Brisures de Ville

Page 1



Histoires de. La barre à 110 Chienne de vie Concert tôt le matin Coup de tabac Désimmigrée Entre terre et ciel Envole-toi Fenêtre sur couple J’ai les boules J’ai les jetons Arrête ton cirque Métro pas dodo Mouiller le maillot Opéra bouffe Les parapluies de chaque bourg Parasolitaire Pas de fumée sans feu Pauvre Martin Les arbres de Rasha Un si beau profil Valise diplomatique Voie de garage

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



La barre à 110 Je suis agent d’entretien. J’habite en face. Je traverse toujours la rue en biais et hors des passages piétons. La semaine dernière, en allant vider les poubelles au sous-sol, j’ai rencontré Johann. Je l’ai d’abord pris pour un électricien, mais son attitude m’a surpris. Il paraissait gêné de me trouver là. Moi, déranger quelqu’un, c’était déjà un signe que j’existe, je m’en contentais. En 2030, l’O.N.U., pour réduire la surpopulation, a lancé un programme de stérilisation de tous les terriens au Q.I. inférieur à 100.Toutes les femmes ayant déjà un enfant subissent le même traitement. Je suis un Q.I.95, pas d’enfant, pas d’avenir, euthanasie programmée à 42 ans ; pour le moment. Le lendemain, je suis retourné à la cave, Il n’était pas là. Vendredi, enfin je tombe sur lui, ma poubelle vide à la main. Il contrôle des compteurs. Cette fois, Il semble heureux de me voir, comme s’il m’attendait. Il déglutit, on dirait qu’il va m’annoncer la fin du monde ! − Bonjour, je m’appelle Johann. Ce n’est pas mon vrai prénom. Moins vous en savez sur moi, mieux c’est ! Je suis un Q.I.108. Demain le conseil planétaire passe la barre à 110. Je suis condamné ! C’est sans appel... − Je peux vous être utile ? − Plus que vous ne pouvez l’imaginer… Je suis tenu par le secret professionnel, mais comme ils vont me déclasser, je peux me confier. Vous savez que Le dérèglement climatique amplifie la violence des tempêtes. La fonte des glaces aux pôles accélère le mouvement des plaques tectoniques. D’après mes derniers relevés, tout le quartier sera détruit par le prochain tremblement de terre ou la prochaine tornade. Seuls les immeubles aux normes du centre-ville réservés aux Q.I. de plus de 125 résisteront ! − Pourquoi ne pas tout simplement reloger les habitants ? − Pour économiser le coût de la destruction des bâtiments, mais surtout pour réduire la surpopulation des quartiers de Q.I. inferieurs à 100. Je vous en supplie, devenez mon lanceur d’alerte !

