Leak

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LEAK

Numéro Spécial - Mai 2015

A LA LOUPE

DOSSIER POLITICO-FINANCIER AFFAIRES OPAQUES

L’ENQUÊTE CHERCHE UN SECOND SOUFFLE

PORTRAIT

ENTRETIEN GÉRARD DAVET

JÉRÔME PIERRAT

Journalisme d’investigation

UN MYTHE EN PÉRIL


EDITO

D

SOMMAIRE

e l’ombre jaillirait donc la lumière. Comme si les productions les plus nobles émanaient des matières les plus sales. Pour trouver de l’or, il faut ainsi accepter de plonger les mains dans l’eau boueuse. Mais reste encore deux paramètres primordiaux : le tamis utilisé et l’énergie déployée pour le secouer.

Ce tamis, les rédactions françaises ont, depuis plusieurs années, pris le parti d’en desserrer les mailles. Un parti politique qui permet d’épargner les puissants et de s’épargner des soucis. En s’immisçant dans le capital des sociétés de presse et en valorisant les carnets d’adresses des journalistes, le pouvoir a fini par étouffer le vouloir. Les qualificatifs sont récurrents : autocensure, inertie, laisser-aller… Les plumes ont perdu de leur tranchant et donc de leur superbe. Elles ne sont plus portées dans les plaies de la société puisqu’elles deviennent à son image : conformes et aseptisées. C’est l’engagement et l’acidité des rédactions anglo-saxonnes qui est constamment vanté mais c’est leur propension au factuel que les journaux français s’appliquent à copier. Une prudence dont il serait toutefois injuste de faire le procès sans prendre en compte le plaidoyer économique. Car la presse souffre et qu’elle se serre, au minimum, la ceinture. Ultra-dépendante des encarts publicitaires, elles a vu les communicants investirent ses pages et déteindre sur son discours. A partir de là, monter au front des « affaires » revient à s’exposer aux tirs ennemis mais aussi aux rafales internes. Le journaliste d’investigation est un apporteur de mauvaises nouvelles dont beaucoup se passent volontiers dans le contexte actuel. Ils sont pourtant quelques irréductibles à refuser le moule que l’époque leur tend. Ceux-là creusent le lit de la rivière, filtre le limon et finissent par en sortir des pépites. Et paradoxalement, ce sont aussi eux qui les paient. Au prix fort parfois. En révélant le scandale Clearstream, « affaire des affaires » politico-financières, Denis Robert a mis le doigt dans un engrenage judiciaire long de dix ans.

4

12 Dossier 14

Au coeur des affaires d’État

20 Pressions/Censure

Journalistes mais blacklistés

22 Presse régionale

30

La mort lente de l’enquête locale

24 Banditisme/Faits divers

Milieu à risques

26 Portrait

Jérôme Pierrat, le sirop de la rue

28 Investigation sportive 26 30

Mentions Légales

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Dix. Comme le nombre d’articles qui précèdent celui consacré à la liberté d’expression dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il est peut-être bon de s’en rappeler pour comprendre qu’abandonner l’investigation tient plus du renoncement définitif que du confort ponctuel. Si la presse accepte de n’être que l’ombre d’elle-même, c’est qu’elle refuse son rôle de contre-pouvoir. C’est l’héritage des Lumières éteintes.

LEAK, 47 rue Sergent Michel Berthet CP606 Lyon cedex 09 Tél. +33(0)6 70 94 59 28 Mail : romaric.haddou@gmail.com Couverture : Denis Robert Directrice de la publication : Isabelle Dumas Redacteur en chef : Romaric Haddou Rédaction / Maquette / Edition : Romaric Haddou Supervision / Conseil / Secrétariat de rédaction : Aurélie Poupée

A la loupe Investigation / Des plaies dans la plume

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Sur la touche

30 Retour aux affaires

L’ICIJ passe HSBC au crible 2.0

Bibliographie Arfi Fabrice, L’affaire Chauzac en bloc et en détails, Don Quichotte, 2013 Borjesson Kristina, Black List, Editions 10/18, 2004 Gorius Aurore, Les nouvelles voies du journalisme d’enquête, collection journalisme responsable, 2014 Hunter, Mark, Le journalisme d’investigation aux Etats-Unis et en France, Que sais-je, Juin 1997 Hunter Mark, L’enquête par hypothère : manuel du journaliste d’investigation, 2011 Péan Pierre & Cohen Philippe, La Face cachée du Monde, Milles et une nuits, 2003 Toutes publications mentionnées dans les pages suivantes.

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A LA LOUPE

L

es espèces en voie de disparition ont cela d’étonnant qu’elles sont à la fois les plus admirées et les plus traquées. Elles sont sublimes quand elles sont inoffensives, amputées de leurs griffes et allongées aux pieds du chasseur. Le reste du temps, elles sont craintes avant d’être respectées. Dans le monde médiatique, ceux qui jonglent ainsi entre les statuts de proie et de prédateur portent le titre que l’Histoire a fini par leur donner : journalistes d’investigation. La leur d’histoire est riche et compliquée. Elle ne manque pas de situations initiales et encore moins d’éléments perturbateurs et de péripéties. Seule la situation finale demeure incertaine. Et les points de suspension ont, aujourd’hui, le goût de l’essoufflement plus que du renouveau. La profession s’est toujours entourée d’un légitime voile opaque. Et pour cause, les principaux concernés sont eux-mêmes divisés sur l’appellation

«La principal raison qui peut limiter l’investigation c’est la volonté de ne pas en faire» Gérard Davet, journaliste au Monde

INVESTIGATION

Des plaies dans la plume ©DR / DR

©Denis Robert

Entourée de fantasmes et portée par des journalistes emblématiques, l’enquête a longtemps été considérée comme la branche la plus noble de la profession. Une époque révolue tant les paramètres qui la freinent sont nombreux. Réticence des rédactions, pressions, manque de moyens ou encore guerre des egos, l’investigation souffre. Un constat qui en dit long sur la situation des médias français et sur la crise qu’ils traversent.

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Retour aux affaires

de leur activité. Pourtant considéré comme la figure du journalisme d’investigation français avec son meilleur ennemi Edwy Plenel, Pierre Péan refuse catégoriquement le titre : « J’ai toujours refusé la qualification de journaliste d’investigation car c’est une pure copie en provenance du vocabulaire des EtatsUnis. Or, je ne me sens ni auxiliaire de justice, ni de police, ce à quoi le terme « investigation » renvoie »1. Et d’ajouter, « je me définirais plutôt comme un enquêteur d’initiative sur sujets sensibles »2. L’expression n’a jamais fait l’unanimité, beaucoup considérant que l’investigation est une partie inhérente du travail journalistique et qu’il s’agit dès lors d’un pléonasme. « Le journalisme d’investigation ça n’existe pas, je ne m’y reconnais absolument pas et trouve que c’est un leurre collectif »3 tonne d’ailleurs Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart et figure actuelle du genre. Si l’anglicisme énerve, une véritable question de

Rainbow Warrior,

enquête en eaux troubles

Certains évoquent la pire déconvenue des services de renseignements français quand d’autres préfèrent y voir l’acte fondateur du journalisme d’investigation contemporain. Deux visions pour une seule et même conclusion : l’affaire du Rainbow Warrior est un évènement historique. Juillet 1985. L’ONG Greenpeace envisage de mener une action contre les essais nucléaires français sur l’atoll de Muruora, en Polynésie. Celle-ci doit être conduite par le Rainbow Warrior, navire amiral de l’organisation dépêché dans la baie d’Auckland pour l’occasion. Il ne la quittera pas. Le 10 juillet, le bateau est éventré par deux bombes successives. Un photographe de Greenpeace parti récupérer son matériel après la première détonation est tué par la deuxième explosion. Cette disparition donne une autre dimension à l’affaire qui devait, au départ, se résumer à un « simple » sabotage. Rapidement, la police néo-zélandaise intercepte deux faux touristes suisses, « les époux Turenge ». En réalité, deux agents de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) : le commandant Alain Mafart et le capitaine Dominique Prieur. A bord d’un van de location, ils auraient transportés le matériel nécessaire à l’opération avant de le transférer sur le voilier l’Ouvéa. Rapidement ciblé par les médias néo-zélandais, le gouvernement français basera sa ligne de défense sur l’incapacité des faux époux et des marins du voilier à avoir mené l’opération. François Mitterand commandera même un rapport au conseiller d’Etat Bernard Tricot. Les conclusions de ce travail mettent hors de cause la DGSE le 26 août. Mais le 17 septembre, le quotidien Le Monde révèle l’existence d’une troisième équipe. C’est elle qui aurait envoyé le navire par le fond. Cette bombe médiatique conduit à la démission du Ministre de la défense Charles Hernu et au limogeage du patron de la DGSE Pierre Lacoste. Le Ministre de l’Intérieur Laurent Fabius finira par reconnaitre l’implication de la France le 22 septembre. Depuis, il est avéré que le président Mitterand en personne avait autorisé l’opération. Les époux Turenge seront condamnés à des peines de prison qu’ils purgeront en partie alors que la France versera sept millions de dollars à la Nouvelle-Zélande et 8,16 millions à Greenpeace. fond est aussi soulevée par ce débat sémantique. Le fait d’accorder un qualificatif propre au milieu lui confère en effet une dimension supplémentaire et l’éloigne du « journalisme classique ». « Pourtant il n’y a pas tellement de différence, c’est la même démarche puisqu’il faut récolter des informations, les recouper et les mettre en perspective, résume Richard Schittly, journaliste police/justice au Progrès. Il n’y a pas de différences de nature sauf, peutêtre, au niveau des matières traitées. Les Leak - Mai 2015 / 5

informations sont plus difficiles à obtenir car elles concernent des affaires cachées et des sujets qui dérangent »4.

Des plumes emblématiques

C’est là l’essence même de la profession. Peu importe son nom, le journaliste d’investigation est avant tout celui qui cherche, qui creuse et qui ne renoncent pas. Les meilleurs sont évidemment ceux qui trouvent. Albert Londres était de ceux-là. Celui à qui l’on doit la célèbre phrase « Notre métier n’est


pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie » fait figure de pionnier, notamment pour avoir, en 1923, dénoncé le fonctionnement du bagne de Cayenne en Guyanne. A l’époque déjà, le journaliste pointe du doigt un dysfonctionnement grave et passé sous silence. Et déjà son travail débouche sur des résultats concrets puisque le bagne sera d’abord remodelé avant d’être supprimé en 1937. Durant les décennies suivantes, d’autres lui emboiteront le pas. D’origine anglo-saxonne, le journalisme d’investigation débarque réellement en France dans les années 1960. Une décennie qui voit notamment Jacques Derogy, alors rédacteur à l’Express, travailler sur l’affaire Ben Barka avec Jean-François Kahn. L’hebdomadaire sera l’un des pionniers dans le domaine des enquêtes tout comme Le Point et

eux vont révéler une autre figure de l’investigation : Edwy Plenel. En 1982, il est celui qui sort l’affaire des Irlandais de Vincennes même si Pierre Péan et Georges Marion possédaient aussi des éléments attestant que les gendarmes avaient bien fabriqués de fausses preuves contre les militants irlandais. Trois ans plus tard, il ébranle les plus hautes sphères de l’Etat en dévoilant le scandale du Rainbow Warrior en Une du Monde (voir par ailleurs). L’époque est ainsi faite de Claude Angeli, à l’origine de l’affaire des diamants grandes affaires traitées par pour le Canard Enchaîné de grands journalistes. Si elle n’a heureusement pas disparu, l’investigation a le Canard Enchainé. Emmené par des journalistes emblématiques et des affaires néanmoins perdu du terrain depuis cette retentissantes, l’investigation connait son époque. Aujourd’hui, ils ne sont que âge d’or dans les années 80. L’affaire des quelques-uns à s’y consacrer vraiment. diamants de Bokassa vient d’éclater dans Emmenée par Gérard Davet et Fabrice les colonnes du Canard Enchainé sous Lhomme, la cellule investigation du la plume de Claude Angeli et d’autres Monde est à créditer de plusieurs affaires séismes sont en approche. Deux d’entre récentes et retentissantes (Swissleaks,

Baudis ou encore Bettencourt). Le quotidien a entre-temps subi une grave crise en 2006 lorsque Pierre Péan et Philippe Cohen publie « La face cachée du Monde », livre à charge dénonçant la direction du journal, notamment Edwy Plenel, et sa propension à « passer du contre-pouvoir aux abus de pouvoir »5. Ecarté, le journaliste rebondit et fonde Mediapart en 2007. Le site, au modèle économique novateur (voir page 16) est désormais considéré comme le fer de lance de l’investigation en France. A son crédit, l’affaire Karachi, le scandale des quotas dans le football ou encore le tremblement de terre Cahuzac. Des dossiers à l’écho médiatique puissant et aux conséquences souvent concrètes. Mais surtout, des arbres qui cachent une forêt de vide, sorte de désert paisible où les sujets sensibles sont ignorés et les pouvoirs épargnés.

Le vouloir face au pouvoir

Télévision et radio, en sourdine également patient et sérieux, qui évite de se prendre trop au sérieux ; un peu d’humour, un brin d’autocritique ; des marques citées, des responsables épinglés ; dernier élément et non des moindres, une journaliste de renom - Elise Lucet - qui ne lâche pas prise face à ses interlocuteurs »1. L’émission a notamment traité le scandale Lux Leaks pour lequel l’un de ses journalistes, Edouard Perrin vient d’être mis en examen au Luxembourg. Paul Moreira n’en est pas à son coup d’essai puisque c’est lui qui avait créé « 90 minutes », le premier magazine d’investigation de Canal + dont le nom fait forcément écho au mythe « 60 minutes » de CBS. Première Lignes est d’ailleurs toujours présente sur la chaine cryptée via l’émission Spécial Investigation. Depuis, d’autres formats ont vu le jour tels que Pièces à Conviction sur France 3 ou Secrets d’actualité sur M6. Mais le genre reste minoritaire. Les raisons de cette discrétion rappellent certains freins rencontrés par la presse écrite. Public pas toujours emballé, pressions juridiques, contraintes financières… L’équation est connue. La radio, elle aussi, reste timorée dans ce secteur, peu encline à mettre de la friture sur les ondes et de l’huile sur le feu. Mais là aussi, un contre-exemple existe. Présentée et dirigée par le directeur de l’investigation à Radio France Matthieu Aron, l’émission Secrets d’infos remporte un franc succès. Entouré de quatre journaliste, ce dernier propose interviews, chroniques et, bien sûr, enquêtes sur des sujets variés. Une réussite qui l’a même conduit à annoncer, durant les dernières Assises du Journalisme, l’ouverture d’un site dédié au journalisme d’investigation.

1. « Cash Investigation, magazine sans concession », Le Monde, 21 juin 2012.

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©Rue89 / DR

Elise Lucet et l’équipe de Cash Investigation

©Olivier Roller

Comme la presse écrite, les autres médias accordent une place toute relative à l’investigation à proprement parler. En télévision par exemple, la plupart des émissions qui reprennent le terme se contentent en général de revenir sur un dossier ou de faire le récit d’une affaire avec, parfois, un éclairage original. Il est assez rare qu’un reportage fasse d’importantes révélations. Actuellement, un contre-exemple existe tout de même avec Cash Investigation. Produite par la société Premières Lignes fondée par Luc Hermann et Paul Moreira, l’émission présentée et incarnée par Elise Lucet est régulièrement saluée par la critique. « Cash Investigation serait passé inaperçu dans un monde où l’information aurait les coudées franches. Autant dire qu’on l’a remarqué » écrivait Jean-Baptiste de Montvalon dans les colonnes du Monde, saluant au passage « Des enquêtes sans concession, rondement menées et clairement exposées ; un travail

Les raisons de ce déclin sont multiples et, pour la plupart, bien identifiées. « La principal raison qui peut limiter l’investigation c’est la volonté de ne pas en faire » affirme Gérard Davet6. Des propos corroborés par de nombreux journalistes et bien illustrés par la politique du Figaro, par exemple, qui a choisi de délaisser l’enquête. Encore, une fois, la définition même d’investigation offre différents spectres d’analyse. « Certains journaux mettent en place des cellules d’investigation car ils pensent que c’est indispensable en termes de moyen ou de temps. D’autres disent que tout le monde doit pouvoir en faire, analyse François Pilet, journaliste d’investigation suisse pour L’Hebdo et membre de l’International Consortium of Investigative Journalism (ICIJ). Le problème c’est qu’il est difficile de commencer sa journée en disant « aujourd’hui je vais révéler un secret », d’autant plus que les plus gros secrets te tombent dessus par hasard en général, en faisant un papier qui semblait complètement anodin »7. L’affaire la plus mondialement symbolique au plan de l’investigation, à savoir le scandale du Watergate qui a conduit à la démission du président américain Richard Nixon, démarre d’ailleurs suite à un « simple » cambriolage. « Sincèrement, je ne suis pas certain que ce genre de cellules soit nécessaire pour faire de l’enquête. Surtout, elles peuvent engendrer des objectifs en termes de publication alors que ça ne marche pas comme ça »7 poursuit François Pilet.

