« Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s'étaient établis à Rouen…. L'admirable est qu'ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu'inoffensifs comme des moutons. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de très complexe. C'est la haine que l'on porte au bédouin, au philosophe, au poète et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m'exaspère.» Gustave Flaubert, (lettre à George Sand)
L'interpellation politique des Roms. Les Roms nous interpellent de multiples façons et cette interpellation est politique. 1 - Il nous apparaitra curieux qu'une interpellation soit muette, silencieuse, mais sans doute est-ce là la première approche politique à faire. La politique n'est pas faite que de mots; elle est faite de vie, et les Roms vivent depuis des siècles, en Europe, une vie qui n'est pas la nôtre mais qui est pérenne. Comment cela est-il possible ? Quel est l'objectif de ce peuple qui nous dit, en quelque sorte : vous vivez mal; on ne peut vivre comme vous; être sur Terre, cela ne consiste pas à vivre en société comme vous l'avez codifié, vous, les gadjé. Ce n'est pas cela être un homme. Rroms veut dire « homme ». Soyez des hommes. Plutôt vivre misérablement que de vivre comme vous vivez. Cette première interpellation est radicale, aussi philosophique que politique : « nous ne voulons pas vivre comme les gadjé, sinon c'en est fait de nous »1. Toute intégration est, sous ce regard, une mise à mort culturelle. Pierre Clastres appelait cela un ethnocide. 2 - Les mots aussi, pourtant, pèsent leur poids de politique. Dire Roms ou Rroms (avec 2R), Tsiganes ou Tziganes (avec S ou Z), Zigeuner, Zingaris, Manouches, Sinte, Kalé, Romanichels, Bohémiens, Gitans, Rabouins, Gypsies, Camp Volant, Carrares, Tinkers, Travellers, sans parler des non Roms vivant comme les Roms, tels que les Ashkalis et les Égyptiens au Kosovo, ou les Beas en Hongrie, mais aussi les Yénishs2 en France. La multiplication des dénominations informe sur le caractère variable des relations à un peuple venu de loin, présent partout, méconnu. Pour s'attarder aux vocables les plus courants, on peut séparer les endonymes, des exonymes : les dénominations issus de la langue romani et celles qui proviennent des 1 Voir la conférence d'Henriette Asséo sur l'identité tsigane : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/asseo.html 2 http://fr.wikipedia.org/wiki/Y%C3%A9niches
populations qui ont rencontré les Roms et leur ont donné un nom. Rom, Manouche, Sinti sont des endonymes. Tsiganes, gypsies ou Bohémiens, des exonymes. Les mots changent souvent de sens selon ceux par qui ils sont prononcés ou le contexte dans lequel ils sont utilisés. Rom est en train de changer en partie de sens. Dirai-je que Rom devient un exonyme tiré d'un endonyme ? Rom avec un R vient de Rroms (avec deux R) : c'est la généralisation faite par les autorités européennes du mot appartenant à la langue romani pour désigner l'ensemble des populations tsiganes d'Europe. Il y a là une ambiguïté, heureuse à mon avis, si l'on ne confond pas les Roms, peuple très diversifié mais qui a son unité, quand on désigne la plus nombreuse des minorités culturelles européennes, dispersée dans toute l'Europe mais présente aussi (faiblement) dans les Amériques, en Afrique du Nord, en Australie... 3 - S'il est bien une désignation très politique des Roms, c'est celle, limitée à la France, de « gens du voyage »3. On ne parle plus de nomades en France depuis 1969. Ce fut le terme officiel de 1912 à 1969. «Gens du voyage» est devenu le terme juridique et administratif qui désigne, depuis 1972 une catégorie de personnes dans le droit français. Les termes «Roms» au sens de l’Union européenne, ou «Tsiganes» ne sont pas utilisés par les autorités françaises, parce qu’ils qualifieraient une population sur des bases ethniques, ce qui est contraire à la constitution. Cette catégorie administrative confuse, recouvre, du coup, une grande diversité de personnes avec des situations économiques et des origines très diverses, dont d'autres Français qui n’ont rien à voir avec les Tsiganes ou les Gitans. «Gens du voyage» est notamment utilisé dans la loi de juillet 2000 relative aux aires d'accueil et de stationnement obligatoires pour les communes de plus de 5.000 habitants. Mais cela ne concerne pas les ressortissants de l’Union européenne, majoritairement Roumains et Bulgares arrivés pour la plupart en France après la chute du Mur. Les Roms parlant d'eux-mêmes ont récusé cette dénomination : « En France, l'appellation « gens du voyage» désigne, dans le vocabulaire de l’administration et souvent de la population française, notre population. Nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes sous cette appellation d’un point de vue humain, culturel et identitaire. Tenant compte de ce qui précède, lorsque l’appellation “Gens du voyage” se substitue aux mots Tsiganes, Manouches, Gitans, Roms, Sinté ou Yéniches pour désigner nos populations respectives à des fins d’hostilité, dépréciatives, discriminatoires, ou racistes à notre égard, nous exigeons que cet acte soit considéré comme l’antitsiganisme et/ou de la tsiganophobie, et soit systématiquement dénoncé et condamné publiquement par les autorités. » « Gens du voyage », une locution impossible à mettre au singulier ou au féminin, intraduisible, une « appellation strictement administrative » selon la HALDE, qui désigne parfois des personnes qui ne voyagent pas ou plus. C'est une appellation obsolète, mais qu'on ne fera pas disparaitre parce que la France persiste à ne pas vouloir signer la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales4 votée 3 http://www.slate.fr/story/25519/que-veulent-dire-les-mots-roms-tsiganes-et-gens-du-voyage 4 Voir : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/minorities/4_Events/News_2010_fr.asp
à Strasbourg le 1er février 1995 et entrée en vigueur le 1er février 1998 (comme Andorre, Monaco et la Turquie). 4 – Autre interpellation politique propre à la France : le fichage des Roms. C'est une vieille histoire. La loi raciste du 16 juillet 1912 imposa aux « nomades » (l’appellation «nomades» est alors officiellement utilisée) un carnet anthropométrique obligatoire qui contient des informations telles que l'envergure, la longueur et la largeur de la tête, la longueur de l'oreille droite, la longueur des doigts médius et auriculaires gauches, celle de la coudée gauche, celle du pied gauche, la couleur des yeux ou encore la forme du nez. Les Roms de France contestent, évidemment, à cette époque, ce traitement inique mais n'y peuvent rien et le subissent. Mais ne voilà-t-il pas que ce fichage revient, avec toutes les particularités que les technologies modernes permettent. Le fichier des MENS (Minorités ethniques non sédentarisées), tenu par la gendarmerie, en dépit des dénégations récentes, censé s'appliquer à la « délinquance itinérante », est de multiples fois indigne, et viole la loi française elle-même, en ethnisant la question rom, en considérant que la délinquance est liée à l'itinérance, en utilisant la généalogie pour repérer les nids de délinquance potentielle... Le Monde a titré, à sa Une, sur ce sujet dont on ne parle plus, pourtant non seulement il n'est pas éteint, mais il rejoint d'autres fichages, en particulier, s'agissant des Roms, le fichier OSCAR devant permettre d'éviter le paiement multiple des indemnités de rapatriement des familles ayant obtenu l'aide au retour (soit disant volontaire). 5 – L'interpellation fondamentale des États-nations. En 1994, après La France raciste (Seuil, 1992), les chercheurs de l'équipe dirigée par Michel Wieviorka décrivaient et analysaient cette Europe qu'est l'Europe du racisme et de la xénophobie5. Ils allaient au cœur des expériences britannique, allemande, belge et italienne. Ils pourraient aujourd'hui y ajouter la Hongrie, les Pays-bas et même la Suède... De leur étude comparative, progressivement, une conclusion se dégageait : au-delà des spécificités de chaque pays, il existe une profonde unité européenne des processus et des logiques qui mènent à la haine, à la peur et à l'incapacité croissante à reconnaître et accepter l'altérité. Les Roms nous obligent à considérer que nous ne pouvons vivre que dans l'altérité. La Romaphobie, la tsiganophobie est un racisme qui nous alerte sur la résurgence de tous les racismes. Michel Wieviorka affirme que ce n'est pas la nation qui a créé l'État mais l'État qui a créé la nation. Il est plusieurs approches du concept de nation. La nation de l'Étatnation est fusionnée avec l'État et incompréhensible sans lui. Une nation, dans ce sens, est un territoire géré par un État. En s'affirmant nation sans territoire, et donc sans état, les Roms bouleversent les conceptions de la nation : ils font aussitôt monter la haine à leur endroit. En effet, si la nation est l'ensemble des natifs d'un territoire 5 Michel Wieviorka, (avec Philippe Bataille, Kristin Couper, Danilo Martuccelli, Angelina Peralva), Racisme et xénophobie en Europe. Une comparaison internationale, Paris, La Découverte, 1994.