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Chienne de vie Nous vivons en appartement. Mes parents ne veulent surtout pas de chien : peur des aboiements, corvée du matin pour les besoins. Peine perdue… Je me console en promenant le boxer de ma tante quand on lui rend visite, à la campagne. C’est plutôt lui qui me sort, je n’arrive pas à le tenir, ça fait rire tout le monde ! En rentrant, je pleure, si triste de le laisser. Je ne sais pas pourquoi j’aime tant les chiens. Leur compagnie m’amuse et me rassure. J’ai eu six ans la semaine dernière, et, oh surprise ! Le plus beau cadeau de ma vie : un chien ! Il s’appelle Flint. Mais je ne suis pas dupe, c’est un lot de consolation. Mes parents ont cédé trop facilement. J’en suis sûre maintenant, ils vont divorcer ! Flint est là uniquement pour amortir le choc. − Bravo Flint, c’est bien, tu ne tires même pas sur ta laisse et tu suis gentiment le chemin. On dirait un chien dressé. Je t’adore. T’es super ! − Tu as bien reniflé le foulard. Vas-y Flint, je te suis. On va trouver refuge chez Mamie. Si mes parents se séparent, je ne veux pas choisir. Tant pis pour eux ! − Ingrid, tu crois qu’elle se doute de quelque chose ? Je la trouve très renfermée ces derniers temps, elle semble inquiète. Pourtant son chien devrait l’épanouir ? − Non Helmut, on a été très discrets, on n’en a jamais parlé devant elle, le secret est bien gardé. Mais ce projet nous a aussi un peu tendus. Elle a dû le percevoir. Elle est très sensible, tu le sais bien. − Oui, tu as raison. A quelle heure, la remise des clés ? − Seize heures. Ah ! Sa petite frimousse quand elle verra notre nouvelle maison !! Depuis le temps qu’elle rêve d’avoir un chien et un jardin pour qu’il puisse gambader. C’est pour demain, ma puce…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Concert tôt le matin − Comment oses-tu te présenter devant moi, quelle outrecuidance ! Es-tu là par hasard, ou une bonne âme au comble de la perfidie t’a balancé ici pour parachever ma descente aux enfers ? − Holà, tout doux mon gars ; rengaine ta colère ! Je suis aussi SDF que toi : cordes rouillées, touches aussi jaunies que tes dents. Où vois-tu le moindre soupçon de provocation ? − Pardon, mon brave, tu me rappelles tant de souvenirs avec l’Orchestre National de Lille. Me crois-tu seulement ? − Il suffit de t’asseoir sur ce tabouret en béton pour le prouver. − Trois ans d’errance dans ces quartiers maudits m’ont abimé les mains au point que je ne pourrais même pas jouer « au clair de la lune » sans faire une fausse note. Alors, comme démonstration … − Allez, chauffe tes doigts quelques minutes et raconte. − C’est assez simple. Ma vie était paisible et douce auprès de ma femme Eugénie (premier violon dans l’orchestre) et de mes deux enfants, des prodiges, je te dis ! Mozart n’a qu’à bien se tenir. − Ma vie, les japonais me l’ont torpillée, un vrai Pearl Harbor ! Ils m’ont proposé douze concerts dans tout le pays : un périple de six semaines ! − Mais ma femme ne partageait pas mon enthousiasme, la scolarité des enfants l’empêchant de m’accompagner. La situation a dégénéré… − Pour me punir, elle a délibérément dragué Marc, le hautboïste, le seul mec de l’orchestre que je ne peux pas saquer. Et lors du concert de clôture, le concerto numéro 2 de Rachmaninov pour piano et orchestre, j’ai craqué au troisième mouvement. Mon index a écrasé deux touches, un couac terrible : adieu l’ONL, la tournée à Tokyo, bonjour la valise sur le palier… Et toi ? − Tu vois bien que je ne suis pas un piano de concert, mais j’ai vu courir sur mon clavier des centaines de mains d’enfants de l’école de musique. J’en étais heureux jusqu’à ce triste jour où l’école a déménagé, et moi aussi dans cet « écrin de verdure » ! − Il me manque deux jambes pour échapper à cette décharge. Sois sympa, ne me laisse pas sur la touche. J’ai toujours rêvé de jouer le troisième mouvement du concerto numéro 2 pour piano sans orchestre de Rachmaninov…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Coup de tabac Luis Esteban ahane sur un trottoir de La Havane. S’il avait bossé un peu, il se serait payé un vieux van… La vie serait plus facile à Little Havana. Sa famille, ses derniers amis sont partis à Miami. Luis Esteban préfère rester au pays au cœur de la « grande » Havane. Il doit s’occuper de ses parents. Pour eux, quitter cette île serait un déchirement. Il ne peut pas les laisser, mais la vie est dure. Pour survivre il faut se débrouiller. Ernesto le relance sans cesse pour qu’il le rejoigne en Floride. La semaine dernière, Luis a failli craquer devant la photo de l’oncle, au volant de son nouveau pick-up rutilant. Mais Luis résiste aux sirènes de l’Amérique, envoûté par l’éclat des chromes de sa Dodge Kingsway 1959. Sur la promenade du Malecon, capote ouverte, c’est le meilleur piège à filles de l’île. Luis Esteban ahane sur un trottoir de La Havane. La chaleur est suffocante ; encore vingt mètres… Enfin une ruelle ombragée. Ouf ! Il pourra souffler. Diego a encore dépassé la charge habituelle ! Pourtant la consigne, c’est de ne pas porter plus de douze kilos de cigares. La contrebande est florissante, mais une charge trop lourde peut éveiller les soupçons. Les trafiquants se livrent une guerre sans merci pour le contrôle du marché. Il ne sent plus son épaule… Une portière claque, ce sont les gros bras du gang de Césario qui surgissent de la voiture. Noir présage ! Luis se met à courir. Peine perdue, le djembé éclate sur le trottoir. Le ciel s’assombrit, ça sent le coup de tabac. C’est foutu, il est grillé, il va se faire fumer. Luis Esteban, pas beau à voir, au milieu des cigares, sur un trottoir de La Havane.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Désimmigrée Comment une simple pub sur un taxi peut-elle autant la bouleverser ? Quel choc ! Elle lui rappelle à quel point elle était belle, à vingt ans, amoureuse de Sgur… Zeynep, 42 ans, déracinée, aimantée par l’eldorado allemand. Sgur, laissé à Izmir. Non, n’essayez pas de lui soutirer un sourire, il a quitté ce visage depuis une éternité. Elle ne vous livrera que son masque de profonde mélancolie. Wolfsburg l’écœure. Faire le chemin à rebours. Si seule au milieu des quatre millions de turcs vivant en Allemagne. Cette nation-industrie fonde sa prospérité sur l’aspiration massive de main d’œuvre immigrée à bon marché. Mais les Turcs demeurent des sous-allemands ; son oncle Imran fulmine quand on lui refuse, après cinquante années passées dans ce pays, le droit de vote aux élections municipales, auxquelles sont pourtant conviés les ressortissants de l’union européenne. − A leurs yeux, nous ne serons jamais que des marchands de cumin et des chameliers ! Zeynep, pendant des années s’est escrimée à le désavouer en démontrant que le travail et le talent seraient récompensés dans cet état prospère et civilisé… Elle se trompait. Au moment d’atteindre le graal : responsable audit groupe chez VW, le conseil d’administration lui a préféré Keller, son assistant. Jamais elle ne leur pardonnera. Elle se rend au siège pour leur claquer sa démission. Retour en Turquie, à Sirince, petit village sur la côte, près d’Izmir. Courir au milieu des vignes et des vergers. Echapper aux gaz à effet de serre, se laisser caresser par la douce brise de mer. Retour à la vie ! Mais Zeynep n’est pas dupe. Après tant d’années d’absence, elle sera accueillie comme une immigrée, celle qui a trahi sa mère patrie. Une sous-turque, sans Sgur pour l’en consoler.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Entre terre et ciel Romain laisse entrer le soleil au plus profond de ses prunelles. Il est soulagé, il le lui a enfin annoncé. C’était le bon moment, au bon endroit. Idéal pour éviter les cris et les pleurs. Pas d’esclandre ! Superbe méthode pour une séparation. A user et abuser. Demain, il retrouvera Cyril. Mais pas question d’exploser de joie, ici, avec Thomas à ses côtés. Il n’ose pas encore se lever et courir vers ce nouvel amour, il se doit de porter le deuil de l’ancien. C’est bon, il restera encore un quart d’heure. Thomas tente d’échapper à la cruauté de ce monde en enfouissant par pudeur son chagrin dans la terre. Il aimerait s’y enfoncer plus encore. Si une grue pouvait déposer sur ce corps inutile un bloc de béton aussi lourd que sa peine… Comment se sentir aussi seul, aussi vide, alors que l’homme qu’il aime le frôle encore ? Ses larmes coulent sans qu’il puisse les arrêter, seule l’herbe semble heureuse de s’en délecter. Il ne sait pas s’il pourra se relever. Un mouvement sur sa droite. Sans un mot, c’est Romain qui s’enfuit déjà…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Envole-toi La récré est sifflée, c’est la fin de mes études de médecine. Pierre, Lucas et Marie, mes amis, m’entourent d’une maternelle sollicitude. Pour ne pas se séparer, on projette d’ouvrir une maison médicale en Provence. Demain, j’exercerai la médecine avec toutes ses vicissitudes. Plus j’y pense, plus cette perspective m’étouffe. C’est une aventure professionnelle qui ne soulève plus mon enthousiasme. Je ne sais pas si partir au Sahel avec une ONG soit une meilleure alternative. Je suis perdue… Comment instiller dans ma vie un peu d’aventure, d’inattendu, de surprise. Ne pas ressembler à la caricature familiale : père obstétricien, mère psychiatre, été à La Baule, hiver à Courchevel. Mortel ! Pas question de m’aligner comme ces maisons, en rangée. Alexis, mon cousin part pour une Z.A.D. Briser le carcan des habitudes, dérouter les codes du déterminisme social. Qui peut m’aider ? Sans rien vous reprocher, mes parents, vous êtes les plus mal placés pour surmonter ce monceau d’incertitudes. Je pourrais prendre une année sabbatique pour faire le tour du monde, ou juste l’Amérique du sud. Depuis l’âge de huit ans, je rêve de voir le Machu Picchu. Mais là n’est pas la réponse à mon tourment. Je ne veux pas comprendre ou admirer le monde qui m’entoure ; je veux explorer mon intérieur, mon noyau dur, mon âme, ma quintessence. Pour ça, je dois casser le moule, sortir de ma chrysalide, briser l’écorce ! − Alexis, salut, c’est Flore. Passe me prendre demain, à 7 heures. Ne te gare pas en face de la maison, je te rejoins au coin de la rue.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Fenêtre sur couple On a fait l’amour toute la nuit, corps en feu. Comme à chaque fois, au petit matin, on s’est disputé. A chaque rencontre l’orage gronde plus fort. Les éclairs, de plus en plus violents, irradient nos sentiments. On se jure que c’est la dernière fois, que tout est fini, et… Bien sûr, Eléonore rêve d’une relation stable. Passer quelques heures dans un hôtel anonyme ne lui suffit plus. Besoin de déclarer notre relation au monde, d’aimer en pleine lumière… − J’ai envie d’un écrin pour notre amour : un appartement en ville, une petite maison à la campagne, peu m’importe Alexis. Une vie normale, vivre chaque jour avec toi, me blottir chaque nuit dans tes bras. − Ce type de relation brisera notre passion en moins de six mois. C’est l’absence de toi qui nourrit ma flamme, l’idée d’une vie normale me glace le sang. − Pourquoi ne pas essayer ? Accorde moi trois mois, allez, deux. Chez toi ou chez moi, on poussera les murs. Je ne comprends pas pourquoi tu n’accèdes pas à ma requête si tu m’aimes aussi fort que tu le prétends. Alexis la fixe à travers la fenêtre. Il pleut sur la vitre comme il pleut dans son cœur. S’il accepte, il la perd. S’il refuse, il la perd. Il en a déjà fait plusieurs fois l’expérience. L’amour passion se transforme toujours en histoire morte. Parce que, calibré comme le rythme des marées, il se fait laminer par les tâches domestiques. C’est un combat perdu d’avance. Briser la chaîne, lui rendre sa liberté de choisir un autre homme, un surhomme capable de conjuguer passion au présent et tendresse au futur. Tu n’es pas cet homme-là Alexis, enfile ton manteau et va le lui dire.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