En marge des sous-rédactions dédiées, chacun pourrait donc contribuer à faire vivre le genre. Un axe difficile à tenir pour une raison principale : la crise actuelle. Les ventes en baisse et les budgets serrés impliquent des choix de la part des rédactions. L’époque où un journaliste pouvait partir plusieurs jours en reportage, sans forcément savoir ce qu’il pourrait en retirer, est révolue. Désormais il doit blinder son papier en amont et aller à l’essentiel une fois sur place. Ce cas de figure pourrait même représenter une exception tant le journalisme de terrain tend à se réduire également. Et pour cause, la baisse des budgets implique une plus grande polyvalence mais aussi une baisse des effectifs. Dès lors, difficile pour les journalistes de mener des enquêtes en parallèle de leurs activités habituelles et difficile pour les rédactions d’affecter certains rédacteurs à l’unique investigation. Au-delà du manque de volonté, le journalisme d’enquête souffre donc d’un réel manque de moyens. A partir de là, un cercle vicieux se met en place. Moins les médias possèdent d’argent, moins ils sont susceptibles de froisser les financeurs. Une donnée renforcée par l’état des lieux de l’actionnariat médiatique en France à l’heure actuelle. « La situation capitalistique des médias est une réelle entrave au journalisme d’enquête, dénonce Fabrice Arfi. Surtout qu’on n’est pas une démocratie d’une vitalité folle »3. C’est aussi ce qui explique le succès de Médiapart : une volonté d’indépendance revendiquée qui tranche avec l’éternelle question de la connivence entre les médias et les hommes politiques. Accusé d’être à la botte des puissants, les principaux

journaux sont également aux mains d’actionnaires suspectés d’influencer le contenu des pages. Si certains dénoncent cette situation avec force –Mediapart notamment- d’autres refusent de lui accorder trop d’impact : « Cette histoire de censure de la part des rédacteurs en chef ou des patrons de presse c’est toujours un peu un fantasme, analyse Richard Schittly. Tout le monde pense que les journalistes reçoivent des ordres alors que le problème provient plus d’une inertie générale. Et puis il ne faut pas négliger le contexte

«La situation capitalistique des médias est une réelle entrave au journalisme d’enquête» Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart

économique très difficile »4. L’idée est là et elle est corroborée par Raphaël RuffierFossoul dans son entretien avec Leak. Pour le rédacteur en chef du mensuel Lyon Capitale, « le problème c’est plus l’auto-censure que la censure elle-même car globalement, il y a rarement de vrais cas de censure, ce sont plutôt des phénomènes d’embourgeoisement, des journalistes qui renoncent»8. Même s’il est possible d’imaginer que certains médias freinent l’investigation pour ne pas perdre les ressources primordiales provenant de la publicité ou pour ne pas entamer leur budget en frais d’avocat, la tendance serait donc implicite. Et si les journalistes refusaient tout simplement d’être ceux qui ont amplifiés les problèmes de leur rédaction ? Si l’investigation était devenue le vilain petit canard à cause des ennuis qu’elle attire ? Les journalistes d’enquête sont-ils passés du statut de mythe à celui de paria ? «En tout cas ce n’est pas une généralité. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’opposition farouche à l’enquête, c’est plutôt des ressentiments personnels, Fabrice Arfi, fer de lance de Mediapart explique Alexandre Leak - Mai 2015 / 7


Retour aux affaires

Le mythique

Watergate

Le plus grand scandale politique de l’histoire des Etats-Unis démarre par un cambriolage. Le 17 juin 1972, des cambrioleurs sont arrêtés au Watergate, siège de campagne du Parti Démocrate. Il s’avère rapidement que le mobile n’est pas le vol mais l’espionnage puisque ces derniers possèdent du matériel d’écoute. L’affaire ne provoque pas énormément de remous au début puisque le FBI n’ouvre pas d’enquête. Quelques mois plus en tard, Richard Nixon est élu président. Mais deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, bien informé par une source rapidement surnommée « Deep Throat » (il s’agit en fait de Mark Felt, à l’époque numéro 2 du FBI et qui avouera son rôle en 2005) vont peu à peu faire éclater la vérité. Les informations dérangeantes s’accumulent ainsi :existence d’une police parallèle, écoute systématique des opposants, enregistrement des conversation ayant lieu dans son bureau… Une commission sénatoriale voit le jour et le fruit de ses auditions accable la Maison Blanche. S’ajoute au scandale des écoutes le fait que le FBI ait détruit des éléments de preuves relatifs aux cambriolage ainsi que l’attitude de Nixon qui tente par tous les moyens de freiner l’enquête. Ce n’est que le 24 juillet 1974 que la Cour Suprême ordonne au président de remettre les enregistrements, où toutes les accusations pourront être vérifiées. Sous la menace d’une procédure d’impeachment, Nixon finira par démissionner le 9 août 1974. Une première pour un président des Etats-Unis. Il sera immédiatemment gracié par son successeur Gerald Ford et donc nonpoursuivi judiciairement. Au-delà du travail de la comission d’enquête et des éléments concrets finalement réunis, c’est le travail des deux reporters du Washington Post, largement aidés par leur source interne à la Maison Blanche, qui aura permis de mettre à jour les rouages du système Nixon. Par l’ampleur des révélations, l’importance de l’écho médiatique et la décision ultime qu’elle a engendré, l’affaire du Watergate reste, aujourd’hui encore, celle qui incarne le mieux le mythe de l’investigation. Léchenet, datajournaliste ayant travaillé sur l’affaire Swissleaks. C’est un domaine très personnalisé où l’on cite d’abord le nom des journalistes avant le média ce qui peut faire croire qu’ils sont plus importants que le journal mais si l’on regarde Swissleaks, Le Monde était leader donc ça contribue à la notoriété du journal avant tout. Au final, la tradition du média compte beaucoup et ça dépend de la sensibilité de la rédaction »9.

Quotidiens sous pressions

Si le contexte d’inertie généralisée ne favorise pas l’amorçage des enquêtes, son déroulement et sa publication exige également beaucoup d’abnégation. « Evidemment, sortir des infos c’est prendre des risques. Le premier c’est celui de se tromper, concède Raphaël Ruffier-Fossoul. Dans l’investigation plus on tape fort plus on met sa réputation et donc sa carrière en péril. Et tout le monde n’a pas le goût à ca »8. Le journaliste d’investigation doit en effet s’attendre à être constamment Leak - Mai 2015 / 8

récentes. « Quand Mediapart est accusé de pratiquer du « journalisme de bûcher » et que ses rédacteurs sont qualifiés de « procureurs aux petits pieds » suite aux révélations concernant Jérôme Cahuzac, c’est le signe d’une déliquescence intellectuelle »3 blâme Fabrice Arfi. Largement remis en cause par les autres médias dans l’affaire du compte en suisse de l’ancien Ministre du Budget (voir « Retour aux affaires : Le choc Cahuzac, page 17), Mediapart pointe régulièrement du doigt le scepticisme ambiant.

Conceptions divergentes

«Plus on tape fort plus on met sa réputation et donc sa carrière en péril» Raphaël Ruffier-Fossoul, rédacteur en chef de Lyon Capitale discréditer notre titre et à l’inciter à aller enquêter ailleurs »11 dénonçait d’ailleurs le directeur de la publication Didier Maïsto. Les principales tentatives d’entrave à l’investigation émanent donc de ceux qu’elle vise. Mais le climat général n’est pas des plus propices non plus. Le public reste très critique à l’endroit des journalistes et la méfiance, voire la défiance, règne au sein de la profession comme l’ont prouvé certaines affaires

©Olivier Roller

mis sous pression. Visé par l’affaire des fadettes alors qu’il enquêtait sur le dossier Bettencourt/Woerth, Gérard Davet ironise : « C’est un graal ! Tout journaliste d’investigation en rêve »10. Avec son binôme Fabrice Lhomme, le limier du Monde n’en est pas à sa première tentative d’intimidation. Comme il l’explique à Leak (voir « L’entretien », page 14), « Avec Fabrice Lhomme, nous sommes protégés par un service d’élite car nous sommes réellement menacés. Moi j’ai reçu une balle, une substance explosive, Fabrice Lhomme a reçu un cercueil… »6. Puisqu’il dérange les pouvoirs, ce dernier doit donc s’attendre à un retour de manivelle. De la simple mise en garde à la mise au placard (voir « Black Listés », page 20), l’éventail de pressions est large. « Elles sont d’autant plus fortes quand on n’y résiste pas, note Raphaël Ruffier-Fossoul. Les volontés existent toujours mais il faut être solide sur ses positions et ne pas laisser de prise »8. Le rédacteur en chef de Lyon Capitale sait de quoi il parle. Black-listé par le directeur de la direction départementale de la sécurité publique du Rhône pour avoir relayé les affaires embarrassantes de la police lyonnaise, le mensuel a aussi vu l’un de ses journaliste auditionné et quatre de ses sources gardées à vue suite à la parution de l’enquête. « Il s’agit d’une atteinte évidente au secret des sources des journalistes avec, pour y parvenir, la fabrication intégrale d’un dossier visant à

©DR / DR

Cette réticence à s’engager, même quand des confrères avancent des arguments solides est engendrée par une prudence excessive à l’égard des pouvoirs mais aussi par la spécificité de ce petit milieu concurrentiel. Parmi les grands noms de l’investigation, les inimitiés sont nombreuses et connues. Télérama a récemment donné un aperçu très pertinent du phénomène : « On enquête et on écrit des livres ensemble, on partage les sources, les pressions, les victoires… puis on se sépare. On se dispute alors les informateurs communs comme d’autres se disputent les enfants. Les haines sont à la hauteur des amitiés : puissantes. (…) Pour résumer : Denis Robert, ex-Libération, est fâché avec Edwy Plenel, ex-Le Monde, qui a critiqué son enquête Clearstream. Edwy Plenel déteste Pierre Péan, dont le livre La Face cachée du Monde a provoqué son départ du quotidien. Fabrice Arfi est faché contre son ex-binôme Fabrice Lhomme, qui a quitté Mediapart pour retrouver son copain Gérard Davet au Monde. Fabrice Arfi forme du coup un nouveau tandem avec Karl Laske, ex-concurrent de Libération »10. Difficile, dans ces conditions, de faire émerger un « front commun » de poils à gratter. D’autant plus que, si les carrières ont nourri les rivalités, la conceptionmême du métier n’est pas uniforme. « Moi je ne me sens pas comme un tueur mais plutôt comme un découvreur, dessine Pierre Péan. Même si le résultat peut être le même, ce n’est pas le même esprit »1..L’opposition avec le style d’Edwy Plenel est claire et s’est matérialisée lorsque les deux journalistes ont enquêté en parallèle sur l’attentat de la rue des Rosiers survenu le 09 août 1982. A l’époque, Pierre Péan décide de taire certaines informations pour protéger la raison d’Etat alors qu’Edwy Plenel n’hésite pas à user du conditionnel. « Oui, il m’est arrivé d’avoir des gros scoops et de ne pas les sortir, car cela pouvait avoir des conséquences terribles sur des personnes. Exemple: l’affaire des Irlandais de Vincennes .J’avais le scoop, bien avant Le Monde. Je ne l’ai pas sorti car je pensais Leak - Mai 2015 / 9

que cela pouvait avoir un risque sur la vie même de Bernard Jégat,un des acteurs de l’affaire »2 ajoute Pierre Péan. Alors que ce dernier insiste régulièrement sur la responsabilité du journaliste, Edwy Plenel revendique le droit à l’irresponsabilité. Des conceptions divergentes qui finissent par se rejoindre sur un aspect

«L’idéal ce n’est pas seulement de sortir l’info cachée, c’est de faire changer les choses» François Pilet, journaliste à L’Hebdo

Si elle est impérative, elle peut aussi s’avérer dangereuse (voir « Recours aux sources », page 18). La capacité de l’un des pouvoirs à influencer l’autre fait régulièrement l’objet de débats. Dernièrement, lorsque Mediapart a demandé à la justice de se saisir du dossier Cahuzac, les réactions n’ont pas tardé. Le journalisme d’investigation serait devenu journalisme de dénonciation. Un couplet largement repris au moment où l’ICIJ a publié les noms de certains fraudeurs dans le cadre de l’affaire Swissleaks. « Concernant Médiapart et Cahuzac, c’est le côté justicier d’Edwy Plenel que l’on connait bien, lance Richard Schittly. Moi je ne suis pas trop dans ce registre-là, je pense que chacun doit faire son métier. Mais dans ce cas, l’histoire personnelle a une influence, il y a une révolte, un idéal de journalisme citoyen »4. Quant à l’affaire Swissleaks, Alexandre Léchenet se défend d’avoir cloué certains fraudeurs au pilori : « Je ne pense pas qu’on puisse parler de dénonciation puisque tous les gens cités avaient déjà été entendus. D’ailleurs, beaucoup avaient déjà régularisé leur situation, ce qui nous a été reproché. Sauf qu’ils ont fraudé, même si c’est désormais régularisé, voilà pourquoi on trouvait normal d’en parler »9.

précis : le journalisme d’investigation est avant tout un journalisme d’initiative. « Sinon c’est un journalisme de réécriture. Moi je choisis mon sujet et ne me mets pas à la remorque des juges »10, clame Pierre Péan. Sont pointés du doigt ceux Mythe et réalités qui se contenteraient de reprendre les Sujets à pressions, soumis à la procès-verbaux d’audition ou les dossiers critique parfois acide du public et aux d’instruction fournis clé en main par des dénigrements de concurrents qui ne sources généreuses. Et l’écrivain-enquêteur partagent pas toujours la même vision d’ajouter : « Ce n’est pas sain dans une du métier, les journalistes d’investigation démocratie d’avoir deux pouvoirs qui travaillent dans des conditions peu font alliance, en l’occurrence médiatique enclines à créer des vocations. Un autre et judiciaire. En tant que citoyen, quelque point qui limite forcément les velléités chose me dérange profondément: aujourd’hui, un certain journalisme se fonde sur la violation de la loi. Toutes les grandes affaires sont basées sur la violation du secret de l’instruction. Le journaliste devient un pion, rentrant dans les objectifs des uns et des autres, devenant l’outil de vengeances ou de stratégies judiciaires »2. C e t t e relation ambiguë à la justice est au cœur même de la Figure de l’investigation, Pierre Péan profession. s’est spécialisé dans les livres-enquêtes;


Aurore Gorius, journaliste indépendante

l’heure où la presse souffre, un support différent semble possible également : le livre. « A partir du moment où j’ai écris un best seller, j’avais de l’argent pour alimenter la boucle et refaire d’autres enquêtes. Et puis les livres permettent d’aller plus en détails sur des sujets traités ou de trouver plus d’infos parce ce qu’on a davantage de temps »1, résume Pierre Péan, désormais spécialisé dans l’écriture de livre-enquête. Un remède temporel et financier à la crise de la presse ou un moyen de contourner les réticences ? « Sincèrement ce n’est pas une question de censure, coupe court Gérard Davet. Ca permet d’aller plus en profondeur, d’être plus précis dans un format plus long également. Et puis ça rapporte de l’argent »6. Malgré tout, la position des journaux par rapport au phénomène est paradoxale. Mediapart par exemple, publie les versions très allongée de certaines enquêtes (Bettencourt, Cahuzac) mais le fait en son nom. D’autres se contentent de publier les meilleures feuilles des ouvrages de leurs journalistes. Une erreur pour Aurore Gorius, journaliste indépendante membre de l’ICIJ : « Ce raisonnement est une absurdité économique. Les journalistes touchent

Edwy Plenel incarne depuis toujours l’idée du journaliste justicier Leak - Mai 2015 / 10

des droits d’auteur en plus de leur salaire donc les rédactions paient des journalistes pour réaliser des investigations qui ne seront pas publiées dans leurs pages »12. Vu sous cet angle, le phénomène pose en effet question. Néanmoins, le système permet de redonner de la place à l’enquête alors que celle qu’elle occupait dans les colonnes des journaux ne cesse de diminuer. C’est également un bon moyen de se tourner à nouveau vers le format long, mis au ban par les habitudes de lecture contemporaines et par l’avènement d’Internet. « Alors que sur la toile, chacun peut déposer des informations, commenter ou lancer une rumeur, le besoin d’enquêtes approfondies n’a peut-être jamais été aussi important d’autant plus que la demande est réelle, écrit Aurore Gorius. Mais il est vrai que le format court et la lecture zapping en matière d’investigation, à l’exception notable du Canard Enchainé, est rarement dans la presse quotidienne comme magazine, synonyme d’enquête »12.

