Couverture : Fig. 1. Qui sommes"je" ?
Majeure Design d'Interaction Nicolas JOURNO
STRATE - ÉCOLE DE DESIGN Suivi par : Gildas Le Moigne http://www.nicolasjourno.fr/ https://fr.linkedin.com/in/nicolasjourno
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Promo 2016
Je tiens tout d'abord à remercier Gildas Le Moigne, mon référent dans l'écriture de ce mémoire. Il a su être un conseiller et un partenaire, à l'écoute pour m'accompagner et me donner les bons outils afin d'explorer un domaine qui me tenait à cœur. Ces remerciements s'adressent aussi à toute l'équipe d'étudiants avec lesquels j'ai vécu cette expérience du mémoire, main dans la main, dans le doute et le conseil ; notamment Jérôme Prax, pour m'avoir supporté et accompagné pendant cette année riche intellectuellement et humainement. Une pensée toute particulière à Damien Legois, directeur de la majeure interaction, pour son suivi et sa positivité ; ainsi qu'à Sophie Level et Isabelle Cossin pour leur entrain et le travail qu'elles ont fourni pour nous aider à trouver nos sujets d'étude. Écrire un mémoire est un projet qui nous habite, qui nous accompagne au quotidien. C'est un projet qui se partage, parfois malgré nous. Ainsi je remercie mon entourage, qui ont été les premiers à côtoyer mes questionnements et réflexions, que ce soit dans la confrontation ou la découverte. J'adresse ces remerciements tout particulièrement à Nancy Boehm pour un soutien réciproque sur deux années de diplôme ; Laetitia Ducrot avec laquelle j'ai avancé étape par étape autour de petits déjeuners ; et Manon Taillebois pour sa curiosité, son soutien, ses conseils, et bien plus encore. Enfin, je remercie Étienne Bianchi, alias le Shaârghot, de m'avoir accordé son temps et ainsi d'avoir contribué à enrichir ma réflexion. Je n'y serai pas parvenu seul. Merci à eux.
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Introduction
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La personne n’existe pas, seuls existent les personnages de cette personne
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Une personne est un être qui a une conscience de soi, individuée, incarnée
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L'Homme est un être social, son existence n'est/naît que si elle est partagée
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La personne, cette notion abstraite qui lie tous nos personnages
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Des personnages omniprésents
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Des personnages pour exister dans les différents univers
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Se construire des modèles d’actions grâce aux personnages
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Nous abordons la fiction comme nous abordons le réel
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Les personnages comme remède au mal-être moderne
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La génération Y, la génération aux mille et un personnages
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Le mensonge pour (sur)vivre (à)la saturation sociale
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Qui suis-je ? Que serait-"je" ?
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Conclusion
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Annexe
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Bibliographie
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Le monde est habité d’un étrange paradoxe. D’après une étude de février 2008, en Angleterre, alors que presque un quart des jeunes interrogés pensaient que Sir Winston Churchill était fictif, certains pensaient que Sherlock Holmes ou Eléonore Rigby étaient réels1. La réalité et la fiction semblent se mélanger. Qu’il s’agisse d’une méprise sur notre perception, ou d’une supercherie subtilement orchestrée par la fiction, le charme illusoire de se perdre entre le réel et la fiction opère bel et bien. Si méprise il y a, alors la frontière n’est nécessairement pas parfaitement distincte, entre le réel d’un côté, le fictif de l’autre. Ainsi, quand les grandes personnes savent que le Père Noël n’existe pas, les enfants affirment avec certitude le contraire. Non pas que les grandes personnes refusent de croire qu’il existe, mais bien parce qu’elles savent qu’il est fictif. Et pourtant, chaque année, ces mêmes grandes personnes se laissent bercer par la magie de Noël et entretiennent le mystère aux yeux des enfants. Elles s’offrent des cadeaux au pied du sapin, ravivant, au moins pour une veillée, leur âme d’enfant et l’espoir secret de le voir apparaître. Autant nous sommes tous capables, à notre stade éveillé, d’observer le monde réel et d’y déceler les mondes imaginaires, autant il nous semble compliqué de savoir où s’arrête la fiction et où commence le réel lorsque nous interrogeons les habitants de ces deux mondes. Qu’est-il arrivé à W. Churchill pour qu’il appartienne soudainement à la fiction ? Par ailleurs, sommes-nous vraiment capables de dire que le Père Noël
1 SIMPSON Aislinn . 04 février 2008. Winston Churchill didn't really exist, say teens. The Telegraph [en ligne]. URL : http://www.telegraph.co.uk/news/uknews/1577511/Winston-Churchill-didnt-reallyexist-say-teens.html
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n’existe pas ? Nous sommes tiraillés entre la certitude qu’il n’existe pas, et notre désir de le croire réel. Comme le questionne Umberto Eco, « nous ne nous demandons pas "où, en quelle région de l’univers, des personnages de fiction vivent-ils ?", mais plutôt [...] "en quel sens parlons-nous d’eux comme s’ils vivaient en une certaine région de l’univers ?" »2 . Il nous faut être capable de savoir qui est une personne (du monde réel), et qui est un personnage (de fiction). Or, si nous voulons savoir ce qui est réel et ce qui est fictif, il faut pouvoir dresser cette frontière avec le réel d'un côté et la fiction de l'autre. Alors, comment pouvons-nous distinguer personne et personnage ? Questionner le réel et la personne est l'un des champs de prédilection de la philosophie. En effet, les philosophes essayent de trouver ce que la personne abrite, de comprendre où elle commence, et où elle finit. En partant de l'étymologie du mot, nous chercherons donc à comprendre (au travers de la réflexion de John Locke par exemple) les enjeux qui planent autour de la question « qu'est-ce qu'une personne ? ». Par ailleurs, en société, la personne s'incarne sous forme de personnages sociaux. Personnages fictifs ou personnages réels, nous nous intéresserons aux rapports que nous entretenons avec eux, notamment au travers de leurs mécaniques, comme leur construction, leur perception ou l'imagination. Enfin, a l'heure de la génération Y et du monde connecté sur internet, les personnages se retrouvent projetés dans le monde entier. Chaque individu se retrouve relié avec des individus de tous les horizons, par le biais d'avatars, dans un univers où le corps n'a plus nécessairement sa place. Dans ce contexte de saturation sociale, la génération du virtuel trouve des solutions pour vivre.
2 ECO Umberto. 01 juin 2010. Quelques commentaires sur les personnages de fiction. SociologieS [en ligne]. URL : https://sociologies.revues.org/3141
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Regardons tout d'abord les termes de notre sujet. Se poser initialement la question de la distinction, c’est prendre le parti qu’il y a deux entités différentes : les personnes d’un coté, les personnages de l’autre. Étymologiquement, « personne » et « personnage » sont réunis sous la même bannière de persona. En latin, persona a deux origines : persōnare = « se masquer » en latin et « le cri » (sonare) « au travers » (-per) 3. Mais persona peut aussi venir du grec ancien πρόσωπον, prosỗpon, qui signifie le « masque de théâtre ». Si aujourd’hui les deux notions sont distinctes, c’est probablement parce que leur signification sont différentes. Ainsi, ce n’est pas tant la question de la capacité à les distinguer qui importe dans un premier temps, mais celle de les différencier. Or, pour y déceler des différences, il faut au préalable définir précisément les notions de notre sujet.
3 BREAL Michel & BAILLY Anatole. 1885. Dictionnaire étymologique latin. Hachette.
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Fig. 2. Portrait de famille.
La personne n’existe pas, seuls existent les personnages de cette personne Lorsque nous pensons à une personne, sans même nous poser la question, nous savons à quoi nous référer. Nous allons piocher dans des exemples de personnes que nous connaissons, comme le boulanger, et nous dire "qu’il est une personne". Cependant, si vous vous demandiez d’expliquer pourquoi le boulanger est une personne, et pourquoi son chien n’en est pas une, vous risqueriez d’être surpris de trouver la tâche plus ardue que prévu. Le concept de personne est parfaitement intégré, sans pour autant que nous en ayons une définition précise. Nous sommes ici en quête d’une définition réelle de ce qu’est une personne. Aujourd’hui, bien loin de son sens latin d’origine, la notion de personne englobe des termes comme l’identité, l’individu ou le libre-arbitre. La notion est vaste. Nous pouvons la retrouver dans tous les domaines du quotidien. De la politique, au droit, à la justice, et même dans notre portefeuille avec la carte d’identité, la définition de soi est partout. Elle est partout, et différente ; à chaque domaine ses spécificités. Mais dans cet océan de définitions, plus nous essayons de nous rapprocher d’une définition exacte de la personne, englobant toutes ses notions sous-jacentes, plus elle devient confuse. Commençons par concentrer notre recherche sur la notion "pure" de la personne, celle qui n’est appliquée à aucun domaine : la personne en philosophie. Pour illustrer notre réflexion, nous étudierons le cas fictif de Gabriel et de ses deux filles (Noémie et Marion).
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Fig. 3. Gabriel, NoĂŠmie et Marion, nos trois personas.
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Une personne est un être qui a une conscience de soi, individuée, incarnée Même en philosophie, la personne est riche de plusieurs sens. Elle englobe trois notions : le "quoi", le "qui" et le "ce".4 Premièrement, il y a le "quoi" la personne est : un être humain, de sexe masculin, 46 ans... Il y a ensuite le "qui" elle est : Gabriel, le père de Noémie et Marion... Et enfin "ce" que la personne est : attentionné avec ses filles, Gabriel aime toutefois jouer avec ses amis le dimanche matin dans le club de football amateur de sa ville... Ainsi, la personne de Gabriel a un identifiant universel descriptif (son "quoi" il est), que l’on peut notamment retrouver dans les papiers officiels, qui le définit aux yeux de la loi ; un identifiant social (son "qui" il est), grâce auquel les autres personnes peuvent l’individuer ; un identifiant personnel ("ce" qu’il est) qui résulte de ses actions. Ces trois notions sont à dissocier puisque Gabriel ne peut pas intervenir sur elles pareillement. Nous pourrions donc supposer que pour être une personne, au sens philosophique du terme, il faut posséder ces trois attributs : le "quoi", le "qui" et le "ce". Je pourrais vous parler de Perlin, le lapin de Noémie, qui est un mammifère de type lagomorphe, âgé de 2 ans, qui aime les carottes et sauter sur le canapé du salon. Perlin possède lui aussi son "qui", son "quoi" et son "ce". De la même manière je pourrais vous parler du doudou de Marion, un ours en peluche âgé de douze ans (son "quoi"). Comme il est ami avec Marion depuis le premier jour, il se laisse couramment appeler Thomas (son "qui"), déteste passer à la machine, mais adore partir en vacances (son "ce"). Quand bien même Marion et Noémie portent beaucoup d’affection à leur deux compagnons, et quand bien même ils remplissent les conditions "quoi",
4 CHAUVIER Stéphane. 2003. Qu'est-ce qu'une personne ? VRIN.
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"qui" et "ce", nous serions bien en mal de dire que Perlin et Thomas sont des personnes, ou du moins pas des personnes au même titre que Gabriel, leur père. Savoir que la personne en philosophie abrite ces trois notions nous renseigne sur ce que contient la personne, mais ne nous permet pas pour autant de savoir ce qu’il faut pour être une personne. John Locke, dans son Essai sur l’entendement humain, définit la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux »5 . Il ajoute deux ingrédients à la personne : la conscience de soi et l’identité personnelle. Locke nous dit que la personne doit pouvoir penser, analyser, comprendre et agir. Par exemple, Gabriel peut se demander que faire le dimanche matin, penser au sport, notamment le football, chercher un club où pratiquer, s’y inscrire, y jouer, et ainsi répondre à son problème de l’activité du dimanche matin. Chose que le lapin de Noémie peut tout aussi faire en ayant faim, l’amenant à chercher de la nourriture, repérer la plante sur le meuble, grimper sur le canapé pour y accéder plus facilement, sauter, et se remplir la panse d’une délicieuse plante verte. En revanche, Thomas l’ours en peluche, ne peut déjà plus prétendre au titre de «personne» puisque ce n’est pas lui-même qui va effectuer cette succession d’actions cérébrales, mais sa propriétaire qui pensera pour lui, analysera, comprendra et le fera agir en conséquence. De plus, que ce soit René Descartes avec le « cogito, ergo sum »6 , ou John Locke7 avec le fait de se considérer « soi-même », pour parler de la conscience de soi, il faut tenir compte de l’identité personnelle. Le « je ». Parler de soi à la
5 LOCKE John. (1689) 2002. Essai sur l'entendement humain. VRIN. 6 « Je pense, donc je suis . DESCARTES René. (1637) 2000. Discours de la méthode. Flammarion. 7 LOCKE John, op. cit. «
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première personne du singulier signifie que l’on prend le recul nécessaire par rapport à sa condition pour mettre un individu comme source d’une action. Là où Perlin, le lapin, se dira en mordant le fil électrique de la lampe « ça fait mal », Gabriel se dira, quand le lapin lui mordra ensuite le doigt sous l’effet du choc, « il ne m’aime pas ». De la même manière Gabriel se dira « j’ai envie de manger une pomme » alors que le lapin aura simplement faim et cherchera à manger, l’amenant ainsi à croquer le fil de la lampe. Chez l’Homme, cette « pensée égologique »8 n’apparaît qu’à partir de la deuxième année de la vie9. D'un point de vue philosophique, c’est à ce moment qu’un individu devient une personne, puisqu’il devient « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même ». Pouvoir dire « je », c’est pouvoir exprimer ses envies, ses pensées, avoir un libre-arbitre. C’est pouvoir passer de "vivant" à « je suis vivant ». De ce fait, la notion de personne est au cœur des débats philosophiques et éthiques sur l’avortement. En effet, si en philosophie, l’individu devient une personne lorsqu’il possède le "je", avorter d’un embryon, qui n’est même pas encore devenu un individu est envisageable. Poussée à son maximum, cette réflexion pourrait même aboutir à ne pas considérer comme un homicide le meurtre d’un bébé qui n’a pas encore développé sa pensée égologique, et donc n’a pas obtenu son "je".
8 CHAUVIER Stéphane, op. cit. 9 « Un être humain ne devient une personne qu'à partir du moment où, comme le dit Kant, "il possède le « je dans sa pensée", ce qui ne saurait survenir avant sa deuxième année de vie. , CHAUVIER Stéphane, op. cit. «
«
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La « pensée égologique » est particulièrement importante dans la société actuelle. En effet, toute la justice contemporaine repose sur le principe de l’intention de l’individu. Reprenons l’exemple de notre famille. Dans la scène : le matin à table, Noémie fait une remarque désobligeante sur le doudou de Marion ; en réponse Marion jette des céréales au visage de Noémie ; celle-ci se débat et renverse accidentellement le bol de chocolat chaud sur Gabriel. Noémie a intentionnellement critiqué le doudou de sa sœur et cette dernière lui a intentionnellement lancé des céréales en réponse. Cependant, aucune des deux n’avait l’intention d’arroser leur père de chocolat chaud. Noémie étant l’initiatrice de l’action, elle peut être tenue pour responsable, avec tout de même un message sévère à l’égard de Marion qui n’aurait pas dû réagir de la sorte. Sans le "je" et la notion d’intention, rien ne se serait probablement passé. Et même s’il s’était passé quelque chose, personne n’aurait pu être tenu entièrement pour responsable, puisque "ce n’était pas son intention". Un dernier aspect de la définition de Locke est la transtemporalité, à savoir « [...] une même chose pensante en différents temps et lieux ». Être capable de dire « je » est une belle chose, mais il faut aussi être capable de savoir que celui que "je" était il y a dix minutes, trois jours, un an, est le même "je" que maintenant et sera le même dans dix minutes, trois jours ou un an. Cette appréhension du "je" au cours du temps permet de se construire sur la durée, de se fixer des objectifs, d’apprendre des expériences passées. Être transtemporel, c’est être capable de changer au cours du temps tout en restant le même "je". C’est ne pas naître et mourir à chaque instant où notre cerveau pense au "je".
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Cependant, l’Homme n’est pas le seul à pouvoir correspondre à la définition de John Locke. Les grands singes par exemple, notamment ceux les plus proches de notre espèce, remplissent eux aussi le critère de la conscience de soi.10 La question se pose alors de savoir si seuls les Hommes peuvent être des personnes. Si les animaux, tout du moins certains, peuvent prétendre au statut de personne, nos règles éthiques doivent aussi s’appliquer aux animaux. De cette manière, sans pour autant parler de maltraitance ou des conditions d’élevage du bétail, tuer un animal ou un Homme serait tout autant éthiquement incorrecte et condamnable. À notre connaissance, se poser la question « qui suis-je ? » est un phénomène typiquement humain. Peut-être même est-il un phénomène typiquement lié à la « personne » ? Peut-être, pouvons-nous dire qu’une personne est un individu qui respecte les règles précédentes, et qui se pose la question de savoir ce qu’est une personne. Sur le même principe de raisonnement, Stéphane Chauvier aborde un autre aspect de la personne : il nous dit qu’il faut être reconnu en tant que personne pour devenir une personne.11 La définition de personne devient alors d’ordre social. Il existerait ainsi plusieurs types de personne : les proto-personnes (les personnes qui ne le sont pas encore, mais dont la société sait qu’elles vont le devenir), les exo-personnes (des êtres qui sont à un niveau de la personne similaire au nôtre mais selon des règles différentes, comme pourraient l’être un peuple extraterrestre par exemple), et enfin les personnes, tels que nous l’entendons dans notre société.
10 OLIVER David & REUS Esitva. Novembre 2005. La science et la négation de la conscience animale - De l'importance du problème matière-esprit pour la cause animale. CA n°52 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article283 11 CHAUVIER Stéphane, op. cit.