J’ai les boules − Ça s’est bien passé ? − Evidemment ! Tu vois bien que la sublime Mariann est langoureusement accrochée à mon bras, cheveux au vent, sourire éclatant ! − Excuse-moi, tu avais pourtant mis toutes les chances de ton côté ! − Dès la sortie de la gare, ça a tourné vinaigre. Elle n’a pas voulu que je porte sa valise, j’ai échappé de justesse à l’élimination. Au restaurant, une catastrophe ! Elle aime le poisson, pas les langoustes. Elle ne supporte pas l’anisé du fenouil. Ça tourne en apothéose au dessert : elle est allergique au gluten. Bref, elle a passé son temps à me regarder manger ! − Comment t’as rattrapé le coup ? − Pas avec le vin : Mariann préfère le liquoreux… Avec du poisson, tu vois le tableau ! A la sortie du « Ras de Marée », j’aurais légitimement pu en avoir ras le bol, mais je me ressaisis et lui demande si elle préfère l’hôtel ou mon appartement, plus pratique pour une assiette de spaghettis sans gluten. Tu vois, attentionné, enjoué… Et là, je me prends la réponse éliminatoire en pleine poire : « La première fois, je ne couche pas, je ne suis pas de ce genre-là ». − Elle tourne les talons et s’éloigne, mais pas en direction de la gare. Elle sort son portable, sans plus se soucier de ma personne. Je comprends enfin que je suis victime d’une escroquerie aux sentiments en bande organisée, un hameçonnage. Je l’entends qui s’esclaffe au téléphone. Je suis épinglé à son tableau de chasse, je ne vaux pas plus qu’un papillon dans le formol ! Quel imbécile je fais ! C’était trop gros au resto, je n’ai pas plus de cervelle qu’une ablette. Le monde de la finance était moins cruel. Comment noyer mon chagrin ? Dans l’alcool, bien sûr ! Je trouverai une flasque de whisky chez Mehdi, l’épicier près de la gare. Ne ferme jamais avant minuit…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