L’avenir sur les tablettes

©Denis Robert

« Les livres ? Des rédactions qui paient les journalistes pour des investigations qu’elles ne publieront pas»

sans que toutes tes infos n’intéressent les services secrets, positive François Pilet. Il faut être conscient de cette gradation, l’investigation c’est simplement de révéler des choses secrètes ou cachées et tu peux le faire de la locale à l’international »7. Appliqué à rendre la profession à sa réalité, le journaliste suisse adoucit les clichés qui l’entoure : « Le super reporter solitaire existe mais c’est plus un modèle qu’autre chose et l’idéal du journalisme d’investigation ce n’est pas seulement de sortir l’info cachée mais c’est de faire changer les choses, de faire réagir . Est-ce qu’une loi change ? Est-ce qu’une enquête est ouverte ? Quand il n’y a aucun écho c’est un peu décourageant même si le but n’est pas de se battre pour convaincre les gens jusqu’au dernier. Sur Swissleaks, quand vous voyez la perquisition des policiers genevois chez HSBC la semaine suivant la publication de l’enquête, ça fait quelque chose. Ca signifie que notre travail était suffisamment sérieux pour qu’ils aillent chercher les cartons. Notre boulot ce n’est pas de rendre justice, mais si elle fait le sien à partir du nôtre, c’est évidemment valorisant »7. Un autre type d’investigation est donc possible, moins exposé, moins clinquant mais tout aussi utile. Mais à

©Marianne

d’enquête. Pourtant, les affaires citées précédemment restent exceptionnelles. N’est pas Edwy Plenel qui veut et surtout, ne fait pas éclater l’affaire Bettencourt ou l’affaire Ben Barka qui veut. « L’investigation a toujours eu ce côté mythique mais il en existe différentes formes. C’est possible d’en faire sans être Glenn Greenwald ou Gérard Davet et

Voilà donc un autre frein à l’investigation : l’incapacité des acteurs à s’adapter au virage numérique. Certains d’entre eux tentent pourtant de s’adapter. En lancant Dijonscope, site d’information locale sur abonnement, en 2009, Sandrine Torres a tenté de se démarquer. « Je ne voulais plus participer à un système d’abrutissement généralisé et à du marketing journalistique qui consiste à donner aux gens ce qu’ils attendent »12 raconte-t-elle aujourd’hui. Si le site n’a pas perduré, l’expérience montre qu’une réflexion existe autour de l’investigation et des nouveaux modèles. Le succès de Mediapart (voir « Mediapart, la nouvelle référence », page 16) ouvre ainsi des perspectives intéressantes et prouve que le public est prêt à payer pour ce type de journalisme. Le pari est néanmoins risqué car la réussite dépend grandement du retentissement des enquêtes sorties. Sans l’affaire Bettencourt, le site d’Edwy Plenel n’en serait d’ailleurs pas au même niveau aujourd’hui. Mais il a le mérite d’inciter à la réflexion. Le format long revient ainsi doucement dans les grandes rédactions, sous des formes novatrices et notamment le web documentaire. Puisqu’il permet de casser la routine de lecture en intégrant du contenu multimédia, ce dernier se révèle être un bon compromis. Le Monde l’utilise de plus en plus de même qu’RFI ou même l’Equipe avec ses reportages au long cours « L’Equipe Explore ». Le succès de la revue XXI, fondée pour proposer un nouveau journalisme, déconnectée de l’instantanéité et consacrée aux reportages

longs est également une preuve qu’une alternative à la tendance actuelle est possible. D’autant plus que si les lecteurs sont prêts à payer pour accéder à un reportage, une partie s’engage parfois financièrement pour l’initier. Les internautes deviennent alors des mécènes et, via des plateformes de crowfunding, investissent de l’argent sur un projet précis ou suggèrent eux-mêmes des thématiques aux journalistes. Autant de procédés et de modèles qui doivent permettre à l’investigation de se refaire une place dans les médias et dans l’esprit du public. C’est au prix d’un renouvellement qu’elle parviendra à passer outre ses limites actuelles et à se différencier de l’information lambda. « C’est toujours possible de dire dire que le journalisme fait forcément appel à l’investigation, analyse Raphaël Ruffier-Fossoul. Mais disons qu’il y a ce qui relève de l’initiative du journaliste et ce qui relève du suivi et de la vérification de l’actualité. Quand je parle d’investigation c’est avant tout une initiative, une intuition qui va appeler une enquête et permettre de révéler une information. La vraie différence c’est celle entre le journalisme de plusvalue et le journalisme de vérification »8. Une plus-value qui a forcément un prix, au sens propre comme au sens figuré mais

«C’est possible de faire de l’enquête sans que toutes tes infos n’intéressent les services secrets»

1. « Duels : Pierre Péan Vs Edwy Plenel, les chevaliers du journalisme français » diffusée sur France 5 le 16 avril 2015. 2. « Le journalisme d’investigation n’existe pas », entretien au Figaro, 28 mars 2014. 3. « Le journalisme d’investigation », les « Jeudi de l’Acrimed », 14 novembre 2013. 4. Propos recueillis le 18 avril 2015. 5. La face cachée du Monde, édition « Mille et une nuits », 631 pages. 6. Propos recueillis le 04 avril 2015. 7. Propos recueillis le 03 avril dans les locaux de L’Hebdo.

François Pilet, journaliste à l’Hebdo qui devrait être la norme. Peut-être encore plus que dans les autres secteurs, le journaliste d’enquête doit, pour conserver sa spécificité, garder en tête les propos de Seymour Hersh, figure américaine de l’investigation : « Le journaliste doit se rappeler le serment implicite qu’il a prêté : la quête de vérité, aussi imparfaite et peu profitable que soit cette dernière, est préférable au secret et à l’ignorance ». Leak - Mai 2015 / 11

8. Propos recueillis le 03 avril 2015. 9. Propos recueillis le 21 mars 2015. 10. « Les journalistes d’investigation à la une » publié sur le site de Télérama, 09 avril 2015. 11. « Lyon : comment un juge a violé le secret des sources », Lyon Capitale n°738, 31 octobre 214. 12. « Les nouvelles voies du journalisme d’enquête », collection Journalisme Responsable, octobre 2014


Dossier

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les années 70 et se servirait des compensations inter-bancaire pour effacer les traces de certaines transactions. Une pratique illégale visant à favoriser le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale. Suite à ses révélations, rejetées en bloc par Clearstream, Denis Robert fera l’objet de plus de 60 procès, subira près de 200 contrôles d’huissiers et dépensera des dizaines de milliers d’euros en frais de justice. Ce n’est qu’en 2011 que la Cour de Cassation lui donne finalement raison. Surnommée « L’affaire des affaires » par le principal protagoniste, la bombe Clearstream a été adaptée au cinéma en 2015. En proposant de vivre l’histoire de l’intérieur, avec Gilles Lellouche dans le rôle du journaliste, L’Enquête rend ainsi compte de ce qu’est l’investigation en milieu sensible. Des circuits opaques, des pressions considérables et surtout un combat épuisant en faveur de la vérité. Si les dossiers récents, comme l’affaire Bettencourt (voir « Retour aux affaires » ci-contre) ou, donc, l’affaire Clearstream, ont débouché sur de vrais séismes, il convient de garder en tête qu’elles demeurent exceptionnelles. Les sphères politiques et financières constituent bien des réservoirs quasi inépuisables pour les journalistes mais sans incriminer obligatoirement un ministre ou un chef d’Etat.

POLITIQUE, FINANCE, JUSTICE

AU COEUR DES AFFAIRES D’ETAT L’Entretien, avec Gérard Davet - p.14-15 Mediapart, la nouvelle référence - p.16-17 Le très sensible recours aux sources - p.18-19 Retour aux affaires Bettencourt et Cahuzac - p.13&17

Beaucoup d’aiguilles et encore plus de foin

« Le journalisme économique n’est pas toujours celui qui passionne le plus mais l’investigation dans ce domaine est passionnante. Il n’y a pas que les secrets de l’Etat mais aussi ceux des entreprises, note François Pilet, spécialiste en la matière pour L’Hebdo. A première vue, l’économie c’est un peu un domaine de spécialistes donc les journalistes d’investigation ont peur de se lancer et de faire des erreurs. Mais il faut savoir qu’il y a beaucoup d’informations disponibles et directement utilisables puisque les entreprises sont obligées de faire des rapports, de publier des chiffres. C’est toujours possible d’obtenir des réponses et c’est aussi un milieu où il y a beaucoup de dérives et d’enjeux »2. Tellement d’enjeux que les journalistes passeraient presque pour des espions. Une frontière que l’amendement de la loi Macron sur le secret des affaires semblait prêt à gommer (voir par ailleurs). Pour autant, la réalité des enquêtes est bien loin de l’image fantasmée du détective de l’ombre ou de l’espion mystérieux. « L’investigation ce n’est pas toujours le document secret qu’on te passe, c’est aussi l’info qui est sous les yeux de tout le monde mais que personne ne voit, détaille François Pilet. C’est parfois l’aiguille dans la botte de foin et c’est encore plus beau car les tas de foin ne font que grandir, surtout dans le domaine économique. Mais c’est une question de méthode, il ne faut pas dire « qu’est ce que je cherche ? » mais « qu’est ce que j’aimerais trouver ? ». Au final c’est de l’initiative, de la vérification d’intuition. Il y a beaucoup de pistes qui s’arrêtent mais quand ça marche c’est jouissif »2. L’affaire Swissleaks ou, avant elle, l’affaire Wikileaks l’ont prouvé, l’investigateur moderne doit être capable de surnager dans un flot de données impressionnant et d’en sortir les éléments pertinents. Si la profession continue de scruter le monde politico-financier, elle doit aussi s’adapter à ses évolutions.

L

ongtemps, l’investigation s’est nourrie des campagnes toujours le cas. C’est d’ailleurs dommage car il y aurait aussi électorales financées illégalement. Dans les années 80 beaucoup à faire dans le domaine social, spécialement déserté »1. plus que jamais, ses sources de cash occultes ont rempli En ce qui concerne Mediapart, la vision du journalisme citoyen les colonnes des journaux. Une tendance et le caractère justicier d’Edwy Plenel freinée par une série de lois votées n’est probablement pas étranger à cette entre 1988 et 1996 et censées encadrer le orientation. Si les deux médias ne sont pas financement des campagnes. Pour autant, les seuls à s’intéresser à ce type de dérives, les dernières affaires le prouvent, le monde ils sont ceux qui, actuellement, les mettent politico-financier reste une cible majeure le plus régulièrement à jour. des journalistes-enquêteurs. Denis Robert aussi est fortement « C’est vrai que l’investigation lié au genre. Peut-être même plus que s’est toujours beaucoup concentrée quiconque tant sa vie a été bouleversée sur les milieux politiques et financiers par ses propres révélations. En février 2001 parce qu’ils donnent naissance à de puis janvier 2002, il publie Révélation$ nombreuses dérives, confirme Richard puis La Boite Noire et fait éclater l’affaire Schittly, journaliste police/justice au Clearstream. Le fond ? La chambre de Progrès. Et lorsqu’on regarde les compensation luxembourgeoise dossiers récents du Monde ou aurait mis en place un système Denis Robert, rouage malmené de l’affaire Clearstream de Mediapart, c’est effectivement de compte non-publiés depuis

s’appliquer plus largement et contraindre les journalistes et les lanceurs d’alertes. L’association de la presse judiciaire a d’ailleurs critiqué ouvertement le projet : « C’est à se demander si le gouvernement ne souhaite renvoyer le journaliste “chien de garde de la démocratie” à la niche de la communication institutionnelle ». Finalement, ce dernier a donc adouci son texte en protégeant notamment les salariés et les syndicalistes et en garantissant sa nonapplicabilité « dès lors qu’il s’agit de liberté d’expression et d’information ». Une clé non négligeable dans le monde de plus en plus verrouillé des entreprises.

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©Pierre Verdy/AFP - DR

Le tollé suscité par le récent amendement sur le « secret des affaires » est venu rappeler la volonté de la profession de lutter contre une information verrouillée. Prévu dans le cadre de la Loi Macron, il devait permettre aux entreprises françaises faisant l’objet d’une investigation journalistique de saisir un juge. Des amendes et des peines de prison lourdes étaient même prévues notamment en cas de menace directe pour « la sécurité ou les intérêts économiques de la France ». Finalement, face aux réactions virulentes, quatre amendements ont été ajoutés au projet initial pour empêcher toute atteinte à la liberté d’information. Conçu pour empêcher l’espionnage industriel, ce texte aurait pu

©Olivier Roller

Les temps sont durs en « affaires »

1. Propos reccueillis par téléphone le 18 avril 2015. 2. Propos recceuillis dans les locaux de l’Hebdo, le 03 avril 2015.

Retour aux affaires

L’emblématique

Affaire Bettencourt Comme Clearstream, l’affaire Bettencourt illustre à merveille ce qu’est l’investigation contemporaine. De l’argent, des personnalités politiques de haut rang, des dossiers judiciaires par dizaines et des journalistes inspirés. A la base, pourtant, elle s’apparente plus à une affaire de famille qu’à une affaire d’Etat. En décembre 2007, Françoise Bettencourt Meyers, fille de l’héritière du groupe L’Oréal Liliane Bettencourt, dépose une plainte contre François-Marie Banier, photographe très proche de ses parents. Ce dernier est accusé d’avoir, depuis la mort d’André Bettencourt, profiter de l’âge avancé de sa femme Liliane pour lui soutirer des sommes d’argent colossales. La fille réclame donc que sa mère soit mise sous tutelle mais pour cela il faut prouver qu’elle n’est plus capable de gérer seule ses affaires. En septembre 2008, François-Marie Banier est placé en garde à vue pour « abus de faiblesse ». De son côté, la milliardaire refuse les examens médicaux et fournit une expertise la jugeant mentalement apte. C’est le début d’un très long feuilleton judiciaire. Le dossier prend une épaisseur considérable quand le majordome Pascal Bonnefoy décide d’enregistrer discrètement les conversations de Liliane Bettencourt avec François-Marie Banier mais aussi avec son gestionnaire de fortune Patrice de Maistre. En partie dévoilés par Mediapart en juin 2010, ces derniers révèlent des liens entre l’héritière et le ministre du travail de l’époque Eric Woerth. Il lui demanderait ainsi de faire des dons à plusieurs personnalités politiques. Bien que mis hors de cause par l’inspection générale des finances, il présentera sa démission. L’affaire est tentaculaire et les mises en examen s’accumulent aussi bien concernant le volet politique que familial. « Trafic d’influence » d’un côté et « abus de faiblesse » de l’autre. Les médias sont, eux, accusés par le camp Sarkozy de mener une cabale contre le président et ses proches. Lorsque ce dernier perd l’élection présidentielle de 2012, il est à son tour impliqué et finit par être mis en examen pour « abus de faiblesse » en 2013. Les juges se demandent s’il a pu intervenir, en faveur de Lilian Bettencourt, dans le volet familial du dossier mais s’interrogent aussi sur un possible financement illégal de campagne en 2007. Il bénéficiera finalement d’un non-lieu, les juges estimant les éléments de preuves trop faibles. Le procès pour « abus de faiblesse » s’est finalement tenu au mois de janvier à Bordeaux. Trois ans de prison ferme ont notamment été requis contre François-Marie Banier ainsi que trois ans de prison dont 18 mois avec sursis pour Patrice de Maistre. Le jugement a été mis en délibéré au 28 mai. Au-delà du cataclysme provoqué, l’affaire Bettencourt est celle qui a fait Mediapart. …. Le dossier a aussi donné lieu à une affaire dans l’affaire à savoir celle des fadettes du Monde pour laquelle Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur a été mis en examen pour l’espionnage téléphonique de Gérard Davet visant à démasquer sa source. Leak - Mai 2015 / 13


Dossier

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Difficile de protéger ses sources mais aussi difficile de se protéger soi-même parfois. Vous avez été mis sur écoute, sous protection policière... comment faiton pour continuer dans ces conditions ? Il faut aller de l’avant, c’est un poids omniprésent mais on fait avec car c’est la contrepartie de notre travail qui consiste à mettre des gens dans des situations compliquées. Nous attaquons des pouvoirs et la réponse est variée, ce sont des menaces, des procès… mais il faut assumer.