non compact qui partagent la même culture, la même histoire, la même langue, l'unité de cette nation devient transnationale et les nationalismes, ancrés sur la propriété d'un sol, sont infondés. L'ONU, l'Organisation des nations Unies est, en réalité avec ses quelques 200 membres, l'organisation des États-Unis, sans jeu de mot. Il est beaucoup plus de nations que d'états. Les Roms, avec leur drapeau, leur hymne, constituent une composante de l'Europe, sans État ni revendication territoriale. Ils interpellent donc l'Europe et, à cet égard, ils contestent l'Europe politique telle qu'elle s'est construite. Plus encore, l'identité nationale à la française, selon Éric Besson, se trouve vidée de sens : ce n'est plus qu'une identité nationaliste ! L'identité rom déborde des cadres frontaliers. Elle dépasse les nationalités, sans les nier mais place l'européanité avant la nationalité, contrairement à ce qui est prévu par les traités qui ont institué l'Europe des 6 (1957), des 9 (1973), des 12 (1986), des 15 (1995), des 24 (2004) puis des 27 (2007). 6- L'interpellation de l'Europe politique. Là encore, les Roms ne revendiquent rien et modifient tout. Non seulement là où il y des Roms, il y a de l'Europe politique. Non seulement là où il y a l'Europe géographique, il y a les Roms. Mais, là où il y a de l'Europe politique en devenir, il y a encore des Roms. Et il ne s'agit pas seulement de l'Europe en expansion numérique, il s'agit d'une Europe qui cesserait d'être celle que Jacques Delors appelait « l'Europe des États-nations ». Fonctionner à 27 sans réduire les prérogatives des États est impossible. Accueillir de nouveaux États-membres dans ces conditions, étoufferait la construction européenne définitivement. L'aventure politique européenne va-t-elle, alors, prendre fin parce que, comme l'a montré la France, avec les Roms, un gouvernement peut passer pardessus les directives européennes ? Les Roms, Européens, s'il en est, viennent de mettre en évidence que l'on ne peut gérer des problèmes européens État par État. En outre, était sous jacent, sous le propos de la Commissaire européenne, Viviane Reding, -ce qui a fait hurler les politiciens de Paris-, qu'on ne traite pas, comme la France le fait, des personnes issues de victimes du génocide des nazis. Les Roms sont identifiés comme une minorité culturelle européenne, la plus nombreuse, certes très composite, mais qui a une existence impossible à contester dans les couloirs des assemblées européennes. La venue possible de centaines de milliers de Roms au sein de l'Union européenne, avec les candidatures de la Turquie, de la Croatie, de la Macédoine, (et depuis octobre 2010 de la Serbie), avec la suppression des visas pour les Bosniens et les Albanais à la mi-décembre prochaine, rend la position de la France intenable. Elle devra, comme les autres États membres, prendre sa part de l'accueil des Roms d'Europe. 7 – L'interpellation du déni qui élimine les Roms de notre histoire. Deux grands oublis rejettent les Roms hors de notre passé commun. L'esclavage des Roms de Moldavie et Munténie (en Roumanie), du XIVe au XIXe siècle, sur près d'un demi