J’ai les jetons Samedi 6 avril 17h02 : Mariann arrive par le train de 33, de Bruxelles. Impossible de ne pas penser à la chanson de Brel, mais pas question d’aller manger des frites chez Eugène ! Pas de sérénité possible sans avoir liquidé les derniers jetons, me purger de la dernière plaie de ma vie d’avant. Il m’en reste cinq, que je tortille machinalement au fond de ma poche. Les 5 derniers, pas plus de 10 minutes pour les perdre au casino. J’accélère le pas. A la première connexion, en février, il s’en est fallu de peu que je ne la perde, piégé par la plus élémentaire bévue : − Mariann, sans e, bizarre ? Réponse laconique de l’interlocutrice internet : − Question éliminatoire. Fin de connexion. Samedi 11 mars 20h37 : Message de Mariann… sans e − Vous avez passé avec succès l’épreuve de rattrapage : la fossette orpheline de votre joue droite. Vraiment trognon, j’adore l’idée qu’il n’y en ait pas à gauche, ça vous donne un air bancal, pas banal. Mais c’est votre dernière chance, la prochaine erreur vous élimine définitivement. Ce soir, ultime étape : de la sobriété, du calme, de la bonne humeur. Pas facile, la première soirée en tête à tête. Acceptera-t-elle de ne rien connaître de mon passé de trader et de tous ses excès : drogue, alcool, jeu ... Elle devra accepter cette part du mystère, disons que cela fait partie du charme de la découverte. J’ai réservé une table au « Ras de Marée ». Spécialité : langoustines pochées sauce safranée et son fenouil confit. Pour arroser ce plat d’exception, un Pouilly fumé, millésime 2006. J’en salive d’avance. Grincement de freins du TGV, consignes avant le grand bain : Le corps tout en retenue. L’esprit ouvert au dépourvu…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Arrête ton cirque Tino attend Zeeplin. Trapéziste au cirque Fortellini, Zeeplin a fait une chute, il y a plus de trente ans. Son ami Tino était aux premières loges : bruit mat du corps qui s’écrase, bruit sec du fémur qui éclate. Fini les acrobaties, Zeeplin s’est reconverti en clown blanc qui traîne la patte. Tino le jongleur a lâché ses bolas pour devenir Auguste. Il est maintenant pensionnaire d’une maison de retraite, où le manque criant de personnel favorise le processus d’infantilisation. La semaine dernière, ils lui ont confisqué son dentier : il l’avait perdu trois fois… La sanction est tombée : plus de dentier. Il s’en fout Tino, préfère la soupe de toute façon. Chaque samedi, vers dix-huit heures, Tino fait le mur… Il attend Zeeplin qui doit le ramener au cirque. Il ne devrait pas tarder, juste le temps d’en griller une. Dix-neuf heures, pas de Zeeplin, mais la Martha, mains aux hanches, œil courroucé, qui se plante devant lui. − Vous allez m’expliquer une fois pour toutes comment vous réussissez à sortir sans vous faire pincer. Vous ne sautez pas du deuxième étage quand même ? Si cette mégère croit que je vais lui révéler comment je m’évade, pas question ! A l’école du cirque, dès cinq ans tu grimpes aux mâts du chapiteau, alors ce n’est pas cette grille ridicule qui va me priver de sortie. − Venez, on rentre. Je vais finir par me prendre un avertissement à cause de vos conneries. Pour la peine, vous serez privé de dessert. − Je ne bouge pas d’ici, Zeeplin va pas tarder ! − Vous voyez bien qu’il n’est pas là. Allez debout ! On va lui téléphoner. Martha tend le combiné à Tino. Cela fait huit ans qu’il n’est plus branché, huit ans que Tino demande à Zeeplin de venir le chercher… Tino raccroche, direction le réfectoire pour la dégustation d’une soupe froide, sans dessert…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Métro pas dodo Encore trois arrêts avant le terminus. Continue à faire semblant de dormir, peut-être qu’il n’osera pas s’attaquer à une pauvre femme usée. D’habitude, à cette heure, je suis seule jusqu’au terminus. C’est la première fois que ça arrive. Il n’a pas l’air commode, comment me défendre ? Je serre machinalement mon sac plastique à m’en bleuir les doigts. S’il s’en aperçoit, il va comprendre ! J’ai la paye des ménages de Lexington Avenue. Je suis comme un poisson pris dans la nasse. Il n’a plus qu’à se pencher pour cueillir le butin. Pourvu qu’il ne me frappe pas. Pitié, laissez-moi aller travailler demain ! Le dimanche, c’est double paye au restaurant « El Paso ». Je ne peux pas me permettre la moindre absence, avec six bouches à nourrir à la maison ! Tu te fais un film, ma poule. Il n’a pas l’air si effrayant. Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un touriste égaré ? Au fin fond du Bronx, il est plutôt rare de croiser des gringos, plutôt des blacks ou des latinos comme moi. Je ne peux même pas compter sur le père de mes enfants, Pedro, parti cueillir des oranges en Floride. Il n’a jamais pu se faire à la ville, toujours besoin de fouler la terre. Il rentre dans six semaines, mille dollars en poche : trois mois de loyer… Mon dieu, il glisse une main dans sa poche. Pitié ! Pas de couteau, pitié ! Assomme-moi plutôt avec un coup de poing américain. Doux Jésus, il se lève. Vierge marie, priez pour moi, protégez mes enfants ! Crier ? Nada ! Aucun son ne sort de ma gorge. Seigneur c’est la fin ! Un fou furieux ! Je suis tombé sur un fou furieux ! Il a sorti un appareil photo… Ce type est raide dingue ! Qui voudrait prendre une photo d’une vieille peau comme moi dans le métro ?!