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"Je" est assuré d’être une personne si "je" remplit la définition de Locke, et que ceux que «je» considère comme des personnes considèrent eux aussi "je" comme une personne. Cette définition confère un terrible pouvoir à la personne : elle est libre de décider qui d’autre est une personne et qui ne l’est pas. Cette caractéristique de la personne répond aux deux débats précédents sur l’avortement et le droit des animaux. S’il faut reconnaître une personne comme telle pour qu’elle en devienne une, alors même le bébé de quelques mois qui n’a pas son "je" peut être une personne. Il est même une protopersonne, puisque nous sommes assurés qu’il est en bonne voie de devenir, dans les mois qui viennent, une personne. Ce statut lui octroyant donc toutes les protections éthiques liées à la personne. De ce fait, le débat sur l’avortement, est un débat qui peut se résumer ainsi : « à partir de quel âge doit-on reconnaître un embryon comme une personne ? ». Ce débat devient alors un débat d’opinions que nous nous garderons bien d’engager dans ce mémoire. En ce qui concerne les animaux, si "je" considère que les animaux sont des personnes, alors les tuer est condamnable. En revanche, si "je" les considère uniquement comme des animaux, "je" peux les tuer sans aller à l’encontre de l’éthique. Ainsi, de la même manière que pour l’avortement, il est laissé libre à chacun de se faire son propre avis sur la question. La société choisit donc ce qui est condamnable ou non. Cependant, cette réflexion a elle aussi ses limites, puisque rien n’empêche Marion de considérer son ours Thomas comme une personne et de le respecter en tant que telle, lui octroyant à ses yeux les droits liés à la personne. Le fait de devoir être reconnu en tant que tel pour devenir une personne est une notion très importante, dans la mesure où elle fait passer la personne d’un statut identitaire à un phénomène social.
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L’Homme est un être social, son existence n’est/naît que si elle est partagée Il faut être au moins deux pour exister en tant que personne ; la définition de soi dépend de ce que les autres disent de nous. Nous nous retrouvons dans une perspective où il n’y a pas de "je" sans "tu". L’autre devient tout aussi important que soi, partager est nécessaire et la rencontre est primordiale. L’autre devient la condition de notre existence. «Je» est social. Dire qu’il faut que deux personnes se rencontrent pour exister implique, tout d’abord, qu’il y ait une rencontre entre ces personnes. Quand « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux »12 en rencontre un autre, il y a formation d’une nouvelle réalité, une réalité qui leur est propre. Tout du moins, c’est ce que nous disent Peter Berger et Thomas Luckmann.13 Un « univers partagé » comme ils l’appellent, que seuls les deux personnes de la rencontre connaissent. Dans ce face-àface, l’un va se définir au travers de ce que l’autre lui renvoie. Il existe une réalité commune à tous, que l’on appelle communément la « vraie-vie », ou la réalité. Cette réalité en comporte d’autres, des réalités qui n’appartiennent qu’à quelques-uns, comme une boîte qui en contiendrait d’autres. L’une de ces sous-boîte est l’univers de Marion et Noémie. Elles passent de la réalité commune (la « réalité souveraine » pour reprendre les termes de Berger et Luckmann14) à leur réalité. Dans leur univers partagé, dans leur réalité, les deux sœurs s’observent et comprennent que l’autre est 12 LOCKE John, op. cit. 13 BERGER Peter & LUCKMANN Thomas. (1966) 2014. La construction sociale de la réalité. Armand Colin. 14 « Comparées à la réalité de la vie quotidienne, les autres réalités apparaissent comme des domaines finis de sens, inscrits à l'intérieur d'une réalité souveraine marquée par des significations restreintes et par des modalités spécifiques d'expérience. La réalité souveraine les enveloppe de tous côtés, et la conscience revient toujours à la réalité souveraine, comme si celle-ci était le point de départ d'une excursion. , BERGER Peter & LUCKMANN Thomas, op. cit. «
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un « objet » de cette réalité. Elles sont des éléments qui existent au même moment, presque au même endroit. Elles sont même au-delà de l’objet, puisqu’elles peuvent communiquer. En effet, pour explorer ce que cet autre a à nous offrir, il faut communiquer. Communiquer, c’est transmettre un message. Par exemple, Marion transmet à Noémie que son lapin est mignon. Le langage est l’une des réponses que l’Homme a trouvé pour communiquer. Marion choisit le message, le code par le langage pour le transmettre, l’envoie à Noémie par la parole, qui le reçoit, le décode, l’analyse et, si elle le désire, transmettra un
Fig. 4. Schéma de communication.
message retour à sa sœur. Au fur et à mesure des échanges, Marion comprend que Noémie est « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux »15 . Elle se permet donc de la considérer et de la
15 LOCKE John, op. cit.
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faire personne. A ses yeux, Noémie devient une personne à mesure qu’elle évolue dans cet univers partagé. Marion respecte donc Noémie en tant que personne. Son comportement se transforme et s’y adapte en conséquence. Marion communique à Noémie, par son comportement, qu’elle considère cette dernière comme une personne. Noémie comprend donc qu’elle est ellemême une personne. Etre une personne est une quête de chaque instant au sein de laquelle l’autre tient un rôle majeur. Un univers partagé, laisse apparaître l’autre comme tout aussi important que soi. Dans cette réalité, l’autre est une personne, de manière incontestable. C’est ce que l’autre ("tu") nous renvoie de nous-mêmes qui nous permet de nous sentir exister. "Tu" existe, et "je" l’espère aussi. Si dans cet échange l’autre s’efforçait de nous ignorer, nous n’existerions pas. On notera toutefois que, bien que primordial, le langage est une limite. Avoir des catégories, c’est essayer de tout faire rentrer à l’intérieur. Avoir des mots, c’est essayer de tout décrire avec. « Les limites du langage... sont les limites de mon monde » disait Ludwig Wittgenstein16. Le langage trouve sa limite quand la chose à décrire ne trouve pas son équivalent dans les mots. De même, se suffire de ces catégories, ne pas chercher en dehors, c’est ne pas ouvrir son champ des possibles. Par exemple, dans la série de fantasy les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, il existe une huitième couleur. En plus des sept couleurs de l’arc-en-ciel que nous connaissons dans notre monde (rouge, orangé, jaune, vert, bleu, indigo, violet), il en existe une huitième : « a sort of greenish-purple »17 (traduction : «une sorte de violet verdâtre»). Une couleur qui ne trouve donc aucun équivalent dans notre monde, et qui ne saurait être décrite par les mots de notre monde. Terry
16 WITTGENSTEIN Ludwig. 1966. Tractatus logico-philosophicus. 17 PRATCHETT Terry. 1983. The Color of Magic. Colin Smythe.
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Pratchett invente donc un mot pour elle, et l’appelle Octarine. L’univers partagé de Marion et Noémie, leur réalité, n’est pas la seule. Il existe autant de réalités qu’il existe de groupes de personnes. Sans pour autant qu’il n’y ait de réalité supérieure à une autre, elles co-existent toutes au sein de la réalité commune. Ces réalités forment une société dans laquelle s’inscrivent tous les groupes de personnes. Dans un univers partagé, la véracité du propos « untel est une personne » dépend de la perception qu’un autre membre de ce groupe a. Noémie est une personne aux yeux de Marion. La personne est le fruit d’une subjectivité. Quelle est donc l’objectivité de ce propos ? Kenneth J. Gergen nous dit que l’objectivité provient de la coalition des subjectivités.18 L’objectivité est partagée. Être une personne selon la subjectivité de plusieurs, tend à constituer l’objectivité de cette affirmation. Noémie devient réellement une personne, quand elle a vérifié qu’elle était une personne dans plusieurs de ses univers partagés. Si son père, sa sœur, ses amis... la considèrent comme une personne, elle peut se penser objectivement comme une personne. La société, par l’intermédiaire de la coalition des subjectivités, laisse chacun devenir une personne. « La société est une production humaine. La société est une réalité objective. L’Homme est une production sociale. »19 La société crée donc la vérité.20
18 GERGEN Kenneth J.. 2006. Le Soi Saturé - Dilemmes de l'Identité dans la vie contemporaine. Satas. 19 BERGER Peter & LUCKMANN Thomas, op. cit. 20 En philosophie, comme en sciences, trouver une réponse, c'est surtout en trouver milles autres. Celleci n'échappe pas à la règle. Comment vivre sans société ? Comment vivre sa propre vie si elle doit être partagée ? Ces questions, comme d'autres, sont posées mais resteront sans réponses (tout du moins dans ce mémoire). Non pas qu'elles ne méritent pas des réponses, mais parce qu'elles dérivent trop loin du propos original.
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La personne, cette notion abstraite qui lie tous nos personnages Revenons à Noémie. Noémie est une personne. Une telle définition ne peut cependant pas résumer à elle seule toute la complexité d’un individu. En effet, Noémie existe objectivement en tant que personne, mais existe subjectivement en tant que personnes. Il existe une Noémie différente dans chacun des univers qu’elle partage. Sa sociabilisation la rend multiple. Son "quoi", son "qui" et son "ce" peuvent être et sont décrit différemment par chacun. Si la personne s’écrit en réalité au pluriel, alors qu’est-ce qu’être une personne ? Si Noémie est plurielle, quelle pourrait être la « vraie » ? Existe-t-il d’ailleurs une « vraie » Noémie ? Dans cette perspective, la personne comme être/entité distincte ne peut plus exister. La personne, comme nous l’avons abordé jusqu’à maintenant, n’est pas identifiable en tant que chose finie. C’est pourquoi, il nous faut parler de la personne de manière abstraite. La personne est fluctuante d’un univers à l’autre : le "quoi" est immuable, mais que le "qui" et le "ce" se réinventent à chaque rencontre. Exit le seul et unique "vrai soi", nous vivons dans un monde où "je" est malléable. À la question « qui suis-je ? » se déploient autant de réponses que d’univers partagés où "je" existe. Ce n’est alors plus « qui suis-je ? » mais « qui sommes-"je" ? ».
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Une première idée, courante, apporte une piste de réponse à ces questions. Elle présente, au centre, un soi, vrai et authentique (le "core" comme nous l’appellerons désormais) qui est réellement ce que nous sommes. Nous pensons que ce core est nous. Nous pensons que ce core est plus ou moins révélé en fonction de l’investissement personnel que nous avons dans nos univers partagés. Comme un tout, une essence, qui se dévoilerait à notre guise. Un soi unique qui serait perçu différemment par chacun. Il nous semble que le core est quelque chose comme la synthèse de tout ce que "je" est dans les différents univers.
Fig. 5. Théorie de l'identité n°1 : "le core camouflé".
Gabriel n’est pas le même quand il est avec Noémie, avec Marion, avec son patron, ou avec le boulanger. Mais il lui semble que s’il faisait la « moyenne » de tout ce qu’il est dans ces différents groupes, il pourrait définir son core. L’objectivité du core serait donc la synthèse moyenne des subjectivités que les autres ont de ce core. Cette idée présente la personne, comme une entité en permanence incomplète, ou cachée. Pourtant nous nous sentons pleinement nous-mêmes dans l’un ou l’autre de nos univers partagés. Nous ne sommes pas plus vrai
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dans l’un que dans l’autre. Gabriel, n’est pas plus "fidèle" à son core quand il est avec Marion que quand il est avec Noémie. Gabriel est lui-même avec Marion, et est lui-même avec Noémie. Pour résoudre ce problème de "fidélité" à son core, une autre idée, présente la personne et le core de manière fusionnée. Il n’existe alors qu’une personne-core, authentique et vrai. Cette idée reprend celle de l’acteur de théâtre. La personne-core, en tant qu’acteur, ira piocher le masque qui lui convient le mieux selon la situation. Ainsi, la personne est en permanence en adéquation avec son core, tout en restant malléable en fonction de l’univers dans lequel elle se trouve. Le fond de la personne-core reste le même, mais sa forme se pare en fonction de l’instant. Aujourd’hui, Gabriel portait le masque du travailleur assidu lors de la réunion de ce matin avec son patron, le masque du collègue amical à la pause déjeuner, et enfin celui du père quand il est rentré chez lui le soir après avoir récupéré ses filles à l’école. Tour à tour, la personne-core endosse le masque le plus adéquat à la situation.
Fig. 6. Théorie de l'identité n°2 : "le soi en garde-robe".
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Bien que proche de la définition exacte, cette idée a aussi ses limites. À quoi ressemble la personne-core ? Qui est Gabriel ? Lequel est Gabriel ? Est-il plus le travailleur ou le père de famille ? Julian Baggini pousse la critique de cette idée encore plus loin21. Il se demande ce qui constitue la personne-core, et arrive à la situation suivante : le core entouré de tout ce qui vient nourrir ce core (les souvenirs, les envies, les croyances, le savoir, les sensations, l’expérience, etc.). Seulement, toutes ces choses prises individuellement existent même sans le core auquel elles se réfèrent. Noémie a lu Le petit Prince à l’école, ce livre a nourri son core, mais même sans Noémie, l’ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry existe toujours. Pourtant Noémie n’est pas rien. Son core n’est pas insignifiant. Julian Baggini nous dit que Noémie est l’entité abstraite, qui sert de liant à toutes ces choses qui la composent. Noémie est la personne, ce réseau qui est tissé entre tout ce qu’elle est dans les différent univers où elle existe.
Fig. 7. Théorie de l'identité n°3 : "la personne-core dans sa toile".
21 BAGGINI Julian. Novembre 2011. Is there a real you ? TED talks [en ligne]. 12min. URL : https://www.ted.com/talks/julian_baggini_is_there_a_real_you
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Dans cet état d’esprit, la personne-core disparaît. Nous passons de la vision d’un acteur à rôles multiples à celle d’un acteur condamné à jouer ses personnages. Un acteur qui n’en est plus un puisqu’il ne peut qu’être ses rôles. L’acteur (la personne-core) est cette entité abstraite à rôles multiples. La personne tend à disparaître derrière les rôles qu’elle est. Ces rôles ont un nom : les personnages sociaux.
Nous touchons au point sensible qui, depuis l’étymologie, lie la notion de personne à la notion de personnage. La personne étant une entité abstraite, unique, qui lie tous les personnages qu’elle possède. Gabriel, en tant que personne, est ce quelque chose qui est constitué des personnages qu’il incarne dans les univers partagés. Il est lui même avec son patron, autant qu’il l’est avec chacune de ses filles, autant qu’il l’est avec le boulanger. Gabriel est cette personne, la seule et l'unique, qui relie tout ses personnages sociaux. De ce fait, en tout temps et en tout lieux Gabriel est authentique. Il est autant lui-même dans chacun de ses personnages. Impossible donc de rencontrer physiquement une personne. Elle est abstraite. On ne peut apercevoir ou rencontrer, que quelques uns des personnages qui la composent.
« Le monde entier est un théâtre Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. »22 William SHAKESPEARE
22 SHAKESPEARE William. 1599. Comme il vous plaira. Actes Sud.
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Fig. 8. Noémie, peuplée de personnages.
Des personnages omniprésents Nous ne serions donc que des personnages. Des personnages, incarnation de notre personne-core dans les univers partagés. Comme l’écrit le psychologue et philosophe américain William James, « [...] nous pouvons dire pratiquement qu’il y a autant de moi sociaux différents qu’il y a de groupes distincts de personnes dont l’opinion lui importe. »23. Nous avons autant de personnages que les univers que nous partageons. Revenons un moment sur la question initiale de notre réflexion : « Comment puis-je distinguer personne et personnage ? ». Après l’analyse de la personne, nous pouvons dire qu’il est impossible de discerner l’un de l’autre. La personne et les personnages sont liés, mêlés, pour apparaître sous la forme du personnage dans la réalité. Il ne faut alors plus se poser la question de « distinguer », mais de « comprendre ». Personnage. Ce terme s’est immiscé par la force des choses dans ce mémoire, et nous n’en avons pas encore parlé dans le détails. A l’origine, lui aussi vient de persona. Dans sa définition actuelle, le personnage, peut faire référence aux hommes d’importance, pour les couvrir d’éloges ou à l’inverse pour critiquer24 . Appréhender le personnage de cette manière, c’est le traiter en fonction de son utilisation dans le langage. Or ici nous ne questionnons pas la manière dont nous utilisons le mot « personnage », mais plutôt ce qu’il s’y trouve.
