots ; ingurgite aussi des insectes et des crustacés. PARADE ET VOIX Il parade en agitant la tête et en se livrant à de petites poursuites aériennes ; la femelle émet un cri rythmé et saccadé : ga-ga-ga-ga. ACCOUPLEMENT Les huit à dix œufs sont couvés 29-31 jours dans un terrier (lapin, lièvre…), sous une haie, l’oiseau garnissant l’intérieur du nid de duvet. MIGRATION Les individus de l’extrême Ouest de l’Europe muent en Waddenzee, à la fin de l’été. Hiverne en France du littoral du Pas-de-Calais à la Gironde et dans le Midi. LONGUEUR 58-71 cm
Canard ressemblant à une oie, au corps bigarré, souvent terrestre ; juvénile d’aspect très différent
Femelle
Ailes très recourbées lors de vols courts
Tadorne casarca
48
Femelle Marques blanchâtres sur la face, bec terne
Mâle Gros tubercule frontal rouge soutenu
Juvénile Corps gris-beige et blanc, bandes et calotte marron foncé, pattes rose clair
Proche de la mélodieuse, la linotte à bec jaune ressemble souvent beaucoup à un sizerin, avec des teintes chaudes jaune-beige et une barre alaire claire
Le groupe hivernal tournoie en petite bande chantante, avant de descendre silencieusement et de disparaître
Mâle, octobre Croupion rose à partir de septembre-octobre, plus éclatant au printemps
Oiseau de Scandinavie, hiver À dominante jaune-beige
Femelle nuptiale Plumage usé sombre, zone caudale blanche réduite, barre alaire étroite ; face jaune-beige, soutenu, aspect moins roussâtre que chez la mélodieuse
th
Motifs caudaux à comparer à ceux de la linotte mélodieuse
Juvénile Paraît « roux » dans un champ, à gorge fauve
ette linotte semble à mi-chemin entre le sizerin et la mélodieuse, mais elle ressemble plus à cette dernière. Typique de la végétation basse ou du sol, elle se reproduit plus au Nord ou plus en altitude, visitant les exploitations élevées ou les petites fermes côtières, ainsi que les marais salants en hiver. ALIMENTATION Elle picore de petites graines au sol ou dans l’herbe, et dans les végétaux échoués sur les plages. PARADE ET VOIX Le mâle chante sur un perchoir ou en vol circulaire, en battant des ailes et en planant. Le chant, proche de celui de la mélodieuse, est gazouillant et métallique, moins musical. Cris : tioup-ioup-ioup, proche de celui du sizerin, plus dur que chez la mélodieuse, et touaa-iit, nasillard et presque grinçant. ACCOUPLEMENT Quatre à six œufs sont couvés 12-13 jours dans un nid au sol, dans la bruyère ou d’autres herbes. MIGRATION Les oiseaux du Nord migrent en Europe centrale tandis que les reproducteurs d’altitude hivernent sur la côte. LONGUEUR 14 cm QUAND ? Toute l’année ; d’avril à septembre au Nord de l’Europe OÙ ? Niche en Norvège, Nord de la Grande-Bretagne ; hiver, Suède, Danemark, Pays-Bas, Europe centrale ; rare en France
Pinicola enucleator
C Vole de manière onduleuse, avec de petits bonds rapides, les ailes fermées
Blanc pur des ailes très marqué ; proche de l’ouette d’Égypte Mâle, premier hiver Femelle Queue plus courte que chez le mâle, ailes légèrement plus larges
Femelle Le mâle perd son collier en hiver; la femelle a une tête plus terne
Carduelis flavirostris
C
Durbec des sapins
tMNS
Grand oiseau ressemblant à une oie, très proche du yadorne de Belon, sauf la couleur brunorangé caractéristique du corps Mâle, en hiver
Femelle Queue plus courte
Le croupion rose du mâle devient plus éclatant lorsque les pointes brunes disparaissent
Mâle juvénile Aspect vif et jaune-beige, large barre alaire jaune-beige, raie blanche le long de l’aile et bord blanc de la queue visible
Femelle, à l’automne Bec jaune, large gorge beige orangé, barre alaire proche de celle du sizerin, raie blanche comme chez la mélodieuse
Tadorna ferruginea
B
Linotte à bec jaune
bhkiw
Bec gris en été, jaune en hiver
Juvénile Face blanche
rare en France ; hivernage : golfe de Gascogne, Méditerranée
QUAND ? Toute l’année ; au début de l’automne en Europe de l’Ouest OÙ ? Seuls 200 couples reproducteurs persistent en Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie…), individus sauvages rares, mais semi-sauvages fréquents
Bande ventrale plus large, tache noire sur la poitrine chez le mâle
Mâle
En vol, les motifs noirs sont nettement dessinés sur le blanc pur ; mouvement lourd et continu
QUAND ? Toute l’année OÙ ? Nidification : côte scandinave,
el oiseau au plumage brun orangé, joliment marqué de noir. Toutefois, le noir et le vert des ailes dominent curieusement le brun du corps lors du vol. Il est difficile d’estimer sa population en Europe, tant il s’échappe facilement des lieux de captivité où il fait figure d’oiseau d’ornement. ALIMENTATION Il se nourrit dans les mêmes zones et des mêmes aliments que le tadorne de Belon, mais visite aussi les marécages et les pâturages humides des lacs et des estuaires. VOIX Cris variés, notamment gag-ag ou pok-pok-pok, comme chez l’oie, et un grognement (porr porr porr) en vol. MIGRATION Peu de mouvements, seuls quelques individus migrent à la fin de l’été et à l’automne vers le Nord et l’Ouest. Il y a plus d’un siècle, quand sa population était importante, sa migration prenait en Europe de l’Ouest l’allure d’une véritable invasion. LONGUEUR 61-67 cm
blgh
Tadorna tadorna
Mâle, en été Collier noir
Femelle Face plus terne que chez le mâle
Femelle, en été Jaune bronze ; ailes foncées à fines barres blanches
Mâle Tête et poitrine rouge framboise, à zone grise variable
Corps brun orangé ou cuivré, pattes et bec noirs ; individus semi-sauvages, proches parents, aux motifs de la tête différents Juvénile Tête plus grise que chez l’adulte
Femelle, premier hiver
Grand fringillidé de la taille d’une grive, typique du Grand Nord, farouche en été, mais très familier en hiver. Le groupe peut se nourrir en zone péri-urbaine, mais ne s’égare que rarement au Sud. La taille, le bec à culmen arqué et les ailes noires à franges blanches sont caractéristiques
Femelle adulte, en hiver
et oiseau remarquable fréquente les forêts du Grand Nord, en lisière de toundra, dans les bois de conifères ou de bouleaux. En hiver, certains s’installent en ville pour se nourrir. ALIMENTATION Le durbec se nourrit de pousses, bourgeons, graines et baies charnues, sur un arbre ou un petit arbuste, en lisière de bois. Il prospecte de manière acrobatique, se suspendant à l’envers comme un petit perroquet ou un jaseur boréal, mais utilisant son bec pour s’accrocher ou pour saisir une baie, comme un bec-croisé. PARADE ET VOIX Chant chez les deux sexes : celui du mâle est très fort, avec une phrase courte de sifflements flûtés et modulés. Cris proches de ceux du bouvreuil pivoine, flûtés et doux ; également un tui-tui-tui sonore. ACCOUPLEMENT Nid édifié par la femelle avec des ramilles, recouvertes de mousse, lichen et racines sur un tronc. Trois-quatre œufs couvés 14 jours. MIGRATION Sédentaire ; migre parfois si la nourriture manque, ceux de Russie allant au Nord-Est de l’Europe. LONGUEUR 18,5 cm QUAND ? Toute l’année ; près de la lisière de l’aire de reproduction en août-avril OÙ ? Niche localement en Norvège, Suède, Finlande, Russie ; erratique rare au sud et sud-ouest de l’aire de reproduction
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DAVID FOENKINOS
Prologue
ENTRE LES OREILLES roman
Prologue de l’oreille
« Pourquoi que vous avez plaqué votre femme ? demanda-t-elle. — Parce qu’elle aime trop les crevettes », dit-il. Faulkner, Sanctuaire.
Par conséquent, il me semblait nettement plus opportun d’en finir dès aujourd’hui. Je devais accepter l’idée qu’il s’était passé quelque chose. Une évidence que cette chose ; je pouvais donc commencer à angoisser car je savais mes évidences bordées par la fragilité. L’hésitation s’y greffait toujours comme une seconde peau. On respire un peu plus qu’à l’habitude, on accumule du souffle juste avant d’entrer, on rêve au temps d’avant l’évidence. On rêve au temps où l’on aimait gentiment l’oreille de sa fiancée Mireille.
GALLIMARD
Cette pensée m’angoisse, une ombre calme mais tenace. Je n’aime plus son oreille. C’est énorme et faible comme une fissure. Comment continuer ? On ne peut décemment feindre de l’intérêt pour une oreille déchue. Jusqu’ici je l’avais tant aimée, son oreille. Elle m’était devenue sympathique après 11
huit mois d’une liaison décente ; je l’avais même léchée certains soirs. Elle me dégoûte maintenant avec toute son idiote rondeur. La porte du domicile de Mireille semblait savoir, je ne peux l’expliquer, c’est le bois qui tiédissait. Les objets testent toujours nos émotions comme des amis silencieux, sans voix et sans oreilles. La porte s’ouvrit. Au lieu de me précipiter comme à mon habitude sur Mireille, j’ai rêvé un instant que nous aurions précédemment fécondé un fils qui dormirait sagement dès dix-neuf heures (une éducation à la norvégienne) ; j’aurais pu alors contempler ma progéniture pour gagner du temps. Puis, j’admis que si nous avions un enfant, le moment présent eût été plus laborieux ; en un sens, je fus soulagé. C’était presque une méthode, s’angoisser davantage pour voir du rose. Les délices d’autrefois (sa fragilité névrotique), son petit visage à présent gâché, j’étais si lâche. L’odeur du drame me prenait sous les aisselles pour me tasser au plafond. Je ne demandai même pas ce qu’elle avait préparé à dîner malgré un appétit d’habitude. Je tenais bon ; je fermai les poings pour absorber le récit de sa journée, je hochai la tête d’une manière honorable, efficace, honorablement efficace. Je me découvris une capacité à illusionner. Capacité certes minable puisque j’attrapai ma serviette de table pour m’éponger. L’essentiel était qu’elle ne me demande surtout pas ce que j’avais. « Qu’est-ce tu as mon chéri ? Je te trouve un chouia bizarre. » C’est le chouia qui m’a achevé. Oui je m’éponge, moi le sec. Je voulais tant contourner l’inévitable, mais mon corps me trahit ; je mens comme un sérum de vérité. Sur ma tête se lit le choc de l’oreille, ah. C’est fini. 12
« Je n’aime plus ton oreille. » Il y eut un soupir médiocre, et des larmes égales. Avouons que cette séance fut assez digne. On ne s’éternisa pas. En général, c’est tout le problème de l’amour, l’agonie. Le motif que j’ai invoqué y fut certainement pour beaucoup, provoquant chez elle une réaction vive, brutale, excessive. Elle me propulsa sur le palier d’un coup de pied. J’avais toujours soupçonné en elle la capacité à être l’homme de notre couple. Elle savait réagir, virer les malpropres, les amants qui, subitement, n’aiment plus son oreille. Je décelais un peu trop de brutalité, je n’aimais pas ça la brutalité, pas très féminin la brutalité. J’avais bien agi finalement, Mireille était trop brutale. Et vulgaire. Oui, très vulgaire.
État de droit et crime organisé Les apports de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée
Première partie L’avant Palerme et les initiatives nationales et régionales 10 Lors de la conférence ministérielle mondiale sur la criminalité
Jean-Paul Laborde
1
Chef du Service de prévention du terrorisme , Office des Nations unies contre la drogue et le crime Maître de conférences associé, Faculté de droit de Toulouse 2
1/ Les opinions exprimées dans ce livre reflètent celles de leur auteur et n’engagent en rien l’Organisation des Nations unies. 2/ A participé dans ses anciennes fonctions de chef de la Section des Conventions et des Affaires Juridiques du Centre pour la prévention internationale du crime du Secrétariat au soutien de la négociation de la Convention de Palerme.
2005
transnationale organisée qui s’était tenue à Naples (Italie) du 21 au 23 novembre 1994 la plupart des ministres chefs de délégation s’étaient déclarés préoccupés par la menace grandissante de la criminalité transnationale organisée et de ses effets sur la croissance économique et sociale des pays en développement et en transition. Ils avaient exprimé leur volonté de faire de la lutte contre ce fléau une priorité absolue ; ils avaient malheureusement également relevé la rapidité avec laquelle il avait évolué ainsi que l’ampleur exceptionnelle de cette évolution. Le Secrétaire général des Nations unies de l’époque avait aussi noté que cette forme de criminalité sapait d’une manière grave les valeurs fondamentales proclamées dans la Charte des Nations unies. Le rapport de la conférence 1 relevait également que cette rapidité de la croissance du crime organisé était en contraste frappant avec la relative lenteur de l’action entreprise par la communauté internationale de la justice pénale, ce qui avait rendu difficile la possibilité de mener contre lui une lutte efficace et coordonnée. En effet, l’explosion des échanges internationaux a rendu très difficile l’exercice de contrôles rigoureux et efficaces pour contrer les développements de la criminalité
1/ Document Nations unies A/49/748 pages 23.
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L’avant Palerme et les initiatives nationales et régionales
transnationale organisée. Il était donc urgent, d’après les participants à la conférence qui réunissait des ministres venant de 142 pays du monde, de moderniser et d’harmoniser des législations existantes ainsi que les systèmes de justice pénale. À cet égard, le Secrétaire général des Nations unies de l’époque avait noté également que, du fait de la nouvelle perméabilité des frontières, il s’était créé, dans de nombreuses parties du monde, des entités qui ne relevaient d’aucun cadre étatique ou juridique. Le président de la République italienne, M. Scalfaro, avait, au début de la conférence, rappelé d’une manière très pertinente que l’initiative de cette conférence ministérielle revenait à Giovanni Falcone qui, depuis lors avait été assassiné par l’un des groupes criminels organisés les plus dangereux, à savoir la mafia italienne. À cet égard, il faut toujours se souvenir que le crime organisé n’est pas une entreprise de bienfaisance. Même si on insiste sur le fait que le but premier du crime organisé est de faire des profits, il ne faut jamais oublier qu’il utilise des pratiques très violentes, n’hésitant pas à tuer, massacrer, violenter ou réduire en esclavage. On a souvent trop tendance à insister sur le but ultime du crime organisé, qui est effectivement, de faire des profits, en oubliant de rappeler que ses méthodes ont causé des pertes humaines considérables et ont réduit à la prostitution forcée des générations de jeunes femmes. C’est pourquoi, lorsque le président Scalfaro avait également souligné, au moment de la conférence ministérielle de Naples, que tout individu a un droit naturel à la sécurité et que le crime organisé menace le droit, on ne pouvait que très fortement l’approuver. L’avidité, la soif du pouvoir et de l’argent qui caractérisent la criminalité transnationale organisée font courir un risque certain non seulement à nos démocraties mais à chacun de ses citoyens.
bilatérales, régionales ou sous-régionales ont été prises tant en Europe que dans d’autres régions du monde. En outre, la communauté internationale n’était pas restée inactive puisque, à la suite de nombreuses conventions internationales en matière pénale qui avaient jalonné l’histoire des XIXe et XXe siècles, la convention des Nations unies contre le trafic de stupéfiants et des substances psychotropes avait été adoptée en décembre 1988. L’enjeu est donc à la fois de mettre en place des stratégies nationales coordonnées, de passer au-dessus des divergences législatives et des disparités des systèmes juridiques entre États mais aussi de travailler à renforcer la rapidité et l’efficacité de la coopération internationale en matière pénale qui constitue la clé de voûte de toute lutte efficace contre une criminalité qui, par essence, est sans frontière. À cet égard, il faut souligner l’importance de la coopération régionale ou sous-régionale dans laquelle il va être souvent plus aisé de trouver des points d’accord ou des moyens de travail faciles à mettre en œuvre qu’au niveau mondial. Ces points d’accord ont pu être trouvés plus rapidement au plan universel sur un sujet plus précis tel le trafic de stupéfiants contre lequel, vu les ravages causés sur les personnes et les économies, la communauté internationale a su se mobiliser très vite. En conséquence, la première partie sera donc divisée en deux titres Titre 1 : Les carences et les avancées du droit face au crime organisé Titre 2 : Les débuts de l’approche multilatérale
11 Mais, quelles sont donc les difficultés qui empêchent de s’atta-
quer au crime organisé d’une manière efficace ? On peut les regrouper en deux grandes catégories : – l’insuffisance des droits nationaux, – un manque d’efficacité de la coopération internationale en matière pénale.
2
Cependant, avant même la négociation de la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, ou d’une manière corrélative, ou encore même après l’adoption de la convention de Palerme, des initiatives nationales,
3
Ian McEwan
Expiation
Un
Traduit de l’anglais par Guillemette Belleteste
Gallimard
La pièce de théâtre — dont Briony avait conçu affiches, programmes, billets, construit la caisse à l’aide d’un paravent renversé et garni la boîte à monnaie de papier crépon rouge —, elle l’avait écrite en deux jours de furie créatrice, au point de sauter un petit déjeuner et un déjeuner. Une fois les préparatifs terminés, il ne lui resta plus qu’à contempler sa version finale et à attendre que ses cousins arrivent d’un Nord lointain. Ils n’auraient qu’une seule journée pour répéter avant la venue de son frère. Parfois terrifiante, parfois désespérément triste, la pièce racontait une histoire de cœur dont le message, présenté sous forme de prologue en vers, était que tout amour non fondé sur le bon sens était d’avance condamné. La passion téméraire d’Arabella, l’héroïne, pour un perfide comte étranger, serait punie par le sort, car elle contracterait le choléra au cours d’une impétueuse ruée vers une ville côtière en compagnie de l’élu. Abandonnée de lui et pour ainsi dire du reste du monde, clouée au lit dans une soupente, elle se découvrirait un sens de l’humour. Le hasard lui offrirait une seconde chance en la personne d’un médecin sans le sou, en fait un prince déguisé ayant pré15
féré travailler parmi les déshérités. Guérie par lui, Arabella ferait, cette fois, un choix judicieux et s’en trouverait récompensée par une réconciliation familiale et un mariage avec son prince médecin « lors d’une belle journée venteuse de printemps ». Mrs Tallis lut les sept pages des Tribulations d’Arabella dans sa chambre, devant sa table de toilette, le bras de l’auteur passé tout ce temps autour de son épaule. Briony ne quitta pas des yeux le visage de sa mère, cherchant le moindre signe d’une émotion fluctuante, et Emily Tallis se prêta au jeu avec des expressions de crainte, des hennissements de jubilation et pour finir des sourires de gratitude et des hochements de tête de connivence et d’approbation. Elle prit sa fille dans ses bras, sur ses genoux — ah, ce petit corps doux et tiède de petite enfance qui ne l’avait pas encore quittée, du moins pas tout à fait —, et lui dit que la pièce était « formidable », acceptant instantanément d’un murmure dans l’étroit conduit de l’oreille enfantine que ce mot fût cité sur l’affiche, laquelle serait placée sur un chevalet dans le hall d’entrée près de la caisse. Briony ne pouvait le savoir alors, mais ce devait être le point d’orgue du projet. Plus rien ne la comblerait autant, car tout le reste ne serait que rêves et frustration. Il y avait des moments où, dans le crépuscule d’été, une fois sa lampe éteinte, nichée dans les ténèbres délicieuses de son lit à baldaquin, elle se faisait battre le cœur d’inventions lumineuses et brûlantes, autant de saynètes, chacune d’elles représentant Leon. Dans l’une, son large visage débonnaire se déformait de chagrin tandis qu’Arabella sombrait dans la solitude et le désespoir. Dans l’autre, on le surprenait un verre de cocktail à la main, dans quelque bar citadin à la mode, en train de se vanter auprès 16
d’un groupe d’amis : « Oui, Briony Tallis, ma plus jeune sœur, l’écrivain dont vous avez certainement entendu parler. » Dans une troisième, enthousiaste, il boxait le vide au moment du baisser de rideau, bien qu’il n’y en eût pas — impossible d’avoir un rideau. Sa pièce n’était pas destinée à ses cousins, mais à son frère, afin de fêter son retour, de provoquer son admiration et de le détourner de sa nonchalante succession de petites amies au profit d’une épouse convenable, d’une épouse qui saurait le persuader de revenir à la campagne, et prierait gentiment Briony d’être sa demoiselle d’honneur. Elle faisait partie de ces enfants possédés du désir de voir le monde à leur exacte convenance. Alors que la chambre de sa grande sœur n’était qu’un chaos de livres délaissés, de vêtements dépliés, de lit défait, de cendriers débordants, celle de Briony était le reliquaire de son démon de l’ordre : la ferme en modèle réduit disposée le long du renfoncement de la fenêtre comportait les bêtes coutumières, mais toutes étaient orientées dans le même sens — vers leur propriétaire — comme sur le point d’entonner un chant, et même les poules de la cour de ferme étaient alignées à la perfection. En fait, à l’étage, la chambre de Briony était la seule pièce rangée de la maison. Ses poupées assises bien droites dans leur demeure aux multiples pièces semblaient obéir à la stricte consigne de ne pas s’adosser au mur ; les diverses figurines hautes d’un pouce que l’on pouvait trouver sur sa table de toilette — cow-boys, scaphandriers, souris humanoïdes — suggéraient par la régularité de leurs alignements et de leurs espacements une armée de citoyens au garde-à-vous. Ce goût de la miniature était l’un des traits d’un esprit méthodique. Un autre était la passion des 17
Introduction
Chuck Palahniuk
Le Festival de la couille et autres histoires vraies TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR BERNARD BLANC
10
Le Festival de la couille et autres histoires vraies
son magnifique visage coupe du monde dans Monstres invisibles — on détruit son cocon douillet et on s’oblige à regagner le vaste monde. Par bien des côtés, c’est aussi de cette façon que l’on écrit un roman. On fait un plan et des recherches. On passe beaucoup de temps tout seul à bâtir ce merveilleux univers où on contrôle, on contrôle, on contrôle tout. On laisse le téléphone sonner et les e-mails bloquer sa messagerie. On reste dans son univers de fiction jusqu’au jour où on le dynamite. Et puis on repart à la rencontre des autres. Si le bouquin se vend suffisamment bien, on embarque pour une tournée promotionnelle. On donne des interviews. On est vraiment au milieu des gens. De beaucoup de gens. Jusqu’au jour où on ne les supporte plus. Où on éprouve le besoin impérieux de s’échapper, de se réfugier dans... Une autre merveilleuse fiction. Et ça continue ainsi. Seul. Avec les autres. Seul. Avec les autres. Si vous lisez ce texte, il y a des chances que vous connaissiez ce cycle. La lecture n’est pas une activité de groupe. Rien à voir avec une sortie au cinéma ou à un concert. La lecture se situe à l’extrémité solitaire du spectre. Tous les récits de ce livre concernent nos rapports avec autrui. Les miens avec les gens. Ou ceux des gens avec les autres. Pour les constructeurs de châteaux, il s’agit de déployer un étendard de pierres si formidable qu’il attirera ceux qui partagent le même rêve.
Le réel et la fiction
Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, tous mes livres parlent de quelqu’un de solitaire qui cherche un moyen de se rapprocher des autres. D’une certaine façon, c’est l’exact contraire du rêve américain : devenir si riche que l’on peut s’élever au-dessus de la populace, tous ces gens sur l’autoroute ou, pire, dans le bus. Ce rêve, c’est une vaste demeure isolée, quelque part. Une piaule de luxe avec terrasse au dernier étage d’un immeuble, comme Howard Hughes. Ou un château au sommet d’une montagne, comme William Randolph Hearst. Un superbe nid douillet, loin de tout, où vous invitez les simples mortels que vous choisissez. Un environnement que vous êtes capable de contrôler, sans conflits ni souffrances. Dont vous êtes le maître. Que ce soit un ranch au Montana ou un appartement en sous-sol avec dix mille DVD et l’Internet par ADSL, c’est toujours la même histoire. Quand on est là, on est seul. Et on se sent abandonné. Quand on en a assez d’être malheureux — comme le narrateur dans sa copropriété de Fight Club, ou cette femme que
Le réel et la fiction
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Pour les types qui démolissent les moissonneusesbatteuses, il importe surtout d’inventer un moyen d’être ensemble, une structure sociale avec des règles, des objectifs et des rôles à jouer, tandis qu’ils réorganisent leur communauté en fracassant du matériel agricole. Avec Marilyn Manson, on a un gamin du Midwest qui ne sait pas nager et qui se retrouve du jour au lendemain en Floride, où toute la vie sociale tourne autour de l’océan. Et là, ce gosse s’efforce sans cesse de se connecter aux autres. Tous les textes qui suivent sont des essais et des récits que j’écris entre mes romans. Mon propre cycle fonctionne ainsi : Réalité. Fiction. Réalité. Fiction. Le seul inconvénient de l’écriture, c’est qu’il s’agit d’une pratique solitaire. La partie rédactionnelle. La partie mansarde déserte. Dans l’imagination du public, c’est ce qui fait la différence entre un écrivain et un journaliste. Un journaliste de la presse écrite passe son temps à courir partout, à chasser l’info, à rencontrer du monde, à dénicher des faits. Il a toujours une histoire sur le feu. Il rédige ses papiers au milieu des gens, et toujours au dernier moment. Dans un bain de foule. Dans l’urgence. Un jeu excitant et marrant. Il vous branche sur le monde extérieur. C’est un tuyau. Mais un écrivain qui écrit, c’est différent. Tous ceux qui travaillent sur des fictions sont seuls — c’est du moins ce que l’on se figure. Peut-être parce qu’une fiction donne l’impression de se connecter à la voix d’une personne unique. Peut-être parce que la lecture est une activité solitaire qui semble nous couper des autres. Le journaliste part à la recherche d’une histoire. Le romancier l’invente.
Yvonne Baby
G R I S PA R A D I S roman
Gallimard
Klara a trois ans, ou quatre, et, depuis peu, possède un secret. Dans les squares, elle s’approche en catimini des bébés et serre leurs bras de toutes ses forces, parfois, elle mord leurs joues, feignant de les embrasser. Les bébés hurlent et pleurent. Klara s’écarte puis retourne vers eux, vers leurs landaus, candide, et s’incorpore au cercle consolateur. Elle se mêle aux protestations des mères, déborde d’un amour empressé, compact, elle désire à son tour attaquer l’auteur du forfait. Klara porte des robes à smocks et des socquettes en coton perlé, si elle se baisse un peu, on distingue sa culotte Petit Bateau. Ses jambes sont plus douces, pense-t-elle, que la peau d’un nouveau-né, plus soyeuses que les robes en shantung de sa mère — à demi endormie, le soir, elle les caresse de bas en haut, de haut en bas, puis, les genoux enlacés sur sa poitrine, elle invente des 13
galaxies, des féeries, des monstres. Des rubans multicolores retiennent ses nattes, elle les défait le dimanche et verse de l’eau de Cologne sur les ondulations réfractaires. L’hiver, Klara mettra un manteau plissé bleu marine, avec une martingale et un col de velours, des guêtres blanches. Fréquemment, elle dessine un frère, une sœur hypothétiques, et se crayonne en soleil au milieu d’eux. Elle obtient des bulletins de satisfaction et le prix d’honneur à l’école communale. Klara est irréprochable, affirme son père.
désignent soudain comme une victime délectable, appellent sur elle la colère et les représailles — Avec son air angélique, Madame, votre fille est un démon. Dans la soirée, Klara promet de ne pas recommencer, le jure à son père. Mais sa mère ? Pour moi, Klara restera toujours un mystère, a-t-elle dit.
Un garçon, derrière les buissons, guette le manège de Klara. Puis il fait semblant de l’imiter en jouant à cache-cache, et elle croit qu’il s’apprête à lui donner un baiser dans le cou. Elle a rougi, effarouchée et inondée d’espoir, mais le garçon la dénonce par un après-midi radieux. Les statues et les bancs sont saupoudrés de cette neige végétale qui s’envole des marronniers et Klara découvre, bouche bée, la délation. Le garçon s’est enfui, la nouvelle s’ébruite, Ce n’est pas un crime, se défend la mère de Klara. Elle a peur pourtant : son accent étranger et sa beauté qui l’avaient maintenue à distance, la
Klara est le corps d’une petite fille qui va entrer dans ces chaussures craquelées à boucle, bien alignées à côté de son lit, et qui va sortir du jour en pyjama satiné. Klara est une âme qui se grise contre le bonheur des lampes quand son père, professeur d’histoire au lycée Rollin, lit et écrit à ce bureau encombré de dossiers, de journaux, de livres, quand sa mère tarde à préparer le dîner, se repoudre devant la glace et change de collier pour passer à table. Klara est une enfant corps et âme, qui rêve de toutes les couleurs, et qui voudrait surprendre le vol des anges. À la fenêtre, elle se penche, se penche : le vieux clochard de la cour chante,Tant qu’il y aura des étoiles / Sous la voûte des cieux... et elle lui envoie les pièces de sa tirelire dans du papier crépon. Klara habite Paris, avenue Dode-de-la-Brunerie, au septième étage
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Le permis de chasser
Guide juridique pratique du chasseur Aurélien Viratelle Préface de Charles-Henri de Ponchalon
Il en va de la chasse comme de la conduite d’une automobile : il faut avoir obtenu le permis. Bien sûr, cela ne suffit pas, car chacun sait qu’il faut, en plus, disposer d’un territoire de chasse et d’un peu de gibier. Il s’agit là, néanmoins, d’un préalable obligatoire. La loi du 26 juillet 2000 (J.O. du 27 juillet) a procédé à un grand nettoyage du permis de chasser : nouvel examen, limitation du nombre des formalités administratives (suppression du visa), possibilité de valider un permis pour une période de neuf jours seulement, instauration de l’autorisation de chasser pour les mineurs de 15 à 18 ans et, enfin, possibilité pour les étrangers d’obtenir jusqu’à trois licences par an.
Chiffres Pour la campagne de chasse 1976-1977, 2 219 051 permis de chasser avaient été validés. Depuis cette date, le nombre de validations est en diminution constante. Ainsi, pour la campagne 1998-1999, ce ne sont plus que 1 479 302 permis de chasser qui ont été validés.
Le permis de chasser : obligatoire Les tribunaux condamnent avec une belle constance ceux qui chassent sans avoir passé leur permis de chasser. C’est notamment le cas des « braconniers », mais c’est aussi celui de ceux qui, sur leur territoire, veulent s’essayer à la chasse « rien qu’une fois, juste pour voir » sans permis. Il faut insister sur ce point : même chez soi, sur un terrain clos, la possession d’un permis de chasser en cours de validité est obligatoire. Les étourdis ne sont pas en reste : ils risquent, eux aussi, une amende lorsqu’ils sont titulaires, mais non porteurs de leur précieux document.
Sanctions Le fait de chasser sans être titulaire d’un permis valable (d’une autorisation pour les marins ou d’une licence pour les étrangers) est puni d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 500 € (C. rur., art. R. 228-3). Le fait de chasser sans être porteur de son permis valable (d’une autorisation pour les marins ou d’une licence pour les étrangers) est puni d’une amende de 38 € (C. rur., art. R. 228-4).
Fichier national des permis délivrés, des validations des licences de chasse et des autorisations de chasser
Flammarion
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Guide juridique et pratique du chasseur
où la chasse est interdite, chasse dans les enclos, attenant ou non à une habitation, sans le consentement du propriétaire, destruction d’animaux d’espèces protégées, infraction au plan de chasse grand gibier, violence ou menace commises contre des personnes à l’occasion de la constatation d’une infraction de chasse. Cette centralisation des dossiers par l’ONCFS a pour but de mettre fin à la pratique qui consistait, pour un chasseur privé de son permis dans un département, à aller le repasser dans un autre. Les fédérations départementales et interdépartementales des chasseurs transmettent chaque année au gestionnaire du fichier (ONCFS) la liste de leurs adhérents titulaires du permis de chasser (C. env., art. L. 423-4).
La préparation à l’examen Elle relève de la compétence des fédérations départementales des chasseurs. Il faut noter à cet égard que les modalités peuvent varier d’un département à l’autre. Une attestation de participation à ces sessions de formation est fournie par chaque centre. Cette attestation est indispensable à l’inscription à l’examen.
Texte officiel Code de l’environnement Article L. 423-8. – Les fédérations départementales des chasseurs organisent la formation des candidats aux épreuves théoriques et pratiques de l’examen pour la délivrance du permis de chasser. Des armes de chasse sont mises à la disposition des personnes participant à cette formation. [...]
L’examen du permis de chasser Il relève de la compétence exclusive de l’ONCFS. Un corps spécial d’examinateurs a été créé à cet effet. Les sessions ont lieu tout au long de l’année en fonction des besoins ressentis dans chaque département (il peut donc y avoir plus de sessions dans certains départements que dans d’autres). L’examen du permis de chasser comporte deux épreuves : une épreuve pratique et une épreuve théorique.
Texte officiel Code de l’environnement Article L. 423-5. – La délivrance du permis de chasser est subordonnée à l’admission à un examen. Cet examen porte notamment sur la connaissance de la faune sauvage, sur la réglementation de la chasse ainsi que sur les règles de sécurité qui doivent être respectées lors du maniement des armes dont la maîtrise sera évaluée à l’occasion d’une épreuve pratique. Il comporte des procédures éliminatoires et est organisé par l’État avec le concours de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. [...]
Depuis les lois du 26 juillet 2000 et du 31 juillet 2003, l’autorité judiciaire avise l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) ainsi que la fédération départementale des chasseurs dont le chasseur est adhérent de : – tout retrait de permis prononcé pour : infraction à la police de la chasse, condamnation pour homicide ou coups et blessures involontaires à l’occasion d’une action de chasse ou de destruction de nuisibles ; – et toute suspension de permis prononcée pour : homicide ou coups et blessures involontaires à l’occasion d’une action de chasse ou de destruction de nuisibles, chasse de nuit sur terrain d’autrui avec véhicule à moteur, chasse dans des réserves ou parcs nationaux
Le permis de chasser
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LES DIFFÉRENTES ÉPREUVES Pour être admis à se présenter aux épreuves pratiques, le candidat doit d’abord avoir réussi les épreuves théoriques. La sécurité prend une place importante dans ces deux épreuves.
L’épreuve théorique Elle n’a pas été modifiée par la nouvelle loi. Simplement, les questions sont choisies parmi 400 et non plus seulement 200 possibilités. Chaque série de questions comporte une question éliminatoire ayant trait à la sécurité. Comme auparavant, il faut avoir répondu correctement à 16 questions sur 21.
L’épreuve pratique Nota bene : Les candidats ne sont pas notés sur leur adresse. Mais, à tout moment, l’examinateur peut interrompre l’examen s’il le juge nécessaire pour raison de sécurité. Cette interruption est alors éliminatoire.
Le candidat la passe en trois étapes : 1. Parcours de chasse simulé avec tir à blanc Au cours du parcours, 6 plateaux d’argile représentant des oiseaux gibiers sont lancés. Le candidat doit tirer ou bien s’abstenir en fonction des exigences de sécurité. Toute attitude ou tir dangereux est éliminatoire ! Par ailleurs, le parcours contient un certain nombre d’obstacles naturels que le candidat doit franchir, fusil en main, dans le respect des règles de sécurité. 2. Épreuve de tir à plombs sur plateaux d’argile Dans cette épreuve, on lance 7 plateaux d’argile. Deux sont de couleur rouge symbolisant une espèce protégée : le candidat ne doit pas tirer. Un troisième est lancé en direction de mannequins : le candidat ne doit pas tirer. Tirer sur l’un de ces trois plateaux est éliminatoire. 3. Épreuve à arme rayée sur sanglier courant pour un tireur posté en battue Le candidat est placé en condition de battue et doit tirer 3 balles sur un sanglier artificiel courant à allure constante. Il ne s’agit pas pour le candidat d’atteindre le sanglier, mais de faire la preuve de sa capacité à charger et décharger une carabine à verrou sans danger pour lui ni pour son entourage, de sa capacité à se placer correctement et à respecter l’angle de tir de trente degrés par rapport à son voisin représenté par un mannequin, le tout dans de bonnes conditions de visibilité. L’épreuve a lieu en milieu naturel et non dans un stand de tir. Le candidat ne peut, dans le doute, s’abstenir de tirer à tous les coups, puisqu’il doit obtenir un total d’au moins 16 points sur 21 et qu’il ne marque de points qu’en tirant dans de bonnes conditions de sécurité. Le candidat qui n’obtient pas les 16 points requis doit se réinscrire.
L’âge minimum
Les exceptions
Pour se présenter à l’examen du permis de chasser, il faut avoir 15 ans révolus. Vous avez 15 ans et un jour ? C’est bon ! Il n’existe, en revanche, aucune limite d’âge au-delà duquel la présentation à l’examen du permis de chasser ne serait plus autorisée. L’envie vous prend de vous mettre à la chasse le jour de vos 90 printemps ? Pas de problème.
• Les titulaires d’un permis de chasser antérieur au 1er juillet 1976 Les personnes ayant obtenu leur permis de chasser avant le 1er juillet 1976 sont dispensées de passer l’examen, si elles peuvent prouver qu’elles en étaient bien titulaires avant cette date. Dans la plupart des cas, cette preuve est apportée par la production du permis luimême.
Claude-Marc Aubry
HEUREUX EN AMOUR
Pour réussir sa vie professionnelle, on sait en général ce qu’il faut faire : passer des diplômes, suivre une formation, choisir la voie dans laquelle on se sent le mieux et poursuivre sa vocation. Mais en amour, quelle est la recette ? Toute notre enfance a été bercée d’histoires de princes et de princesses. Avec en final, le baiser du mariage. Et après ? Comment les nouveaux époux s’y sontils pris pour que leur belle histoire d’amour dure toujours ? Sur cette question, pas de réponse. Nous cherchons encore, mais pour trouver, nous manquons de repères ; de la même façon, nous nous aventurons sur les chemins de l’idylle sans carte ni boussole. C’est un peu comme si nous partions en voyage pour une contrée lointaine dont nous avons entendu parler mais que nous ne connaissons pas. Aussi risquons-nous bien souvent de nous perdre en route...