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Mouiller le maillot 6h11 AUSTIN TEXAS, mercredi 18 octobre : Jeff est mort. Pas besoin d’autopsie pour connaître la cause du décès : OVERDOSE. Dans un dernier souffle il l’a suppliée de prendre son maillot. Elle s’appelle Savannah, junkie, ne sait plus si elle a vingt ou vingt-cinq ans : la drogue efface tout, même l’horloge du temps. − Pourtant, Dieu sait qu’il m’a répété des dizaines de fois qu’il supportait les…. de Boston, mais ne me demandez pas si c’est une équipe de basket ou de football américain, je suis nulle en sport. J’aimerais tellement m’en souvenir pour faire plaisir à Jeff… − Mais où vas-tu Savannah, le sais-tu seulement ? − Dans un dernier souffle, il m’a suppliée de prendre son maillot. − Qu’est-ce qu’il t’a dit Savannah, souviens-toi Savannah ! Ouvre les yeux Savannah, qu’est-ce qu’il t’a dit Savannah ! − Tu vois ce maillot, c’est ta porte de salut, c’est le 45, tu imprimes. Comme la 45e rue. Tu ne peux pas l’oublier : c’est floqué sur ton dos. C’est là que se trouve le centre de désintox. Allez Savannah, fais-le pour ton Jeff. Cours, Savannah ! Cours…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Opéra bouffe Samedi 16h50 : Lille, marches de l’opéra, coiffé à l’épouvantail. Pas facile le lyrique pour un jeune : une bonne place coûte une douille. Le jour du spectacle, places bradées à cinq euros : un avantage de taille ! Même à quarante euros j’irais, quitte à ne manger que des nouilles. Ce soir, c’est mon ami Mozart qui me propose l’enlèvement au sérail.

