La France de la désobéissance

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La france dela désobéissance

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Kinésithérapeutes, artisans, chirurgiens, instituteurs, infirmières, paysans, chômeurs, retraités, acteurs… Ils sont des milliers à avoir rejoint les rangs de la désobéissance civile. Organisés en réseaux parfois très efficaces, ils se voient comme de nouveaux Robin des bois. Des Faucheurs volontaires aux Déboulonneurs en passant par les Dégonfleurs ou les Barbouilleurs, portrait d’une France invisible, entrée en dissidence au risque de l’illégalité.

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La france de La désobéissance

Y« Quarante mètres de chaînes !!! Et vingtcinq cadenas… !? Mais vous préparez quoi au juste, les gars ? Une prise d’otages ? » Avec son accent traînant du Sud, le vendeur en blouse orange ne cache pas sa perplexité. Et fronce les sourcils lorsque Marius mesure la taille des chaînes autour de son buste massif. « Ne vous inquiétez pas, M’sieur ! C’est juste pour nos petits jeux intimes », plaisante Nina, dreadlocks multicolores et tatouages en arabesques sur les bras. C’est vrai qu’ils n’ont pas tout à fait l’air de clients ordinaires ces deux-là, dans ce supermarché de bricolage d’un village des Landes. Lui Marius, costaud, plutôt bonne tête, semble sorti d’un remake méridional d’Easy Rider : santiags, jean noir et T-shirt frappé d’un énorme « Made in Tchernobyl ». Elle, petite, fébrile, déjà prête au combat avec ses Rangers et ses ongles laqués, longs comme des griffes.

Il y a peu de clients en ce début d’après-midi. Le monde semble assoupi, la France si paisible. Des retraités s’attardent au rayon jardinage. Nina et Marius y cherchent en vain des échelles en corde. Un haut-parleur distille une chanson de variété : « C’est quand le bonheur ? C’est quand le bonheur ?... Je suis pendu à cet espoir que vous m’avez soldé… » A la caisse, Marius réclame une facture. En route pour la bataille.

Au moins, ce jour-là, la voiture de Marius n’est pas suivie. Il a l’habitude, Marius, des fonctionnaires des Renseignements généraux (RG) qui stationnent pendant des heures devant sa grande maison des Landes. Ou se cachent avec des jumelles derrière les buissons, chez le voisin d’en face. Un jour, « ils » ont même appelé à son boulot : « Par chance, ce n’est pas mon chef mais un collègue qui a décroché… Un type s’est présenté au nom du ministère de la Défense. Il voulait des renseignements sur moi. Si je n’étais pas fonctionnaire, je serais déjà viré... » La voiture longe à présent une grande forêt de pins. « C’est ici ! s’exclame Nina. Regarde, ils sont déjà là ! Ils nous attendent. »

A intervalles réguliers, des camionnettes de gendarmes mobiles, comme égarées en pleine nature, campent sous le soleil de ce début de week-end, prêtes à la confrontation. Un arrêté préfectoral a interdit à la circulation tous les chemins de randonnée. Le porte-parole de l’Elysée, David Martinon, a préféré reporter son mariage, prévu dans la région. Les forces de l’ordre sont en état d’alerte. La faute à Internet, l’arme fatale des rebelles du XXIe siècle.

Depuis plusieurs jours, les Désobéissants ont annoncé leur intention de pénétrer illégalement dans le Centre d’essai des Landes. Braver la loi ? Presque une vocation pour ce jeune mouvement aty-

pique qui ambitionne de rassembler tous ceux qui ne font plus confiance aux règles classiques du combat politique.

Le Centre d’essai militaire des Landes est le terrain de jeu de ces nouveaux rebelles. Ou plutôt de défi. Sur la carte, ce n’est qu’un vaste rectangle de 18 000 hectares entre Biscarosse et Mimizan : « 180 kilomètres carrés qui échappent en réalité au contrôle des citoyens. Et où la France prépare sa politique de réarmement nucléaire », souligne le porteparole du mouvement.

La guerre d’usure

réinventée

Dans l’après-midi, Marius, Nina, et leurs complices, s’enchaîneront aux grilles avec leurs chaînes et leurs cadenas. A l’aide d’échelles de corde, ils franchiront les barbelés pour s’aventurer à l’intérieur de ce périmètre verrouillé par l’armée.

Le rituel est immuable. Trois à quatre fois par an, le Mouvement des Désobéissants se donne rendezvous devant la « zone interdite ». Objectif ouvertement assumé : pénétrer à l’intérieur, déjouer les rondes et les contrôles pour mener des « inspections citoyennes » censées dénoncer le programme du futur missile M51, prototype d’une nouvelle génération d’armes à ogives nucléaires destinées aux sous-marins nucléaires français. Ce programme n’a rien de secret, il est juste « invisible » : personne n’en parle, pas plus les médias que les politiques. Pour briser le silence, les Désobéissants ont donc réinventé la guerre d’usure.

« Dès qu’on est averti d’un tir d’essai, on essaye de rentrer à l’intérieur. On veut s’approcher au plus près de la zone de lancement pour faire capoter le compte à rebours », explique Sam, grand gaillard à la longue chevelure blonde qui roule avec précaution sa cigarette sur le parking du Parc des expositions de La Teste.

A quelques kilomètres d’Arcachon, c’est une succession d’entrepôts et de hangars posés en bordure de la nationale. Pas vraiment le décor rêvé pour guérilleros en herbe. C’est pourtant dans ce no man’s land industriel que les Désobéissants préparent leurs troupes au combat sur une vaste esplanade coincée entre un Jardiland fermé et les entrepôts des Piscines arcachonnaises. Un peu plus loin, au restaurant Campanile, des représentants de commerce aux cravates colorées découvrent la formule à 19,90 euros sans soupçonner que, deux ronds-points plus haut, des Désobéissants s’échauffent à l’entraînement.