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HEUREUX EN AMOUR
PROLOGUE
Nous manquons d’un guide sûr pour arriver à bon port. Pire encore : des gens réputés, loin de nous éclairer, jouent les sirènes du désespoir. Un poète célèbre ne disait-il pas : « Il n’y a pas d’amour heureux » ? Avec de telles recommandations, on ne peut que se plaindre et se fourvoyer ; surtout, on se programme pour souffrir. Il est pourtant possible d’écouter un autre son de voix, comme celui de l’écrivain Jacques de Bourbon Busset, de l’Académie française, lorsqu’il écrit : « Je désire défendre une cause, la cause de l’amour heureux. Elle a des adversaires résolus et, au premier rang, ceux, nombreux qui ont raté leur affaire. » Plutôt que de prendre le risque d’une nouvelle déception, ces personnes-là se sont retirées du jeu, le grand jeu de la réussite en amour. Mais une attitude peut-être plus répandue encore consiste à croire que l’amour, c’est simple, et qu’il suffit d’avoir la chance de trouver la bonne personne à aimer ou, surtout, de qui se faire aimer ! Cependant, à voir le nombre impressionnant de couples qui se déchirent, après une rencontre éblouissante et des premiers échanges amoureux intenses, et le petit nombre d’élus à traverser l’épreuve du temps, on se pose des questions... La réussite en amour, n’est-ce vraiment qu’une affaire de chance ? On dit parfois que le mariage est une loterie ; et que l’échec n’est que le fruit de la fatalité. Mais n’est-ce pas plutôt l’ignorance
et les idées fausses qui préparent à l’échec ? Un peu plus de savoir, de connaissances sur les écueils à éviter, ne permettraient-ils pas, au contraire, à chacun de se donner les meilleures chances de réussir ? Les échecs sentimentaux nous conduiront-ils à nous interroger ? C’est notre vision du monde, notre façon de voir les choses, qui nous guide, à la façon d’une carte routière. Notre conception des relations amoureuses aussi. Seulement voilà, si la carte est fausse, nous ne pourrons que nous égarer dans les méandres de l’illusion. Avec une bonne carte, nous saurions où nous en sommes ! Peut-être peut-on méditer sur ce que Stendhal disait : « En général, tout mal vient d’ignorer la vérité et des fausses idées que nous avons sur ce qui nous arrive [...] Toute tristesse, tout chagrin vient d’avoir attendu des hommes ce qu’ils ne sont pas en état de nous donner. » En clair, aux élans du cœur qui nous animent, pourquoi ne pas associer l’indispensable raison ? Pourquoi ne pas faire preuve d’intelligence amoureuse ? Pourquoi donc l’amour devrait-il être bête ? Il est vrai qu’André Gide, comme beaucoup d’autres, a écrit : « La Sagesse n’est pas dans la Raison mais dans l’Amour. » Oui, mais de quel amour s’agit-il ? D’Éros, et de sa soif inextinguible ? On confond si souvent amour et désir... Certes, le sexe
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Justin Cronin
HUIT SAISONS
LES DERNIÈRES FEUILLES Novembre 1979
RO MAN
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Charras
MERCVRE DE FRANCE
Arthur dans le noir — il dérive, dérive — et la planète tournoie vers l’aube : il est éveillé dans l’aurore grise de novembre par le vacarme de l’eau qui coule et par un grand bras qui frôle le côté de sa maison. Le vent, pense-t-il, le vent ; la fin de l’automne, les dernières feuilles arrachées. Quant à l’eau qui coule, il s’en rend maintenant compte, il l’a inventée. Il est étendu dans l’ombre de la chambre qu’il partage avec sa femme, à attendre que le rêve s’effiloche — un rêve dans lequel, ensemble, ils voguent au-dessus d’une falaise avant d’entrer dans les ténèbres. Quoi encore ? Une sensation de liquide, en dessous, un lac ou un cours d’eau, la main de Miriam dans la sienne, le sentiment que tout échappe à la terre, une impression de finitude, les formes s’emboîtant les unes dans les autres avec une précision mathématique, dans le tintement de toutes les équations du paradis. Un rêve d’ultime bonheur dans lequel eux deux, Arthur et Miriam, ensemble, tout au bout, meurent. Arthur se lève, prend un pull en laine sur la chaise près du lit, glisse ses pieds dans les chauds fourreaux de ses pantoufles. Il enfile le pull par la tête, par-dessus sa veste de pyjama bou11
chonnée, il chausse ses lunettes et s’immobilise pour permettre à ses yeux, brouillés de sommeil, de s’adapter. Dans la lumière ténue et tremblante (la lune ? un lampadaire de la rue ? il ne fait plus jour depuis des heures), il distingue la silhouette de sa femme, une crête en croissant sous la couverture, elle lui tourne le dos, corps et visage, et fait face à la fenêtre entrouverte de cinq centimètres pour laisser pénétrer un filet de l’air frais de la nuit. Comment est-ce possible qu’il sache ainsi qu’il va mourir ? Et que cette nouvelle ne lui cause aucune peine ? Mais, croit-il, cette pensée n’est rien d’autre qu’un reste brinquebalant de son rêve, qui rôde encore autour de lui dans l’obscurité et le froid de la chambre prête à accueillir l’aube, Arthur, qui n’a même pas encore ôté son pyjama ; dès le petit déjeuner la pensée commencera à pâlir, et au déjeuner elle disparaîtra tout à fait, se dissolvant dans la lumière du jour comme une goutte de teinture d’iode se dilue dans l’eau. Se peut-il qu’il dorme encore ? Et Arthur comprend que c’est probablement le cas ; il dort à poings fermés, debout dans la chambre glaciale, les genoux bloqués, le menton affaissé sur l’éventail duveteux de son torse ; en réalité, il va ronfler. ... Ronfler ! Et là-dessus sa tête se redresse, attentive ; ses yeux s’ouvrent ; il est, enfin et réellement, éveillé, comme jeté sur la terre depuis une grande hauteur, totalement indemne, ici. C’est Arthur vivant, respirant. Mais avoir cinquante-six ans et rêver de la mort, et ne pas avoir peur ; cette idée a en quelque sorte survécu au voyage vers le jour déjà entamé d’Arthur, et elle se solidifie en une noix de certitude dans son cœur. Il secoue la tête devant cette incongruité, puis devant le froid de la chambre, Dieu Tout-Puissant ; même dans l’obscurité Arthur peut voir son souffle ondoyer devant lui tel 12
un nuage cristallin. Sous la masse bleue de leur literie, sa femme a bougé, resserrant la couverture sur elle, comme pour rejoindre la pensée de son époux ; une bosse se détache du creux de ses reins, traverse le matelas en direction d’Arthur et s’esquive dans le bruit de quatre pattes atterrissant sur le plancher à larges lattes. Un jaillissement de queue blonde : Nestor, le chat, dérangé dans son sommeil, entre eux, a foncé entre les draps avant de disparaître. Ça suffit, se dit Arthur ; en avant. Il ferme la fenêtre — silence, le vent est bloqué au-dehors — et il quitte la chambre, refermant la porte avec un claquement étouffé. De l’autre côté, sa femme va encore dormir plusieurs heures. En bas, la tête vide, Arthur emplit une carafe au robinet de l’évier, verse l’eau dans la cafetière, dépose la poussière odorante de grains moulus dans le filtre en papier, et met la machine en marche ; il s’assoit contre la table et attend. Dieu miséricordieux, songe-t-il, merci pour ce jour, pour cette tasse de café (qui ne va plus tarder, maintenant ; la machine, soupirant d’aise à la vie, exhale une volute de vapeur et laisse échapper un jet qui ricoche au fond du pot), et pendant que nous y sommes, mon Dieu, merci pour la beauté de cette saison, les feuilles encore sur les arbres, au bord du fleuve où je suis allé me promener hier, merci pour le ciel et pour la terre que, je suppose, selon votre volonté, vous allez recouvrir de neige pendant un certain temps, pour que nous n’oubliions pas qui commande ici. J’aime les beaux hivers, et ce serait gentil si celui-ci n’était pas trop moche. Sans vouloir vous imposer quoi que ce soit. Ainsi soit-il. Arthur ouvre les yeux ; une pâle clarté se lève au-dehors, révélant le fond de la cour boueuse et le fouillis des bois, au-delà. Il se sert un café, ajoute le sucre, l’adoucit d’un bon 13
DAVID FOENKINOS
INVERSION D E L’ I D I O T I E
Petit prologue ayant pour utilité de présenter Conrad
D E L’ I N F L U E N C E D E D E U X P O L O N A I S roman
GALLIMARD
La joie majeure de Conrad remontait au jour béni de son quatrième anniversaire, ce jour où Milan Kundera lui avait offert un cheval de bois. Il s’était alors balancé d’une manière peu organisée et certains avaient précocement vu en lui un beau retardé. On le taquina (il fut même surnommé « la masse en mouvement »), mais n’étant pas de ceux qui contrarient l’avis des autres, il ne répliqua jamais. C’était un souple. Rien ne le rendait plus heureux que le sentiment de cet étourdissement chronique, et puis ce cheval était un cadeau de son oncle illustre et chéri. Un jour, pourtant, Conrad se lassa. Il voulut quitter Prague comme son oncle, les raisons politiques en moins. C’était son premier coup de tête. Mais que faire ? Devait-il travailler, ou peut-être essayer d’obtenir l’asile politique ? Une gentille fille lui avait trouvé autrefois un air de réfugié. Ce compliment inattendu lui était allé droit au cœur et avait marqué le paroxysme de sa vie sentimentale. Il hésitait, tournait en rond et, soudain, décida de ne pas décider. Il irait à Paris, comme ça, et une fois sur place, appellerait son oncle dont il était sans nouvelles depuis l’anniversaire au cheval de bois. Dans le 11
train, un doute l’assaillit. Était-ce vraiment son oncle ? Il ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans ! À l’époque, ce n’était sûrement qu’une vague connaissance de la famille, mais devenu si célèbre par la suite, on avait préféré le transformer en oncle. Et alors ! Ce n’est pas parce qu’il était un faux oncle qu’il ne l’aiderait pas à devenir un vrai quelque chose. Un peu plus tard, quand le train se mourait dans la campagne allemande, Conrad retrouva sa lucidité ; il se mit à rire de sa stupidité, ses parents ne lui auraient jamais menti ! C’était le lot des écrivains célèbres d’oublier leurs neveux. Il se réjouissait de la surprise des retrouvailles. Conrad prit subitement conscience, en imaginant cette accolade, qu’il n’avait lu aucun livre de Milan Kundera. On ne pouvait s’adresser à un écrivain sans l’avoir lu, question de politesse élémentaire. À peine descendu du train, il acheta L’insoutenable légèreté de l’être et commença sa lecture. « L’éternel retour est une idée mystérieuse, et Nietzsche, avec cette idée, a mis bien des philosophes dans l’embarras... » Conrad hésita à repartir pour Prague. Allô. Allô, tonton. C’est Conrad, tu te souviens, le cheval de bois. Kundera soupira. C’était la quinzième fois en douze ans qu’un inconnu tchèque l’appelait tonton. Il n’était donc plus interloqué comme la première fois ; il savait parfaitement qu’on laissait croire aux simples d’esprit que leur oncle était le fameux Milan Kundera. C’était une légende ou plutôt une stratégie médicale afin d’éveiller l’imaginaire de cerveaux engourdis. Comme Kundera était un gentil, il s’était accommodé de cette légende et s’occupait d’accueillir ses faux 12
neveux. Il avait pris ses dispositions et les logeait dans un joli studio situé au dernier étage de son immeuble. Et, suprême délicatesse, il jouait même de l’émotion en les découvrant. « Cela fait si longtemps... je suis vraiment heureux... comment vont tes parents ? » Conrad versa sa larme. Personne ne s’était jamais montré aussi gentil avec lui. Il sortit la bouteille qu’il avait volée, non sans une certaine agilité, au wagon-bar du train. Kundera se mit à boire pour faire convivial mais, son foie étant fragile, il eut une crise qui le cloua au lit pendant cinq jours et quatre nuits. Heureusement, Conrad était là. Il se dépatouilla comme un chef à Paris et sympathisa presque avec la pharmacienne, la boulangère et un certain Sertos qui aimait bien traîner par là. À vrai dire, cette maladie inopportune n’arrangeait personne car le grand écrivain avait dû annuler une tournée triomphale en Suisse. Conrad, se sentant responsable, se fit la promesse de ne plus jamais trinquer à rien. Les mois passèrent, et les soirées aussi. Conrad était émerveillé ; de sa fenêtre, il voyait la tour Eiffel, et cette seule vision suffisait à son bonheur. Il croisait rarement son oncle qui avait beaucoup de travail, quoi de plus normal. Ou alors ce dernier l’évitait-il depuis cette mauvaise affaire de foie ? De toute façon, Conrad était également très occupé puisqu’il travaillait comme magasinier à la librairie Gallimard. Enfin, magasinier était un peu réducteur, il astiquait aussi. Et, seulement en cas de panne, gérait les tuyauteries. On le sous-payait gentiment puisqu’on ne pouvait le déclarer. Certains avaient aussitôt trouvé une blague adéquate qu’il ne saisissait pas : « Tu travailles au noir chez la Blanche... » Conrad riait par sociabilité. Et les gens l’adoraient.
Michel Tournier
Journal extime Édition revue par l’auteur
Gallimard
Il y a longtemps que j’ai pris l’habitude de noter non seulement les étapes et incidents de mes voyages, mais les événements petits et grands de ma vie quotidienne, le temps qu’il fait, les métamorphoses de mon jardin, les visites que je reçois, les coups durs et les coups doux du destin. On peut parler de « journal » sans doute, mais il s’agit du contraire d’un « journal intime ». J’ai forgé pour le définir le mot « extime ». Habitant la campagne depuis près d’un demi-siècle, je vis dans une société d’artisans et de petits paysans peu attentifs à leurs états d’âme. Ce « journal extime » s’apparente au « livre de raison » où les modestes hobereaux de jadis notaient les récoltes, les naissances, les mariages, les décès et les sautes de la météorologie. Je salue au passage Michel Butor qui a, je crois, fait mieux que mon « extime » en opposant l’exploration et l’imploration. La première correspond à un mouvement centrifuge de découvertes et de conquêtes. L’imploration au 11
contraire à un repliement pleurnichard sur nos « petits tas de misérables secrets », comme disait André Malraux. Tout cela ne mériterait sans doute pas d’être publié si ces pérégrinations, examens du ciel et visites données ou reçues ne s’accompagnaient pas de traces écrites, notules, gloses et autres incidentes. C’est que les choses, les animaux et les gens du dehors m’ont toujours paru plus intéressants que mon propre miroir. Le fameux « Connais-toi toi-même » de Socrate a toujours été pour moi une injonction vide de sens. C’est en ouvrant ma fenêtre ou en passant ma porte que je trouve l’inspiration. La réalité dépasse infiniment les ressources de mon imagination et ne cesse de me combler d’étonnement et d’admiration. Découvrir, inventer, créer, il y a une affinité profonde entre ces trois démarches. Inventer, c’est étymologiquement invenire : aller à, c’està-dire découvrir et créer. Rappelons qu’en termes juridiques celui qui « découvre » un trésor, s’appelle « l’inventeur » de ce trésor. Et il est bien vrai qu’avant son intervention, le trésor n’existait pas. C’est sa découverte qui l’a fait exister avec en plus un effet rétroactif. Il en va de même des pays et des paysages. Sans l’œil qui les regarde, existeraient-ils ? Que faisait donc l’Amérique avant Christophe Colomb ? Et ces terres nouvelles ne doivent-elles pas leur 12
visage à l’esprit et à l’âme du « découvreur » ? Le problème n’est ni mince ni récent, c’est celui de la connaissance. Reprenant mes « journaux extimes », j’ai donc émaillé les douze mois d’une année reconstituée de découvertes, observations et anecdotes nées sous mes pas. Comme dans les scènes populaires évoquées par les dessinateurs et les graveurs du Moyen Âge, le lecteur rencontrera plus d’une fois la silhouette encapuchonnée de Madame la Mort, compagne obligée de notre cheminement. Elle donnera, je pense, un écho plus profond aux occasions de rire qu’offre également ce petit livre.
BOURBON BUSSET de l’Académie française
L’ A B S O L U V ÉCU À DEUX
GALLIMARD
Toi, l’absente présente, Laurence, tu reposes non loin de mon frère mort en 1942. Bien sûr, je pense beaucoup plus à toi qu’à Charles. Penser à lui, ce serait penser à moi-même, ce qui ne m’intéresse pas beaucoup. Penser à toi, c’est penser à celle qui a donné un sens à ma vie. Auprès de vous deux, je pouvais assouvir ma passion pour les mirages de l’esprit. Je m’y abandonnais sans scrupule et sans craindre d’être traité de songe-creux. Maintenant que l’avenir m’est compté, il me reste ce jeu-là. En échafaudant des palais dans les nuages, je reste fidèle à celui que vous avez encouragé, lui pendant mes années de lycée, toi dès notre première rencontre et jusqu’à la fin. L’événement décisif est survenu, quand Charles m’a supplié de l’accompagner dans la maison de repos où on devait soigner sa dépression, suite de la grave opération cérébrale qu’il avait subie. J’avais été reçu au concours de Normale Supérieure quinze jours auparavant. Bien sûr, j’ai immédiatement accepté. Les médecins n’ont pas fait d’objections et j’ai passé tout 9
l’été là-bas, lui tenant compagnie et luttant pied à pied contre ses obsessions. Les autres malades s’étonnaient de la présence insolite d’un pensionnaire en parfaite santé et me faisaient leurs confidences. J’ai eu l’impression de hâter sa guérison. Quand je l’ai ramené à la maison, j’étais inondé de joie. Avec le recul des années, j’avais vingt ans, je me dis que cette expérience a été l’aventure fondamentale de ma vie. J’avais trouvé mon emploi : je protège, donc je suis. Rétabli, il a préparé une licence d’histoire. L’histoire de l’art le passionnait et il est devenu un peu plus tard un des meilleurs élèves du grand Henri Focillon. J’étais heureux de le voir heureux. Je lui prédisais une vie et une œuvre comme celles d’Émile Mâle, l’illustre spécialiste des cathédrales. Et puis, son kyste au cerveau s’est reformé et la fin est venue. Plus tard, Laurence, tu m’as encouragé à faire œuvre d’écrivain comme j’avais encouragé Charles à faire œuvre d’histoire. La présence complice que j’avais essayé de lui apporter, tu me l’as apportée. On eût dit que tu étais chargée de me rendre au centuple le peu que je lui avais donné. Le mystère de la réversibilité des mérites est obscur et riche. Il était cher à notre mère, mais elle n’en parlait guère. Elle avait perdu sa foi de jeune fille qui rêvait du couvent et en avait conçu, vis-à-vis de l’Église, un éloignement déférent qui ressemblait un peu à du dépit amoureux. Le rationalisme des Lumières l’impressionnait, mais elle était plus rousseauiste que voltairienne. À la mort de
notre frère Robert, tué au front, tout a basculé. Elle a senti que la raison ne rendait pas compte de tout. Nous le sentions aussi, mais Charles est parti trop tôt pour que nous puissions en parler à fond. Plus tard, avec toi, nous avons passé des soirées entières à discuter des questions essentielles, et d’année en année, nos positions se sont précisées et, du même coup, rapprochées. J’ai approfondi avec toi, grâce à toi, ce que nous avions ébauché quand nous avions, lui et moi, seize et quinze ans et que nous nous communiquions nos devoirs de philosophie. Avec notre mère j’avais des conversations sur mes trois cadets, comme, plus tard, j’en avais avec toi sur nos quatre enfants. Toi et notre mère vous ressembliez. Vous preniez la vie au sérieux et aviez la futilité en horreur. Vous étiez des raisonnables passionnées. Vos yeux noirs, dont la sérénité cachait mal l’anxiété, me fixaient, attendant la réponse. Je la donnais, nuancée, et, à tout prendre, rassurante. Fils aîné ou père, les deux emplois ne différaient pas beaucoup. Dans les deux cas, je me sentais responsable et je l’étais. À la tendresse inquiète, j’ajoutais une affection que j’espérais lucide. Nous analysions les caractères de chacun, prévoyions les dangers, imaginions des parades. Nous avons donné, toi et moi, le prénom de Charles à notre fils aîné. Distinguer mes frères de mes enfants et même de mes petits-enfants m’est devenu difficile, non que j’aie perdu la mémoire mais parce qu’ils m’apparaissent tous comme des compagnons de toujours. Et puis, il y a le Saussay où ils ont vécu et vivent.
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Évelyne Pieiller
L’ A L M A N A C H DES CONTRARIÉS
Janvier
LE PROVERBE DU MOIS
S’il fait beau à la Saint-Guillaume Il y aura plus de blé que de chaume. Si le blé ne vous intéresse pas Sautez donc le proverbe du mois.
LE SAINT REMARQUABLE
Gallimard
Le plus aimable du mois est sans conteste Guillaume, précisément, que l’on fête le 10. On pensera au Conquérant, ou à Apollinaire, évidemment, selon les tempéraments. Mais janvier est double, comme le sait chacun, et c’est donc en toute logique, mais oui, que nous saluerons ici William. À l’instar du capitaine William Kidd, hé ho et une bouteille de rhum, le roi rouge de la flibuste, qui est inoubliable parce qu’il a laissé un trésor introuvable. Destinée merveilleuse. Mais le parrain du mois, ce n’est pas lui. C’est son frère. Ou presque. William Bonnet. Pirate également, mais en plus compliqué. Monsieur Bonnet était négociant aux Antilles. Prospère et raisonnable, quoiqu’un peu mélancolique. Voir le mouvement du 15
port lui donne soudain l’envie de partir. Il se fait pirate. D’un coup, sans prévenir. Il quitte tout, et devient un hors-la-loi. Prospère, toujours, et déraisonnable, enfin. Mais la mélancolie revient. Il rentre au port. On lui fait grâce, il range l’anneau et le foulard, et réendosse la respectabilité. D’ailleurs il n’y a plus désormais de pirates. Ils ont tous fait allégeance au roi, qui leur a proposé la grâce s’ils quittaient la flibuste. Ou presque tous. Dans la rue on salue M. Bonnet, comme avant, tout en chuchotant par-ci par-là qu’il a eu une sorte d’attaque de l’imagination, mais c’est passé, quelle histoire, au fait, n’est-il pas un peu français ? William Bonnet a une cicatrice sur la joue. Il plaît aux demoiselles. Et un jour, il reprend la mer. Il sait qu’au bout c’est la corde. Il reprend la mer. William Bonnet, le gentleman des Antilles. Et il meurt au cours d’un assaut. Voilà un homme qui sut être bilingue. Même si, peut-être, la langue qu’il parlait vraiment, c’est celle de l’inquiétude. Un jour, un jour il s’attendait lui-même il se disait Guillaume il est temps que tu viennes
LA SCIENCE AMUSANTE
Il semblerait que les Japonais sollicitent beaucoup leur hémisphère cérébral gauche. Et que c’est ledit hémisphère qui traiterait l’ensemble des sons, à l’exception des bruits mécaniques et de la musique occidentale, réservés au droit. Chez les non-Japonais, suivez-moi attentivement s’il vous plaît, c’est l’hémi16
sphère droit qui traite l’ensemble des sons, y compris la musique japonaise. Cette très singulière particularité nipponne tiendrait aux caractéristiques de la langue : très portée sur les voyelles, mais où ces extrême-orientales voyelles, contrairement à ce qui advient dans les langues indo-européennes ou sémitiques, ne se contentent pas d’être un fluidifiant sonore — ceci est un terme scientifique — mais sont également signifiantes. Ah. Mais, et là le propos devient survoltant, quoique austère, le japonais fait appel à trois alphabets différents. Une même phrase peut donc contenir trois sortes de caractères. Or, certains sont perçus et interprétés globalement, ce qui semble le rôle de l’hémisphère droit, on y revient, tandis que d’autres font l’objet d’une combinatoire, et relèvent du gauche. Pour une complète compréhension du sujet, nous nous permettons d’insister sur le fait que nous, dotés que nous sommes d’un alphabet unique et consonant, faisons travailler essentiellement notre hémisphère... allons, un effort, notre hémisphère... droit, quand nous lisons. La conclusion ne peut échapper à personne, et elle est intensément réjouissante : c’est, d’une part, que le partage des tâches entre les deux hémisphères cérébraux serait déterminé par les caractéristiques de la langue maternelle, et d’autre part, qu’on ne s’intéressera jamais assez aux voyelles. Nous terminerons ce trop bref exposé en rappelant que c’est à M. Tadanobu Tsunoda, Japonais, que nous devons cette analyse du cerveau japonais. On attend avec impatience les résultats des travaux que mènent sur le même sujet les chercheurs finlandais.
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Robert Dessaix
L’ A M O U R D E TO U T E U N E V I E Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Pierre Bay
M E RC V R E D E F R A N C E
Un samedi matin, je devais avoir alors dix ou douze ans, à peu près à l’époque où le premier spoutnik a commencé à traverser le ciel en tous sens, je me suis rendu à la librairie de mon quartier, dans la banlieue de Sidney, et ai acheté un dictionnaire russe. Pourquoi précisément russe, plutôt qu’italien ou espagnol, je ne m’en souviens plus. Je ne pense pas que c’était à cause du spoutnik, même si nous nous précipitions dans la rue pour essayer de l’apercevoir, et bien qu’au milieu des années 50, l’Union soviétique donnât l’impression d’être en pleine trajectoire ascendante dans toutes sortes de domaines excitants. Mais je me rappelle très bien être rentré en courant à la maison avec mon petit dictionnaire, pour voir si je saurais décoder les gribouillis énigmatiques sur les splendides timbres soviétiques de ma collection. Aujourd’hui encore, je retrouve pleinement ce sentiment de triomphe qui a été le mien quand j’ai fini par décrypter les unes après les autres les drôles de lettres en forme de boîte qui signifiaient : « Jardins botaniques ». Je ne le savais pas à l’époque, mais en un clin d’œil, ce samedi-là, quand j’ai attrapé mon livre sur une étagère plus haute que moi chez le libraire, le cours de ma vie a changé. 15
« Oh, quelle merveille, quelle adorable chose que le début d’un amour », dit un des personnages de la comédie d’Aphra Behn, L’Empereur de l’amour. Et c’est vrai. Malgré mon âge encore tendre, j’étais émerveillé et le russe devenait mon nouvel amour — ce qui n’était sans doute pas très sage, du point de vue de pas mal de gens (je rappelle que cela se passait dans les années 50), et pourtant, bizarrement, personne n’a jamais essayé de me décourager. Quelques semaines après, je me suis inscrit à un cours du soir, pour approfondir ma passion toute neuve. Puis, comme cela ne me satisfaisait pas, j’ai cherché un professeur particulier et beaucoup plus tard, après avoir étudié un an à l’université de Moscou, j’ai commencé à enseigner la langue et la littérature russes à des élèves à peine plus jeunes que moi. La Russie et plus particulièrement sa langue merveilleuse sont devenues ma vie. Une ou deux fois, il m’est arrivé, au fil du temps, de regretter de ne pas être rentré chez moi, ce fameux matin, avec un dictionnaire italien ou même portugais, qui m’aurait permis de découvrir un monde plus ensoleillé, plus facilement accessible que la Russie n’allait l’être. Mais pas souvent. Certes, je suis resté irrémédiablement non russe — chez moi, tout vient d’ailleurs — mais c’est peut-être le secret de cette obsession à l’égard de ce qui est russe que je porte en moi : il s’agit plus d’une histoire d’amour que d’une amitié et si l’on veut continuer à aimer ainsi avec toujours autant de plaisir, mieux vaut être conscient de ce qui, chez soi, est fondamentalement différent. À ma grande surprise, écrire sur la Russie s’est avéré extrêmement difficile. Peut-être est-ce comme écrire sur sa femme et ses enfants : d’un côté, on a tellement de choses à dire qu’on ne sait pas trop par quoi commencer et de l’autre, on n’éprouve simplement pas le besoin de mettre en mots ce qui 16
est comme un kaléidoscope permanent et d’en faire une simple histoire. Cela fait près de quarante ans que je suis arrivé à Moscou pour la première fois, en 1966, la Russie a changé au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer — et curieusement, en même temps, très peu — tout comme moi, j’imagine, ainsi que mon amour qui se renouvelle sans cesse pour ce pays. Depuis mon premier séjour à l’université de Moscou, je suis revenu là-bas bien des fois, comme touriste, et aussi juste pour être là à nouveau, pour marcher dans les rues, sentir les odeurs, goûter la nourriture et discuter avec de vieux amis, qui, jusqu’à tout récemment, n’imaginaient pas, même en rêve, pouvoir venir me rendre visite un jour. Et pourtant, parler de « cette musique qui résonne sans cesse à mes oreilles », suivant l’expression de Gogol dans Les Âmes mortes, « qui me serre le cœur » (cela n’a rien d’emphatique, chez lui, c’est simplement très poétique et vrai à vous en briser, justement, le cœur), m’a souvent semblé pratiquement impossible. Et puis un été, à Baden-Baden, alors que je voyageais un peu partout en Europe, je suis tombé sur les traces de Tourgueniev. Il y a vécu pendant sept ans, dans les années 1860, et on raconte même que là-bas, il avait cessé d’être russe et choisi de devenir allemand, tout en étant à l’époque l’écrivain le plus célèbre de son pays. Bien que les romans et les nouvelles d’Ivan Serguéïévitch Tourgueniev n’aient jamais été ma grande passion — ses intrigues ne sont pas une série d’extravagantes merveilles, comme chez Gogol, il ne gronde pas, ne hurle pas comme Dostoïevski, il ne brosse pas de vastes panoramas comme dans Guerre et Paix — j’avais, des dizaines d’années plus tôt, lu pratiquement toute son œuvre, jusqu’au moindre mot, y compris ses listes de blanchissage, et passé une grande partie de mon deuxième séjour à l’université de 17
Jacques Serguine
L’ É T É DES JEUNES FILLES ROMAN
MERCVRE DE FRANCE
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On pleurait, on protestait en braillant dans les escaliers bien cirés du petit immeuble : donc il était cinq heures. Jour après jour ouvrable, la maman de Stéphanie ramenait celle-ci de l’école, selon une louable ponctualité, et, non moins ponctuellement, le bébé braillait. Je dis « le bébé » par tendresse. Quel âge avait Stéphanie alors ? Vers les onze ans, je suppose. Elle devait tenir du père ses cheveux épais et souples, d’une couleur intermédiaire entre le blond chaud et la châtaigne, et qui ondés, à demi bouclés, ruisselaient jusqu’aux épaules. De très beaux sourcils, de grands yeux d’un brun clair, caressants et rieurs quand elle n’était pas en train de rugir, une jolie bouche large, aux lèvres franches et généreuses, des dents qui seraient superbes. Pour le reste, un corps à la fois élancé et comme empâté, comme brouillé à travers le dessin confus qui précède souvent la puberté et l’adolescence. Puis on regarde ailleurs, on se retourne et tout d’un coup le bébé est une jeune fille outillée de seins, de cuisses longues et d’un derrière pommé, sans parler de son regard à elle, qui lui aussi a changé. Bref, une jeune fille. Danièle, la maman de Stéphanie, devait avoir entre trente et trente-cinq ans. En brun, presque noir, ce que le bébé était 9
en blond et en clair. Et non pas, elle, une sorte de lourdeur, plutôt une rondeur et une densité de toute la chair. Ainsi Danièle paraissait très charnelle, obscure par-dessus un feu qui couve pour ne jamais s’éteindre. La taille juste supérieure à la moyenne transformait cette lourdeur relative en force, en santé, en réserve de la sourde combustion dont je parlais. Danièle eût dû être de Corse, du sud de l’Italie, et il n’en était rien : je crois l’avoir entendue dire que son sang provenait d’un Limousin ou d’une Touraine. À quarante-cinq ans je vivais là seul, tout près d’un des parcs parisiens, les Buttes-Chaumont, parce que je venais de divorcer. J’avais à peine eu le temps d’entrevoir le mari de Danièle, quand eux aussi divorcèrent. Ce pouvait être une raison des pleurs, caprices et autres manifestations bruyantes du bébé. Je constatai, sans au demeurant que cela m’intéressât beaucoup, que le père fuyard revenait prendre sa fille, Stéphanie, les fins de semaine. Lorsque je croisais, dans l’escalier ou aux abords de l’immeuble, non pas l’homme, mais Danièle en compagnie du bébé hurleur, celui-ci me souriait, toujours gentiment et gaiement ; j’aime les enfants, je les comprends ou les devine assez bien, et de leur côté en général ils m’admettent tout de suite. Danièle me saluait avec plus de discrétion. Pourtant, à la côtoyer un instant, je réagissais à cette intensité mal déguisée de son corps, de son être, une animalité furieuse, plus tendue et plus concentrée d’être frustrée. C’était comme une odeur violente et comme une vibration. Elle s’habillait bel et bien de noir, de sombre, robes et manteaux atteignant la cheville, ce qui donnait mal à penser de ses jambes, et des tissus, des coupes plus propres à dissimuler formes et proportions qu’à les montrer, ce qui à la fin m’aga10
çait et me frustrait moi-même. Elle avait, en quasi noir, les beaux cheveux luxuriants du bébé, mais tranchés comme à la hache dans l’épaisseur vers le haut de la nuque. Si je tombais sur la mère et la fille entre deux étages, aux heures réglées de fin de classe, la petite n’avait pas le temps de cesser de brailler pour me sourire. Danièle, gênée, s’empourprait, tournant un instant du côté de mes yeux clairs le feu retenu de ses yeux de brillant charbon : — Nous faisons beaucoup de bruit. — Je fais beaucoup de silence, disais-je. — Stéphanie est insupportable. — Elle a grand tort, disais-je. Stéphanie, riant dans ses pleurs, doublait le pas, escaladait les marches pour fuir mon regard justicier. Un autre jour, Danièle était seule, mais le bébé avait tempêté le matin à huit heures moins dix, puis l’après-midi à cinq heures. — Je suis désolée, elle est vraiment insupportable, marmonna-t-elle tandis que je lui cédais le passage. — Et vous ? dis-je. Une seconde elle demeura interdite. — Vous estimez que c’est moi ? Que je m’y prends mal ? Ou que c’est mon caractère, non celui de Stéphanie, qui est difficile ? Ayant parlé sans raison, je m’en tins à hausser une épaule. — Très bien. Mon mari assurait que je suis une emmerdeuse, c’est votre avis ? Derechef, embarrassé, je haussai les épaules. — Comment en aurais-je un ? — Mais c’est de cela que j’ai l’air ? Pour la toute première fois je la regardai bien en face. Les 11
L’image
Rapport introductif
Journée nationale Tome VIII / Grenoble
Professeur à l’Université de Montpellier I
avec les contributions de : Christophe Caron
Agathe Lepage
Marie Cornu
Pierre Murat
Pascale Deumier
Christian Le Stanc
Daniel Gutmann
Bernard Teyssié
Christian Le Stanc
Nicolas Boileau (1636-1711) avait commis une petite pièce intitulée : Vers pour mettre au bas d’une méchante gravure qu’on a faite de moi. Voici ce qu’il comptait y mettre : « Du célèbre Boileau tu vois ici l’image, Quoi, c’est là, diras-tu, ce critique achevé ? D’où vient ce noir chagrin qu’on lit sur son visage ? C’est de se voir si mal gravé ». C’était une image ; dans le cas, une mauvaise image. Boileau, bien qu’avocat, n’intenta aucune action. Pour traiter de l’image — et du droit, thème de la présente journée —, il y a sans doute lieu de se demander ce qu’est l’image, pour observer comment le droit s’en empare.
I.
2005
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Les sens du mot sont multiples, mais liés. Le Dictionnaire de la philosophie de Lalande, entre le mot « Illusion » et le mot « Imbécile », donne de l’« image » la définition suivante : « Reproduction soit concrète, soit mentale, de ce qui a été perçu par la vue ». Le deuxième sens en est : « Répétition mentale, généralement affaiblie, d’une “sensation” (ou plus exactement d’une “perception”), précédemment éprouvée ». Un troisième sens vise une : « Représentation concrète construite par l’activité de l’esprit ; combinaisons nouvelles par leurs formes sinon par leurs éléments, qui résultent de l’imagination créatrice ».
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L’image
Rapport introductif
Et l’image ne concernerait pas que la vue, mais éventuellement d’autre sens : images de parfums (Baudelaire, Correspondances) : « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, Et d’autres corrompus, riches et triomphants ; Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens » Images de sons (Rimbaud, Les voyelles) : « À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d’ombre... » Plus simplement, les dictionnaires communs (Larousse, Robert), indiquent en sens premier : « Représentation d’une personne ou d’une chose par les arts graphiques ou plastiques, la photographie, le film etc. » ; plus extensivement, ce qui reproduit, imite ou évoque quelque chose ou quelqu’un (par similitude ou analogie avec quelque chose ou quelqu’un d’autre : métaphore, pastiche...) ; au-delà : la représentation mentale que l’on peut se faire d’une personne ou d’une chose : image du père, image de marque...
Dans un second temps, à partir des années soixante, on commence à s’intéresser à la personne. Les personnes vont avoir un droit sur leur image et sur leur vie privée. (v. déjà notamment : art. 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; art. 8.1 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance »). Les atteintes à l’image des gens commencent d’être sanctionnées sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, puis apparaît en juillet 1970, l’article 9 du Code civil et le droit à la vie privée (et droit à l’image qui y est inclus) s’érige alors en droit subjectif dont la méconnaissance ouvre nécessairement droit à réparation 1. Ainsi ce droit permet à toute personne d’empêcher la reproduction et la publication non autorisées de son image. Droit à l’image et droit au respect de la vie privée coïncident lorsque l’image est saisie dans le cadre de la vie privée ; mais le droit à l’image « s’autonomise » lorsque, par exemple, une photographie est prise sans le consentement de l’intéressé dans un lieu public à l’occasion d’une activité privée. Ainsi, par exemple, acteurs, actrices, mannequins ne pourront être photographiés ou filmés sans qu’ils aient donné leur accord à la fois au fait de les photographier ou filmer et au fait de l’exploitation, de telle ou telle façon, desdits films ou photographies. Consentement nécessaire. Point peut-être toujours suffisant. Tel mannequin pose pour un magazine : ne peut-il y avoir des droits d’amont (comme les droits de l’architecte vus il y a un instant) qui empêcheraient la reproduction et la diffusion libres du cliché ? Le couturier qui a réalisé la robe ou le costume originaux n’a-t-il pas des droits d’auteur sur sa création ? Le bijoutier qui aura réalisé un collier porté de façon visible ? Une maquilleuse ne peut-elle faire œuvre de maquillage ? Quid du chirurgien — esthétique — qui aura modifié, remodelé, visage ou corps du mannequin ? Troisième époque : les choses. Même si les choses peuvent être, bien sûr, objet de propriété matérielle, on pouvait penser que leur image, leur représentation, étaient totalement libres. Sauf, une fois encore, à ce qu’il y ait sur la chose des droits de propriété artistique ou que la chose se situe dans la sphère de la vie privée, on devait pouvoir sans contrainte en capter l’image et en faire telle exploitation qu’il semblait bon. On devait pouvoir filmer, photographier des lieux, pittoresques ou non, de vue normalement accessible au public ; en faire des cartes postales, des ouvrages, des guides touristiques... Il est singulier que ce soit à propos du premier immeuble libéré par les Alliés en juin 1944, et notoire à ce titre, le « Café Gondrée », à Bénouville, dans le Calvados, qu’on ait restreint la liberté de photographier des choses. L’attendu laconique de la
II. Le droit ne paraît essentiellement se préoccuper de l’image que dans son sens premier et les problèmes complexes qui sont aujourd’hui rencontrés semblent procéder d’une évolution en quatre temps. Dans une première époque, le droit a donné des prérogatives à celui qui saisit, crée, fixe et donne à voir l’image : dessinateur, peintre, sculpteur, ont bénéficié d’un monopole d’exploitation sous la condition que l’image proposée à la perception des tiers porte l’empreinte de la personnalité de l’artiste. Pour les photographes, la loi du 11 mars 1957 exigeait que la photographie ait un caractère artistique ou documentaire pour bénéficier de la protection ; condition abandonnée par la loi du 3 juillet 1985. La seule condition de protection est désormais, comme pour les autres œuvres, l’originalité. Mais, ce qui peut ainsi être représenté ne peut pas toujours l’être librement car, droit d’auteur encore : il faut normalement l’autorisation de l’architecte pour un monument ou de l’artiste dont l’œuvre se trouve reproduite : l’image est alors dépendante des droits sur l’objet de la reproduction. Hors de cela, sans se poser de questions particulières, on pouvait librement capter et diffuser des images des personnes ou des choses.
1. Civ. 1re, 5 novembre 1996, Prisma Presse c. C.G., D. 1997, 403.
Claire Delannoy
LA CONQUÊTE D E L’ E S T RO M A N
MERCVRE DE FRANCE
1. Et tout d’un coup elle l’a vue là, sur la banquette d’un compartiment de seconde classe éclairé d’une ampoule de vingt-cinq watts. Là, dans un train de nuit venant de Varsovie et roulant vers Wroclaw, d’une saleté repoussante et d’une tristesse inconsolable. Tout d’un coup elle a vu sa fille. Elle était arrivée en fin d’après-midi par le vol de Paris, s’était engouffrée dans le premier train en partance pour la basse Silésie. Couloir, compartiments hors d’âge, un train des années 30, vitres sales et rideaux de ce marron qu’affectionnait l’est de l’Europe en ces années d’avant la chute du Mur. Elle avait croisé trois hommes, elle s’en souviendrait, s’était plaquée contre la vitre du couloir pour les laisser passer. Si contente de trouver une place assise dans un compartiment de vieux qui avaient gentiment hoché la tête à son apparition. Et maintenant le train roulait dans la nuit, son grand sac contre son flanc, elle respirait à petits coups, même pas surprise d’avoir 9
trouvé si vite un train juste en partance pour la destination qu’elle désirait. Elle a attendu ainsi les bras croisés, rendant un sourire à la vieille femme au fichu qui la regardait, elle l’Occidentale ça se voyait, elle l’étrangère qui ne comprenait pas la langue, en parlait une que ses voisins écoutaient les yeux absents, indifférents puis fermés. On s’y fait, elle s’y faisait, rouler vers une destination improbable,entourée d’inconnus avec qui pas même partager les mots rituels des voyages, où allez-vous, le train a du retard, à quelle heure arrive-t-il, pas même les mots simples qu’on échange pour constater qu’on est là ensemble vous et moi sur ces banquettes peu confortables, marron ça va de soi, mais elle ne le voit pas car la lumière est chiche et qu’elle a d’autres sujets de préoccupation, comment leur demander justement l’heure d’arrivée, s’il y a des arrêts, des changements, finalement elle n’est pas si sûre d’avoir compris et que le train roule bien vers Wroclaw, ancienne Breslau, et comment prononcer d’ailleurs ce l mouillé qui n’apparaît pas dans son alphabet à elle. Elle en est là, le train roule très lentement dans une pluie verglacée qui gifle la vitre sale dont elle n’ose approcher le visage, et elle, elle roule des questions ordinaires sur le sens à donner aux choses, aux villes qui changent de nom et de pays, et pourtant ce sont les mêmes villes, une fois vous êtes allemande, un beau jour polonaise, vous regardiez Berlin et maintenant vous êtes reliée à Varsovie, il y a un mur et de toute manière vous 10
êtes à l’est de ce mur. Elle se décide soudain et tente de prononcer le nom,Wroclaw dit-elle à sa voisine qui lui sourit d’un sourire édenté, rattachant son fichu sous son menton,Wroclaw répète-t-elle en articulant les syllabes, en s’embrouillant dans les consonnes, ne recevant que quelques regards polis et circonspects,rien qui n’éveille un semblant de connaissance,chacun dans son silence,c’est la nuit, une nuit froide d’automne, il n’y a qu’à dormir, ses voisins dorment. Elle s’était donc assoupie ou plutôt en avait pris l’attitude, le dos un peu plus rond, les fesses un peu plus bas, les bras serrant le sac, mais les yeux ne se fermaient pas, les yeux n’arrivaient pas à se fermer, alors ils ont regardé dans le sac. Et dans le sac il n’y avait plus rien, ni portefeuille, ni carnet, ni billet, rien de ce qui lui appartenait, rien de ce qui faisait qu’elle était qui elle était. Rien. Elle avait beau fouiller, sortir mouchoirs, foulard, brosse et cigarettes. Il n’y avait rien, elle n’était plus rien.Avait suivi un moment de désarroi intense, incrédulité, vertige, refus d’admettre, panique et peur, envie de rire, de crier, de communiquer, puis devant les visages assoupis et hébétés de ses compagnons de nuit, une séance de mime, de gesticulations et de considérations répétées, exclamatives consternées puis interrogatives désespérées, à quoi avait succédé un silence embarrassé, tous à la contempler, elle et son sac, son sac et elle, de lui à elle, rien que le vide.