L’ENTRETIEN

«L’investigation est l’unique avenir du journalisme»

«En France, il n’y a pas toujours une volonté d’aller chercher l’information où elle se cache»

La mise sous pression est-elle ponctuelle et spécifique à certaines affaires ?

Journaliste au Monde, Gérard Davet incarne, avec son compère Fabrice Lhomme, le mythe du journalisme d’investigation en France. A son actif, des affaires explosives comme Bygmalion, le Kazakhgate ou, plus récemment, Swissleaks. Des scoops qui l’ont placé sous les feux de la rampe mais aussi dans l’oeil du cyclone. Pour Leak, il évoque la place de l’investigation en France et décrit cette profession hors-norme, de l’adrénaline aux menaces de mort.

Où se situe le pays, dans ce domaine, par rapport aux médias étrangers ? Nous ne sommes pas les plus efficaces, c’est évident, car c’est un tout petit monde. Il n’y a pas de système, ce n’est pas porté aux nues alors qu’en Angleterre en Allemagne et aux USA, ils font ça depuis longtemps, de manière plus étendue, plus efficace et plus professionnelle. Les Américains travaillent de manière vraiment carrée, sans états d’âmes alors qu’en France les faits viennent se

«La dénonciation et la délation sont des termes employés par des gens qui ne supportent pas qu’on s’en prenne au pouvoir de l’argent»

Leak - Mai 2015 / 14

La question de la protection des sources revient régulièrement dans le débat. Qu’en est-il concrètement ? Elle n’est pas assurée tout simplement parce qu’une loi devait être votée et qu’elle ne l’a pas été. Elle a été repoussée plusieurs fois, nous ne savons pas pourquoi. Il y a encore eu récemment une promesse du Président de la République mais elle n’est jamais arrivée à l’Assemblée. Des lobbys sont surement à l’œuvre mais si ce n’est pas une priorité pour le pouvoir, bien qu’elle soit forte de principes importants, c’est aussi parce qu’elle ne touche pas forcément la population. Les gens ont d’autres préoccupations prioritaires comme le pouvoir d’achat.

Nous avons besoin de sources et c’est dans ces milieux qu’elles se recrutent. Elles sont partout donc forcément les frontières sont poreuses. Il faut garder en tête qu’elles ont souvent un intérêt à donner l’information donc à nous de savoir si elle est bonne et pourquoi on nous la donne. Ensuite, notre travail consiste à la sortir de la manière la plus crédible possible. Sur ce plan, comment expliquer la différence de culture avec les médias anglo-saxons et leur culture du journalisme d’initiative ? En France, il y a des lois qui permettent aux journalistes d’accèder à certains documents judiciaires alors qu’à l’étranger ce n’est pas forcément le cas. Par contre, ils ont pour habitude de rémunèrer leurs informateurs alors que nous ne le faisons pas. Malgré tout, ce n’est pas exact que nous ne faisons que suivre les procédure judiciaire. Le livre French Corruption écrit avec Fabrice Lhomme a par exemple donner lieu à des suites judiciaires. L’affaire Cahuzac a mis en lumière une forte défiance envers les journalistes, y compris de la part de confrères. Celui qui fait de l’investigation doit-il prendre ce contexte en compte ? Il faut accepter d’assurer la pédagogie de l’information. Malgré tout, l’affaire Cahuzac était particulière car certaines informations sorties au début ne tenaient pas la route et n’étaient pas très corroborées. Des questions se posaient donc certains confrères les ont posées. En tant que professionnel quand je voyais certaines pièces, il était normal de s’interroger mais il se trouve que Mediapart a eu raison sur l’essentiel et

c’est ce qu’il faut retenir. Aussi bien pour enquêter que pour se protéger, le métier a-t-il été bouleversé par l’arrivée des nouvelles technologies ? C’est sur qu’il faut faire très attention à tout ce que l’on fait et à tout ce que l’on dit. Tout notre travail est désormais caché et crypté. Personnellement, je ne veux pas d’une société où tout est enregistré et ressorti hors de son contexte. Chacun a le droit à sa zone de liberté. En résumé, qu’est ce qu’un journaliste d’investigation ?

Il faut surtout savoir mesurer le risque. Avec Fabrice Lhomme nous travaillons à deux, dans une grande rédaction, en faisant très attention à ce qui est écrit, ce sont autant de garde-fous. La dénonciation et la délation sont des termes employés par des gens qui ne supportent pas qu’on s’en prenne au pouvoir de l’argent. La frontière poreuse qui existe avec

A titre personnel, y-a-t-il une affaire qui vous a particulièrement marqué ? J’aime bien Swissleaks. Peut-être parce que c’est la dernière alors que je fais ce travail depuis 25 ans. Mais surtout car nous avons touché à plein de choses, nous nous sommes battus, nous avons travaillé à l’étranger, découvert d’autres méthodes... J’en suis content car c’était vraiment un sacré boulot. Dans une presse en mutation, le journalisme d’investigation a-t-il un bel avenir ? Il s’agit surtout du seul avenir du journalisme aujourd’hui ! Avec tous les médias qui existent, il faut de la plus-value pour faire des différences. Et la plus value c’est un scoop, c’est une enquête bien faite. C’est comme ça que les lecteurs se disent qu’ils en ont pour leur argent. Propos reccueillis par téléphone le 04 avril 2015.

En 2013, Gérard Davet et Fabrice Lhomme publient «French Corruption» qui vaudra à Patrick Balkany d’être mis en examen. Leak - Mai 2015 / 15

bon

C’est quelqu’un qui a la volonté d’aller plus loin, d’être curieux et de s’y consacrer à 100%, constamment. Il ne faut pas y aller doucement.

Au moment de SwissLeaks, certains ont parlé de « journalisme de dénonciation ». Est-ce une dérive à craindre ?

©JulienFalsimagne

Il n’y a pas de réel problème pour en faire dans le sens où c’est d’abord un état d’esprit. Il suffit donc de l’avoir. Ce qui pourrait la limiter par contre ce sont les finances, surtout pour les affaires de grande ampleur. Mais globalement, le principal frein c’est une volonté de ne pas en faire.

mêler aux opinions. Ils ont bien sur des moyens colossaux mais ce n’est pas le seul élément. Ils arrivent à mobiliser une cellule beaucoup plus rapidement. En France c’est à plus petite échelle car il n’y a pas toujours une volonté d’aller chercher l’information où elle se cache.

©JulienFalsimagne

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st-ce difficile de pratique le journalisme d’investigation en France aujourd’hui ?

Non, c’est quelque chose de constant, il ne se passe pas de mois ou de semaines sans que nous soyons convoqué au tribunal ou devant des policiers pour des histoires de diffamation, de violation du secret de l’instruction. Avec Fabrice Lhomme, nous sommes protégés par un service d’élite car nous sommes réellement menacés. Moi j’ai reçu une balle, une substance explosive, Fabrice Lhomme a reçu un cercueil donc ce ne sont pas des petites menaces. Alors, oui, nous sommes en danger même s’il y a peut-être 5% de chances pour que quelqu’un passe à l’acte. Mais je pense que le journaliste qui travaille, par exemple, en Tchétchénie l’est encore plus. De même, je n’aimerais pas faire de l’investigation en Russie aujourd’hui.

les organes judiciaires et policiers représentent-elles également un danger ou est-ce avant tout un impératif ?


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e petit crieur a bien grandi. Sept ans après les débuts de création d’un nouveau quotidien papier. Sauf que les finances Mediapart, le petit bonhomme à l’écharpe, aux mains ne le permettent pas. L’idée d’un site d’information détaché de l’instantanéité pleines de voit alors le jour. journaux et à la L’objectif est bouche grande de proposer un ouverte a pris du contenu nongalon. Ou alors il exhaustif et de crie de plus en plus prendre le temps fort. En tout cas, il de mener des occupe désormais investigations une place de choix de fond. Et dans le monde de pour cause, « le la presse française. journaliste doit Et celle de leader être autonome face dans le secteur de Le site s’est imposé comme le seul média à l’actualité, lance l’investigation. capable de rivaliser avec Le Monde encore Fabrice Arfi quelques Mediapart, comme son nom le dans le domaine de l’investigation. années plus tard. Nous ne condense, est plus qu’un média. sommes pas simplement les La réussite d’un modèle économique C’est un média participatif. passe-plats, même talentueux Et son succès est avant tout nouveau et des idées d’Edwy Plenel. »3. celui d’une philosophie, d’une Le petit groupe prend alors conception précise du métier de journaliste. Avec un mot d’ordre, répété à l’envi : « Seul nos du volume en faisant appel à des professionnels des réseaux pour lecteurs peuvent nous acheter ». Une déclaration d’indépendance assurer la mise en place technique du site. Dans le même temps, de nombreuses personnalités de tous domaines apportent leur en équilibre sur un modèle économique novateur. Lors du lancement du site en 2008 au Salon du Livre, appui et des spécialistes mettent leur savoir-faire à disposition. Benoît Thieulin, par exemple, qui sort de Edwy Plenel expliquait ceci : « Mediapart nait d’un sentiment démocratique et le principe de l’abonnement doit nous permettre la campagne présidentielle de Ségolène Royal et qui vient de de sortir des logiques d’audiences qui ont toujours eu un impact lancer un site autour de la démocratie participative se charge sur les contenus »1. Quatre ans plus tard, Fabrice Arfi, journaliste de ce versant du projet. L’idée de proposer un club ouvert aux vedette du site complète en évoquant le contexte de l’époque : « internautes voit le jour. Ceux-là doivent pouvoir rédiger des La France s’était dévitalisée du côté de l’enquête et de la fonction contributions et faire entendre leurs voix. « Toute une partie que nous ne voyons pas doit citoyenne du journalisme »2. surgir d’en bas »1 justifiait Le contexte c’est aussi Edwy Plenel lors du lancement. cette réunion, fin 2006, chez Sept ans plus tard, il souligne Edwy Plenel. Sont présents encore cette visée lorsqu’il Laurent Mauduit, François s’adresse aux internautes dans Bonnet, anciens du Monde, son édito anniversaire : « Il y et Gérard Desportes, exa parfois des parti pris de la Libération. L’hôte du soir a part de la rédaction mais nous été licencié du quotidien de n’avons pas le dernier mot. référence un an auparavant et, Vous pouvez les discuter, vous tous ensemble, ils dressent un pouvez y répondre »4. constat clair : la presse souffre Financièrement, économiquement mais aussi l’élaboration du projet est au plan de l’indépendance. Le symbole du crieur figure en bonne place compliquée. Difficile de Une solution doit être trouvée au sein de la rédaction du site. réunir les fonds nécessaires. et la réflexion s’oriente vers la

Edwy Plenel contracte un emprunt bancaire à hauteur de 360 000 euros sur dix années. Laurent Mauduit et François Bonnet mettent aussi la main à la poche. Le lancement est tout de même chaotique, le système informatique n’étant pas encore finalisé et donc incapable d’enregistrer les abonnements, pourtant au centre du modèle économique. L’informaticien Laurent Chemla finira par solutionner le problème au prix de gros efforts et de nombreuses heures passées devant les écrans. C’est ainsi que Mediapart voit le jour en mars 2008. Rapidement, le premier objectif des 10 000 abonnés semble difficile à atteindre et la survie du média est menacée. C’est finalement le fonds d’investissement Odyssée qui le maintiendra en vie en injectant discrètement 1 million d’euros contre 22% du capital. En mars 2014, les parts seront revendues 2,5 millions d’euros. Preuve qu’Odyssée avait vu juste mais surtout que Mediapart fonctionne. Sa première réussite tombe en effet quelques mois après ce sauvetage financier. Le site publie les enregistrements de l’affaire WoerthBettencourt et ébranle la France. L’impact est immédiat sur les abonnements qui grimpent en flèche. Et, forcément, l’équation pose question. Mediapart pourra-t-il tenir sa ligne citoyenne et indépendante si sa survie ne dépend que des scoops et des fidèles qu’ils rapportent ?

MEDIAPART,

LA NOUVELLE RÉFÉRENCE

La démocratie à l’épreuve

Aujourd’hui, la réponse est connue et elle est positive. Mediapart a continué à creuser, à expliquer et ne cesse de marteler son message d’indépendance financière et journalistique. Début 2015, dans le cadre du septième anniversaire du site, Edwy Plenel le définissait encore ainsi, en s’adressant aux internautes : « Un journal qui ne vous a pas annoncé, il y a quelques jours, la mort de Martin Bouygues. Un journal sur lequel il n’y a pas de nouvelles non vérifiées, qui n’est pas dans l’information en continu et immédiate. Un journal où il n’y a pas de publicité, pas de mécène industriel qui achète de l’influence et puis pas non plus de subventions publiques car nous ne sommes pas dans un conflit d’intérêt »4. Sept ans après sa création, le site est en effet dans une situation économique qui lui permet d’envisager l’avenir avec sérénité (voir par ailleurs). En 2013, Fabrice Arfi parlait d’un « laboratoire de presse qui interroge sur la finalité et la fiabilité des méthodes »3. Fervent défenseur du journalisme d’initiative, il a en grande partie contribué à la notoriété du site. Affaires Bettencourt, Karachi ou Cahuzac sont notamment à mettre à son actif. Des dossiers qui symbolisent à merveille ce qu’est l’investigation aujourd’hui. Des dérives dans les sphères politico-financières, des pressions très fortes provenant des pouvoirs mais également la défiance des confrères (voir « Le choc Cahuzac » ci-contre) et de l’opinion publique. Certains griefs reviennent en boucle comme la propension du site à s’accaparer le travail de la justice. Illustration ironique, avec Stéphane Fouks. Celui qui a contribué à lancer Mediapart s’est ensuite retrouvé dans le camp d’en face puisqu’il a gérer la communication de crise de…Jérôme Cahuzac. Une affaire durant laquelle il a ciblé les méthodes des journalistes : «Je soutiens le journalisme d’investigation, mais suis plus réservé sur celui d’accusation». En face et comme toujours, Mediapart a fait bloc. Derrière ses journalistes malmenés, derrière son ambition initiale et c’est peut-être cette capacité à ne pas renoncer qui en fait une référence. « Les affaires sont des tests pour la démocratie »3 résumait Fabrice Arfi. Depuis sept ans, Mediapart lui en fait subir des batteries. Et le petit crieur se fait une joie d’hurler les résultats.

