"La vidéo est un arme qui peut contraindre les policiers à se soumettre au droit" David Dufresne

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DAVID DUFRESNE

ENTRETIEN

« la vidéo est une arme qui peut contraindre les policiers à se soumettre au droit » DAVID DUFRESNE ESSAYISTE. DEPUIS DÉCEMBRE 2018, SIGNALEMENTS À L’APPUI, IL RECENSE LES VIOLENCES POLICIÈRES. DE CE TRAVAIL, IL A TIRÉ UN ROMAN, « DERNIÈRE SOMMATION » PUBLIÉ CHEZ GRASSET.

A

llô@PlaceBeauvau… avec cette formule désormais célèbre, David Dufresne interpelle sans relâche, sur Mediapart et sur Twitter, le ministère de l’Intérieur. Pour lui, les violences policières sont désormais au cœur d’une guerre d’images.

Quel rôle ont joué les vidéos dans la dénonciation des violences policières ? Sans elles, ces violences continueraient à être niées dans leur existence même. Ces brutalités ne sont pas nées avec le mouvement des Gilets jaunes ni avec celui contre la loi Travail, mais la vidéo les a rendues visibles. Documentées. Attestées. Pendant longtemps, c’était parole contre parole. Soudain, une profusion d’images a surgi, rendant cette réalité indéniable. En quelques mois, ces images sont devenues un enjeu considérable pour la police comme pour les manifestants. Filmée quasiment en direct, la mort de Cédric Chouviat, ce livreur de 42 ans plaqué au sol lors d’une interpellation, a été le point d’orgue dramatique de ce tournant. Parce que lui-même filmait, parce que des passants filmaient. Et parce qu’une vidéo contredisait la version des policiers ? La mort de Cédric Chouviat, avec ou sans vidéo, ce n’est pas du tout le même événement. Dès que la police est mise en cause, il y a une précaution systématique de la part des journalistes qui, pour la plupart, attendent la position officielle. Tant qu’il n’y a pas de vidéos, un journalisme de préfecture se met en place sur le mode « c’est la faute à pas de chance, c’est très nébuleux… ». Dans le cas de Cédric Chouviat, il faudra attendre quatre jours et que les avocats diffusent des vidéos pour que tout bascule : Christophe Castaner est

contraint de recevoir la famille place Beauvau et parle « d’émotion nationale ». Cette « émotion nationale » existe par l’image. Tant qu’il n’y a pas d’images, celles de cet homme dont les jambes convulsent, il n’y a pas d’émotion. Pas même d’information, ou si peu. Après des mois de déni, la police a saisi la bataille qui se jouait. C’est la raison pour laquelle la Direction générale de la police nationale (DGPN) mène actuellement une étude sur des « évolutions juridiques » pour rendre notamment obligatoire le floutage de tous les agents ? J’y vois la prise en compte, maladroite et tardive, de la vidéo comme arme pouvant contraindre les policiers à se soumettre au droit. Le fait d’anonymiser davantage CHERCHER À les policiers entérinerait ANONYMISER LES POLICIERS TRAHIT un état de fait : un maintien de l’ordre qui se soustrait LA VOLONTÉ DE à l’examen public. RENFORCER C’est déjà le cas puisque LEUR IMPUNITÉ des forces de police opèrent encagoulées, dissimulent leur visage, camouflent parfois leurs plaques minéralogiques. Sans parler du nombre de cas où le numéro de matricule obligatoire, le fameux RIO, est absent. De mon point de vue, une police qui agit ainsi, de manière clandestine, se rapproche d’une milice. Chercher à anonymiser les policiers trahit la volonté de renforcer leur impunité. C’est le signe supplémentaire d’un glissement autoritaire, d’un rétrécissement des libertés. Les syndicats de policiers mettent en avant les risques que feraient peser sur eux et leur famille les vidéos circulant sur les réseaux sociaux et sur lesquelles on pourrait les identifier. Publier les adresses des policiers et leur nom de famille n’est, bien entendu, pas une avancée. Mais il existe un arsenal juridique pour lutter contre ça. Les personnes, très rares, qui diffusent ces informations sont poursuivies et condamnées. Elles le sont d’ailleurs sans commune mesure par rapport aux policiers

soupçonnés d’usage illégitime de la force. Si l’on regarde le nombre de plaintes contre des policiers classées sans suite et qu’on s’intéresse aux verdicts des comparutions immédiates des Gilets jaunes, l’asymétrie est assourdissante. Ça explique en partie pourquoi les vidéos inquiètent tant les policiers : ils craignent que celles-ci rétablissent un match égalitaire. Dans ces conditions, filmer est devenu un engagement ? Complètement. Je n’aurais rien pu faire si des personnes n’avaient pas eu le courage de lever leur téléphone et de brancher leur caméra. Grâce à elles, toute une frange de la population a découvert les violences policières, cantonnées jusqu’ici dans les quartiers populaires, et le mensonge médiatico-policier qui les accompagne. Mais cet engagement a un coût. Depuis le début du mouvement, entre 121 et 200 journalistes ont été entravés dans l’exercice de leur métier, certains ont été blessés, d’autres ont vu leur matériel brisé… Filmer en manifestation fait désormais de vous une cible potentielle. Cette profusion de vidéos a-t-elle changé l’image du maintien de l’ordre ? Elle a permis un renversement de perspectives. Jusqu’alors, et encore aujourd’hui, les images de la télévision sont tournées du côté de la police. Résultat, le spectateur reçoit le pavé. Avec le smartphone, on renverse la perspective, le spectateur reçoit aussi les tirs de LBD, les coups de matraque et ça change tout : il a enfin la scène complète. Encore faut-il que ces images soient diffusées… Une vidéo sans diffuseur ne sert à rien. Jusqu’à il y a peu, si une télé ne reprenait pas des images, celles-ci n’existaient pas. Mais les réseaux sociaux sont passés par là. L’historien André Gunthert y voit la « victoire des médias faibles sur les médias forts ». Mais pourquoi ces images, qui circulaient sur Facebook et Twitter, ont mis tant de temps à apparaître dans Libération, Le Monde, ou à être relayées sur France Inter ?