Boris Schreiber
La douceur du sang
Gallimard
Tu as encore avancé, salope. Tu espérais me surprendre, grâce à ta manière imperceptible de tourner. Tu te réjouissais à la perspective de m’entendre pousser un cri de panique, du genre : « Déjà ici ? Déjà si bas dans le cercle ? » Ma vie ne t’avait qu’effleurée de son regard jusqu’au jour où je me suis rendu compte que ton regard n’avait jamais quitté ma vie. Pourquoi me plaindre ? Tant d’êtres, qui font partie du genre humain, se plaignent de se sentir abandonnés, de voir que nul ne les regarde. Ils se trompent. Car toi, tu ne les lâches pas des yeux, n’est-ce pas ? Tu enrobes tout le monde avec amour. Et tout le monde s’en fout. Ou presque. Pas moi. Cesse d’avancer. Je te guette. Ce bout de ride, là, qui s’amorce, entre la partie inférieure du nez et la partie supérieure de la lèvre, sous la narine gauche, il ne te suffit pas ? Alors, cesse de tourner. Autrefois, j’apercevais à peine la lente creu11
sée de la peau ici, l’imperceptible résistance pour un mouvement là. Puis mon coup d’œil distrait à ton aiguille. Je ne reliais pas ces deux phénomènes : poussée de ton aiguille, poussée d’un plissement. Mais ce jour où l’imperceptible a été perçu... Me penchant, avec confiance, vers la glace de la salle de bains, mon recul effaré : ce gonflement sous l’œil droit a surgi d’un coup, sans prévenir. Je l’aurais remarqué puisque chaque jour je me regarde avec attention dans le miroir de ma salle de bains. Rien. Aucune alerte. Aucun signe. Hier encore, j’étais intact. Un surgissement comme a dû l’être celui des plissements alpins au tertiaire. Un plissement jeune chargé de me rendre vieux. Et j’ai compris que tu étais à l’œuvre. Cesse de tourner, saleté ! J’ai encore surpris ton clin de mouvement. Sous mon œil ! Oser s’y attaquer ! Depuis, l’autre œil, tu l’as touché aussi. Ils sont à égalité, aujourd’hui. Ce n’est plus le plissement alpin sous l’un et la pénéplaine sédimentaire sous l’autre, c’est l’Himalaya sous les deux. Alors, je me scrute dans la glace. Tu n’es qu’une salope. Même loin de moi, posée avec tes consœurs sur mon bureau, ton aiguille m’incise comme si elle logeait sous ma peau. Alors, la salle de bains. Elle est sombre, à faïences bleues, avec glaces de deux côtés sur quatre. De longs moments, j’y contemple tes
ravages. Tu n’es qu’une petite chose qu’on oblige à tourner, peut-être ? Un on terrifiant. Il fait gris, moche. Je l’ai vu, avant de m’enfermer dans ma salle de bains. Mais je m’en fous. Le monde extérieur, quand je suis là, face aux années qui me dépècent, je m’en fous. D’autres savent les chanter, ces années qui dépècent. Pas moi. Mes yeux les scrutent et les ressassent. De quel droit me transforme-t-on peu à peu de sculpture en sépulture ? Tout à l’heure, avant que je m’enferme, une manif défilait en bas, sur le boulevard. Des slogans hurlés, des chants hideusement discordants. Ils ont autre chose à faire, ces gens-là, que de s’enfermer dans la salle de bains, ils s’en moquent des rides. Mais moi j’ai l’impression que les rides se moquent de moi. Des tranchées qui ne demandent qu’à s’ouvrir aux microbes, aux virus, à tous les sales trucs qui veulent entrer. Alors, ils n’ont qu’à gueuler, là-bas, en bas, pour leurs revendications ! M’en moque. M’en fous. Car cette face, en face de moi, que maman contemplait avec extase, il faudrait que je la laisse tomber en ruine ? J’aurai beau faire et faire, la ruine viendra. Comme pour démentir, avec violence, maman qui me contemplait jadis avec extase. Cet amour pour elle, cet amour pour moi. Saleté d’aiguille, tu as dû tourner encore sur mon bureau ! À nouveau, j’ai envie de t’insulter.
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CHRISTIAN GARCIN
L A J U B I L AT I O N DES HASARDS roman
GALLIMARD
Le souvenir des morts, ai-je dit à Mariana à la fin de cette histoire, le souvenir des morts tend à nous laisser croire que le passé survit. Les rêves dans lesquels les morts se présentent à nous les transforment en disparus réapparus, vagabonds de retour après une absence inexpliquée. Nous écoutons ces rêves-là car ils possèdent une force étrange, la force d’une conviction ancrée au plus profond, dont nul discours n’épuise jamais l’intensité. C’est la version moderne du mythe chrétien de la résurrection. Mais la vie des morts, ai-je dit à Mariana, la vie des morts, je ne sais pas ce que c’est. Mariana m’écoutait sans rien dire. Elle pensait à cette histoire que je venais de lui raconter.
La vie des morts, ai-je dit à Mariana, je ne sais pas ce que c’est. Même maintenant que tout a été accompli, y compris le plus extravagant, y compris le plus ridicule, je ne peux imaginer ce que c’est, si cela est. Et je ne crois pas que cela soit. Aujourd’hui tout est achevé, cela n’a duré qu’une semaine, j’ai cette semaine posée là devant moi et je ne sais qu’en faire, il 13
m’est impossible de l’intégrer au grand cours des jours et des nuits qui constitue ma vie. Mariana m’écoutait sans rien dire, à présent sans me regarder, les yeux perdus au-delà des fenêtres, des arbres et des nuages, au-delà de la voûte du ciel immense, perdus dans un ailleurs que j’ignorais.
Les morts sont nos enfants, ai-je dit à Mariana, les morts sont nos enfants de la nuit, mais ils ne partagent pas nos jours. Ils vivent dans un temps immuable et mêlé, un temps répétitif, aussi réel lorsque nous le rêvons que le temps linéaire qui nous abrite, nous et nos pensées de veille, mais dont chacun sait au fond qu’il n’est qu’une illusion d’autant plus difficile à penser que notre pensée en fait partie. Mariana approuvait du menton.
Dans ces instants que nous tissons avec eux, ai-je dit à Mariana, dans ce lent tricotage du sommeil aux allures de veille, nous croyons savoir que la vraie vie résiderait moins dans la répétition mécanique de nos gestes quotidiens que dans cet étrange là-bas, dans l’absence de frontière entre la vie et la mort, dans cette zone indécise où leurs mains nous font signe — les mains des morts, ai-je dit à Mariana, les mains puissantes et discrètes des morts —, où leurs visages nous parlent, amicaux et distants, toujours sereins, parfois souriants, sans que jamais nous les touchions, tout au plus arrivet-il que nous les effleurions, mais à peine, et le souffle léger qu’ils déposent autour de nous vibre encore longtemps après que nous les avons abandonnés pour récupérer le temps 14
linéaire et strict de la veille. Ce commerce noué avec les morts nous indique assez que nos plaisirs terrestres ne sont qu’écume, jeux de masques et tournoiements des poussières, ai-je dit à Mariana. Elle souriait. Avec cela je suis d’accord. Mais la vie des morts, ai-je poursuivi, je ne sais pas ce que c’est.
Mariana me fixait. Alors, ce que tu viens de me raconter ? Je t’ai dit, je ne sais qu’en faire. C’est comme une irruption du rêve dans la veille, une espèce de distorsion du temps, un défaut d’étanchéité entre deux mondes incompatibles. Ou bien ce n’est qu’une supercherie, un vaste faux-semblant. Je n’en sais rien. Ce qui en résulte en tout cas, c’est qu’à présent je vais devoir écrire. Parce qu’à présent, il va me falloir démêler tout cela.
AVRAHAM B. YEHOSHUA
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LA MARIÉE LIBÉRÉE Roman Traduction de l’hébreu par Francine Levy, révisée par Clarisse Cohen
Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre
CALMANN-LÉVY
S’il avait pu prévoir que ce soir, sur cette colline, au cours de cette noce villageoise et dans l’air que parfume le vieux figuier penché sur leur table comme un invité supplémentaire, la déception et le sentiment d’échec l’étreindraient une fois de plus, il se serait sans doute élégamment tiré d’affaire. Avec une affabilité non dénuée d’autorité, il aurait refusé l’invitation de Samaher, une étudiante de deuxième cycle ambitieuse et tracassière, qui ne s’était pas contentée de les inviter par écrit et de vive voix, mais s’était aussi occupée du transport, insistant auprès du nouveau chef de département pour que tous les professeurs lui fassent l’honneur d’assister à son mariage. Ce geste témoignerait de leur bonne volonté à l’égard des étudiants arabes qui seuls, avait-elle ajouté non sans culot, conféraient au département sa véritable dignité au sein de la faculté. Sachant combien les mariages le déprimaient ces dernières années, son épouse, Haguit, l’avait pourtant averti : « Tu cherches à te faire du mal ? – Ce ne sont que des Arabes, avait-il doucement répondu avec la candeur de celui qui a voué sa vie à les étudier, à déterminer ce qui les distingue et constitue leur originalité propre. – Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Qu’ils ne sont pas tout à fait des êtres humains ? – Non, non, au contraire », se défendit-il, en omettant d’expliquer comment les Arabes se transformaient en beaucoup plus que des êtres humains, sans qu’il les envie pour autant. Cela n’a pas empêché le serpent de la jalousie, qui refuse de le lâcher depuis plusieurs années, de ramper sur ses talons jusqu’au fond de la Galilée. Là, dans le petit village d’El Mansoura, près de la frontière nord, il a déployé ses anneaux dans le fumet du mouton à la broche et dansé au son de la lancinante mélopée orientale, entrecoupée çà et là de sons durs et sauvages semblables à la musique des mariages juifs. Le venin de sa morsure s’est fait cruellement ressentir quand – dans sa robe de mariée – est apparue l’étudiante : au lieu de présenter 11
à son professeur le travail de séminaire qu’elle lui doit depuis plus d’un an, elle lui présente son jeune époux. De nombreuses mains agiles ont laborieusement œuvré pour embellir Samaher. Elles y sont même partiellement parvenues, et il a du mal à reconnaître celle qui a assisté à presque tous ses cours durant les cinq dernières années. Elle a ôté ses lunettes ; ses yeux ont été maquillés avec du khôl, probablement passé en contrebande du Liban juste pour elle et dont les nuances sont tout à fait particulières. Ses talons hauts et fins, ainsi que la chevelure ramassée en chignon au sommet de la tête, la grandissent. Elle sourit en promenant alentour un regard serein fort différent de celui, toujours soucieux, de la militante du Comité des étudiants arabes, constamment préoccupée par quelque manœuvre astucieuse et assombrie par un éternel sentiment d’humiliante discrimination. Les petits boutons d’acné sur les joues et le cou ont disparu sous le maquillage criard et la longue robe confère un peu d’harmonie à la silhouette de la jeune femme, qui n’a jamais brillé dans l’art d’accorder les couleurs de ses vêtements. Elle brûle de fierté d’avoir réussi à le faire venir, lui, le plus important et le plus haut placé de tous ses professeurs, dont la présence honore non seulement la mariée, mais aussi la nature arabe dans son essence. La fine main qu’elle tend à l’épouse de son maître en frémit d’émotion. « Voilà donc le professeur qui t’a fait tant de misères ? » lance le marié dans un grand rire, en lui serrant énergiquement la main, comme pour souligner la légèreté de sa future épouse, et adresser en même temps une mise en garde voilée : il y a dorénavant quelqu’un pour prendre sa défense. Le professeur reconnaît le jeune homme entrevu plus d’une fois, l’hiver dernier, dans le couloir près de la salle des séminaires ; il ressemblait plus alors à un appariteur attendant la fin du cours pour nettoyer la classe qu’à un amoureux venu chercher sa bienaimée. Se sentant coupable d’une erreur dont lui seul pourtant a conscience, il se redresse en l’honneur du marié et le félicite avec effusion, tandis que le taraude à nouveau l’humiliation subie par son propre fils, le mari rejeté. L’amertume et la jalousie l’envahissent, si poignantes ; éperdu, il cherche à capter l’attention de sa femme. Mais celle-ci rit gentiment. Si elle pouvait éprouver de la jalousie, elle ressentirait la même peine que lui. Lorsque enfin il parvient à saisir son regard, il constate que, loin de partager sa douleur, elle répond à sa supplique muette par un sourire destiné à le calmer et à lui rappeler qu’il ne doit surtout pas afficher une mine sombre devant les Arabes, qui
redoublent d’efforts pour que les Juifs prennent plaisir à la fête. Celle-ci se déroule avec lenteur en un crépuscule d’été hésitant, animée par la présence volubile des jeunes Arabes. Ce sont tous des étudiants, de son département ou d’un autre à l’université de Haïfa, de l’Institut technique ou d’ailleurs, qui se sont rassemblés dans leur minuscule Autonomie dont les frontières se dessinent subrepticement entre les collines rosissantes de la Galilée. Afin de bien marquer leur générosité, voire leur liberté face aux invités juifs – qui ne devront pas se plaindre d’avoir fait le voyage pour rien –, l’énergique mariée interpelle un jeune cadi barbu en robe grise. Elle lui demande de répéter, en l’abrégeant un peu, la cérémonie du mariage, car, à la surprise des Juifs, elle a déjà eu lieu plusieurs jours auparavant dans le cercle de famille. Voilà une bonne raison de faire enfin cesser les sons plaintifs de la musique. À présent, la colline des mariages se recueille dans un silence si profond que l’écho rougeoyant d’un obus tiré de l’autre côté de la frontière se mêle à la mélodie religieuse qui accompagne la reconstitution.
Les petits lampions clignotent entre les feuilles de vigne et les tables se couvrent de dizaines de plats emplis de salades multicolores, en attendant que paraisse, sur de larges plateaux de cuivre, le mouton fumant. À mesure que la soirée avance, la musique agresse ses oreilles et il commence à regretter – non d’avoir répondu à l’invitation – mais d’avoir abandonné sa liberté de mouvement à autrui et accepté de se joindre au transport organisé. Plus de deux heures sont passées, et pas un des membres du département ne semble vouloir rentrer chez lui. En particulier l’organisateur, Ephraïm Akri, le nouveau chef de département, un orientaliste au teint foncé. Sa tête est couverte d’une calotte minuscule, ce qui, par crainte du péché, l’oblige à se méfier de ce qu’il picore sur le buffet. Cela n’entame en rien son allant et sa gaieté, au point qu’il exige soudain de ses hôtes arabes, mais également de ses collègues juifs, de ne s’adresser à lui qu’en arabe ; sans doute cherche-t-il à honorer les maîtres de maison, ou à faire admirer à tous sa merveilleuse maîtrise de la langue. Akri n’est d’ailleurs pas le seul à montrer
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Pierre de Senarclens
Chapitre 1
Professeur à l’Université de Lausanne
Aux origines de l’État-nation
La mondialisation
1. LA PROBLÉMATIQUE DE LA SOUVERAINETÉ
Théories, enjeux et débats
ARMAND COLIN.
La photocopie non autorisée est un délit.
3 e édition
La mondialisation
1. T. Fleiner-Gerster, Théorie générale de l’État, PUF, 1986, p. 165 s. 2. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, 1994, p. 17.
1. Finer S. E., The History of Governement. Vol III : Empires, Monarchies and the Modern State, Oxford University Press, 1999, p. 1261 s.
Aux origines de l’État-nation
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nationale, entre un milieu relativement intégré et hiérarchisé, d’une part, et un domaine hétérogène et anarchique, d’autre part. Il est constitutif des espaces politiques. Il marque les identités collectives. Il est source de conflits internationaux, puisque les États peuvent s’affronter en affirmant des conceptions antagonistes de leur souveraineté. Ainsi, en 1982, l’Angleterre et l’Argentine partaient en guerre pour le contrôle des îles Falkland (Malouines) ; en 1991, c’est l’Irak qui envahissait le Koweït, en déniant à cet État toute souveraineté ; les Israéliens et les Palestiniens se disputent la même terre depuis l’instauration du mandat britannique en 1920 ; le Cachemire reste une cause périodique de crises diplomatiques et de violences belliqueuses entre l’Inde et le Pakistan. On pourrait multiplier les exemples. 1.1. Les premières doctrines de la souveraineté
La photocopie non autorisée est un délit.
ciplinaires, chacun avec leurs concepts et leurs méthodes d’analyse propres. On est aujourd’hui moins à l’aise avec cette distinction et l’on accorde toujours plus de poids à l’influence de la politique internationale et au rôle des forces transnationales – de nature politique, économique, sociale et culturelle — dans la dynamique interne des États. On admet que la politique étatique ne peut pas être analysée en dehors de son contexte international. Réciproquement, la politique étrangère et la stratégie des États sont de plus en plus tributaires de contraintes politiques intérieures, surtout si ceux-ci comprennent des minorités ou des groupes ethniques revendiquant une autonomie ou affirmant des tendances sécessionnistes. En réalité, l’imbrication des sphères politiques nationale et internationale a toujours été forte, mais elle n’a cessé de se renforcer au XXe siècle : les États ne sont pas en mesure d’atteindre leurs objectifs, dans quel que domaine que ce soit, sans instaurer et soutenir des institutions vouées à la coopération intergouvernementale. La société internationale est toutefois composée d’États reconnus comme souverains dans leur propre sphère territoriale, ce qui signifie qu’il n’existe pas d’instance supranationale pouvant déterminer leur système juridique interne ou interférer dans l’orientation de leur régime. Ce principe est inscrit dans la charte de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui affirme, à son article 2, l’égalité souveraine des États. Leur personnalité juridique, leur intégrité territoriale et leur indépendance politique doivent être respectées par les membres de la Communauté internationale. Aucun principe n’a été si constamment réaffirmé dans les résolutions et les conventions passées sous l’égide des Nations unies que celui de la souveraineté étatique. La charte interdit les interventions dans les affaires intérieures des États, sauf lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité collective, conformément aux dispositions de son chapitre VII. Le principe de la souveraineté étatique est intrinsèque à l’ordre politique contemporain. Il exprime la nature de l’État. En d’autres termes, il n’y a pas d’État sans souveraineté 1 Comme l’explique Olivier Beaud : « la souveraineté interne, qui signifie la domination à l’intérieur du territoire, présuppose la souveraineté internationale qui exclut le pouvoir de domination d’un État tiers, de même que la souveraineté internationale implique la souveraineté interne pour pouvoir être effective » 2. Les doctrines légitimant cette conception du politique expliquent la nécessité d’un pouvoir de décision suprême pour assurer le maintien de la paix civile ; elles affirment l’exigence d’une autorité ordonnant les hiérarchies de commandement politique, arbitrant les conflits entre les individus, structurant les rapports sociaux dans un espace territorial déterminé. Les dirigeants des États peuvent légitimement revendiquer cette autorité et ce pouvoir. La politique internationale est, en conséquence, structurée par la coexistence pacifique ou conflictuelle d’États indépendants. L’importance croissante acquise, au cours des dernières décennies, par d’autres acteurs — entreprises transnationales, institutions intergouvernementales, organisations non gouvernementales (ONG) — les interactions toujours plus denses entre les sociétés nationales, les processus d’intégration régionale et le développement de mouvements de contestation ethnonationalistes, n’affectent pas, du point de vue juridique, cette centralité de l’État dans la politique internationale. En d’autres termes, le principe de la souveraineté éclaire la distinction entre la sphère intérieure de l’État et celle de la politique inter-
ARMAND COLIN.
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Depuis la Renaissance, la philosophie, le droit et les sciences sociales, ont conféré à l’État une place centrale dans l’étude de la politique, et partant, dans l’analyse des relations internationales. L’État, traditionnellement défini par l’existence d’un territoire, d’une population et d’un pouvoir institué disposant d’une capacité de commandement effective, est un type d’organisation et de domination politique spécifique, dont on retrouve les fondements aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, notamment en Chine, en Égypte et en Grèce. Toutefois, le modèle qui s’impose au cours de l’époque contemporaine trouve ses origines en Europe occidentale vers la fin du Moyen Âge avec le déclin des institutions impériales et de la Papauté. La Renaissance et la Réforme, la désintégration de l’unité chrétienne qu’elle entraîne, accélèrent cette évolution, favorisant la sécularisation des affaires politiques, l’abandon des conceptions médiévales du droit naturel. Ces transformations sont liées au développement de l’imprimerie, des sciences, des échanges commerciaux et des banques, donc à l’affirmation progressive des modes de production capitaliste. Elles vont de pair avec l’apparition de la bourgeoisie marchande et d’un nouvel espace public, servi par des clercs laïques qui constituent l’embryon de nos bureaucraties modernes ; elles sont déterminées aussi par des progrès importants dans le domaine des armements et des moyens de coercition politique 1. L’État moderne, selon la formule connue de Max Weber, dispose du monopole de la contrainte physique légitime dans son domaine territorial. Il l’assume suivant des principes politiques, des normes et des procédures qu’aucune autorité n’est en droit de lui contester. Son autorité est garante de la liberté et de l’égalité juridique des citoyens. Dans cette perspective, l’État est une figure centrale de la politique, l’instance vers laquelle converge la loyauté des citoyens, l’expression institutionnelle de la solidarité nationale. Il est responsable de l’ordre politique, défend la paix civile et supervise les modes de régulation économique ; il gère également l’essentiel des relations politiques avec les sociétés étrangères. La science politique faisait jadis une distinction entre la sphère de la politique interne de l’État, objet central de ses recherches, et celle des relations internationales. Ainsi, les frontières nationales se reflétaient dans la séparation entre deux champs dis-
L’idée de souveraineté est intimement liée à la conception moderne de la politique et de la liberté. Elle est en effet indissociable d’un mouvement philosophique qui place l’homme au cœur de l’histoire 1. Elle s’impose au XVIe siècle, dans une période troublée, marquée par les guerres de religion. Jean Bodin (1530-1596) utilise cette notion pour définir le pouvoir exercé par le Prince sur ses sujets dans l’ensemble de son royaume. La souveraineté est sans limites, hormis les lois de Dieu et de la nature. Elle signifie la « puissance absolue et perpétuelle d’une République ». Elle constitue la « plus grande puissance de commandement » 2. Tous les citoyens de la République doivent être soumis à un même pouvoir souverain qui est libre de faire les lois, de les interpréter et de les exécuter. Le Prince est le garant de l’ordre politique. Il a le droit de nommer les magistrats et arbitre les conflits qui divisent la société. Il n’est même pas tenu par les obligations qu’il s’impose. Comme l’écrit Raymond Polin : « En faisant du caractère absolu de la souveraineté un élément fonctionnel du pouvoir de gouverner, Bodin implique que l’existence de la souveraineté absolue est essentielle au gouvernement de toute République, quel que soit son régime, monarchique, aristocratique ou démocratique » 3. La souveraineté du Prince s’exerce également à l’égard des autres États. Cette doctrine, qui justifie et résume une quête de l’ordre intérieur et de la sécurité politique dans les rapports entre États, est aussi contemporaine d’une défense de la raison d’État qui s’affirme dans l’œuvre de Machiavel et qui s’impose en France avec Richelieu 4. Elle est non moins centrale dans la réflexion de Thomas Hobbes (15881679), dont la théorie de la souveraineté est également marquée par les dissensions internes et les guerres de religions. Son ouvrage majeur de théorie politique, Léviathan, qu’il rédige alors qu’il s’est réfugié en France pour échapper aux désordres régnant en Angleterre, porte sur la nature du lien social et les conditions de son maintien. Il affirme qu’une société qui n’est pas ordonnée par un pouvoir souverain sombre dans l’anarchie, situation où l’homme devient un « loup pour l’homme ». Le Monarque, auquel les individus abandonnent l’ensemble de leurs droits, doit assurer les conditions de la paix civile, tout en protégeant la communauté des guerres étrangères.
1. Voir à ce sujet le beau livre de Gérard Mairet, Le principe de souveraineté. Histoires et fondements du pouvoir moderne, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p. 185 s. 2. J. Bodin, Les six Livres de la République, livre 1, chap. VIII, p. 122, cité par R. Polin, Hobbes, Dieu et les hommes, PUF, 1981, p. 99. 3. R. Polin, Hobbes, PUF, 1981, p. 100. 4. Simone Goyard-Fabre, L’État figure moderne de la politique, Paris, A. Colin (Cursus), 1999.
Philippe Delerm
La sieste assassinée
Gallimard
Il va pleuvoir sur Roland-Garros
« Météo-France nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ. » Sur le court, les couleurs ont changé d’un seul coup. La terre orangée a pris une matité rougeâtre, presque brune. Derrière les juges de ligne, les bâches vert pâle BNP imposent soudain une atmosphère de piscine couverte, de gymnase ennuyeux. Il ne pleut pas vraiment encore, mais une espèce de bruine doit flotter dans l’air, car les contours s’amollissent. Vient cette seconde redoutée où le serveur regarde vers le ciel, puis vers l’arbitre. Imperturbable sur sa chaise, ce dernier annonce paisiblement 15-30. Il doit montrer qu’il ne va pas se laisser faire : un des deux joueurs a toujours intérêt à ce que le match soit interrompu. Le jeu se poursuit, mais on ne prête plus trop attention au score. La pluie va venir. Il y a ainsi des choses que l’on redoute en sachant bien 9
qu’elles viendront quand même. Quand l’averse s’abat, indiscutable et franche, on se résigne sans soupir. En quelques secondes, l’arbitre est au bas de sa chaise, les raquettes de rechange et les serviettes ont disparu au plus profond des sacs, les ramasseurs déploient la grande bâche molle et sombre. Alors on n’a plus rien à faire. Devant l’écran de télé, on a presque l’odeur des tilleuls rimbaldiens dans les allées de juin. Comme les vrais spectateurs, on flâne dans sa tête, en attendant. Il y a ce calme, ce rien, ce Paris suspendu de la porte d’Auteuil. Toutes les technologies, toutes les frénésies publicitaires et sportives focalisées sur le tournoi prennent un petit coup de lenteur mélancolique. La semaine prochaine, il fera beau pour la finale, on le sait bien, la terre sera rouge arène et les téléobjectifs déploieront leur museau monstrueux. Mais maintenant il y a un peu d’ennui, l’envie d’une tasse de thé, d’un pull à enfiler même s’il fait très doux. Il pleut sur Roland-Garros.
Rencontre à l’étranger
On ne sait rien d’eux. On ne connaît même pas leur nom. D’habitude, on se contente de les saluer d’un mouvement de tête, chez la boulangère ou dans le bureau de tabac. Dix ans quand même qu’on les croise ainsi, sans la moindre curiosité. Ce n’est même pas de l’indifférence. Plutôt une sorte de contiguïté familière, pas désagréable, mais qui ne mène nulle part. Et puis voilà qu’ils sont là, en plein cœur de Hyde Park, quelle idée ! Après la cohue des magasins de Regent Street, on s’était amusé de cette liberté anglaise qui permet à chacun de s’emparer d’une chaise longue et de s’affaler, les pieds sur le gazon, avec un soupir de satisfaction — et le sentiment d’être presque devenu un autochtone. Mais à quelques yards, juste en face de vous, pareillement alanguis dans la toile vert sombre... Il faut en convenir, cette 11
Philip Roth I
La tache Traduit de l’américain par Josée Kamoun
Gallimard
De notoriété publique
À l’été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu’on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l’Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l’écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne. La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C’était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l’architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angle11
terre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s’appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l’un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où elle aidait à la traite des vaches pour payer son loyer. Elle avait quitté l’école en cinquième. L’été où Coleman me mit dans la confidence fut celui où, hasard opportun, on éventa le secret de Bill Clinton jusque dans ses moindres détails mortifiants, plus vrais que nature, l’effet-vérité et la mortification dus l’un comme l’autre à l’âpre précision des faits. Une saison pareille, on n’en avait pas eu depuis la découverte fortuite des photos de Miss Amérique dans un vieux numéro de Penthouse : ces clichés du plus bel effet, qui la montraient nue à quatre pattes et sur le dos, avaient contraint la jeune femme honteuse et confuse à abdiquer pour devenir par la suite une pop star au succès colossal. En NouvelleAngleterre, l’été 1998 s’est distingué par une tiédeur, un ensoleillement délicieux, et au base-ball par un combat de titans entre un dieu du home-run blanc et un dieu du home-run café-au-lait. Mais en Amérique en général, ce fut l’été du marathon de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l’indignation 12
hypocrite. Au Congrès, dans la presse, à la radio et à la télé, les enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif d’accuser, de censurer et de punir, tous possédés par cette frénésie calculée que Hawthorne (dans les années 1860, j’aurais été pour ainsi dire son voisin) avait déjà stigmatisée à l’aube de notre pays comme le « génie de la persécution » ; tous mouraient d’envie d’accomplir les rites de purification astringents qui permettraient d’exciser l’érection de la branche exécutive — après quoi le sénateur Lieberman pourrait enfin regarder la télévision en toute quiétude et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si vous n’avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c’est que l’indignation vertueuse. L’éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d’Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu’il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n’était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l’avoir épousée. La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l’incontinence, ne s’assortissait pas, telle la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d’une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques. En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l’obli13
Chantal Pelletier
La visite
Gallimard
Jʼétais dans ma Peugeot, arrêtée à un feu rouge. Un objet a cogné ma vitre, jʼai tourné la tête, jʼai vu la gueule dʼun pistolet ou dʼun revolver, je nʼai jamais su la différence. Derrière, le visage dʼun homme. La trentaine. Un gros nez. Des cheveux fourrés dans un bonnet de laine. Des mains immenses. Jʼespérais que cʼétait une blague, un jeu pour la télévision. — Magne, bordel ! La grosse main a ouvert la portière, mʼa attrapée et extirpée de la Peugeot. Groggy, les bras ballants, jʼai vu lʼhomme se jeter sur mon siège et démarrer au rouge. Ma voiture sʼéloignait. Je ne quittais pas des yeux les deux points incandescents qui filaient vers le Père-Lachaise. Tant que je ne perdais pas leur trace, je croyais quʼil me restait une chance. Le feu passé au vert, les voitures mʼévitaient, leurs conducteurs râlaient, ils me prenaient sans doute pour une droguée qui cherchait à se suicider en emmerdant le monde. 13
Je grelottais. Je suis frileuse, jʼaurais dû vivre sous les tropiques et rouler à vélo. Mais je me contente souvent de ce qui me convient le moins. À ce moment-là, jʼavais encore un espoir. Si ce type avait braqué ma voiture, cʼest quʼil était poursuivi, et sʼil était poursuivi, cʼétait par la police ! Des uniformes allaient arriver et me prendre sous leur protection, faire quelque chose en ma faveur, je ne savais quoi exactement. Rien. Malgré mes efforts et ma bonne vue, les deux points rouges ont disparu. Fini. Jʼai cherché quelquʼun. Personne. Jʼai juste failli me faire écraser. Je me suis réfugiée sur le trottoir, je ne voulais pas mourir pour une voiture qui, déjà, avait tué Gasp. Oui, la Peugeot avait tué mon compagnon. Ce sont des choses qui arrivent. Les gens sont fous avec leur voiture. Cʼest ce que je me disais, en claquant des dents sur le trottoir, pas seulement de froid et dʼénervement : de désespoir. La voiture, ça me faisait bizarre, bien sûr, mais surtout jʼétais bouleversée par la perte de mon sac, mes papiers, mon téléphone portable, ma carte bleue, mon filofax. Jʼétais dans le pétrin. Et morte de froid. Mais vivante. Cʼétait le plus important. Cʼest là que jʼai hurlé, pour que quelquʼun sʼoccupe de moi. Personne ne sʼoccupe de moi, cʼest comme ça depuis que je suis toute petite. Jʼai toujours été assez grande. Cʼest ce que pensent imman14
quablement ceux qui mʼentourent. Jʼespère vivre suffisamment vieille pour que cette situation change, mais je nʼy crois pas. Pourtant, à ce moment-là, jʼai fait preuve dʼoptimisme : jʼai crié. Lʼobscurité et les trottoirs se sont moqués totalement de mes glapissements, rien ne sʼest passé. Puis quelques personnes sont sorties du noir, dont un Noir justement, qui sʼest approché de moi avec un sourire rose et blanc. — On mʼa volé ma bagnole ! jʼai dit entre deux claquements de dents. Il nʼavait pas lʼair surpris, il mʼa désigné une rue qui grimpait vers Ménilmontant : — Là-bas, y a un commissariat. Jʼai perçu une sorte de clignotement et cette lumière mʼa donné du courage. Jʼai couru aussi vite que jʼai pu, certaine que, si je me dépêchais, les forces de lʼordre se lanceraient à la poursuite de ma voiture. Je ne tournais pas rond !