23 JAMES William. 1953. The Philosophy of William James. Modern Library. 24 [http://www.cnrtl.fr/definition/academie8/personnage] - 24/09/2015
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Des personnages pour exister dans les différents univers Nous avons introduit précédemment le personnage dans le sens du rôle que nous jouons : le personnage social. C’est l’un des trois grands types de personnages qui nous intéressent dans ce mémoire. Gabriel, lorsqu’il est au travail et qu’il discute du bilan de la semaine avec ses collègues lors de la pause café de dix heures, est dans son personnage social du travailleur assidu. Ce personnage est l’un de ses personnages sociaux. Le personnage peut aussi être de fiction. Qu’il soit issu du cinéma, du rêve, de l’imaginaire d’un enfant, ou d’un dessin, qu’il soit romanesque, ou mythologique, il s’agit du personnage de fiction. Madame Bovary, Don Quichotte, le Petit Prince, James Bond, Batman, Picsou, le Père-Noël, Ulysse, etc. tous sont des personnages de fictions. Ils sont tellement nombreux, tellement variés, et ils ont tellement à nous apprendre qu’ils seront au cœur de notre analyse. Enfin, il y a, comme Napoléon, le personnage historique. Lorsqu’il était vivant, ce personnage était rattaché à une personne, celle de Napoléon Bonaparte. Cette personne est morte, mais le personnage est resté, notamment dans les livres d’Histoires. Thérèse, la grand-mère décédée de Noémie et Marion, est par exemple elle aussi un personnage historique. Il existe même un quatrième type de personnages, les « personnages fluctuants » comme les appellent Umberto Eco25 . Ils sont à mi-chemin entre les personnages historiques et les personnages de fiction. Le personnage historique, en raison de la transmission de son récit, a laissé l’imagination et la fiction s’immiscer dans les faits historiques. Ce mélange est maintenant
25 ECO Umberto, op. cit.
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tellement bien réalisé qu’il nous est inpossible de savoir ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité. Ces personnages sont devenus des mythes, anciennement vivant. Nous étudierons donc les personnages sociaux, les personnages de fictions, et plus succinctement les personnages historiques. Il ressort de cette présentation une question commune aux trois types de personnages qui nous intéressent : la temporalité des personnages. Nous avons vu que l’une des propriétés de la personne était d’être transtemporelle. À chaque instant, "je" change, évolue, se modifie légèrement. "Je" est suffisamment changeant pour que nous puissions nous rendre compte de notre évolution au cours du temps, mais suffisamment continu pour que "je" reste "je" l’instant d’après. Prenez le cas d’un ami d’enfance que vous revoyez à une soirée vingt ans plus tard. Il se peut que la personne-core incarnée dans le personnage en face de vous ait énormément changé depuis votre enfance. Alors, il a tellement changé que vous peinez presque à le reconnaître. Vous seriez même bien en mal de dire qu’il est le même ami qu’à l’époque. Pour vous, la personne-core a radicalement changé. Cependant, pour votre ami, il n’y a pas eu rupture de sa perception du "je". Il ne s’est vu qu’évoluer au cours du temps, alors que vous l’avez vu être soudainement un autre. Cette rupture a notamment pour effet, à vos yeux, de "tuer" le personnage de votre ami de l’époque et de laisser "naître" un nouveau personnage, plus dans l’air du temps. La mise à jour est trop grande pour être faite dans la continuité. De la même manière, quand vous vous remémorez votre comportement ou votre état d’esprit d’il y a quelques mois, vous parvenez à voir votre évolution. Si vous faites le même exercice en retrouvant une photo datant de
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l’école primaire, vous ne parviendrez même plus à faire le lien de la mentalité de cet enfant que vous étiez, à la personne que vous êtes aujourd’hui. Vous vous verriez comme un étranger que vous connaîtriez très bien. Les personnages de "je" changent eux aussi au cours du temps. Les personnages subissent les changements de la personne-core. Cependant, quand la personne meurt, les personnages passent instantanément de « sociaux » à « historiques ». Les personnages historiques n’ont plus de personne. La personne n’étant plus là, elle n’évolue plus au cours du temps. Il en est de même pour les personnages que la personne incarnait. Marion ne verra plus jamais sa grand-mère, Thérèse, changer au cours du temps. Le personnage de sa grand-mère, qu’elle côtoyait dans leur univers partagé, est devenu un personnage historique, figé pour toujours, dans l’état. Cependant, bien que Thérèse ait disparu, ses personnages sont toujours présents dans les univers partagés qu’elle habitait. Elle continue d’exister, au travers de ses personnages, notamment dans les souvenirs de ses petites filles. Pour être précis, notons que seule une partie des personnages de Thérèse persistent. En effet, tout les personnages, qu’elles étaient dans d’autres univers partagés disparaissent avec elle. La mort de la personne agit donc comme une photographie de l’instantané d’une partie des personnages d’une personne. L’image est figée telle qu’elle a été laissée par Thérèse. Tout du moins, l’image est figée tant qu’il n’y a pas de découvertes nouvelles sur la grand-mère. En effet, bien que ses personnages soient figés, leur perception peut en être altérée en fonction de ce que les autres connaissent d’elle. Noémie et Marion peuvent la percevoir différemment si elles apprennent que, par exemple, leur grand mère, d’ordinaire si calme et posée, était
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danseuse au cabaret étant plus jeune. Tant qu’il restera au moins une personne pour penser à Thérèse, elle continuera d’exister sous forme de personnages historiques, profitant d’une pseudo immortalité. Les personnages historiques ne sont en réalité que des vestiges des personnages sociaux. Ce sont des personnages sociaux qui ont survécu à la mort de la personne. Nous vivons tous les jours au travers de nos personnages sociaux. Nous nous devons d’avoir des personnages, pour être social et donc exister. Ces personnages nous survivent sous forme de personnages historiques. À quoi servent alors les personnages de fiction ? Notons toutefois que le personnage de fiction a un rôle à jouer pour celui qui le crée (l’auteur, le scénariste, le dessinateur, etc.) mais aussi pour celui qui le consomme (le spectateur, le lecteur, etc.). Concentrons notre étude, dans un premier temps, sur ceux qui consomment les personnages de fiction, ceux qui s’en nourrissent. Dans l’univers du roman, Daniel Bougnoux 26 applique aux personnages de fiction un pouvoir identificatoire. Pour le lecteur, le personnage romanesque est l’entité dans laquelle sa personne va se projeter. En effet, pour vivre au sein de l’univers qui nous est raconté par l’auteur, il faut pouvoir y trouver une place. Or, comme le dit Umberto Eco, « dans ce monde-là nous ne sommes pas, pour ainsi dire, formellement recensés [...] et notre engagement passionnel nous pousse alors à assumer la personnalité de quelqu’un d’autre qui a le droit de vivre là. Alors nous nous identifions à l’un des personnages de la fiction.»27. C’est à cela que sert ce type de personnages. Il est notre corps dans le roman. Au travers du personnage, le lecteur a accès
26 GLAUDE Pierre & REUTIER Yves et al. 1991. Personnage et histoire littéraire, Actes du colloque de Toulouse, 16/18 mai 1990. Presses Universitaires du Mirail. 27 ECO Umberto, op. cit.
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à un monde nouveau. Un monde rempli d’expériences. Le personnage de fiction est une enveloppe, dans lequel le lecteur qui consomme l’œuvre se glisse pour vivre lui aussi ce que vit ce personnage. Quand elle lit Le Petit Prince28 , Noémie plonge dans l’univers de SaintExupéry par l’intermédiaire des personnages qui l’habitent. Elle peut, par exemple, y vivre l’expérience d’avoir une planète, de rencontrer un roi, et même de mourir. Toutes ces expériences ne lui sont rendues possibles de vivre que grâce aux personnages de fictions dans lesquels elle s’identifie. La Rochefoucauld dit qu’« il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour »29. L’identification du lecteur dans l’œuvre lui permet d’avoir accès à de nouvelles expériences, et donc d’apprendre. Il faut expérimenter pour apprendre. Vivre d’autres mondes. Vivre plusieurs vies, plusieurs morts. Vivre de nouvelles expériences, découvrir un nouveau monde, c’est avoir accès à ce que nous ne pourrions connaître dans le notre, mais aussi offrir plus de possibilités dans notre monde. C’est permettre d’aborder le réel différemment. Vivre la vie que nous n’aurions jamais eu la possibilité d’avoir, dans un monde où nous n’aurions jamais pu avoir une place. La même analyse peut être faite ailleurs dans le monde de l’art (le septième pour être précis), dans le cinéma. Le personnage à l’écran est l’initiateur de l’action. Dans son fauteuil rouge, le spectateur prend corps avec ce personnage et vit ses aventures le temps d’une projection. Ici aussi le personnage permet de trouver notre place dans un univers qui ne nous appartient pas. Il sert de support à l’expérimentation d’un autre univers.30 Étienne Bianchi, le chanteur du groupe Shaârghot, utilise lui aussi le
28 (de) SAINT-EXUPERY Antoine. (1943) 1987. Le Petit Prince. Gallimard. 29 (de) LA ROCHEFOUCAULT François. 1964. Réflexions ou sentences et maximes morales. Claude Barbin. 30 La place du spectateur par rapport à celle des personnages a été questionné dans énormément de films, et notamment par Woody Allen dans La Rose Pourpre du Caire. "Spoiler alert", dans ce film, l'héroïne est confrontée au phénomène étrange de voir les personnages du film briser le quatrième mur, et s'adresser directement à elle. Les personnages, finissent même par sortir de leur univers, pour s'inviter dans celui de notre héroïne. Cette mécanique est mise en abîme par le fait que nous soyons, nous-mêmes, spectateur d'un film, dans lequel l'héroïne regarde un film. Notre rapport au réel est ainsi questionné tout au long de l'œuvre de Woody Allen, et il nous semblerait presque normal à la fin du film de voir l'héroïne sortir de l'écran et venir s’asseoir a nos côtés dans notre réalité.
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personnage pour vivre un monde auquel il n'appartient pas. Riche de cette expérience, il peut s'émanciper et ainsi s'exprimer pleinement en tant qu'artiste.31 Penchons nous sur le cas des MMORPGs (« Massively Multiplayer Online Role-Playing Games », signifiant les jeux de rôles massivement multijoueurs en ligne, souvent à caractère vidéo ludique). Dans ce type de jeux, l’individu s’invite dans un monde virtuel, parfois pour des centaines d’heures, par l’intermédiaire d’un avatar. Le terme « Avatar » est originaire de l’hindoue. Il y représente l’incarnation sur Terre d’une divinité, l’avatar servant ainsi d’hôte à cette divinité. Cette notion est reprise à juste titre dans l’univers du jeux vidéo, l’avatar étant le personnage servant d’hôte au joueur dans la partie. Cet avatar, a la même fonction d’identification que le personnage de roman. Il permet au joueur de rentrer dans un monde qui n’est pas le sien, de changer de réalité. Le processus est d’ailleurs similaire dans les jeux de rôles papier. L’une des fonctions du personnage de fiction est donc de servir d’avatar à la personne dans le monde où il évolue. Il en est de même avec le personnage social. Les personnages sociaux sont à notre monde ce que les personnages de fictions sont aux mondes fictifs. Gabriel existe dans le monde réel, partagé communément, s’il incarne ses personnages. Dans la mesure où son existence est sociale, sa personne-core trouve sa place dans la société en y jouant le rôle qui lui convient. Si Gabriel décidait de tout laisser tomber et de partir à l’aventure en solitaire, il n’existerait plus de la même manière dans le monde réel. Bien qu’encore vivant, il serait devenu un personnage historique pour ceux qui l’ont connu, et sa personne-core quitterait sa place dans la collectivité. Il ferait une mort sociale. Cet extrême a été atteint par Christopher McCandless, dont l’histoire est
31 J'ai eu la chance de pouvoir m'entretenir avec lui au sujet de son personnage le Shaârghot. L'intégralité de cette entretien est disponible en annexe, page 101.
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retracée dans le livre Into the Wild32 (et le film du même nom33). Christopher a décidé de renoncer à toute forme de possession pour aller vivre en Alaska. Sur son chemin, il limite au maximum ses interactions sociales pour ne pas laisser une place trop importante à ses personnages sociaux. Cette démarche est aussi présentée dans l’excellent film Itinéraire d’un enfant gâté34 , de Claude Lelouch, où Sam Lion (Jean-Paul Belmondo) se fait passer pour mort aux yeux du monde afin de se libérer de ses personnages sociaux. Nous avions déjà vu qu’il fallait être social pour que la personne existe, elle a besoin des personnages pour exister. Avoir un personnage c’est trouver sa place dans le monde de la réalité. C’est avoir un rôle, une existence, un quelque chose qui revendiquent aux autres notre droit de partager ce monde avec eux. Les personnages sociaux sont notre moyen de vivre dans le monde réel.
32 KRAKAUER Jon. 1996. Into the Wild. Villard. 33 PENN Sean. 2007. Into the Wild. 148min. 34 LELOUCH Claude. 1988. Itinéraire d'un enfant gâté. 125min.
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Se construire des modèles d’actions grâce aux personnages Intéressons-nous maintenant à la manière dont nous nous nourrissons des personnages de fiction. Pour cela penchons nous sur le cas des créateurs de personnages. Quand nous entendons « créateurs » nous pensons aux écrivains, comme Émile Zola, qui passent des pages entières à décrire leurs personnages et ce qu’ils ressentent. Les écrivains donnant ainsi aux lecteurs la clé pour vivre le monde qu’ils dépeignent dans leurs romans. Nous pensons aussi aux scénaristes, dessinateurs et autres artistes qui, au travers de la maîtrise de leur médium, nous laisse croire au réalisme de leurs personnages. Car il s’agit en effet de « croyance » et de « réalisme ». Pour simplifier notre analyse, nous parlerons de « l’auteur » quand il s’agit de l’écrivain, le scénariste, le dessinateur, etc., et nous appellerons ici « le consommateur » le lecteur, spectateur, visionneur, etc. dans le sens où ce lecteur, spectateur, visionneur, consomme le personnage de l’œuvre à laquelle il appartient. Le consommateur a besoin de croire à l’univers de l’auteur pour s’immerger dans l’un des personnages. L’univers qui lui est présenté doit faire preuve de réalisme pour qu’il soit crédible. L’auteur, donc, pour communiquer au consommateur son univers et les personnages qui le peuplent a recours à la caractérisation, qui est intimement liée à un deuxième procédé qui est l’interprétation.
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Tout d’abord, l’auteur caractérise ses personnages. La caractérisation est le principe d’attribuer des caractéristiques, choisies par l’auteur, à l’un de ses personnages pour le définir.35 Chaque détail sert à façonner ses personnages imaginaires. Ils donnent au consommateur l’illusion du réel. Il existe deux méthodes principales pour caractériser ses personnages : trop en dire, ou laisser des inconnues volontaires dans la description. La première méthode a par exemple été employé par Honoré de Balzac. Les descriptions riches et très détaillées avaient pour effet de surcharger le consommateur d’informations concernant les personnages de l’œuvre. De ce fait, le lecteur oubli, à mesure qu’il lit, les caractéristiques les moins importantes à ses yeux pour ne retenir que celles qui lui semblent les plus pertinentes. C’est au consommateur de faire, consciemment ou non, le travail de sélection. André Malraux remarquait ainsi à juste titre : « plus Balzac décrit un visage , moins je vois le visage qu’il décrit ».36 La deuxième méthode présente la caractérisation comme un processus incomplet. Elle est directement liée à l’interprétation des personnages. Entendons par l’interprétation le processus mental qu’effectue le consommateur pour compléter les lacunes dans la caractérisation d’un personnage. Le réalisme et la crédibilité viennent de l’interprétation. L’auteur ne donne pas à voir tout du personnage, mais seulement le juste nécessaire pour soutenir l’illusion. Pierre-Louis Rey souligne que « donnant cent détails, je [l’auteur] m’expose à entendre réclamer le cent unième par le lecteur ; n’en donnant que deux ou trois, j’invite le lecteur à bâtir à partir d’eux sa propre vision du personnage »37. En effet, laisser le lecteur créer sa propre vision du personnage, le laisser co-construire ce personnage, c’est lui laisser la possibilité de se l’attribuer. Dans Le Petit Prince, les illustrations présentent 35 JANNIDIS Fotis. Caractérisation. Penser la narrativité contemporaine [en ligne]. URL : http://penserlanarrativite.net/personnage/notions/caracterisation « Characterization can be described as ascribing information to an agent in the text so as to provide a character in the storyworld with a certain property or properties, a process often referred to as ascribing a property to a character. (Traduction : La caractérisation peut être décrite comme le fait d'attribuer des informations à un agent dans le texte, en vue de créer, dans l'univers narratif, un personnage possédant certaines propriétés ; un processus souvent assimilé à attribuer une propriété à un personnage.) 36 GLAUDE Pierre & REUTIER Yves et al. , op. cit. 37 GLAUDE Pierre & REUTIER Yves et al. , op. cit. «
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à Noémie l’image du monde de Saint-Exupéry, mais il est laissé libre à son imagination de trouver une voix, par exemple, aux personnages de ce monde. Non pas que l’auteur n’y ait pas songé, mais plutôt qu’il ait décidé de laisser planer le doute. « Un romancier parachève son travail d’illusionniste s’il donne l’impression, quand il se réduit au silence, qu’il n’a non pas cessé de voir ou de savoir, mais seulement de montrer » écrit Pierre-Louis Rey38. Du fait de l’interprétation il existe autant de variantes des personnages de fiction, qu’il existe de personnes ayant interprété ces mêmes personnages lors de leur consommation. Noémie, Marion, et Gabriel ont tous les trois une image différente du Petit Prince en tête. Ce décalage entre les interprétations est la cause même de bon nombre de déceptions lors de l’adaptation d’un livre au cinéma. En effet, celui qui a consommé l’œuvre littéraire ne retrouve pas dans le film, les même personnages, ni le même univers, que ceux qu’il connaît. Ce phénomène d’interprétation est aussi applicable aux personnages sociaux. Quand Marion rencontre ses amis d’écoles pour la première fois, elle ne connaît presque rien d’eux. Leur caractérisation sociale apparaît comme incomplète aux yeux de Marion. Ainsi pour compléter ces manques, elle va s’imaginer de quoi sont fait leurs passés. Elle va interpréter les personnages sociaux de ses amis dans les univers partagés qu’elle crée avec eux. Cette interprétation sociale vient renforcer la multiplicité et surtout la diversité des personnages sociaux que possède un individu. Le lien devient étroit entre les personnages de fiction et les personnages sociaux. De la même manière que l’auteur caractérise ses personnages, le consommateur se retrouve à devoir faire un travail de caractérisation de ses propres personnages. Quand Noémie se demande comment se comporter
38 GLAUDE Pierre & REUTIER Yves et al. , op. cit.
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avec ses nouveaux camarades de classe, elle effectue une recherche identitaire. Elle se pose la question « qui ai-je envie d’être ? ». Noémie est en phase de construction d’un soi social. Elle se demande à quoi elle pourrait ressembler dans ces nouveaux univers partagés. La question « qui ai-je envie d’être ? » n’est apparu que tardivement, avec la démocratisation du support télévisuel. Avant les années soixante, les individus évoluaient majoritairement dans un environnement proche. Dans le village de Thérèse, tout le monde se connaissait. Pour ses parents, rencontrer quelqu’un de nouveau rimait soit avec la venue d’un étranger de passage, soit aller dans l’un des villages voisins. Les mariages se faisaient d’ailleurs généralement entre villages. Dans cet environnement restreint, les modèles de personnages sociaux étaient limitées. Il n’y avait qu’une faible diversité de possibilités de personnages potentiels. Les garçons imitaient le modèle de leur père et les filles le modèle de leur mère. Avec l’arrivée de la télévision et du cinéma, ce sont d’autres modèles qui sont installés dans cette sphère de proximité. Le champs des possibles, en ce qui concerne les personnages sociaux, s’est fait beaucoup plus riche. En tant que petit garçon, "je" peut devenir comme Cary Grant dans la Vie est Belle39, ou comme Henry Fonda dans l’Homme aux colts d’or40 ; en tant que petite fille, "je" peut se façonner comme Audrey Hepburn dans Vacances Romaines41, ou à l’image de Judy Garland dans Une étoile est née42 . Avoir plusieurs exemples de soi possibles fait naître le doute : le doute de l’identité sociale. La télévision et le cinéma, avec leurs personnages de fiction, amènent la question « qui ai-je envie d’être ? » dans la tête de toute une génération. La déferlante des personnages de fiction a été renforcée par la démocratisation du roman. Dans son échange sur les évolutions
39 CAPRA Frank. 1946. It's a Wonderful Life (La Vie est Belle). 155min. 40 DMYTRYCK Edward. 1959. Warlock (L'Homme aux colts d'or). 122min. 41 WYLER William. 1953. Roman Holiday (Vacances Romaines). 119min. 42 CUKOR George. 1954. A star is born (Une étoile est née). 176min.
