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La france de La désobéissance
rue de la Glacière, encadrées par autant d’uniformes et suivies par une longue chenille de cars de police. Non loin de la prison de la Santé, à quelques pas de l’hôpital Sainte-Anne, la troupe s’immobilise. Un immense panneau publicitaire lumineux attire tous les regards. On y reconnaît un animateur populaire au sourire conquérant. Le voilà couvert d’une giclée de peinture et d’un gigantesque graffiti : « Privatisation de l’espace public : Non ! » Les policiers observent, sans broncher. Les passants lèvent la tête, surpris. D’autres slogans maculent une marque de voiture. Un texte est distribué à la petite foule de sympathisants. En chœur, celle-ci entonne « la chanson du Barbouilleur », une reprise un peu particulière du Déserteur de Boris Vian :
« Monsieur le Président,/ (…) J’en ai assez de voir/ L’horreur publicitaire/ Décor totalitaire/ Du matin jusqu’au soir/ Monsieur le Président/ Je ne supporte plus/ Ces photos qui polluent/ La vue de tous les gens… »
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Voilà, c’est terminé, fini pour ce soir. Les « barbouilleurs » descendent de leurs escabeaux, rangent les bombes de peinture. Comme pour un exercice de routine, les policiers les alignent contre le mur et les emmènent en fourgon jusqu’au commissariat voisin. Personne ne réagit ni ne proteste. On se croirait sur le tournage d’un film. Lequel se répète tous les derniers vendredis de chaque mois depuis novembre 2005, date de création du Collectif des Déboulonneurs. Son but ? Lutter contre l’invasion des pubs, imposer d’en limiter la taille en usant d’actions illégales, les « barbouillages », annoncées à l’avance sur le site du collectif
Le « chef d’orchestre »
« Nous ne sommes ni une association, ni un parti. On ne se compte pas. Personne n’est mis en avant », explique Vincent dans la pénombre d’un petit appartement de l’Est parisien. Informaticien, Vincent travaille en free-lance, ce qui lui laisse du temps pour s’occuper des Déboulonneurs et militer contre les OGM, le nucléaire… « La pub nourrit beaucoup d’envies artificielles. On pousse les gens à la surconsommation et on les rend malheureux. »
Son petit studio ressemble à une chambre d’étudiant. Sur la porte du « salon », il a affiché l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme. Pas celle de 1948, mais celle de 1793. Celle de Saint-Just, dont trois articles justifient le droit à l’insurrection. Et notamment le dernier, l’article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
« Je suis passé à la désobéissance civile parce que les actions légales ne mènent à rien, explique le jeune trentenaire un peu timide. Il existe plein d’associations antipublicité qui montent des dossiers, attaquent en justice. A priori c’est facile : un tiers des panneaux de pub sont illégaux en France. Mais au final, la justice traîne et les dossiers s’épuisent d’eux-mêmes. » Pour Vincent, « la vraie question n’est pas l’illégalité, mais la légitimité » : « Depuis toujours, il y a eu des combats contre la loi qui se sont révélés justes après coup. Les résistants, les 343 salopes pour le droit à l’avortement… Tous se sont un jour opposés à la loi. »
Sur l’écran de son ordinateur déboule un mail annonçant la prochaine action des Déboulonneurs. Avec répartition précise des rôles : cette fois-ci, Manu, Sophie et Damien seront « barbouilleurs », Thomas s’occupera de la « gestion de la foule », Luc sera le « chef d’orchestre ». Le jeu de rôle se déroulera en temps réel. Il rappelle évidemment les leçons des Désobéissants.
Vincent est un « historique ». Il a suivi le premier des stages organisés par les Désobéissants à la fin 2006 dans le Vercors, berceau de la Résistance française. « Pour cette première, on était encadré par les Bombspotters, des activistes antinucléaire belges super-efficaces. Mais la vraie référence pour notre génération, c’est Greenpeace depuis ce jour mythique de 1971 en Alaska où ils ont réussi à entrer sur la zone d’essais nucléaires de l’armée américaine. »
L’été dernier, Vincent s’est porté volontaire pour prendre d’assaut le Centre d’essai des Landes. Presque par hasard, il a réussi à s’approcher de la zone d’envoi du missile ! Des militants restés à l’extérieur ont averti les autorités. Lesquelles ont cru à un coup de bluff. Et ont déclenché le tir. Jamais Vincent n’a oublié ce moment vertigineux : la forêt tout entière qui se met à trembler dans un vacarme d’apocalypse, le missile qui décolle sous ses yeux, sa terrifiante puissance de feu.
