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La france de La désobéissance

Y« Quarante mètres de chaînes !!! Et vingtcinq cadenas… !? Mais vous préparez quoi au juste, les gars ? Une prise d’otages ? » Avec son accent traînant du Sud, le vendeur en blouse orange ne cache pas sa perplexité. Et fronce les sourcils lorsque Marius mesure la taille des chaînes autour de son buste massif. « Ne vous inquiétez pas, M’sieur ! C’est juste pour nos petits jeux intimes », plaisante Nina, dreadlocks multicolores et tatouages en arabesques sur les bras. C’est vrai qu’ils n’ont pas tout à fait l’air de clients ordinaires ces deux-là, dans ce supermarché de bricolage d’un village des Landes. Lui Marius, costaud, plutôt bonne tête, semble sorti d’un remake méridional d’Easy Rider : santiags, jean noir et T-shirt frappé d’un énorme « Made in Tchernobyl ». Elle, petite, fébrile, déjà prête au combat avec ses Rangers et ses ongles laqués, longs comme des griffes.

Il y a peu de clients en ce début d’après-midi. Le monde semble assoupi, la France si paisible. Des retraités s’attardent au rayon jardinage. Nina et Marius y cherchent en vain des échelles en corde. Un haut-parleur distille une chanson de variété : « C’est quand le bonheur ? C’est quand le bonheur ?... Je suis pendu à cet espoir que vous m’avez soldé… » A la caisse, Marius réclame une facture. En route pour la bataille.

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Au moins, ce jour-là, la voiture de Marius n’est pas suivie. Il a l’habitude, Marius, des fonctionnaires des Renseignements généraux (RG) qui stationnent pendant des heures devant sa grande maison des Landes. Ou se cachent avec des jumelles derrière les buissons, chez le voisin d’en face. Un jour, « ils » ont même appelé à son boulot : « Par chance, ce n’est pas mon chef mais un collègue qui a décroché… Un type s’est présenté au nom du ministère de la Défense. Il voulait des renseignements sur moi. Si je n’étais pas fonctionnaire, je serais déjà viré... » La voiture longe à présent une grande forêt de pins. « C’est ici ! s’exclame Nina. Regarde, ils sont déjà là ! Ils nous attendent. »

A intervalles réguliers, des camionnettes de gendarmes mobiles, comme égarées en pleine nature, campent sous le soleil de ce début de week-end, prêtes à la confrontation. Un arrêté préfectoral a interdit à la circulation tous les chemins de randonnée. Le porte-parole de l’Elysée, David Martinon, a préféré reporter son mariage, prévu dans la région. Les forces de l’ordre sont en état d’alerte. La faute à Internet, l’arme fatale des rebelles du XXIe siècle.

Depuis plusieurs jours, les Désobéissants ont annoncé leur intention de pénétrer illégalement dans le Centre d’essai des Landes. Braver la loi ? Presque une vocation pour ce jeune mouvement aty- pique qui ambitionne de rassembler tous ceux qui ne font plus confiance aux règles classiques du combat politique.

Le Centre d’essai militaire des Landes est le terrain de jeu de ces nouveaux rebelles. Ou plutôt de défi. Sur la carte, ce n’est qu’un vaste rectangle de 18 000 hectares entre Biscarosse et Mimizan : « 180 kilomètres carrés qui échappent en réalité au contrôle des citoyens. Et où la France prépare sa politique de réarmement nucléaire », souligne le porteparole du mouvement.

La guerre d’usure

réinventée

Dans l’après-midi, Marius, Nina, et leurs complices, s’enchaîneront aux grilles avec leurs chaînes et leurs cadenas. A l’aide d’échelles de corde, ils franchiront les barbelés pour s’aventurer à l’intérieur de ce périmètre verrouillé par l’armée.

Le rituel est immuable. Trois à quatre fois par an, le Mouvement des Désobéissants se donne rendezvous devant la « zone interdite ». Objectif ouvertement assumé : pénétrer à l’intérieur, déjouer les rondes et les contrôles pour mener des « inspections citoyennes » censées dénoncer le programme du futur missile M51, prototype d’une nouvelle génération d’armes à ogives nucléaires destinées aux sous-marins nucléaires français. Ce programme n’a rien de secret, il est juste « invisible » : personne n’en parle, pas plus les médias que les politiques. Pour briser le silence, les Désobéissants ont donc réinventé la guerre d’usure.

« Dès qu’on est averti d’un tir d’essai, on essaye de rentrer à l’intérieur. On veut s’approcher au plus près de la zone de lancement pour faire capoter le compte à rebours », explique Sam, grand gaillard à la longue chevelure blonde qui roule avec précaution sa cigarette sur le parking du Parc des expositions de La Teste.

A quelques kilomètres d’Arcachon, c’est une succession d’entrepôts et de hangars posés en bordure de la nationale. Pas vraiment le décor rêvé pour guérilleros en herbe. C’est pourtant dans ce no man’s land industriel que les Désobéissants préparent leurs troupes au combat sur une vaste esplanade coincée entre un Jardiland fermé et les entrepôts des Piscines arcachonnaises. Un peu plus loin, au restaurant Campanile, des représentants de commerce aux cravates colorées découvrent la formule à 19,90 euros sans soupçonner que, deux ronds-points plus haut, des Désobéissants s’échauffent à l’entraînement.