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générationnelles avec Samuel Dock, Marie-France Castarède (né en 1940) exprime l’importance qu’ont eu les livres dans sa construction personnelle : « J’ai été très vite attachée aux images procurées par la lecture, par les images qui prenaient naissance dans mon imaginaire. Je le souligne car il me semble important, encore aujourd’hui, d’avoir la lecture pour rêver, imaginer, se représenter. C’est tout le talent de l’écrivain de vous y inviter et de vous faire participer à sa propre rêverie personnelle. Nous nous identifions aux divers personnages, supports de toutes nos projections. La lecture était très importante pour ma génération. »43. Le roman, comme la télévision et le cinéma, présentent des personnages et donc des comportements potentiels aux consommateurs des œuvres. Notre soi se peuple des autres. Dans cette quête identitaire, les personnages ont un double rôle : ils sont à l’origine de la question et une réponse possible à cette même question. L’individu façonne à sa guise son soi social en fonction de ce qu’il consomme. Il ne devient pas un personnage par hérédité, mais par choix. L’individu n’est pas une identité figée, mais en constante ré-invention. L’identité n’est donc pas à aborder comme un état, mais comme un processus. Jean-Claude Kaufmann parle à ce propos de « processus identitaire »44 . Cette course à la construction de soi, au processus identitaire, continue bien évidemment aujourd’hui. Les personnages de fiction sont d’autant plus présents et variés que la technologie a progressé. Ce sont une infinité de comportements, de personnages sociaux potentiels parmi lesquels il nous faut piocher. Noémie, pour savoir celle qu’elle veut être, choisi les caractéristiques qui lui plaisent dans les personnages qu’elle connait. Plus elle consomme de fictions, plus son panel créatif de personnages est large. Dans les univers fictifs, elle découvre tout ce qu’elle peut être, et se sert de
43 CASTAREDE Marie-France & DOCK Samuel. 2015. Le nouveau choc des générations. Plon. 44 KAUFMANN Jean-Claude. 2004. L'invention de soi. Armand Colin.
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cette expérience dans la réalité. Elle expérimente plusieurs soi possibles dans les différents univers où elle évolue, pour trouver ceux qui lui conviennent le mieux. Noémie construit ainsi ses réponses à la question « qui ai-je envie d’être ? ».
« L’enfant s’identifie aux autrui significatifs de diverses
façons émotionnelles. Quelles que soient ces derniers, l’intériorisation n’apparaît qu’avec l’identification. L’enfant prend alors en main les rôles et les attitudes des autrui significatifs, c’est-à-dire qu’il les intériorise et les faits siens. Et grâce à cette identification aux autrui significatifs, l’enfant devient capable de s’identifier lui-même, d’acquérir une identité subjectivement cohérente et plausible. 45 Peter BERGER & Thomas LUCKMANN
»
Le consommateur devient à son tour auteur dans cette écriture de son soi social. L’individu raconte et réécrit son histoire à mesure qu’il évolue. Il écrit dans le monde réel ce que les auteurs limitaient aux univers de fiction. Les règles sont donc les mêmes. Il est primordial pour "je" de rester crédible et réaliste. Et pour cela, "je" passe à son tour par la caractérisation de ses personnages sociaux, une caractérisation notamment comportementale. Heureusement, prendre exemple sur des personnages de fictions signifie aussi que nos actions peuvent leurs être empruntés. Puisqu’ils nous aident à savoir qui "je" est, ils montrent également à "je" comment se comporter. Les imiter reste le meilleur moyen pour rester crédible et réaliste ; s’inspirer de la fiction pour vivre le réel.
45 BERGER Peter & LUCKMANN Thomas, op. cit.
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Les frontières entre les différents types de personnages tombent. L’apparition des personnages de fiction poussent les personnages sociaux à se construire. Ces mêmes personnages de fiction servent de modèles d’action pour leurs consommateurs. Dans les univers partagés, les personnages sociaux sont re-modelés par la personne et interprétés par les autres. Arrivée à la fin de son existence, la personne laisse ses personnages dans l’état, autonomes, dans les souvenirs des personnes avec lesquels elle a partagé l’univers. Ces personnages sociaux deviennent historiques, et peuvent à leur tour servir de modèles et d’exemples pour l’action des générations futures. Parfois même ces personnages historiques deviennent fluctuants, et se mêlent ainsi à la fiction. Les différents personnages se placent dans une continuité ; une rotation entre les différents types qui se renouvelle à chaque génération. Cette spirale vertueuse, place les personnages au centre de nos vies.
Fig. 9. La spirale vertueuse des personnages.
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Nous abordons la fiction comme nous abordons le réel Nous avons vu que le réalisme d’un personnage venait de sa crédibilité. Pour ce faire l’auteur ou la personne ont recours à deux procédés : la caractérisation du coté de l’auteur, et l’interprétation du côté du consommateur. Cependant, un troisième phénomène est impliqué pour "croire" au monde de fiction comme au monde réel : la suspension consentie de l’incrédulité. Introduite par Samuel Taylor Coleridge46 , la suspension consentie de l’incrédulité (ou willing suspension of disbelief dans sa version originale) est le travail mental qu’effectue le consommateur pour accepter le monde de fiction comme le monde réel, tant que le monde de fiction reste cohérent et vraisemblable. En effet, notre monde réel est régit par des lois qui sont souvent remises en question dans les univers fictifs. Noémie, par exemple, sait pertinemment que dans notre monde, il faut une atmosphère pour respirer, que les gens n’habitent pas seuls sur différentes planètes, et que les animaux ne parlent pas le langage des humains. Cependant, lorsqu’elle plonge dans Le Petit Prince47, elle accepte de suivre l’histoire fictive du petit garçon sur son astéroïde B612, qui évolue dans un monde qui ne respecte pas les mêmes règles que le notre. Le Petit Prince vit seul sur son astéroïde sans atmosphère, voyage de planète en planète sans vaisseau et peut même discuter avec un renard. Noémie accepte de croire à ce monde de fiction, en tolérant les écarts qui sont fait à la réalité, tant qu’ils restent cohérents dans le monde fictif où elle se trouve. Elle fait appel à sa suspension consentie de l’incrédulité lorsqu’elle accepte que le Petit Prince puisse respirer sur
46 TAYLOR COLERIDGE Samuel. 1817. Biographia Literaria. Nigel Leask. 47 (de) SAINT-EXUPERY Antoine, op. cit.
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une planète sans atmosphère. En effet, tout les autres personnages sont soumis à la même règle d’être capable de respirer sur une planète sans atmosphère. En lisant, Noémie conclu, sans pour autant qu’elle ai besoin de plus d’explications, que le monde de Saint-Exupéry est régit ainsi, il ne faut pas d’atmosphère pour respirer, de la manière que dans le monde réel il en faut une. La suspension consentie de l’incrédulité est nécessaire pour s’immerger complètement dans un monde fictif. En tant que consommateur, il faut tolérer les écarts pour être apte à rencontrer l’univers de l’auteur. Cet exercice mental est d’autant plus nécessaire, que l’auteur ne fera pas l’effort de prouver que son univers est crédible. L’auteur crée son monde de manière cohérente et laisse le consommateur faire le travail d’ouverture d’esprit. Cependant, la suspension consentie de l’incrédulité pose la question « qu’est-ce que le réel ? ». En effet, comme notre psyché semble accepter ce qui n’est pas réel, comment pouvons savoir que le monde réel n’est pas un monde fictif de plus que nous aurions caractérisé comme « réel ». Parce que nous ne pouvons pas en sortir ? Parce qu’il en est ainsi ? Ce questionnement du réel est aujourd’hui insolvable. Rien ne nous prouve que le monde réel est « réel », de même que rien ne prouve que le monde réel n’est pas « réel ». En science, en philosophie ou autre, cette question reste sans réponse incontestable. Ainsi ne cherchons pas à savoir « qu’est-ce que le réel ? », mais comment nous le ressentons. Nous percevons le monde réel par le biais de nos récepteurs sensoriels. Populairement énumérés à tort au nombre de cinq (l’ouïe, le goût, le toucher, l’odorat et la vue)48 les scientifiques s’accordant à étendre le nombre de nos
48 Les sens ont été définis par Aristote au nombre de cinq il y a plus de 2000 ans. L'inconscient collectif a hérité de sa vision, bien qu'elle soit fausse.
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sens à neuf, allant même jusqu’à vingt-et-un pour certains. Nos récepteurs sensoriels captent des stimulus, qui sont transformés en informations nerveuses afin d’être transmis jusqu’à notre cerveau. Ces stimulus y sont interprétés de manière à percevoir le réel. Notre vision du monde réel est donc une vision qui est sensorielle. Nos sens nous aident à construire une représentation du monde. Ce processus s’appelle l’imagination passive. L’imagination est un processus cérébral qui consiste à créer une image. C’est ainsi que Voltaire définit ce terme dans son dictionnaire philosophique.49 Il en existe deux formes : l’imagination passive, et l’imagination active. L’imagination passive est tout ce qui ne demande pas de réflexion de notre part pour se créer une image. Nous nous représentons en permanence ce que nos sens nous rapportent du monde dans lequel nous évoluons. Dans le cas de la création d’une image du monde qui nous entoure, notre imagination se base sur nos stimulus cognitifs. C’est cette forme de l’imagination qui est utilisée pour se représenter le réel. Tout ces vécus servent d’ailleurs de base de travail à notre cerveau pour composer les images qui défilent en rêve. L’imagination passive, donc, se fait malgré nous. Lorsque nous consommons une œuvre, que nous faisons appel à la suspension consentie de l’incrédulité pour vivre la fiction au mieux, nous utilisons notre imagination passive. Le monde de fiction se déploie sous nos yeux. Il nous semble alors « voir » plutôt que « lire » ce que l’auteur a voulu nous partager. Nous abordons ainsi la fiction comme si elle était réelle. Si nous nous référons à la définition de l’imagination, nous abordons le réel et la fiction de la même manière. A nos yeux, monde réel et mondes fictifs ne sont que des qualificatifs que la société place sur les différents univers auxquels "je" est confronté. Les expériences sensorielles fictives viennent, comme les expériences sensorielles réelles, enrichir notre terreau imaginatif. Les expériences sensorielles viennent
49 VOLTAIRE. 1764. Dictionnaire Philosophique. Garnier.
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peupler notre imaginaire en s’ajoutant à tous les personnages de fiction et les univers auxquels nous avons participé. Cependant, de manière courante, quand nous utilisons le terme imagination nous faisons plutôt référence à l’imagination active. Quand Noémie se dit qu’Antoine de Saint-Exupéry a beaucoup « d’imagination », elle fait référence à la capacité qu’il a eu de créer quelque chose d’inédit. Pour construire l’univers du Petit Prince, il a remanié et réutilisé les souvenirs qu’il avait à sa disposition. Les même souvenirs que ceux qui servent de nourriture aux rêves. Son imagination passive a servi de nourriture à son imagination active. Il serait ainsi plus exacte de dire que l’imagination passive permet de « voir » des images, alors que l’imagination active permet de « créer » des images. L’imaginaire est peuplé par la réalité et par la fiction. Dans l’imaginaire de Noémie se trouve ainsi tout ce qu’elle a ressenti, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle en a appris, les histoires que Gabriel lui a lu étant petite ou encore les univers de fictions qu’elle a visité, comme celui de Saint-Exupéry. Mais dans son imaginaire se trouve aussi tout les personnages (sociaux, de fiction et historiques) qu’elle a rencontré. Sa famille, sa grand-mère Thérèse, ses amis réels, ses amis imaginaires (si importants à son développement personnel), son lapin, le Petit Prince, ses propres personnages... tous sont présents. Noémie vit son quotidien aux côtés des personnages qui peuplent son imaginaire. Elle et nous, ne saurions d’ailleurs faire sans. Ce constat pose deux interrogations. Premièrement, si les personnages de fiction et les personnages sociaux se côtoient au même rang dans notre
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imaginaire, pouvons nous dire que l’auteur du personnage de fiction est parvenu a créer une entité tout aussi vivante à nos yeux que les personnages sociaux ? L’auteur, à partir du moment où son personnage est consommé parviendrait-il à prendre le rôle du créateur ? Parvenir à jouer à Dieu en insufflant la vie à ces « êtres de papier » ou ces « vivants sans entrailles »50, comme les appelait Paul Valéry ? Comme le créateur dans le mythe du Golem51, voir la créature-personnage prendre vie ? Non. Attribuer aux créatures le statut d’« êtres de papier », de « vivants sans/avec entrailles », ce serait donner aux personnages de fiction les même propriétés que les personnages sociaux. Or nous avons vu précédemment que les personnages sociaux, étant rattachés à une personne ont notamment la capacité d’évoluer au cours du temps. Aptitude que même une fois interprétés dans nos têtes, les personnages de fiction ne pourront jamais prétendre avoir. Batman est Bruce Wayne / Bruce Wayne est Batman, il en est ainsi et pour toujours. Bien qu’ils accèdent à une forme de liberté en passant de l’univers de fiction où ils ont été caractérisés, au notre, les personnages de fictions ne pourront jamais prétendre être autre chose que des personnages de fiction. Les personnages sociaux deviennent historiques, et peuvent devenir de fiction, mais l’inverse n’est pas possible. Deuxièmement, si les personnages sont présents en permanence, quelque part dans notre tête, pouvons nous être seul ? Existe-t-il un sens à être seul si nous sommes accompagnés par les personnages que nous avons consommés, quand nous sommes sans personnages sociaux autour ? Être seul physiquement ne signifie pas être seul pour autant. Même quand nous ne sommes pas avec d’autres personnes, nous avançons dans la vie aux côtés des personnages qui nous habitent. Les enfants s’inventent des amis imaginaires, les adolescents parlent avec leur Idoles52, les adultes côtoient
50 VALÉRY Paul. 1941. Tel quel. Gallimard. 51 Le mythe du Golem tel qu'il est présenté par Brigitte Munier est celui du créateur dont la créature prend son indépendance. La créature quittant son statut de "chose" pour devenir vivante. Ce mythe est apparu sous diverses formes, comme dans l'histoire du Dr. Frankenstein et de sa créature. 52 L'importance des Idoles à l'adolescence est abordé par : HOUSSIER Florian & MARTY François et al. 2007. Éduquer l'adolescent ? Champs social.
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mentalement leurs amis ou leur famille. Qui ne s’est jamais expliqué avec quelqu’un mentalement plutôt qu’en face à face ? Qui n’a jamais entendu dans sa tête son parent commenter l’action qu’il était en train de faire ? Qu’ils soient appelés hôtes invisibles53 , ou fantôme sociaux54 , nous sommes nourris de dialogues internes avec les personnages acquis au fil des rencontres. En plus de nous servir de modèles pour l’action, les personnages nous tiennent compagnie dans toutes les situations de notre vie. "Je" a besoin d’être social, que ce soit dans le monde réel ou dans l’imaginaire. Pour chacun d’entre nous, la fiction et le réel se confondent dans la perception que nous en avons. Nous avons besoin de la fiction comme nous avons besoin du réel. Les mondes se mélangent dans nos têtes et peuplent notre imaginaire. Bien que les personnages qui les peuplent ne soient pas similaires en tout point, ils nous accompagnent. Finalement, nous sommes tellement peuplés que nous ne sommes plus jamais seuls.
53 WATKINS Mary. 1986. Invisible Guests. The Analytic Press. 54 GERGEN Kenneth J., op. cit.
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La caractérisation, l’interprétation et la suspension consentie de l’incrédulité, nous permettent de comprendre et d’intérioriser les mondes qui nous entourent. Grâce à ces trois procédés nous sommes outillés pour aborder le réel et la fiction. Nous les assimilons d’ailleurs de la même manière par le biais de l’imagination. Nous interprétons les personnages sociaux des autres, comme nous interprétons les personnages de fiction. Dans la fiction, nous passons d’un univers à l’autre, pour expérimenter, nous construire un imaginaire, et trouver des modèles d’actions. Dans le monde réel, nous passons d’un univers partagé à l’autre, jonglant ainsi entre nos personnages sociaux. Nous construisons ces personnages à partir des exemples que nous avons consommés. Dans cette abondance de personnages et dans ce mélange permanent entre réalité et fiction, il s’agirait surtout de ne pas s’y perdre.
« Suis-je en contradiction avec moi même ? Alors c’est parfait, je me contredis, (Je suis vaste, je contiens des multitudes.) » 55
Walt WHITMAN
55 WHITMAN Walt. 1855. Leaves of grass - "Song of Myself". Dover Thrift.
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Fig. 10. Marion(s).
Fig. 11. GĂŠnĂŠalogie de nos personas.