« Allez, les gars, on s’y met ! On va imaginer un truc : vous avez séquestré le directeur d’une usine. Bon, déjà faut le savoir : séquestrer quelqu’un en France, ça peut coûter cher. Très cher même. Si ça dure plus

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de vingt-quatre heures, vous risquez la prison à vie. Alors, je vous conseille au moins le sourire. Evitez l’attitude agressive qui alourdirait votre peine. » Debout au milieu du groupe, Sam, quarante-deux ans, fait le prof, ou plutôt le « formateur ». Face à lui, les « stagiaires ». Ils sont à peine une dizaine, assis sur des chaises en plastique. Etrange « armée » où se côtoient hippies néoruraux, adolescentes en quête de sens, jeunes altermondialistes ébouriffés et vieilles dames indignées « par tout ce qui déconne dans la société ». On y croise aussi quelques profils inattendus, comme Patrice, chef d’entreprise de cinquante-deux ans qui « ne croit plus à la politique, ne regarde plus la télé » et s’amuse la nuit à démonter les panneaux publicitaires. Tous disent être venus « pour voir ». La profession de foi des nouveaux rebelles, affichée sur un site Internet, les a convaincus. Ils se sont retrouvés dans ces mots qui faisaient écho à leurs interrogations :

« Nous sommes un certain nombre à penser que la situation inquiétante de notre planète nous impose de retrouver le chemin de formes d’action et de lutte plus efficaces et plus radicales. (…) Conscients des limites liées aux modes traditionnels de mobilisation (pétitions, manifestations...), nous avons décidé de former un réseau informel de militants de l’action directe nonviolente. (…) Des stages se tiennent régulièrement. Vous pouvez y participer quelle que soit votre expérience du militantisme ou de l’action directe non-violente. Ces stages sont aussi l’occasion de discuter la préparation d’actions concrètes. »

L’émergence d’une colère diffuse

Les stages ont lieu chaque mois en France. Dans des gîtes, des campings ou au milieu de hangars. Deux ou trois jours de formation pour 40 euros par stagiaire, repas et boissons compris. « C’est ici,

au Centre d’essai des Landes, que tout a commencé, rappelle Sam, le formateur. En septembre 2006, nous avons décidé de pénétrer pour la première fois dans cette zone de tirs de missiles. C’était la plus grande manif antinucléaire jamais organisée depuis les années 70 ! » Les organisateurs sont dépassés par le succès. Des manifestants parviennent à pénétrer sur le site interdit. Et alors ? Et après ? « On n’avait aucune idée. On était dans la zone interdite, la manif était un succès, mais on ne savait plus quoi faire… »

C’est de là qu’est venue l’idée des stages : pour mieux préparer, pour encadrer aussi cette colère diffuse dont les Désobéissants ont pressenti l’émergence. Depuis ce jour de septembre 2006, Sam, cheminot à temps partiel, quitte une fois par mois son village du Tarn pour se rendre en Bretagne, en Lorraine ou en Provence afin de rencontrer et former les « stagiaires ». Il y croise Marius, formateur comme lui, ou encore Christian, un père au foyer, longtemps SDF.

Assis au milieu du cercle, Christian parle à la manière d’un instituteur. « Désobéir suppose d’abord un positionnement personnel, énonce-t-il tout en ajustant régulièrement ses petites lunettes cerclées. Il faut toujours savoir jusqu’où l’on est capable d’aller, pour mieux réagir en cas d’inattendu. » Sam précise : « Face aux forces de l’ordre, nous sommes de toute façon désarmés. Il faut utiliser ce déséquilibre, jouer de notre fragilité. Et surtout pas commencer à mettre des coups de boule aux flics ! » Bras croisés, les élèves écoutent en silence. Il n’y a ni pupitres, ni cahiers. Parfois, l’un se penche vers son voisin, puis vers un autre, réclame un stylo et note fébrilement une phrase, un détail vite griffonné sur un morceau de carton ou une feuille arrachée. Ils ont tous leurs histoires, leur raison d’être là. On ne leur demandera jamais de l’expliquer. Et quand Sam se met debout pour mimer « le poids mort » – un manifestant qui s’affale dans les bras d’un policier pour le bloquer – rares sont ceux qui réalisent qu’il a déjà vécu tout ça : la violence, les flics qui chargent, la peur aussi.

L’engagement de Sam s’est noué à Falslane, en Ecosse, mythique théâtre de la bataille engagée par les nouveaux rebelles. Falslane abrite la plus grande base nucléaire de l’Otan en Europe. Dans l’indifférence apparente du monde, on s’y est battu tous les jours en 2007. Pacifistes, militants antinucléaire, nouveaux romantiques et vieux rebelles sont venus de toute l’Europe faire le siège de cette forteresse. Un an durant, ils ont bloqué, forcé, assailli. Un événement existe-t-il quand on n’en parle pas ? L’écho de ce vacarme n’a pas traversé la Manche. Mais Sam, lui, y était « au printemps avec le groupe

« On va imaginer un truc : vous avez séquestré le directeur d’une usine. Bon, déjà faut le savoir : séquestrer quelqu’un en France, ça peut coûter cher. Si ça dure plus de vingt-quatre heures, vous risquez la prison à vie.
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Alors, je vous conseille au moins le sourire. »

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français ». Et très vite, ce fut le clash. Plaqué à terre, menotté, le voici interpellé, jeté dans une cellule, livré à lui-même : « Personne ne me disait rien. J’étais en isolement absolu. J’avais un livre avec moi et j’en lisais dix lignes par jour. Pour l’économiser. Le reste du temps, je réfléchissais. Je ne suis ni un terroriste ni un martyr, mais jusqu’où étais-je prêt à aller ? Prendre des risques et finir en prison ? Oui. A une condition : éviter la violence. Parce que je serais toujours perdant face à celle des forces de l’ordre. »

Il fait nuit à présent. Les joints ont souvent remplacé les cigarettes. Quelqu’un a mis de la musique. Après les cours du jour, « stagiaires » et formateurs se retrouvent autour d’une grande table en bois pour un repas qui réveille des souvenirs d’enfance. Comme dans une colonie de vacances, pâté, baguette et salade passent de main en main. « C’est quand même un peu le bordel vos stages », plaisante Didier avec l’accent chantant du coin. Lui, petit barbu au visage chiffonné, passe juste pour le dîner. Il connaît tout le monde depuis le temps qu’il sabote les panneaux publicitaires, détruit les champs d’OGM, peint des slogans sur la nationale…

« Grand Gourou », un mentor si discret Briscard multicartes sur le front des luttes, il sourit quand on lui raconte les jeux de rôle imaginés au cours de cette journée de stage. La fausse confrontation entre flics et manifestants avec un corps à corps qui, finalement, a tourné à la bousculade générale. Ou encore cette répétition de manif, très organisée. En première ligne, les activistes : « les bloqueurs », qui affrontent les policiers, essayent de gagner du terrain et de s’y maintenir.