MAYRA MONTERO
L E C A P I TA I N E DES ENDORMIS roman Traduit de l’espagnol (Cuba) par Françoise Rosset avec la collaboration de Josabeth Drucker
GALLIMARD
Je suis dans le dernier endroit au monde où j’aimerais être. En train d’attendre la dernière personne que j’aurais pensé revoir de ma vie. Il est presque six heures. Je bois à petites gorgées de la bière au bar du Pink Fancy, un hôtel de Saint Croix où je suis arrivé il y a quelques minutes, traînant une petite valise de week-end. J’ai été accueilli à mon arrivée par une femme qui n’arrêtait pas de rire. Elle était jeune, un peu boulotte, et elle n’arrivait manifestement pas à oublier la blague que venait de lui raconter un autre employé, un homme qui classait des papiers en riant lui aussi. Je m’enquis de ma réservation et elle me répondit d’une petite voix aiguë, en excellent anglais, chose rare dans cette île. Puis elle me remit un prospectus avec un plan de la ville — elle ne me laissa pas le temps de lui expliquer que je pouvais marcher dans Christiansted les yeux fermés —, elle traça un petit cercle autour d’un restaurant et me recommanda d’y aller dîner. J’acquiesçai d’un sourire qui, je le crains, dut lui paraître moqueur. Alors elle se renfrogna, prit l’attitude d’un majordome blessé et me lança sèchement que ma chambre se trouvait au deuxième étage. Avant de monter, je lui demandai quel était le numéro de la chambre 13
de Mister Bunker, John Timothy Bunker, j’épelai chaque syllabe et je crus entendre la voix de mon père qui prononçait « J.T. » à l’anglaise : « dji ti ». C’est ainsi qu’il avait toujours appelé le Capitaine des Endormis. Une fois dans ma chambre, j’ai respiré un grand coup avant de décrocher le téléphone. Depuis combien de temps n’avaisje pas entendu sa voix ? Cinquante ans, cinquante et un dans quelques mois. La dernière fois que je lui avais parlé, j’avais douze ans. Je me trouvais dans l’entrée du petit hôtel que possédait mon père, je m’étais réfugié là dans mon chagrin, et le Capitaine m’avait, comme à son habitude, ébouriffé les cheveux en passant près de moi. Puis il s’était retourné un peu plus loin pour voir si je lui disais quelque chose. Mais je n’avais pas ouvert la bouche, j’avais continué à manipuler les cartes avec lesquelles je jouais, si bien qu’il s’était décidé à me parler, mais sur un autre ton. « C’est comme ça qu’on grandit, mon petit. » Et je n’ai compris le sens de cette phrase que longtemps après. Sur le moment, je commençais déjà à me demander si j’avais bien vu ce que j’avais vu. Et si ça valait vraiment la peine de tuer le Capitaine, comme j’avais juré de le faire quand je le rencontrerais. La voix sourde d’un petit vieux épuisé répondit au téléphone. « C’est moi, Andrés, lui dis-je, je suis arrivé. » Je ne m’attendais pas à ce qu’il se mette à pleurer. J’ai eu soudain l’impression qu’il sanglotait, puis j’ai pensé que ce n’étaient peut-être pas des sanglots. Peut-être avait-il beaucoup de mal à se lever, à tenir le téléphone, ou même à parler. Surtout à parler ; il m’avait dit lui-même que le cancer avait à présent atteint sa gorge. Il fit une pause puis murmura : « Merci d’être venu. » Je n’ai pas répondu et il a ajouté qu’il était arrivé la veille du Maine et qu’il était épuisé, mais que
nous pourrions nous rencontrer dans une heure au bar. Je l’ai assuré que j’y serais. Je sentis qu’il allait me dire encore quelque chose mais je ne lui en ai pas laissé le temps. J’ai raccroché, tout essoufflé, avec l’impression d’avoir couru pour sauver ma peau ; oui, je l’avais sauvée, mais pour combien de temps ? J’ai allumé la télévision, j’ai suspendu mes vêtements — une veste, deux pantalons, les chemises que Gladys avait pliées tout en me conseillant de ne pas aller à Saint Croix — et j’ai ouvert une petite bouteille d’eau. Puis je me suis allongé sur le lit et, dès que j’eus posé ma tête sur l’oreiller, je décidai d’arriver à l’avance au rendez-vous. J’ai pris la clef de ma chambre et je suis sorti dans le couloir. Je suis descendu au bar et j’ai demandé une bière. Je ne pouvais pas me permettre le luxe d’arriver pile et de trouver le vieux déjà en train de m’attendre. Je ne voulais pas qu’il se mette à dire d’emblée que je ressemblais de plus en plus à mon père et qu’en me voyant arriver à contre-jour il pensait que c’était son ami Frank qui s’approchait. Bien que mon père soit mort avant la soixantaine et que j’aie moi-même plus de soixante-deux ans. Et je suis sûr que j’en parais davantage, mais peu importe. Je me suis senti vieux, je me suis habitué à la vieillesse depuis l’enfance. D’après mes calculs, le Capitaine doit avoir quatre-vingttrois ans, trop âgé pour ce vol incommode depuis le Maine, avec escale à San Juan et changement d’avion pour les îles Vierges. Cependant, je dois reconnaître que je n’aurais pas accepté de le voir ailleurs qu’au Pink Fancy. C’est le seul endroit où j’aurais le courage d’affronter ce qu’il allait me dire. Le courage, ou cette sorte de désarroi qui vous permet de tout jeter par-dessus bord. Cet hôtel, presque aussi vieux que moi, fait tout passer. J’y suis venu souvent étant enfant ;
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Lian Hearn
Le Clan des Otori, II Les Neiges de l’exil Traduit de l’anglais par Philippe Giraudon
Gallimard
CHAPITRE I
Shirakawa Kaede était plongée dans le profond sommeil, proche de l’inconscience, que les Kikuta peuvent provoquer par un simple regard. La nuit passa, les étoiles pâlirent à l’aube, la rumeur du temple s’éleva et retomba autour d’elle, mais elle ne bougea pas. Elle n’entendit pas Shizuka, sa suivante, qui l’appelait de temps en temps d’une voix anxieuse dans l’espoir de la réveiller. Elle ne sentit pas la main de la jeune femme sur son front. Elle ne perçut pas l’impatience croissante des hommes de sire Araï Daiichi qui se rendaient sur la véranda pour informer Shizuka que leur seigneur attendait dame Shirakawa. Son souffle était paisible, régulier, son visage aussi impassible qu’un masque. Vers le soir, sa léthargie sembla se modifier. Ses paupières battirent et un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle écarta ses doigts, qui étaient restés jusqu’alors serrés doucement contre sa paume. « Sois patiente. Il va venir te chercher. » Kaede rêvait qu’elle s’était transformée en statue de glace. Les mots résonnaient dans sa tête avec une clarté lucide. Elle n’éprouvait aucune peur dans son rêve, elle se sentait simplement soutenue par une 17
force fraîche et blanche dans un monde glacé, silencieux et magique. Ses yeux s’ouvrirent. Il faisait encore clair. C’était le soir, d’après les ombres. Une cloche sonna doucement, une seule fois, puis le silence retomba. Cette journée dont elle ne gardait aucun souvenir devait avoir été chaude, sa peau était moite sous ses cheveux. Des oiseaux pépiaient sous l’auvent des toits et elle entendait claquer le bec des hirondelles faisant la chasse aux derniers insectes du jour. Bientôt, elles s’envoleraient vers le sud. L’automne commençait déjà. La rumeur des oiseaux lui rappela la peinture que Takeo lui avait donnée, il n’y avait guère plus d’un mois : une esquisse d’un oiseau des bois qui lui avait fait penser à la liberté. Le croquis avait été perdu en même temps que ses robes de mariée, ses autres vêtements et tout ce qu’elle possédait, lors de l’incendie du château d’Inuyama. Elle n’avait plus rien. Shizuka avait déniché de vieilles robes pour elle, dans la maison où elles séjournaient, et avait emprunté des peignes et d’autres objets de première nécessité. C’était la maison d’un marchand, un genre d’endroit jusqu’alors inconnu à Kaede, plein de l’odeur du soja en fermentation et d’une foule de gens qu’elle essayait d’éviter de son mieux, même si les servantes venaient de temps en temps l’épier à travers les écrans. Elle redoutait qu’on ne découvre ce qui lui était arrivé, la nuit où la forteresse était tombée. Elle avait tué un homme, fait l’amour avec un autre et combattu à son côté en se frayant un chemin avec le sabre du mort. Elle avait elle-même peine à croire qu’elle avait agi ainsi. Par moments, il lui semblait être ensorcelée, comme les gens le prétendaient. On racontait que tout homme qui la désirait mourait — 18
et c’était vrai. Des hommes étaient morts pour elle. Mais pas Takeo. Depuis qu’un garde l’avait attaquée, alors qu’elle était retenue en otage au château de Noguchi, elle avait peur de tous les hommes. La terreur que lui inspirait Iida lui avait donné la force de se défendre contre lui. Mais Takeo ne lui faisait pas peur : son seul désir avait été de se rapprocher de lui. Du jour de leur première rencontre, à Tsuwano, son corps avait eu la nostalgie du corps du jeune homme. Elle voulait qu’il la touche, elle voulait sentir sa peau contre la sienne. À présent, en se remémorant cette nuit, elle comprenait plus clairement que jamais elle n’épouserait personne d’autre que lui, qu’elle n’aimerait que lui. « Je serai patiente », promit-elle. Mais qui lui avait inspiré ces mots ? Elle tourna légèrement la tête et aperçut la silhouette de Shizuka assise au bord de la véranda. Les arbres vénérables du sanctuaire s’élevaient derrière la jeune femme, l’air sentait le cèdre et la poussière. On entendit la cloche du temple sonner l’heure du soir. Kaede resta silencieuse. Elle ne voulait parler à personne, ni qu’on lui parle. Elle aspirait à retourner en ce séjour de glace où elle avait dormi. Puis elle vit quelque chose apparaître derrière les grains de poussière en suspension dans les derniers rayons du couchant. Elle pensa que c’était un esprit, mais l’apparition était plus qu’un esprit : elle était douée de substance, d’une réalité irrécusable, brillante comme de la neige fraîchement tombée. Kaede se redressa pour mieux la contempler, mais à l’instant où elle la reconnut, la Déesse Blanche, toute compassion, toute miséricorde, s’évanouit sous ses yeux. Shizuka entendit sa maîtresse bouger et accourut auprès d’elle. 19
David Foenkinos 1
Le potentiel érotique de ma femme
ÉDITIONS FRANCE LOISIRS
Hector avait une tête de héros. On le sentait prêt à passer à l’acte, à braver tous les dangers de notre grosse humanité, à embraser les foules féminines, à organiser des vacances en famille, à discuter dans les ascenseurs avec des voisins, et, en cas de grande forme, à comprendre un film de David Lynch. Il serait une sorte de héros de notre temps, avec des mollets ronds. Mais voilà qu’il venait de décider de se suicider. On avait vu mieux comme héros, merci. Un certain goût pour le spectacle lui avait fait opter pour le métro. Tout le monde saurait sa mort, ce serait comme l’avantpremière médiatique d’un film qui ne marchera pas. Hector chancelait gentiment tout en écoutant, par politesse, les recommandations sonores en vue de ne pas acheter son billet à la sauvette ; au cas où il se raterait, ce serait utile de s’en souvenir. On ne connaissait rien de lui, alors on l’espérait un peu ce ratage, au moins pour savoir s’il faut se fier à la tête des gens. C’est fou, cette tête de héros. Il commençait à voir flou, des pilules ayant pour but une action soporifique avaient été ingurgitées avant l’échéance. On mourait mieux endormi. Finalement, ce fut une chance puisque Hector nous fit un malaise. Dans son œil, on ne voyait rien. Il fut découvert gisant dans les couloirs du métro, plus près de Châtelet-Les Halles que de la mort. 13
Son corps affalé ressemblait à un avortement. Deux brancardiers aux têtes de sportif dopé (mais les têtes, on s’en méfie maintenant) vinrent le délivrer de tous ces yeux de travailleurs ravis de voir pire situation que la leur. Hector ne pensait qu’à une chose : en ratant son suicide, il venait de se condamner à vivre. Il fut transféré dans un hôpital où l’on venait de refaire la peinture ; logiquement, on pouvait lire partout « peinture fraîche ». Il allait s’ennuyer quelques mois dans ce service dédié aux convalescents. Très vite, son seul plaisir fut un cliché : observer l’infirmière en rêvant vaguement de lui caresser les seins. Il s’endormait sur ce cliché, juste avant d’admettre la laideur de cette infirmière. Il végétait dans un état où la disgrâce semblait mythique. Ce jugement paraissait sévère ; cette infirmière pouvait être sensuelle entre deux prises de morphine. Et il y avait ce docteur qui passait, de temps à autre, comme on passe à une soirée. Les rencontres excédaient rarement la minute, il fallait avoir l’air pressé pour soigner une réputation (c’était bien la seule chose qu’il soignait). Cet homme incroyablement bronzé lui demandait de tirer la langue pour conclure qu’il avait une belle langue. C’était bon d’avoir une belle langue, on se sentait bien avec une belle langue, ça lui faisait une belle jambe à Hector. Il ne savait pas trop ce qu’il attendait, c’était un grand dépressif qui gémissait au fond de l’entonnoir. On lui proposa de contacter de la famille ou des amis si monsieur avait la chance d’en avoir (discrètement, on évoqua la possibilité d’en louer). Ces options furent éconduites par un silence peu poli, passons. Hector ne
voulait voir personne. Plus précisément, et comme tout malade, il ne voulait voir personne le voir tel qu’il était. Il avait honte d’être un bout d’homme entre le rien et le moins que rien. Il lui arrivait d’appeler un ami en lui faisant croire qu’il était à l’étranger, merveilleux ce Grand Canyon, quelles crevasses ; et il raccrochait, alors que c’était lui, le Grand Canyon.
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L’infirmière le trouvait sympathique, elle lui avait même dit que c’était un homme original. Est-ce qu’on peut coucher avec une femme qui nous trouve original ? Voilà une question majeure. A priori, non : disons que les femmes ne couchent jamais, c’est tout. Elle s’intéressa à son histoire ; enfin, ce qu’elle savait de son histoire, c’était son dossier médical. C’est peu dire qu’il existait des accroches plus glorieuses. Existe-t-elle cette femme qui vous offrira son corps parce qu’elle aime votre façon de ne jamais manquer le rappel du DT Polio ? Oh, vous m’excitez, homme précis des vaccins. Souvent, l’infirmière se grattait le menton. Dans ces cas-là, elle se prenait pour le docteur ; il faut dire qu’il y avait de l’espace pour le rôle. Elle venait alors tout près du lit d’Hector. Elle avait tout de même une façon érotique de passer et repasser sa main sur le drap blanc, ses doigts si soignés étaient des jambes dans un escalier, ils arpentaient la blancheur. On libéra Hector au début du mois de mars, finalement le mois n’avait aucune importance, rien n’avait d’ailleurs d’importance. La concierge, une femme dont
ROGER MUNIER
LE SU E T L’ I N S U
Janvier Il se passe en un point du monde des choses grandes et solennelles. En un autre, isolé, perdu, il ne se passe rien. C’est la même chose. Regarde-toi dans un miroir défraîchi, au tain usé, afin que le miroir parle dans ton image autant que ton image. Dans ce que j’écris, pour qu’un peu de vérité advienne, il faut qu’elle passe entièrement par moi, soit comme assimilée. Défaite donc en moi. Il n’y a finalement que les fleurs pour rivaliser avec l’homme. Sur presque tous les plans. Quel écrivain n’a rêvé d’avoir une langue pour lui seul ?
GALLIMARD
Il y a le possible qui reste et restera toujours le possible sans devenir réel : grand mystère. Mais quel est le statut de l’impossible comme tel, de l’absolument impossible ? Si on le considère comme impossible, c’est bien qu’il a 17
quelque existence, au moins de raison. L’impossible serait-il l’essence ultime, la plus reculée, du possible ? Tout mon effort aura été d’éluder le pouvoir du réel sans m’y soustraire, de faire du réel comme réel un songe. Je dis des choses avec une belle assurance. Un peu imprudemment sans doute, mais avec assurance. D’où me vient cette assurance ? Folle comme elle est parfois, elle ne peut venir de moi seul. L’homme est fait pour le malheur, avec mission de le comprendre. Pourquoi ne peut-on écrire que si l’on en sent le goût ? Étrange chaleur qui rend l’écriture aussitôt suspecte. On ne se rappelle pas d’un plaisir. D’une douleur non plus. On ne sait bien l’un et l’autre que quand ils sont là. Insubstantiels de n’être soi que là. Mourir est difficile. Et pourtant tous y parviennent. Mourant, je suis un temps maître du monde, s’il disparaît avec moi. Ce pouvoir me détruit. Car il est vrai, il est sûr même qu’il n’y a plus autant de monde, quand je m’en vais. Ils écrivent en restant proches. Des « histoires », des textes qui nous parlent. Des textes de connivence.
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Quand saurai-je que mon rôle est fini ? Que je n’ai plus rien à dire ? Car ce moment viendra. Mais le sauraije, quand il viendra ? Ce qui pousse l’homme à être homme, lui fait croire qu’il est homme et rien qu’homme, dans la solitude et l’orgueil de son abandon, ce n’est pas l’homme. L’homme n’est pas libre d’être ou non cet affranchi, d’être homme. Nul ne sait mon vrai nom. Pas même moi. Tu fais une chose et tu ne sais pas que c’est autre chose que tu fais — au moins que tu ne fais pas seulement, la faisant, cette chose que tu fais. QUE fais-tu ? Tout ce qui est vraiment réel échappe au réel. Comment écrire un livre qui ne soit pas un « livre », une phrase qui ne soit pas une « phrase », des mots qui ne soient pas des « mots »... ? On ne se rappelle pas d’être, mais toujours d’avoir été. Dans le moment même qu’on se sent être. Dire : je suis ne veut rien dire, car il renvoie aussitôt au passé. C’est dire : j’étais. Il n’y a pas d’être au présent. Il n’y a pas de présent. Il semble très assuré que le monde est illusion. D’où lui vient cette assurance ? De quelle autre solidité ? On ne peut savoir la mort qu’en mourant. Cas extrême, mais exemplaire de tout savoir. On ne sait la 19
MAURICE G. DANTEC
L E T H É Â T R E D E S O P É R AT I O N S
Journal métaphysique et polémique 2000-2001
L A B O R AT O I R E D E C ATA S T R O P H E GÉNÉRALE
L’art est la mise en œuvre de la vérité. Heidegger À cette assertion, profonde, de Heidegger, il convient de ne répliquer qu’après une mûre réflexion. Dans le doute, et sans éclaircissement définitif, nous poserons juste la question ainsi : Et si c’était la vérité qui était la mise en œuvre de l’art ? Ne serait-elle pas même l’art de la mise en œuvre ? * Ce n’est pas parce qu’une proposition repose sur trois termes qu’elle échappe aux lois de la dialectique, même si celles-ci s’avèrent bien souvent infondées. * La puissance d’une démonstration est proportionnelle au nombre de tautologies qu’elle est en mesure de briser.
GALLIMARD
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Par exemple, je me pose souvent la question concernant la théorie heideggérienne de « la vérité comme voile ». Je
Le théâtre des opérations
Laboratoire de catastrophe générale
n’en ferai pas ici l’analyse approfondie, je dirai juste qu’elle me semble frôler la tautologie dans le sens où elle paraît s’inférer d’une impossibilité ontologique de la connaissabilité du monde par l’homme, or le problème, c’est que l’homme ne se situe pas au centre de la vérité et ce n’est pas lui qui en fixe les limites, il en est certes l’agent, mais pas le suzerain, sa souveraineté et sa liberté n’ont de sens que si elles préfigurent leur mise en devenir comme instruments de la Connaissance, l’homme est une expérience toujours recommencée, à condition qu’elle s’étire de l’origine à l’infini.
il me semble qu’ils le font depuis des époques largement antérieures au Nouveau Testament. Nous avons crucifié le principe christique tapi au cœur de l’homme, de toutes ses bassesses comme de toutes ses grandeurs, puis nous avons définitivement dissous ce qui restait de la royauté dans les méandres de la démocratie marchande. Or même les Athéniens, opérateurs de ce projet politique à l’époque de sa jeunesse, connaissaient le prix à payer en retour et ils s’empressèrent d’en limiter l’impact et de conserver à une aristocratie militaire un certain nombre de privilèges, en échange de la charge de tenir le glaive et de conduire les destinées de la nation hellène. La démocratie bourgeoise des temps modernes semble incapable de tenir ses propres engagements philosophiques, pour autant qu’elle en eût, et son positivisme pompier est toujours dans l’incapacité de se confronter aux vérités impossibles (c’est-à-dire les seules réelles), telle la présence inaliénable du Mal aux confins de l’homme comme dans le reste de l’univers, de la mort comme limite absolue et donc seule susceptible de transvaluation, de tout ce qui fonde le tragique de la vie, ce précaire interstice de réalité évolutionniste dans la marche entropique du cosmos.
Je ne vais pas m’en tirer aussi facilement. Maintenant que l’année 1999 n’est plus qu’un souvenir et que je me vois obligé de retravailler la matière de ces écrits à fin d’édition, je me rends compte de toute la vacuité d’un tel projet, ce journal aurait dû être posthume, et c’est depuis la mort que j’aurais pu en tirer la quintessence. Mais un processus dont la finalité est incalculable vient d’être lancé. Je ne vois pas ce qui pourrait, hormis moimême et encore, être en mesure de l’arrêter. La maladie, c’est l’étape essentielle de la guérison. Lecture de saint Jean de la Croix et de saint Augustin (La Cité de Dieu) ainsi que de La connaissance surnaturelle de Simone Weil. C’est parce qu’il fut un événement d’une si haute portée esthétique que le christianisme put édifier ses impressionnants édifices moraux. Le vrai moraliste finit toujours par croiser un jour ou l’autre le chemin de la poésie (à lui de savoir l’emprunter, ou pas). Quant aux poètes, rares sont ceux (je n’en connais point pour ma part) qui ne parlent pas aux anges, à la Vierge, ou au Christ lui-même, sous quelque forme que ce soit, à un moment ou à un autre, et
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La bourgeoisie démocratique marchande fut dans l’incapacité de faire de la science rationnelle le cadre génitif d’une nouvelle aristocratie. Elle avait oublié toute la part de métaphysique, de tragique, de sacrifice nécessaire à l’émergence d’un tel projet. Elle n’y parviendra pas plus avec les divers illuminismes new-age qui ont surgi des décombres postnucléaires de sa pensée. *
Joanne Harris
Les cinq quartiers de l’orange Traduit de l’anglais par Jeannette Short-Payen
Quai Voltaire
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I
En mourant, ma mère légua la ferme à mon frère Cassis ; à ma sœur, Reine-Claude, elle laissa le contenu de notre cave — une fortune sous forme de vins fins — et à moi, la cadette, elle donna son album et un grand bocal contenant une seule truffe noire du Périgord, grosse comme une balle de tennis et conservée dans de l’huile de tournesol. Quand on débouche le flacon, il en dégage encore cet arôme puissant qui monte des profondeurs humides de la forêt. Les richesses avaient été assez inégalement distribuées sans doute mais notre mère était une force de la nature, elle dispensait ses faveurs comme bon lui semblait et ne permettait à personne de pénétrer le fonctionnement de sa logique bien à elle. D’ailleurs, comme le répétait Cassis, la préférée, c’était moi. Bien sûr, ma mère, de son vivant, n’en avait jamais donné la preuve. Elle n’avait jamais eu beaucoup de temps pour les gâteries, même si elle avait été du genre à ça. Son mari avait été tué au front et s’occuper d’une ferme est un travail qui ne se fait pas tout seul quand on est veuve. Aussi, loin de
Les cinq quartiers de l’orange
L’héritage
la consoler de la perte de son mari, nous la gênions avec nos jeux bruyants, nos disputes et nos bagarres. Quand nous tombions malades, elle nous soignait avec une tendresse bourrue comme si elle eût calculé ce que notre guérison allait lui coûter. Alors, le peu d’amour qu’elle nous montrait prenait les formes les plus élémentaires : elle nous donnait des casseroles à lécher, une bassine à confitures à nettoyer, une poignée de fraises des bois qu’elle avait ramassées dans la longue bordure derrière le potager et qu’elle offrait sans un sourire enveloppées dans un coin de mouchoir. Cassis serait l’homme de la famille. Elle lui prodiguait encore moins de tendresse qu’à nous. Reinette, déjà, faisait tourner les têtes avant même d’avoir atteint l’adolescence et ma mère était assez vaniteuse pour s’enorgueillir des attentions dont elle faisait l’objet. Quant à moi, je n’étais qu’une bouche de plus à nourrir, pas le deuxième fils qui lui aurait permis d’agrandir la ferme, et je n’avais certainement rien d’une beauté. Moi, j’étais celle qui semait toujours le trouble, qui dérangeait l’harmonie et, à la mort de mon père, je devins en plus morose et rebelle. J’avais de ma mère la maigreur et le teint basané, les mains longues et sans grâce, les pieds plats, la bouche trop grande. En me voyant, à contrecœur, elle devait se reconnaître car elle me regardait les lèvres un peu serrées d’un air stoïque, fataliste, comme si elle eût deviné que ce ne serait ni Cassis ni Reine-Claude qui perpétueraient son souvenir mais moi, comme si elle eût préféré se réincarner dans un corps plus agréable à l’œil. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle m’offrit son album, sans valeur à l’époque à l’exception des remarques et des commentaires notés en marge des recettes, des coupures de journaux et des potions à base d’herbes médicinales. Pas exactement un
journal intime, n’est-ce pas ? Il n’y a presque aucune date dans l’album, aucun ordre précis. On y a ajouté des pages au hasard, des feuilles détachées, cousues plus tard à petits points, minutieusement. Certaines ont une minceur de papier pelure, d’autres sont des bouts de cartons taillés de façon à pouvoir être insérés dans la couverture de cuir tout abîmée. Ma mère jalonnait sa vie de recettes, de mets de son invention, de vieilles préparations auxquelles elle ajoutait son tour de main personnel. Elle en marquait ainsi les grands événements. La nourriture représentait sa nostalgie. C’était sa façon à elle de célébrer la vie. Les soins avec lesquels elle la préparait représentaient l’unique forme de sa créativité. La première page de l’album est consacrée à la mort de son père — son ruban de la Légion d’honneur y est collé maladroitement sous un portrait un peu flou et fané et une recette calligraphiée pour les galettes de blé noir. Elle témoigne d’un humour à vous donner le frisson. Sous la photo, ma mère a écrit en rouge :
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Ne pas oublier de déterrer les topinambours ! Ah ! Ah ! Ah ! Ailleurs, elle est plus loquace mais elle utilise beaucoup d’abréviations et de remarques énigmatiques. Je reconnais certains des incidents auxquels elle fait allusion mais d’autres, pour les besoins de la cause, ont été déformés et d’autres encore paraissent inventés de toutes pièces, n’être que des mensonges, des choses impossibles. Dans maints endroits se trouvent des passages d’une écriture minuscule en une langue que je ne comprends pas. Ejni siardouvini reuqilpxeini. Ejni ienni insiaruasi ineli inretroppusi insulpi spmetgnolini.
HENNING MANKELL
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Les Chiens de Riga
ÉDITIONS FRANCE LOISIRS
La neige arriva peu après dix heures. L’homme qui tenait la barre jura à voix basse. S’il n’avait pas été retardé la veille au soir à Hiddensee, il serait déjà en vue d’Ystad. Encore sept milles... En cas de tempête, il serait contraint de couper le moteur et d’attendre que la visibilité revienne. Il jura à nouveau. J’aurais dû m’occuper de ça à l’automne, comme prévu, échanger mon vieux Decca contre un système radar performant. Les nouveaux modèles américains sont bien, mais moi, j’étais avare. Et je me méfiais des Allemands de l’Est. Sûr qu’ils allaient m’escroquer. Il avait encore du mal à admettre qu’il n’y avait plus d’Allemagne de l’Est – qu’un pays entier avait brusquement cessé d’exister. En une nuit, l’Histoire avait fait le ménage de ses vieilles frontières. Il ne restait plus que l’Allemagne tout court. Et personne ne savait ce qui se passerait le jour où les deux peuples commenceraient sérieusement à partager le quotidien. Au début, après la chute du Mur, il s’était inquiété. Le grand chambardement allait-il saper les bases de son propre business ? 7
Mais son partenaire est-allemand l’avait rassuré. Rien n’allait changer dans un avenir prévisible. La nouvelle donne créerait peut-être même des possibilités inédites... Le vent tournait. Sud sud-est. Il alluma une cigarette et remplit de café la tasse en faïence logée dans son emplacement spécial à côté du compas. La chaleur le faisait transpirer. Ça puait le diesel là-dedans. Il jeta un regard à la salle des machines, où le pied de Jakobson dépassait de l’étroite couchette. La chaussette trouée laissait voir son gros orteil. Je le laisse dormir. Si on doit attendre, il prendra la barre et je me reposerai quelques heures. Il goûta le café tiède en repensant à la veille au soir. Pendant plus de cinq heures, ils avaient attendu dans le petit port à l’abandon à l’ouest de Hiddensee que le camion arrive pour récupérer la marchandise. Weber avait imputé le retard à une panne. C’était bien possible. Un vieux camion de l’armée soviétique bricolé avec des bouts de ficelle... un miracle s’il roulait encore. Pourtant il se méfiait. Même si Weber ne l’avait jamais arnaqué, il avait décidé une fois pour toutes de ne pas lui faire confiance. Simple précaution. A chaque voyage, c’était une cargaison de grande valeur qu’il acheminait vers l’ex-RDA. De vingt à trente équipements informatiques complets, une centaine de téléphones portables et autant de stéréos de voiture. Il y en avait pour des millions, et il était seul responsable. S’il se faisait prendre, la sanction serait lourde. Weber ne volerait pas à son secours. Dans le monde où ils vivaient, c’était chacun pour soi. Il corrigea le cap ; deux degrés vers le nord. Vitesse
constante : huit nœuds. Encore six milles avant d’apercevoir la côte suédoise et de mettre le cap sur Brantevik. Il distinguait encore les vagues ; mais les flocons tombaient de plus en plus serrés. Plus que cinq trajets. Ensuite ce sera fini. Cinq allers et retours, et je pourrai me tirer avec l’argent. Il sourit en allumant une nouvelle cigarette. Bientôt il aurait atteint son but. Il laisserait tout derrière lui, il ferait le long voyage jusqu’à Porto Santos et il ouvrirait son bar. Il ne serait plus obligé de grelotter dans ce poste de pilotage puant plein de courants d’air pendant que Jakobson ronflait sur la couchette crasseuse de la salle des machines. Il ne savait pas très bien ce qui l’attendait dans sa nouvelle vie. Il aurait voulu y être déjà. La neige cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé. Il n’en crut pas ses yeux. Les flocons ne tourbillonnaient plus de l’autre côté du carreau. J’arriverai peut-être au port avant la tempête. A moins qu’elle se dirige vers le Danemark ? Il remplit de nouveau sa tasse en sifflotant tout bas. La sacoche contenant l’argent était suspendue au mur de la passerelle. Trente mille couronnes plus près de Porto Santos, la petite île au large de Madère. Le paradis inconnu qui l’attendait... Ce fut alors qu’il aperçut l’embarcation. Si la neige n’avait pas cessé de façon si abrupte, il ne l’aurait jamais vue. Un canot pneumatique rouge oscillant sur les vagues, cinquante mètres à bâbord. Un canot de sauvetage. Il essuya la buée du carreau avec sa manche. L’embarcation était vide. Il décida de ralentir. Le changement
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Nathalie Rheims
Les fleurs du silence
Gallimard
Lorsque je n’écris pas, il n’arrive rien. Tout commença par un bouquet de fleurs blanches reçues de toi. Que voulaient me dire ces anémones ouvertes, quel était ton message ? Une peur ambiguë et sourde monta en moi. Tu me fixais un rendez-vous, mais avec qui, avec quoi ? Un mot épinglé sur la Cellophane, mot secret qu’à cet instant je ne pus regarder, me plongea en quelques secondes dans une étrange perplexité. Toi qui jamais ne m’écrivais, que voulais-tu me dire ? J’appréhendais de le découvrir. Toutes ces années à penser qu’il me suffisait de t’aimer sans te l’avouer, tu n’aurais pu l’entendre. Secret, renfermé et pudique 13
jusqu’au fond de l’âme, je te connais comme je respire, sans le savoir, toi qui ne me connais pas, je le sais. Toi dont les yeux percent les toiles et les objets, non les êtres, qui ne veux rien entendre, et ne regardes que ce que tu désires. Le mot est resté dans son enveloppe, refermée sur mon angoisse de le lire. Je ne t’ai pas répondu, je suis venue te voir. Allongé sur le lit, tes yeux sont clos, ton souffle court et sonore. Tu vas partir, rompant le pacte qui nous unissait, avançant vers la nuit, me laissant seule dans l’éblouissement du jour qui m’aveugle. L’inattention que tu portais aux êtres me fascinait, je te regardais entrer, sortir ; tourbillon quotidien. Le dimanche, parfois, tu t’arrêtais un instant, posant des questions, n’écoutant pas les réponses. Je t’aimais pour cette indifférence qui te rendait étranger aux autres. Certains soirs, dans ma chambre, tu me racontais Merlin l’Enchanteur. Tu étais le
mien. Ce temps donné par toi remplaçait l’éternité. La nuit tombe lentement, inexorablement, avec l’oubli. Ces derniers mois sans repères, sans heures précises, sans dates données, divagation vague des jours qui se lèvent, souvent je venais te voir, te parler, te retenir, te raconter le tout, le rien, le sans importance. Tu me regardais avec une douceur, une lenteur inconnues des jours d’avant, de ta vie d’avant. Ta vie ne fut que pressée, efficace et ambitieuse. Elle avait fait de toi ce qu’elle voulait, tu l’avais laissée faire. Tu lui demandais tout, elle te souriait. Toujours en avance, n’écoutant pas les autres, effleurant, caressant les femmes et les objets. Je n’ai pas ouvert l’enveloppe qui restera cachetée sur ce mot secret. Toi qui ne m’as jamais serrée dans tes bras, comment sont-ils lorsqu’ils se referment sur toutes ces dames enlacées, ces femmes si bien embrassées qu’elles se déchirent toutes entre elles autour de toi ?
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Dominique Barbéris
LES KANGOUROUS
Gallimard
Je crois que tout a commencé par la pluie. Il pleuvait sans arrêt depuis septembre. Toutes les matinées commençaient par cette petite déception inaperçue mais terriblement déprimante. En me réveillant le matin, en tirant les rideaux, je me souviens que je voyais les lignes fines, tracées à la règle, sous le cône du réverbère en face de la fenêtre de ma chambre ; des lignes toujours légèrement de biais, mais régulières, trop régulières pour être vraiment naturelles. C’était ce que je me disais. Je me réveille toujours tôt, avant qu’on ferme l’éclairage public. Je me mettais à la recherche de mon parapluie, et je me souvenais qu’il avait une baleine de cassée (ce qui n’a rien d’étonnant pour un parapluie acheté en solde). En dehors de la pluie, ma vie était plutôt paisible. Depuis le mariage de Philippe, elle s’écoulait comme celle de tout le monde, de manière insensible, sans que je m’en aperçoive vraiment, au point qu’il m’arrivait parfois, quand j’étais au bureau, assise devant l’écran de l’ordinateur que je venais d’allumer, de m’inquiéter un peu, je dois le recon11
naître (mais c’était toujours fugitif, et presque imperceptible). L’écran à cristaux liquides bleuissait ; je suivais le décompte de l’horloge qui venait d’apparaître à droite, sur la barre des menus. Sur un écran d’ordinateur, l’horloge remue un peu puisque les chiffres se transforment. Cette partie de l’écran bouge toujours. C’est comme un battement de cils qui attire l’œil. Le passage du temps est sensible. J’avais soudain conscience de ce que cela représentait. Je repensais à la sculpture qu’on avait installée au milieu du jardin des Plantes : c’était un gigantesque sablier, assez laid, fait de deux blocs superposés en verre. Le sable blanc s’écoulait du rectangle du haut par des trous bizarrement répartis et il formait en bas de petits dômes de volumes inégaux, lisses et appétissants comme ceux d’un entremets. Ce sable venait de la baie de Somme. C’était indiqué à côté sur une notice explicative, et je me demandais pourquoi (l’origine du sable n’ajoute rien ; elle n’a pas d’incidence sur la mesure). Chaque fois que je passais par le jardin des Plantes, je regardais pourtant la sculpture. C’était net : le volume des dunes du bas augmentait. Je me mettais à taper. J’aime sentir sous mes doigts le contact des touches. Je tape très vite, un avantage dans mon métier. J’utilise tous mes doigts et je sais les placer. Le clapotement souple du clavier me réconforte. Toutes proportions gardées, j’imagine que c’est ce que doivent ressentir les pianistes. Mon travail n’avait pourtant rien à voir avec la musique. Je tapais des lettres courtoises, mais fermes, précisant que les conditions de garantie des 12
contrats ne permettraient pas le remboursement escompté. Les dédommagements que nous offrons ne compensent jamais entièrement le préjudice. C’est un principe. Sinon, comme disait Brottier, où seraient nos bénéfices ? Je renvoyais aimablement, mais fermement, nos assurés à la lecture des clauses. Je tapais : « Dans vos correspondances ultérieures, veuillez rappeler le numéro ci-joint et la date de déclaration du sinistre. » Pendant que je tapais, mon esprit voyageait. Je sentais un cercle d’humidité autour de mes chevilles. Je me disais qu’il fallait absolument que j’achète un nouveau parapluie, qu’il ne fallait pas oublier. Pour des courriers de cette nature il aurait suffi d’éditer une lettre type. Mais l’humanité est bizarre. Les gens rêvent tout debout. Les hommes ne veulent pas voir la vérité (surtout dès qu’il s’agit de leurs préjudices). Je suis payée pour le savoir. Une partie de nos assurés s’obstinaient à mentir, échafaudaient toutes sortes d’escroqueries mesquines, inventant des histoires à dormir debout pour des bris de lunettes ou de la tôle froissée. Je n’en étais pas dupe. Je me souviens qu’une personne s’est obstinée pendant deux ans pour le remboursement d’une ceinture d’imperméable façon panthère brûlée par son pressing. Pendant deux ans, j’avais reçu tous les quinze jours une lettre d’une grande écriture maladroite et violette dans laquelle la boucle des l, trop maigre et penchée vers la droite, ressemblait, sans barre, à un t. J’imaginais une femme entre deux âges, très maquillée, probablement de condition modeste, avec un rouge à lèvres vif, tirant sur l’orange, des cheveux teints en blond très pâle et 13
Pierre Autin-Grenier
Les radis bleus Édition augmentée
Lundi 17 janvier Sainte Roseline
Le temps qu’il faut pour faire une phrase ! S’imaginer capable d’en faire une chaque jour... Délire d’orgueil ! Folie de poète, peutêtre... Ou, plus vraisemblablement, attrait du vide ; volupté de l’échec pressenti comme certain. Et qui prendrait avantage ensuite à la découverte de ton rien-du-tout quotidien ; à tes sentences raides autant que dérisoires portées d’un coin de chambre, pantoufles aux pieds, sur l’univers entier et ses vertiges ? !...
Gallimard 13
Toute mon enfance se passa à la recherche de ce grand pot de confiture de radis bleus dont, pour m’humilier sans doute, on m’avait fait miroiter l’extrême douceur. En somme, je continue ma quête.
Mardi 18 janvier Sainte Prisca
Une pie s’envole, un enfant traverse une rue cartable au dos, l’arbre perd une feuille : le poète, toujours, a l’esprit en état d’alerte. Parce que la poésie ce n’est pas inventer ; non, c’est trouver. Dès lors, dans la Quincaillerie Générale de la littérature actuelle où tout se fabrique à l’esbroufe, nous n’avons plus notre place. Assis seul sur un bord de trottoir, les pieds dans l’eau, le poète joue avec des boîtes d’allumettes vides. Mais existe-t-il seulement une urgence de l’inutile, quand seul le pire est permis ? 15
LUIS LANDERO
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L’ A P P R E N T I MAGICIEN roman Traduit de l’espagnol par Françoise Rosset avec la collaboration de Josabeth Drucker
GALLIMARD
Insomnie
On apprit la nouvelle à la fin de la nuit. Il ne s’agissait au début que d’une dispute entre passants, d’une bagarre entre ivrognes qui avait eu lieu dans le quartier et qui avait fait un mort et un blessé. Puis le patron du bar était allé jusqu’au coin de la rue pour savoir où exactement s’étaient réunis les jeunes cette nuit-là, et il était revenu en disant que le mort était un étranger, sans doute un Arabe. En rentrant chez eux, les gens du quartier avaient ajouté des détails et émis d’autres hypothèses. Quelqu’un assura qu’il y avait eu deux morts dont l’un s’appelait Joaquín. Quelqu’un d’autre prétendit avoir entendu des témoins de la scène dire que tout avait commencé par une discussion politique et que l’un des blessés était un enfant de cinq ou six ans. Puis on apprit que la victime et l’assassin étaient parents. Matías, qui était accoudé à un bout du comptoir et agitait dans son verre un glaçon baignant dans un reste d’alcool, entendit raconter les détails de l’événement sur le fond illusoire de ce tintement bucolique. « La vie n’est qu’un sac d’embrouilles, elle ne vaut pas la peine d’être vécue », opina un deuxième client à l’autre extrémité du comptoir. Il avait arraché une aile à une mouche qu’il toréait avec, en guise de muleta et d’épée, un ticket de métro et un cure-dents. D’une voix 11
sourde et les lèvres entrouvertes, il s’encourageait luimême en fin connaisseur. C’est ainsi que tout avait commencé. Matías était là par hasard. Mais la journée s’était passée comme tant d’autres, un jour perdu entre les jours, un jour banal, un chaud vendredi de mars. Il était allé à son bureau, comme d’habitude, et au retour il avait fait, comme d’habitude, une partie du chemin en compagnie de Martínez, de Bernal et de Veguita, puis ceux-ci s’étaient détachés du groupe l’un après l’autre, le laissant seul et, comme chaque vendredi, il avait acheté du poulet rôti et de la salade russe. Il avait mangé dans sa cuisine, tout en consultant dans une revue les programmes de télévision pour la fin de la semaine. Avec un stylo à bille de deux couleurs, il avait souligné en rouge les meilleurs programmes et en bleu les douteux. Il y avait ce soir-là un documentaire sur la faune sousmarine puis un film d’épouvante. Allongé sur le canapé et faisant des ronds avec la fumée de sa cigarette, il avait commencé par regarder le documentaire en mettant le son très bas puis, de plus en plus fasciné par les évolutions légères, comme somnambuliques, des poissons, il avait fini par s’endormir. Il rêva d’un soir d’été de son enfance où il se sentait incroyablement heureux. C’était un rêve décousu, avec des images à peine esquissées, avec un chant triste et lointain de jeunes filles, semblant venir d’outre-tombe et d’une douceur envoûtante. Il vit ses parents jeunes, en vêtements d’été clairs, qui le regardaient souriants arracher des touffes d’herbe et les lancer en l’air comme si c’étaient des oiseaux ou des pièces de monnaie. Puis, quand un amer filet de veille s’infiltra dans son rêve et que le chant se mêla au bruit des voix et des voitures qui montait de la rue, il crut que quelques minutes seulement s’étaient écoulées, mais en ouvrant les yeux il vit bouger sur le mur, entrant et sortant du cadre de la fenêtre, l’ombre des bran-
ches de l’acacia que tous les soirs pendant quelques minutes le soleil projetait là avant de disparaître derrière les maisons d’en face. Il y avait maintenant à la télévision un programme pour enfants (on entendait faiblement leurs applaudissements et leurs cris de joie), et de la profonde obscurité du couloir surgissait un silence inquiétant, comme si on venait d’y prononcer une menace ou un présage. Il remarqua alors que ses voisins, comme chaque soir à pareille heure, s’étaient mis à se disputer. Peut-être le couple avait-il commencé beaucoup plus tôt, se dit-il, et il était même possible que le chant entendu dans son rêve ait eu précisément pour origine ce murmure obstiné et diffus : les interminables reproches de la femme et les longs silences de l’homme, découragé d’avance, dont la voix sourde, entrant et sortant de la conversation comme une houle sale dans les ruines d’un port, commençait des phrases qu’il n’avait pas le courage de terminer. Puis elle, de nouveau, sa litanie irréfutable, et parfois son ton sarcastique qui, semblait-il, allait déboucher sur un rire factice d’opéra. Quand Matías était venu habiter cet appartement (il y avait bientôt vingt ans), le ménage discutait ainsi presque tous les soirs, et ils étaient toujours là, débattant apparemment du même sujet, peut-être quelque épisode de leur lointaine jeunesse qui continuait à les tourmenter. Comme d’autres doivent gagner leur pain quotidien, peut-être leur fallait-il leur dose journalière de malheur pour survivre. C’était un couple d’une soixantaine d’années : Matías les avait souvent vus passer tous les deux dans la rue, se tenant par le bras, toujours dignes, toujours corrects, toujours silencieux. Soudain il saisit une phrase entière : « Oh ! toi avec tes intuitions, avait-elle dit. Seigneur ! Tu n’en finiras donc jamais ? » Puis ce fut le silence total. De quelle histoire, de quelles intuitions s’agissait-il ? se demanda Matías, mais il entendit alors à l’étage au-dessus une série
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Joseph Brodsky
Marbre ACTE I PIÈCE EN TROIS ACTES
TRADUIT DU RUSSE PA R G E O R G E S N I VAT
Gallimard
Deuxième siècle après notre ère. La cellule de Publius et de Tullius. Le local idéal pour deux : quelque chose d’intermédiaire entre un studio et la cabine d’un vaisseau cosmique. Le décor : du Palladio plus que du Piranèse. La vue par la fenêtre doit donner une impression de hauteur considérable (par exemple des nuages qui voguent), car la prison est située dans une énorme tour d’acier, d’à peu près un kilomètre de haut. La fenêtre est soit ronde, comme un hublot, soit avec des angles arrondis, comme un écran. Au centre de la cellule — une colonne ou un support de style dorique : c’est l’aspect extérieur d’un tronc qui, à l’intérieur, sert de cage d’ascenseur. Ce tronc traverse toute la Tour de bas en haut comme un pivot ou un axe. Il s’agit bien d’un pivot : tout ce qui, pendant la représentation, apparaît sur scène, ainsi que tout ce qui en disparaît, passe par une ouverture aménagée dans ce tronc — à la fois monte-plat et vide-ordures. Juste à côté de cette ouverture, se trouve la porte du troisième acte. De part et d’autre du tronc central, l’alcôve de Publius et celle de Tullius. Toutes les commodités — baignoire, lavabo, petit coin, téléphone, écran cathodique serti dans la paroi, étagères à livres. Sur les étagères et dans les niches du mur sont posés les bustes des « classiques ». Publius, petite trentaine, bien en chair, un début de calvitie,
Marbre
Acte I
écoute attentivement un serin chanter dans sa cage, sur le rebord de la fenêtre. Après le lever de rideau, une bonne minute se passe pendant laquelle on n’entend que le chant du serin.
soudain ! Depuis le temps que je suis en taule, j’en avais pas vu la queue d’un. TULLIUS : Et tu risques plus de la revoir. Pas ce gâteaulà, en tout cas. PUBLIUS : Ah ? Et pourquoi ? TULLIUS : Lis les instructions. (Il balance le livre sur le sol, s’étire dans son bain.) Ils ont un ordinateur. C’est lui qui compose les menus. Le même plat ne peut revenir que tous les deux cent quarante-trois ans. PUBLIUS : D’où tu tiens ça ? TULLIUS : Je te l’ai déjà dit : lis les instructions. Tout y est. Tome six, page trente, lettre N — Nourriture... Je te conseille vivement d’en prendre connaissance. PUBLIUS : Je suis pas un maso. TULLIUS : Maso ou pas, mais du gâteau, mon petit Publius, t’en reverras plus. Jusqu’à la fin de tes jours. Si du moins tu n’es pas le juif errant. PUBLIUS : Malheureusement... euh, que dis-je là ! heureusement que non... TULLIUS : Alors prends dans ma table de nuit. Pauvre petit serin...