Les personnages comme remède au mal-être moderne Nous avons vu que la personne-core s’incarnait de manière plurielle au sein de ses personnages. Ces mêmes personnages se construisent et se reconstruisent au fur et à mesure de nos rôles sociaux, tout en étant nourri par la fiction. Les personnages et la fiction nous entourent. En 1991, Kenneth J. Gergen dans Le soi saturé, présente le soi comme au bord de la rupture, à l’orée d’une saturation sociale. Il entend par saturation sociale, le mal-être ressenti par l’Homme contemporain. Ce mal-être moderne nous donnant l’impression de passer de plus en plus de temps à évoluer en société, au point de ne plus avoir de temps pour soimême ni même de temps pour déconnecter de cette frénésie sociale. Il met en cause ce qu’il appelle les « technologies de saturation »56. Dans ce livre, il fait un parallèle entre la manière dont on aborde ses soi sociaux, et les avancées technologiques. « Le rail, la poste, l’automobile, le téléphone, la radiodiffusion, le cinéma et le livre imprimé sont les piliers de la saturation sociale »57. Il les blâment dans le sens où chacune de ces technologies « nous a plongé dans une proximité toujours plus grande, nous a exposé à un nombre croissant d’autres individus, nous a fait entrer dans un réseau de relations jusqu’alors difficilement imaginable. »58. Ces sept technologies de saturation ont été rejointes par la démocratisation de l’ordinateur, puis Internet dans tous les foyers, l’ordinateur portable, et enfin le smartphone. À lui seul, le smartphone
56 GERGEN Kenneth J., op. cit. 57 GERGEN Kenneth J., op. cit. 58 GERGEN Kenneth J., op. cit.
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comporte les conséquences des trois technologies précédentes : il est ordinateur, portable et connecté à Internet à la fois. Elles sont tellement en rupture, que ces technologies permettent notamment de définir les générations qui les ont côtoyées. L’arrivée de l’ordinateur et d’internet dans la vie d’adulte contribuent à définir la génération X. La génération Y, a grandi avec les ordinateurs, les a vu devenir portables pendant qu’Internet s’est démocratisé et amélioré, et a découvert le smartphone une fois adulte. Enfin, la génération Z qui a toujours connu l’ordinateur connecté à Internet, a grandi avec un smartphone dans la poche.59 Les générations Y et Z sont les plus sujettes à la saturation sociale liée au smartphone et à l’avènement d’Internet.
59 SHROER William J.. 2013. Generations X,Y, Z and the Others. The Social Librarian [en ligne]. URL : http://www.socialmarketing.org/newsletter/features/generation3.htm
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La génération Y, la génération aux mille et un personnages L’importance de la technologie pour la génération Y s’est construite successivement au fil du temps (voir Fig. 7). Tout d’abord, la génération du « baby-boom », celle de Thérèse, étend le territoire exploratoire de la personne, notamment grâce aux technologies de saturation. Les personnages sociaux passent de l’échelle des villages alentours, comme la génération de ses parents, à celle de la région et du pays. Son fils Gabriel, individu de la génération X, a vu son soi social quitter le pays, pour s’étendre à l’échelle de l’Europe, puis du monde à mesure qu’Internet et le transport en avion se démocratisaient. Pour la génération des années 1980 à 2000, baptisée génération Y60, les personnages sociaux prennent une tout autre dimension. Noémie, fervente représentante de la génération Y, a toujours envisagé l’Europe61 comme son pays et évolue régulièrement, notamment via les réseaux sociaux, à travers le monde. Le smartphone, en tant que terminal ultra-connecté, qu’elle garde dans sa poche, hisse son soi social à l’échelle mondiale. Cette propagation du soi est couplée à une accélération de ces mêmes technologies, projetant la génération de sa petite sœur Marion, la génération Z, sur le devant de la scène mondiale dans l’instantanéité la plus totale. La génération Y instaure un changement dans la construction de soi et de ses personnages. La génération Z étant très récente, il est difficilement envisageable d’étudier son fonctionnement sans en prendre le recul nécessaire. La génération Y sera donc la cible de notre réflexion. Comment cette génération aborde-t-elle le monde qu’elle a dans sa poche ?
60 Elle est aussi nommée la génération "pourquoi ?" en raison de sa fâcheuse tendance à tout remettre en question. Le parallèle vient de l'anglais où le mot "pourquoi" (why) et la lettre "Y" se prononcent de la même manière. 61 Le programme Erasmus, fondé en 1987, a contribué démocratisé les échanges universitaires au sein de l'Union Européenne.
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Dans son livre Le soi saturé, Kenneth J. Gergen dit qu’il existe « un phénomène qui débute à la phase des technologie de base, avec l’apparition de la radiodiffusion, du cinéma et du livre imprimé et qui, en phase de haute technologie, prend une tournure très importante avec la télévision : la multiplication du soi - la capacité d’être présent à plus d’un endroit simultanément. »62 . Or, comme nous l’avons relevé plus haut, « [...] nous pouvons dire pratiquement qu’il y a autant de moi sociaux différents qu’il y a de groupes distincts de personnes dont l’opinion lui importe. »63. De ce fait, se connecter au monde, devenir un individu mondialisé, revient à s’exposer à un plus grand nombre de personnes. La multiplication de soi, c’est avoir un plus grand nombre d’univers partagés et donc plus de personnages sociaux. L’individu de la génération Y plonge complètement dans la saturation sociale présentée par Kenneth J. Gergen. Déjà en 1991, il écrivait à juste titre, « le nombre, la variété et la fréquence des relations ne cessent d’augmenter avec la saturation sociale. »64 . La multiplication du soi et l’augmentation du nombre de personnages sociaux s’inscrivent dans un phénomène commun. L’individu de la génération Y, comme Noémie, possède un nombre de personnages sociaux inenvisageable pour les générations précédentes, projetés tout autour du globe par le biais d’Internet. Noémie peut échanger, où elle veut et quand elle veut, avec des individus habitant aux quatre coins du monde. Son environnement social, ne respecte plus une configuration géographique, mais relationnelle. Elle vit au sein d’une communauté mondiale, et cette communauté se fait de plus en plus grande. La langue, dernière barrière qu’il restait aux individus de la génération Y, tombe elle aussi devant l’anglais,
62 GERGEN Kenneth J., op. cit. 63 JAMES William, op. cit. 64 GERGEN Kenneth J., op. cit.
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l’idiome par excellence sur la toile. Il n’y a plus de frein à la mondialisation du soi. Pour prendre en main ces interactions mondiales, Noémie est outillée et passe notamment par Facebook. Sur son réseau social préféré, elle est exhibée aux yeux des autres utilisateurs. Comme l’écrit Jeremy Rifkin « au XXème siècle la plupart des gens étaient dans le public. Au XXIème, en revanche, tout le monde est sur scène et sous les projecteurs »65 . À raison de 1,5 milliard d’utilisateurs mensuels66 , Noémie s’expose à un cinquième de ses contemporains. Potentiellement, la personne de Noémie peut s’incarner différemment dans 1,5 milliard d’univers partagés. Toujours plus de personnages sociaux, toujours plus de rencontres en ligne, dans ces conditions, Samuel Dock (individu de la génération Y) questionne la place du corps. Pendant l’enfance, le corps et le soi sont indissociables ; "je" est ce corps. En grandissant, l’individu prend du recul, et se détache progressivement de son corps. Ce corps ne sert en réalité que d’hôte à la personne dans le monde réel. Il est une image, une somptueuse machine faite de chair et d’os, offerte à "je" pour vivre la réalité. Avec la génération Y, Samuel Dock nous dit que « le corps paraît être l’objet de toute les attentions [...] et, d’autre part, il est tenu à distance, maintenu dans un au-delà du Moi, et donc considéré comme un objet au sens littéral, un objet que l’on entretient mécaniquement comme s’il était extérieur à soi. »67. Ce corps devenu objet, se pare et s’entretient. Il se façonne et se redessine à notre guise, à coup de chirurgie esthétique, tatouage, piercing, épilation, musculation, passage chez le coiffeur, maquillage, parfum, etc. Comme une poupée avec laquelle nous jouerions, nous nous occupons de notre corps. Il n’est qu’un objet de plus en notre possession. Aujourd’hui même le "quoi"
65 RIFKIN Jeremy. 2011. Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Actes Sud. 66 2 septembre 2015. Chiffres Facebook - 2015. [en ligne]. URL : http://www.blogdumoderateur.com/chiffres-facebook/ 67 CASTAREDE Marie-France & DOCK Samuel, op. cit.
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peut être redessiné ; un homme peut devenir femme, et une femme devenir homme. Il n’y a presque plus de limite à cette sculpture du corps-objet. Alors que, dans le monde réel, notre créativité corporelle peut être bridée par l’argent, la société, ou les avancées technologiques, sur Internet nous abandonnons notre propre corps. Il s’y retrouve remplacé par une image de profil, un pointeur de souris, ou n’importe quel avatar, comme lorsque l’on joue à un MMORPG. Cette extension numérique de notre corps, ou plutôt ces autres corps, tels que nous les percevons nous hébergent dans les mondes d’Internet. Dans ce contexte, Jean-Claude Kaufmann définit Internet comme « un laboratoire des nouveaux modes de définition de soi, où l’innovation identitaire gagne une dimension nouvelle, précisément en se libérant du corps. »68. Nos avatars en lignes, eux, sont modifiables à souhait. Brigitte Munier et ces collègues de la chaire Modélisation des Imaginaires parlent alors d’extension technologique69. Le "quoi", le "qui" et le "ce" sont tous les trois sujets à être redéfini. Nous pouvons les sculpter aux travers des avatars, jusque dans les moindres détails, pour qu’ils correspondent à l’image que nous voulons donner de nous-mêmes. Avec toute la fiction du monde à portée de clic, Internet nous offre plus que les émotions dont nous avons besoin. Le nouveau et la découverte sont partout. Cependant, il y a un revers à la médaille. À trop avoir accès à de nouvelles sensations, des fictions différentes, des univers divers et variés à explorer, la génération Y a été habituée à ce renouvellement permanent des expériences. Un renouveau qui peut suivre le rythme effréné des envies sur Internet, mais qui se retrouve restreint une fois revenu dans le corps. Notre corps est notre fournisseur de sensations, or comme la personne de la génération Y se détache du corps, elle vit avec un vide sensationnel.
68 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit. 69 « L'extension technologique, rendue possible par les technologies de l'information et de la communication (TIC), concerne la connexion au réseau planétaire où les internautes, oubliant leur corps physique, multiplient les corps imaginaux en un carnaval d'identités et d'avatars. MUNIER Brigitte et al. 2013. Technocorps. François Bourin. «
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Outre la technologie, et leur rapport au corps, la génération Y est aussi caractérisée comme une génération en quête de sensations, et plus spécifiquement la sensation de se sentir vivant. Qu’est-ce qu’être vivant ? « La vraie vie vraiment vivante, le vivant de la vie est-il dans ce qui rapproche le plus de l’ordinaire des habitudes ou dans ce que l’on éprouve avec le plus d’intensité ? »70. Pour cette génération, être vivant se trouve plutôt dans la deuxième possibilité. Vivre avec intensité, voilà ce qu’elle demande pour se sentir vivant. Il s’agit donc de faire l’inverse des « habitudes », vivre la réalité comme sur Internet, en permanence en quête de nouveauté. Chercher de nouvelles choses à faire, à apprendre, à découvrir, à voir, à visiter, à expérimenter, à partager, à vivre... Briser notre zone de confort pour sortir du soi habituel. Les individus de la génération Y désirent se sentir vivant, et pour cela se renouvellent à chaque instant. Ils passent d’un personnage social à un autre, comme ils passent d’une page Internet à une autre. Les personnages peuvent même s’abstenir d’avoir une forme de cohérence entre eux. Dans le cas de Gabriel (de la génération X), son soi social dans les univers familiaux, professionnels ou amicaux, bien que différent, garde toutefois une trame globale cohérente. Ne serait-ce que par l’image de son corps, identique dans chacun de ses univers partagés, il apparait relativement constant aux autres. En revanche, Noémie peut se permettre d’être radicalement différente au travers de ses avatars virtuels ou de ses comptes sur les réseaux sociaux. Il n’est pas rare à ce propos de voir des individus de la génération Y posséder plusieurs comptes facebook, pour se laisser la possibilité d’incarner plusieurs soi possibles. L’identité se raconte, et Noémie choisit comme identité de se raconter.
70 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit.
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Fig. 12. "On the Internet, nobody knows you're a dog." STEINER Peter. 1993. The New Yorker Collection. Traduction : Sur Internet, personne ne sait si vous ĂŞtes un chien.
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Avoir plusieurs soi bien distincts, c’est garder le pouvoir de changer ; changer de nom, de visage, de passé, de goûts, changer ses habitudes. L’extension numérique du soi est un moyen pour Noémie et sa génération de se sentir vivant tout en se protégeant derrière des multiples personnages. Tout ces personnages que les individus de la génération Y incarnent sur les réseaux sociaux, dans les jeux en ligne, au travers de leurs avatars, les poussent d’autant plus dans cette saturation sociale. Une saturation sociale avec ses outils pour la monitorer, mais une saturation tout de même.
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Le mensonge pour (sur)vivre (à) la saturation sociale La connexion au monde est un système à double sens. Comme nous l’avons vu, Noémie se retrouve exposée à un cinquième du monde sur les réseaux sociaux, lui offrant la possibilité d’avoir une multitudes de personnages sociaux. Dans un même temps, le monde est à sa portée. Elle peut accéder aux profils des personnages sociaux d’un cinquième du monde. Les utilisateurs se retrouvent interconnectés par la simple pression d’un bouton sur la souris ou d’un nom dans une barre de recherche. En 1929, le hongrois Frigyes Karinthy71 présentait une théorie selon laquelle les individus du monde entier étaient à six poignées de main les uns des autres. Cette théorie judicieusement appelée « Théories des six poignées de mains » ou « six degrés de séparation », nous dit que chaque individu est au maximum à six poignées de mains de n’importe quel autre individu. Par exemple, Marion est à cinq poignées de mains de Bruce Springsteen. En effet, elle est à une poignée de main de Gabriel, son père. Gabriel a déjà serré la main du maire de la ville. Monsieur le maire est à une poignée de main du président de la république actuellement en fonction. Le président est une poignée de main de Barack Obama, lui même à une poignée de main de Bruce Springsteen. Sans avoir besoin des calculs des théoriciens, en multipliant les exemples, nous nous rendons compte que tout le monde est environ à trois poignées de mains d’un homme d’importance internationale, comme un président, et donc à six poignées de mains les uns des autres. Cette théorie a été réétudiée à plusieurs reprises pour vérifier sa véracité, jusqu’à être remise en perspective avec le monde contemporain.
71 KARINTHY Frigyes. 1929. Everything is Different - Chai-Links.
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Si nous remplaçons la symbolique « poignée de main » par le fait que deux individus soient « amis » sur facebook, qu’ils soient à un degré de connaissance sur LinkedIn72 ou qu’ils se suivent sur Twitter 73 , les analyses font tomber ce chiffre à quatre ou cinq degrés de séparation maximum74 . Dans ce monde ultra-connecté, il devient de plus en plus simple de trouver comment rentrer en contact avec la personne que nous désirons. D’autre part, nous devenons aussi de plus en plus accessibles par n’importe quel autre individu. Exister en tant qu’entité sociale n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui. « À l’époque de la conscience dramaturgique, où l’identité même de chacun est relationnelle et n’existe que dans la mesure où l’on est inséré dans une pléthore de relations, être privé d’accès, c’est être isolé et cesser d’exister. »75 Jérémy Rifkin décrit comme une frayeur des temps modernes, celle d’être coupé de ce monde numérique, d’Internet. Un cauchemar éveillé à l’heure du numérique, puisque de la même manière que la personne peut faire une mort sociale en se coupant de son cercle relationnel, nous pouvons faire une mort social en nous coupant de notre cercle relationnel numérique. Il suffit pour s’en rendre compte de voir la réaction de certains individus des générations Y ou Z lorsqu’ils tombent en panne de batterie, qu’ils se retrouvent dans une zone sans réseau, ou que leur smartphone est confisqué par une autorité, quelle qu’elle soit. L’individu de la génération Y possède tous les outils pour se construire. Il a accès aux univers de fiction qui l’intéressent. Il peut choisir parmi ce nuancier de personnages, de soi possibles, celui qu’il veut devenir. Que ce soit dans le monde réel rattaché à son corps, ou au travers d’avatars dans les 72 Réseau social professionnel crée en 2003, avec plus de 300 millions d'utilisateurs. 73 Réseau de microbloggeur où les messages sont limités à 140 caractères, crée en 2006, qui compte lui aussi plus de 300 millions d'utilisateurs 74 4,74 à en croire les calculs de facebook. BARNETT Emma. 22 novembre 2011. Facebook cuts six degrees of separation to four. The Telegraph [en ligne]. URL : http://www.telegraph.co.uk/technology/ facebook/8906693/Facebook-cuts-six-degrees-of-separation-to-four.html 75 RIFKIN Jeremy, op. cit.
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mondes virtuels, pour la personne de la génération Y, le soi se multiplie. Il est plus multiple qu’il ne l’a jamais été dans l’histoire de l’humanité. Des individus « feuilletés » ou en « portrait chinois »76 , comme les appelle Nicolas Auray, c’est à dire en plusieurs facettes77. Un génération d’individus semblables à une garde-robe de personnages sociaux, où le plus important ne semble presque plus de réussir à se construire, mais d’avoir la capacité de jongler d’un personnage social à l’autre. Une sorte d’acteur caméléon qui se glisserait dans le bon personnage au bon moment, dans le bon univers, c’est à dire un personnage qu’il a choisi et façonné pour être « le bon » dans cette situation. Une génération tournée vers le monde, une sortie de la localité relationnelle réussie par la capacité de synchroniser l’image de « qui je suis » avec « qui je veux être ». Être habité par des multiples, avoir une garde-robe de personnages sociaux variés place l’individu contemporains dans la situation délicate de devoir rester cohérent. D’une part pour lui même, pour ne pas avoir, au sein de sa propre tête, deux personnages contraires qui cohabitent. Noémie ne peut pas se permettre d’aimer et de ne pas aimer une chose en fonction du personnage social qu’elle incarne. Les individus de la génération Y veulent à tout prix éviter de se retrouver habités de personnages en contradictions permanentes, au risque de ne plus vivre leurs personnages, comme une forme de liberté, mais une prison construite de leurs propres mains. Une situation oppressante, où pour rester cohérents ils doivent continuer à jouer un personnage social qui ne leur convient pas, ou qui ne leur convient plus. D’autre part, l’individu doit rester cohérent au sein de ses personnages sociaux pour les garder crédibles dans leur socialisation. Un faux pas scénaristique à propos de lui-même et les autres habitants de ses univers
76 MUNIER Brigitte et al., op. cit. 77 Il ne s'agit absolument pas ici de la maladie des "identités multiples", comme le Dr. Jeckyll et Mr. Hyde ou Norman Bates souvent appelée à tort schizophrénie, où l'individu se retrouve sujet à plusieurs Soi, ignorant lui même qu'il est pluriel et changeant de personnalité sans s'en rendre compte.