Quand on plante ses études, faut bien manger, vaille que vaille. Triplé ma première année de psycho, quand on glandouille… Alors, restauration rapide : équipier polyvalent, grasse tambouille, veulent me faire passer manager, il est temps que j’me taille ! Dimanche, horaire pourri : 18h-24h, marre de ces magouilles.

Ce soir, ne plus être une heure, rien qu’une heure durant, un pedzouille. Je vais tirer Constance des griffes du pacha, cette racaille. Demain dimanche, reprise du labeur. Si j’y pense trop, j’me zigouille. 9 heures : le curé, au porche de l’église happera ses ouailles, de vieilles bigotes, sous le regard grimaçant des gargouilles. Une grande seringue aspirera les dépressifs, les compulsifs du travail et les recrachera sur les plage saturées, pour une fois qu’ils se mouillent !

Traînant la savate, j’irai retrouver ma banlieue, haut lieu de grisaille, édifiée sur les ruines d’une industrie qui dérouille.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Les parapluies de chaque bourg Oh ! Là-haut Un peu d’eau pour tester l’étanchéité de mon logis, vous avez remarqué qu’il manque quelques parapluies. Chez les commerçants du quartier, je pourrais en récupérer, des cassés, des oubliés. Sinon, gare aux pieds mouillés !

Hiii ! Je ris Je vous dis qu’il y a un indice qui devrait vous rapprocher de la vérité. Je vous mets au défi de comprendre pourquoi je me tiens les côtes. Limite, je vais me pisser dessus de rire !

Ah ! Là-bas S’amorce un débat entre vous, certains croient que mon état euphorique n’est pas sans évoquer l’injection de substances hallucinatoires ? C’est parfaitement illusoire, vous êtes dans le noir !