Seule ombre au tableau, celle du fisc qui poursuit la bande d’Edwy Plenel. La cause ? Mediapart s’est autoappliqué le taux de TVA réduit à 2,1%, normalement réservé à la presse papier. La presse en ligne, elle, était encadrée par le taux à 19,6%. La différence chiffrerait au final à 3 millions d’euros. Et elle n’évoluera plus puisque les taux ont été harmonisés en février 2014. Seules deux amendes, l’une d’1 million d’euros pour « mauvaise foi » et l’autre de 200 000 euros en pénalités de retard doivent y être ajoutées. Considérant que la justice lui a donné raison en modifiant la loi, Edwy Plenel refuse toujours le remboursement. Surtout, il y voit une raison bien plus vicieuse : « Nous nous battrons jusqu’au bout. Le dossier du fisc ne tient pas la route. C’est une vengeance venue du plus haut niveau de l’administration fiscale suite à l’affaire Cahuzac »1 1. «Le bras de fer continue entre le fisc et Mediapart», BFM Business, 12/03/2015

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« Sept ans c’est l’âge de raison », annonçait Edwy Plenel dans un édito vidéo, publié au mois de mars en marge de la date anniversaire de Mediapart. A en croire les résultats annuels mis en ligne par le site à cette occasion, c’est aussi l’âge d’avoir raison. Avoir raison, au moment d’initier le projet, de croire en un nouveau modèle économique et avoir raison de défendre un type bien précis de journalisme. Depuis son lancement, le site ne cesse de gagner des abonnés mais aussi, corollaire logique et impératif puisqu’il en dépend, de l’argent. A l’automne 2014, la barre symbolique des 100 000 fidèles a été franchie et ils sont désormais plus de 112 000, en progression de 27% sur l’année écoulée. Primordial donc puisque 97% du chiffre d’affaires de Mediapart provient des abonnements. Le prix à payer ou plutôt à faire payer pour conserver une totale indépendance et ne pas intégrer les variables « actionnaires » et « publicité » dans le fonctionnement du média. Une formule qui fonctionne puisque ce dernier est bénéficiaire pour la quatrième année consécutive.

©Libération / Paris Match

Un anniversaire joyeux

1. « Edwy Plenel lance Mediapart au Salon du livre », vidéo l’Express, 18 mars 2008. 2. « Il est temps de réveiller le journalisme d’enquête », vidéo Mediapart, 02 décembre 2011. 3. . « Le journalisme d’investigation », les « Jeudi de l’Acrimed », 14 novembre 2013. 4. « Mediapart a 7 ans : l’éditorial d’Edwy Plenel », vidéo Mediapart, 09 mars 2015.

Retour aux affaires

Le choc

Cahuzac L’onde avait en fait pris naissance quelques mois avant de provoquer le séisme. En juillet 2012 pour être précis. A cette époque, un rapport conteste le travail des experts de la Cour de Justice qui ont disculpé Eric Woerth concernant la vente de l’hippodrome de Compiègne, cédé par l’Etat à la Société des Courses pour un prix considéré comme dérisoire. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart flaire une embrouille et s’interroge sur la clémence dont bénéficie l’homme politique. C’est dans ce cadre qu’il s’intéresse à Jérôme Cahuzac, alors président de la Commission des finances à l’Assemblée. Le 04 décembre, alors que le principal concerné est devenu Ministre du Budget, Mediapart publie un article expliquant que Jérôme Cahuzac a possédé un compte en suisse « pendant de longues années et jusqu’en 2010 ». Le site se base notamment sur le travail de Rémy Garnier, ancien inspecteur des impôts du Lot-et-Garonne qui avait, dès 2008, adressé un mémo à sa rédaction concernant la situation fiscale de l’interessé. Mediapart s’intéresse notamment à propos d’un discret voyage qui aurait eu pour but de clôturer le compte avant d’accéder à la présidence de la Commission des Finances. Immédiatement, les informations sont démenties par Jérome Cahuzac. Les responsables politiques de tous bords réclament des preuves, de même que…les journalistes ! Mediapart est ainsi obligé de publier un enregistrement compromettant dès le lendemain. Il retranscrit une conversation entre Jérôme Cahuzac et son gestionnaire de fortune Hervé Dreyfus, laissée par mégarde sur une boite vocale et où il est question d’un embarassant compte bancaire à l’UBS de Genève. Le ministre se défend avec force, appuyé par différents politiques et assure au Président François Hollande et à son Premier Ministre Jean-Marc Ayrault qu’il n’a jamais possédé de compte en suisse. Il fait passer le même message au micro de l’Assemblée Nationale. Sous pression comme rarement, visé par les expressions « journalisme de bûcher » et « procureurs aux petits pied », Mediapart fait face et ne cesse d’appuyer ses dires. Fin décembre, Edwy Plenel écrit au Procureur de Paris pour qu’il ouvre une enquête. La Suisse quant à elle évoque le secret fiscal, ce que Le Journal du Dimanche interprète comme une preuve d’innocence provoquant la colère de Mediapart qui y voit l’illustration la complaisance médiatique à l’égard du pouvoir politique. Le 02 avril, alors que le Canard Enchainé s’apprête à révéler l’aveu de Jérôme Cahuzac aux juges, celui-ci prend les devants et passe à table via son blog. Il confirme l’existence du compte transféré depuis à Singapour. Il s’excuse, notamment envers le Président et le Premier Ministre, pour ses mensonges répétés et affirme être « dévasté par le remords ».

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Dossier

Dossier

par l’article 11 du code de procédure pénale. Ce dernier précise que « toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel » tout en stipulant qu’afin « d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, […], rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ». Il est donc, normalement, le seul à pouvoir s’exprimer. Mais la réalité est évidemment différente. Rompu aux mécanismes judiciaires et policiers, Richard Schittly, journaliste spécialisé dans ce domaine au Progrès constate la fragilité du principe : « Avec le temps le secret de l’instruction n’existe presque plus, il est devenu très théorique. Ce n’est plus vraiment adapté à l’époque même s’il est parfois mis en avant dans certaines affaires pour verrouiller les informations »4. Des affaires qui impliquent souvent des personnalités politiques. Le secret des sources est quant à lui l’un des principes essentiels de la profession et figure notamment dans les dix devoirs de la Charte de Munich et, très explicitement dans la Charte des devoirs professionnels des journalistes français de 2011 (alors qu’il était implicite jusque là). Sur ce point encore, la réalité est moins claire. Alors qu’elle devait être renforcée, la loi sur le secret des sources (voir ci-contre) n’est toujours pas arrivée à l’Assemblée comme le précise Gérard Davet dans son entretien pour Leak (voir page 14). En vertu de ses deux principes, la relation entre le journaliste et ses sources doit donc se voir comme un numéro d’équilibriste. « Le journaliste d’investigation n’est pas forcément dans l’illégalité car lui n’est pas tenu au secret

Au coeur des affaires, le très sensible

RECOURS AUX SOURCES

Les relations qu’entretiennent les journalistes d’investigation avec les policiers, les avocats ou encore les magistrats sont complexes. Indispensables mais intéressées, elles nécessitent confiance autant que méfiance. Dans ce discret jeu de séduction, chacun avance savamment ses pions. Une partie serrée sur le fil de la loi.

Consentement mutuel

Si la proximité entre journalistes et politiques est souvent mise en avant voire décriée, elle existe aussi dans d’autres secteurs. Constamment en contact par le biais des procès ou des enquêtes, les professions avancent conjointement et finissent inévitablement par se rapprocher. D’autant plus que si la relation perdure c’est que chacun y trouve son compte. Le journaliste a besoin de sources au cœur des dossiers pour obtenir des informations sensibles mais solides. Les magistrats, avocats et policiers ont besoin des Leak - Mai 2015 / 18

est l’intérêt de sa source et s’appliquer à recouper son information, à la vérifier. La source, de son côté, doit s’assurer que les informations qu’elle divulgue satisfassent le journaliste sans se compromettre.

Des secrets fragiles

Interrogé sur les liens qui peuvent exister entre journalistes d’investigation et services secrets, Jean-Marie Bourget, ancien de VSD et Paris-Match dénonçait d’ailleurs clairement ces fuites intéressées : « Je ne vois aucun intérêt à fréquenter ces gens-là. Sauf s’il s’agit de gens à la dérive qui veulent «balancer». Sinon, s’ils vous disent quelque chose, c’est dans l’intérêt de leur service. Ce qu’ils vous disent peut être vrai ou intéressant, mais vous n’avez aucun moyen de contrôler. C’est difficile de recouper »3. Les liens de confiance qui se nouent avec le temps sont, sur ce plan, primordiaux. En général, l’information n’est d’ailleurs pas offerte clé en main, la source se contentant de confirmer ou d’infirmer les hypothèses journalistiques voire de lui fournir un peu de matière en off. Car deux éléments essentiels sont censés régir ces échanges : le secret de l’instruction et le secret des sources. Le premier est garanti

L’ombre des communicants

Indispensable, cette proximité est-elle pour autant dangereuse ? « La proximité non, c’est la façon de pratiquer qui peut l’être, nuance Richard Schittly. La proximité est nécessaire et c’est tout le métier du journaliste que de savoir garder une distance convenable. Assez proche pour avoir des informations mais avec suffisamment de liberté pour les publier quand c’est nécessaire. Après si l’on se donne une mission de dire tout et n’importe quoi dans des délais affolant, bien sur que ça pose un vrai problème »4. Une remarque qui trouve forcément un fort écho dans l’actualité récente. Lors des attentats de janvier, les chaines d’informations en continu se sont ainsi distinguées en fournissant, grâce à des intervenants très bien informés par les forces de l’ordre, des détails sur les prises d’otages en cours à l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes et dans l’imprimerie

de Dammartin-en-Goele. Surtout, loin des stéréotypes et des fantasmes de la connivence extrême et des discussions secrètes, Richard Schittly évoque un processus beaucoup plus difficile : « La propension des institutions à parler je la démens catégoriquement. La réalité est tout à fait différente de cette image et la tendance est même à l’inverse, elles se referment de plus en plus »4. Fort de 15 ans d’expérience dans le domaine judiciaire, le journaliste doit désormais composer avec des informations parcellaires, dont une bonne moitié est « très difficiles à aller chercher ». « Les juges parlent très peu par exemple, pareil pour les officiers de police. En général, dans les grandes affaires, ce sont souvent des représentants syndicaux qui prennent la parole. Quelques avocats aussi, parfois. Mais il y a beaucoup de communication et le métier est de plus en plus difficile »4. Comme si l’inépuisable torrent d’informations s’était transformé en un mince filet. Presque coupé à la source. 1. Propos reccueillis par téléphone le 04 avril 2015. 2. Propos recceuillis dans les locaux de l’Hebdo, le 03 avril 2015. 3. Dans «Journalisme et services secret, les liaisons dangereuses», pour le site La Fabrique de l’info 4. Propos reccueillis par téléphone le 18 avril 2015.

Un secret bien mieux gardé ?

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médias pour faire passer des messages, servir leurs intérêts et gagner en notoriété. « Il faut bien admettre que le moteur numéro un des informations dans les journaux et encore plus dans les affaires, ce sont les querelles personnelles, ajoute François Pilet, journaliste d’investigation pour l’hebdomadaire suisse L’Hebdo. C’est la force la plus incroyable qui pousse les gens à parler »2. L’objectif est donc clair pour les deux parties : parvenir à ses fins sans tomber dans le piège de l’autre. Ce jeu d’influence n’est en effet pas sans risque. Comme cela est souligné par Gérard Davet, le journaliste doit impérativement se demander quel

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«N

ous avons besoin de sources et c’est dans ces milieux qu’elles se recrutent »1. Journaliste au service investigation du Monde, Gérard Davet n’a pas de mal à évoqur la frontière poreuse qui existe entre les journalistes et les organes policier ou judiciaire. « Dans ce monde, les sources sont partout mais c’est un avantage comme un piège. Il faut garder en tête qu’elles ont souvent un intérêt à donner l’information, c’est donc à nous de savoir si cette dernière est bonne et pourquoi on nous la donne »1. Difficile de mieux résumer la règle du jeu de séduction auquel se livrent journalistes et sources dans le milieu des affaires.

de l’instruction, analyse Richard Schittly. Par contre, dans une enquête en cours, il y a forcément un moment où la source qui lui donne l’information est en porte-à-faux. Elle est à la frontière, donc c’est bien un terrain délicat. En France ça n’a jamais été bien régulé donc on tolère une sorte de zone grise dans laquelle les journalistes essaient de naviguer. Mais pour eux la loi est très protectrice normalement »4. Un aménagement de la loi sur la liberté de la presse, votée le 16 mai 2008 ,apporte notamment une garantie importante sur ce plan. Il prévoit qu’un journaliste poursuivi pour diffamation puisse prouver sa bonne foi en présentant une pièce du dossier d’instruction sans être attaqué pour recel.

Depuis longtemps souhaité, le projet de loi renforçant « la protection du secret des sources » se fait toujours attendre. Pourtant, au mois de janvier, François Hollande l’avait évoqué dans le cadre des 70 ans de l’Agence France Presse : « il y a un projet de loi qui est attendu depuis trop longtemps, qui doit renforcer la protection du secret des sources, il sera discuté au Parlement cette année, je m’y engage ».Figurant parmi ses promesses de campagne, elle devait être examinée par les députés avant d’être reportée. Actuellement, la loi promet « qu’il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie ». Une notion assez vague qui pose problème notamment parce qu’elle peut évoluer en fonction du contexte. Une grande partie de la profession souhaite donc que la formule soit modifiée en s’inspirant de la législation belge qui stipule « qu’il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que pour prévenir ou réprimer la commission soit d’un crime, soit d’un délit constituant une atteinte grave à la personne ». De plus, il faut que l’information en question présente « une importance cruciale » et qu’elle ne puisse « être

obtenues d’aucune autre manière ». Un cadre plus strict que le Conseil d’Etat a refusé en mai 2013. Difficile de s’intéresser à la protection des sources sans évoquer le projet de loi sur le renseignement. Alors qu’une première version a été publiée le 19 mars 2015, il fait déjà couler beaucoup d’encre. Le texte prévoit par exemple d’accentuer la surveillance sur Internet notamment en légalisant les systèmes existants. Les fournisseurs d’accès pourraient aussi être contraints de détecter, par l’installation de boite noires, les comportements typiquement suspect sur la base de schémas connus. Un élargissement du périmètre de surveillance est prévu et des mesures concernent également les mécanismes d’écoutes (IMSI-catcher entre autres) ainsi que les logiciels espions. Si le projet est aussi critiqué au sein de la profession c’est que beaucoup envisagent son impact sur le secret des sources. Menacées, celles-ci pourraient décider de se taire. Dans le cas contraire, elles pourraient être inquiétées. Beaucoup réclament donc que soit prévue une exception pour les journalistes. Reste à savoir si elle serait respectée et efficace.