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partagés se verraient dans l’obligation de le catégoriser de « menteur ». Dans les deux cas, il s’agit de mensonges, ou du moins de faire abstraction de certaines portions de la vérité. Noémie et ses contemporains se mentent à eux-mêmes comme ils mentent dans leurs univers partagés pour y rester crédibles. Les mensonges, « ce sont des montagnes russes qui vous emportent et qui vous coupent le souffle, qui vous arrêtent le cœur et vous le nouent dans la gorge » comme l’écrivait Jean Cocteau78. Non pas qu’ils désirent cacher des choses, mais plutôt parce que mentir est une liberté, celle de garder la vérité pour soi.79 Comme une partie de poker permanente, la plus grande des forces aujourd’hui est de savoir garder la vérité pour soi tout en tentant de connaître celle des autres. La quête de vérité, aussi vieille soit-elle est d’autant plus d’actualité dans ce monde où "je" ment, à lui-même et autres, tout le temps. Le mensonge, bien qu’éthiquement condamnable, se retrouve être comme une évidence sur Internet et toléré dans le monde réel. Les outils actuels de la société, et notamment les outils numériques, permettent de modeler les personnages sociaux, mais aussi de modeler les vérités qui s’y rattachent. L’individu est tellement saturé de personnages, qu’il lui devient impossible de savoir qui l’autre est réellement, qui se cache derrière le personnages social avec lequel il interagit : le mensonge et encore le mensonge. Pourtant l’Homme aime la vérité bien plus que le mensonge. Il est humain de vouloir comprendre, de vouloir savoir. Où se trouve la vérité ?
78 COCTEAU Jean. Le menteur. 79 Le mensonge est traité avec intelligence et justesse par NADEAU Jérémy. 19 octobre 2014. Je suis un menteur. [en ligne]. 6min. URL : https://www.youtube.com/watch?v=-2l8lM5SfCc
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« La vie est à définir et à réinventer à chaque instant, tout
ou presque étant passé au crible identitaire, en des versions très contrastées ne cessant de s’affronter. Les rires se succèdent aux larmes entre ces images de soi éclatées. Car le paradoxe d’une vie dominée par le processus identitaire est que l’on ne sait pas qui l’on est. 80 Jean-Claude KAUFMANN
»
Ne pas savoir qui l’on est et avoir une société qui tolère le mensonge, ne devraient pas autoriser pour autant d’y avoir recours aussi souvent. Si la société se retrouve poussée vers le mensonge, alors la vérité n’en devient que plus rare et plus précieuse. Il faut d’autant plus chérir la vérité qu’elle est menacée. Le monde actuel possède une plateforme qui permet d’avoir accès aux vérités sur les faits d’actualités, sur l’histoire, sur ce que les média classiques écartent (volontairement ou non), mais pas sur les personnes qui peuplent ce même monde. S’inventer à nouveau au travers des mensonges, aussi petits et insignifiants soient-ils, c’est certes garder une liberté, mais c’est aussi emprisonner la vérité. Contraindre la vérité à se tapir dans l’ombre des mensonges, à semer des aiguilles de vérités dans des bottes de nonvérités. « Il est aussi facile d’être honnête homme que de le paraître. » 81 disait Madame de Staël. Qu’attendent les générations actuelles pour s’inventer honnêtes ?
80 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit. 81 DE STAËL Germaine. Œuvres complètes. Honoré Champion.
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Qui suis-je ? Que serait-"je" ? Finalement, dans ce monde enclin au mensonge, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Nous ne connaissons pas les autres non plus d’ailleurs. Nous rencontrons énormément de personnages sociaux, mais comme les nôtres, ces personnages ont été construits et peuvent mentir autant que nous pouvons mentir. Chercher la vérité sur nous-mêmes et sur les autres est semble-t-il la quête du millénaire. À trop passer du temps à nous demander « qui "je" a envie d’être ? », nous nous perdons nous-mêmes. Peut-être faudrait-il alors se demander « qui "je" est réellement ? ».
« Être
soi-même est d’ailleurs fondamentalement une expérience impossible ; l’individuel ne se manifeste jamais à l’état pur. L’individu est toujours en situation, et en mutation permanente, dans une perspective identificatoire spécifique et changeante, utilisant des ressources diverses, dussentelles être imaginaires. Le moi n’est personne sans les autres (y compris sous une forme virtuelle). Il n’est rien sans les univers de signification dans lesquels il s’inscrit. La vie souvent n’est qu’un arbitrage entre ces différents univers. Le moi est là dans cet arbitrage, et nulle part ailleurs. 82 Jean-Claude KAUFMANN
»
Si nous ne parvenons pas nous-mêmes à savoir qui nous sommes, les entreprises, elles, mettent tout en œuvre pour en être capables. Il existe un phénomène sur Internet auquel chaque individu a été confronté s’il a déjà
82 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit.
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navigué de site en site : les traces numériques. Sur Internet, chaque utilisateur laisse des empreintes de son passage. Des mots dans une barre de recherche, une photo consultée, un historique de navigation... Toutes ces informations personnelles sont récupérées et analysées afin de mieux connaître l’individu qui se trouve devant son écran. Oui, même sur Internet, la curiosité a un coût. Démocratisées sous le terme Big Data, les traces numériques sont notamment utilisées par les entreprises pour cibler les clients. Par exemple, Gabriel, consulte un site de voyage pour partir avec ses filles pendant leur semaine de vacances commune, mais ne conclut pas sa recherche par l’acte d’achat. Alors qu’il se rend sur un autre site, il voit dans les bordereaux publicitaires des offres d’agences de voyages en lignes, qui proposent des voyages pour trois personnes pendant les prochaines vacances scolaires. Le passage de Gabriel sur le site précédent a été remarqué, analysé, et réutilisé par une entreprise pour cibler sa publicité. Cette méthode était déjà utilisée à la télévision en adaptant le contenu de la coupure pub avec le public moyen des émissions dont elle fait la transition. Or sur internet, comme l’information est individuée, la publicité est directement ciblée pour un consommateur potentiel et non une moyenne de spectateur. « Pourquoi pas » se diraient certains. En effet, plus besoin de rechercher ce qui est intéressant pour soi sur Internet, les algorithmes des entreprises le font d’eux-mêmes et viennent directement proposer des offres adaptées aux envies. D’autres voient cette pratique comme de la violation de vie privée. Espionner les faits et gestes des internautes est semblable à espionner les faits et gestes d’un individu dans son quotidien. Accepter la collecte de data concernant la vie privée de chaque individu sur Internet, c’est accepter d’être surveillé en permanence. Toute ressemblance avec un monde comme celui 83 ORWELL George. (1949) 1972. 1984. Gallimard. 84 Adblock, crée 2009, est un logiciel de filtre de contenu en ligne ayant pour but de bloquer les publicités et traqueurs intempestifs. 85 Ghostery, logiciel crée en 2014, a pour but de protéger l'intimité des utilisateurs en empêchant les cookies et autres traqueurs de collecter des informations sur le comportement de l'individu en ligne. 86 GOETZ Julien. 15 novembre 2014. Big Data : données, données, donnez-moi ! #DATAGUEULE 15. DATAGUEULE [en ligne]. URL : https://www.youtube.com/watch?v=5otaBKsz7k4
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de George Orwell83 serait complètement fortuite. Dans tous les cas, les empreintes des internautes se retrouvent collectées, échangées et utilisées à leur insu. Ce fonctionnement ne plaît pas, et notamment à la génération Y. Adepte des outils numériques, elle a su s’équiper d’outils anti-espionnage comme les fenêtres de navigation privée, la suppression des traqueurs et cookies, Adblock84 , Ghostery85 et autres. Parce que « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. »86. Le Big Data est une mine d’information sur les utilisateurs, et ces informations sont une mine d’or pour les entreprises. Les individus de la génération Y ne désirent tout simplement pas être des produits. Dans ce contexte, celui qui a accès aux traces numériques d’un individu et des outils de lectures de ces données, connaît l’individu mieux que quiconque sur Internet. Qui a ces informations ? Qui connaît les internautes ? « Let me Google that for you »87 et la réponse est Google lui-même. En effet, l’acteur le mieux placé pour connaître les internautes est pour le moment le premier moteur de recherche mondial88 , et le premier navigateur Internet89. Le journaliste John Battelle a défini d’ailleurs Google comme la base de donnée des intentions humaines90. Bien conscient de son pouvoir, le ceo de Google a lui-même annoncé en 2010, « nous avons compris que nous pouvions juste utiliser la base de donnée que Google a de ses utilisateurs pour prédire la bourse. Et nous avons décidé que c’était illégal. Donc nous avons arrêté. »91
87 "Laisse moi te trouver ça avec Google" est devenu une réponse humoristico-sarcastique récurrente au sein des communautés sur Internet. [http://lmgtfy.com/] 88 25 juillet 2015. Part de marché des moteurs de recherche dans le monde. Le Journal du Net [en ligne]. URL : http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/parts-de-marche-des-moteurs-recherche-dansle-monde.shtml 89 Juillet 2015. Les parts de marché des navigateurs web. [en ligne]. URL : http://gs.statcounter.com/#allbrowser-ww-monthly-201407 90 NIELSEN Michael. 2014. Who Owns Big Data ?. Open Mind [en ligne]. URL : https://www.bbvaopenmind.com/en/article/who-owns-big-data/ 91 SCHMIDT Eric, « we figured we could just [use Google’s data about its users] to predict the stock market. And then we decided it was illegal. So we stopped doing that », 2010
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À défaut de pouvoir nous connaître nous-mêmes, peut-être que ce sont Google et les autres grandes entreprises en possession d’un nombre colossal de data sur les utilisateurs, qui nous connaissent le mieux. Les personnes ne se connaissent qu’individuellement et réciproquement dans les univers partagés. Aujourd’hui, un individu peut connaître très précisément un des personnage de l’un de ses contemporains. Il ne peut cependant pas avoir accès à l’entièreté du panel théâtral de l’autre. Google, à l’inverse, a accès à un ensemble d’informations concernant chacun de ses utilisateurs ; il connaît globalement les personnages de la personne, sans pour autant les connaître dans le détail. La technologie et les systèmes d’analyse des traces numériques devenant de plus en plus performants et omniprésents, serait-il si alarmiste de penser que Google finira par nous connaître complètement, et mieux que quiconque (soi-même inclus) ?
«
L’individu se déploie en mille traces (textes, photos, sites Internet, etc.) déposées sur les supports les plus divers. Il est de plus en plus perçu par l’intermédiaire de ces traces, qui sont utilisées par autrui pour se fixer une image (une identité) de l’individu en chair et en os auxquelles elles renvoient. Centrales donc comme instruments de perception et d’identification, elles sont aussi beaucoup plus. Car elles stockent dans la mémoire sociale un double d’ego, susceptible de lui survivre longtemps. Elles opèrent ainsi une véritable mutation anthropologique, en faisant vivre l’individu au-delà de lui-même, par ses traces. L’image n’est pas qu’un reflet superficiel. 92 Jean-Claude KAUFMANN
»
Les traces numériques ont un deuxième rôle à jouer à la mort de la personne. Elles posent la question du deuil numérique.93
92 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit. 93 Le deuil numérique a été abordé de manière juste et sensible par Léo Grasset en 2015. GRASSET Léo. 27 avril 2015. DirtyBiology #16 - Le deuil numérique. DirtyBiology [en ligne] URL : https://www.youtube.com/watch?v=IgsTTcUCETU
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À partir du moment où un individu évolue sur internet, ses faits et gestes sont captés analysés et stockés. Il s’agit de ses informations de navigations, mais aussi de ses multiples comptes : Facebook, Twitter, Google+, Instagram, Pinterest, Flickr, etc. De son vivant la personne accède, personnalise, se modifie sur ses comptes. Cependant, à la mort de la personne, ses comptes sont laissés en l’état, sur Internet, à la face du monde. Nous avions déjà vu que les personnages sociaux devenaient historiques à la mort de la personne, une fois livrés à eux-mêmes, il en est de même sur Internet. Toutes les images de soi, créées et façonnées sur la toile se retrouvent sans personne. En 2012, le nombre de comptes facebook fantômes, était estimé à 30 millions.94 Qu’advient-il de ces profils orphelins ? Les autres internautes peuvent toujours voir les comptes-personnages de leurs « amis », mais ces comptes-personnages n’évolueront plus. Potentiellement, tant que les serveurs de facebook tournent, tous les utilisateurs du réseau social sont immortalisés sur Internet sous forme de comptes-personnages fantômes. Facebook est d’ailleurs l’un des rares à prendre en considération cette question du deuil numérique. Pour palier à ce phénomène, il est maintenant possible de faire transformer le compte du défunt en page commémorative, ou de demander son retrait d’Internet.95 Peut-être que traiter cette question de la mort sur Internet une fois que la personne est décédée, c’est se poser la question trop tard. Plutôt que se demander quoi faire d’un compte fantôme, ne serait-il pas judicieux de pouvoir décider à l’avance ? « Qui sera-"je" ? » Les services nécrologiques aident bien les personnes dans le monde réel à prévoir leur enterrement, pourquoi n’y aurait-il pas un équivalent sur Internet ? Ainsi des sites comme ifidie96 ou DeadSoci.al97 voient le jour. Ils proposent de publier un message sur Facebook ou Twitter à la mort de la personne.
94 KALEEM Jaweed. 07 décembre 2012. Death On Facebook Now Common As 'Dead Profiles' Create Vast Virtual Cimetery. HuffingtonPost [en ligne]. URL : http://www.huffingtonpost.com/2012/12/07/death-facebook-dead-profiles_n_2245397.html 95 [https://www.facebook.com/help/103897939701143] 96 [http://ifidie.net/] 97 [http://www.deadsoci.al/]
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La mort ne concerne pas uniquement les autres. Nous sommes tous amenés à mourir, et comme notre soi numérique est potentiellement immortel, il serait peut-être nécessaire d’écrire notre mort comme nous écrivons notre vie. Que ce soit au présent ou au futur, la question de la construction de soi est d’actualité. Au sein d’une génération Y, qui vit à la fois dans le monde réel et le monde numérique, les questionnements et les comportements tendent à s’adapter au monde dans lequel l’individu évolue. Le mensonge, la connaissance de soi, des autres, la mort, sont des questionnements issus du monde réel, et remis en perspective par le numérique. Cette génération invente et trouve les outils pour monitorer ces phénomènes afin de vivre au mieux la saturation sociale. Dans ce monde rempli de doutes et de questionnements, les personnages de fiction, comme modèles d’actions, semblent finalement les meilleurs guides pour se construire et évoluer en société.
« Chacun se raconte des histoires, et guette les histoires
d’autrui pour nourrir sa propre imagination. Proposer de nouvelles histoires est devenu une nécessité pour la société, au même titre que produire du blé ou de l’acier. A travers le roman, le cinéma, la télévision ou la chanson, une infinité de formes narratives sont continuellement diffusées, et encerclent ego dans nombre de ses activités quotidiennes, lui suggérant ainsi des scripts qui répondent aux nouvelles questions de son temps. 98 Jean-Claude Kaufmann
»
98 KAUFMANN Jean-Claude, op. cit.
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« Bien
qu’on ne se les pose pas chaque matin, des questions comme "Qui suis-je vraiment ?", "Suis-je encore celui que j’étais ?", "Serai-je demain celui que je suis ?", "Suis-je celui que les autres pensent que je suis ?", "Est-ce bien moi qui ai fait cela ?", "Jusqu’à quel point pourrais-je être différent de celui que je suis ?", "Quel effet cela me feraitil d’être à la place de cet autre homme ?", "Peut-on survivre à la disparition de son corps ?", ne sont pas réservées aux spécialistes ! Toutes ont à voir avec le problème de la personne et de l’identité personnelle. 99 Gérard LENCLUD
»
Le problème de la personne n'est pas nouveau. Les philosophes ont d'ailleurs fait évoluer la réflexion de la personne au fil des époques et des mentalités. John Locke par exemple définit la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux ». De nos jours la personne se fond dans le Core, l'essence de chaque individu. Une personne-core, nourrie de tout ce que l'individu a vécu, ressenti, expérimenté, appris au cours de sa vie. Cette personnecore est invisible, abstraite, et se matérialise dans le quotidien en fonction de nos comportements. La personne s'efface ainsi au profil de l'image qu'elle projette. Il en revient alors aux autres de définir ce qu'un individu 99 LENCLUD Gérard. 05 mars 2009. Être une personne. Terrain n°52 [en ligne]. URL : http://terrain.revues.org/13544
Fig. 13. "Je" sommes.