des slogans sur la nationale…

Puis, les « sensibilisateurs », chargés de dialoguer avec la police, la presse ou la foule et que l’on appelle souvent « peacekeepers » : « Parce qu’en français, ben heu… “gardiens de la paix”, ça évoque quand même autre chose, hein ! » Enfin, « les anges gardiens » Chargés d’assister les « bloqueurs », ils sont les seuls à pouvoir libérer les activistes enchaînés : « Evidemment, si ça dure longtemps, t’auras peut-être envie de pisser… »

De cette fausse pièce de théâtre qui peut parfois prêter à sourire, on retient d’abord le folklore. Depuis peu, il attire les médias comme des mouches. Des manifestations planifiées et organisées comme une action commando ? Des formateurs, qui, tels de vieux sages Jedi, ont vu un jour « le côté obscur de la force » ? Voilà bien un « sujet en or » pour la presse

« C’est quand même un peu le bordel vos stages », plaisante Didier. Lui, petit barbu au visage chiffonné, passe juste pour le dîner. Il connaît tout le monde depuis
le temps qu’il sabote les panneaux publicitaires, détruit les champs d’OGM, peint
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ou la télé ! Une fois achevés les jeux de rôle, les fausses scènes de batailles enregistrées ou « mises en boîte », restent pourtant quelques questions. Dont celle-ci : qui sont les généraux supposés conduire à l’affrontement ces troupes de bric et de broc ? « Nous sommes des citoyens lambda. Il n’y a pas de chef, pas de leader. Nous voulons rester anonymes », assure Christian d’un ton lent.

Ce n’est pas tout à fait vrai : il n’y a pas de chef, mais il y a bien un mentor, si discret qu’on le remarque à peine. Calvitie précoce et allure de jeune financier, il ne ressemble pas aux autres, ne boit pas, ne fume pas et dispose de l’aisance de celui qui réfléchit et organise. Il le sait d’ailleurs, en joue. Sur les forums Internet, son nom de code, ironique, est « Grand Gourou ».

YAncien de Greenpeace, une bonne école pour apprendre à former des activistes, « Grand Gourou » se tient ce soir à l’écart de la tablée enfumée où Christian explique la vraie finalité du mouvement : « Ce n’est pas un truc de baba cool. La nonviolence, on en parle beaucoup, mais c’est juste un outil. L’essentiel est ailleurs : faire germer la désobéissance, l’amener au plus profond de nous. » Un temps : « Dans la société actuelle, ce qui ressort c’est la passivité des gens qui pensent qu’on ne peut plus rien changer. Il faut réveiller leur conscience. » Paris, métro Glacière, un vendredi soir sous la pluie. La voilà donc, cette foule passive et fataliste. Ces visages fermés

qui se bousculent en silence au portillon, épaules rentrées, pour oublier le crachin gris qui surprend à la sortie d’une journée de travail. Une de plus, et il faut se dépêcher de rentrer. Ont-ils seulement remarqué ? Ce jeune homme avec un haut-parleur et un tabouret, qui s’installe au milieu des flots charriés par le métro ? Et les policiers ce soir-là ? Bien campés sur leurs bottes devant la buvette du Chicco Burger, sous la colonne du métro aérien ? Le jeune homme au haut-parleur interpelle soudain la foule. De petits groupes de badauds s’assemblent autour de lui. « Ce soir nous allons transgresser la loi, annonce l’orateur d’un ton joyeux. Nous assumons qu’il faut parfois désobéir pour que la loi progresse... » Timides applaudissements. Un second orateur grimpe sur le tabouret, lit un texte évoquant les « progrès réalisés » quant aux « nouvelles législations sur l’affichage publicitaire à Paris… », lève le nez pour ajouter en souriant : « Si nous n’étions pas intervenus… »

Cinq cars de CRS viennent de se garer le long du trottoir. Impassible, un policier en civil muni d’un talkie-walkie s’approche. L’orateur enchaîne : « Il n’est pas question de nous opposer à la police. Vous n’imaginez pas le plaisir de se faire arrêter et de s’expliquer devant un officier de police. »

Un petit cortège se met en marche. Les CRS suivent. Etrange défilé en vérité : une trentaine de personnes remontant la

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rue de la Glacière, encadrées par autant d’uniformes et suivies par une longue chenille de cars de police. Non loin de la prison de la Santé, à quelques pas de l’hôpital Sainte-Anne, la troupe s’immobilise. Un immense panneau publicitaire lumineux attire tous les regards. On y reconnaît un animateur populaire au sourire conquérant. Le voilà couvert d’une giclée de peinture et d’un gigantesque graffiti : « Privatisation de l’espace public : Non ! » Les policiers observent, sans broncher. Les passants lèvent la tête, surpris. D’autres slogans maculent une marque de voiture. Un texte est distribué à la petite foule de sympathisants. En chœur, celle-ci entonne « la chanson du Barbouilleur », une reprise un peu particulière du Déserteur de Boris Vian :

« Monsieur le Président,/ (…) J’en ai assez de voir/ L’horreur publicitaire/ Décor totalitaire/ Du matin jusqu’au soir/ Monsieur le Président/ Je ne supporte plus/ Ces photos qui polluent/ La vue de tous les gens… »

Voilà, c’est terminé, fini pour ce soir. Les « barbouilleurs » descendent de leurs escabeaux, rangent les bombes de peinture. Comme pour un exercice de routine, les policiers les alignent contre le mur et les emmènent en fourgon jusqu’au commissariat voisin. Personne ne réagit ni ne proteste. On se croirait sur le tournage d’un film. Lequel se répète tous les derniers vendredis de chaque mois depuis novembre 2005, date de création du Collectif des Déboulonneurs. Son but ? Lutter contre l’invasion des pubs, imposer d’en limiter la taille en usant d’actions illégales, les « barbouillages », annoncées à l’avance sur le site du collectif

Le « chef d’orchestre »

« Nous ne sommes ni une association, ni un parti. On ne se compte pas. Personne n’est mis en avant », explique Vincent dans la pénombre d’un petit appartement de l’Est parisien. Informaticien, Vincent travaille en free-lance, ce qui lui laisse du temps pour s’occuper des Déboulonneurs et militer contre les OGM, le nucléaire… « La pub nourrit beaucoup d’envies artificielles. On pousse les gens à la surconsommation et on les rend malheureux. »