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Retour aux affaires

«P

orter la plume dans la plaie » n’est pas sans risque. journalistique quand quelqu’un s’avise de remettre en question Si la formule d’Albert Londres est aussi efficace c’est l’intégrité des autorités ». Un constat établi en 2002 sur la base de parce qu’en plus d’illustrer l’action du journaliste sa propre expérience et de celles de ses amis : « Ceux qui travaillent d’investigation, elle suggère la réaction de la cible. Ainsi, dans les grandes rédactions sont pieds et poings liés. Il y a vingtnombreux sont ceux qui, à trop creuser, sont tombés sur un os. ans, on pouvait spéculer sur l’assassinat de John Fitzgerald Puisqu’il dérange, puisqu’il égratigne, celui qui enquête doit Kennedy sans risquer de compromettre sa carrière. Aujourd’hui, s’attendre à passer du statut de chasseur à celui de chassé. Dans si un journaliste se hasarde à remettre en cause la version l’entretien qu’il a accordé à Leak (voir page 29), Pierre Ballester officielle du crash du vol TWA 800, il deviendra pestiféré : les le dit sans détour, « quel que soit le sérieux de son travail, le autorités s’acharnent, ses confrères s’inquiètent ouvertement de journaliste d’investigation doit s’attendre à être minoré, trainé sa santé mentale, il se retrouve marginalisé professionnellement. dans la boue, à faire l’objet des railleries, des moqueries ». C’est L’enjeu économique et financier est dorénavant prioritaire. le risque quand Il ne faudrait pas on s’aventure hors qu’une information des sentiers battus. déplacée affecte les Quand l’avalanche cours de la Bourse ». part, celui qui l’a La crash du vol déclenchée a de TWA est assez fortes chances d’être symptomatique balayé et réduit au de la puissance du silence. rouleau compresseur Kristina qui peut s’abattre B o r j e s s o n , sur le journaliste journaliste freelance, fouineur. En 1996, un a consacré un vol transatlantique ouvrage à cette s’écrase au larges des fameuse « loi du côtes de Long Island silence » qui s’impose et fait 230 morts. Le parfois dans la troisième accident monde de la presse. le plus meurtrier de Dans Black List, l’histoire des Etatsquinze journalistes Unis. Si la version contributeurs officielle a toujours y exposent de graves cas été celle d’une explosion du Parce qu’ils bousculent l’ordre établi, les d’atteinte à la liberté de réservoir de gaz de l’appareil, journalistes d’investigation dérangent. Les la presse et à la liberté de nombreux témoins pouvoirs comme leurs propres confrères d’expression. Comme un affirment qu’un missile en symbole, le livre s’ouvre tentent parfois de les réduire au silence. Des provenance de l’océan a de d’ailleurs sur le témoignage percuté l’avion. Des navires de mises au placard qui peuvent prendre des indirect de Gary Webb. la marine américaine présents proportions effrayantes. Black-listé puis « suicidé », sur la zone sont notamment il s’exprime à la première suspectés alors que la piste personne à travers l’écriture de terroriste est aussi évoquée. Kristina Borjesson (voir ci-contre). Comme d’autres, il met non Mais, à l’époque, les témoignages sont systématiquement balayés seulement en lumière la puissance des institutions étatiques mais ou décrédibilisés par les autorités. surtout les terribles errements de certains médias concurrents. Même si elles semblent solides et qu’elles émanent d’un travail journalistique sérieux, les preuves semblent parfois avoir

bien peu de poids. S’il est un domaine dans lequel la problématique s’est souvent posée, c’est bien celui du sport. Et plus précisement du dopage dans le sport. Comme l’explique Pierre Ballester , « on pourrait parfois leur mettre des éléments solides sous le nez qu’ils détourneraient le regard »1. Une attitude qui conduit systématiquement à la mise à l’écart du journaliste, ce dernier voyant son travail réduit au néant par une machine bien rodée. Plaintes, procès, démentis…tous les moyens sont bons pour étouffer les scandales.

BLACK LISTÉS

Robinet coupé par la source

Jusqu’à la mort Gary Webb s’est suicidé de deux balles dans la tête. Telle est

la conclusion de l’enquête, ouverte dès le 10 décembre 2004, jour où son corps est découvert à Sacramento. Même si des cas similaires ont déjà été recensés, la conclusion interpelle. Encore plus lorsqu’on connait le pedigree de la victime. Gary Webb était journaliste au San Jose Mercury. C’est dans ce quotidien californien qu’il publie sa série « Dark Alliance », vaste enquête sur les liens qui unissent secrètement la CIA et les contras du Nicaragua via le narcotrafic. Il dévoile ainsi un système aussi simple que scandaleux. Pour faire échec aux sandinistes procommunistes, le gouvernement américain soutient les groupes rebelles armés. Mais surtout, en 1996, il explique que la CIA favorise le trafic de cocaïne dans les quartiers noirs de Los Angeles pour que les retombées économiques permettent aux contras de s’armer. « Si vous aidez financièrement les rebelles, nous fermerons les yeux sur vos activités criminelles » résume Patrick Pesnot lorsqu’il évoque l’affaire sur France Inter1. Dans Black List, l’auteur Kristina Borjesson fait parler Gary Webb à la première personne et déroule le fil de cette affaire. Après avoir reçu l’aval de sa direction, le journaliste va rapidement se heurter à une levée de bouclier généralisée. Les grands médias tels que le Los Angeles Times, le Washington Post ou le New York Times lynchent le journaliste, remettant en cause la crédibilité de son travail et appuyant les dénégations de la CIA. Pourtant le travail du journaliste est considérable et ses interlocuteurs crédibles. Le rédacteur en chef du San Jose Mercury finit même par renier «Dark Alliance» dans un édito qui poussera Gary Webb à démissioner. «Pourquoi nos médias, libres et indépendants, ont-ils fait défection, relayant avec enthousiasme une campagne de désinformation ?», s’interroge Kristina Borjesson avant d’apporter sa réponse : « Sans doute parce qu’ils ont autant de raisons que la CIA de garder le silence sur cette affaire». Depuis, plusieurs acteurs du dossier sont sorti du silence pour corroborer le travail de Gary Webb. Des enquêtes internes de la CIA et du Ministère de la Justice ont même accouché de conclusions accablantes pour les institutions. «Les documents qu’ils rendent publics [...] représentent une gifle magistrale envers mes détracteurs, affirme Gary Webb grâce à la plume de Kristina Borjesson. Mais ce n’est toujours pas assez pour les médias dominants». Désormais, c’est surtout trop tard pour Gary Webb, prix Pulitzer 1989.

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© Brad Barket

La politique de l’autruche

Dans «l’Affaire Cahuzac en bloc et en détails», Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart ne dit pas autre chose. Confronté au scepticisme de ses confrères vis-à-vis du compte en suisse du Ministre du Budget de l’époque il dénonce une « catégorie de journalistes qui font profession d’opinion, loin de tout travail de terrain, d’enquête et de recherche » et qui réclament « des preuves, des preuves, des preuves à la manière de cabris sautillant sur leurs pattes »1. Ces réactions suggèrent l’affaiblissement d’une presse qui refuse de se mouiller vis-à-vis des pouvoirs et ne peut que justifier l’éternelle question de la connivence entre les deux entités. Ainsi, elle fragilise la culture démocratique. Dans Black List, le journaliste américain Philip Weiss parle même de « En marge de son livre Black List, Kristina Borjesson politique de l’autruche » à propos du « revient sur l’incroyable affaire du vol TWA 800. comportement adopté par l’establishment

Garry Webb

1

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Comme le dopage dans le sport de hautniveau ou l’affaire du vol TWA 800, il est certains sujets qui fâchent plus que d’autres et ce, à toutes les échelles. Récemment, Lyon Capitale était ainsi interdit de conférence de presse par Albert Doutre, directeur départemental de la sécurité publique du Rhône. Son tort : avoir publié plusieurs articles mettant en cause les méthodes de la police, notamment dans l’affaire des ripoux de Venissieux ou sur les débordements ayant suivi le match Algérie-Corée du Sud au mois de juin.

«L’enjeu économique et financier est dorénavant prioritaire. Il ne faudrait pas qu’une information déplacée affecte les cours de la Bourse» « Nous avons publié certaines informations sur des enquêtes et ça ne lui a pas plu donc il nous bloque l’accès à l’information, explique Raphaël-Ruffier Fossoul, rédacteur en chef du mensuel. Ca ne nous empêche pas de faire notre travail. Nous sommes pénalisés sur les faits divers du quotidien mais nous avons d’autres sources ». Si le directeur de la publication Didier Maïsto a, depuis, rencontré le patron de la police pour adoucir la situation, celle-ci demeure inchangée : « Ca n’a débouché sur rien de particulier car nous n’avons toujours pas accès aux informations mais nous avons l’habitude et le cuir épais avec les autorités locales. Ils savent que nous travaillons sans rancune, que nous ne menons de guerre à personne, ni ne recherchons l’opposition frontale et permanente ». Rodés aux intimidations, les journalistes d’investigation composent donc avec ce paramètre, pour garantir le droit à l’information des lecteurs et leur propre liberté d’expression. Une vision du métier incarnée par Gary Webb comme l’a évoqué l’ancien prêtre et auteur Richard Thieme dans un article publié en 2004 : « Gary parlait de son travail en des termes que j’avais coutume d’utiliser dans le cadre de mon Ministère. Son mentor était un journaliste qui lui avait enseigné que sa tâche consistait à apporter du réconfort aux affligés et à affliger ceux qui se vautrent dans le confort ».

Rendez-vous avec X, émission du 28 mars 2015, France Inter

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qui n’est d’ailleurs pas un frein spécifique à la presse régionale puisqu’il est souligné à tous les niveaux mais qui autorise encore moins l’enquête d’intuition. Impossible de s’engager trop fréquemment sur des pistes sans être sur qu’elles mènent à une affaire solide. Souvent en retard sur le virage numérique, la presse régionale s’active désormais pour proposer des plateformes compétitives et exhaustives. Une tendance qui ne favorise pas les enquêtes mais au contraire une forme d’uniformisation dont certains tentent de s’échapper. Fondateur du site Rue89 Strasbourg, Pierre France est de ceux-là : « Nos papiers ne sont pas fabriqués à partir de communiqués de presse un peu réécrits. Si nous choisissons de couvrir un sujet, nous passons du temps à interroger d’autres acteurs pour expliquer et enrichir l’information de base. Nous ne faisons pas de l’enquête à la Mediapart mais nous allons chercher notre propre information. »3 La critique est claire : la presse quotidienne régionale serait dépendante de son agenda et empilerait les compte-rendus de conférence de presse. Ou quand le réseau de correspondants est en fait un réseau de communicants.

La mort lente de

L’ENQUÊTE LOCALE La presse régionale n’a plus la tête à se salir les mains. Derrière les affaires emblématiques qui bénéficient d’une exposition importante, l’investigation peine à exister à l’échelle locale. Par manque de moyens, mais aussi de volonté.

E

ncore une fois, « Paris et le désert français ». L’expression est générique et si elle n’est pas tout à fait exacte concernant le journalisme d’investigation, difficile de la refuser totalement. Car l’investigation, dans l’imaginaire, c’est d’abord des symboles. Des hommes, des affaires voire des médias. Un peu de mystère et beaucoup de bruit : petit cocktail en guise de piédestal populaire. Le tout à l’échelle nationale ou internationale. Evidemment, le raccourci est inexact et caricatural. Le genre est multiforme et il existe à plusieurs échelles. Mais force est de constater que derrière les médias nationaux, la presse régionale est à la peine. « Ces dernières années, la PQR n’a plus sorti d’informations marquantes reprises par la presse nationale », constate le journaliste et professeur Mark Lee Hunter. « Ils ne cherchent plus, ils se contentent des informations de base pour satisfaire un lectorat vieillissant et ne vont pas plus loin. Tout un pan de l’information locale n’est plus couverte : la désindustrialisation, l’environnement en général ou encore l’industrie agro-alimentaire… Tous ces sujets ne sont pas traités. I l s connaissent les sources locales mais ne les

exploitent pas. »1 Comme si l’investigation n’entrait plus dans leur charte éditoriale.

Contre-exemples encourageants

Il serait malgré tout faux de croire que la tâche est aisée et que cette inertie n’est que le fruit d’une volonté coupable. Journaliste spécialiste justice et fait divers au quotidien Le Progrès, Richard Schittly souligne cette difficulté : « En région c’est beaucoup plus difficile qu’à Paris. Il y a beaucoup moins de sources accessibles ou ayant un intérêt à parler. Les grandes affaires impliquent souvent le pouvoir central. Ici c’est plus fermé, plus difficile de garder ses réseaux intact mais aussi de trouver une faille car les gens sont assez soudés »4. Rédacteur en chef de Lyon Capitale, Raphaël Ruffier-Fossoul ne dit pas autre chose (voir ci-contre). Dans une sphère significativement plus restreinte mais dans laquelle les rapports entre les pouvoirs sont forts également, le journaliste est peut-être plus susceptible de compromettre rapidement une source lorsqu’il s’intéresse à une affaire trouble. Spécialisé dans l’investigation, Lyon Capitale fait presque figure d’exception au plan régional. A l’origine de plusieurs affaires marquantes (voir « Retour aux affaires » cicontre), le mensuel est régulièrement cité par la presse nationale lorsqu’elle celle-ci reprend des thématiques purement lyonnaise. Non loin de là, certains cas font aussi figure d’exemple comme l’explique François Pilet, membre de l’International Consortium of Investigative Journalism et en charge de l’investigation pour l’hebdomadaire suisse L’Hebdo : « J’ai souvenir d’une affaire connue ici, sur les bords du Lac Léman. Un journaliste travaillant pour une petite rédaction s’était illustré il y a quelques années. Il écrivait pour Le Régional, un très petit journal distribué en boite aux lettres sur la Riviera vaudoise. Et bien il avait réussit à faire tomber le syndic (le maire) de la ville de Vevey de l’époque en sortant plusieurs affaires. Pareil à Montreux où il avait démontré que le chef des travaux publics donnait des contrats à ses amis et se faisait payer des vacances ! Ca prouve bien qu’il est possible de faire de l’investigation en locale, que la matière est là »5. Le désert n’est donc pas dénué d’oasis. Et ces derniers ne sont pas inaccessibles. A condition d’y mettre les moyens et l’énergie.

L’ombre de la communication

Pourtant, la presse régionale bénéficie d’un outil formidable pour dénicher l’information : ses réseaux de correspondants. En général bien implantés dans le microcosme local, ils n’inspirent pas la même méfiance que les journalistes identifiés et sont donc plus susceptibles de capter une discussion ou de recueillir des témoignages spontanés et significatifs. « C’est souvent comme ça que démarre une enquête, on entend parler de quelque chose via un contact en local, souligne Sylvain Petitjean », journaliste à Sud Ouest2. Se pose ensuite la question des moyens lorsqu’il s’agit d’exploiter cette information. Et puisqu’elle fonctionne avec d’importants réseaux de correspondants, la presse régionale ne peut détacher ses rares journalistes sur une seule enquête. Ceuxlà doivent donc s’y consacrer entre les reportages habituels, ce qui ne facilite pas leur travail. Un manque d’argent et de temps

Trois questions à Raphaël Ruffier-Fossoul, rédacteur en chef du mensuel Lyon Capitale

Y’a-t-il un intérêt pour ce type de journalisme en région ? Disons que c’est c’est suffisamment recherché pour que Lyon Capitale fasse 700 000 visiteurs uniques chaque mois sur le site. Mais en réalité les enquêtes du magazine sont plus lu que les articles web. En ligne il y a une profusion d’informations et on ne lit pas tout alors que, sur le magazine, il y a un attachement à la marque, c’est une communauté fidèle qui s’intéresse par nature

Au plan local, le journalisme doit-il faire encore plus attention à ne pas égratigner son réseau ? C’est vrai qu’ils sont très courts et se recoupent très vite donc lorsqu’on touche un intérêt, il peut nous retomber dessus plus vite. C’est quelque chose que Lyon Capitale a pu vivre à plusieurs reprises. Peut-être qu’une source peut plus facilement être concernée par une affaire et donc couper le contact mais ce n’est pas certain. Au final il n’y a pas de grande différence dans la démarche par rapport à l’investigation au plan national ou international. Simplement, au niveau national il y a aussi des affaires d’ampleur plus importante avec des enjeux forts. Sur un territoire plus petit c’est par contre moins simple de se renouveler, notamment parce qu’il y a moins d’acteurs. Propos receuillis par téléphone le vendredi 03 avril 2015

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1. Dans «Les nouvelles voies du journalisme d’enquête», Aurore Gorius, Collection Journalisme responsable, 2014. 2. Dans «L’enquête, un défi pour la presse locale», pour le site La Fabrique de l’info 3. Dans «Les nouvelles voies du journalisme d’enquête», Aurore Gorius, Collection Journalisme responsable, ©Daniel Voegeli/ DR

Il ne faut pas imaginer que l’investigation se limite à des journaux spécialisés là-dedans. Quasiment tous les journaux en font et dans la plupart d’entre eux, il y a des très bon journalistes. Ils font très bien leur travail, se battent en interne pour le faire passer et y parviennent. Nous, c’est notre marque de fabrique et le cœur de notre activité mais on ne peut pas dire que les autres n’en font pas du tout. Il y a parfois de bonnes enquêtes chez des confrères.

à des choses beaucoup plus variées. Une enquête du mensuel est lu par, peut-être, 30 000 ou 40 000 personnes. Les plus grosses sont probablement survolées par tous les lecteurs et lues par une majorité d’entre-eux.

©Fiducial

Quelle est la situation de l’investigation dans le milieu de la presse régionale ?

2014. 4. Propos recceuillis par téléphone le 18 avril 2015. 5. Propos recceuillis dans les locaux de l’Hebdo, le 03 avril 2015.

