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La france de La désobéissance
quasi clandestine, du mouvement : « Quand une action contre un champ OGM est planifiée, tu l’apprends en général par courrier postal. Jamais par mail, c’est trop surveillé. Ni même au téléphone, on est tous sur écoute. Ensuite, on te fixe en général un premier rendez-vous. C’est du bluff pour tromper la surveillance des RG (les Renseignements généraux). Parfois, il y a comme ça deux ou trois faux rendez-vous avant de se retrouver devant le champ qu’on va vraiment détruire. »
Comme Tosca, de nombreux Faucheurs volontaires ont suivi les stages de désobéissance civile. Pour apprendre à mieux réagir, à faire face à la violence qui survient parfois sans prévenir. Comme à Lugos il y a deux ans, lorsque le propriétaire d’une parcelle OGM est arrivé avec son fusil, s’est mis à tirer en l’air avant de foncer avec sa voiture sur les Faucheurs. En août dernier, un agriculteur s’est suicidé en apprenant qu’ils visaient ses cultures.
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Franchir le pas
Cheveux courts, polo chic et bleu marine, Yves connaît ces risques. Et les autres. Chirurgien, Yves travaille dans une clinique privée de la région parisienne. Une vie confortable, sans soucis. Au risque de tout perdre, il a pourtant décidé de rejoindre les Faucheurs volontaires. S’il a « franchi le pas », dit-il, c’est « en conscience ». Excédé par « la folie de l’agrobusiness, si avide de tout dévorer sur son passage », effrayé aussi « par les risques sanitaires et les mensonges qui dissimulent d’énormes incertitudes », il a détruit plusieurs fois à mains nues des cultures OGM, défiant ainsi les forces de l’ordre.
Yves est l’un des cinquante-huit prévenus de Chartres. S’il venait à être déclaré coupable, il perdra gros : « Un chirurgien ne doit pas avoir de casier judiciaire. Si je suis condamné, je suis viré. Et comme je suis l’un des plus solvables, je peux écoper de l’amende de tout le groupe. »
Agir et risquer de tout perdre.
Ne pas agir et se perdre.
Entrer en résistance, accepter de désobéir, c’est également perdre son innocence. Jeune professeur de philosophie, Thomas repense souvent à cette nuit terrible. Il aurait dû y aller ! Répondre à ce maudit coup de fil nocturne sur le portable ! Et se retrouver, comme les autres, à 3 heures du matin devant le centre de rétention de Marseille. « J’avais cours très tôt le lendemain matin, j’ai hésité. Et je me suis recouché. »
Il n’y était pas et « les autres » n’ont rien pu faire pour protéger les Demiri, une famille kosovare de trois enfants renvoyée menottée en septembre après trois années en France dans un avion militaire spécialement dépêché à Marseille.
Les Demiri sont repartis et Thomas a conservé précieusement une lettre de leur fille, la petite Liridona, quatorze ans : « C’est un peu ma lettre de Guy Môquet à moi. » L’été dernier, il s’est inscrit au stage des Désobéissants : « Presque par hasard, par curiosité. » Thomas n’a rien d’une tête brûlée. Il est juste du genre à intervenir, à poser des questions lors d’une interpellation en pleine rue. A s’indigner : « Bienvenue à Marseille, la plus pauvre des grandes villes de France. »
En cette fin d’après-midi, le ciel a des reflets roses et la vie semble insouciante. Au café des Danaïdes, place Stalingrad, des joueurs d’échecs maghrébins côtoient les étudiants plongés dans leurs révisions. Des femmes vêtues de pagnes flamboyants traversent la place suivies par une nuée d’enfants : « Voilà la France que j’aime. C’est pour ça que j’adore ce café, cette place, ces mélanges », s’exclame Thomas qui a fixé, ici, le rendez-vous avec des militants de son réseau, le Réseau éducation sans frontières, plus connu sous l’acronyme RESF.
Une boîte de Pandore des souffrances hexagonales
Ce mouvement est incontestablement le plus original à avoir émergé ces dernières années en France. Unissant des « résistants », ne reposant sur aucun chef, aucun leader, aucun parti, il s’est formé à partir d’une réaction spontanée de citoyens révoltés par l’arrestation d’étrangers clandestins. Et d’abord de leurs enfants, à la porte même des écoles. Depuis trois ans, le mouvement fonctionne à travers une myriade infinie de comités locaux, tous connectés à Internet et prêts à réagir au quart de tour pour empêcher une expulsion.