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« La limite, c’est que la vidéo ne dit rien de la chaîne des responsabilités » La presse, à de rares exceptions, vivait dans sa « bulle de filtres » et, pendant près de deux mois, le déni médiatique a autorisé un déni politique. Cette phase de déni est-elle terminée ? Plus ou moins. Quand, enfin, en janvier 2020, l’un des deux journaux télévisés majeurs se décide à montrer une vidéo de violences policières à un responsable politique, il ne montre rien ou trois fois rien : un croche-patte. Ce croche-patte est un tour de passe-passe génial. Il euphémise la violence policière, ce qui permet au ministre de l’Intérieur d’euphémiser à son tour. Pour leur part, les syndicats de policiers estiment que ces vidéos ne prennent pas suffisamment en compte le contexte. L’image n’est pas un blanc-seing, elle soulève la question du cadre, du contexte, de la personne qui filme. Évidemment, les images seules ne suffisent pas, seuls les crétins des chaînes d’infos peuvent dire que les images parlent d’elles-mêmes. Mais le travail qui a été mené ces derniers mois sur les violences policières va au-delà de la simple diffusion d’images. L’accumulation, la contextualisation, les témoignages, les certificats médicaux, les classements sans suite… tout cela permet de dire qu’il ne s’agit pas d’un empilement hasardeux de bavures aléatoires mais d’un système. Concrètement, qu’est-ce qui permet de l’affirmer ? Dabord, les chiffres. Le 1er décembre 2018, plus de 13 500 grenades lacrymogènes ont été tirées place de l’Étoile, à Paris. Pour

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5 000 à 6 000 manifestants, officiellement, soit deux grenades par manifestant. Or, le but d’une seule grenade est de disperser une foule. Nous sommes donc face à un usage complètement immodéré de la force. Et au-delà des chiffres ? À grands traits : la militarisation de la police, la judiciarisation du maintien de l’ordre et le basculement dans une répression massive. Le tout accompagné d’un discours politique martial, d’un déni médiatique et de l’impunité des policiers. Cette dernière est orchestrée d’un côté par l’IGPN, de l’autre par le parquet. Reste que la question de la légitimité de l’emploi de UN AUTRE ÉCUEIL la force se pose de manière de plus en plus criante CONSISTERAIT notamment parce que les À PENSER QUE pratiques policières sont S’IL N’Y A PAS documentées. On comprend DE VIDÉO, IL NE mal que l’IGPN baisse autant S’EST RIEN PASSÉ les yeux devant certaines images qui, avec le contexte comme sans, démontrent le caractère illégitime de certains gestes. On n’a jamais dit que tous les signalements faisaient écarts au code de déontologie, mais les images permettent d’alimenter le débat. En l’absence de comptage officiel précis et détaillé des blessés, la vidéo parvient-elle à combler les manques ? On ne peut pas faire de la vidéo l’alpha et l’oméga de la transparence et du contrôle des policiers. Elle ne montre qu’une partie de la vérité. Un autre écueil consisterait à penser que s’il n’y a pas de vidéo, il ne s’est

rien passé. Pour le mouvement des Gilets jaunes, il y a une unité de temps, d’action et de lieu qui peut faciliter le travail de documentation. Il est plus compliqué de documenter les violences policières en dehors de ces moments. Pour les quartiers populaires, c’est l’un des principaux enjeux : pour qu’une affaire sorte, il faut déployer beaucoup d’énergie, d’efforts, trouver des relais... Je crois tout de même que les choses changent. C’est le signal que donne Ladj Ly avec son film Les Misérables, dont l’histoire bascule avec la présence d’un drone qui capte les policiers en plein abus de pouvoir. La solution contre l’impunité serait donc de filmer partout ? Il ne faut pas être béat devant la technologie. Toutes ces caméras qui arrivent avec nos smartphones, c’est aussi de la surveillance de tous sur tous, un regard panoptique. Il y a des implications éthiques et morales au fait que tout le monde puisse filmer tout le monde à tout moment. L’autre limite, c’est que la vidéo ne dit rien de la chaîne des responsabilités. En France, celle-ci est pourtant très politique. À Paris, le maintien de l’ordre incombe au préfet de police nommé par le ministre de l’Intérieur qui, lui-même, rend des comptes au président de la République. Il n’y a donc que quelques poignées de mains entre Emmanuel Macron et le policier sur le terrain qui utilise son LBD.

PROPOS RECUEILLIS PAR AMÉLIE MOUGEY DESSIN PIERRE MORNET

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