Eh ! Pas vrai… Vous avez deviné ? c’est mon pantalon qui vous a renseigné. Pas assez fripé… Et mes pompes bien lacées ! Lundi dernier, ils m’ont tendu la main, j’ai obtenu un boulot : dans une ressourcerie, porte bien son nom ! M’ont confié un toit avec un lit. Trop mou, pas su dormir cette nuit. Alors, petite sieste sur mon trottoir douillet. Fini de rire, je m’assoupis…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Parasolitaire Pas fâché de pouvoir me reposer un peu ! Ereintant, le planter de parasol. Obligé de bien les fixer avec un socle en béton, sinon les tempêtes vont arracher les mâts comme des fétus de paille. A raison de quatre unités par jour, il reste une bonne dizaine de jours de travaux. Ce sera juste prêt pour la saison. Cette fin Mai est douce. Je me fonds dans la peau de l’estivant, que pourrait-il lui manquer ? Peut-être un coupe-vent ... Je l’installerais juste en face de moi, pour cacher le port : Paysage dunaire, mer turquoise, trois panneaux démontables, 3 x 5 mètres, impeccable. Elle devait me rejoindre à dix-huit heures. Vingt minutes de retard, sans prévenir ; c’est pas son genre. Je lui ai préparé une surprise, j’ai hâte de voir sa tête quand elle découvrira, accrochée à la grue, l’enseigne peinte en bleu : « Chez Louise » Ah ! Un texto, il est bien long ; pas de problème, j’espère. Quentin Je ne viendrai pas ce soir ni les soirs suivants. Je n’ai pas le courage de te l’annoncer en face mais je te quitte. Ce bar de plage occupe toutes tes pensées, c’est un peu comme si je devais combattre une rivale. Je te souhaite plein de réussite pour ton entreprise. Adieu ! Louise Le message de rupture ravage Quentin. La mer retient le fracas des vagues pour ne pas l’accabler davantage. Le sable fait cause commune avec le ciel pour ne plus offrir qu’un brouillard fuligineux. Son avenir radieux aux cotés de sa bien-aimée s’estompe dans un torrent de larmes…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Pas de fumée sans feu Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est qu’elle a essayé de m’entuber. Bizarre qu’à chaque sortie avec ses « super copines », Gaëlle et Christine, depuis quelques semaines elle revient avec une douce attention à mon égard, ce qui suralimente mes soupçons : Une cravate. − Tu vois, mon chéri, elle sera parfaite avec ton costume gris, tu la mettras à la soirée des Cottignies. Il y aura tout le gratin de Bondues, pour fêter le bac avec mention de Maximilien. Un éclair au chocolat de chez Beert. − Un monde en ville ! J’ai dû poireauter vingt minutes chez le pâtissier, mais c’est le meilleur de la ville, et tu le mérites bien, mon chéri. Je t’en foutrais, moi, du « mon chéri ». Je ne suis pas de nature suspicieuse, mais là, ça sent l’amant à plein nez, ou je ne m’appelle plus Henri. Superbe cette planque ! Passage des Trois Anguilles, excellent présage pour cette filature ! Ce matin, j’ai revêtu la parfaite panoplie du détective privé. Voyons si je n’ai rien oublié : Les lunettes « verres neutres », le chapeau, la gabardine de mon père, que je n’ai pas voulu jeter, et qui empeste la naphtaline. Cerise sur le gâteau, la clope, parfaite couverture, surtout pour un non-fumeur. Dix heures, elle ne devrait pas tarder à sortir. C’est Christine qui passe la prendre ce matin. Gaëlle les rejoint Grand-Place. Ça y est, la porte s’entrouvre. Elle s’est mise sur son 31. Comme par hasard, pas de Christine ! La traque est lancée, je lâche les chiens.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Pauvre Martin Regardez bien. Derrière ce masque de cire, ce visage d’opaline : une femme brisée. Si vous saviez ce que j’ai honte de m’être laissé à penser que les choses pouvaient s’arranger, une fois encore. Il n’a même pas eu la décence d’aérer la chambre. Les draps froissés étaient encore tièdes, la salle de bains exhalait un parfum de supermarché. Trop demander de quitter sa dernière conquête deux jours avant mon arrivée ? Alors, fini les beaux discours sur l’amour de sa vie, l’épouse idéale, celle sans laquelle son existence n’a plus de sens, la mère formidable, la seule femme qu’il ait jamais aimée… Alexandre a toujours été un prédateur. Un regard, un sourire suffisent. Un charme à faire fondre un bloc de marbre. Il adore dézinguer mes intimes, mes proches, c’est là qu’il puise sa jouissance. Ma sœur jurait ses grands dieux qu’elle ne succomberait pas à ce bellâtre : − Pas du tout mon type d’homme… Comment oses-tu douter de ma parole ? Moi, ta propre sœur ! Elle a tenu deux mois. Valérie, mon amie d’enfance : − Te trahir, jamais, au grand jamais ! Pas foutue de se contenir plus de deux semaines. Et la palme, le record toutes catégories, le best-of : Christelle, invitée avec son mari André, succombe en moins d’une heure. Petit coup rapide dans la salle de bains. Retour au salon, cramoisie des joues jusqu’aux fesses ! Alexandre est irrécupérable, c’est fini, j’en fais le serment. Je quitte le Tréport à jamais : − Martin, tu peux venir me chercher, arrivée 17h38, gare d’Amiens. Rien dans ce message qui ne reflète le moindre sentiment. Pauvre Martin, tant d’années à patienter, s’étioler à m’attendre. Je ne lui offre qu’un corps usé, un cœur tuméfié. Ta mission, Martin, n’est pas de réparer ce qu’Alexandre a ravagé. Si mon cœur bat encore, tu l’entendras…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Les arbres de Rasha − Pourquoi on marche si vite, Papa ? − Pour ne pas rater le bateau, ma chérie. − Pourquoi la nuit ? On pourra pas voir les vagues ! − Ne t’inquiète pas. Demain matin elles seront encore là. Ce soir, on va dormir dans une petite cabine. Tu seras bercée par le clapotis de l’eau. Très amusant, tu verras. − Pourquoi on n’a pas pris de valises pour le voyage ? − Pas assez de place, Rasha. Et ta poupée ? − Je l’ai, toute ratatinée au fond de ma poche. Demain, on revient au foyer après le tour en bateau ? − Non ma chérie, demain on va retrouver ton oncle et tes cousins. Ils habitent une grande ville, en Angleterre. − Pourquoi on retourne pas en Syrie ? J’aime pas les grandes villes, y a pas de soleil, y a même pas d’arbres. Le cœur d’Akram se serre, étranglé dans un étau de douleur. Le retour au pays est impossible, la guerre lui a déjà volé sa femme et son fils. Mais il doit répondre à sa fille, ne pas lui cacher la vérité. Demain, elle retrouvera une autre famille. − On ne peut pas rentrer au pays, Rasha, c’est trop dangereux. On va attendre que ça se calme. Tu verras, quand on rentrera à Alep, tu pourras planter un arbre, un figuier, ou un olivier si tu préfères.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Un si beau profil J’y crois pas, il fait nuit ! J’te jure que si tu n’arrives pas dans la minute. J’te plaque là et je rentre à la maison. D’abord c’est moi qui ai les clés. Huit kilomètres à pied, ça en fait des « shoots ». Marcq-en-Barœul by night, belle expo en perspective ! J’adore mon nouveau téléobjectif. Elle ne se doute de rien, je suis trop loin. Non, mais t’as vu cet éclairage ! T’es superbe ma chérie, un si beau profil méritait cette lumière. Les anges en seront jaloux, c’est sûr. Ouverture 2.8, vitesse au 30ème, juste attendre que le groupe se rapproche et toc, dans le mille ! Ce soir, je développe en grand format et demain matin je punaise la photo audessus de la cheminée. Elle va a-do-rer !