Retour aux affaires

Confluence

L’épineux dossier Larose Si la presse régionale n’est pas toujours disposée à pratiquer l’investigation, ça ne signifie pas qu’elle s’en détourne totalement. Des enquêtes fouillées et sérieuses sont ainsi régulièrement publiées dans les colonnes des médias locaux. Sans faire l’ouverture des journaux télévisés, il arrive tout de même qu’elles fassent bouger les choses. En 2013, le mensuel Lyon Capitale se penche ainsi sur les ombres qui planent au-dessus de la Confluence, le quartier sud de la presqu’île lyonnaise. Véritable symbole des mandats du sénateur-maire Gérard Collomb, cet espace d’innovations architecturales et technologiques est en effet dans le viseur de la justice. Elle s’intéresse notamment au groupe Cardinal, du promoteur Jean-Christophe Larose, installé dans le célèbre cube orange. Dans ce quartier en pleine mutation, de nombreuses structures comme le siège du groupe Radio Espace ou la rédaction du quotidien Le Progrès ont été élaborés par le groupe Cardinal. De même pour le cube vert, bâtiment ultramoderne destiné à accueillir Euronews. Très impliqué dans le renouveau de la Confluence, Jean-Christophe Larose possède les Salins, locaux qui abritent le restaurant du chef étoilé Nicolas Le Bec. Il partage alors les murs avec deux sociétés publiques. Ainsi, quand le cuisinier décide de quitter brusquement le quartier en juillet 2012 avec une ardoise de 5 millions d’euros derrière lui, la justice tique. La gestion est clairement montrée du doigt. C’est dans ce contexte que Lyon Capitale a mené ses investigations. Le mensuel finit par révéler l’existence de montages financiers à destination de paradis fiscaux en Suisse, au Panama et au Luxembourg. Plusieurs opérations immobilières auraient ainsi donné lieu à des commissions, celles-ci ayant transité par des sociétés offshores appartenant à Jean-Christophe Larose. Alors qu’une enquête préliminaire est déjà ouverte, le parquet financier se saisit des informations. Suite à cette enquête, le siège du groupe Cardinal sera perquisitionné en juin 2014. Si l’affaire est toujours en cours, elle illustre déjà l’impact que peut avoir le travail d’investigation journalistique à l’échelle locale. Repris à son compte par la justice, celui-ci peut déboucher sur des actions concrètes et significatives.

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», plongée en dix articles dans le quotidien des quartiers nord de Marseille. Différents angles, différents personnages, différentes problématiques pour une approche globalisée du sujet. Une vraie cartographie, pertinente et justement saluée. A l’époque, il évoquait ainsi la réception du prestigieux prix : « Ma surprise est venue du fait que j’avais écrit sur une thématique qui frôlait le marronnier journalistique. Mais c’est le fait d’avoir écrit sur Marseille et le banditisme, avec une approche radicalement différente, qui a valorisé le sujet »2.Tout est quasiment dit.

graves. Car la charte des devoirs professionnels des journalistes français est on ne peut plus clair sur ce point et stipule qu’un journaliste digne de ce nom « ne confond pas son rôle avec celui d’un policier ». Plus le temps passe et plus l’affaire devient l’exemple même des dérives journalistiques en matière Dès le début de l’enquête, la presse dérape. Paris-Match publie la photo d’investigation du corps de Gregory Villemin, sorti de l’eau par deux gendarmes. criminelle. L a u r e n c e L a c o u r , journaliste à Europe 1 à l’époque a d’ailleurs publié un livre, Le Bûcher des Innocents, pour relater l’emballement médiatique La jurisprudence Villemin En matière de criminalité, le travail journalistique n’a autour de l’affaire. Le dossier Gregory marque inévitablement un tournant pas toujours eu un écho aussi favorable. Le traitement des faits divers et des affaires criminelles a ainsi donné lieu à des débâcles dans le monde du fait-divers. Tout le monde a conscience retentissantes. La plus célèbre survient au moment de l’affaire que le presse a failli et a fait preuve d’un jusqu’au-boutisme Gregory. Trois mille articles de presse et une quinzaine de livres délirant dans sa volonté de décrocher un scoop à tout prix. en trente ans. Du jamais vu. A tel point que certains journalistes, Si l’affaire a eu un impact certain, qu’en est-il aujourd’hui ? Il pris de passion pour cette affaire hors du commun ont décidé semble que le temps fasse son œuvre et que l’immédiateté qui d’outrepasser leur rôle et de se transformer en enquêteurs. Certains prévaut actuellement soit un nouveau danger. Après Gregory d’entre eux se font même passer pour des gendarmes alors que est intervenu le procès Outreau. Après Outreau s’est déroulée d’autres vont jusqu’à sonoriser le mobilier des protagonistes. l’opération Mohamed Merah. Des dossiers dans lesquels la Jean Ker, journaliste à Paris-Match et devenu proche des parents presse ne s’est pas distinguée par sa patience, son goût pour le Villemin leur a fourni l’audition d’un témoignage accablant pour recoupement des informations et son respect de l’action policière. le suspect Bernard Laroche déclenchant la fureur de Jean-Marie Comme si rien, finalement, ne pouvaient contenter l’appétit des Villemin. Ce dernier part chez Laroche avec la ferme intention rédactions. Ni les couloirs aseptisés des grandes banques, ni les de l’abattre. Jean Ker parvient à l’en dissuader mais le père de dorures des cabinets ministériels, ni même le sang de sa propre Gregory finira par mettre ses menaces à exécution le 29 éthique sacrifiée. mars 1985. La course au scoop est terrible et donne donc lieu à des dérives 1. Propos receuillis le 28 avril 2015.

BANDITISME / FAIT DIVERS

MILIEU À RISQUES

es couloirs aseptisés des grandes banques et les dorures des cabinets ministériels ne contentent pas toujours l’appétit des journalistes. Et derrière le monde des affaires et du business, il y a les affaires du monde. Celles du milieu plus précisément. Celles qui sentent le bitume, la nuit et le sang. La délinquance sans cols blancs, tout simplement parce qu’ils ne le resteraient pas longtemps. Ce monde là c’est celui du grand banditisme. Un univers dans lequel les journalistes rôdent plus qu’ils n’enquêtent et, par sa nature, laisse rarement le public indifférent.

revenus au sérail mais peut-être qu’ils se lasseront à nouveau...»1 Le grand banditisme et les requins de la finance se disputeraient donc les Unes en fonction des évolutions de la société et des envies de ceux qui la composent. Mais si certaines thématiques semblent constituer des valeurs sûres, le domaine ne semble globalement plus aussi porteur qu’avant. Peut-être parce que le traitement qui leur est réservé manque d’originalité et d’angles forts. Ainsi, les éternels sujets en immersion avec les hommes de la Brigade Anti-Criminalité, les policiers de nuit et les brigades autoroutières apportent rarement des informations nouvelles pour qui a l’habitude de les regarder. Généralement, le spectaculaire forcené de la production confère au documentaire les traits du divertissement ou du thriller plus que de l’enquête poussée. Et dans la plupart des cas, le problème est le même : l’impossibilité d’accéder au camp d’en face, celui des voyous. Ceux qui y parviennent peuvent donc légitimement se targuer d’apporter une plus-value. C’est le cas d’Enquête Exclusive sur M6, parfois, même si le spectaculaire à toute sa place mais surtout de certains reportages ponctuels mais de grande ampleur. Pour n’en citer qu’un, « Caïds des cités : le nouveau grand banditisme » mené par Jérôme Pierrat (voir cicontre « Jérôme Pierrat, le sirop de la rue ») diffusé dans l’émission Spécial investigation en janvier 2011 avait suscité énormément de réactions. Parce qu’il proposait cette fois une immersion du côté des caïds et mettait à jour des techniques et des habitudes ultra violentes et sophistiquées.

« Les centres d’interet sont cycliques,. Jusqu’aux années 80, on s’interessait beaucoup au «milieu», il y avait beaucoup de livres et d’enquêtes et puis on a finalement proclamé qu’il était mort alors qu’il avait juste évolué. Les nouvelles générations sont arrivées, c’est devenu plus rationnel, plus violent. Et c’est là que le politico-financier a commencé à sortir, avec l’affaire du Credit Lyonnais ou les financements de campagnes électorales. Pendant ce temps, il y avait moins d’affaires spectaculaires dans le «milieu» donc on s’est rabattu sur ce nouveau genre jusqu’à une petite overdose notamment avec l’affaire Clearstram. Et puis à la fin des années 90, c’est le retour des braquages mais aussi l’évasion d’Antonio Ferrara ou l’assassinat de Francis le Belge. L’interêt est revenu tout seul, du côté de la presse, du cinéma... Les gens en avait marre des affaires de col blanc donc ils sont

Cette culture du terrain et du « sale boulot » a été délaissée par les journalistes pour différentes raisons. Crise oblige, les effectifs ont été réduits et affectés plus spécialement au domaine politico-financier comme expliqué par ailleurs (voir « Dossier : Police, justice, finance : Au cœur des affaires d’Etat »). La difficulté à infiltrer le milieu ne doit pas être négligée non plus. Finalement, la redondance de sujets formatés à propos de la drogue, du proxénétisme ou de la délinquance ordinaire a sans doute contribué à lasser le public. Malgré cette lente désertion, il convient de ne pas enterrer le genre. En 2014, Philippe Pujol, alors journaliste au quotidien La Marseillaise, obtenait ainsi le prix Albert Londres avec sa série « Quartier shit : la violence sociale aux rayons X

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Trois questions à Richard Schittly, journaliste police/justice au Progrès Les dérives de la presse en matière criminelle ont-elles freiné l’investigation dans ce domaine ?

L’originalité récompensée

Pas forcément car l’affaire du petit Gregory ce n’est pas exactement de l’investigation. Et puis des affaires comme celle-ci il y en a eu beaucoup d’autres similaires. Le recul est d’abord consécutif au recul des moyens de la presse et de la volonté des rédactions. Malgré tout, elle devait servir de leçon mais il y a ensuite eu l’affaire Outreau. Peut-on craindre de nouveaux dérapages ?

©Léa Cardinal / DR

L

2. «Rencontre avec Philippe Pujol, journaliste primé et... chômeur», Corse Matin, 16 novembre 2014.

©DR

Obnubilée par les affaires politiques l’investigation s’est détournée du monde du crime et des faits divers. Après une période extrême où la course au scoop a entrainé les pires dérives, la tendance semble au conformisme. Heureusement, les exceptions persistent.

Des grands ratés journalistiques, il y en a eu beaucoup, je pense notamment à l’affaire Baudis. Et ce qui fait peur c’est l’impression qu’aucune leçon n’est tirée. Les choses se répètent fréquemment et il faut évidemment craindre que ça recommence. Un autre phénomène amplifie encore les risques, c’est la rapidité du système médiatique. On pousse les journalistes à sortir des infos

sans forcément les vérifier, on voit qu’ils sont placés dans des situations délicates notamment par les chaines d’infos en continu. Certaines informations dangereuses sortent comme lors des attentats de janvier où ça frise l’irresponsabilité. Donc ça ne s’est pas du tout amélioré. En matière criminelle, le journaliste doit-il s’imposer des limites morales en plus des limites légales ? Bien sûr, chacun possède une responsabilité individuelle. Par exemple, sur cette affaire de viol, est-ce que je mets les noms ou pas ? Quel impact est-ce qu’il y aura sur les familles ? C’est une responsabilité et une réflexion de tous les jours. L’idéal c’est de mener une réflexion collective au sein d’une rédaction, quand des axes sont mis en place et une charte établie. Propos receuillis par téléphone le 18 avril 2015

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fait que ça peut accrocher, évoque le journaliste. Moi j’ai pris mon annuaire et j’ai tenté de joindre les voyous dont je connaissais le nom. Certains ont refusé de me parler, d‘autres ont estimé que j’en savais suffisamment sur leur univers et les grandes figures qui le composent. Je ne sais plus vraiment comment j’ai rencontré le premier mais de fil en aiguille… ». La pelote se déroule et crée le maillage d’un réseau solide. Une toile d’araignée qui se niche comme souvent dans des recoins pas toujours chatoyants. Les voyous mais aussi ceux qui les traquent, les défendent ou les entourent. Une fois tissée, elle mérite alors d’être entretenue, adaptée et consolidée. Plus qu’un luxe, c’est un impératif selon Jérôme Pierrat : « Tu es obligé de rester en contact, tu ne peux pas couper les ponts et revenir quand tu en as besoin. Ces gens te donnent leur confiance et, sans forcément devenir amis, il faut la ménager ». D’autant plus qu’elle se gagne après des dizaines de rencontres en amont et que le milieu bouge à une vitesse folle. Les contacts disparaissent régulièrement, certains vont en prison, d’autres meurent. A rendre fou un carnet d’adresses qui fait le grand écart entre la carte postale et le cimetière.

Jérôme Pierrat,

LE SIROP DE LA RUE Spécialiste du grand banditisme, Jérôme Pierrat pratique l’investigation au plus près de ceux qui le font. Un univers qu’il a étudié avant de pouvoir l’approcher. Des livres de son enfance aux go-fast surchargés, portrait d’un journaliste qui a opté pour le «milieu».

l’armée française. Vraiment, ce monde m’intéressait ». Un DEA d’Histoire contemporaine à l’université Paris 1 donc, puis une petite formation journalistique au Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ) avant de faire ses gammes en tant que pigiste. Deux mois à Ouest France puis dans les bagages d’un photographe pour l’agence Gamma, en Russie et au Liban notamment ; un passage au Nouvel Observateur et finalement Le Point où il travaille depuis 10 ans. Indépendant depuis toujours, il a découvert le monde de la télévision plus récemment et collabore désormais avec Canal +.

l y a deux types de marmites. Celles dans lesquelles on tombe et celles dans lesquelles on plonge. Les premières sont fictives et n’existent qu’entre les bulles, au détour des planches de bandedessinées. Les autres sont bien réelles et laissent peu de place à l’imagination. Le « milieu » et ceux qui le font prennent assurément place dans la seconde catégorie. Et c’est précisément dans ce chaudron bouillonnant de vices que Jérôme Pierrat s’est jeté la tête la première. Une tête qu’il avait auparavant pris soin de remplir avec les codes et recettes de cette sombre mixture. « Le banditisme a toujours été un grand centre d’intérêt, pose-t-il aujourd’hui. Durant mes études d’histoire, j’ai fait un mémoire sur le milieu parisien puis un Diplôme d’Etudes Approfondies (DEA) sur le système pénitentiaire de

« Au-delà de mes recherches universitaires, c’est dans les livres que je suis allé chercher la connaissance du sujet », explique le journaliste. Des dizaines qu’il épluche, méticuleusement. Parmi ses références, Au bagne, Le chemin de Buenos Aires ou encore Dante n’avait rien vu, tous d’Albert Londres. Mais aussi Joseph Kessel ou le Panorama de la pègre de Blaise Cendrars. « Bref, toute cette littérature très vivante des années 30, résume le journaliste. Grâce à un frère bibliophile, j’avais lu ça à 13 ou 14 ans et le travail journalistique en question m’a beaucoup fasciné. Plus que le milieu c’est l’infiltration que j’aimais, comme quand Albert Londres va en Argentine avec des proxénètes ». Les goûts et les couleurs ne se discutent pas et pour Jérôme Pierrat ce sera donc la face sombre de la société. « C’est

Pour s’assurer que son répertoire reste son meilleur allié, Jérôme Pierrat y consacre du temps, beaucoup de temps : « la moitié de mes journées sont des rendez-vous, dans tous les milieux professionnels. Que ce soit pour des sorties, dans des bars ou des restaurants, il faut faire des Relations Publiques. Parfois ça me fait chier car j’ai des gosses, une femme et que je préfèrerais rester chez moi mais c’est comme ça, il faut toujours être sur le pont ». Et sur le fil du rasoir peut-être, tant les milieux concernés évoluent en marge des règles. Un numéro d’équilibriste que le journaliste effectue en étant sur de ne jamais tomber du mauvais côté. Parce qu’il n’en a aucunement envie d’abord et parce que c’est aussi ce qui fait sa force auprès de son réseau. « Il ne faut surtout pas se prendre pour un voyou, prévient-il. Eux n’ont aucune envie que tu joues à l’affranchi, ce qui les intéresse c’est justement que je connaisse les règles du jeu, les acteurs et les trafics de ce monde sans en faire partie». Et contrairement aux autres sous-genre de l’investigation, pas besoin d’entrer dans un jeu de séduction calculée pour obtenir des informations. Les hommes n’ont ici aucun intérêt à parler. Ils le font parce qu’un relation humaine a été créée. « Comme un indic avec un flic.