Son petit studio ressemble à une chambre d’étudiant. Sur la porte du « salon », il a affiché l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme. Pas celle de 1948, mais celle de 1793. Celle de Saint-Just, dont trois articles justifient le droit à l’insurrection. Et notamment le dernier, l’article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

« Je suis passé à la désobéissance civile parce que

les actions légales ne mènent à rien, explique le jeune trentenaire un peu timide. Il existe plein d’associations antipublicité qui montent des dossiers, attaquent en justice. A priori c’est facile : un tiers des panneaux de pub sont illégaux en France. Mais au final, la justice traîne et les dossiers s’épuisent d’eux-mêmes. » Pour Vincent, « la vraie question n’est pas l’illégalité, mais la légitimité » : « Depuis toujours, il y a eu des combats contre la loi qui se sont révélés justes après coup. Les résistants, les 343 salopes pour le droit à l’avortement… Tous se sont un jour opposés à la loi. »

Sur l’écran de son ordinateur déboule un mail annonçant la prochaine action des Déboulonneurs. Avec répartition précise des rôles : cette fois-ci, Manu, Sophie et Damien seront « barbouilleurs », Thomas s’occupera de la « gestion de la foule », Luc sera le « chef d’orchestre ». Le jeu de rôle se déroulera en temps réel. Il rappelle évidemment les leçons des Désobéissants.

Vincent est un « historique ». Il a suivi le premier des stages organisés par les Désobéissants à la fin 2006 dans le Vercors, berceau de la Résistance française. « Pour cette première, on était encadré par les Bombspotters, des activistes antinucléaire belges super-efficaces. Mais la vraie référence pour notre génération, c’est Greenpeace depuis ce jour mythique de 1971 en Alaska où ils ont réussi à entrer sur la zone d’essais nucléaires de l’armée américaine. »

L’été dernier, Vincent s’est porté volontaire pour prendre d’assaut le Centre d’essai des Landes. Presque par hasard, il a réussi à s’approcher de la zone d’envoi du missile ! Des militants restés à l’extérieur ont averti les autorités. Lesquelles ont cru à un coup de bluff. Et ont déclenché le tir. Jamais Vincent n’a oublié ce moment vertigineux : la forêt tout entière qui se met à trembler dans un vacarme d’apocalypse, le missile qui décolle sous ses yeux, sa terrifiante puissance de feu.

La victoire des Déboulonneurs

Nul communiqué officiel, aucun article de presse n’a jamais fait état de la présence d’un activiste si près du champ de tir d’un missile balistique lancé à 8 000 km de distance, au large de la Guyane. « Quand on réalise que les choses ne se passent pas exactement comme l’affirme la version officielle, on développe forcément un esprit critique. On se rend compte que, sur d’autres sujets qu’on connaît moins bien, ça doit être pareil », note Vincent. Son engagement, il l’explique en quelques mots : « Je ne me sens pas révolutionnaire. Je veux juste alerter l’opinion, susciter des déclics chez les gens. »

Des « déclics » qui peuvent coûter cher à leurs auteurs. La police n’intervient jamais pendant les

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« barbouillages » parce qu’elle sait que les activistes ne résistent pas. Chacun est alors dans son rôle. Au commissariat, l’ambiance peut changer : « On ne doit rien dire sur le collectif, c’est la règle. Mais les flics te cuisinent, cherchent parfois à t’intimider. Psychologiquement, ça peut être violent », explique Vincent, déjà poursuivi en justice.

C’était il y a un an. Il faisait partie d’un groupe de sept Déboulonneurs qui comparaissait devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « barbouillé » des publicités à la gare d’Austerlitz. Peine encourue : cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. Vincent a eu de la chance : reconnus coupables, lui et ses compagnons ont été condamnés à un euro symbolique. Le procès, en revanche, a donné lieu à trois heures de débats, largement repris par les médias, sur les nuisances publicitaires. Au final, ce fut une vraie victoire pour les Déboulonneurs, et leur avocat, François Roux, personnalité singulière devenue incontournable.

YTribunal de grande instance de Bobigny. Le voici, Maître Roux, en toge et à l’œuvre. A ses côtés, les prévenus : un musicien, trois scénaristes. Debout, mains croisées dans le dos, face à la présidente du tribunal, les quatre sont accusés d’« entraves à la liberté de travail » pour avoir perturbé, le 18 octobre 2003, une émission en direct de la Star Academy. Deux d’entre eux répondent également de « violences volontaires avec dégradations ». En jeans et vestes en velours côtelé, ils déclinent tour à tour leur identité : deux sont nés peu après la Libération, deux à la veille des manifs de 68. Tous sont des enfants des Trente Glorieuses. Une parenthèse de prospérité, entre guerre et crise, aujourd’hui révolue : « On a voulu résister à une loi inégalitaire qui allait condamner certains d’entre nous au RMI. Je me suis senti solidaire. J’ai suivi le mouvement », se défend l’un des prévenus. C’est le musicien, il a cinquantecinq ans et rappelle que le statut d’intermittent fut, longtemps, « un bon moyen pour pratiquer un métier modeste ». Jusqu’à ce qu’il soit remis en cause. Et que les artistes descendent dans la rue. Les manifestations jalonneront l’année 2003. A la mi-octobre, des protestataires investissent les studios de TF1. La manif tourne à l’affrontement lorsqu’ils tentent de forcer le plateau de la Star Ac’ : une porte vitrée brisée, plusieurs blessés.

« Vous avez été désignés comme les meneurs… rappelle la présidente du tribunal.

- Il n’y avait ni meneurs, ni généraux… On nous a attrapés au hasard », assure l’un des inculpés.

Aucun représentant de TF1 ne s’est présenté au tribunal. La présidente rappelle que la chaîne reven-

dique un « préjudice de deux millions d’euros de pertes, en écrans publicitaires ». Rires de l’assistance, nombreuse dans la salle. Des intermittents venus, bien sûr, par solidarité. Et des « comparants volontaires ». Une nouveauté, une « trouvaille » juridique de Maître Roux.