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PUBLIUS : Ah, Tullius ! Comme dit le poète, que ne doit pas entendre le Seigneur au Paradis si, même ici-bas, sur terre, nous sommes bercés par de tels sons !
Tullius, dix ans de plus que Publius, sec et maigre, efflanqué même, plutôt blondin. Au moment du lever de rideau, il est allongé dans sa baignoire, d’où monte la vapeur, il lit et fume. TULLIUS,
sans quitter des yeux la page qu’il lit : Quel
poète ? : Me rappelle plus. Un Persan, je crois. TULLIUS : Espèce de barbare ! (Il tourne une page.) PUBLIUS : Et alors ? Ça change quoi, barbare ? TULLIUS : Barbare ! Sale Arménien ! Cul terreux ! La gueule dégoulinante de jus de mouton ! PUBLIUS
Un silence ; on entend chanter le serin. PUBLIUS, en imitant l’oiseau : Oh-tou-tu-li-li-ous. Tullius tourne le robinet. Bruit d’eau. Oh-tout-tu-ti-li-ous... Tullius ! TULLIUS : Quoi ? PUBLIUS : Tu n’as pas un reste de gâteau ? TULLIUS : Regarde dans ma table de nuit... Et le tien ? Tu l’as bouffé, hein ? Et ça se dit ami des bêtes... PUBLIUS : Faut comprendre, Tullius, j’ai pas fait exprès. Je voulais pas. Le gâteau a été une telle surprise. D’ailleurs, c’est pour ça que je pouvais pas vouloir le manger. Je voulais le garder précisément. Ou plutôt, j’ai voulu le garder après qu’il était déjà mangé. Ç’a été si
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Publius se dirige vers l’alcôve de Tullius, ouvre la table de nuit, farfouille et en sort un morceau de gâteau, il l’inspecte sous toutes les coutures ; puis tout à trac le dévore en un instant ! (Il crie d’indignation et s’extirpe de la baignoire.) Salopard, que fais-tu ? C’était pour le serin ! (Tout à coup calmé.) D’ailleurs ça ne m’étonne pas. C’est toujours la même chose. (Il se replonge dans la baignoire.) D’abord ç’a été notre minou, puis les poissons rouges. Puis le levraut. Maintenant, c’est le serin qui va trinquer... PUBLIUS, bouleversé : C’est pas vrai, Tullius ! je le voulais pas...
Va c a n c e s S e c r è t e ARTHAUD
•
Lisbonne •
V
n aca
ces Secrèt es
G U I D E
Lisbonne et sa région ARTHAUD
L’ARCHITECTURE POMBALINE DU QUARTIER Revenir sur la Praça da Figueira. Après le tremblement de terre, le raz-demarée et les incendies qui s’ensuivirent (voir « Le quartier de la Baixa »), les architectes rasèrent les derniers vestiges de l’hôpital et rebâtirent cette large place sur des bases entièrement nouvelles. Il est intéressant d’observer ici, au Rossio et dans toute la Baixa, cet urbanisme novateur, car les immeubles n’ont été que très peu modifiés depuis. Le problème crucial était de reloger le
LE PUITS DE L’HÔTEL LISBOA-TEJO, Poço do Borratém, 4, Rua do Poço do Borratém.
Quitter la Praça da Figueira par la Rua dos Condes de Monsanto (en direction de la colline où est bâti le château). Au feu rouge, tourner à gauche et entrer dans l’hôtel Lisboa-Tejo en demandant à voir le puits. D’origine très ancienne, il a malheureusement été modernisé en 1940. On l’a couvert d’une petite voûte de pierre. Son nom très curieux – Borratém – aurait deux origines : composé de ber et de atten, en arabe, il pourrait signifier « puits du Figuier » (la place du Figuier est juste à côté). Les Arabes accordaient beaucoup d’importance à cet arbre, qu’ils introduisirent au Portugal. Mais Borratém pourrait aussi venir de borra, la « lie », les « déchets », et de tem, l’auxiliaire portugais « avoir », et exprimer le fait qu’un tonnelier se servait du puits public pour assouplir les cerceaux et les douves des tonneaux qu’il fabriquait, au grand dam du voisinage. En 1850, ce puits était encore à l’air libre ; il disparut à l’intérieur de l’immeuble en 1859, quand on aligna la rue.
LE SOUVENIR DU GRAND MARCHÉ CENTRAL, 10, Praça da Figueira. Ouv. du lun. au ven. de 8 h à 20 h, sam. jusqu’à 13 h.
L’hôpital de Tous-les-Saints
futur. » La construction civile passa soudainement de l’artisanat à la production en série de pierres de taille, balcons, ferronnerie, azulejos pour les revêtements
Sur les conseils éclairés de son ministre Pombal, le roi José Ier autorisa par décret, en 1775, l’aménagement de cette place en marché. Il fallut aplanir les décombres et installer des tentes de fortune. En 1834, elle fut agrémentée d’arbres et illuminée, puis délimitée par des grilles ; on la surnomma « le temple sacré de l’estomac lisboète ». Cette riche palette de couleurs, de coutumes, d’activités fébriles contrastait avec l’austère Rossio. En 1883, la mairie remplaça le marché en plein air par un marché couvert, une énorme structure
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La Mouraria Lisbonne
métallique de 7 790 m2. Durant des décennies, quotidiennement, à l’aurore, été comme hiver, la place vibra d’un ronronnement sourd. Mais il fallut penser à décongestionner la circulation : la démolition du marché fut votée en 1949, malgré le mécontentement général. On lui substitua un petit marché (10, Praça da Figueira), à l’opposé du Rossio ; sa discrète porte d’entrée est un peu noyée par les boutiques avoisinantes. Il faut y rentrer : rythmé par des voûtes en pierre, il est sympathique et animé. On trouve d’autres survivances de cette époque révolue : quelques boutiques d’articles de pêche et de chasse, le boulanger, dont les azulejos illustrent les travaux des champs (4, Rua dos Condes de Monsanto), et le grainetier (1, Rua Dom Antão de Almada, dos au Rossio), dont les étalages vieillots n’ont presque pas changé depuis le début du siècle.
intérieurs. À cause des terres d’alluvions et du niveau phréatique variable selon les saisons (rivières souterraines, eau saumâtre du fleuve qui remonte presque jusqu’au Rossio), il fallut recourir à la technique des pieux en pin vert pour réaliser les fondations. Au rez-dechaussée, on pava les sols de grandes dalles de calcaire, les plafonds furent voûtés avec des briques. On créa même un système antisismique dit a gaiola (« en cage à oiseaux »), avec des poutres horizontales, verticales et entrecroisées pour permettre une grande élasticité des murs. Les immeubles furent construits sur trois étages, plus des mansardes. Pour éviter la propagation des incendies et faire office de pare-feu, on éleva les murs mitoyens plus haut que les toits. Il faut se promener autour de la place, elle aussi modernisée par le maire de l’époque, João Soares, entrer dans les boutiques. Si certaines ont recouru aux faux plafonds, beaucoup ont remis au jour larges dalles, murs en pierre et plafonds voûtés en brique. La statue équestre du roi João Ier, inaugurée en 1971, se trouve dans le prolongement de la Rua da Prata. Le sous-sol a été creusé pour construire un parc de stationnement de 530 places, à la grande satisfaction des commerçants, mais aussi à la grande consternation des archéologues...
A
u fur et à mesure de la reconquête d’Afonso Henriques, au milieu du XIIe siècle, les Maures, seigneurs des lieux pendant plus de trois cents ans, se trouvèrent confrontés à un choix difficile : quitter la ville où ils vivaient, se joindre aux catholiques pour continuer à répandre la Vérité divine ou se résoudre à se regrouper, vaincus. Il se créa alors un peu partout dans le pays des Moirrarias ou Mourarias, toujours hors des murs d’enceinte, sortes de petits îlots refermés autour de leur mosquée, où le roi tolérait la pratique de l’islam. C’est ainsi qu’à Lisbonne les Maures furent contraints de s’installer au nord, en contrebas du château SaintGeorges. Un nouveau quartier se forma alors, qui prit le nom de Mouraria. C’est cet ensemble, inconnu des touristes, que ce parcours invite à découvrir, en décrivant une large boucle à partir de la Praça Martim Moniz.
Découvrir
borde sur le côté droit. La légende raconte que, durant le siège d’Olissibona (Lisbonne musulmane), en 1147, le chrétien Martim Moniz se serait jeté entre les deux lourds battants qui se refermaient et aurait empêché, au prix de sa vie, la fermeture des portes. Les chrétiens se seraient alors faufilés par l’entrebâillement et auraient conquis la ville. Le nom de Martim Moniz est donc associé à la muraille... qui n’existe plus au niveau de la place. En revanche, les murs de la station de métro Martim Moniz sont peuplés de ces chevaliers chrétiens, le nom de chacun d’eux étant gravé sur le marbre.
LA PRAÇA MARTIM MONIZ, métro Martim Moniz.
La muraille dite fernandine, construite entre 1373 et 1375, reliait les deux collines qui encadrent la place. Elle passait un peu en avant du parvis de la petite église de Nossa Senhora da Saúde, qui se trouve sur la place, du côté de la colline où est perché le château. À mihauteur de la colline de Pena, à l’opposé de l’église, on observe une grosse tour carrée en bien mauvais état. Un escalier – avec des arbres au milieu – la
76
Lisbonne
plus rapidement possible – et avec peu de moyens – la presque totalité de la population. « Revenir à la simplicité antique, dans une perspective de
Cette grande place est en réalité de configuration très récente : jusqu’au début du XXe siècle, la zone était parsemée de nombreuses rues, ateliers d’artisans, arrière-cours, lavoirs, palais reconvertis, et même une église et un théâtre. À partir de 1900, on commença à abattre les vieilles maisons, d’abord de façon désordonnée ; vers 1940, on détruisit systématiquement le reste. Disparut alors l’unique témoignage urbain (avec Alfama) des traditions arabes. On n’imaginait pas combien il serait, par la suite, difficile de réparer le mal causé et de faire revivre ce quartier mutilé.
L’ÉGLISE NOTRE-DAME-DE-LA-SANTÉ, Igreja de Nossa Senhora da Saúde, Praça Martim Moniz. Ouv. du lun. au sam. de 8 h à 19 h 30, dim. de 8 h à midi
L’édification de cette église de village à l’élégante façade est liée à deux grandes pestes. La première eut lieu au début du XVIe siècle et toucha particulièrement la classe militaire. À la fin de l’épidémie, la confrérie des Artilleurs, dont le saint patron est le soldat
L’entrée de l’ancien Collège des enfants orphelins
77
Lisbonne
Lisbonne
Rossio, était parcourue par des arcades en pierre où s’abritaient les vendeurs ambulants les jours de pluie ou de grand soleil. Le gracieux portail manuélin de l’église ressemblait fort à celui du monastère des Hiéronymites. Après un terrible incendie (1750) et, surtout, le tremblement de terre de 1755, on se résigna à abandonner les lieux pour le collège SaintAntoine, en 1775. On découvre, avec une certaine émotion, l’arc et l’énorme pilier de la vieille façade de l’hôpital, au 85, Praça do Rossio (une boutique située à droite du Mc Donald’s !). Sa circonférence de 1 m gêne les mouvements dans l’arrière-boutique... Alors, on le rogne de plus en plus...
EXPÉRIMENTALE / DOCUMENTAIRE
EXP
5
État d’équilibre d’un système
ME ÉRI NT
E AL
CHAPITRE
1
Comment déterminer la constante d’un équilibre chimique ?
L’acide benzoïque réagit de façon limitée avec l’eau. Étudions par conductimétrie l’état final de mélanges contenant des quantités de matière d’acide benzoïque différentes. Objectif : Déterminer la constante d’équilibre
• La conductivité s d’une solution ionique dépend de la nature des ions Xi présents dans la solution et de leur concentration molaire [Xi] :
associée à l’équation de la réaction • Dans cinq béchers A , B , C , D et E , prélever un volume V = 50 mL de solutions d’acide benzoïque de concentrations molaires initiales ci indiquées dans le tableau ci-après (voir questions).
s = Σli . [Xi] ; s s’exprime en siemens par mètre (S . m–1) ; li est la conductivité molaire de l’ion Xi donnée dans les tables (en S . m–2 . mol–1 ) et [Xi] s’exprime en mol . m–3.
• À l’aide d’un conductimètre, mesurer la conductivité s (doc. 1) de chaque solution.
• Conversions pratiques d’unités :
(Voir MESURER, chapitre 1, p. 15.)
Doc. 1 Les mesures conductimétriques permettent d’accéder à l’état final d’un système chimique.
1 mol . L–1 = 103 mol . m–3 1 mS . cm–1 = 10–1 S . m–1 1 μS . cm–1 = 10–4 S . m–1
䉴
QUESTIONS
135309-05Ou-B1 215 x 120
1 Écrire l’équation de la réaction mettant en jeu les couples C6H5CO2H/C6H5CO2– et H3O+/H2O. 2 Établir le tableau d’avancement d’un système constitué d’une quantité de matière initiale ni, d’acide benzoïque et d’eau (on notera xf l’avancement final). 3 La conductivité de la solution dans l’état final est exprimée par la relation : s = lH3O+ . [H3O+]f + lC6H5CO2– . [C6H5CO2–]f x
avec [H3O+]f = [C6H5CO2–]f = f ; lH3O+ = 35,0 mS . m2 . mol–1 et lC6H5CO2– = 3,2 mS . m2 . mol–1. V Pour chaque système chimique déterminer : a. les concentrations molaires finales de chaque espèce et les indiquer dans le tableau ci-dessous ; b. le quotient de réaction à l’équilibre Qr,éq défini par : [C H CO–] . [H3O+]f . Qr,éq = 6 5 2 f [C H CO H] 6 5
2
f
© Y. Arthus-Bertrand/ALTITUDE
solution aqueuse ci (mol . L–1)
Certaines algues présentes dans ce bassin thermal du parc de Yellowstone (État-Unis) contiennent des pigments dont la couleur oscille entre le vert et l’orangé selon le pH du milieu. Ces variations de teinte s’expliquent par l’existence de plusieurs états d’équilibre mettant en jeu ces pigments.
C
D
E
4,0 . 10–3
2,0 . 10–3
1,0 . 10–3
s (mS . cm-1) [H3O+]f = [C6H5CO2–]f (mol . L-1) [C6H5CO2H]f (mol . L-1) Qr,éq
4 Le quotient de réaction Qr,éq est appelé « constante d’équilibre », notée plus simplement K. Justifier cette appellation et déterminer la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction étudiée. 5 a. Établir l’expression du quotient de réaction Qr dans un état intermédiaire en fonction de l’avancement x de la réaction. b. Qr varie-il au cours de l’avancement de la réaction ?
➟ Voir exercices 10 et 11.
78
Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
EXPÉRIMENTALE / DOCUMENTAIRE
ME ÉRI NT
2
E AL
MENTA CU
3
Que nous apprend la connaissance d’une constante d’équilibre ?
Étudions l’influence de l’état initial et de la constante d’équilibre sur le taux d’avancement final d’un système.
Une variation trop importante du pH du sang chez une personne provoque un état de choc et nécessite des soins immédiats.
EXPÉRIENCE 1
135309-05ac2-B1 110 x 70
Objectif : Étudier l’influence de la constante
d’équilibre
Un couple acido-basique particulier participe à un équilibre chimique dont la constante permet d’expliquer la régulation du pH sanguin.
• Dans trois béchers, introduire 50 mL d’une solution d’acide éthanoïque S1, d’une solution d’acide benzoïque S2 et d’une solution d’acide formique S3 de même concentration molaire c = 1,0 . 10–3 mol . L-1 (doc. 2).
Objectif : Découvrir l’intérêt de la constante d’équilibre
Le pH du sang humain doit être maintenu entre 7,35 et 7,45 notamment grâce aux ions hydrogénocarbonate, HCO3–, qui participent à un équilibre chimique avec le dioxyde de carbone dissous dans le sang :
• Mesurer la conductivité σ de chaque solution. (Voir MESURER, chapitre 1, p. 15.)
CO2 (aq) + 2 H2O (ᐉ ) = HCO3– (aq) + H3O+
QUESTIONS
1 Écrire l’équation de la réaction d’un acide, noté AH, réagissant de façon limitée avec l’eau. 2 À l’aide d’un tableau d’avancement et du document 3, déterminer l’avancement final et l’avancement maximal pour chaque système chimique, puis compléter le tableau suivant. solution aqueuse d’acide
IRE
De quels paramètres dépend le taux d’avancement final d’une réaction ?
DO
EXP
B 8,0 . 10–3
ni (mol)
Objectifs • Connaître la définition du quotient d’une réaction. • Savoir déterminer la constante d’un équilibre chimique. • Connaître les paramètres influençant le taux d’avancement final d’une réaction.
Comment caractériser un équilibre chimique ?
A 1,6 . 10–2
S1
S2
S3
K= Doc. 2 Ces trois acides donnent lieu à des transformations limitées dans l’eau. Les constantes d’équilibre associées aux équations sont : K1 = 1,8 . 10–5 pour l’acide éthanoïque ; K2 = 6,4 . 10–5 pour l’acide benzoïque ; K3 = 1,8 . 10–4 pour l’acide formique.
[HCO3–]f [CO2]f dans le sang est normalement maintenu autour de 20. Cependant, si une cause extérieure, comme une grave brûlure ou l’inhalation de fumées toxiques, provoque la diminution de ce rapport, le pH du sang diminue également et peut même se trouver en dessous des valeurs normales. On parle dans ce cas d’acidose.
s (mS . cm–1)
ion
t
3 Le taux d’avancement final dépend-il de la constante d’équilibre ?
➟ Voir exercices 6 et 7.
λ (mS . m2 . mol–1)
H3O+
35,0
CH3CO2–
4,09
C6H5CO2–
3,23
HCO2–
5,46
[HCO3–]f . [H3O+]f = 7,9 . 10–7. [CO2]f
De plus, le rapport des concentrations à l’équilibre
xf (mol) xmax (mol)
(1)
Cet équilibre est caractérisé par une constante :
© A. Béguerie
Par exemple, l’inhalation de fumées provenant d’un incendie entraîne un gonflement des poumons, gênant ainsi l’évacuation normale du dioxyde de carbone par les voies respiratoires. L’accumulation de CO2 dans le sang fait alors diminuer le [HCO3–]f rapport ainsi que le pH du sang, provoquant ainsi [CO ]
䉳 Doc. 3 Conductivités molaires ioniques à 25 °C.
2 f
une acidose respiratoire.
EXPÉRIENCE 2
Cet état de choc est traité en utilisant un appareil de ventilation mécanique (doc. 4) qui aide la victime à respirer et qui [HCO3–]f contribue ainsi à augmenter le rapport . [CO2]f
Objectif : Étudier l’influence de l’état initial
• À partir d’une solution d’acide éthanoïque de concentration molaire c0 = 1,0 . 10–2 mol . L–1, préparer 50 mL de solutions diluées d’acide éthanoïque de concentrations c c c1 = 0 et c2 = 0 . 10 100 QUESTIONS
1 À l’aide d’un tableau d’avancement et du document 3, déterminer l’avancement final et l’avancement maximal pour chaque système chimique, puis compléter le tableau ci-contre. 2 Le taux d’avancement final dépend-il de l’état initial du système chimique ?
• Mesurer les conductivités s des trois solutions. (Voir MESURER, chapitre 1, p. 15.)
Doc. 4 Cet appareil de ventilation respiratoire aide indirectement le patient à réguler le pH de son sang.
QUESTIONS
s (mS . cm–1)
1 Montrer que l’équation (1) correspond à l’écriture d’une réaction acido-basique. 2 Donner un encadrement de la concentration en ions oxonium dans le sang humain. [HCO3–]f peut-il varier de façon normale ? 3 Dans quel intervalle de valeurs le rapport [CO ]
xf (mol)
4 Pourquoi la valeur du rapport
concentration initiale
c0
c1
c2
–
➟ Voir exercices 13 et 14. Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
2 f
[HCO3]f est-elle intimement liée à celle du pH ? [CO2]f 5 Lors d’une acidose respiratoire, comment peut-on expliquer la diminution du pH qui en résulte ? 6 Expliquer l’action d’un appareil d’assistance respiratoire sur la modification du pH sanguin.
xmax (mol) t
79
80
Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
➟ Voir exercice 19.
3.2 Influence de l’état initial d’un système
Nous avons vu dans le chapitre précédent que lorsqu’une transformation chimique entre deux réactifs n’est pas totale, elle conduit à un état final appelé état d’équilibre. Par exemple, si l’on fait réagir de l’acide benzoïque sur l’eau, l’état final du système comporte deux espèces chimiques supplémentaires, les ions benzoate et les ions oxonium.
État initial
L’équation de la réaction entre l’acide éthanoïque et l’eau est :
L’équation de la réaction correspondante s’écrit : C6H5CO2H (aq) + H2O (ᐉ ) = C6H5CO2– (aq) + H3O+
c = 1,0.10–2 mol.L–1
100 %
Plusieurs questions se posent : • peut-on prévoir les quantités de matière dans l’état final, connaissant les quantités de matière introduites dans l’état initial ? • on considère un mélange constitué initialement d’acide benzoïque,
État final
135309-05c-V4
CH3CO2H (aq) + H2O (ᐍ ) = CH3CO2– (aq) + H3O+ La détermination du taux d’avancement final, pour différents états initiaux du système (voir activité 2, p. 79), a donné les résultats expérimentaux suivants : concentration initiale de l’acide (mol . L–1)
1,0 . 10–2
1,0 . 10–3
1,0 . 10–4
taux d’avancement final t
4%
13 %
36 %
R
R
P
96 %
c = 1,0.10–3 mol.L–1
4%
R
R
P
87 %
100 %
13 %
Le taux d’avancement final varie en fonction de la composition initiale du système (doc. 8).
d’ions benzoate et d’ions oxonium en solution dans l’eau : – ce mélange est-il dans un état d’équilibre ? – sinon, dans quel sens va-t-il évoluer pour atteindre un état d’équilibre?
c = 1,0.10–4 mol.L–1
Le taux d’avancement final pour une transformation donnée dépend de l’état initial du système chimique.
Pour répondre à ces questions, nous utiliserons un « outil de calcul » appelé quotient de réaction.
Remarque : On observe que le taux d’avancement final augmente lorsque la concentration initiale en acide diminue : la dilution de la solution d’acide éthanoïque favorise donc la réaction dans le sens direct.
1• Le quotient de réaction
R 100 %
R
P
64 %
36 %
Doc. 8 La composition finale du système de réactifs (R) et de produits (P) varie en fonction de la composition initiale.
Lorsqu’une réaction chimique peut s’effectuer dans les deux sens, il lui correspond une grandeur, appelée quotient de réaction et notée Qr, définie à partir des concentrations des espèces chimiques. Considérons la transformation chimique limitée mettant en jeu des espèces A, B, C et D susceptibles de conduire à l’équilibre chimique : aA + bB = cC + dD Le quotient de réaction Qr associé à l’équation de cette réaction est défini, pour un état quelconque du système, qu’il soit en équilibre ou hors d’équilibre, par la relation suivante : [C]c . [D]d . Qr = [A]a . [B]b Pour des solutions diluées, [A], [B], [C], et [D], sont égales aux concentrations molaires (en mol . L–1). Le quotient de réaction Qr est exprimé sans unité. Dans l’expression du quotient de réaction, seules les concentrations molaires des espèces dissoutes interviennent ; le solvant et les solides n’apparaissent pas.
rapport des concentrations molaires, en mol . L–1, des espèces chimiques dans l’état final :
Dans le cas général, pour l’équation d’une réaction :
[C]cf . [D]df ; Qr,éq = K = [A]af . [B]bf K ne dépend que de la température.
aA+bB=cC+dD Exemples
• Le quotient de réaction Qr est défini par le rapport
des concentrations molaires, en mol . L–1, des espèces chimiques en solution pour un état quelconque du système, qu’il soit en équilibre ou hors d’équilibre : [C]c . [D]d . Qr = [A]a . [B]b
a. Cas où toutes les espèces chimiques sont dissoutes Considérons un système chimique constitué d’un mélange d’ions carbonate, CO32–, et d’ions ammonium, NH4+, dans l’état initial. L’équation de la réaction acido-basique mettant en jeu les couples HCO3– /CO32– et NH4+ /NH3 s’écrit : NH4+ (aq) + CO32– (aq) = NH3 (aq) + HCO3– (aq) Le quotient de réaction s’écrit : Qr =
[NH3] . [HCO3–] [NH4+] . [CO32–]
• La concentration du solvant et des solides n’est pas définie. On la remplace par la valeur 1 dans l’expression du quotient de réaction.
xf • Le taux d’avancement final t = xmax d’une réaction dépend de l’état initial du système chimique et de la constante d’équilibre K.
• Le quotient de réaction à l’équilibre Qr,éq est appelé constante d’équilibre K et s’exprime par le
. Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
81
84
Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
b. Cas où l’une des espèces est le solvant On considère une solution aqueuse d’acide benzoïque, C6H5CO2H. L’équation de la réaction entre l’acide benzoïque et l’eau est :
Constante d’équilibre de l’acide éthanoïque dans l’eau
135309-05c-B2 71 x 60
L’acide éthanoïque, de formule CH3CO2H, est présent, par exemple, dans le vinaigre. Mesuré à l’aide d’un pH-mètre, le pH d’une solution d’acide éthanoïque, de concentration : c = 1,0 . 10-1 mol . L–1, vaut 2,9 à 25 °C.
C6H5O2H (aq) + H2O (ᐉ ) = C6H5CO2– (aq) + H3O+ L’eau est le solvant, présent en large excès, et on considère que sa concentration ne varie pas. On la remplacera par la valeur 1 dans l’expression du quotient de réaction. [H O+] . [C6H5CO2–] . Le quotient de réaction s’écrit : Qr = 3 [C6H5CO2H]
1
c. Cas où l’une des espèces est solide Considérons la dissolution de l’hydroxyde de cuivre (II) (doc. 5). L’équation de la réaction est : Cu(OH)2 (s) = Cu2+ (aq) + 2 OH– (aq) L’hydroxyde de cuivre (II) est une espèce chimique solide. Sa concentration n’est pas définie. On la remplacera par la valeur 1 dans l’expression du quotient de réaction. 2+ – 2 Le quotient de réaction s’écrit : Qr = [Cu ] . [OH ] = [Cu2+] . [OH–]2. 1
© A. Béguerie
Doc. 5 Lorsqu’on dissout un précipité d’hydroxyde de cuivre, il se forme des ions cuivre, Cu2+, et hydroxyde, OH–. La réaction peut également s’effectuer dans le sens inverse.
2 3 4
Conseils • Connaître la relation entre le pH d’une solution et sa concentration molaire en ions oxonium. • Exprimer la constante K associée à l’équation de la réaction étudiée en fonction des concentrations molaires des espèces à l’équilibre.
On ajoute quelques gouttes de BBT (bleu de bromothymol) à la solution d’acide éthanoïque. Quelle sera la couleur du mélange ? Écrire l’équation de la réaction acido-basique entre l’acide éthanoïque et l’eau. Établir le tableau d’avancement du système chimique et montrer que la transformation n’est pas totale. Établir l’expression de la constante d’équilibre K associée à l’équation de la réaction, puis calculer K.
135309-12ap-V1 135309-05ap-B1 80 x 53
Donnée : le BBT est jaune en milieu acide et bleu en milieu basique. Tous les vinaigres contiennent une 䉴 grande quantité d’acide éthanoïque, plus couramment appelé acide acétique.
2• Constante d’équilibre associée à une équation
Solution
L’acide benzoïque (doc. 6) réagit de façon limitée avec l’eau : la transformation chimique n’est donc pas totale.
1 Le BBT sera sous sa forme « acide » : jaune.
L’équation de la réaction chimique entre l’acide benzoïque et sa base conjuguée, l’ion benzoate, s’écrit :
Les mesures effectuées dans l’activité 1 (voir p. 78) montrent que le quotient de réaction à l’équilibre, noté Qr,éq, prend une valeur constante. Dans le cas de l’acide benzoïque, Qr,éq = 6,4 . 10–5.
Plus généralement, considérons la transformation chimique limitée entre des espèces A et B donnant les produits C et D à une température donnée : aA + bB = cC + dD Le quotient de réaction dans l’état d’équilibre, Q r,éq, prend une valeur indépendante de la composition initiale du système chimique. Cette valeur est appelée constante d’équilibre, notée K, et s’exprime en fonction des concentrations molaires finales des espèces chimiques : [C]cf . [D]df . Q r,éq = K = [A]af . [B]bf La constante d’équilibre K associée à l’équation de la réaction ne dépend que de la température.
82
Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
4
2 Équation de la réaction : CH3CO2H (aq) + H2O (ᐉ) = CH3CO2– (aq) + H3O+
C6H5CO2H (aq) + H2O (ᐉ ) = C6H5CO2– (aq) + H3O+
Celui-ci ne dépend pas de l’état initial du système. C’est une grandeur caractéristique de l’équilibre chimique étudié.
© A. Béguerie
135309-05c-B1 71 x 70
3 Le tableau d’avancement du système chimique (on note n = c . V la quantité de matière initiale d’acide) est donnée ci-dessous. Si la transformation était totale, la concentration molaire finale en ions H3O+ serait : xmax [H3O+]f = = c = 1,0 . 10–1 mol . L–1. V Or, le pH mesuré vaut 2,9 ; la concentration finale en ions H3O+ est donc :
CH3CO2H (aq)
[CH3CO2H]f = c – [H3O+]f.
On en déduit :
[H3O+]f = 10–2,9 = 1,3 . 10–3 mol . L–1 < 1,0 . 10–1 mol . L–1. L’acide éthanoïque ne réagit donc que partiellement avec l’eau. équation de la réaction
La constante de réaction est : [H3O+]f . [CH3CO2–]f K = , avec [H3O+]f = [CH3CO2–]f [CH3CO2H]f d’après le tableau d’avancement. D’autre part, la concentration molaire en acide, à l’état final, est telle que : (n – xf) n xf xf [CH3CO2H]f = = – =c– . V V V V xf Or : [H3O+]f = [CH3CO2–]f = . V
D’où : K =
[H3O+]2f (c – [H3O+]f)
=
(1,3 . 10–3)2 (1,0 . 10–1 – 1,3 . 10–3)
= 1,7 . 10–5. Remarque : cette valeur est calculée à 25° C. +
H2O (ᐉ )
=
CH3CO2– (aq)
état du système
avancement
n(CH3CO2H)
n(H2O)
n(CH3CO2–)
initial
0
n
excès
0
+
H3O+ n(H3O+) 0
intermédiaire
x
n–x
excès
x
x
final
xf
n – xf
excès
xf
xf
© A. Béguerie
Doc. 6 L’acide benzoïque, portant le code E210, peut être utilisé comme additif alimentaire. Il joue alors le rôle d’un conservateur.
➟ Pour s’entraîner : exercice 6 Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
85
13
2. Déterminer la concentration molaire finale en ions oxonium de la solution.
La caféine✶
La caféine, forme basique du couple noté BH+ / B pour simplifier, réagit de façon limitée avec l’eau en formant des ions hydroxyde. On mesure la conductivité d’une solution contenant initialement 1,0 . 10–2 mol de caféine par litre : s = 370 μS . cm–1 à 25 °C. 1. Écrire l’équation de la réaction.
135309-05ex-B3 50 x 60
3. En déduire la concentration molaire finale en dichlore.
16
L’acide nitreux
L’acide nitreux, HNO2, réagit de façon limitée avec l’eau. Le pH d’une solution de cet acide de concentration initiale c = 5,2 . 10–2 mol . L–1 vaut 2,3. 1. À quel couple acido-basique appartient l’acide nitreux ? 2. Écrire l’équation de la réaction entre l’acide nitreux et l’eau. 3. Quelle est la concentration molaire finale des ions oxonium ? 4. En déduire la valeur de la constante K associée à l’équation de la réaction.
b. En déduire la concentration molaire finale en caféine. c. Déterminer la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction. Donnée : lOH– = 19,9 mS . m2 . mol–1 à 25 °C.
L’acide phosphorique✶
L’acide phosphorique, H3PO4, constitue un engrais produit à partir de la transformation chimique de phosphates naturels. Cet acide réagit partiellement avec l’eau en donnant des ions dihydrogénophosphate, H2PO4–. À l’aide d’un conductimètre, on mesure la conductivité à 25 °C d’une solution aqueuse d’acide phosphorique : s = 1,57 mS . cm–1. 1. Écrire l’équation de la réaction entre l’acide phosphorique et l’eau. 2. Écrire l’expression littérale de la constante d’équilibre. 3. a. Déterminer la concentration molaire finale en ions oxonium. b. Quel est le pH de la solution ? 4. Déterminer la concentration molaire finale en acide phosphorique. 5. En déduire sa concentration molaire initiale c. Données : K = 7,5 . 10–3 à 25 °C ; lH3O+ = 35,0 mS . m2 . mol–1 et lH2PO4– = 3,6 mS . m2 . mol–1 à 25 °C.
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Équilibre de dismutation du chlore
Si l’on fait barboter du dichlore gazeux jusqu’à saturation dans de l’eau pure, on constate que le milieu devient acide. En effet, le dichlore participe à une transformation chimique appelée « équilibre de dismutation » : Cl2 (aq) + 2 H2O (ᐉ ) = HClO (aq) + H3O+ + Cl– (aq) La constante associée à cet équilibre est égale à 4,8 . 10–4 à 25 °C et le pH de la solution obtenue vaut 1,5. 1. Écrire l’expression de la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction.
88
Chapitre 5
Pour progresser 17
La vitamine C✶✶
L’acide ascorbique (C6H8O6), ou vitamine C, que l’on trouve dans les oranges, par exemple, réagit partiellement avec l’eau selon l’équation de la réaction : C6H8O6 (aq) + H2O (ᐉ ) =
C6H7O6–
+
(aq) +H3O
La constante d’équilibre est K = 8,9 . 10–5 à 25 °C.
Les ions ammonium dans l’eau✶
Les ions ammonium réagissent de façon limitée avec l’eau. La constante de l’équilibre vaut 6,3 . 10–10 à 25 °C. 1. Quels sont les couples acido-basiques mis en jeu ? 2. Écrire l’équation de la réaction entre les ions ammonium et l’eau, puis l’expression littérale de la constante d’équilibre associée. 3. On dissout 3,0 g de chlorure d’ammonium dans 1 litre d’eau. a. Déterminer la quantité de matière initiale d’ions ammonium. b. Établir un tableau d’avancement du système chimique et déterminer l’avancement final du système. c. Quel est le pH de la solution ?
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5. Quel est le taux d’avancement final du système ?
© JERRICAN/ISOPRESS 2. a. Sachant que la conductivité ionique molaire de l’espèce BH+ est négligeable, déterminer la concentration molaire finale des ions hydroxyde.
14
18
La novocaïne✶
La novocaïne est un puissant anesthésique local utilisé par les dentistes. Cette molécule se comporte comme une base, notée RN– pour simplifier, capable de réagir de façon limitée avec les ions oxonium. La constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction vaut 8,9 . 106 à 37 °C. 1. Écrire l’équation de la réaction entre la novocaïne et les ions oxonium. 2. Donner l’expression littérale de la constante d’équilibre K. 3. Quelle est la valeur du rapport entre la concentration molaire de la novocaïne et celle de son acide conjugué dans le plasma sanguin d’un patient de pH = 7,4 ?
20
Transformation acido-basique✶✶
On mesure, à l’aide d’un pH-mètre de précision, le pH d’une solution d’acide ascorbique de concentration molaire initiale c : pH = 3,15.
L’acide éthanoïque, CH3CO2H, réagit de façon limitée avec les ions nitrite, NO2–, base conjuguée de l’acide nitreux, HNO2.
1. Déterminer la concentration molaire finale en ions oxonium de cette solution.
On mélange un volume V = 20,0 mL d’une solution d’acide éthanoïque de concentration molaire initiale c = 1,0 . 10–2 mol . L–1 et un même volume V d’une solution de nitrite de sodium (Na+ + NO2–) de même concentration c.
135309-05ex-B2 86 x 55
2. Écrire l’expression littérale de la constante d’équilibre.
Mesurée à l’aide d’un conductimètre, la conductivité s du mélange vaut 1,13 mS . cm–1. 1. a. Quels sont les couples acido-basiques mis en jeu ?
3. a. Établir le tableau d’avancement de la réaction pour l’état initial et un état intermédiaire.
b. Écrire l’équation de la réaction entre l’acide éthanoïque et les ions nitrite. 2. a. Déterminer les quantités de matière initiales de tous les réactifs. b. Établir un tableau d’avancement du système chimique.
b. Montrer que les concentrations [H3O+] et [C6H7O6–] sont égales.
© Fuste-Raga/JERRICAN
c. En déduire la concentration molaire initiale c de l’acide ascorbique. 4. Quel est le taux d’avancement final du système chimique?
3. Écrire l’expression littérale de la conductivité du mélange en fonction des concentrations molaires finales des espèces présentes. 4. Écrire l’expression littérale de la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction en fonction des concentrations molaires finales des ions éthanoate et nitrite.
5. En déduire la concentration molaire finale des ions éthanoate, puis celle des ions nitrite. 6. Quel est le taux d’avancement final de la réaction ? Données : K = 4,0 . 10–2 à 25 °C ; lCH3CO2– = 4,1 mS . m2 . mol–1 ; lNO2– = 7,2 mS . m2 . mol–1 et lNa+ = 5,0 mS . m2 . mol–1 à 25 °C.
21
Dissolution du calcaire✶
On prépare une solution aqueuse contenant des ions calcium et carbonate en dissolvant, jusqu’à saturation de la solution, du carbonate de calcium, CaCO3, solide dans l’eau à 25 °C. On mesure alors la conductivité de la solution saturée obtenue : s = 24,1 μS . cm–1. 1. Que signifie l’expression « jusqu’à saturation de la solution » ? 2. Écrire l’équation de la réaction de dissolution. 3. Quelles sont les concentrations molaires finales en ions calcium et carbonate ? 4. En déduire la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction. Données : λCa2+ = 11,9 mS . m2 . mol–1 et lCO32– = 13,9 mS . m2 . mol–1 à 25 °C.
22
L’aspirine✶
L’acide acétylsalicylique est plus couramment appelé aspirine. Cet acide participe à un équilibre acidobasique avec l’eau dont la constante vaut 2,75 . 10–5 à 25 °C. On dissout un comprimé d’aspirine, contenant 325 mg d’acide acétylsalicylique, dans 100,0 mL d’eau. © BAYER 1. Écrire l’équation de la réaction entre l’aspirine, notée AH pour simplifier, et l’eau. 2. Déterminer la quantité de matière initiale d’aspirine, puis sa concentration molaire correspondante. 3. Écrire l’expression littérale de la constante d’équilibre. 4. Déterminer la concentration molaire des ions oxonium de la solution aqueuse. 5. Quel sera le pH de la solution ? 6. Déterminer la concentration molaire finale en aspirine. 7. Quel est le taux d’avancement final du système en équilibre ? Donnée : Maspirine = 180,0 g . mol–1.