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est, et donc ne plus s'intéresser à la personne mais à ses images. En effet, le questionnement de la personne nous amène à nous en désintéresser. Dans la mesure où la personne ne peut être une personne qu'en se référant aux jugements des autres qui peuplent les mondes où elle évolue, ce n'est plus tant la personne qui nous intéresse mais ses matérialisations et les processus identificatoires qui y sont liés. Quand l'identité personnelle s'aborde du point de vue de l'image de la personne, il faut alors se tourner vers le corps. Toute personne possédant un corps, s'y incarne dans le monde réel pour y vivre et y trouver sa place. Ce phénomène se vérifie aussi dans les mondes de fiction, où les personnages romanesques, les personnages principaux, les avatars... servent d'hôtes à la personne dans des univers où elle n'a initialement pas sa place. Cette transposition permet à la personne-core, grâce à l'imagination passive et la suspension consentie de l'incrédulité, de se nourrir, de s'enrichir des expériences qu'offrent les autres mondes en plus des expériences du monde réel. Toutes ces vies qu'il est alors possible de vivre par procuration posent la question de celle que l'individu vit dans ce monde réel. Au travers de l'imagination active, il utilise alors ces expériences de vies fictives pour vivre la réalité. Les personnages sociaux et de fiction qui accompagnent la personne au quotidien, la libèrent par ailleurs de la peur d'être seule. Tantôt "consommateur" par l'interprétation, tantôt "auteur" par la caractérisation, l'individu se retrouve impliqué dans une spirale entre les différents types de personnages : l'histoire et la fiction inspirent le présent et les personnages sociaux, qui deviendront historiques quand la personne trépassera, et inspireront à leur tour les générations futures.
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Les générations ont passé (Babyboomers, X, Y et maintenant Z), et la technologie a évolué. Elle s'est immiscée dans le quotidien des individus transformant leurs habitudes ; aujourd'hui, les individus de la génération Y ont Internet pour déployer leur panel de personnages sociaux. En ligne, leurs avatars sont modelés selon les désir de la personne, et projettent les individus autour du globe. Des individus qui sont ultra-connectés, saturés de personnages sociaux virtuels. Les personnages alors projetés sont tous plus variés les uns que les autres puisque le monde numérique laisse une place prépondérante à l'invention de soi et au mensonge. La génération Y a particulièrement recours au mensonge pour rester crédible en jonglant d'un personnage à l'autre et peut profiter du système pour mentir au monde entier. Avec le mensonge comme mécanique des temps modernes, l'honnêteté et la vérité deviennent les fantasmes des individus d'aujourd'hui ; la vérité sur un podium à laquelle chacun ne peut avoir accès et qui risquerait de finir entre les mains des détenteurs des traces numériques comme Google. La vie dans les univers numériques est remise en question par cette quête de vérité mais aussi par la mort qui guette chacun de nous. Sur Internet, la mort de la personne n'empêche pas ses personnages sociaux de continuer à survivre mondialement tant que les serveurs contenant leurs informations continuent de tourner ; un monde numérique qui se peuple petit à petit de fantômes. Nous vivons une époque qui pose les questions de comment nous voulons vivre au quotidien, et de comment nous voulons vivre notre mort.
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Nous vivons une époque technologique. Que ce soit Internet ou les smartphones, les technologies se globalisent de jour en jour et ne montrent pas de signes de ralentissement. La technologie est lancée dans sa course folle et sa locomotive ne planifie par d'arrêt en gare. Dans son train, elle a de nouveaux wagons comme la réalité virtuelle, la réalité augmentée ou encore les imprimantes 3D. Cependant, même si la technologie s'épanouit dans les écrans et autres interfaces, elle tend aussi à s'affranchir des supports que nous utilisons au quotidien. Ainsi, avec les objets connectés, les wearable devices, ou encore la domotique, la technologie se fond dans le quotidien déjà présent. La technologie se fait oublier et ramène vers une dimension non-technologique constituée d'interactions naturelles ; elle disparaît au profit de l'expérience. D'autre part, le monde dans lequel nous vivons est enclin à isoler les individus qui ne peuvent pas suivre cette course technologique. Les technologies de communication, pendant qu'elles mettent en contact les individus connectés d'un côté, isolent et repoussent en marge ceux qui ne veulent ou ne peuvent y avoir accès. Cependant, nous avons vu que la personne avait besoin d'être sociale pour exister. Alors que certains se sentent saturés socialement au point de vivre leurs personnages sociaux comme des prisons, d'autres sont emprisonnés sans les autres et ont un besoin de sociabilité. Ces personnes sont seules au quotidien et peuvent en souffrir.
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Dans le monde virtuel, le soi s'abstient de rester cohérent dans ses différentes incarnations. Sur Internet, "je" peux devenir ce qu'il veut dans sa forme, son image, son comportement, son jugement... Noémie peut se permettre d’être radicalement différente au travers de ses avatars virtuels, ou de ses comptes sur les réseaux sociaux. Cette liberté est un atout pour vivre de manières différentes les mondes virtuels qui nous sont accessibles. Cela permet notamment de vivre différentes expériences ou différemment la même expérience, et ainsi s'enrichir pour vivre le réel au travers de nos personnages sociaux. Ces personnages, plus ils sont forts et variés, plus ils nous permettent de nous exprimer et de vivre le monde qui nous entoure de manières différentes. Ces mécaniques sont là pour répondre à des besoins universels. Nous avons besoin de nous exprimer, de façonner le monde qui nous entoure, pour qu'il corresponde à nos désirs, pour laisser vivre notre liberté individuelle... Quand bien même nous serions en rupture avec la société, nous avons besoin de savoir qui nous sommes et de l'exprimer. Ainsi, dans les mondes virtuels, nous pouvons incarner des personnages différents et nous exprimer complètement. Il n'en est pas de même dans la réalité. Dans la "vraie vie", incarner des personnages complets, différents, construits, fidèles à nousmêmes est réservé à une faible minorité. Tout le monde n'est pas dans le cas d’Étienne Bianchi qui a la possibilité, les outils et la liberté de construire et vivre les personnages de ses fantasmes.
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En 2012, le nombre de comptes facebook fantômes était estimé à 30 millions. Les fantômes virtuels sont des comptes, des adresses mail, des traces numériques, dont les propriétaires ne veulent, ou ne peuvent plus s'occuper. Parfois parce qu'ils sont morts, parfois parce qu'ils les ont oubliés, parfois tout simplement parce qu'ils ne les utilisent plus, ou parce qu'ils ont changé. Dans la réalité, pour disparaître il est possible de procéder à une mort sociale, pour changer d'en parler avec ses amis, pour se faire oublier de se taire et de se tenir à distance. Dans la réalité, il y a un registre qui tient à jour la liste de ceux qui sont en vie et de ceux qui ne le sont plus. Sur Internet, tout cela n'est pas possible. Les personnages ne peuvent pas, ou difficilement, disparaître, et de ce fait les fantômes s'amassent. Hier à 30 millions, qu'en sera-t-il demain ? D'autre part, avons-nous tous les droits sur nos personnages ? Nos personnages ne nous appartiennent pas totalement. Ils sont partagés avec d'autres, et nous nous devons, pour entretenir des relations sociales, de les garder crédibles et cohérents. Dans la réalité nos comportements affectent notre entourage. Changer l'un de nos personnages n'impacte directement qu'un groupe de personnes. Nous en restons ainsi globalement les maîtres. Mais cette liberté est nuancée, par exemple, dans des contextes où nos personnages ont des responsabilités : Gabriel ne peut pas changer radicalement son personnage de père ou de travailleur. Sur Internet, une règle tacite autorise les personnages à être plus libres que dans la réalité. Cependant, changer un personnage a toujours autant d'impacts. Si demain le youtubeur que suit Marion changeait, toutes les personnes qui le suivent seraient affectées ; le youtubeur préféré de Marion n'a pas, ou n'a plus la possibilité de faire ce qu'il veut de son personnage.
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« Quand je serai grand, je serai... » Si vous pensiez faire le métier que vous exercez actuellement, félicitations, vous faites parti des 30% des travailleurs qui exercent à peu près le métier dont ils rêvaient étant petit100. Les autres ont probablement été confrontés aux aléas de la vie et ont changés de vocation. Pourtant, les raisons qui poussent à choisir un métier sont plus profondes qu'avoir un nom dans une case. Certains veulent changer le monde, d'autres diriger, d'autres encore explorer ou inventer. Un métier n'est finalement qu'une application de ces aspirations profondes. Noémie fait des études de vétérinaire, non pas pour le métier en tant que tel, mais pour ce qu'il représente à ses yeux : accompagner les animaux dans leur cohabitation avec l'Homme, trouver un petit cabinet en province où travailler, avoir une maison spacieuse pour accueillir sa famille et pourquoi pas un terrain avec ses chevaux. Les métiers de demain n'existent pas encore, mais les modes de vie eux oui. Alors pourquoi choisir le métier que nous voudrions faire ? D'autre part nous générons de la data. Les algorithmes brassent des quantités astronomiques de données nous concernant chaque jour. Leurs applications sont tantôt sécuritaires, tantôt politiques, tantôt commerciales, mais jamais identitaires. Les conclusions permettent certes de déterminer le profil type de l'individu qui se cache derrière une adresse ip, mais pas de tendre vers une quelconque conclusion en ce qui concerne l'individu en luimême, ni ce qui l'anime.
100 Henrard Magalie. 21 novembre 2012. Les 10 jobs de rêve des enfants. Références [en ligne]. URL : http://www.references.be/carriere/choisir/Les-10-jobs-de-reve-des-enfants
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Étienne Bianchi alias le Shaârghot À 25 ans, Étienne est chanteur et leader du groupe de métal-électroindus français Shaârghot. Pour être exact, ce n'est pas lui le chanteur mais sa créature, qui a donné son nom au groupe. Accompagné de ses Shadows, le Shaârghot a pour objectif de rencontrer le succès dans le monde musical afin d'acheter de quoi tout faire exploser.
Fig. 14. Yann D-B-S. 23 octobre 2015. Shaârghot, Live Petit Bain.
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Tout d'abord, que comprends-tu quand je te parle de "personnages sociaux" ? Je pense qu'on a tendance à changer de façon plus ou moins flagrante en fonction d'un certain groupe de personnes. Cependant, au final, toujours avec un but de séduction, c'est à dire de voir comment on peut se modifier pour plaire. Ce que j'observe souvent sur les réseaux sociaux, c'est qu'il y a une course aux like, avec la question « comment mieux se présenter pour plaire ? ». Les réseaux sociaux mettent, je ne pense pas qu'ils l'aient développé d'avantage, juste en évidence le fait de vouloir être aimé des autres. Pas uniquement de se mettre en scène, mais vraiment d'être apprécié ? Oui, c'est ça. Je pense, en tout cas pour la majorité des rapports sociaux, que c'est ça. C'est une volonté d'être accepté, d'être aimé, de plaire au plus grand nombre. Qu'est-ce que tu entends par "le plus grand nombre" ? Au sein de la communauté à laquelle on s'adresse ? Je ne pense pas que l'on puisse plaire à tout le monde, mais on peut tendre à vouloir plaire à un maximum de gens au sein d'une communauté. Par exemple, une personne faisant des "tuto maquillage", s'adresse aux personnes friandes de ce genre d'informations. Oui les personnes recherchent une reconnaissance. Tu cites le cas du maquillage, qui est domaine artistique bien particulier, la personne va chercher la reconnaissance parmi ses pairs. Dans la mesure où c'est ce qui la passionne, c'est ça qui va la mettre en valeur. Elle ne va pas se comporter de la même manière avec les gens de sa communauté (à qui elle s'adresse dans l'univers du maquillage) et avec les personnes qu'elle rencontre dans la rue. Elle a vraiment le but de plaire à un type de personnes en particulier, qui sont orientées vers un centre d'intérêt commun. Elle va d'ailleurs essayer de trouver ce qui plaît le plus dans cette catégorie là. Quelqu'un, par exemple, qui voudra plaire dans le milieux gothique, à mon avis, a très peu de chances de plaire à des personnes qui viennent d'un milieu comme le rap. Je prends volontairement des gros clichés. Par "le plus grand nombre", je veux vraiment dire dans un domaine précis. De toute manière, plaire, de manière générale, "au plus grand nombre" est impossible. Bien que beaucoup essayent de le faire ! Quand tu regardes, par exemple, que certains youtubeurs ont tendance à essayer d'amasser le plus de monde possible. Mais ça ne peut pas marcher. À partir d'un moment les gens ne vont plus s'y retrouver, ils vont s'en détacher et dé-liker. - 102 -
À mes yeux, plus cela s'adresse "au plus grand nombre", moins c'est encré, de manière construite, dans un personnage très spécifique. C'est-à-dire, plus ça va devenir plat et homogène... Je suis d'accord. Je suis complètement d'accord, puisque pour plaire au plus grand nombre, il faut vraiment prendre le moins de partis pris possible. Ça peut déplaire aux uns, ça peut déplaire aux autres... donc on aboutit à quelque chose de plat, de lisse, de très consensuel, basé sur des codes qui sont socialement très acceptés. Là tu as plus de chances de toucher le plus grand nombre, mais aussi plus de chances de tomber dans l'oubli très rapidement. Un produit très beau, très lisse, risque de ressembler 500 000 autres produits tout beaux, tout lisses, alors qu'un autre produit, qui peut être beaucoup plus marqué, ne plaira certainement pas à tout le monde, mais on s'en souviendra. Je vais prendre un autre exemple extrême, on va parler de Marilyn Manson. Il plaît vraiment à une catégorie de gens, ou en tout cas plaisait dans les années quatre-vingt-dix et a énormément marqué l'opinion publique. Il était très apprécié à la fois des mouvements gothiques, des métaleux, ceux qui touchent à l'univers underground... Pourtant, il jouissait d'une sur-médiatisation, extrêmement importante, parce qu'il avait pris des partis visuels très forts qui ont choqués et bouleversés les codes à l'époque. Maintenant, ces codes ont été, entre-temps, digérés et nous nous les sommes réappropriés, comme avec des artistes de RnB, type Rihanna par exemple, qui ont réutilisé certains codes de Manson dans leurs clips. Ça devient assez fou : la pop cultu... enfin la culture de masse finit par intégrer la culture underground pour la ressortir aux goûts du jour, de façon pus consensuelle. Au final, ce qui a été choquant il y a quelques années, le devient beaucoup moins avec le temps. C'est une des raisons pour lesquelles, certains personnages, comme Manson, ont peu à peu disparu des unes des magazines. Parce que ça finit par devenir intégré. Mais oui, ce type a marqué une certaine époque parce qu'il a fait un vrai parti pris ; des gens l'ont haï, d'autres l'ont adoré. Parce que c'était un personnage jusqu'au-boutiste. C'était soit « tu m'aimes », soit « tu ne m'aimes pas », mais il n'y a pas eu d'entre-deux. Donc la forte prise de position marque d'avantage les esprits. Regarde tout les boys bands qui tournent les uns après les autres. Tu ne retiens même pas les noms, c'est la même chose qui est réadaptée. Tout les cinq ans il y en a un nouveau qui apparaît et un qui disparaît. C'est ça.