« Nous y étions aussi »

L’avocat, justement, se lève. Et rappelle immédiatement que « trente et un comparants volontaires sont présents aujourd’hui dans la salle ». Jamais avant ce jour à Bobigny, les intermittents ne s’étaient « mouillés » à ce point, en se proposant d’être accusés en même temps que ceux qui se sont fait attraper. « La situation est un peu particulière, souligne Maître Roux en s’adressant à la présidente du tribunal. Voilà des citoyens qui viennent vous dire : “Nous y étions nous aussi.” Et demandent par conséquent à être entendus en même temps que les personnes convoquées. Ce n’est pas une démarche facile ni habituelle, mais nous la rencontrons aujourd’hui, de plus en plus souvent dans ce genre d’actions. » L’avocat développe son argument : « Combien de fois ont-ils été plus de quatre ? Et combien de fois n’a-t-on jugé que ceux qui ont été arrêtés ? Aujourd’hui, ils vous disent “chiche !” et viennent s’adresser à vous, juges indépendants. Il y a eu plusieurs groupes, dites-vous ? De multiples centres d’actions ? Avant et après ? Vous avez donc choisi les responsables au hasard ? Alors sachez que d’autres sont là, dans cette salle, à la disposition de la justice, pour répondre de leurs actes. »

Répondre des actes commis ? La question est essentielle aux yeux de ceux qui décident de franchir la ligne rouge de la désobéissance. « Le jour où j’ai compris que j’allais devoir désobéir aux lois de mon pays, je suis allé trouver ma femme et mes filles. Je leur ai demandé : “Est-ce que je dois prendre le risque d’aller en prison ?”, “Est-ce vous l’assumerez à mes côtés ?”

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La chaîne TF1 revendique « un préjudice de deux millions d’euros de perte en écrans publicitaires ». Rires de l’assistance, nombreuse dans la salle.

La france de La désobéissance

Elles m’ont répondu “oui”. Sans hésiter », se souvient Jean-Baptiste Libouban, sosie de l’abbé Pierre ! Quand on le croise pour la première fois, c’est ce qui saute aux yeux : même barbe blanche, même regard pétillant et un grand pull campagnard à la place de la soutane.

Inconnu du grand public, cet octogénaire énergique est le vrai inspirateur du plus médiatisé des mouvements de désobéissance civile : les Faucheurs volontaires. Souvent associés à José Bové, ces destructeurs de champs de maïs OGM ont, en réalité, trouvé leur inspiration dans la tête d’un vieil homme qui vivait depuis longtemps retiré dans une communauté du Larzac.

Confronté à un « monde qui joue à l’apprenti sorcier » et à un irrépressible sentiment d’impuissance, Jean-Baptiste Libouban s’est dit, un beau matin, qu’il n’y avait plus de choix : il fallait maintenant détruire en groupe et ouvertement ces cultures jugées nocives, il fallait prendre le risque d’arracher les plants de maïs OGM pour empêcher à tout prix la contamination. Et donc, désobéir à la loi.

Il en a, bien sûr, parlé à son « ami José ». Avec quelques proches, tous deux ont profité d’un grand rassemblement en 2003 dans le Larzac pour « ouvrir le bureau d’embauche ». Grosse déception : « On pensait susciter l’enthousiasme, sauf qu’au départ, on n’était pas si nombreux. » Les deux compères ont persévéré : « Dès l’année suivante, nous étions plus de 1 000 ! Aujourd’hui, nous sommes 6 700 Faucheurs volontaires en France. »

Une élégante jeune retraitée

Tous comme les autres Désobéissants, JeanBaptiste Libouban n’a jamais oublié sa « première fois » : « C’était comme une grande messe ! Nous avancions sans hésiter, arrachant de nos mains les plants de maïs. A chacun sa rangée. Et à la fin, au milieu des tournesols, sous un ciel bleu intense, on les a vus apparaître, les képis ! On a continué avec encore plus de détermination. On avançait vers eux, résolument, dans un silence solennel. Un grand moment », soufflet-il, les yeux plissés.

Quelques secondes durant, Jean-Baptiste semble s’être abstrait du monde réel. Disparue cette salle des fêtes de Mainvilliers dans la périphérie de Chartres où il se trouve. Oublié ce décor rose saumon aux lumières trop fortes… Une centaine de Faucheurs venus des quatre coins de France sont là, réunis autour de quelques quiches maison accompagnées de gobelets de cidre. Assis à l’entrée, sous le poster du prochain « dîner dansant de Jacques Besset, accordéoniste », Dominique s’arrache les cheveux : il est chargé de loger tout

le monde. Les Faucheurs ne vont jamais à l’hôtel mais sont accueillis chez des sympathisants unis par la solidarité invisible du « réseau ».

« Très impliquée auprès des sans-papiers », Jacqueline en est. Cette élégante jeune retraitée se propose d’accueillir ce soir sept Faucheurs dans sa grande maison du centre de Chartres. « Si tu ne ronfles pas trop, tu peux dormir avec moi dans le bureau, il y a encore un matelas disponible. Mais tu es bien sûr que tu ne ronfles pas ? » demande une grande tige en jogging à un quinquagénaire débonnaire en panne de lit.

Comme tous les adeptes de la désobéissance civile, les Faucheurs disposent de soutiens partout. Reliés entre eux par le « réseau », ces complices anonymes et discrets dessinent le visage d’une France étonnante et invisible entrée en dissidence au risque de se placer hors-la-loi. Dans ce pays-là, les combats des uns sont le combat de tous. Comme ici à Chartres : si les Faucheurs y sont réunis, c’est d’abord en raison du procès fixé au lendemain.

Les confrontations avec la justice jalonnent l’histoire du mouvement. Il y eut « les trois de Saint-Georges », les « neuf de Guyancourt »… Il y a maintenant les « cinquante-huit de Poinville ». Tous Faucheurs, ils ont été arrêtés en août dernier lors de la destruction sauvage d’un champ d’essai OGM à Poinville (Eure-et-Loir). Ils comparaissent au tribunal de grande instance de Chartres. Leur avocat ? Un certain Maître Roux, bien sûr.

Arrivé en ville il y a peu, il sirote une tasse de thé au Grand-Monarque, un hôtel tout en dorures planté sur la place des Epars à Chartres. L’homme aime les défis. Il a assuré la défense de Zacarias Moussaoui, ce Français inculpé dans les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, celle de Rwandais accusés de génocide. La veille de son arrivée, il était encore au Cambodge, préparant la défense de « Douch », de son vrai nom Kang Kek Ieu, qui dirigea pour les Khmers rouges le centre de détention S-21.