Si j’avais su, je me serais trouvé un philatéliste : soirée au coin du feu, lui penché sur ses timbres, loupe à la main ; moi dévorant le dernier Tim Fenkley, thriller démoniaque, la voix rauque et chaude de Léonard Cohen au casque. L’extase ! Au lieu de ça, j’attends que Monsieur ait trouvé le sujet, l’angle de tir, l’oiseau qui passe et qui rapace pour donner l’étincelle de mouvement qui donnera vie au cliché. Pffftt… C’est ma vie avec cet homme qui devient un cliché. Je ne vais pas tarder à lui refaire le portrait en argentique. C’est qu’en rentrant il serait encore capable de s’enfermer dans le labo pour les développer, ces foutues photos. Tu parles d’une soirée romantique ! Trop, c’est trop. Je me les caille. Allez, basta ! J’ai les lattes du banc qui me saccagent les vertèbres. Le sablier est rincé, Bernard, j’me casse.

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Valise diplomatique Combien de temps encore, rangée au fond du placard, j’en ai marre ! J’ai le cuir qui se lézarde, les serrures qui se grippent. Si au moins je pouvais rabattre le clapet de ma voisine. Depuis son arrivée, c’est l’enfer, l’Amérique du sud par-ci, l’Asie par-là, j’en peux plus ! Victoria me garde en souvenir des vacances sur la côte d’Opale, en autocar. La petite nouvelle est high-tech, roulettes pivotantes, manche télescopique, structure en matériau composite à mémoire de forme et, pour couronner le tout, une teinte tendance « orange sanguine ». C’est d’un goût ! Chut ! Le dressing s’ouvre, les bagages retiennent leur souffle, neuf chances sur dix que ce sera encore le sac de sport. Il sort quatre fois par semaine, le veinard ! Non pas possible, je suis l’heureuse élue ! Tu verrais la tête de « l’Orange sanguine » : déconfite, sans jus, sans voix ! Pourquoi moi ? Petit voyage ou direction la déchetterie ? Ouf ! Victoria me remplit de vêtements. Quelle sensation agréable de reprendre du service, j’ai horreur d’avoir le ventre vide. Mais ce sont des vêtements d’enfant. Cadeau pour son neveu ? Nous partons en Normandie, chez sa sœur ? Non, je fais fausse route : elle ajoute des robes. Victoria ne les sort pas du placard, mais d’un grand sac plastique. Pas du tout sa taille, le mystère s’épaissit. Si elle ne se gare pas, elle va se faire renverser ! Ce n’est pas du tout la route de la gare, on s’enfonce dans le parking ; c’est absurde, elle n’a pas de voiture ! Dans l’ombre du parapet surgissent une mère et son fils : des immigrés, mais de quel pays ? Victoria les embrasse et tend ma poignée à la femme. J’essaie de capter la conversation. − Voici des vêtements pour vous Zayane, il y en a aussi pour votre fils. J’ai une très bonne nouvelle. L’atelier de couture vous embauche. Vous commencez demain. Venez, je vous conduis dans un foyer, en attendant mieux. Tu me donnes la main, Yassir ? Zayane ne répond pas, lâche la main de son enfant. Elle pleure, toute en retenue, fines larmes. Victoria me sourit, je suis heureuse…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine



Voie de garage 22 Mai 2017 18h47 : Depuis deux mois, je passe devant cet immeuble à vendre. Mon flair d’agent immobilier m’incline à penser qu’il se cache un trésor derrière ces grilles rouillées. Sept étages sans ascenseur… La pente est douce mais le sommet est rude ! Ouf ! Je reprends mon souffle. Souffle coupé par la magie du lieu, cette rambarde s’élève comme une volute délicate qui vous conduit au septième ciel. Je suis anesthésié. Un diamant brut ! Retour sur terre. Après tout ce n’est qu’un simple parking abandonné depuis quinze ans au moins. Allons négocier cette pépite plein centre-ville. Mille projets tourbillonnent déjà dans ma tête. 16 Avril 2018 13h55 : L’architecte a fini les plans. Projet faramineux ! Ses honoraires aussi : j’ai dû hypothéquer les murs de l’agence, c’est vous dire. Peu importe, c’est génial : une mini-ville en mille-feuilles. Rez-de-chaussée : restauration, snack bio, salon de thé, bar à tapas. Au deuxième plan, hommage à la beauté : coiffure, esthétique, manucure, fitness … Du premier au sixième étage : huit appartements de luxe avec, cerise sur le gâteau, un accès au logement par ascenseur à voiture ! Dernier étage : restaurant panoramique, terrasse plein air pour les brunchs d’été, très chic. Hum… je m’y vois déjà, une coupe de champagne à la main, au bras de ma Natacha… 26 avril 2018 19h17 : Prêt bancaire refusé, droit de préemption de la mairie pour réhabiliter l’édifice en logements sociaux. La totale ! J’hésite. Du sixième, j’ai encore une chance de me rater. C’est décidé, je pousse jusqu’au septième, sommet de ma déchéance. Ruiné ! Pas d’autre choix. Sauter de ma tour de Babel, ma belle…

Photographies : Raynald Vasseur / Textes : Jean-Claude Demessine


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.