La victoire des Déboulonneurs
Nul communiqué officiel, aucun article de presse n’a jamais fait état de la présence d’un activiste si près du champ de tir d’un missile balistique lancé à 8 000 km de distance, au large de la Guyane. « Quand on réalise que les choses ne se passent pas exactement comme l’affirme la version officielle, on développe forcément un esprit critique. On se rend compte que, sur d’autres sujets qu’on connaît moins bien, ça doit être pareil », note Vincent. Son engagement, il l’explique en quelques mots : « Je ne me sens pas révolutionnaire. Je veux juste alerter l’opinion, susciter des déclics chez les gens. »
Des « déclics » qui peuvent coûter cher à leurs auteurs. La police n’intervient jamais pendant les
« barbouillages » parce qu’elle sait que les activistes ne résistent pas. Chacun est alors dans son rôle. Au commissariat, l’ambiance peut changer : « On ne doit rien dire sur le collectif, c’est la règle. Mais les flics te cuisinent, cherchent parfois à t’intimider. Psychologiquement, ça peut être violent », explique Vincent, déjà poursuivi en justice.
C’était il y a un an. Il faisait partie d’un groupe de sept Déboulonneurs qui comparaissait devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « barbouillé » des publicités à la gare d’Austerlitz. Peine encourue : cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. Vincent a eu de la chance : reconnus coupables, lui et ses compagnons ont été condamnés à un euro symbolique. Le procès, en revanche, a donné lieu à trois heures de débats, largement repris par les médias, sur les nuisances publicitaires. Au final, ce fut une vraie victoire pour les Déboulonneurs, et leur avocat, François Roux, personnalité singulière devenue incontournable.
YTribunal de grande instance de Bobigny. Le voici, Maître Roux, en toge et à l’œuvre. A ses côtés, les prévenus : un musicien, trois scénaristes. Debout, mains croisées dans le dos, face à la présidente du tribunal, les quatre sont accusés d’« entraves à la liberté de travail » pour avoir perturbé, le 18 octobre 2003, une émission en direct de la Star Academy. Deux d’entre eux répondent également de « violences volontaires avec dégradations ». En jeans et vestes en velours côtelé, ils déclinent tour à tour leur identité : deux sont nés peu après la Libération, deux à la veille des manifs de 68. Tous sont des enfants des Trente Glorieuses. Une parenthèse de prospérité, entre guerre et crise, aujourd’hui révolue : « On a voulu résister à une loi inégalitaire qui allait condamner certains d’entre nous au RMI. Je me suis senti solidaire. J’ai suivi le mouvement », se défend l’un des prévenus. C’est le musicien, il a cinquantecinq ans et rappelle que le statut d’intermittent fut, longtemps, « un bon moyen pour pratiquer un métier modeste ». Jusqu’à ce qu’il soit remis en cause. Et que les artistes descendent dans la rue. Les manifestations jalonneront l’année 2003. A la mi-octobre, des protestataires investissent les studios de TF1. La manif tourne à l’affrontement lorsqu’ils tentent de forcer le plateau de la Star Ac’ : une porte vitrée brisée, plusieurs blessés.
« Vous avez été désignés comme les meneurs… rappelle la présidente du tribunal.
- Il n’y avait ni meneurs, ni généraux… On nous a attrapés au hasard », assure l’un des inculpés.
Aucun représentant de TF1 ne s’est présenté au tribunal. La présidente rappelle que la chaîne reven- dique un « préjudice de deux millions d’euros de pertes, en écrans publicitaires ». Rires de l’assistance, nombreuse dans la salle. Des intermittents venus, bien sûr, par solidarité. Et des « comparants volontaires ». Une nouveauté, une « trouvaille » juridique de Maître Roux.
« Nous y étions aussi »
L’avocat, justement, se lève. Et rappelle immédiatement que « trente et un comparants volontaires sont présents aujourd’hui dans la salle ». Jamais avant ce jour à Bobigny, les intermittents ne s’étaient « mouillés » à ce point, en se proposant d’être accusés en même temps que ceux qui se sont fait attraper. « La situation est un peu particulière, souligne Maître Roux en s’adressant à la présidente du tribunal. Voilà des citoyens qui viennent vous dire : “Nous y étions nous aussi.” Et demandent par conséquent à être entendus en même temps que les personnes convoquées. Ce n’est pas une démarche facile ni habituelle, mais nous la rencontrons aujourd’hui, de plus en plus souvent dans ce genre d’actions. » L’avocat développe son argument : « Combien de fois ont-ils été plus de quatre ? Et combien de fois n’a-t-on jugé que ceux qui ont été arrêtés ? Aujourd’hui, ils vous disent “chiche !” et viennent s’adresser à vous, juges indépendants. Il y a eu plusieurs groupes, dites-vous ? De multiples centres d’actions ? Avant et après ? Vous avez donc choisi les responsables au hasard ? Alors sachez que d’autres sont là, dans cette salle, à la disposition de la justice, pour répondre de leurs actes. »
Répondre des actes commis ? La question est essentielle aux yeux de ceux qui décident de franchir la ligne rouge de la désobéissance. « Le jour où j’ai compris que j’allais devoir désobéir aux lois de mon pays, je suis allé trouver ma femme et mes filles. Je leur ai demandé : “Est-ce que je dois prendre le risque d’aller en prison ?”, “Est-ce vous l’assumerez à mes côtés ?”