5. On dilue dix fois la solution d’acide ascorbique. Le pH de la solution vaut alors 3,72. Déterminer la nouvelle valeur du taux d’avancement final.
• État d’équilibre d’un système
Chapitre 5
L’acide lactique
89
• État d’équilibre d’un système
Les fumeurs noirs du Pacifique
L’acidité du lait est due à la présence d’acide lactique de formule CH3UCOHHUCOOH. Cette acidité augmente au cours du temps par fermentation lactique au cours de laquelle le lactose se transforme en acide lactique. Si la masse d’acide lactique dépasse 2,16 g par litre, on estime que le lait est impropre à la consommation (doc. 1).
135309-05ob-B2 112,5 x 90
Titrage de l’acide lactique 135309-05ob-B1a 55 x 80
Afin de déterminer la concentration molaire initiale c0 en acide lactique d’un lait, on procède à son titrage. Un volume égal à 20,0 mL de lait dilué 10 fois est titré par une solution d’hydroxyde de sodium de concentration c1 = 5,0 . 10–3 mol . L–1. On ajoute enfin quelques gouttes de phénolphtaléine afin de repérer l’équivalence. Lorsque le mélange vire au rose, le volume d’hydroxyde de sodium versé est égal à 7,6 mL.
䉳 © IFREMER/« Florès »
Détermination de la constante de réaction
© Berenguier/JERRICAN
Doc. 1 Le lait doit être convenablement conservé afin de limiter la formation d’acide lactique.
Afin de déterminer la constante de la réaction entre l’acide lactique et l’eau, on mesure le pH à 25 °C de plusieurs échantillons contenant chacun 20,0 mL de lait. La concentration molaire en acide lactique de chaque échantillon a été déterminée par titrage. Les résultats sont rassemblés dans le tableau ci-dessous. –1
c0 (mol . L ) pH
–2
0,8 . 10 3,00
1,9 . 10 2,81
–2
–2
2,8 . 10 2,73
–2
3,1 . 10 2,70
–2
4,3 . 10
échantillon
s (mS . cm ) à 25 °C
1
–1
2,6 . 10–1
2
1,7 . 10–1
3
1,3 . 10–1
2,63
QUESTIONS 1. Titrage de l’acide lactique 1. Écrire l’équation de la réaction acido-basique entre l’acide lactique, noté AH pour simplifier, et les ions OH–. 2. Quel est le rôle de la phénolphtaléine ? 3. Déterminer la concentration molaire c0 de l’acide lactique dans l’échantillon de lait testé. 4. Le lait a-t-il été convenablement conservé ?
2. Détermination de la constante d’équilibre
2. Écrire l’expression de la constante d’équilibre K associée à l’équation de la réaction. 3. Déterminer les concentrations des espèces chimiques présentes à l’équilibre et calculer le rapport [AH]f / [A–]f pour chaque système chimique en complétant le tableau ci-après. 4. Déterminer par une méthode graphique la constante d’équilibre K associée à l’équation de la réaction de l’acide lactique sur l’eau.
1. Écrire l’équation de la réaction acido-basique entre l’acide lactique AH et l’eau. [AH]f (mol . L–1)
0,8 . 10–2
[H3O+]f (mol . L–1) [A–]f (mol . L–1) [AH]f / [A–]f
90
Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
1,9 . 10–2
2,8 . 10–2
3,1 . 10–2
4,3 . 10–2
Doc. 1 Les fumeurs noirs sont responsables des flux de chaleur circulant vers la surface de l’océan Pacifique.
Sur la dorsale du Pacifique Est, il existe des sources hydrothermales, appelées « fumeurs noirs », évacuant à la vitesse spectaculaire de un mètre par seconde et à la température de 300 °C un fluide composé d’acide sulfhydrique et de sulfures de fer, de cuivre et de zinc. Ces derniers se déposent sur le sol entraînant la formation de monticules atteignant plusieurs dizaines de mètres de hauteur (doc. 1). Une fois dissous, l’acide sulfhydrique, de formule chimique H2S, réagit de façon limitée avec l’eau : la constante d’équilibre associée à l’équation de la réaction vaut 9,5 . 10–8 à 25 °C. Trois prélèvements d’eau de mer ont été effectués dans le secteur de l’archipel des Galapagos. Après dessalement des échantillons prélevés, des mesures conductimétriques ont donné les résultats suivants.
QUESTIONS 1. Quels sont les couples acido-basiques mis en jeu lors de la transformation entre l’acide sulfhydrique et l’eau ? 2. Écrire l’équation de la réaction.
6. En réalité, la constante d’équilibre K a une valeur légèrement inférieure à 9,5 . 10–8 à la température des abysses (2 à 3 °C).
3. a. Déterminer la concentration molaire finale en ions oxonium de chaque échantillon.
a. Quelle est la conséquence de ce fait sur le taux d’avancement final de la transformation acido-basique ?
b. En déduire les valeurs du pH correspondantes. 4. Écrire l’expression littérale de la constante d’équilibre K associée à l’équation de la réaction. 5. Donner un encadrement de la concentration molaire finale en acide sulfhydrique.
b. Quelle est l’influence de la température sur la valeur du pH ? Données : λH3O+ = 35,0 mS . m2 . mol–1 et λHS– = 6,5 mS . m2 . mol–1 à 25 °C. Chapitre 5
• État d’équilibre d’un système
91
JACQUES MAZEAU
Mensonges
ÉDITIONS FRANCE LOISIRS
Le vieux Simon s’approcha de la fenêtre. Le soleil brillait. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les feuilles du pêcher,trônant au milieu du jardin, demeuraient immobiles. Il sourit. D’un pas lent, il se dirigea vers la porte en s’appuyant aux meubles, parfois aux murs. Parvenu à la commode de l’entrée, il coiffa son vieux galure de chasseur, attrapa sa canne accrochée à un clou, puis sortit. Il faisait bon. Si bon que la terre, les arbres, les fleurs exhalaient leurs senteurs à foison. Il distingua des effluves d’herbe séchée, la senteur acide de la fleur du sureau. Il lui sembla même reconnaître un parfum de fraises.Mais non ! Ce ne devait être qu’une réminiscence de l’enfance, un mauvais tour que lui jouait sa gourmandise.Avec ses jambes de vingt ans, il serait déjà agenouillé devant leurs plants,à débusquer les fruits sous les feuilles délicates et soyeuses. Mais aujourd’hui... La jambe lourde, le pied indécis, il fit quelques pas puis s’arrêta, humant à nouveau l’air. Il reconnut l’odeur déjà farineuse du blé poussant derrière les haies, à quelques centaines de mètres 7
de là. Cela le contraria. Il aurait tant aimé aller jusqu’au champ dépiauter un épi et en mâcher les grains. Mais il aurait fallu faire un détour. Il n’en conçut aucun regret. Il avait plus urgent à faire. Clopinant, il reprit sa marche vers le muret éloigné de quelques dizaines de mètres. C’est là qu’il avait décidé d’aller. Évidemment, pour tout autre, cet endroit ne présentait aucun intérêt.Mais pour lui... Ce muret avait été un peu comme le point de départ de sa vie. Le centre de gravité de son existence. Il serait son lieu d’arrivée. Il devait l’atteindre pour ces raisons. Mais aussi parce que cette journée n’était semblable à aucune autre. Elle était en quelque sorte celle de la révélation. Pas la plus agréable, mais la plus essentielle et définitive. Celle où l’on comprend que la camarde va s’annoncer pour vous inviter à la suivre. L’évidence s’était imposée à lui au réveil. Sans fioritures, ni falbalas. Il allait mourir ce soir, demain, dans trois jours ? Il ne savait. Mais cela avait-il une quelconque importance ? Ce qui lui avait paru en avoir, par contre, c’était de bien vivre ces dernières heures. Parvenu au muret, il appuya son dos contre les pierres et se laissa glisser pour s’asseoir dans l’herbe. Cela prit du temps, tellement il s’appliquait à ne pas brusquer ses articulations douloureuses.Il acceptait de mourir,mais pas de souffrir ! Le dos calé, les jambes repliées devant lui, la
tête à l’ombre, il reprit sa réflexion. Une expression lui traversa l’esprit et le fit sourire. Mourir heureux... Il porta son regard vers le toit de tuiles de la scierie, gangrenées par le lichen. Comme autant de morsures faites par le vent du nord. Puis, vers le ciel d’été, d’un bleu immaculé qu’il imagina être l’antichambre du paradis. Il fut alors distrait par le vol heurté d’une hirondelle qu’il accompagna jusqu’à ce qu’elle disparût dans l’ouverture béante du garage. Comme aspirée pas une grande gueule vorace... Oui, c’était cela qu’il voulait. S’en aller avec le sourire. Mourir à la vie en beauté. Pas pour les autres. Pas davantage pour un dieu auquel il ne croyait pas. Non ! Pour lui. Lui seul. Pour cela,il choisit de revivre ces quelques lointaines semaines douloureuses qui, justement, lui avaient appris le bonheur. Il ferma les yeux et respira l’air chaud et odorant,porteur de tant de souvenirs... Tout avait commencé le 22 juin 1951.
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9
PAWEŁ HUELLE
MERCEDES-BENZ SUR DES LETTRES À HRABAL roman Traduit du polonais par Jean-Yves Erhel
GALLIMARD
Mil ý pane Bohu šku, a tak zase život ud ělal mimo řádnou smyčku, Cher monsieur Bohumil, et voilà que la vie, de nouveau, décrit une boucle insensée, car lorsque je me remémore ma première soirée de mai où, effrayé et terriblement tendu, je me suis assis pour la première fois au volant de la petite fiat de mademoiselle Ciwle, la seule monitrice de la maison Corrado — nous garantissons le permis aux tarifs les plus bas de la ville —, la seule femme dans le cercle de ces mâles sûrs d’eux-mêmes : ex-pilotes de rallye et as du volant ; donc, lorsque j’ai bouclé ma ceinture et réglé le rétroviseur selon ses instructions afin de démarrer, un instant plus tard, en première, dans la ruelle étroite, pour m’arrêter aussitôt, au bout de quarante mètres, au carrefour où seul un étroit filet d’air, tel un invisible couloir aérien, conduisait entre les tramways et le vacarme diffus des camions quelque part de l’autre côté de l’enfer du centre-ville, lorsque je me suis mis en route, donc, pour mon premier voyage automobile, sentant, comme d’habitude, que tout cela n’a pas le moindre sens car cela vient trop tard et hors de saison, lorsque, donc, au beau milieu de ce carrefour 11
entre le treize tintinnabulant qui avait brusquement freiné et un grand tir qui, par miracle, avait réussi, d’un cheveu, à éviter la petite fiat de mademoiselle Ciwle tout en klaxonnant, un son épouvantablement grave, effroyablement sonore, semblable aux sirènes des bateaux ; en un mot, lorsque je suis resté planté au beau milieu de ce carrefour j’ai aussitôt pensé à vous et à vos merveilleuses leçons de conduite à moto, délicates, pleines de charme, lorsque, le moniteur derrière vous et, devant, les rails de tramway et le pavé mouillé, vous mettiez brusquement les gaz, filant à travers ces rues et ces carrefours pragois sur une java 250, d’abord en montant vers le Hradč any, puis en descendant vers la Vltava et, intarissable, comme inspiré par un démon motorisé, vous parliez au moniteur de ces merveilleuses machines des temps anciens sur lesquelles votre père avait connu tant de culbutes, de chocs, de catastrophes fantastiques ; ainsi donc, lorsque le chauffeur du tir a brusquement stoppé son monstre pesant plusieurs dizaines de tonnes et, abandonnant le véhicule au milieu de la chaussée, a sauté de la cabine et, se précipitant vers la minuscule fiat de mademoiselle Ciwle, nous a furieusement menacés du poing, ou plutôt, tout près de s’automutiler de rage, s’est lui-même cogné la tête de son propre poing, donc, lorsque j’ai vu ce visage pourpre de furie et de douleur collé à la vitre de la petite fiat de mademoiselle Ciwle et, juste à côté, un autre visage collé lui aussi à la vitre, celui du wattman du treize qui, tout comme le chauffeur du tir, avait quitté son véhicule et les passagers pressés les uns contre les autres par ce brusque freinage, donc, lorsque j’aperçus à travers les vitres de la fiat prudemment relevées, déjà, par mademoiselle Ciwle, ces deux 12
visages derrière lesquels d’autres surgirent aussitôt, parce que les conducteurs des autres voitures bloquées par le tramway à l’arrêt et le tir immobilisé avaient également abandonné leurs véhicules et se précipitaient vers nous pour décharger sur cette petite fiat toute la colère que suscitaient en eux les routes encombrées, les ponts en mauvais état, l’augmentation du prix de l’essence et tout ce qui les frappait si peu de temps après la chute du communisme, donc, alors que ces visages sortis de Bosch étaient à deux doigts de nous faire sombrer, ma monitrice et moi, dans les sièges de la petite fiat qui refusait obstinément de démarrer, je dis à mademoiselle Ciwle d’une voix parfaitement calme : eh bien vous savez, ma grand-mère Maria, lorsqu’elle apprenait à conduire sur une citroën, en vingt-cinq, elle a eu le même genre d’incident, à ceci près que cette citroën s’est arrêtée sur un passage à niveau alors que sur la droite, c’est-à-dire du côté où était assis le moniteur Czarzasty, le rapide Vilno-Baranowicze-Lvov arrivait déjà dans une courbe et que monsieur Czarzasty a très rapidement apprécié la situation et déclaré : mademoiselle Maria, sautons immédiatement ou nous allons périr, ils ont donc sauté — ai-je poursuivi —, et bien qu’il eût freiné en répandant sous ses roues des gerbes d’étincelles, ce rapide pulvérisa la belle auto, les voici donc près du passage à niveau en rase campagne : ma grandmère Maria et le moniteur Czarzasty observant les grands yeux, de plus en plus grands, du machiniste qui, dans tout cet amas de tôle, de nickels, de chromes, de peluche, de cuir et de verre brisé ne parvenait pourtant pas à distinguer une tête broyée, des jambes coupées, la casquette du conducteur ou au moins une goutte de 13
1
MICHEL
MONTIGNAC
QU’EST-CE QU’UN ENFANT OBÈSE ?
Prévenir et combattre
l’obésité
’excès de poids chez les enfants, et a fortiori l’obésité, correspond comme pour l’adulte à un excès de masse grasse, laquelle peut constituer un facteur de risque pour la santé. Depuis 1995, l’OMS (l’Organisation mondiale de la santé) recommande, pour mesurer le niveau de l’obésité, l’utilisation de l’IMC (l’indice de masse corporelle). Il correspond à un rapport du poids sur la taille au carré, évalué par tranche d’âge, chez chacun des deux sexes. Cet indice, assez facile à calculer, s’est révélé d’une bonne fiabilité pour mesurer l’évolution de la masse grasse. Il répond mieux selon les experts à la question d’identification du tissu adipeux que la technique de mesure des plis cutanés. Il présente l’avantage évident d’être pratique. Mais il permet surtout de constituer un outil de mesure universel dont l’utilisation, dans quelque pays que ce soit, permet d’établir des comparaisons significatives.
L
chez l’enfant avec la Méthode Montignac
21
Flammarion
P R É V E N I R E T C O M B AT T R E L’ O B É S I T É C H E Z L’ E N FA N T. . .
Q U ’ E S T- C E Q U ’ U N E N FA N T O B È S E ?
L’INDICE DE MASSE CORPORELLE DE L’ADULTE
UN CALCUL PLUS DIFFICILE CHEZ L’ENFANT
hez l’adulte, le calcul de l’indice de masse corporelle (IMC) permet de déterminer facilement si un individu se trouve ou non en surcharge pondérale, car l’un des paramètres, la taille, ne varie pas. Ainsi les valeurs indicatives du niveau de corpulence sont les suivantes :
C
IMC =
Poids (en kg) taille × taille (en m) Valeur de l’IMC
22
Homme
Femme
Poids normal
20 à 25
19 à 23
Simple surcharge pondérale
26 à 30
24 à 29
Obésité légère
31 à 40
30 à 39
Obésité sévère
> 40
> 39
Exemple : Jacques, 30 ans, mesure 1,79 m et pèse 95 kg. 95 95 Son IMC est de = = 29,65 1,79 × 1,79 3,204 Avec un IMC de 29,65, Jacques a une forte surcharge pondérale. S’il prend encore 3 kg, son IMC sera alors de 30,58, ce qui le fera considérer comme étant légèrement obèse. Autre exemple : Annie, 25 ans, mesure 1,65 m et pèse 65 kg. 65 Son IMC est de = 23,87 1,65 × 1,65 Elle est donc en légère surcharge et devrait pour bien faire perdre au moins 3 kg.
hez les enfants, l’éventuelle surcharge est un peu plus difficile à déterminer car l’un des paramètres, la taille, évolue en permanence en fonction de l’âge. C’est pourquoi il faut reporter les valeurs sur un graphique qui comporte l’IMC en ordonnée et l’âge en abscisse. L’IMC individuel sera alors apprécié en fonction de son positionnement dans des couloirs de références dont les valeurs supérieures et inférieures sont constituées par des courbes appelées « centiles » 1.
C
La courbe moyenne de poids se situe au 50e centile. Au-dessous du 10e centile, l’enfant doit être considéré comme anormalement maigre. Du 10e au 90e centile, l’enfant a un poids normal. Il est en surcharge pondérale du 90e centile au 97e. Au-delà du 97e centile l’enfant est considéré comme obèse.
Ces couloirs de référence ont été construits à partir des données statistiques recueillies dans six pays ayant réalisé des études nationales représentatives (Brésil, GrandeBretagne, États-Unis, Pays-Bas, Singapour, Hong Kong). Cette méthode a l’avantage de présenter une continuité entre les définitions de l’obésité de l’enfant et de l’adulte : elle utilise le même indice (IMC) et se réfère aux mêmes seuils. Les courbes françaises de l’IMC établies dès 1982 et qui figurent depuis 1995 dans les carnets de santé des enfants sont légèrement différentes, car plus complètes que les courbes internationales. 1. Certains auteurs utilisent le terme « percentile ».
23
Michel Schneider
Morts imaginaires
Gallimard
À l’heure de notre mort
Finir est le verbe que j’aime le moins. Mourir me dit déjà plus. Je le préfère à ses synonymes : expirer, s’éteindre, passer, trépasser, périr, disparaître, décéder, succomber... Les uns parce qu’ils assurent qu’il y a quelque chose après, les autres parce qu’ils affirment qu’il n’y a rien. Seul mourir rend le fait et l’énigme, la solitude d’être pris dans quelque chose qui n’a pas de sens. J’aime les mots ressemblant à des outils en fer battu et qu’on a bien en main seulement après les avoir longtemps tournés et retournés ; les mots qui sentent la colle et la sueur parmi quoi ils ont tourné. En eux, on croit toucher le polissage et éprouver la résistance d’exister, le travail d’être, le dur métier de vivre. Étrangement, pour moi le mot mort est de ceux-là. Ce mot, Mme de Sablé défendait qu’on le dît devant elle, et les éditeurs aujourd’hui, paraît-il, refusent souvent de le voir figurer dans le titre d’un livre, car cela ferait fuir le lecteur. Ce mot, pourtant, loin de m’être une 13
source d’effroi et de dégoût, m’apporte musique et consolation. Pourquoi la mort ? C’est se demander : pourquoi les mots ? Car que reste-t-il au moment de passer, que reste-t-il à quitter, à perdre ? Des mots ; quelques-uns, parfois rien qu’un : Rosebud. On connaît ce scénario qui a la beauté des détours et l’ouverture des choses simples. Un mourant prononce ces syllabes indéchiffrables. On songe à un nom de palais, de livre, de femme, d’entreprise. Plus tard, on découvre que c’était un nom de rien, un nom gravé sur un traîneau d’enfant. Restent aussi des phrases. Par exemple : Et maintenant et à l’heure de notre mort. Enfant, ces mots, je les disais sans les comprendre. Je ne vivais qu’à l’heure présente, et croyais que l’autre ne sonnerait jamais. Je ne savais pas que seules les prières disent la même chose aux deux bouts du temps, que les mots vieillissent comme les peaux, se chargent de plis, de vides ou de graisses. Mais quelques-uns demeurent intacts, jeunes, enfants presque. Ils semblent d’une voix qui ignore le temps. Parlerons-nous plus haut, plus juste, cette heure venue ? Pourquoi en serait-il ainsi ? Nos mots seront-ils encore articulés, ou bien des gémissements, des balbutiements ? Ferons-nous la bête lorsque l’ange glissera sur nous son aile ? Quand les vivants provisoires deviennent des morts définitifs, y a-t-il encore quelque chose à dire ? Et serait-ce là le vrai des hommes ? D’être
bien dite, la mort en serait-elle défaite ? Les hommes sont faits d’amour, de temps, de séparations, de manque. De mots, surtout. De mort, aussi, et ils le savent, mais ne veulent pas le savoir : « Les mortels, disait Bossuet, n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes. » De mort au singulier, de leur mort : étrange pronom possessif pour dire l’absolue dépossession. Mais nous sommes faits aussi de la mort des autres. Qu’ont-ils à nous dire, ces morts auxquels Baudelaire prêtait de grandes douleurs ? Comme toute parole, l’ultime nécessite l’interprétation, et ne dévoile aucune complétude. À quoi pensait ce mourant si proche, mon semblable, mon frère, lorsqu’il lâcha entre deux délires : « Il y a aussi de beaux italiens » ? Parlaitil de chevaux, sa passion officielle, ou d’hommes, selon un destin sexuel dont je n’eus jamais la certitude ? Et qu’est-ce qui me fait penser que ces mots-là n’étaient pas un autre délire ? Pourquoi sa mort approchant me fit-elle guetter parmi ses râles des mots mal formés ? Son geste des mains crispées sur d’invisibles rênes — ce n’était pas mon premier mort, mais c’était ma première agonie ; j’appris ensuite que ce mouvement était un classique du répertoire des mourants — son geste faisait encore penser aux chevaux qu’il ne maîtriserait jamais plus. Alors, je vis, plus que je ne l’entendis, car il ne parlait plus — il avait eu son heure — non le mot mort, mais son frère
14
15
CORINNE LOVERA VITALI 1.
NOUVELLE VIE roman
Il y avait un homme silencieux dans mon champ de vision nouveau-née il y avait un homme silencieux dans le champ de vision de ma mère nouveau-née, qui souriait, quoi qu’elle fasse et même lorsqu’elle criait, elle avait faim ou peur, alors il ne faisait que lui sourire, de loin, il avait promis à sa femme une bicyclette si elle parvenait à lui faire un garçon au lieu de quoi elle avait encore eu une robe, une belle quatrième robe pour ce quatrième enfant qui n’était pas un garçon mais ma mère, tenue à distance de son père par un sourire silencieux.
GALLIMARD 17
de mon beau nonno je sais une chose et son contraire, et de cette sacrée rencontre dans le noir, de ce concentré de rencontre invisible j’ignore tout tout comme vous, sauf que rien d’aussi direct ne nous advient plus après, à nous les tout juste advenus.
2.
Mon grand-père, j’aimerais pouvoir écrire Mon grandpère n’aurait jamais fait de mal à une mouche, c’est le genre de phrases qu’on écrit sur son grand-père, Mon grand-père était un honnête homme Mon grand-père était un travailleur Mon grand-père a fait le bien autour de lui Quel homme ce mon grand-père quelle bonté. Accessoirement, comme les poires ne font pas des prunes tout le bon de mon grand-père je l’aurais moi aussi. Le bon serait dans le sang il se transmettrait en même temps que le spermatozoïde du grand-père, ce spermatozoïde héros n’aurait que du bon sang à transmettre. Et puisque nous venons tous de cette rencontre dans le noir, émission réception dans le noir a dit Françoise Dolto, strangers in the night, spermatozoïde héros de mon grandpère tout le bon dans son sac à dos pénétrant quatrième ovule parfait de ma grand-mère = ma mère puis moi, bonne puis bonne. Mais cette histoire ne m’intéresse pas, ni en principal ni en accessoire, voilà ce qu’on gagne à avoir pour héros des spermatozoïdes et pour spermatozoïdes des héros, j’aimerais mieux écrire Mon grand-père était beau comme un dieu Mon grand-père était fort comme un roc Mon grand-père était sexy en diable, la tête me tourne d’y penser seulement, l’estomac me serre le cœur me bat, vite, Quel homme ce mon grand-père quelle beauté. Tout le beau de mon grand-père explosant dans ses centaines de millions de spermatozoïdes inondant chaque nuit le vagin parfait de ma grand-mère, là est la beauté, et n’est-ce pas cela la bonne beauté. À part ça 18
Isaac Bashevis Singer
OMBRES S U R L’ H U D S O N
Un
R OMAN
Traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay
MERCURE DE FRANCE
1 Ce soir-là, les invités se retrouvèrent chez Boris Makaver, dans l’Upper West Side. L’immeuble où Boris venait d’emménager lui rappelait Varsovie. Construit autour d’une immense cour, il donnait d’un côté sur Broadway et de l’autre sur West End Avenue. La fenêtre du cabinet de travail 1 — ou du bureau, comme l’appelait Anna, sa fille — ouvrait sur cette cour et chaque fois que Boris jetait un coup d’œil dehors, il aurait pu se croire revenu à Varsovie. Il y avait au milieu un petit jardin très tranquille, entouré d’une clôture légère. Pendant la journée, les rayons du soleil glissaient lentement sur le mur d’en face. Des enfants couraient et jouaient, de la fumée montait des cheminées, des moineaux voletaient en pépiant. Il ne manquait plus qu’un colporteur portant un sac de vêtements d’occasion ou un diseur de bonne aventure avec un perroquet et un orgue de Barbarie. Quand Boris regardait ce qui se passait en bas et écoutait le silence, le tumulte de l’Amérique disparaissait et il ne lui venait plus que ce qu’il appelait des « pensées européennes », paisibles, vagabondes, pleines de désirs juvéniles. Il lui suffisait de passer ensuite au salon — la salle de séjour — pour être 1. En français dans le texte.
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assailli par le vacarme de Broadway qui se répercutait jusquelà, bien qu’on fût au quatorzième étage. Il contemplait les bruyantes automobiles, les bus, les camions, il entendait le grondement du métro passant sous d’épaisses grilles et il se remettait alors à se préoccuper de ses affaires, à se dire qu’il fallait téléphoner à son agent de change, prendre rendez-vous avec son comptable. Le jour devenait brusquement trop court, il éprouvait le besoin de sortir son stylo et de griffonner dans son carnet de notes. Il pensait alors au verset de la Bible : « le Seigneur n’était pas dans le vent, ni dans le tremblement de terre ». Toutefois, dès qu’il se mettait à neiger, Broadway prenait des allures familières, presque confortables. En hiver, il fallait tirer les volets et fermer hermétiquement les fenêtres, drapées d’épais rideaux. On était précisément un soir d’hiver. Boris avait invité sa fille Anna et son gendre Stanislaw Luria à dîner, ainsi que son neveu Herman Makaver, épargné par l’Holocauste de Hitler. Herman avait quitté la Pologne pour aller combattre en Espagne dans les rangs des Loyalistes, et gagné ensuite Alger, pour réussir à se rendre plus tard en Amérique, avec l’aide de Boris. Les autres invités étaient le professeur Shrage, Hertz Dovid Grein, le Dr. Solomon Margolin — un condisciple de Boris du temps où il étudiait à la yeshiva 1 de Ger —, le Dr. Zadok Halperin et sa sœur Frieda Tamar. Avant le repas, Boris se coiffa d’une calotte et après avoir invité les autres hommes à l’imiter, fit couler de l’eau sur ses mains en récitant la bénédiction d’usage. Tout le rituel du vendredi soir était scrupuleusement observé par Frieda Tamar elle aussi. Veuve d’un rabbin allemand, elle possédait une grande culture et était l’auteur d’un livre sur le rôle des femmes dans le judaïsme. Les autres invités, eux, se comportaient comme des 1. Pour les mots en hébreu ou en yiddish, voir le glossaire à la fin du volume.
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incroyants. Boris était veuf et c’est une de ses cousines, Reytze, qui avait préparé le repas. Elle tenait sa maison depuis la mort de sa femme, vingt-trois ans plus tôt et l’avait accompagné dans toutes ses errances, de Varsovie à Berlin, et après l’arrivée au pouvoir de Hitler, de Paris à Casablanca, La Havane et finalement New York. Après le dîner, tout le monde s’installa dans le salon. Boris avait meublé son appartement comme ceux qu’il habitait autrefois à Varsovie et à Berlin avec de lourds meubles en acajou, des lustres tarabiscotés en cristal, des fauteuils et des canapés recouverts de velours, agrémentés de franges et d’appuis-tête en dentelle. Depuis qu’il vivait en Amérique, il avait acheté peu à peu de nombreux ouvrages d’exégèse rabbinique, et toutes sortes d’objets anciens, des chandeliers de Hannukah, des horloges avec le cadran en hébreu, des plats du seder, des bougeoirs du shabbat et des ornements pour les rouleaux de la Torah. Il avait même installé dans une pièce une petite maison de prière avec deux candélabres en cuivre, une Arche sainte, un lutrin et au mur, une plaque sur laquelle était gravé un verset des Psaumes invitant à la réflexion et à la méditation. Bien que dans sa jeunesse il eût changé son prénom de Borukh en Boris, parce que c’était plus commode pour ses affaires, il n’avait jamais oublié qu’il était juif. Après le massacre perpétré par Hitler, il était revenu à une pratique religieuse très stricte. Il mettait les phylactères et, drapé dans un châle de prière, récitait les prières du matin chaque jour de la semaine, sans jamais négliger celles de l’après-midi et du soir. Il s’était lié à Williamsburg avec un rabbin hassidique dont le père avait eu autrefois pour disciple son père à lui, Boris, Reb Menahem Makaver. Et il savait encore par cœur une page ou deux de la Guemara. Une fois installé au salon, il cita un des aphorismes préférés de son rabbi, « puisque de toute façon les chrétiens nous tuent, autant garder notre identité juive ». Et il ajouta : « à partir du moment où on nous massacre en tant qu’individus, pourquoi 15
FRANCIS PONGE
PA G E S D ’AT E L I E R 1917-1982 T E X T E S R É U N I S , É TA B L I S E T P R É S E N T É S PA R B E R N A R D B E U G N OT
GALLIMARD
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1917
Pages d’atelier
[AUTOPORTRAIT 1]
Encombrant, ne restant pas à sa place.Verbiage, mensonges pour vouloir trop parler, enthousiasmes naïfs à la suite des journaux, convictions sentimentales prétentieuses (et fort changeantes) cabotinages.
}
SONNET Paris vendredi soir 18 mai 19171
Heine a chanté divinement Les tristes amours du poète. Ce qu’il a fait en allemand Muse, en français que ne le faites ? Je voudrais dire les doux chants Les peines du cœur et ses fêtes Mais ma lyre, hélas, n’est pas faite Pour de si limpides accents.
ambition, désir d’originalité à Louis-le-Grand lâcheté dans l’ambition influences de la littérature non officielle à mesure que je la découvre (en commençant par Verlaine) Aimant à me tromper moi-même. (inventant des théories pour excuser mon mauvais rang à Louis-le-Grand) Sauvant tout par la bonne humeur, et la grandeur des intentions. Amour et confiance dans mes parents. Un mélange bouillonnant sans aucun élément d’originalité profonde. Tout cela fort grotesque.
Hélas ! pourquoi penser toujours ? Pourquoi raisonner les beaux jours ? Pourquoi réfléchir sans cesse. Oh ! Chanter le rêve et les pleurs, Et l’exaspérante douceur De ne pas savoir sa tristesse !
1. Francis Ponge, alors en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, écrit à ses parents : « Pour le moment je me contente de faire de la philo. Quand on est bien
entré dans un sujet, descendu à une profondeur assez grande où l’on se maintient, on se sent porté à un niveau qui vous rend supérieur à vous-même : c’est une grande jouissance intellectuelle. Il y a naturellement des moments de dépression d’autant plus marqués mais qui ont par là même plus de valeur artistique. Il m’arrive après un travail long et soutenu sur un sujet abstrait de m’endormir pour ainsi dire et de pondre en cinq minutes quelques vers qui me rendent entièrement à cet instant. Mais je ne m’y attarde pas et je reviens à ma philo.Voici la dernière de ces petites pièces écrite littéralement en cinq ou dix minutes. » 1. En tête du manuscrit et en capitales : « AVANT 1918 ».
ROBERT WA LSER
PETITS TEXTES POÉTIQUES Traduit de l’allemand par Nicole Taubes
Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre
GALLIMARD
LETTRE D’UN POÈTE À UN MONSIEUR
À votre honorée lettre, Monsieur, que j’ai trouvée ce soir sur la table, et dans laquelle vous me demandez de vous indiquer la date et le lieu où vous pourriez faire ma connaissance, il me faut répondre que je ne sais trop que vous dire. Plus d’un scrupule s’élève en moi car je suis quelqu’un, devez-vous savoir, qui ne vaut pas la peine d’être connu. Je manque totalement de politesse et mes manières sont à peu près inexistantes. Vous donner l’occasion de me voir serait vous faire rencontrer un homme qui découpe aux ciseaux la moitié du bord de ses chapeaux de feutre pour leur donner un aspect plus dépenaillé. Voudriez-vous avoir sous les yeux un pareil original ? Votre aimable lettre m’a fait très plaisir. Mais vous vous trompez en me l’adressant. Je ne suis pas de ceux qui méritent de recevoir ces sortes de politesses. Je vous en prie : renoncez dès à présent à votre souhait de faire ma connaissance. Le ton affable me sied mal. Je serais obligé d’afficher à votre endroit une affabilité d’emprunt ; et c’est ce que je voudrais éviter car je sais que je porte mal 11
l’habit des belles manières et des bonnes façons. Et puis je n’aime guère à être affable ; cela m’ennuie. Je suppose que vous avez une femme, que votre femme est élégante et qu’il y a chez vous quelque chose comme un salon. Qui utilise des expressions aussi belles et raffinées que les vôtres, celui-là a certainement un salon. Moi, je ne suis homme que dans la rue, dans les bois et les champs, à l’auberge et dans mon logis ; dans le salon de qui que ce soit, je ferais figure d’empêtré. Je n’ai jamais mis les pieds dans un salon, cette idée m’effraie ; en homme raisonnable et sensé, je dois éviter ce qui m’effraie. Vous voyez, je suis sincère. Vous êtes probablement un homme cossu et vous faites sonner des mots cossus. Pour ma part, je suis pauvre et tout ce que je dis rend le son de la pauvreté. Soit vous me heurteriez avec vos formes accoutumées, soit je vous heurterais avec les miennes. Vous n’imaginez pas combien sincèrement j’affectionne mon état, la vie que je mène. Tout pauvre que je suis, il ne m’est jamais jusqu’à ce jour venu à l’idée de m’en plaindre ; au contraire : j’apprécie si hautement ce qui m’entoure que je m’efforce sans cesse de le préserver. J’habite une vieille maison délabrée, une sorte de masure. Mais cela me rend heureux. La vue de pauvres gens et de maisons misérables me rend heureux ; pour autant j’imagine fort bien le peu de raison que vous avez de comprendre ces choses. J’ai besoin autour de moi d’une certaine pesanteur, d’une certaine masse de délabrement, de ruine et d’abandon : sinon j’ai du mal à respirer. Ma vie deviendrait un tourment si je devais être décent, distingué, élégant. L’élégance est mon ennemie et je me lancerais plutôt dans un jeûne de trois jours que de m’empêtrer dans la hasardeuse entreprise d’esquisser une courbette. Ce n’est pas là, Monsieur, l’orgueil qui parle mais un sens très développé de l’harmonie et de mes aises. Pourquoi devrais-je 12
être ce que je ne suis pas et renoncer à être ce que je suis ? Ce serait de la sottise. Si je suis ce que je suis, je m’en contente ; alors, pas de discordance, autour de moi, tout est bien. Voyez-vous, les choses sont telles qu’un costume neuf suffit à me contrarier, à me rendre malheureux ; j’en déduis que de la même façon que je déteste tout ce qui est beau, neuf et décent, de la même façon j’aime tout ce qui est vieux, élimé, usagé. Je n’ai pas spécialement de goût pour la vermine ; je n’irais pas précisément jusqu’à manger des petites bêtes, pourtant les petites bêtes ne me dérangent pas. Dans la maison où j’habite, cela grouille de vermine et pourtant j’aime vivre dans cette maison. La maison ressemble à faire peur à un repaire de brigands. Quand tout sera neuf et en état dans le monde, je n’aurai plus envie de vivre, ce jour-là je me supprimerai. Il y a une chose que je redoute carrément dans l’idée d’avoir à faire la connaissance d’une personne d’éducation, de distinction. Si je crains de ne faire que vous embarrasser et de ne pas vous être du moindre agrément, du moindre rafraîchissement, je n’en crains pas moins vivement l’éventualité inverse, à savoir (pour être totalement sincère) que vous, aussi bien, puissiez me déranger et ne pas m’être agréable ni plaisant. Il y a une âme dans la condition de tout être humain ; or vous devez absolument savoir, et je tiens absolument à vous le dire : j’apprécie hautement ce que je suis, si chétif et pauvre cela fût-il. Je tiens l’envie pour stupide. L’envie est une sorte de monomanie. Que chacun respecte la situation où il est : c’est le meilleur service à rendre à tous. En outre je redoute l’influence que vous pourriez exercer sur moi ; autrement dit, je crains l’inutile surcroît de travail intérieur qu’il me faudrait fournir pour me garder de votre influence. C’est pourquoi je ne cours pas après des gens à connaître, je n’en ai pas les moyens. Faire une nouvelle 13
RODRIGO REY ROSA
PIERRES ENCHANTÉES roman Traduit de l’espagnol (Guatemala) par André Gabastou
GALLIMARD
Guatemala, Amérique centrale. Le pays le plus beau, les gens les plus laids. Guatemala. La petite république où la peine de mort n’a jamais été abolie, où le lynchage a été la seule manifestation d’organisation sociale qui ait perduré. Ciudad de Guatemala. Deux cents kilomètres carrés d’asphalte et de béton (produit par une seule famille jouissant d’un monopole tout au long du siècle dernier). Prototype de la ville dure, où les gens riches circulent dans des véhicules blindés et où les hommes d’affaires les plus en vue portent des gilets pare-balles. La métropole précolombienne qui finança la construction de grandes cités comme Tikal et Uaxactún — sur laquelle fut construite la ville actuelle — avait connu son expansion économique grâce au monopole de l’obsidienne, symbole de la dureté dans un monde qui ignorait l’usage du métal. Ville plate, qui se dresse sur un plateau entouré de mon9
tagnes et creusé de ravins ou de gorges. Au sud-est, sur les flancs des montagnes bleues, il y a les forteresses des riches. Au nord et à l’ouest, les ravins ; et sur leurs pentes sombres, les faubourgs appelés limonadas, les décharges et les dépôts d’ordures, que des urubus pestilentiels survolent en bandes, « telles d’énormes cendres soulevées par le vent », comme l’a écrit un voyageur anglais, tandis que le sang qui s’écoule des abattoirs se mêle à l’eau des ruisseaux ou des égouts qui courent vers le fond des gorges, et tandis que les huttes de milliers de pauvres (cinq mille au kilomètre carré) glissent bon an mal an vers le fond à la suite des pluies torrentielles ou des tremblements de terre.