millénaire, et le génocide des Roms que les nazis ont perpétré au XXe siècle. Cela a des conséquences politiques considérables. Nous ignorons ainsi pourquoi c'est la Roumanie qui compte le plus grand nombre de Roms en Europe, pourquoi le mot tsigane est synonyme d'esclave en ce pays, pourquoi ce mot tsigane est plus péjoratif à l'est de l'Europe qu'à l'Ouest. Plus près de nous, nous ignorons ou ne voulons pas savoir que les Roms ont, autant que les Juifs, été menacé d'extermination, bien qu'on parle mille fois plus de la shoah que du samudaripen. Il se trouve, heureusement, des Juifs pour garder le souvenir de la volonté d'éradication des Tsiganes par le IIIe Reich allemand. Il n'empêche que la trace de ce crime d'État est difficilement conservée et que cela constitue la négation d'une partie de notre propre histoire. 8 – De l'interpellation de la société de l'avoir. La question politique finale, l'interpellation des interpellations, celle qui nous concerne tous, celle de notre occupation de la Terre, qui donne à choisir, in fine, entre la conquête perpétuelle et l'hospitalité (condition, selon Kant, de la paix perpétuelle). Car les Roms appartiennent, souvent, pas tous mais fréquemment, au monde des sans : sans pouvoir, sans avoir, sans emploi, sans domicile fixe ou pas, sans papiers, sans lieu ou sans terre où séjourner. Qu'est-ce donc que cette humanité qui laisse une partie de l'humanité à l'état nu, privée de tout. Les Roms en général l'ignorent, mais sans discours, se retrouvent, par leur philosophie pratique à proximité des citoyens du monde et des anarchistes. Ils disent simplement : « la terre est à tous et je ne veux aucun maître. Je travaille pour vivre et pas pour m'enrichir. Je ne suis pas le possesseur mais l'enfant de la terre ». 9 – La liste des interpellations politiques n'est pourtant pas close. J'en ai dressé une d'où j'ai extrait une partie des courtes observations précédentes : • ... du concept de nation. • ... de la définition de l'Europe. • ... du principe de propriété. • ... de la spécificité de la culture (romanipe). • ... du sens du voyage. • ... du recours au travail. • ... du déni de l'histoire (samudaripen). • ... de la conception de l'identité. • ... de la reconnaissance des minorités. • ... de la réalité de l'insécurité. • ... du recours à la Justice. • ... de l'usage de la force.
• ... de l'affrontement de la pauvreté. • ... du mode de contrôle des populations. • ... du rapport à l'argent. • ... de la mise en marge des « sans » . sans pouvoir. . sans avoir. . sans emploi. . sans domicile fixe ou pas. . sans papiers. . sans lieu où séjourner. • ... de la nudité citoyenne des privés de tout. J'en ai omis quelques unes pourtant importantes, mais le sujet est si vaste qu'il ne peut être évoqué de façon complète dans un propos liminaire. Je conclurai en rappelant que les Roms ouvrent notre questionnement politique à la totalité des problèmes. Il ne s'agit pas de s'en tenir à eux. Leurs interpellations ne sont pas dirigées vers la recherche de solutions à leur propre situation. Elles sont tournées vers le monde entier dont ils font partie. Ils renouvellent le débat politique qui va bien au-delà de la recherche des pouvoirs. Ils rejoignent les interpellations des peuples autochtones, aborigènes et autres dits premiers qui affrontent, depuis des siècles, la complexité planétaire mais que les pays occidentaux n'écoutent pas. On peut bien louer Levi-Strauss, Jean Malaurie, Pierre Clastres et autres géants de la pensée, mais quand cette pensée est sans effet sur nos politiques, ces politiques mènent au désastre. C'est l'avertissement des Roms aux gadjé que nous sommes. Ils ne sont pas meilleurs que nous mais ils sont révélateurs des contradictions dans lesquelles nous pourrions sombrer si la terre-mère, la terre-patrie devient notre propriété au lieu d'être notre terre d'accueil. Le Rom, c'est l'homme. L'entendrons-nous nous dire un jour : « Gadjo n'oublie pas que toi aussi tu es un Rom ! ». Jean-Pierre Dacheux Deuil-la Barre Le 13 novembre 2010