Patchwork « made in France »

Pour Maître François Roux, les choses sont claires : « Face à une loi injuste, il existe des révoltes légitimes et les tribunaux doivent les reconnaître comme telles. » Un « état de nécessité » auquel il a consacré un livre et de nombreux articles. « Les intermittents font de la désobéissance civile sans le savoir, sans la conceptualiser. Les Faucheurs volontaires, c’est différent. Ils sont très engagés et défient la loi en connaissance de cause », explique-t-il. Et les militants anti-avortement qui s’enchaînent aux grilles des cliniques ? Les sympathisants de la cause animale qui « libèrent » les lapins enfermés dans les

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Dominique s’arrache

labos ? Sont-ils, eux aussi, en « état de nécessité » ? L’avocat hésite : « Ces mouvements-là s’en prennent à l’intégrité physique ou utilisent la violence, c’est différent ». Concède : « Je sais bien, c’est une réponse partielle ». Conclut : « En réalité, désobéir n’est pas tellement dans la culture française. Mais certaines époques suscitent plus de révoltes. »

Apparemment, nous y serions. Cinquante-huit prévenus ! Soit quatre pleines rangées dans la grande salle du tribunal. Pas vraiment impressionnés, les voici qui pouffent, se poussent des coudes, gesticulent sans cesse à la manière d’une classe indisciplinée. Le président du tribunal joue à l’instituteur, réclame le silence, fait l’appel. L’un après l’autre, les prévenus se lèvent. Ils viennent des quatre coins du pays. Sont kinésithérapeutes, artisans, instituteurs, infirmières, paysans, chômeurs, retraités… Des jeunes comme des vieux, autant d’hommes que de femmes : un vrai patchwork « made in France ».

L’avocat entame sa plaidoirie : « Voici cinquante-huit personnes qui viennent devant vous et vous disent : “Nous voulons assumer ce que nous avons fait. Nous sommes prêts à nous expliquer.” Ce sont des citoyens engagés dans des actions, pour faire bouger les choses. Parlerait-on autant des OGM aujourd’hui, s’ils ne s’étaient pas mis en marche ? »

Le procès sera ajourné, renvoyé à une date ultérieure. Devant le tribunal, les Faucheurs feront la fête. Sous le regard impassible des policiers alignés devant les grilles du tribunal, ils chantent et dansent. « J’ai toujours aimé ce côté festif. Au début, les Faucheurs venaient même en famille sur les champs », glisse François Roux.

Depuis, les Désobéissants ont appris à se méfier. Tosca en avait fait mention un soir pendant le stage. Devenue adepte du fauchage, la jeune fille blonde de vingt-sept ans avait évoqué sa découverte de la face secrète,

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les cheveux : il est chargé de loger tout le monde. Les Faucheurs ne vont jamais à l’hôtel mais sont accueillis chez des sympathisants unis par la solidarité invisible du « réseau ».

La france de La désobéissance

quasi clandestine, du mouvement : « Quand une action contre un champ OGM est planifiée, tu l’apprends en général par courrier postal. Jamais par mail, c’est trop surveillé. Ni même au téléphone, on est tous sur écoute. Ensuite, on te fixe en général un premier rendez-vous. C’est du bluff pour tromper la surveillance des RG (les Renseignements généraux). Parfois, il y a comme ça deux ou trois faux rendez-vous avant de se retrouver devant le champ qu’on va vraiment détruire. »

Comme Tosca, de nombreux Faucheurs volontaires ont suivi les stages de désobéissance civile. Pour apprendre à mieux réagir, à faire face à la violence qui survient parfois sans prévenir. Comme à Lugos il y a deux ans, lorsque le propriétaire d’une parcelle OGM est arrivé avec son fusil, s’est mis à tirer en l’air avant de foncer avec sa voiture sur les Faucheurs. En août dernier, un agriculteur s’est suicidé en apprenant qu’ils visaient ses cultures.

Franchir le pas

Cheveux courts, polo chic et bleu marine, Yves connaît ces risques. Et les autres. Chirurgien, Yves travaille dans une clinique privée de la région parisienne. Une vie confortable, sans soucis. Au risque de tout perdre, il a pourtant décidé de rejoindre les Faucheurs volontaires. S’il a « franchi le pas », dit-il, c’est « en conscience ». Excédé par « la folie de l’agrobusiness, si avide de tout dévorer sur son passage », effrayé aussi « par les risques sanitaires et les mensonges qui dissimulent d’énormes incertitudes », il a détruit plusieurs fois à mains nues des cultures OGM, défiant ainsi les forces de l’ordre.

Yves est l’un des cinquante-huit prévenus de Chartres. S’il venait à être déclaré coupable, il perdra gros : « Un chirurgien ne doit pas avoir de casier judiciaire. Si je suis condamné, je suis viré. Et comme je suis l’un des plus solvables, je peux écoper de l’amende de tout le groupe. »

Agir et risquer de tout perdre.

Ne pas agir et se perdre.

Entrer en résistance, accepter de désobéir, c’est également perdre son innocence. Jeune professeur de philosophie, Thomas repense souvent à cette nuit terrible. Il aurait dû y aller ! Répondre à ce maudit coup de fil nocturne sur le portable ! Et se retrouver, comme les autres, à 3 heures du matin devant le centre de rétention de Marseille. « J’avais cours très tôt le lendemain matin, j’ai hésité. Et je me suis recouché. »

Il n’y était pas et « les autres » n’ont rien pu faire pour protéger les Demiri, une famille kosovare de trois enfants renvoyée menottée en septembre après trois années en France dans un avion militaire spécialement dépêché à Marseille.

Les Demiri sont repartis et Thomas a conservé précieusement une lettre de leur fille, la petite Liridona, quatorze ans : « C’est un peu ma lettre de Guy Môquet à moi. » L’été dernier, il s’est inscrit au stage des Désobéissants : « Presque par hasard, par curiosité. » Thomas n’a rien d’une tête brûlée. Il est juste du genre à intervenir, à poser des questions lors d’une interpellation en pleine rue. A s’indigner : « Bienvenue à Marseille, la plus pauvre des grandes villes de France. »

En cette fin d’après-midi, le ciel a des reflets roses et la vie semble insouciante. Au café des Danaïdes, place Stalingrad, des joueurs d’échecs maghrébins côtoient les étudiants plongés dans leurs révisions. Des femmes vêtues de pagnes flamboyants traversent la place suivies par une nuée d’enfants : « Voilà la France que j’aime. C’est pour ça que j’adore ce café, cette place, ces mélanges », s’exclame Thomas qui a fixé, ici, le rendez-vous avec des militants de son réseau, le Réseau éducation sans frontières, plus connu sous l’acronyme RESF.