Ici, pour désigner une voiture, on ne dit pas automóvil ou coche (coche est utilisé pour le porc), mais carro ; le portable n’est pas un móvil mais un celular ; les murs sont couverts de pintas et non de graffiti ; un verre, c’est un trago, et au Guatemala, la gueule de bois s’appelle goma. Pour monter au dixième étage d’une « tour » — on est dans le quartier privilégié — il faut prendre el elevador. (Mais aujourd’hui, il ne marche pas.) Ici (presque) rien n’est comme on le pense. Regardez ce septuagénaire fortuné. Son plus grand orgueil est de vivre seul et il ne téléphone jamais à personne. Il a — c’est luimême qui le dit — un cœur de pierre. Sur les murs de certaines maisons luxueuses, surmontés de fil de fer barbelé, on peut lire : Bouddha creux (homo10
sexuel) ; Pierres enchantées (nom d’une redoutable bande d’enfants) ; Satan vit, mais Gerardi — martyr local de la mémoire historique — est mort. Dans les deux buvettes qui sont juste au pied de la tour de logements Bella Vista dans laquelle vous habitez (un tag Coca-Cola d’un côté, Pepsi-Cola de l’autre), il y a de la musique de mariachis et des airs tex-mex. Vous avez déjà protesté contre le bruit, mais maintenant vous savez que la musique ne vient pas des buvettes mais des voitures des clients qui se sont garés tout près et... N’oubliez pas que vous êtes au Guatemala. Une des voitures s’appelle Raptor et l’autre Liquid. On dit que, dans l’une de ces échoppes, on vend de la cocaïne en poudre et des galettes de crack. Mieux vaut ne pas protester. Les fenêtres de votre salle de séjour donnent sur la place de Berlin, au bout de l’avenue de Las Américas. Sur le béton d’une peinture murale, il y a encore, sous forme de bas-relief, la carte des deux Allemagnes. À côté, deux stèles mayas (de fantaisie) non ouvragées. Sur l’une, un enfant a dessiné un autre enfant à la peinture noire — à noter la forme rectangulaire de la tête qui suggère la coupe de cheveux militaire et le trapèze du bas qui fait penser à une soutane. Sur l’autre, quelqu’un, à l’imagination moins fertile, a écrit, il y a longtemps, en énormes caractères : FAR. Les amoureux s’embrassent et se caressent au bord du bassin, au pied des goyaviers et des pins, dans les voitures garées dans le virage qui contourne le haut du parc. Une bande de jeunes gens vêtus de jeans à pattes d’éléphant, de larges 11
BENJAMIN BERTON
P I RAT E S
PRÉAMBULE
Gênes, Italie, 20 juillet 2*** roman
GALLIMARD
Les Gladiators qui tombent entre les mains des Blockistes sont piétinés et traînesaqués à l’arrière par les Éclaireurs. Des garçons de la deuxième ligne les allongent sur le trottoir et confisquent leurs effets spéciaux : casques multifonctions, boucliers en Plexiglas, plastrons mais aussi leurs masques, PDA, leurs armes et bijoux de famille. Ensuite, les Couards leur pissent dessus à pleine bite et insultent leurs mères d’au moins deux cents noms différents. Les Tuniques blanches lancent l’offensive au coup de sifflot. Sur la Piazza Tommaseo, s’appuyant sur deux véhicules en flammes, elles coupent le cordon des forces de police et prennent en tenaille les carabiniers contre le mur qui délimite la zone rouge. Porté par l’assaut, je plonge dans les ruelles historiques, défonce les glandes d’un carabinier et me jette sur un autre pour lui arracher les yeux. Je me cramponne à son bouclier et le lui retourne dans la tronche. Le flic se brise comme du verre et répand sa carcasse de mousse et de plastique à mes pieds. LIBERA GENOVA , la rumeur transperce les murs de plomb. LIBERA GENOVA . 13
Des gamins ramassent les lacrymogènes et les balancent en contrebas de la colline avant d’être débordés. J’ai rabattu un foulard sur le bas du visage et couvert mes yeux de lunettes de plongée. Mes muscles sont en feu et tendus comme des arcs. J’évite les regroupements et navigue au gré des mouvements de foule. Avec trois types du Block et un Sardokan, nous longeons la muraille, quand nous nous apercevons que, dans notre dos, les flics ont lancé la contre-offensive. Au lieu de rebrousser chemin, nous détalons tandis qu’un Bannière noire jette un cocktail Molotov par-delà le mur. La bouteille rebondit au sommet de l’enceinte et explose à quelques mètres de nous. Nous sommes propulsés dans une contre-allée où des blessés sont étendus. Des types des Cobas cisaillent, à cet endroit, les barbelés avec des pinces et tentent d’attaquer les structures métalliques à l’arc à souder. Des Ragazzi ont sorti des bombes et tagguent toutes sortes de choses sur les murs de la Via Venetto. Faisons l’Intifada. Je tue des flics pour Jésus. Vive Oussama Ben Laden. Berlusconi = ASSASSIN, et d’autres slogans tout aussi terribles, en rose et en violet fluo. Les brigades de skaters jambonnent les mollets des soldats avec des cannes de hockey rasoir. Les jeunes se déplacent comme des serpents et les autres leur tirent dessus avec des balles en caoutchouc. Les troupes officielles sont épaulées par des blindés et des canons à eau. Les unités d’État forment la tortue pour asseoir leur progression. Tout est noyé et nous avons les pieds dans l’eau. Le sol est tapissé d’éclats de verre. Des gars qui ont tenté de placer des couillards contre la muraille se font accueillir avec de la grenaille déchire-joues et de la marmelade bouillante. Ils retombent au pied des fortifs en se 14
brisant le dos. Là, des soldats les achèvent. Les flics, par un mouvement tournant, coupent le millier de manifestants du reste de la procession. Des Blacks Americans foncent droit dans un piège. Les GI les saisissent par le col, les plaquent à terre et leur défoncent le trou du cul avec leurs matraques américaines, contondantes et flexibles. — Ça t’a plu de jeter des pierres sur les collègues ? hurle le soldat. — Communistes de merde, dit un autre. La première armée est en déroute et je regarde autour ce qui reste de forces. Nous sommes plus fragiles que des anges. Le centre historique est intact. Mais les Beaux Quartiers sont envahis des restes de gargouilles, arrachées aux immeubles et aux visages des jeunes. Des dents jonchent le sol et flottent comme des sucres dans des mares de sang. Des flics passés à tabac sont ramenés vers l’arrière. Les lacrymogènes se dispersent lentement et la bagarre marque un temps d’arrêt. Dans le ciel, les ballons de baudruche lâchés par Attac depuis le stade Carlini s’entortillent dans les barbelés. Des linges de corps grisâtres pendent effrontément des fenêtres avec de faux airs de linceul. Ceux qui n’ont plus rien remplissent leurs poches de pierres volcaniques. Certains franchissent le parapet qui sépare la route de la voie ferrée et vont s’approvisionner en caillasse et en rails. Les sorcières du Wicca ont la poitrine à l’air et hurlent en tirant des doigts aux policiers stoïques. Ce sont de belles femmes, grandes et élancées, avec des bandanas au cou et de longs cheveux qui leur taquinent les fesses. Un type du Block se lève et agite un drapeau noir audessus de sa tête. Il a la lèvre inférieure salement coupée par le milieu. Ceux qui restent de la bande forment une 15
MARIE-FRANCE IONESCO À la mémoire d’Irina Nicolau
PORTRAIT DE L’ÉCRIVAIN DANS LE SIÈCLE EUGÈNE IONESCO 1909-1994
GALLIMARD
Préambule
Ce devait être une interview... C’est devenu un portrait de l’écrivain dans le siècle, dans ses engagements et ses choix, dans ses amitiés mais surtout dans ses écrits, face à lui-même et à ses interrogations. Quand Gabriela Adames¸teanu*1 est venue à Paris, l’hiver dernier, nous avions commencé une interview au magnétophone. Affligée d’une « spontanéité lente », je lui demandai de me laisser les questions auxquelles il fut convenu que je répondrais par écrit. Entre-temps parurent le livre de Marta Petreu, Ionesco, au pays du père (Ionescu în t¸ara tata˘lui, Cluj, éd. Biblioteca Apostrof, 2001), et celui d’Alexandra LaignelLavastine, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme (PUF, 2002). Gabriela Adames¸teanu m’envoya alors de nouvelles questions concernant ces deux ouvrages qui impliquent Eugène Ionesco. C’est pourquoi les chapitres de ce texte correspondent aux questions de Gabriela Adames¸teanu qui m’ont servi de fil conducteur et amenée à considérer certains points que, personnellement, je n’aurais pas songé à traiter. 1. Tous les noms suivis d’un astérisque sont répertoriés dans Notices biographiques, p. 135.
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Ces questions étaient au nombre de six : — Eugène Ionesco « sophiste », « maniériste » ; — les origines maternelles d’Eugène Ionesco ; — l’exil ; — Eugène Ionesco à Vichy ; — Eugène Ionesco et la Roumanie ; — les relations d’Eugène Ionesco avec Cioran et Eliade. Ce parcours en « Ionesquie » m’a amenée à envisager également les étapes de sa formation spirituelle et intellectuelle, ses goûts et ses choix littéraires. D’où un septième chapitre : « Les livres phares. Les influences littéraires ». Les deux ouvrages cités étant des mises en accusation — celui d’Alexandra Laignel-Lavastine sur le ton d’un procureur et celui de Marta Petreu sur celui du règlement de comptes —, mes réponses se veulent être aussi une défense et une illustration d’un homme et d’une œuvre. C’est pourquoi j’ai choisi de donner, le plus souvent possible, la parole à Eugène Ionesco lui-même. D’où le nombre et la longueur des citations que je prie le lecteur de vouloir bien excuser. Plutôt que le soustexte, le contexte et le métatexte, je privilégie le texte. Gabriela Adames¸teanu étant celle qui m’a mis le pied à l’étrier et qui, avec Irina Nicolau, m’a poussée et encouragée dans cette entreprise, je veux ici la remercier de sa compréhension et de sa patience. Merci aussi à mes amis de longue date, Matei Ca˘linesco, Toma Pavel, Lucian Pintilie, Alain Paruit et Mircea Iorgulesco qui m’ont aidée par leurs observations et leurs conseils. Merci enfin et surtout à Mona Tsepeneag pour son aide précieuse dans l’établissement des notes. Juillet 2002
« UN GORGIAS DE BUCAREST ? » « UN SOPHISTE ? » « UN MANIÉRISTE ? »
Tout d’abord, une petite précision. Dans les dialogues de Platon, le sophiste c’est Protagoras. Voire Euthydème, le sophiste caricatural. Ce n’est pas Gorgias. Gorgias est un rhétoricien, un illustre professeur de rhétorique qui use, entre autres techniques, de sophismes pour convaincre. Ce que pratique Gorgias c’est l’art de persuader, ce qu’il défend et enseigne c’est l’éloquence démonstrative, que la cause soit juste ou injuste. Pour les disciples de Gorgias, le juste se confond d’ailleurs avec la loi du plus fort. Le sophiste et le rhétoricien se rejoignent néanmoins dans la mesure où ce qui compte pour eux, ce que tous deux recherchent c’est la perfection formelle. Peu importe le contenu moral ou tout simplement existentiel qui, pour eux, n’existe pas ou n’a pas à être pris en compte. Sophistes et rhétoriciens pratiquent l’art de convaincre, l’art de la persuasion par la perfection de la forme. La forme pour elle-même, la forme pure indépendante de toute implication existentielle, hors de toute responsabilité, de tout engagement spirituel, éthique ou affectif. Or, pour qui connaît un tant soit peu Eugène Ionesco, il est 9
Jenny Aubry 1. La santé mentale de l’enfant en bas âge dans un hôpital parisien1
Psychanalyse des enfants séparés Études cliniques (1952-1986) Texte édité et préfacé par Élisabeth Roudinesco
Les facteurs qui influencent la santé mentale de l’enfant sont nombreux et complexes. Aussi est-il important de savoir dans quelle mesure une action préventive permettrait d’éviter l’apparition de troubles du comportement chez l’enfant. Durant les six premières années de sa vie, un enfant doit franchir un certain nombre d’étapes et adapter ses besoins aux exigences de la réalité et de la vie sociale. Au fur et à mesure que se développe la maturation de son système nerveux, de sa motricité et de son intelligence, il apprend à marcher, à contrôler ses sphincters et à acquérir la maîtrise de ses besoins corporels. Mais il doit aussi être capable de différencier les sexes, d’entrer à l’école et d’établir des relations interpersonnelles avec des adultes et des enfants en dehors de son milieu familial. En outre, 1. Publié sous le titre « De quelques problèmes concernant la santé mentale de l’enfant de 1 à 6 ans dans un hôpital parisien », et sous le nom de Jenny Roudinesco dans la Revue de l’infirmière et de l’assistante sociale, 2e année, 4 avril 1952, p. 1-3. Observation réalisée à la Fondation Parent de Rosan. Durant l’entre-deux-guerres, Jenny Aubry avait publié plusieurs articles médicaux sur des questions équivalentes. Cf. notamment, Jenny Roudinesco et Madeleine Violet, « Recherches sur le niveau intellectuel d’écolières parisiennes », Groupement d’études de neuropsychopathologie infantile, 1939.
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Psychanalyse des enfants séparés
La santé mentale de l’enfant en bas âge...
il doit souvent accepter la venue d’un nouvel enfant dans son foyer. Ces étapes, il ne peut les franchir, dans notre civilisation, que grâce à la présence stable d’un couple parental qui, tout en le protégeant et en lui assurant sa sécurité, le regarde comme un sujet en passe de devenir autonome. L’expérience des guidances infantiles montre que tous les cas graves de troubles du comportement chez le jeune enfant ont pour origine une perturbation du lien affectif de celui-ci avec ses parents et surtout avec sa mère. Dans un certain nombre de cas, cette perturbation est d’ailleurs consécutive à des troubles de la personnalité des parents eux-mêmes. D’où la nécessité d’intervenir par un traitement à la fois de l’enfant et du parent, dont l’attitude peut être nocive pour celui-là. Dans de telles pathologies, les seules mesures efficaces sont des mesures thérapeutiques, dont on connaît le prix élevé, la longueur et les difficultés. Dans d’autres situations, ce sont des circonstances fortuites qui entraînent des traumatismes : telles la mort d’un parent, une séparation, comme nous en avons vu si souvent pendant la guerre, mais aussi une maladie grave et douloureuse, notamment quand elle porte atteinte à l’intégrité corporelle. Sans doute, dans ces cas, une parfaite compréhension du problème de l’enfant peut-elle atténuer les effets du traumatisme ? Mais il s’agit, là encore, de thérapeutique et non de prévention. En revanche, lorsque la personnalité des parents paraît raisonnablement stable et équilibrée, sans problème d’importance majeure, il faut tenter d’élucider les causes des troubles du comportement de l’enfant. Car on peut alors espérer, non seulement y remédier assez rapidement, mais prendre des mesures préventives qui permettent de les éviter. Au premier chef, il importe de connaître la proportion des cas justiciables de cette action préventive.
L’étude présentée ici ne prétend pas apporter une réponse à cette question, valable pour toute la France, et elle n’est donnée qu’à titre d’exemple de la contribution que pourraient apporter les psychiatres d’enfants aux problèmes de la santé mentale. Nos observations ont été recueillies à l’hôpital Ambroise Paré, à Paris, dans le cadre d’une consultation externe de psychiatrie infantile et d’un centre de traitement psychothérapique. Le recrutement diffère un peu de celui des Child Guidances britanniques et américaines1. Car les enfants dont nous avons la charge ne sont pas adressés au centre en vue d’un traitement. Ils y sont envoyés ou déposés parfois par des médecins et parfois par les services de protection maternelle et infantile. Ouvriers, fonctionnaires ou petits employés, les parents viennent demander un diagnostic et des conseils sans savoir qu’un traitement psychothérapeutique peut être mis en œuvre. La consultation fonctionne donc comme un centre de diagnostic de « triage » des cas justiciables d’un traitement de longue durée. Parmi les dossiers établis depuis deux ans, nous en avons retenu trente-deux dans lesquels les renseignements recueillis ont paru suffisamment complets pour répondre au but de cette étude. Les cas compliqués de lésions neurologiques ont été éliminés. Dans seize cas, soit 50 %, les troubles de la personnalité
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1. Centres de guidance infantile : Centres médico-psychologiques réunissant des psychologues, des psychanalystes, des pédagogues, des rééducateurs ayant à charge de s’occuper des enfants dits « inadaptés ». Ces centres se sont considérablement développés durant l’entre-deux-guerres aux États-Unis et en Grande-Bretagne sous l’influence de la psychanalyse. En France, le véritable essor de ces centres date des années 1950. On appelle Centre médico-psychopédagogique (CMPP) un établissement public ou privé où sont accueillis des enfants ou des adolescents en difficulté scolaire. Sur cette question, on se reportera au chapitre 7 du présent ouvrage : « Adolescents en internat. »
JEAN-LOUIS BEAUCARNOT
Qui étaient nos ancêtres ? De leur histoire à la nôtre
ÉDITIONS FRANCE LOISIRS
Introduction La grande fresque de nos aïeux : laissez tomber Ramsès II !
Avant de vous demander qui étaient vos ancêtres, vous êtes-vous d’abord posé la question de savoir combien vous en aviez ? Cette première question est essentielle. Sa réponse modifiera singulièrement le sens de cette interrogation. En vérité, nous avons tous, vous avez, des milliers, des millions, des milliards, des milliards de milliards d’ancêtres... Vous avez deux parents et quatre grands-parents. Ces quatre grands-parents en avaient eux-mêmes quatre, qui en avaient autant... Vous avez compris : le nombre de vos ancêtres double à chaque génération : 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256, 512, 1 024, 2 048, 4 096... ce qui veut dire, qu’un homme ou une femme de quarante ans est pourvu de quelque 256 ancêtres adultes sous la Révolution et de plus de 4 000 aïeux vivant sous le règne de Louis XIII, époque moyenne jusqu’à laquelle, en France, un amateur de généalogie peut espérer pouvoir remonter sa filiation. À ce rythme, vous allez vous retrouver pourvu de 134 217 728 ancêtres à la 27e génération, sous le règne de
QUI ÉTAIENT NOS ANCÊTRES ?
INTRODUCTION
Saint Louis, et de plus de seize mille milliards d’ancêtres contemporains de Charlemagne ! Autrement dit, vous aviez alors plus d’ancêtres que la terre ne portait d’habitants... Aberrant ? Non ! Seulement théorique... Disons, pour relativiser les choses, qu’à cette époque vous ne deviez compter, tout au plus, qu’un ou deux millions d’ancêtres différents, parce que des mariages entre cousins (à des degrés éloignés et évidemment ignorés des intéressés) font que certains couples d’aïeux se retrouvent fatalement plusieurs fois (parfois des centaines) dans votre arbre généalogique. Cela signifie aussi que vous descendez de quasiment tous les couples féconds ayant vécu à ces époques. C’est ainsi que l’on peut dire que neuf Français sur dix descendent de Charlemagne luimême, ce que nombre de généalogistes arrivent à établir, y compris pour des familles des milieux les plus modestes. Si un jour votre barbe se met à fleurir, ne vous étonnez donc pas !
breuses chansons de geste dont il est le héros. Entouré de ses douze pairs, il trône en vieux roi invincible et plusieurs fois centenaire, et ne peut donc être que barbu. La barbe n’a-t-elle pas en effet toujours été considérée comme symbole de virilité, de courage et de sagesse ? Dans l’Antiquité, les dieux comme les guerriers étaient barbus, et qui était imberbe portait des postiches, comme le faisaient les rois et les dieux de l’Égypte. Au Moyen Âge, les neuf preux portent une barbe d’or en témoignage de leur héroïsme et de leur inspiration... La Chanson de Roland parle donc de « barbe fleurie », pour mieux évoquer l’image d’une barbe blanche et longue. On retrouve ici un autre symbole, celui des nattes et des tresses – les barbes postiches égyptiennes étaient tressées –, symbole du lien avec le ciel et le divin. En 1165, les Allemands firent canoniser Charlemagne. Bien qu’effectuée par un antipape, cette « promotion » a été respectée par l’Église et sa fête, le 28 janvier, était autrefois célébrée dans toutes les écoles, à commencer par l’Université de Paris, dont il était le patron. On a seulement oublié que cet homme ne savait ni très bien lire ni très bien écrire et qu’il ne parlait ni latin, ni grec, mais le tudesque, un ancien idiome allemand de sa région natale, puisqu’il serait né à La Préalle-les-Herstall, en 742.
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La barbe de Charlemagne fleurissait-elle vraiment ? La très longue durée de son règne (quarante-six ans) et son couronnement comme empereur d’Occident ont contribué à faire de Charlemagne un véritable mythe : soixante-dix ans après sa mort, un moine de SaintGall écrivant sa biographie affirmera que ses yeux lançaient de tels éclairs qu’en sa présence les gens s’évanouissaient. De là à le doter de barbe, le pas fut vite franchi... En avait-il une ? Il est impossible de le savoir, étant donné qu’il n’existe aucun portrait du grand empereur, pas plus, d’ailleurs, que de nos anciens rois : le premier dont les traits nous sont connus est Jean II le Bon, peint vers 1359. Mais qu’importe, la barbe s’est vite imposée aux biographes de Charlemagne comme aux auteurs des nom-
Tout cela est d’autant plus plausible que cette formidable multitude d’aïeux était largement dispersée, tant à travers la société que l’espace. Une dispersion qui confirme pleinement l’affirmation de La Bruyère selon laquelle « tout homme descend d’un roi et d’un pendu ». Mille circonstances de l’histoire des familles, où les réussites sociales ont toujours alterné avec les ruines et les régressions, vous donneront en effet des ancêtres très divers. Toute personne vivant aujourd’hui compte forcément parmi sa généalogie quelques ancêtres ayant appartenu aux classes dominantes. Une aïeule née à la
Jean-Yves Tadié
REGARDE DE TOUS TES YEUX, REGARDE ! JULES VERNE
Gallimard
L’ancre et le phare
Enfant, le suis-je resté moi-même, pour écrire sur cet auteur que j’avais lu en entier entre dix et treize ans ? Je me sens par la mémoire, l’imagination, la joie ou la souffrance, contemporain de tous les âges de ma vie. Il suffit de retourner dans notre sous-marin intérieur, de faire entrer l’eau du passé dans les ballasts, et nous revoici à contempler par les hublots les profondeurs du temps. Proust reclus dans sa chambre, Cocteau l’avait comparé à juste titre au capitaine Nemo, enfermé dans son Nautilus. Comme lui, il régnait sur le monde, et les eaux de l’océan figurent celles où s’enfonce la pensée. Je sens un « allons plus loin », écrivait Proust, qui ne s’arrêtait que, comme le Nautilus, lorsqu’il avait touché le fond. C’est alors qu’on jette l’ancre, but du voyageur, qui orne les trois plus gros et plus beaux volumes de la collection Hetzel. C’est alors qu’on songe au phare, qui éclaire tous les autres tomes, rêves des 7
collectionneurs, des spéculateurs et des vieux enfants. Par un hasard étrange, c’est le titre qu’on a donné à la dernière histoire, laissée inachevée, du maître de Jules Verne, Edgar Allan Poe. Ce livre n’a pas été fait, il a été récolté, pourraisje dire comme Proust dans Jean Santeuil. On ne trouvera pas ici une démonstration, mais plutôt le dialogue entre trois personnes d’inégale importance, Jules Verne, qui prend toute la place, et, sur deux petites chaises, moi, et l’enfant que j’ai été, celui qui lisait, c’est peu dire, qui dévorait les Voyages extraordinaires avec passion, le matin avant de partir pour l’école, le soir en prenant sur les heures de sommeil, le jeudi, le dimanche, et en vacances. L’auteur de Deux Ans de vacances a occupé toutes les miennes pendant trois ans. Il n’y avait pour moi, dans cette merveilleuse collection, ni chef-d’œuvre, ni roman manqué. Pratiquant alors ce que les Cahiers du cinéma ont appelé la politique des auteurs, Vingt Mille Lieues sous les mers ou Claudius Bombarnac, je mêlais tout dans une seule vague, comme s’il s’agissait d’un seul texte. Darius Milhaud raconte avoir voulu attirer l’attention de son professeur au Conservatoire sur une erreur de Debussy, et s’être entendu répondre : « Monsieur, Debussy ne peut pas se tromper. »
L’adulte a perdu cet esprit d’enfance, surtout lorsqu’il est devenu un lecteur professionnel. Un professeur ne cesse d’analyser ; il démonte le jouet qu’il ne sait plus remonter. Aussi est-il rarement romancier, ou il rate ses romans. Glacé par le regard sur soi, il devient peu à peu incapable de fabuler. Raconter une histoire « dont le propre est d’être longue », a dit Stevenson, voilà ce qu’ont su faire tous les romanciers. Or, Jules Verne est un prodigieux inventeur de fables (même s’il lui arrive, à partir des années 1880, de répéter une intrigue), en même temps qu’il agrandit considérablement le monde réel, visée des autres écrivains, à l’échelle de la planète. Il y avait déjà beaucoup de romanciers de l’histoire, presque aucun de la géographie. Nulle étude n’y menait d’ailleurs Verne, juriste manqué, auteur et secrétaire de théâtre chantant. Il découvre sa véritable vocation, comme Balzac, après dix ans de tentatives malheureuses ou secondaires. Tout est né sans doute d’anciens rêves de voyages inassouvis. Il dit n’avoir, quoique nantais, vu la mer qu’à douze ans. Mais un beau jour il a appris à naviguer : il prend le paquebot Great Eastern pour traverser l’Atlantique ; il possède successivement trois yachts. Ensuite, il n’a plus eu qu’à nourrir des voyages qu’il avait faits ceux qu’il ne ferait jamais. Un notable amiénois, au fond de la terre
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Alain Spiess Lillets
RUINE roman
Gallimard
Attablé à l’Auberge de la Côte depuis très exactement une heure de l’après-midi, le regard fixé sur la photographie de la baleine échouée sur la plage de Luc-sur-Mer, je ne pouvais imaginer que ce repas offert sans raison par Sebain allait se terminer par la plus incroyable des débandades. Ma sœur Catherine, installée dans son bureau de la petite société Finances et Conseil, créée contre l’avis de notre mère, balayant ma perplexité et mes hésitations, m’avait enjoint de répondre favorablement à cette invitation et, agacée je suppose par mon silence, supposant déjà une nouvelle réticence de ma part, avait dit que si l’on ne pouvait compter que sur moi, on ne serait rien, on n’aurait rien à présent, entamant son discours favori sur ma médiocrité, ma pusillanimité, mon détestable manque d’ambition, hérité de notre mère, disait-elle, qui avait été unique15
ment préoccupée de sa tranquillité, se plaignant invariablement de sa fatigue, refusant toute visite par crainte du dérangement, soucieuse avant tout de son repos jour après jour. Tu iras, avait donc dit ma sœur quand je lui avais fait savoir que Sebain, qu’elle avait invité au restaurant Chez Allard, rue de l’Éperon à Paris, le soir même de la signature du rachat de la Société civile des Eaux de Clarbec par notre société Finances et Conseil, avait insisté pour nous recevoir chez lui en quelque sorte, avait-il dit, tu iras et tu m’excuseras, avait-elle ajouté, puisque le lendemain même elle partait pour sa villégiature d’été à Beyrouth. Une fois installé dans la salle de restaurant de l’Auberge de la Côte, où, à la table derrière moi, une petite fille en robe blanche entre ses parents et ses grands-parents fêtait ses sept ans, comme j’allais le remarquer au moment où le magnifique gâteau avec ses sept bougies serait apporté, je continuais d’appréhender ce déjeuner provincial, sans pouvoir toutefois imaginer, bien sûr, l’extravagant sauve-qui-peut auquel il allait donner lieu, car j’avais gardé un souvenir désastreux de notre dîner parisien, au cours duquel ma sœur Catherine avait vainement essayé
d’animer une conversation morose et languissante, tandis que Sebain, les yeux fixés sur son assiette, n’avait relevé sa tête aux joues rougies que pour répondre en bredouillant quelques mots pas toujours compréhensibles. Tête baissée dans son assiette dans la salle du restaurant Chez Allard, rue de l’Éperon à Paris, où ma sœur Catherine avait tenu à l’inviter, il avait séparé la selle d’agneau des légumes, avant de commencer à couper la viande en trois ou quatre morceaux qu’il avait fait circuler dans la sauce, puis il avait recoupé chacun de ces morceaux en deux, les avait mâchés l’un après l’autre sans hâte, sans relever la tête, et c’est à ce moment-là, entre la viande et les légumes — littéralement mangés comme un somnambule, dit ma sœur Catherine quand elle raconte le sinistre dîner de Chez Allard — et c’est à ce moment-là, entre l’agneau et les légumes, que j’avais remarqué les gouttes de transpiration qui perlaient au-dessus de sa lèvre supérieure. Il m’avait demandé de venir le chercher à douze heures trente précises, parce qu’il avait retenu une table dans un restaurant du bord de mer pour treize heures, et à treize heures précises nous entrions dans la salle à
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Ghislaine Trabacchi avec la collaboration de Éric Kloeckner, psychologue clinicien
SAVEZ-VOUS DIRE NON ?
Dire non à la tentation Julie déprime, elle mange trop. Toutes les fois où elle n’a pas le moral, Julie se jette sur la nourriture et grossit à vue d’œil. Pourtant, elle a un métier sérieux, un mari sérieux et une vie sérieuse. Tout cela la rassure... mais Julie s’ennuie à mourir. En fait, elle suit une voie toute tracée par ses parents mais qui ne lui convient pas vraiment, elle qui rêvait d’être danseuse. Enfant, Julie n’a jamais réussi à s’opposer à ses parents : soumise, elle a appris à leur dire oui tout le temps pour leur faire plaisir. Et aujourd’hui, elle continue. Trop souvent, nous ne nous écoutons pas : nous refusons de prêter attention à notre petite voix intime. Nous occultons notre rêve, notre chemin secret, et passons à côté de notre vérité profonde. Cette dépendance à la vie qui nous est tracée par d’autres peut nous conduire à bien d’autres dépendances : nourriture, jeux, argent, sexe, achats... À l’opposé, certains ne s’autorisent jamais à lâcher prise. Sous la maîtrise et le contrôle de leurs actes parfois jusqu’à l’obsession, ils ne disent jamais oui au plaisir, jamais oui à la vie et à ses hasards. Apprendre à s’écouter et à se réconcilier avec l’enfant qui dort en nous, apprendre à s’affirmer dans un monde de tentations infinies sans toutefois s’y perdre, apprendre à jouir de la vie sans se mettre en danger... quelques tests et exercices pour s’affirmer sur le chemin de l’estime de soi.
Flammarion
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TEST I SAVEZ-VOUS GÉRER VOS PETITES FAIBLESSES ? Des petites faiblesses, on en a tous. Savourer un bon repas. Déguster un bon vin. Aimer faire l’amour. Rien de plus normal. Mais certains sont des adeptes de l’excès et de la démesure : ils craquent et culpabilisent par la suite ! Ceux-là ne savent pas dire non au petit diable qui sommeille en eux. À l’opposé, d’autres sont d’une grande sévérité envers eux-mêmes et ne s’autorisent jamais le moindre écart. Ces derniers sont incapables de dire non à leur gendarme intérieur qui sans cesse semble les surveiller. Alors, pour savoir si vous savez dire non avec mesure à vos petites faiblesses, testez-vous.
1 Pour vous, la gourmandise c’est : A. Un petit défaut... mais qui n’en a pas ? B. Un aveu de faiblesse. C. Un péché mignon.
Votre réponse :
A
B
C
2 Votre mère vous a cuisiné votre plat préféré. Vous vous servez : A. Encore, encore et encore un peu pour finir. B. Point trop n’en faut... pas question de prendre un kilo. C. Généreusement, c’est tellement bon.
Votre réponse :
A
B
C
3 La nourriture, vous y pensez : A. Quand vous avez faim. B. Sans arrêt. C. À heure régulière, au moment des repas. Votre réponse :
A
B
C
B
A
B
C
7 L’amour rend aveugle : A. C’est tout vous. B. Pas de problème, vous avez acheté des verres protecteurs. C. Sourd, muet et parfois stupide aussi.
Votre réponse :
A
B
C
8 Que pensez-vous des jeux d’argent et de hasard ? A. Si l’on joue gros, ça peut rapporter gros. B. 100 % des gagnants ont joué, pourquoi pas moi ? C. C’est pour les nigauds.
Votre réponse :
A
B
C
9 Aux jeux d’argent, vous êtes capable : A. De ne pas mettre une noisette. B. De laisser quelques cacahuètes. C. D’y perdre des plumes. Votre réponse :
A
B
C
10 Au volant, la limitation de vitesse, c’est : A. Pour les autres. B. La loi, c’est la loi ! C. Une mesure utile contre les accidents. Votre réponse :
A
B
C
A. Danger. B. Excitation. C. Permis de conduire.
A. En bonne compagnie. B. Tous les prétextes sont bons. C. Pour une grande occasion.
A
Votre réponse :
11 Pour vous, le mot vitesse est synonyme de :
4 Boire un verre, c’est agréable :
Votre réponse :
Savez-vous dire non ?
6 La sexualité, c’est : A. Épanouissant. B. Avilissant. C. Obsédant.
C
Votre réponse :
A
B
C
5 Faire l’amour, vous y songez :
12 Votre consommation de cigarettes se rapproche de :
A. À chaque instant. B. Quand il y a du désir dans l’air. C. Pour l’hygiène.
A. Un paquet par jour ou plus. B. Une de temps en temps pour le plaisir. C. Jamais, trop mauvais pour la santé.
Votre réponse :
A
B
C
Votre réponse :
A
B
C
"O &OWLER
3CEPTICISME #IE 4RADUIT DE L ANGLAIS PAR 0HILIPPE 2OUARD
02/,/'5%
,A &LORIDE ÏTAIT LE PLUS GROS PRODUCTEUR DE MANDARINES AU MONDE ,A PRODUCTION ATTEIGNAIT Ì LA lN DES ANNÏES VINGT MILLIONS DE CAISSES PAR AN /RANGE #ITY PETITE AGGLOMÏRATION DU SUD DE LA &LORIDE COMPTAIT EN ÊMES EXAC TEMENT , UNE D ENTRE ELLES AVAIT Ì CETTE ÏPOQUE UN LIEN OCCASIONNEL AVEC LE COMMERCE MANDARINIER ELLE S APPELAIT $APHNE 3TEPHENSON $APHNE ÏTAIT CAISSIÒRE DANS L UN DES DEUX SUPERMARCHÏS D /RANGE #ITY QUI APPARTENAIENT DEPUIS QUARANTE ANS Ì LA FAMILLE $AVIES $APHNE 3TEPHENSON AVAIT ÏTÏ AU LYCÏE AVEC "OB $AVIES "OB $AVIES AVAIT HÏRITÏ LES DEUX SUPERMARCHÏS D /RANGE #ITY EN
'ALLIMARD
)LS S ÏTAIENT PELOTÏS UN PEU DERRIÒRE LE GYM NASE $APHNE ET "OB DANS LEUR JEUNESSE
$APHNE AVAIT UNE PARTICULARITÏ SA MÊCHOIRE INFÏRIEURE SE DÏCROCHAIT 0OP 4ROIS FOIS ELLE DUT SE DÏFAIRE DE L ÏTREINTE AMOUREUSE DE "OB $AVIES POUR REMETTRE DU BOUT DES DOIGTS SA MANDIBULE EN PLACE $APHNE 3TEPHENSON ÏTAIT ÏGALEMENT SUJETTE Ì DES CRISES D ÏPILEPSIE #OMME SAINT !NTOINE LE SAINT PATRON DES PLAQUES D URTICAIRE #OMME *ÏSUS #HRIST #OMME LE PROPHÒTE -AHOMET ,E JUIN ELLE EUT UNE ATTAQUE PENDANT SON TRAVAIL "OB $AVIES N APPELA PAS UNE AMBU LANCE MAIS SON PASTEUR QUI DIVINE PROVIDENCE FAISAIT AU MÐME MOMENT SES COURSES AU RAYON DES VIANDES SURGELÏES ,E PRÐTRE UN DÏNOMMÏ 3TEPHEN , *ONES ÏTAIT DIPLÙMÏ ÒS THÏOLOGIES DE L ³COLE "IBLIQUE 8ÏNOPHOBE DE 0ORTLAND EN /REGON Oá RIEN N ÏTAIT PLUS PASSIONNANT CHAQUE SAMEDI SOIR QU ÏCOUTER RONmER LE PROFESSEUR 7ATMOUGH DANS LE VAIN ESPOIR QU IL ÏMETTRAIT DANS SON SOMMEIL QUELQUE PAROLE PROPHÏTIQUE 3TEPHEN , *ONES LIVRA SON DIAGNOSTIC $APHNE 3TEPHENSON ÏTAIT POSSÏDÏE PAR UN DÏMON 5N DÏMON DE MOYENNE ENVERGURE )L SE MIT EN DEVOIR D APPLIQUER UN TRAITEMENT DONT LES PREUVES N ÏTAIENT PLUS Ì FAIRE
)L COMMEN A PAR RÏCITER DES PRIÒRES TANDIS QUE $APHNE 3TEPHENSON LA BAVE AUX LÒVRES ET SAISIE DE FURIEUSES CONVULSIONS TOMBAIT DE SA CHAISE /N FERMA LE TIROIR CAISSE ,A MÊCHOIRE DE $APHNE SE DÏCROCHA , ÏTAT DE $APHNE S AGGRAVANT ON PRIT DES MESURES PLUS RADICALES 3TEPHEN , *ONES RETROUSSA SES MANCHES ET ENTREPRIT DE LA FRAPPER SUR TOUT LE CORPS AVEC UNE CUISSE D AUTRUCHE SURGELÏE , AUTOPSIE DE $APHNE 3TEPHENSON RÏVÏLA QUATRE CÙTES BRISÏES UN BRAS CASSÏ ET UN TRAU MATISME CRÊNIEN #E DERNIER LUI FUT FATAL ,E BON PASTEUR S EN ALLA AVEC QUATRE SACS DE PROVISIONS "OB $AVIES DISSIMULA LE CADAVRE DE $APHNE 3TEPHENSON DANS LA CHAMBRE FROIDE /N ROUVRIT LE TIROIR CAISSE ,A POLICE DÏCOUVRIT LE CORPS ET RECUEILLIT LES DÏCLARATIONS DES TÏMOINS )L NE LUI RESTAIT PLUS QU Ì PROCÏDER Ì L ARRESTATION DU COUPABLE %NTRE TEMPS LE PRÐTRE ET SES lDÒLES DONT "OB $AVIES S ÏTAIENT BARRICADÏS Ì L INTÏRIEUR DE LEUR ÏGLISE 5N CLASSIQUE # ÏTAIT UNE PETITE ÏGLISE BÊTIE SUR UN TERTRE ET ENTOURÏE DE PEUPLIERS ET D UNE CLÙTURE PEINTE EN BLANC )L Y AVAIT TRENTE CINQ ESPÒCES DE mEURS
Mary Jane Clark
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Si près de vous
´ DITIONS FRANCE LOISIRS E
— Elisa ! J’ai trouvé, mais il faut faire vite, c’est une affaire en or, pressa Louise Kendall, coupant court à toute objection. Elisa Blake ne put masquer son excitation fébrile. Elle jeta un œil à sa montre et pivota nerveusement sur son fauteuil en cuir noir. De l’immense baie vitrée qui la séparait du studio, elle voyait s’affairer les techniciens en contrebas. Ils préparaient le plateau pour l’enregistrement du journal télévisé. — Mais Louise, enfin, tu n’y penses pas ! Pas maintenant, tenta Elisa sans conviction. Son ton faussement plaintif n’eut aucun effet sur son interlocutrice. — Il le faut, Elisa. Ecoute, cette maison est faite pour toi. A l’agence, on vient juste de signer les accords avec le propriétaire et demain elle sera officiellement mise en vente. Tout le monde va se jeter dessus. Crois-en mon expérience, le marché immobilier est sans pitié, tu peux être sûre que demain, à la même heure, la maison aura trouvé de nouveaux acquéreurs. Louise parlait en professionnelle avisée et Elisa le savait. Depuis quelques semaines, celle-ci s’était résolue à chercher un nouveau logement, mais chaque nouvelle offre exigeait une réponse quasi immédiate. Les transactions immobilières se concluaient en effet à une vitesse décourageante dans le comté de Bergen. Elisa commençait vraiment à désespérer de trouver un endroit tranquille où vivre avec sa fille Janie. Leur appartement new-yorkais était suffisamment spacieux et confortable mais, depuis les récents événements survenus dans sa vie privée, elle tenait à changer d’envi19
ronnement, même si cela impliquait de quitter la capitale culturelle du pays. A l’autre bout du fil, Louise ne lâchait pas prise. — Autre chose, Elisa. J’ai oublié de te dire que la maison est inoccupée. Sans compter qu’ils viennent de construire une école maternelle dans le quartier. Tu pourras y inscrire Janie dès la rentrée prochaine. Pas de doute, Louise Kendall constituait bien l’élément moteur du Million Dollar Sales Club, pensa Elisa. Un sens inné de la vente immobilière. — Bon, écoute Louise, voilà ce que je peux faire : après la diffusion du journal, je vais récupérer Janie et on se retrouve là-bas à 20 heures. — Génial ! s’exclama Louise, triomphante. Il fera encore assez jour pour faire le tour du propriétaire. Je sens que tu vas avoir un coup de cœur pour ce bijou, Elisa. Je me charge du contrat et toi, amène ton chéquier.