Se brancher sur RESF, c’est ouvrir sa boîte mail à un déluge d’informations, d’annonces, d’alertes et de protestations. Le « réseau » fonctionne à la manière d’une boîte de Pandore des souffrances hexagonales, mais aussi comme une machine de communication de guerre, plus rapide que l’éclair. Résultat : une incroyable efficacité qui a nourri dans son sillage une nouvelle génération d’opposants, des hommes et des femmes d’habitude bien éloignés des combats militants. Comme Aline, une charmante quadragénaire toute fluette venue rejoindre Thomas sur la terrasse du café marseillais : « Si je suis prête à mentir ? Cacher des gens ou tromper les flics ? Sans hésiter, oui ! Dans la vie, il y a des moments où l’on n’a pas le choix. » Jamais Aline n’a fait de politique. Jamais non plus elle n’a adhéré à une association : « J’avais une vague conscience de gauche, mais assez délitée », explique cette mère de famille qui a choisi de ne pas travailler pour élever ses enfants. Aline a basculé en 2006 : « J’ai senti comme un étau se resserrer. J’entendais sans cesse les mots “expulsions”, “quotas”… C’était insupportable ! Alors je me suis dit : “Vas-y !” RESF, c’était simple, il suffisait d’y aller. J’y suis entrée de plain-pied, comme les gens qui cachaient les juifs pendant la guerre. »
Souvent, les militants de RESF sont tentés de se considérer comme de nouveaux « Justes » qui, confrontés « aux rafles, aux enfants qu’on menotte, aux quotas qu’on affiche », ne trouveraient d’autre issue que l’entrée en résistance. De cela, Marie-José est convaincue. La militante marseillaise de RESF extirpe de son petit sac à main des étoiles vertes qu’elle a dessinées elle-même : en lieu et place de « Juif », on lit « Sans-papiers ».
Marie-José fait partie d’une association de juifs français. Elle est visiteuse médicale et a l’apparence élégante d’une femme sans histoires. Elle invoque aujourd’hui l’Histoire pour expliquer son engagement : « L’analogie avec la guerre n’est plus un tabou ! On nous parle de rafles ? Il faut résister, désobéir, comme face à Vichy. »
Aline, Marie-José, Thomas… : tous et toutes vivent désormais au rythme des annonces d’expulsions. Un jour, ils se retrouvent à courir sur le Vieux-Port pour empêcher le départ d’un cargo pour l’Algérie avec à bord un père de famille expulsé. Des gendarmes les poursuivent ? Ils louvoient, se glissent entre les uniformes, montent à bord, exigent et obtiennent qu’on débarque leur protégé. Le lendemain, les revoilà forçant les barrages de police pour pénétrer sur le tarmac de l’aéroport de Marignane, avant le départ d’un jeune expulsable « emporté de force, ligoté comme un sac de linge sale », se souvient Aline, encore scandalisée. Valérie, une institutrice de vingt-huit ans, les accompagne souvent : « La politique ne m’a jamais intéressée », souligne la jeune fille, enseignante dans les quartiers Nord de Marseille où les trois quarts des élèves ont des parents sans-papiers. Longtemps, Valérie a souri en voyant, dans la cour, les enfants jouer « aux expulsions ». Jusqu’au jour où elle s’est trouvée confrontée à cette mère en pleurs à la porte de l’école. Son mari venait d’être arrêté par la police. Il risquait la prison à son retour en Turquie. L’un de ses enfants était dans la classe de Valérie. « Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire ! J’ai contacté RESF. Ils m’ont conseillé de créer un comité de soutien au sein de l’école. Mes collègues ont eu peur. Ils prétendaient que RESF, c’était dangereux, que c’était un mouvement qui menait à l’illégalité. Au final, on était deux dans ce comité de soutien ! »
Le « Manifeste des Innombrables »
Valérie se battra, réussira à éviter l’expulsion du père de famille. Mais, quelques jours plus tard, son fils de vingt ans, Sedat, se fera arrêter lors d’un contrôle d’identité sur la Canebière : « A trois reprises, on a réussi à empêcher son expulsion. Une fois, j’ai même sauté dans un avion pour Paris, comme ça, sans réfléchir, poursuivant en quelque sorte celui qui emmenait Sedat. Dans l’avion, j’ai contacté RESF Paris pour qu’ils viennent l’aider à l’atterrissage. »
Trop engagée, Valérie a été rappelée à l’ordre par l’inspecteur d’académie qui l’a menacée de blâme. Elle ne s’en soucie pas, ne pense qu’à « ses » protégés : « Le père a épuisé tous les recours. Il reste chez lui, a renoncé à travailler. Si lui ou Sedat se retrouvaient à nouveau arrêtés, alors je n’aurais plus le choix : je cacherais toute la famille chez moi. »
La bataille a commencé. Elle n’est pas prête de se terminer. Il y a toujours de nouveaux combats à mener, de nouveaux pas à franchir. En témoigne le récent Manifeste des Innombrables distribué par mail à des millions d’exemplaires, qui débute sur ces mots : « Je déclare comme des milliers d’autres personnes résidant en France avoir soutenu, soutenir actuellement et/ou être prêt à soutenir un jeune majeur scolarisé, un enfant et sa famille sans titre de séjour pour leur permettre de poursuivre leur vie en