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Et tu le sens à chaque fois tourné vers les autres, ou il y aussi une part pour soi ? Manson quand il a crée son identité, il ne l'a peut être pas fait d'abord pour les autres, mais dans un premier temps pour lui, pour pouvoir s'exprimer. Oui. Un personnage qui essaye forcément de se créer pour les autres, il y a un moment où ce n'est pas authentique ; il y a quelque chose de faux qui se fait ressentir. À mon sens pour qu'un personnage soit déjà crédible et parlant, il faut qu'il y ait une dimension personnelle. Il faut qu'il y ait une certaine mise à nu pour toucher plus profondément le public. On croira beaucoup plus dans la véracité des propos, s'il y a quelque chose, une histoire... Alors parfois certains artistes montent leurs personnages de toutes pièces, et n'ont pas forcément grand-chose en commun avec eux. Certains ont, au contraire, quelque chose de beaucoup plus exutoire avec leurs personnages. Ils s'en servent effectivement pour, je parle notamment dans le milieux du métal comme c'est celui que je connais le mieux, exorciser des peurs, des colères, etc. des émotions primitives et fortes. Des émotions puissantes, qui sont à mêmes de parler assez facilement au public ; bien entendu si on est dans ce domaine là, puisque, pour beaucoup de gens qui ne sont pas initiés au métal, ils vont dire « c'est du bruit, je ne comprend pas ». Encore une fois, "plaire au plus grand nombre", mais dans une branche très précise. Je crois que je me suis un peu perdu... On était sur la mise à nu pour être accepté par rapport aux autres, le besoin d'authenticité par rapport à soi pour construire son identité. À quel point nous allons être honnête par rapport à nous-mêmes et par rapport aux autres, de manière à pouvoir vivre naturellement son personnage. Plus nous allons avoir un personnage qui est loin de ce que nous sommes réellement, plus nous allons devoir mentir à soi-même et aux autres, user d'artifices pour maintenir ce mensonge crédible. Ce phénomène a un nom, ça s'appelle la "crédibilisation" par rapport à son personnage social, et justement la notion de crédibilité est très importante. Effectivement, à mon avis, sur le long terme, un personnage de ce type là doit être beaucoup plus difficile à porter par l'artiste lui-même. Il va finir par saturer de sa propre création, dans laquelle il ne se retrouve pas, ou plus. Après, ça peut être aussi le cas pour un personnage, figé, qui nous correspondait à une certaine époque. Je pense par exemple que le gros problème de Manson, c'est qu'il s'est mis dans un personnage figé, sa mentalité a évolué, il s'est retrouvé prisonnier de la propre image qu'il avait fabriqué à une certaine période, et - 104 -
n'arrive plus à s'en sortir. Il a essayé de faire évoluer son personnage, mais ça s'est cassé la gueule... Maintenant j'ai l'impression que le personnage de Marilyn Manson, qu'il était à l'époque, est vécu comme un fardeau. Il a évolué, ça se sent dans sa musique, mais maintenant il a des chaînes aux mains : alors qu'avant ce personnage lui permettait d'être libre, maintenant il l'a emprisonné. Certains personnages, arrivent à évoluer au fil du temps, ils ne restent pas forcément figés. Là, du coup, c'est presque la communauté, ou les fans, qui lui ont demandé de garder ce personnage jusqu'au bout, et donc qu'il a continué à l'entretenir. S'il avait voulu le changer, est-ce qu'il n'a pas été contraint par cette communauté ? Il s'est fait accepté au sein d'une communauté qui finalement l'a retenu d'être qui il est. C'est possible... Lorsque les gens aiment quelque chose, ils aiment pouvoir avoir la même chose de façon continue. Les gens n'aiment pas forcément le changement. Ils aiment pouvoir retrouver ce qu'ils connaissent. Lorsque tu vas à un concert, tu aimes bien retrouver ce que tu as déjà entendu. Un artiste qui, du jour au lendemain, va complètement changer, déboussolera complètement les gens. Le changement ne va pas être toujours très bien perçu. Manson a déjà pris des risques à l'époque. La période où il a commencé à se faire vraiment connaître, c'était sur son deuxième album, qui était très marqué, dans une ambiance très indus, très lourde... mécanique... et il a sorti un troisième album qui était limite pop-rock un peu électro, façon David Bowie, où il apparaissait de manière beaucoup plus lisse, androgyne. On le voyait apparaître sur la couverture avec un corps de femme, c'était en fin de compte très déstabilisant pour le public. Mais il a réussi ce tour de force. Je pense que ce genre de choses, est possible une fois, deux fois, mais peut être pas trois fois. Il y a un moment, à force de trop déboussoler le public, tu finis par le perdre. Un autre artiste auquel je pense, c'est Punish Yourself, que j'ai vu en concert maintes et maintes fois. Ils ont un concept visuel très fort : ils sont intégralement maquillés en peinture fluo, en mode zombies fluo, avec sur scène de la lumière noire. Cela crée une espèce de show très visuel, un peu vaudou délirant. Si tu vas à un concert de Punish Yourself, c'est malgré tout pour voir ça ; tu veux voir les trucs fluo. Après, d'une période à l'autre, les maquillages vont changer, ça n'est pas figé, mais le concept du fluo est là en permanence. C'est l'image du groupe, si les gens viennent, c'est pour voir ça. Cette année, ils ont fait un petit tour de force eux aussi : ils ont, pendant un an, - 105 -
arrêté la couleur, ils sont passés au noir & blanc. Choc ! Et pourtant ça a bien suivi, parce qu'ils sont doués de ce côté là. Ils savent s'adapter, et aiment créer des surprises. Comme ce n'est pas de façon définitive, ils arrivent à maintenir l'attention, en changeant de temps à autre leur image. Mais ils finissent toujours par y revenir, parce qu'ils savent que c'est ça qui fidélise les gens. Ils restent donc dans un rapport aux autres tout de même. La prise de risques s'effectue par rapports aux autres, et non par rapport à soi ? Oui, parce qu'il y a un moment où c'est quand même alimentaire la musique. Tu perds ton public, tu perds ton métier. Donc à un moment donné il faut faire un compromis entre soi et ce qui te fait manger. Sinon tu crées autre chose. Tu gardes ce projet, et tu crées un autre ou des autres projets en parallèle. Tu veux dire avoir plusieurs projets, pour exprimer des choses différentes ? Oui c'est ça, avec plusieurs projets, pour avoir plusieurs rôles, plusieurs messages à faire passer. Justement dans le cas de Punish Yourself, le chanteur a crée un autre groupe, plus hard-rock, heavy bizarre, qui s'appelait 1969 was fine, un truc comme ça. En parallèle, il a un autre projet qui est au contraire extrêmement ambiance, donc qui n'a rien à voir, avec des longues nappes de synthé très perchées. Et encore un autre projet, qui s'appelle le Cabaret de l'Impasse, un truc un peu formation vaudou, bizarre, avec juste des percussions, saxophones, contrebasses, voix et tout ça, mais dans une ambiance un peu blues. Donc des choses qui n'ont rien à voir avec ce qu'il fait lui dans Punish Yourself ; des choses très violentes. Il arrive à se recycler... ce qui est loin d'être évident. Et dans ces différentes facettes de lui, il emmène différents groupes de personnes ? Alors il y a des fidèles malgré tout, qui suivent de toute façon, et qui aiment bien. Déjà pour aimer Punish Yourself, il faut avoir un goût pour des musiques étranges et différentes. Vu que ce qu'il fait, c'est un peu toujours d'influences bizarres, il y a du public qui va quand même écouter un peu ce qu'il fait à droite à gauche. Finalement, il y a quand même des passerelles entre les univers, ils ne sont pas diamétralement opposés. Bien que ça ne vise pas vraiment le même public, sinon il aurait tout simplement sorti un nouvel album.
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On va revenir un petit peu sur toi, si ça ne te dérange pas. Comment est-ce que tu te présentes sur scène ? Comment t'exprimes-tu ? Est-ce que tu sens différent quand tu passes devant les autres ? Est-ce que tu en as besoin ? Le personnage que j'incarne s'appelle le Shaârghot. Ce personnage vient d'un autre monde, un monde que j'ai crée, qui est une espèce d'univers parallèle, dans lequel il a été crée de façon plus ou moins douloureuse. Donc tel que tu me vois, calme, etc. je ne vais pas du tout être comme ça sur scène. Au contraire, je vais avoir une façon de bouger différente de la mienne, une façon de m'exprimer, ma voix change complètement, et j'abandonne le personnage que je suis pour être un autre. Donc je m'autorise des choses que je ne ferais pas en étant moi-même. Le personnage, lui par-contre, de par son statut... iconique on va dire, va se permettre de dire et de faire beaucoup plus de choses que moi. Pas forcément des choses avec lesquelles je serais d'accord, mais étant donné que j'ai pensé le personnage comme ça, il me semble logique que lui agisse de cette façon. Il y a eu une vrai construction du personnage avant que tu l'incarnes, un peu comme un scripte, où tu développes l'univers et ce personnage. Finalement tu endosses le rôle du Shaârghot pour les représentations scéniques, plus que tu ne t'exprimes grâce à lui ? Le personnage en lui-même est jusqu'au-boutiste, même assez orienté dans certaines attitudes, dans des états d'esprit. Mais c'est un personnage qui est très ambiguë, capable du meilleur comme du pire, de façon totalement aléatoire. C'est un personnage qui a vécu des traumatismes, notamment du point de vue physique, qui a le cerveau un peu en bouillie, et qui se reconstruit progressivement ; un personnage en plein chantier, aléatoire. Cette marge d'aléatoire permet beaucoup de choses. La transition de l'un à l'autre, de toi au Shaârghot, tu la fais comment ? En me peignant. Pour moi les transformations passent surtout par le maquillage. Ça me permet de rentrer plus facilement dans la peau de mes personnages. C'est à dire qu'en te préparant physiquement tu endosses le personnage ? C'est ça. Au moment où je commence à me mettre la peinture sur le visage et sur le corps, je commence déjà à me conditionner. Je me remémore les souvenirs que j'ai inventé au personnage, je commence à me glisser dans sa peau, dans son univers. Lorsque l'intro commence sur scène, moi je suis en - 107 -
coulisses et j'en profite pour fermer les yeux pendant une minute et "méditer", rentrer dans le personnage. Quand j'ouvre les yeux, c'est bon, j'ai laissé mon moi derrière et c'est parti ! Il n'y a aucun moment sur scène où je reviens à moi. C'est uniquement une fois que je sors, que je retourne en back stage, que je reviens. Tu te laisses en coulisse, et sur scène c'est son domaine. Sur scène tout le monde a son personnage : il y a le Shaârghot et les autres personnages qui gravitent autour ce sont les Shadows, c'est-à-dire le guitariste, le batteur, et le cameraman (qui fait office de souffre douleur du groupe). C'est une esthétique cyber-punk, vaudoo, post-apocalyptique, tu peux un peu y retrouver ce que tu veux. On a aussi un personnage virtuel derrière nous, qui joue du synthé. Il apparaît sur l'écran et il joue en même temps que nous. Il a une place dans le groupe ce personnage ? Il a une place, il a même un nom. Il n'apparaît vraiment que pendant les clips et supports vidéos, mais il n'a pas d'apparitions physiques, en vrai. Et quand vous composez, vous le considérez comme un membre à part entière ? De toute façon c'est moi qui l'incarne pour tourner les séquences vidéos, donc il est là comme personnage, au même titre que le guitariste ou le batteur. Est-ce que ton rapport avec les autres membres du groupe change aussi en fonction de si tu es toi-même ou le Shaârghot ? On se voit en dehors des concerts, et on a des rapports tout ce qu'il y a des plus amicaux. Une fois qu'on est sur scène nos rapports changent, effectivement. On a des relations un peu plus violentes les uns envers les autres, parce que c'est l'esprit du truc. On n'hésite pas pour le côté scénique, mais on sait que c'est du jeux, que les gens sont friands de ce genres de trucs, et que ça nous amuse aussi, tout simplement. Par contre pour le cameraman, ça ne change pas vraiment, il reste le souffre douleur en vrai et sur scène. Est-ce que vous avez déjà interverti vos rôles ? Non... C'est chacun son personnage. Il y a certains éléments des personnages qui ne peuvent pas changer. Chacun a contribué à construire son personnage, à y retrouver quelque chose de personnel.
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Par rapport à la construction de ton personnage, tu y as mis beaucoup de toi-même ? Mmmh... De toute façon oui. Quand tu construis un personnage, il y a quelque chose qui part de toi, donc oui. Après, dans le cas du Shaârghot il y a une dimension personnelle, parce que j'ai essayé d'y inclure des choses, comme mes peurs les plus primaires, mes phobies. Je viens l'enrichir avec mes propres pensées, mes propres idées. Par exemple, le masque de la mâchoire-arachnoïde vient d'une théorie. Je pense que l'humain est une mâchoire sociale, c'est-à-dire qu'on passe notre temps à venir manger tout ce qui nous entoure, que ce soit d'un point de vue purement nutritif, mais aussi au travers des rencontres, des expos... A chaque fois on se nourrit de cette chose, de l'entourage, des gens, tellement que parfois on en arrive à copier jusqu'à des mimiques corporelles ou de langage ; parce qu'on l'a mangé. Donc c'est aussi une façon de faire ressortir une partie de moi particulièrement agressive, de façon artistique. On retrouve beaucoup dans ce personnage ce que j'extériorise : mes propres angoisses, mes peurs, ou même des choses plus personnelles encore. A côté de ça le Shaârghot a aussi sa propre marge de manœuvre, sa propre gestuelle, sa propre manière de penser, même s'il y a forcément des choses de moi qui passent dedans aussi. Tu disais que parfois, il pensait des choses, ou faisait des choses, avec lesquelles toi tu n'es pas d'accord. Tu réussis à les faire quand même ? À les dire quand même ? Tu parviens à mettre suffisamment ton toi de côté ? Oui, à partir du moment où je suis le personnage, moi je suis en veille. Clairement ! Je suis là éventuellement pour refréner deux ou trois trucs. Parce que le personnage pourrait faire des trucs... si je le laissais faire ça risquerait de mal finir. Donc je reste juste en retrait, un petit peu. Cependant, toutes ces choses là, je peux les laisser passer beaucoup plus librement dans les clips par exemple. Mais je dois quand même garder une petite notion de contrôle, je ne peux pas tout simplement laisser la créature en liberté. Au risque de me retrouver à faire la tournée des prisons. Tes compagnons d'aventure ont le même rapport à leurs personnages ? Ils ont un rapport plus léger, parce qu'ils ne sont pas complètement immergés dedans. Ils n'ont pas vraiment encore complètement leur histoire, elle est en train de se construire petit à petit. Je le remarque notamment en live, le guitariste par exemple, est habité de plus en plus par son personnage. - 109 -
Ça demande un certain temps d'adaptation pour rentrer dans ce genre d'univers. Il était plutôt sage avant, la tête baissée, il restait caché. Petit à petit, il se décoince, il commence à jouer avec le public. Le fait d'avoir un vrai costume notamment l'aide à rentrer dedans. Mais c'est pas simple de rentrer à fond dans ce genre de personnage. Pour moi c'est facile, j'ai l'habitude d'incarner des personnages, je joue souvent d'autres personnages. Je fais pas mal de choses, comme la Zombie Walk. Je le fais surtout pour l'exercice, principalement pour me mettre des petits défis. Pour voir combien de temps j'arrive à tenir avec des rôles inconfortables, juste à grogner, déambuler... Donc tu n'es pas dans un rapport d'exclusivité avec le Shaârghot ? Pas d'exclusivité, mais il a une place particulière. Il occupe une grande partie quand même. Regarde autour de moi, il est présent un peu partout. Mais il y en a d'autres, de temps en temps. Dans quel état d'esprit te trouves-tu quand tu es en train de les construire ? Il est clair que quand je crée les accessoires, j'y pense. Pourquoi auraitil tel objet ? Y-a-t-il une raison ? Tout les accessoires du Shaârghot ont une signification, rien n'est laissé au hasard. Tout ce qu'il porte a une raison d'être. Je fais beaucoup de masques aussi... Le rituel est toujours le même. La métamorphose, la transformation passe par le maquillage, le masque. Pour moi il faut des artifices pour pouvoir s'identifier complètement à un personnage. Sinon à mon sens ça reste compliqué. Tu as une représentation physique qui change, la voix, la démarche, la gestuelle, l'état d'esprit, c'est vraiment une métamorphose complète ? Une métamorphose complète, oui. Initialement je m'étais prêté au jeu pour imiter le Jocker et m'en créer un déguisement. J'avais regardé les films, pour copier sa façon de bouger, de regarder, de parler... Et à partir de là, improviser en essayant de me mettre à sa place. Un exercice pas facile, mais amusant. Et j'ai eu envie de ne pas uniquement incarner des personnages existants, mais d'essayer de créer les miens.
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La démarche n'est pas la même entre récupérer un personnage, et en créer un et l'incarner. On exprime des choses différentes, tantôt acteur, tantôt auteur. J'aime bien me glisser dans la peau de personnages. Ça fait du bien. On lâche prise, on est autre chose que soi. On fait un break avec soi-même. Simplement le fait d'être autre chose, ça fait du bien... je me sens mieux après. Quand je sors de scène, je suis peut-être exténué, mais je suis content. Je suis content d'avoir passé un petit moment avec lui. Est-ce que tes personnages te manquent ? Je suis toujours en train d'y penser. Toujours sur ce personnage. J'aimerai bien gagner ma vie avec ce truc là. Je dois avouer qu'il y a des moments où j'en ai marre de lui. J'aimerai lui dire de se tirer, de me laisser tranquille un moment. Et à l'inverse, quand on a pas joué depuis un moment, ça me manque. Quand je ne l'ai pas incarné depuis un moment ça me démange. C'est une relation un peu addictive... mais pas exclusive, il n'y a pas que lui, mais c'est lui qui prend toute la place. Mais ça prend du temps, donc je n'en ai que quelques uns. Tu passes beaucoup de temps à le construire, est-ce que lui aussi te permet de te construire ? Oui, forcément. La vie de l'un impacte la vie de l'autre : mon état d'esprit va impacter le Shaârghot, et le Shaârghot impacte mon environnement. Il n'y a qu'à voir ici, je suis impacté !
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• Fig. 1. JOURNO Nicolas. 2015. Qui sommes-"je" ? • Fig. 2. JOURNO Nicolas. 2015. Portrait de famille. • Fig. 3. JOURNO Nicolas. 2015. Gabriel, Noémie et Marion, nos trois personas. • Fig. 4. JOURNO Nicolas. 2015. Schéma de communication. • Fig. 5. JOURNO Nicolas. 2015. Théorie de l'identité n°1 : "le core camouflé". • Fig. 6. JOURNO Nicolas. 2015. Théorie de l'identité n°2 : "le soi en garde-robe". • Fig. 7. JOURNO Nicolas. 2015. Théorie de l'identité n°3 : "la personne-core dans sa toile". • Fig. 8. JOURNO Nicolas. 2015. Noémie, peuplée de personnages. • Fig. 9. JOURNO Nicolas. 2015. La spirale vertueuse des personnages. • Fig. 10. JOURNO Nicolas. 2015. Marion(s). • Fig. 11. JOURNO Nicolas. 2015. Généalogie de nos personas. • Fig. 12. STEINER Peter. 1993. "On the Internet, nobody knows you're a dog.". The New Yorker Collection. • Fig. 13. JOURNO Nicolas. 2015. "Je" sommes. • Fig. 14. Yann D-B-S. 23 octobre 2015. Shaârghot. Live Petit Bain.
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Diplômes 2016 Nicolas JOURNO
Qui sommes-"je" ?
Le monde est habité d'un étrange paradoxe. D'après une étude de février 2008, en Angleterre, alors que presque un quart des jeunes interrogés pensaient que Sir Winston Churchill était fictif, certains pensaient que Sherlock Holmes ou Eléonore Rigby étaient réels. La réalité et la fiction semblent se mélanger. Qu'il s'agisse d'une méprise sur notre perception, ou d'une supercherie subtilement orchestrée par la fiction, le charme illusoire de se perdre entre le réel et la fiction opère bel et bien. Si méprise il y a, alors la frontière ne doit pas nécessairement être parfaitement distincte, entre le réel d'un côté, le fictif de l'autre. Autant nous sommes tous capables, à notre stade éveillé, d'observer le monde réel et d'y déceler les mondes imaginaires, autant il nous semble compliqué de savoir où s'arrête la fiction et où commence le réel lorsque nous interrogeons les habitants de ces deux mondes. Qu'est-il arrivé à W. Churchill pour qu'il appartienne soudainement à la fiction ? « Bien qu’on ne se les pose pas chaque matin, des questions comme "Qui suis-je vraiment ?", "Suisje encore celui que j’étais ?", "Serai-je demain celui que je suis ?", "Suis-je celui que les autres pensent que je suis ?", "Est-ce bien moi qui ai fait cela ?", "Jusqu’à quel point pourrais-je être différent de celui que je suis ?", "Quel effet cela me ferait-il d’être à la place de cet autre homme ?", "Peut-on survivre à la disparition de son corps ?", ne sont pas réservées aux spécialistes ! Toutes ont à voir avec le problème de la personne et de l’identité personnelle. » Gérard LENCLUD
École de Design
Établissement privé d’enseignement supérieur technique www.stratecollege.fr