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de la journée, plus rien n’importait vraiment. Même agressives, les protestations des clients le laissaient indifférent. Un mélange de fascination et de colère s’emparait de lui dès qu’Elisa Blake apparaissait à l’écran. Sa manière de ne pas se figer derrière le bureau comme les présentateurs masculins des chaînes concurrentes l’exaspérait. Elle arpentait en effet le plateau, obligeant la caméra à suivre ses déambulations. La chaîne avait beau nier l’évidence, les records d’audience enregistrés par le journal étaient le fait de cette brunette svelte et élancée, au charme irrésistible. Avec un aplomb naturel, elle observait un rituel savamment orchestré : de l’accueil chaleureux des téléspectateurs, elle passait à l’énumération cadencée des principaux titres du jour, puis rejoignait sa place sur le rythme trépidant d’un jingle. Ce soir, Cornelius n’aimait pas le tailleur qu’elle portait. Trop courte, la jupe ! Ne l’avait-il pas prévenue à ce sujet ? Les yeux du barman ne quittaient pas les cuisses découvertes de la présentatrice. Il lui avait précisé ce qu’elle risquait à jouer des jambes comme ça. — Elle aurait dû m’écouter, siffla-t-il, mâchoire serrée.
Le Like It Rare, bar-restaurant situé à deux pas du tunnel Lincoln, dans le New Jersey, affichait complet. Comme toujours aux alentours de 18 h 30, les habitués de l’établissement rouspétaient lorsque le barman se hissait jusqu’au poste de télévision pour changer de chaîne. C’était l’heure où Elisa Blake assurait la présentation du journal télévisé. — Allez, Bidoche, c’est nul ! Remets le catch. — Bordel, Bidoche ! On vient ici pour oublier ce qui se passe ailleurs et faut toujours que tu nous bassines avec tes actualités ! — Laissez tomber les gars. Vous avez pas encore compris ? Cornie en pince pour Elisa Blake et rien n’y fera, y changera pas de chaîne. Effectivement, pour Cornelius Bacon, à cette heure
Peu avant la fin du générique, Elisa dégrafa son micro et remercia l’équipe technique et tout le personnel pour leur professionnalisme. Elle n’avait rien trouvé à redire. Alternance parfaite de reportages et de directs, pas de noms écorchés ni d’erreurs dans le lancement des visuels. Bref, un produit bien ficelé, propre à satisfaire les abonnés. — Bon boulot, assura Range Bullock, producteur délégué, depuis la régie.
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Paule Constant
Sucre et secret
Gallimard
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Je commençais à décrire cette femme qui se maquille avant d’assister à une exécution quand le juge Edward m’a interrompue : — C’est la femme en noir ! Elle s’était rendue célèbre dans toute la Virginie par sa curiosité fanatique pour les condamnés à mort, ses amours ravageuses et ses démarches forcenées pour assister aux exécutions. — Voir l’ombre de la femme en noir, c’est sentir l’aiguille dans sa veine, m’a dit le juge Edward en souriant, dicton local ! La femme de mon livre n’a pas de nom. Elle n’est pas encore habillée. Elle porte un soutiengorge et, par-dessus, une combinaison de nylon. Elle ne se maquille pas nue, à son âge non. Elle ne veut pas apercevoir dans le miroir son corps épaissi alors qu’elle apprête son visage. Elle passe une couche d’un bleu criard, presque électrique, sur ses paupières. Elle se maquille l’œil pour le dernier regard du condamné, qui finira 13
au centre de sa pupille, en plein dans son iris marron, dans le blanc de son orbite, sous la paupière lourdement bleue. — Vous vous intéressez à la peine de mort ? m’a demandé le juge Edward. Je m’intéresse à l’œil qu’une femme maquille avant de se rendre à une exécution. Vingt-deux heures, entrée principale, invitation obligatoire, papiers d’identité. Présence recommandée une heure à l’avance. Tout mon projet est dans cette prunelle, dans le visage fardé d’une femme qui n’est plus jeune et qui se livre dans la chambre d’un motel à une cérémonie rituelle. Elle a posé sur le lit la robe qu’elle a rapportée du pressing dans une housse de plastique transparent. J’imagine qu’elle s’habillera au dernier moment pour ne pas tacher l’encolure avec du fond de teint. J’ai demandé au juge Edward s’il lui semblait possible qu’au tout dernier instant, juste au moment de l’injection, une femme puisse plaquer son visage contre la vitre de la salle des témoins pour être vue du condamné. Il ne le pensait pas. La salle de Greenleaves était garnie de glaces sans tain, une rambarde de sécurité écartait les témoins de la vitre et les sièges étaient scellés. Le professeur Philip précisa que la demiheure que durait l’exécution plongeait les spec-
tateurs dans une telle angoisse qu’ils disparaissaient en eux-mêmes. — Ils se racornissent, se ratatinent, se raidissent. Ils accompagnent et miment la mort. Ils retiennent leur souffle comme s’ils ne devaient plus jamais respirer. La plupart ferment les yeux, ils les baissent tout au moins. Tout le monde se tait. Ce ne sont pas les mêmes qui assistent à la mort et qui manifestent. Ceux qui ont vu filent en silence, sans demander leur reste. Les autres crient, pleurent et prient. Le juge Edward a dit qu’il fallait que je voie ça. Il m’a demandé si je voulais assister à une exécution. — Allez au moins à Greenleaves. Comment voulez-vous écrire votre histoire si vous ne connaissez pas le vrai décor, si vous n’approchez pas les vrais personnages, si vous ne parlez pas à un vrai condamné. Vous devriez rencontrer David Dennis, il sera exécuté à la fin du mois. Il vous en apprendra plus sur la peine de mort que nous tous ici réunis, et qu’une bibliothèque entière de criminologie. C’est la première fois que j’entendis parler de David Dennis, qui attendait depuis neuf ans dans le couloir de la mort de Greenleaves. À cet instant, dans la maison du juge Edward, au milieu de la réception qui était organisée par l’université de Rosebud en mon honneur d’écrivain-associé, il m’était décrit comme un criminel
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CLAUDE EVENO
SUR LA LANDE
GALLIMARD
Un feu de cheminée, mais à travers la vitre enfumée d’un système à foyer fermé qu’un bonimenteur de grande surface lui avait fourgué des années auparavant.Tout juste une lueur dans la suie qui lui rappelait les fausses bûches électriques vendues dans les années soixante pour décorer les intérieurs parisiens. Et c’était tout un tombereau de bêtise humaine et de mauvais goût qui venait ainsi l’enfoncer dans sa propre banalité, dans la honte de son désir d’avoir voulu posséder une maison, où il se tenait aujourd’hui, enfermé dans la matière d’un rêve qui n’était plus le sien. Cette maison l’avait vidé de lui-même, épuisant ses ressources matérielles et ses forces vitales. Il y avait traîné des choses, des souvenirs, des enfants, et pendant longtemps les murs avaient semblé retentir d’une vie intense, proche d’une certaine idée du bonheur en attendant des instants moins agités, mais la solitude, une solitude qu’il avait espéré n’atteindre que peu à peu, était venue brutalement, dans la défaite 9
et l’éparpillement. La maison n’était plus qu’un musée du passé, pleine d’objets morts et de photographies d’êtres lointains. Tout autour, on avait construit progressivement la laideur. Chaque sortie hors de chez lui le dégoûtait un peu plus de s’être ancré dans un territoire et d’avoir eu foi en ses racines. Mais c’était trop tard, les forces lui manquaient pour fuir et se débarrasser de cette maison soudée à sa peau comme une carapace. Il ne parlait plus à personne et personne ne cherchait plus à lui parler. Un vieux fou reclus dans son amertume, voilà sans doute ce qu’il devait représenter aux yeux des quelques habitants de l’hiver dans ce bourg de vacances. Cette idée était d’ailleurs une des rares choses qui lui plaisaient dans sa situation pourtant si détestable. Il haïssait tous ces provinciaux avec qui rien n’avait jamais été possible. Faire des courses, acheter le journal, était devenu un supplice. Il réduisait au minimum les échanges lors de ses incursions dans le village, passait dans les rues aux heures les plus creuses et fuyait sur la lande quand il ne retournait pas se calfeutrer derrière sa porte, ivre de rage ou de désespoir. Ces tourments ne le quittaient guère qu’à l’approche de la mer, qui n’était plus depuis longtemps un réconfort mais près de laquelle il pouvait s’oublier dans une quête purement physique. Le vent, le bruit, la lumière lui procuraient des sensations extrêmement fortes qui le ramenaient à des états 10
d’enfance que son corps éprouvait sans que l’esprit bascule nécessairement dans le souvenir. Une sorte d’innocence, à laquelle il parvenait certains jours sans qu’il sache en discerner les conditions d’émergence. Ces jours-là, il ressentait un frisson bien réel, une véritable transformation de tout son être, mais fugace malgré la volonté de s’y cantonner et la capacité qu’il avait acquise peu à peu de parfois la provoquer. Il voyait dans ces états du corps le seul salut possible au sein de son marasme, mais sans trop y croire. Le chemin vers cet espoir de sérénité était certainement trop long pour les années qui le séparaient du vieillard qu’il allait devenir, et cette conscience amenuisait son effort d’initiation. Pourtant, il s’entêtait dans ces promenades, même l’été quand les sentiers s’encombraient de la marche ridicule des sacs à dos. Il s’asseyait sur un rocher dans les bruyères, à l’aplomb d’une plage où il pouvait passer des heures à observer les estivants en attendant la sensation qui troublerait sa vision. Et lorsqu’elle venait, ces mêmes estivants semblaient se fondre dans une sorte d’aplatissement du paysage. C’était dans une peinture que son corps le guidait tout à coup, le menant d’une scène à l’autre comme dans une succession de paradis arrêtés, malgré toute la mobilité des êtres et des choses. Une peinture sonore, odorante, tactile. La vision se modifiait au bénéfice des autres sens qui restaient pour lui les moyens de l’immédiateté, un moment de nonpensée où s’engouffrait la sensation exacerbée du 11
Pascal Quignard CHAPITRE PREMIER
Sur le jadis Dernier royaume, II
Gallimard
Hier je suis descendu au fond du vallon sous le causse qui prolonge le lac de Garet. Au bas du coteau se trouvent une bergerie, puis une vieille grange démantibulée. Cela faisait vingt-deux ans que j’évitais cet amas de pierres en ruine qui étaient entourées d’herbes folles et de mousses. De ronciers. Des grands mûriers. Les grandes pierres calcaires qui commençaient à se désajuster se mêlaient à de gigantesques fleurs d’orties aux têtes blanchâtres dans le soleil. Je ne pus m’empêcher de me dérouter de mon chemin. J’avais encore envie de voir. Je voulus y jeter les yeux un instant. J’entrai, sans le pouvoir tout à fait. Ma gorge se serre. J’ai un léger vertige. Je ressors presque aussitôt. Mes yeux se portèrent d’eux-mêmes près de l’autel des Romains. 9
Je ne vis rien. Rien ne se leva, venant d’autrefois. * J’avais regagné le chemin sans m’en rendre compte. J’évitais de marcher sur les petits sabots d’argile. Les sangliers étaient passés. À un endroit ils s’étaient roulés dans son sable. Ils avaient dévasté son fossé. Un autel de pierre périgourdin, dit des Romains, sans âge, raviné, encore solide, masqué par les feuilles, délimitait l’entrée de la forêt. Après, c’était la pénombre. * Tout au fond, en contrebas, je suivis le ruisseau à travers les arbres. Je longeais l’eau. J’allais au hasard de l’eau. Je laissais l’ancienne carrière sur ma gauche quand j’aperçus une petite forme humaine accroupie près d’une roche. Je m’immobilisai sans faire de bruit. Elle était penchée en avant, un grand châle noir sur les épaules. Sa chevelure noire, qui n’était pas ramassée en chignon, tombait dans le dos et se mêlait au châle. Dans l’ombre de la branche je vis surgir sou10
dain le visage d’une femme de quarante ans, yeux fermés, dont le visage rayonnait. Je m’assis doucement près de l’eau qui chantait.
JAVIER MARÍAS
TON VISAGE DEMAIN I Fièvre et lance roman Traduit de l’espagnol Par Jean-Marie Saint-Lu
GALLIMARD
On ne devrait jamais rien raconter, ni donner d’informations, ni proposer d’histoires, ni offrir aux gens l’occasion d’évoquer des êtres qui n’ont jamais existé, n’ont jamais foulé cette terre ni traversé le monde, ou qui y sont passés mais qui étaient maintenant à moitié en sécurité dans l’oubli incertain et borgne. Raconter c’est presque toujours faire un cadeau, même quand ce qu’on raconte contient et injecte du poison, c’est aussi tisser un lien et accorder sa confiance, et rare est la confiance qui n’est pas trahie tôt ou tard, rare est le lien qui ne s’emmêle pas ou ne fait pas de nœuds, et alors il finit par être trop serré et il faut tirer son couteau pour le trancher net. La mienne est-elle encore intacte partout où je l’ai mise, cette confiance si souvent offerte par quelqu’un qui a tellement cru en son instinct et ne l’a pas toujours écouté, et qui a été trop longtemps naïf ? (Moins maintenant, moins maintenant, mais en l’occurrence le processus de diminution est fort lent.) Est toujours intacte celle que j’ai donnée à deux amis qui la gardent encore, en face de celle que j’ai mise en dix autres qui l’ont perdue ou ruinée ; celle, rare, que j’ai accordée à mon père et celle, pudique, que j’ai accordée à ma mère, cette dernière d’ailleurs n’a pas duré longtemps, elle ne peut plus la trahir ou uniquement de façon posthume, s’il m’arrivait de faire une mauvaise découverte, et que quelque chose de caché cessait de l’être ; celle de ma sœur n’existe plus, ni celle 13
d’aucune petite amie ni d’aucune maîtresse ni d’aucune épouse passée, présente ou imaginaire (les sœurs sont d’ordinaire les premières épouses, des épouses enfants), il semble obligé que dans ce type de relations on finisse par se servir de ce qu’on sait ou de ce qu’on a vu contre l’être aimé ou le conjoint — ou la personne qui n’a été que momentanément chaleur et chair —, contre celui qui a fait des révélations et a accepté que quelqu’un soit témoin de ses faiblesses et de ses soucis et s’est prêté aux confidences, ou s’est simplement remémoré, distraitement, à voix haute sur l’oreiller, sans prendre garde aux risques, ni à l’œil arbitraire qui ne cesse de nous regarder ni à l’oreille sélective et déformante qui nous écoute (très souvent ce n’est pas grave, une utilisation simplement domestique, défensive et traquée, pour se charger de raison lors d’un embarras dialectique quand la discussion est longue, un usage argumentatif). La violation de la confiance consiste également en ceci : non seulement être indiscret et faire du tort ou causer une perte, non seulement avoir recours à cette arme illicite quand le vent tourne et qu’on présente la proue à celui qui a raconté et laissé voir — celui-là même qui se repend maintenant et nie et se démonte et se trouble maintenant, et voudrait effacer et se taire —, mais tirer avantage de la connaissance obtenue par faiblesse ou inattention ou générosité de l’autre, sans respecter ni prendre en considération le moyen par lequel on a pu connaître ce qu’on agite ou déforme maintenant — ou bien il suffit de l’avoir énoncé pour que l’air l’altère en le recevant — : s’il s’est agi des aveux d’une nuit amoureuse ou d’un jour de désespoir, ou d’un soir de faute ou d’un réveil désolé, ou de la loquacité enivrée d’une insomnie : une nuit ou un jour où celui qui parlait le faisait comme s’il n’y avait pas de futur au-delà de cette nuit ou de ce jour et que sa langue déliée dût mourir avec eux, ignorant qu’il y a toujours quelque chose à venir, qu’il reste toujours un peu plus, une minute, la lance, une seconde, la fièvre, et une autre seconde, le sommeil, le rêve — la lance, la fièvre, ma douleur et la 14
parole, le sommeil, le rêve —, et aussi le temps interminable qui ne titube même pas, ne ralentit même pas sa marche après notre fin dernière, et continue à ajouter et à parler, à murmurer et à enquêter et à raconter même si nous n’entendons plus et que nous nous sommes tus. Se taire, se taire, voilà la grande aspiration que personne ne réalise, pas même après sa mort, et moi moins que quiconque, moi qui ai souvent raconté et de plus par écrit dans des Mémoires, et qui regarde et écoute plus encore, bien que je ne pose presque plus jamais de questions en échange. Non, je ne devrais rien raconter ni rien écouter, car il ne sera jamais en mon pouvoir que ce ne soit pas répété ni enlaidi contre moi, pour me perdre, ou pis encore, que ce ne soit pas répété ou enlaidi contre ceux que j’aime bien, pour les condamner.
Susan ISAACS 1
TOUT DOIT DISPARAÎTRE
ÉDITIONS FRANCE LOISIRS
Par une soirée d’Halloween étonnamment clémente, tandis que j’ingurgitais un traité sur la politique de guerre du président Roosevelt tout en distribuant de temps à autre un paquet de M&M’s aux gamins qui venaient quémander des bonbons à ma porte, la blonde et gracieuse Courtney Logan – trente-quatre ans, diplômée magna cum laude de Princeton, ex-conseil en placements chez Patton Giddings, épouse du beau et ténébreux Greg, et mère de Morgan, cinq ans, et de Travis, dix-huit mois, grande amatrice de compote de pêche, collectionneuse de tapisseries au petit point et ex-présidente de l’Association des riverains pour la défense de Shorehaven – disparaissait de Long Island sans laisser de trace. Bizarre. Les rombières de la bourgeoisie new-yorkaise qui portent des Rolex et se font siliconer les lèvres deux fois par semaine ne disparaissent pas comme ça de la circulation. Quoique je ne l’aie jamais rencontrée en chair et en os, cette Courtney me faisait l’impression de quelqu’un de solide. Moins d’un an plus tôt, la feuille de chou locale avait consacré une page entière à sa nouvelle entreprise, StarBaby, laquelle se chargeait de réaliser des films vidéo de votre bébé au cours de sa première année. « J’étais sûre et certaine que ça allait marcher, pour la bonne et simple raison que les familles comme la nôtre sont légion ! » y déclarait Courtney, avant d’ajouter : « Tout 9
a commencé un jour où Greg et moi étions en train de regarder une cassette vidéo de Morgan, notre aînée. Quinze minutes de Morgan en train d’observer le mobile suspendu au-dessus de son berceau ! Un regard émouvant, des yeux pétillants d’intelligence, certes, mais bon... Après quoi, encore quinze minutes de plan fixe sur Morgan, suçant son pouce cette fois ! Pas franchement excitant. Du coup, j’ai réalisé qu’on n’avait pas sorti une seule fois le caméscope pour notre petit dernier, Travis ! » Personnellement, je n’ai jamais approuvé cette nouvelle mode qui consiste à donner des noms de famille comme prénoms aux enfants. Vous me direz que cela ne concerne qu’un certain type de patronymes et qu’on n’a encore jamais vu de petits Bernstein Johnson parader en costume marin. Mais passons. Courtney poursuivait : « Ça m’a fait de la peine. Sans parler de la culpabilité ! Imaginez à côté de quoi nous étions passés ! C’est alors que l’idée m’est venue de faire appel à un cinéaste professionnel qui, une fois par mois, donnerait la vedette à mon fils ! » Sans vouloir mettre en doute le style incisif et percutant du Phare de Shorehaven, m’était avis que Courtney Bryce Logan était à l’origine de cette débauche de points d’exclamation. De toute évidence elle faisait partie de cette race de conquérantes incorrigibles que je n’ai jamais réussi à comprendre et encore moins à imiter. Elle avait laissé un job en or à Manhattan, échangé ses prestigieux collègues de la finance contre deux galopins enclins à explorer les profondeurs de leurs cavités nasales. Et ensuite ? Avait-elle seulement versé une larme de regret en regardant ses enfants scotchés devant les Pokémon, ou ses contemporains en costards ultrachic s’entasser dans l’express de huit heures onze à destination de Wall Street ? Pensezvous. Pour les battantes comme Courtney, se consa-
crer à plein temps à ses enfants était une partie de plaisir. Ambivalente, elle ? Vous voulez rire ! Pour ces femmes-là la retraite est un tremplin vers une nouvelle carrière, la maternité une occasion de faire valoir ses multiples talents. Quoi qu’il en soit, cette fille m’était sympathique, car elle parlait de Shorehaven avec tendresse et semblait s’intéresser à son histoire. Enfin, disons plutôt à ses mythes. Apparemment, l’un des lieux de tournage favoris de StarBaby était les docks de notre bonne vieille cité, parce que, expliquait la jeune chef d’entreprise : « C’est ici que Walt Whitman a écrit le distique “A toi” ! » En disant cela, Courtney ne faisait que perpétuer une légende locale particulièrement inepte, mais il n’empêche que je lui étais obligée d’attirer l’attention du public sur notre ville (et son illustre poète). Je crois même m’être dit : fichtre, j’aimerais bien lui serrer la pince. Forcé, en tant qu’historienne je suis toujours émue quand un de mes contemporains évoque publiquement le passé. Mes heures de présence au collège Sainte Elizabeth, en qualité de chargée de cours, consistent pour l’essentiel à pousser des coups de gueule au département d’histoire de cet institut d’études dites supérieures, jadis régi par des nonnes et fréquenté exclusivement par des jeunes filles, qui s’était acquis la réputation de meilleure école de sa catégorie dans le borough de Queens, New York. Il n’empêche que, l’espace d’une fraction de seconde, j’envisageai sérieusement de passer un coup de fil à Courtney pour lui dire : « Bonjour ! Je m’appelle Judith Singer, ça vous dirait qu’on déjeune ensemble ? » Mais, comme c’est souvent le cas avec ce genre d’initiatives, sitôt imaginée, elle tomba dans les oubliettes. Mais au fait, avant d’aborder de plain-pied la disparition soudaine de Courtney Logan et les circonstances crapuleuses dans lesquelles elle eut lieu, j’ima-
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GENEVIÈVE PAROT
TROIS SŒURS Un long silence roman
GALLIMARD
Simone essaie de ne pas entendre ; de penser plus fort que les cris ; de penser à une seule et unique chose : aux gestes qu’elle fait, à la tresse de cheveux qui s’allonge, une mèche après l’autre, régulièrement, sans tourner, serrée, solide. Simone essaie d’endiguer les cris, de les arrêter avant le conduit de son oreille, avant le tympan, avant le cerveau, avant qu’ils deviennent des images. Elle s’y reprend à trois fois pour enrouler sa tresse en chignon, enfonce quatre, cinq, dix épingles pour le fixer. Le bout de ses doigts criblé de piqûres d’aiguilles lui fait mal. Elle sort de sa chambre, s’avance dans le couloir. La porte d’où proviennent les cris est fermée. Mathilde, la sage-femme, a décidé hier soir de veiller près de la mère. Elle a dit à Simone : — Tiens-toi prête si je t’appelle. Et au père : — Ne vous rongez pas les sangs. C’est son quatrième. Simone a dormi tout habillée. Elle s’est réveillée plusieurs fois dans la nuit, elle a entendu des mots indis11
tincts, le raclement d’une chaise, une respiration hachée, puis le silence retombant à nouveau, et elle restant les yeux ouverts dans le noir, livrée à de lancinantes pensées. Est-ce que le souci ne suffisait pas ? Il avait fallu endurer l’accord monstrueux entre le ventre de jeune femme et le visage flétri de sa mère, répondre à son sourire d’enfant coupable quand elle lui avait parlé d’un don du ciel pour désigner le fruit de l’appétit qui les lie, le père et elle, le fruit de la complaisance de son corps pour le corps impérieux du père, le fruit de cette langueur qui se lit dans ses yeux, dans ses reins, dans sa bouche humide, quand il la serre de près. Il avait fallu braver les regards offusqués et les médisances des vieilles. Elle avait lutté contre la honte, elle avait tenu fièrement le bras de sa mère dans les rues du bourg, à la messe du dimanche. Il lui faut à présent entendre ces cris sans mourir d’inquiétude, être calme en face du père qui apparaît soudain, en haut de l’escalier, pâle, désemparé. Elle le prend par le bras et l’emmène à la cuisine. Une chaleur d’étuve monte des bassines d’eau bouillant sur le fourneau. Elle prépare le café. Elle le fait asseoir. Les cris ont cessé. Mathilde a expliqué à Simone hier au soir : — Quand il y aura moins de cinq minutes entre les contractions, j’aurai besoin de ton aide. Pas avant. Simone regarde l’horloge. Elle avale quelques gorgées brûlantes. Les minutes passent. Cinq. Six. Dix bientôt. Auguste se lève, ferme son couteau, se dirige vers la porte. — Je suis à la forge.
« Oui, pense Simone, là-bas on n’entend rien. » La porte d’entrée se referme lourdement. Simone n’arrive pas à se lever, à débarrasser la table, à monter de nouveau au premier, à entrouvrir la porte. Puisque Mathilde ne l’appelle pas. Puisque le calme est revenu là-haut. Elle reprend son travail en cours. Un manteau de serge à livrer à la fin de la semaine. Elle en est aux manches, elle bâtit les poignets. Quatre épaisseurs de tissu serré. Y faire pénétrer l’aiguille est un effort, l’en extraire aussi. Aïe ! Simone s’est piquée au sang. Elle suce son doigt. Une goutte a eu le temps de tomber sur le tissu. Une tache ! Non, le rouge s’assombrit à vue d’œil, s’enfonce dans les fibres. Gris sur gris. Pauvre enfant tard venu, à quoi ressemblera-t-il ? Rien à voir avec le sang rouge de la reine sur la blanche neige immaculée... Simone a peur tout à coup de ses pensées. Quelle idiote elle fait ! Si elle allait lui porter malheur, à ce petit ! Elle imagine un de ces bébés dodus couchés tout nus sur une fourrure, ou à peine vêtus d’une chemisette à dentelles, comme ceux dont les portraits ornent la devanture du photographe. Sur un de ces petits corps potelés, elle essaie plusieurs têtes : ronde, comme la sienne, allongée, comme celle de Marthe et du père, puis elle imagine différentes couleurs de cheveux, différentes formes de nez... Non, les bébés ont tous le même nez, petit. Et les yeux ? Rieurs ou sérieux ? Elle connaît surtout des bébés aux yeux graves.
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La porte s’ouvre là-haut. Mathilde descend l’escalier, deux brocs de faïence à la main. Elle prend une
PASCAL BASSET-CHERCOT
UN BAISER DE MALMÉDY La dernière enquête du Boiteux Roman
CALMANN-LÉVY
J
E TENTE DE ME REDRESSER et je pousse un gémissement. La douleur me laboure le ventre, une mâchoire de pit-bull brusquement réveillé qui fouille mes intestins et me cherche le cœur. Je retombe en arrière, le souffle coupé, au bord de la panique. La douleur reflue, se stabilise jusqu’à battre au rythme de mes artères. Lentement, avec d’infinies précautions, mes doigts tâtonnent vers le ventre, frôlent le tissu sanglant, cherchent les plaies. Puis s’immobilisent au niveau de l’épigastre sur un manche dressé. Le couteau. Un léger bruit se fait entendre. Comme des pas. Non, plutôt un glissement, pas très loin, peut-être sur le palier. J’ai du mal à le situer. À l’identifier aussi. En tout cas, c’est vivant et ce ne sont pas les secours. Trop discret, manque de sirènes, de claquements de portières. Dangereux ? Je ne sais pas non plus. En fait, je m’en moque. En plus, cela s’éloigne, s’estompe avec les battements de mon cœur. Diastole, systole, et moi qui me vide à chaque contraction. Je cherche à me souvenir. Elle m’attendait sur le palier, près de ma porte. Elle paraissait normale, juste un peu nerveuse, comme pressée. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. J’ai ouvert et je me suis reculé pour la laisser entrer. Il faisait sombre, j’avais ma canne à la main. Elle s’est avancée et je n’ai vu la lame qu’au dernier moment. Trop tard, beaucoup trop tard. Elle a frappé du bas vers le haut et de la gauche vers la droite. Deux fois, trois fois, je ne me souviens plus. Je ne me souviens
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que du premier coup. Elle a frappé de toutes ses forces, avec une rage de démente. Je suis tombé et j’ai perdu connaissance. Normalement, c’est le grand droit qui est là. Oui, c’est ce muscle qui a été transpercé. Après... après le couteau a dû toucher l’estomac, peut-être le foie. La lame est longue, enfin, il m’a semblé. La pointe a pu remonter vers le cœur, l’oreillette droite. Le cœur... le cœur est touché ? Comment savoir ? Il me faudrait Carelon, oui, le légiste, ce serait parfait mais pas très bon signe. Un hoquet m’arrache un autre gémissement. J’ai un début de nausée, le ventre qui me brûle, une contraction violente, douloureuse, tellement douloureuse. Pourquoi m’a-t-elle laissé le couteau ? Pour qu’en me réveillant je sente cette pointe sous mon cœur et, dans mes viscères, le fil de cette lame comme un rasoir ouvert ? Peut-être, à moins que cela ne soit pour que je le retire moi-même. Je ne sais pas. Je ne sais pas si ma seule chance est de rester immobile ou de tenter de basculer sur le côté et de me traîner vers la porte. Je ne sais pas. Je sais que j’ai trop mal et que je commence à avoir froid. Je sais aussi qu’il ne faut pas que je perde connaissance une seconde fois. Des images me reviennent. Des images qui semblent remonter à dix ans mais qui n’ont que quelques semaines. Un mur de prison. Oui, je me souviens d’un mur de prison sous la lumière d’un petit matin. Il allait faire chaud. C’était le temps de la canicule. Un temps où je ne savais rien des Quatre Questions et des baisers de Malmédy.
É
CLAIRÉS, les lampadaires étaient encore à l’heure d’hiver. Ils avaient tort. Le jour était légalement levé et un air déjà chaud promettait aux optimistes une journée de 15 août dans un sana en Creuse. On était pourtant le 24 juin, à Seilans. L’été avait trois jours et cette banlieue sans âme se donnait sur panneau pour être à vingt minutes du centre-ville. Si tant est que Seilans eût un centre. – Tu es armé ? – Tu me fatigues, Granier. Mon adjoint opina de son crâne rasé. Il n’était pas contrariant. À la limite, j’aurais pu ne pas lui répondre et laisser sa question se perdre dans l’habitacle. Au demeurant, pas vraiment confortable, l’habitacle. La Peugeot banalisée était un modèle de base, customisée fin de budget, garantie sans option et finie au plastique. Dans la ligne, mon siège hésitait entre le transat de plage et le tabouret de traite. Je changeai de position. Étonnant, ce temps. Depuis une semaine, une température de vulcanologue transformait la région en plateau africain. Dès 10 heures, on ne bronzait pas, on cuisait. Et ce barbecue collectif ne se calmait qu’avec le couvre-feu. Mon regard passa le pare-brise, le parking où trois voitures se trouvaient dispersées, puis buta sur cinq mètres de murs et trois rangs de barbelés. La prison de Forgette était le modèle en étoile, fournie avec cinq branches, quatre miradors, dix cours volières et une vidéo. Le problème était que le parpaing vieillissait mal. Ex-prison
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ˇ I´ K R A T O C H V I L JIR
U N L A M E N TA B L E DIEU
Un
roman Traduit du tchèque par Nathalie Zanello-Kaunovsky
GALLIMARD
Alors qu’il marchait dans la rue de l’Écureuil, il se souvint de tante Lebossu. Déjà le nom, n’est-ce pas. Elle habitait quelque part dans le coin. Un instant, juste ici, on y est. Il s’arrêta devant deux fenêtres en rez-de-chaussée qui donnaient maintenant sur une espèce d’entrepôt. Attendez, il scruta la pénombre derrière les fenêtres et discerna quelques grandes caisses, mais pas moyen de deviner ce qu’il y avait dedans, et nulle part aucune marque de firme ni logo, rien. Déjà, à l’époque, au milieu des années soixante, l’appartement de la tante était inhabitable, humide, froid. Il se souvint que, même en été, il réchauffait ses mains sur la tasse de thé qu’il tenait bien entre ses deux paumes. Eh, Alesˇ, tiens, du bon choco de Bolivie, un petit salut des Tropiques, disait tata et elle disposait devant lui une tablette de chocolat. Son mari, le professeur Lebossu, avait été exécuté par les nazis lors des représailles qui avaient suivi le meurtre de Heydrich. Et Alesˇ n’avait connu sa tante que vingt ans plus tard. À la suite d’une sévère jaunisse, 11
il avait passé six mois dans un sanatorium pour enfants et avait accumulé un grand retard scolaire, alors elle lui donnait des cours de rattrapage et le faisait pour rien, je suis ta tante, pas vrai ? La maman d’Alesˇ lui envoya à deux reprises un cadeau, mais elle le refusa catégoriquement. Et un jour, alors qu’Alesˇ était en train d’essuyer ses pieds terriblement crottés dans l’entrée, de la porte de la cuisine, il entendit son père dire à sa mère que si la tante avait fait la classe à tous les enfants de la famille Jordán jusqu’à la fin de sa vie, ça n’aurait été qu’en remboursement à sa dette, et rien de plus. Ce jour-là, il ne comprit pas, plus tard, Lucie essaya de lui expliquer, mais il lui fallut un certain temps avant de recomposer toutes les pièces du puzzle. Et soudain, il réalisa qu’il avait fait un détour. Mais peut-être que non, peut-être qu’il avait fait exprès de passer par là, juste pour se souvenir de tata ? Et s’il avait besoin de s’en souvenir, au moment si proche de revoir Mamour ? Mamour, c’est comme ça que tout le monde l’appelait depuis toujours. Alesˇ ne se souvenait pas que quelqu’un l’eût appelée par son vrai nom, et il avait compris depuis longtemps que ce surnom, nom de remplacement, avait la même fonction que les surnoms imaginés dans les temps anciens pour les êtres dont on avait peur. Il n’était donc pas conseillé de prononcer leur nom réel, qu’il s’agît de divinités, démons ou bêtes sauvages particulièrement féroces, ours ou loups. Mamour. Il savait précisément ce qu’il voulait dire à Mamour.
Chez lui, il l’avait même écrit sur un bout de papier pour le formuler de la manière la plus exacte possible, puis il avait tout appris par cœur et brûlé le papier. Et bien sûr, il avait annoncé son arrivée par téléphone. Elle ne s’était pas du tout étonnée. Ah, c’est toi. Viens, Alesˇ, je t’attendrai. Alors, il avait pris la rue de la Vallée, était passé devant le kiosque à fleurs, en face de la maternité, après une petite hésitation, il était revenu sur ses pas et avait acheté un bouquet de roses, s’étant dit qu’il ne devrait quand même pas arriver les mains vides. Mais, à peine un instant plus tard, il se rendit compte que ce bouquet était en contradiction avec la raison qui l’amenait là-bas. Il ne pouvait quand même pas lui donner d’abord des roses et lui dire ensuite ce qu’il se préparait à lui dire. En deux mots, il ne pouvait à la fois bêler et aboyer. Est-ce qu’il ne ferait pas mieux de poser ses roses ici, sur un banc du parc, en attendant que quelqu’un les ramasse ? Il traversa le parc, ralentit le pas mais, finalement, changea encore d’avis. Il quitta la place du Marché aux grains et reprit la rue de la Vallée. Et pourquoi ne pourrait-il pas lui offrir de roses ? En fait, il ne venait pas pour des raisons personnelles mais parce qu’il le sentait comme un devoir. Et c’est ce que les roses pourraient signifier : personnellement, je n’ai rien contre vous et même, d’une certaine manière, je vous estime. Est-ce qu’il devenait fou ? Et même, d’une certaine manière, je vous estime ! Est-ce qu’il voulait dire, par hasard, qu’il ne venait pas de son propre chef mais que quelqu’un l’en avait chargé ? Et qui
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YUKIO MISHIMA
U N E M AT I N É E D’A M O U R P U R nouvelles Choisies et traduites du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty
GALLIMARD
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C’est un penchant qui s’est asséché et émoussé avec le temps, mais il est toujours resté ancré en moi : enfant, puis adolescent, je ne rechignais pas à consacrer une journée entière à la rêverie. Pour ceux qui n’ont pas eu cette vie particulière, entièrement placée sous l’influence du rêve, cela ne pouvait présenter qu’un danger, si bien que ma grandmère et mon père, inquiets de mon avenir, et en même temps trop confiants en mon intelligence naturelle, ont sans doute, pour la réveiller, imaginé qu’il fallait ôter la toile d’araignée qui emprisonnait les ailes de la jeune libellule, au risque de la tuer, afin de permettre à ma nature de s’envoler librement. Ils ont cherché à supprimer tout ce qui était bizarre autour de moi. À commencer par mon livre de chevet, Les Mille et Une Nuits (en vérité, ce qui fascinait l’enfant que j’étais n’était ni « Aladin ou la lampe merveilleuse » ni « Les voyages de Sindbâd le marin », mais la beauté mélancolique de la scène du harem qui révélait l’infidélité de l’épouse de Shâhriyâr ou l’histoire du roi de l’île d’Ébène), puis les contes brutaux de Grimm, une étrange statuette de divinité maléfique du Pacifique sud, une boîte à bijoux en ébène que je m’étais amusé à faire
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Une matinée d’amour pur
Une histoire sur un promontoire
passer pour un cercueil en y casant une petite poupée et qui nous permettait, à ma cousine et à moi, de jouer aux funérailles, etc. : tous ces objets de collection qui pouvaient paraître malsains, du moins aux yeux des adultes, ont été ainsi confisqués. Mais, au fond, qu’est-ce que le critère immuable de la santé et de la normalité ? Ce qui est normal pour les adultes devrait-il l’être aussi pour les enfants ? Et inversement, y aurait-il une raison pour que ce qu’un enfant trouve véritablement normal pour un cœur d’enfant doive nécessairement le paraître aux yeux d’un adulte ? Cette opposition entre adultes et enfants pourrait créer un malentendu chez certains. Oui, un malentendu — ni plus ni moins. Car leurs reproches avaient pour présupposé leur domination sur l’univers des enfants. Ma grand-mère et mon père (ma mère était la seule à me comprendre) ne manquaient pas de tomber dans le même type d’erreur : ils se sont trompés sur moi et ils se sont trompés de thérapie. Jamais, en effet, la rêverie ne m’avait empêché de m’envoler. Il y avait longtemps que je m’étais envolé dans un autre type d’envol que celui qu’ils imaginaient. En me voyant plongé dans une rêverie, ils étaient loin de concevoir que, dans mon for intérieur, je déployais les ailes sous un vaste firmament, d’une constellation à l’autre ; ils ont ainsi arraché de force la toile d’araignée scintillante qui s’accrochait à moi, mais ce qu’ils prenaient pour une toile d’araignée n’était en réalité que mes ailes, aussi fragiles que celles d’un éphémère. C’étaient précisément eux qui empêchaient l’envol de mon naturel, mais souvent l’échec d’un acte est sauvé par la pertinence de son but. Dans mon cas, il y avait également des effets bénéfiques. Cela me permit de sortir d’une rêverie jusqu’alors entièrement passive et m’enseigna le courage d’assumer la rêverie. Les Mille et Une Nuits, je
devais les rédiger de ma propre plume sans compter sur les livres qui me seraient offerts. Je suis passé d’une simple absorption dans la rêverie au courage de l’assumer. Cela dit, il existe aussi un certain type de courage qu’il n’est possible d’acquérir qu’en passant par l’étape de l’absorption. Dans un coin de la presqu’île de Bôsô, il existe une plage peu connue nommée la Baie-des-Hérons (même si on n’y trouve plus guère de hérons). En dépit du paysage incomparable d’un promontoire, de l’élégante ligne de la côte, de la vue sur l’entrée de la baie qui, tout étroite qu’elle est, possède un indicible charme, de la perspective sur les promontoires successifs, bref, malgré un panorama pour ainsi dire parfait, surtout comparé aux autres plages déjà fameuses à cette époque, la Baie-des-Hérons paraissait sousestimée ; seuls quelques peintres et hommes de goût qui recherchaient la beauté sereine la connaissaient ; or, chacun d’eux appréciant, dans la Baie-des-Hérons, précisément qu’elle fût méconnue, personne ne prenait la peine d’en étendre la renommée, certains s’efforçant d’en cacher l’existence même à leurs amis. Mais la raison pour laquelle la Baie-des-Hérons était restée secrète ne résidait pas seulement dans l’attitude plutôt franc-maçonne de ceux qui voulaient en protéger la beauté : n’était-ce pas aussi que ce panorama lui-même recelait une sorte de beauté d’ermitage, une beauté qui paraissait difficile d’accès aux yeux de ceux qui ne pensent qu’à utiliser un paysage exceptionnel comme un paravent pour leur festin aviné ? C’est là que j’ai passé l’été de mes onze ans avec ma mère et ma sœur. Bien qu’intellectuellement précoce, j’étais chétif et en retard sur ma croissance et ne paraissais guère que sept ans. Tout en m’inquiétant à l’idée de demeurer infantile, je m’y complaisais aussi. Si nous étions