« Allez, les gars, on s’y met ! On va imaginer un truc : vous avez séquestré le directeur d’une usine. Bon, déjà faut le savoir : séquestrer quelqu’un en France, ça peut coûter cher. Très cher même. Si ça dure plus de vingt-quatre heures, vous risquez la prison à vie. Alors, je vous conseille au moins le sourire. Evitez l’attitude agressive qui alourdirait votre peine. » Debout au milieu du groupe, Sam, quarante-deux ans, fait le prof, ou plutôt le « formateur ». Face à lui, les « stagiaires ». Ils sont à peine une dizaine, assis sur des chaises en plastique. Etrange « armée » où se côtoient hippies néoruraux, adolescentes en quête de sens, jeunes altermondialistes ébouriffés et vieilles dames indignées « par tout ce qui déconne dans la société ». On y croise aussi quelques profils inattendus, comme Patrice, chef d’entreprise de cinquante-deux ans qui « ne croit plus à la politique, ne regarde plus la télé » et s’amuse la nuit à démonter les panneaux publicitaires. Tous disent être venus « pour voir ». La profession de foi des nouveaux rebelles, affichée sur un site Internet, les a convaincus. Ils se sont retrouvés dans ces mots qui faisaient écho à leurs interrogations :

« Nous sommes un certain nombre à penser que la situation inquiétante de notre planète nous impose de retrouver le chemin de formes d’action et de lutte plus efficaces et plus radicales. (…) Conscients des limites liées aux modes traditionnels de mobilisation (pétitions, manifestations...), nous avons décidé de former un réseau informel de militants de l’action directe nonviolente. (…) Des stages se tiennent régulièrement. Vous pouvez y participer quelle que soit votre expérience du militantisme ou de l’action directe non-violente. Ces stages sont aussi l’occasion de discuter la préparation d’actions concrètes. »

L’émergence d’une colère diffuse

Les stages ont lieu chaque mois en France. Dans des gîtes, des campings ou au milieu de hangars. Deux ou trois jours de formation pour 40 euros par stagiaire, repas et boissons compris. « C’est ici, au Centre d’essai des Landes, que tout a commencé, rappelle Sam, le formateur. En septembre 2006, nous avons décidé de pénétrer pour la première fois dans cette zone de tirs de missiles. C’était la plus grande manif antinucléaire jamais organisée depuis les années 70 ! » Les organisateurs sont dépassés par le succès. Des manifestants parviennent à pénétrer sur le site interdit. Et alors ? Et après ? « On n’avait aucune idée. On était dans la zone interdite, la manif était un succès, mais on ne savait plus quoi faire… »

C’est de là qu’est venue l’idée des stages : pour mieux préparer, pour encadrer aussi cette colère diffuse dont les Désobéissants ont pressenti l’émergence. Depuis ce jour de septembre 2006, Sam, cheminot à temps partiel, quitte une fois par mois son village du Tarn pour se rendre en Bretagne, en Lorraine ou en Provence afin de rencontrer et former les « stagiaires ». Il y croise Marius, formateur comme lui, ou encore Christian, un père au foyer, longtemps SDF.

Assis au milieu du cercle, Christian parle à la manière d’un instituteur. « Désobéir suppose d’abord un positionnement personnel, énonce-t-il tout en ajustant régulièrement ses petites lunettes cerclées. Il faut toujours savoir jusqu’où l’on est capable d’aller, pour mieux réagir en cas d’inattendu. » Sam précise : « Face aux forces de l’ordre, nous sommes de toute façon désarmés. Il faut utiliser ce déséquilibre, jouer de notre fragilité. Et surtout pas commencer à mettre des coups de boule aux flics ! » Bras croisés, les élèves écoutent en silence. Il n’y a ni pupitres, ni cahiers. Parfois, l’un se penche vers son voisin, puis vers un autre, réclame un stylo et note fébrilement une phrase, un détail vite griffonné sur un morceau de carton ou une feuille arrachée. Ils ont tous leurs histoires, leur raison d’être là. On ne leur demandera jamais de l’expliquer. Et quand Sam se met debout pour mimer « le poids mort » – un manifestant qui s’affale dans les bras d’un policier pour le bloquer – rares sont ceux qui réalisent qu’il a déjà vécu tout ça : la violence, les flics qui chargent, la peur aussi.

L’engagement de Sam s’est noué à Falslane, en Ecosse, mythique théâtre de la bataille engagée par les nouveaux rebelles. Falslane abrite la plus grande base nucléaire de l’Otan en Europe. Dans l’indifférence apparente du monde, on s’y est battu tous les jours en 2007. Pacifistes, militants antinucléaire, nouveaux romantiques et vieux rebelles sont venus de toute l’Europe faire le siège de cette forteresse. Un an durant, ils ont bloqué, forcé, assailli. Un événement existe-t-il quand on n’en parle pas ? L’écho de ce vacarme n’a pas traversé la Manche. Mais Sam, lui, y était « au printemps avec le groupe

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