Une boîte de Pandore des souffrances hexagonales

Ce mouvement est incontestablement le plus original à avoir émergé ces dernières années en France. Unissant des « résistants », ne reposant sur aucun chef, aucun leader, aucun parti, il s’est formé à partir d’une réaction spontanée de citoyens révoltés par l’arrestation d’étrangers clandestins. Et d’abord de leurs enfants, à la porte même des écoles. Depuis trois ans, le mouvement fonctionne à travers une myriade infinie de comités locaux, tous connectés à Internet et prêts à réagir au quart de tour pour empêcher une expulsion.

Se brancher sur RESF, c’est ouvrir sa boîte mail à un déluge d’informations, d’annonces, d’alertes et de protestations. Le « réseau » fonctionne à la manière d’une boîte de Pandore des souffrances hexagonales, mais aussi comme une machine de communication de guerre, plus rapide que l’éclair. Résultat : une incroyable efficacité qui a nourri dans son sillage une nouvelle génération d’opposants, des hommes

Thomas n’a rien d’une tête brûlée.
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Il est juste du genre à intervenir, à poser des questions lors d’une interpellation en pleine rue.

et des femmes d’habitude bien éloignés des combats militants. Comme Aline, une charmante quadragénaire toute fluette venue rejoindre Thomas sur la terrasse du café marseillais : « Si je suis prête à mentir ? Cacher des gens ou tromper les flics ? Sans hésiter, oui ! Dans la vie, il y a des moments où l’on n’a pas le choix. » Jamais Aline n’a fait de politique. Jamais non plus elle n’a adhéré à une association : « J’avais une vague conscience de gauche, mais assez délitée », explique cette mère de famille qui a choisi de ne pas travailler pour élever ses enfants. Aline a basculé en 2006 : « J’ai senti comme un étau se resserrer. J’entendais sans cesse les mots “expulsions”, “quotas”… C’était insupportable ! Alors je me suis dit : “Vas-y !” RESF, c’était simple, il suffisait d’y aller. J’y suis entrée de plain-pied, comme les gens qui cachaient les juifs pendant la guerre. »

Souvent, les militants de RESF sont tentés de se considérer comme de nouveaux « Justes » qui, confrontés « aux rafles, aux enfants qu’on menotte, aux quotas qu’on affiche », ne trouveraient d’autre issue que l’entrée en résistance. De cela, Marie-José est convaincue. La militante marseillaise de RESF extirpe de son petit sac à main des étoiles vertes qu’elle a dessinées elle-même : en lieu et place de « Juif », on lit « Sans-papiers ».

Marie-José fait partie d’une association de juifs français. Elle est visiteuse médicale et a l’apparence élégante d’une femme sans histoires. Elle invoque aujourd’hui l’Histoire pour expliquer son engagement : « L’analogie avec la guerre n’est plus un tabou ! On nous parle de rafles ? Il faut résister, désobéir, comme face à Vichy. »

Aline, Marie-José, Thomas… : tous et toutes vivent désormais au rythme des annonces d’expulsions. Un jour, ils se retrouvent à courir sur le Vieux-Port pour

empêcher le départ d’un cargo pour l’Algérie avec à bord un père de famille expulsé. Des gendarmes les poursuivent ? Ils louvoient, se glissent entre les uniformes, montent à bord, exigent et obtiennent qu’on débarque leur protégé. Le lendemain, les revoilà forçant les barrages de police pour pénétrer sur le tarmac de l’aéroport de Marignane, avant le départ d’un jeune expulsable « emporté de force, ligoté comme un sac de linge sale », se souvient Aline, encore scandalisée. Valérie, une institutrice de vingt-huit ans, les accompagne souvent : « La politique ne m’a jamais intéressée », souligne la jeune fille, enseignante dans les quartiers Nord de Marseille où les trois quarts des élèves ont des parents sans-papiers. Longtemps, Valérie a souri en voyant, dans la cour, les enfants jouer « aux expulsions ». Jusqu’au jour où elle s’est trouvée confrontée à cette mère en pleurs à la porte de l’école. Son mari venait d’être arrêté par la police. Il risquait la prison à son retour en Turquie. L’un de ses enfants était dans la classe de Valérie. « Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire ! J’ai contacté RESF. Ils m’ont conseillé de créer un comité de soutien au sein de l’école. Mes collègues ont eu peur. Ils prétendaient que RESF, c’était dangereux, que c’était un mouvement qui menait à l’illégalité. Au final, on était deux dans ce comité de soutien ! »

Le « Manifeste des Innombrables »

Valérie se battra, réussira à éviter l’expulsion du père de famille. Mais, quelques jours plus tard, son fils de vingt ans, Sedat, se fera arrêter lors d’un contrôle d’identité sur la Canebière : « A trois reprises, on a réussi à empêcher son expulsion. Une fois, j’ai même sauté dans un avion pour Paris, comme ça, sans réfléchir, poursuivant en quelque sorte celui qui emmenait Sedat. Dans l’avion, j’ai contacté RESF Paris pour qu’ils viennent l’aider à l’atterrissage. »

Trop engagée, Valérie a été rappelée à l’ordre par l’inspecteur d’académie qui l’a menacée de blâme. Elle ne s’en soucie pas, ne pense qu’à « ses » protégés : « Le père a épuisé tous les recours. Il reste chez lui, a renoncé à travailler. Si lui ou Sedat se retrouvaient à nouveau arrêtés, alors je n’aurais plus le choix : je cacherais toute la famille chez moi. »

La bataille a commencé. Elle n’est pas prête de se terminer. Il y a toujours de nouveaux combats à mener, de nouveaux pas à franchir. En témoigne le récent Manifeste des Innombrables distribué par mail à des millions d’exemplaires, qui débute sur ces mots : « Je déclare comme des milliers d’autres personnes résidant en France avoir soutenu, soutenir actuellement et/ou être prêt à soutenir un jeune majeur scolarisé, un enfant et sa famille sans titre de séjour pour leur permettre de poursuivre leur vie en

Longtemps, Valérie, enseignante, a souri en voyant, dans la cour, les enfants jouer
« aux expulsions ».
Jusqu’au jour où elle s’est trouvée confrontée à une mère en pleurs.
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La france de La désobéissance

à se montrer. Elle a de multiples visages, de nombreux contours, des formes encore imprécises. Mais elle est là. Et les nouveaux Désobéissants attendent patiemment, au bord de la route, ceux qui – pensentils – finiront inéluctablement par basculer. « L’important ce n’est pas de faire le point, c’est de tracer la ligne », répète souvent Thomas, le jeune professeur de philosophie qui aime à citer Deleuze.

France dans la dignité. » A Lyon, un prêtre et la maire PS du Ier arrondissement ont, très officiellement, reconnu avoir caché des sans-papiers. Huit maires de la région parisienne ont, eux, écrit au ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, Brice Hortefeux, pour affirmer leur refus catégorique de se soumettre aux pressions exercées en vue d’accroître les expulsions. La désobéissance civile n’hésite plus

YRetour à Paris, sous la pluie. Une jeune et jolie actrice évoque le « puzzle » de sa vie : « Je cherche, j’ai des doutes, mais je ne veux surtout pas passer mon petit bout de vie en spectatrice passive sans rien explorer. » Sa famille est de droite « avec domestiques et vacances au ski tous les ans ». Elle vient de suivre le stage des Désobéissants.

« - Pourquoi ?

- Je ne peux que parler de moi, de cette envie de confronter mes révoltes à celles des autres. Je ne veux pas entrer dans un parti. Je n’y crois plus, trop de luttes de pouvoir et peu d’efficacité. J’appartiens à une génération très individualiste. »

Indifférente à la pluie ruisselante, elle poursuit : « L’injustice du monde est là, devant nous. Comment accepter cette société ? La richesse qui s’étale, les travailleurs jetables. Il y a une colère souterraine face à ces abus. Et les gens qui ne militent pas se révèlent, finalement, les plus radicaux. »

Elle, des combats, elle en a plein. Et dit les assumer : intermittents, Françafrique, sans-papiers... En avril dernier, elle a occupé trois jours durant le siège de l’Unedic à Paris pour « protester contre la manipulation des chiffres du chômage ». Une action programmée et planifiée, comme une opération commando avec repérage assidu de la ronde des vigiles…

Dans le théâtre du monde réel, qui donc serait son modèle ? Sans la moindre hésitation, la réponse fuse : « Antigone, bien sûr. La révolte jusqu’au bout, au nom d’une loi intérieure. Plus forte que les évidences qu’on nous impose. » XXI

Certaines personnes ayant manifesté le désir de ne pas apparaître sous leur vrai nom, les prénoms ont été modifiés.

« Comment accepter cette société ? La richesse qui s’étale, les travailleurs jetables. Il y a une colère souterraine face à ces abus. Et les gens qui ne militent pas se révèlent, finalement, les plus radicaux. »
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La france de La désobéissance

Des livres de base Une mouvance hétéroclite

En tant que révolte légitime aux lois d’un Etat, la désobéissance a donné lieu à une abondante littérature depuis… le XIXe siècle. Ce n’est pourtant qu’en 2007 que le concept de « désobéissance civile » a fait son apparition dans le Larousse

La France rebelle, de Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (Editions Michalon, 2006). Recension de tous les mouvements rebelles de l’Hexagone sur le mode du dictionnaire, ce livre donne un aperçu de toutes les formes de révolte qui s’expriment en France aujourd’hui, bien au-delà de la désobéissance civile. On y retrouve aussi bien les Déboulonneurs antipub, les Faucheurs volontaires que les défenseurs cagoulés de la cause animale ou les séparatistes basques ou corses.

En état de légitime révolte, de François Roux (Edition Indigène, 2002). L’ouvrage de l’avocat François Roux développe un concept cher au défenseur des Désobéissants : la résistance aux lois injustes et la manière de les combattre. L’usage de l’article 122-7 du code pénal, qui autorise à refuser la légalité au nom d’un danger actuel ou imminent, est plus spécifiquement développé. Le livre n’est plus disponible.

L’insurrection qui vient, d’Eric Hazan (Edition La Fabrique, 2007). Rédigé par un spécialiste de la rébellion des temps modernes, ce petit ouvrage se lit à la manière d’un manuel. « Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue », est-il annoncé dès l’introduction de ce livre construit en cercles concentriques, justifiant chacun la nécessité de la résistance. On y trouve des « conseils » que ne renieraient pas les Désobéissants : « Ne rien attendre des organisations, se défier de tous milieux existant, et d’abord d’en devenir un. » Que l’on soit d’accord ou non avec la conclusion – la rébellion est inévitable –, l’ouvrage cerne les enjeux des nouvelles batailles du siècle.

Un documentaire très engagé

La désobéissance civile, un film de Louis Campana. Disponible en DVD, et diffusé sur la chaîne Planète en novembre 2007, ce film d’une durée de cinquantecinq minutes n’est pas neutre. « Oui, désobéir est parfois un acte citoyen », affirment les auteurs dans leur présentation.

De très nombreux groupes font partie de la mouvance liée à la désobéissance civile. Quelques exemples : Jeudi noir est un collectif créé en 2006 dont le nom fait référence au crash boursier de 1929. Rassemblant une cinquantaine de militants, Jeudi noir dénonce, par des actions festives et plutôt radicales, le mal-logement en France. Les membres du collectif n’hésitent pas à forcer la porte d’un studio à vendre ou à investir une agence immobilière pour y organiser une fête au champagne censée souligner de manière ludique la spéculation sur les prix.

Les Robin des bois ont été créés en 1977, puis restructurés en 2004. L’association rassemble des employés d’EDF décidés à redonner l’électricité à ceux qui en ont été privés pour cause d’impayés. Bien que clandestin, le mouvement possède un site et des numéros de téléphone pour les familles soudain privées de courant.

Les Dégonfleurs est une association écolo et antipollution créée en 1998. Ses membres traquent et attaquent les grosses voitures qu’ils vandalisent parfois. Suite à de nombreux procès, l’association est devenue moins active.

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