Sombre bibliothèque

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lui soutirer des informations sur un contact. C’est arrivé une fois, alors qu’il s’intéressait à un groupe pour une affaire qui n’avait rien à voir. La police est reparti bredouille. Par respect pour les sources. Parce qu’il « faut être capable d’assumer et de fermer sa gueule. Sinon, autant ne pas se lancer au départ ». Mais s’il refuse de craquer l’allumette pour épargner ses sources, Jérôme Pierrat ne risque-t-il pas de se brûler lui-même en jouant ainsi avec le feu ? Sa profession l’amène en tout cas à prendre part à des opérations bouillantes. Comme ce jour où il prend place dans un grosse cylindrée chargée de remonter 200kg de shit et 10 kg de coke depuis l’Espagne. Un go-fast pour lequel il n’intervient pas, où il reste en observateur total mais pour lequel aucun pare-feu ne le protège. Si les dealers tombent, il peut

En plein milieu

Une mise en situation qui débouche sur des documentaires fouillés, percutants. Celui qu’il sort aisément du lot c’est « le livre sur la mafia japonaise avec qui je bosse depuis 15 ans ». « J’ai une relation très privilégiée avec le boss qui m’a fait voyager partout en Asie. J’ai rencontré ses homologues chinois, taïwanais et singapourien, c’était vraiment un truc hallucinant pour moi » se souvient le journaliste. Et puis il y a eu le retentissant « Caïds des Cités », pour Spécial Investigation et Canal +. Le reportage proposait de suivre différents personnages aux activités illicites. Du business des go-fast jusqu’à « PSG », ce trafiquant d’arme qui vide des chargeurs de Kalachnikov en forêt en plein aprèsmidi, en passant par « Renard », capable de braquer n’importe quelle voiture en deux minutes avec un appareil électronique ultra-perfectionné. Ce même « Renard » qui, pris en chasse par la police, décide d’éteindre ses phares et de semer la patrouille, de nuit, pied au plancher. Sur le siège passager, Jérôme Pierrat occupait à ce moment-là la place du môme. Celui qui rêvait de plonger en excès de vitesse dans le noir. Avec les reflets des gyrophares qui lui rappellent que la marmite qu’il a choisi est bien réelle. Tous propos recueillis par téléphone le 29 avril 2015.

Les meilleurs indics ne demandent rien en retour, ça ne s’explique pas et pour en avoir un très bon, il en faut 40 qui disent non avant », compare-t-il. Lui aussi sait dire non ©La Dépêche

« Il ne faut pas se prendre pour un voyou, ce qui les intéresse c’est que je connaisse les règles, les acteurs et les trafics de ce monde sans en faire partie»

©Radio France

I

Rester en marge de la marge

vrai que je l’ai su très tôt, j’ai toujours été attiré par la rue et les bas-fond. Peut-être parce que je viens du 93 » suppose-t-il. Un département qui l’amène à connaître « pas mal de loulous . A tel point que, comme ma mère le dit, j’avais déjà le sirop de la rue qui me coulait dans les veines ». Avec le recul, il l’affirme, c’est ce bagage puisé dans les mots et dans son quotidien qui lui a permis de s’immiscer dans ce monde qui le captivait. Tête brulée mais tête bien faite, il n’a plus qu’à mettre le deuxième pied dans le milieu. « Au départ c’est du grenouillage, tu rencontres des gens et ta bonne connaissance de leur fonctionnement

« Au départ, pour infiltrer le milieu, j’ai juste pris mon annuaire pour tenter de joindre les voyous dont je connaissais le nom»

tomber avec. Malgré tout, c’est le prix de l’authenticité. « C’est hors de question qu’on organise un truc spécialement pour moi. Si les mecs le font, ce n’est pas pour me faire une démonstration, c’est leur business » lance-t-il.

quand il le faut. Quand la police vient le voir par exemple pour

Jérôme Pierrat l’admet, la plupart de ses journées sont consacrées à entretenir les liens tissés avec le milieu. Leak - Mai 2015 / 27


Quelle est la réalité de l’enquête dans le milieu du journalisme sportif ? Existe-t-elle ?

L’investigation sportive

SUR LA TOUCHE

Elle est embryonnaire et freinée par deux facteurs. Du côté du média car la plupart des journalistes sont là par vocation donc il y a un enthousiasme, une empathie vis-àvis du milieu sportif. A ma connaissance, toutes rubriques confondues, il n’y a pas plus connivent que le journaliste de sport. Tous ne sont pas corrompus, certains privilégient vraiment le terme de « journalisme » à celui de « sport » mais c’est déjà un énorme frein à l’enquête. Dans le rugby, il n’y a qu’un média directement concerné qui n’a pas fait un seul papier sur le dopage (Pierre Ballester vient de publier un livre sur le Spécialiste des affaires de sujet, « Rugby à charges », aux éditions dopage à l’Equipe avant d’être de la Martinière NDLR), c’est Midi évincé en 2001, Olympique. Un Midol qui s’apparente Concernant LanceArmstrong, Pierre Ballester enquête toujours. à Synthol ou plutôt à Formol. plusieurs alertes ont été lancées Ils se plaignent d’un silence Il vient de publier Rugby à charges, avant que les choses ne bougent. La assourdissant sur les affaires mais situation aurait-elle été différente sur les dérives du ballon ovale. quand ça concerne leur périmètre sans les journalistes ? L’UCI fermait Pour ouvrir les yeux d’un milieu c’est silence radio. Il y a un embarras les yeux, c’est désormais acquis… qui les détournent. Entretien. voire un mépris pour ceux qui font des enquêtes. Ils ne veulent pas L’affaire ne serait jamais sortie savoir ce qui se cache dans le dos puisqu’ils la camouflaient. Il y avait des prestidigitateurs. Ils ont l’impression de scier la branche sur des intérêts mutuels puisqu’Armstrong avait besoin d’être laquelle ils sont assis donc ils négligent totalement les préceptes protégé tandis que la fédération internationale avait besoin du journalisme à savoir transmettre une information, qu’elle d’une icône. Le vélo a mis beaucoup de temps à réagir, les plaise ou non. preuves s’accumulaient mais ça ne changeait rien à l’affaire. Les Le deuxième facteur c’est le milieu du sport en tant que tel. Il faut dossiers ne sortent pas du monde du sport comme je le disais. On savoir qu’aucune des grandes affaires de dopage n’est sortie du a tellement laissé faire que désormais des habitudes sont prises. milieu ambiant. Le monde du sport vit dans une bulle et ne veut pas faire de ménage. Pour votre dernier livre, le monde du rugby vous a reproché de ne pas avoir de preuves. Est-ce vraiment le travail du journaliste Est-ce que ce sont les journalistes qui s’autocensurent ou est-ce ? Passé un stade, n’est-ce pas aux autorités compétentes de se que la direction et les actionnaires font comprendre qu’il y a saisir du dossier ? des directions à ne pas prendre ? C’est mieux d’avoir une preuve vis-à-vis du public même si, au Les deux sont vrais. Le journaliste, par essence, est là pour final, ça ne sert pas à grand-chose. Dans le livre L.A Confidentiel, l’enthousiasme, pour relater des exploits, faire vivre des nous n’avions pas de preuves dans le sens où ils l’entendent légendes…Ensuite, il y a la spécificité de certains médias eux. On n’avait pas de photo montrant, par exemple, des poches directement concernés par l’épreuve qu’ils couvrent, comme de sang dans les bras des coureurs. C’était simplement une l’Equipe avec le Tour de France. Notre corporation est détestée radiographie avec des témoignages venant de l’intérieur. Mais aux yeux des gens mais on le mérite parce qu’on s’interdit des parfois on pourrait leur mettre ce genre d’éléments sous le nez choses ou qu’on ne va pas au bout. qu’ils détourneraient le regard.

Dans un milieu clos et cadenassé par le monopole de l’Equipe, la place de l’enquête est quasiment inexistante. Journalistes refusant d’écailler le vernis et instances protégeant les enjeux économiques colossaux progressent main dans la main. Et bouches cousues.

Un jeu de grands enfants

long format que de l’investigation dérangeante. Récemment, l’Equipe 21 a tout de même choisi de s’aventurer sur ce versant avec « L’Equipe Investigation ». La chaine a notamment proposé une enquête sur les violences sexuelles dans le sport. Au-delà des rédactions, l’autre frein majeur à l’investigation pourrait venir des lecteurs. Le public préfère t-il le rêve enjolivé à la décevante réalité ? Les livres d’enquête sur les coulisses du sport se vendent moins bien que ceux traitant de scandales politiques et les unes choc n’atteignent jamais les chiffres de vente de celles qui suivent les grands exploits3. Il s’agit-là d’un élément clé à prendre en compte. Considéré comme secondaire ou léger, jusque dans les écoles de journalisme, le sport ne semble pas assez sérieux pour que les fouineurs s’y attardent. Mais cet accord tacite n’est-il pas contre-productif ? Dans le sport plus qu’ailleurs, la prévention prend souvent moins de temps que la guérison. Encore faut-il s’en donner les moyens.

Ainsi, l’investigation semble largement dépendante des mentalités. Dernièrement, Jérôme Latta, co-fondateur des Cahiers du Football regrettait en ces termes l’attitude de l’Equipe : « Le journal aurait pu endosser un rôle de vigie, d’observateur critique des évolutions alarmantes du football. Au lieu de quoi, il est resté le spectateur au mieux passif, parfois complice, d’évolutions que ses journalistes avaient sous le nez »2. En 2008, le Canard Enchainé révélait même que Marie-Odile Amaury, actuelle présidente exécutive du groupe éponyme, avait demandé à la société des journalistes de l’Equipe de fer- 1 Propos publiés dans « La face cachée de l’Equipe », livre-enquête de David Garcia, paru en 2008. mer les yeux sur les affaires de dopage. L’extrême dépendance aux 2 Entretien à Contre-pied.net, publié le 27 octobre 2014 sources explique en partie ce refus de 3 Constat de Karim Souanef retranscrit dans "L'investigation à la limite creuser les sujets sensibles. La peur d’am- du hors-jeu" sur www.lafabriquedelinfo.fr puter son réseau prend ainsi le dessus sur le droit du public à connaitre la vérité. Si le milieu sportif est une bulle, les journalistes spécialisés en font clairement partie. Même si l'Equipe illustre à la perfection la difficulté d’investiguer dans le sport, ce n’est pas le seul média concerné. Ainsi, Canal + peut difficilement se permettre de fouiller du côté de la Ligue 1 de football, étendard de son offre qui lui coûte des millions d’euros en droits de diffusion. D’ailleurs, le magazine « Enquêtes de foot » lancé par la chaine cryptée Le 23 août 2005, Damien Ressiot met à jour tient plus du reportage l'imposture du champion américain. Leak - Mai 2015 / 28

Si la presse spécialisée rechigne, d’autres s’y intéressent comme Cash Investigation ou Médiapart. La vérité passe t-elle nécessairement par un regard extérieur ? C’est vrai que les émissions comme Pièces à Convictions ou Cash Investigation vont parfois sur le terrain du sport et c’est d’autant plus facile qu’il y a certains journalistes sportifs qui ont envie de parler. Ils ne peuvent pas le faire dans leur média mais ils ont une conscience professionnelle. Donc ça passe soit par des émissions de cette nature, soit par des livres. Et dans le deuxième cas, on est un peu le réceptacle des frustrations des autres journalistes. Il y a des menaces, des intimidations, ils ont l’impression qu’on leur veut du mal alors qu’on veut défendre le sport. S’il y a un risque vis-à-vis des publicitaires et des actionnaires, n’y a-t-il pas aussi un risque vis-à-vis du lecteur qui ne veut pas voir ses idoles trainer dans la boue ? ©Pierre Ballester

Des cas de censure

Contrôlé par Amaury Sport Organisation, filiale du groupe Amaury, luimême propriétaire de l’Equipe, le Tour de France jouit de fait d’une position particulière vis-à-vis du quotidien. Dès lors, un premier frein apparait comme l’explique Pierre Ballester (voir ci-contre). Difficile en effet de creuser dans une direction qui embarrasse son propre patron. « Les groupes sont aux mains des industriels et, dans ce marigot, certains parviennent à surnager comme Mediapart ou le Canard Enchainé, constate-t-il aujourd’hui. Ils peuvent se dire indépendants, jouissent d’une certaine estime et d’une crédibilité mais ils sont très peu nombreux ». Le journaliste est bien placé pour en parler puisqu’il a passé douze ans à l’Equipe, finissant par être considéré comme le « Monsieur dopage » du quotidien avant d’être évincé en 2001. Son tort ? Avoir pointé du doigt les pratiques conniventes de ses confrères. Après lui, Damien Ressiot a récupéré l’encombrant bébé. Le 23 août 2005 ce dernier révèle les tests positifs de Lance Armstrong sur le Tour 1999

(voir illustration). Plus tard, il sera invité par sa direction à ne plus s’épancher sur ce genre de sujets et travaille désormais pour la branche antidopage de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), rattachée à la Gendarmerie Nationale. Preuve que ses convictions étaient probablement en décalage avec son environnement.

©DR

«J

e n’étais pas un forcené de l’investigation, le journaliste de L’Équipe est là pour rendre compte, faire aimer des événements de sport. Quand j’y étais jeune journaliste, je n’avais pas envie de lever des lièvres. On ne vient pas pour ça à L’Équipe»1. La citation est de Jean-Marie Leblanc et elle dit beaucoup, si ce n’est tout, de ce qu’est l’investigation dans le milieu du journalisme sportif. Même si l’homme a quitté le quotidien en 1988, le raisonnement semble perdurer dans les couloirs de la rédaction. Au-delà des mots, le parcours de Jean-Marie Leblanc en dit long sur la spécificité de la presse sportive en France. D’abord coureur cycliste, il embrasse une carrière de journaliste à la Voix des Sports puis intègre l’Equipe en 1977. Onze ans plus tard, il devient directeur des compétitions puis directeur général du Tour de France en 1994. La Grande Boucle est bouclée.

comme une cour de récréation pour adultes attardés. Sauf que c’est désormais un business et parfois il ne s’embarrasse pas de scrupules puisqu’on ne lui tire pas les oreilles. Il y a des organes de contrôle pour les médias, la publicité…mais pas pour le sport ! Donc il y a un sentiment d’impunité. Bien sur, quand on évoque, par exemple, le dopage dans le cyclisme, on crève un mythe, on créé le désenchantement. Mais c’est pour mieux le faire repartir, pour qu’il redevienne authentique avec une émotion saine. Sauf qu’on ne veut jamais savoir. Après un examen médical, on ne veut pas savoir si le kyste qu’on nous a retiré était cancéreux. Sauf que le journalisme va au-delà de ça. Il transmet une information et ensuite libre à chacun de s’y intéresser ou non. Ca fait du mal à voir mais ça fait du bien à savoir.

Le problème c’est qu’on veut que le sport soit exemplaire et irréprochable, on lui attribue cette vertu. Il est toujours considéré

Quel que soit le sérieux de son travail, le journaliste va donc se heurter à un mur ? Il sera minoré, trainé dans la boue, il fera l’objet de railleries, de moqueries. Pour l’instant le monde du rugby est moins virulent que je n’aurais pu le penser. Peut-être que ça ira plus vite que dans le cyclisme, justement parce qu’il y a eu cette expérience auparavant, que certaines personnes prennent du recul et souhaitent préserver leur sport. Il n’est pas rare d’entendre parler de lanceurs d’alertes mais, visiblement, ces dernières ressemblent beaucoup à des bouteilles à la mer… On le verra avec le rugby, la balle est dans leur camp. Mon travail d’enquête n’est pas là pour apporter des préconisations même si j’ai mes idées. L’objet de mon enquête c’est de prévenir, pas de guérir. Après c’est à eux de prendre le relais, s’ils le souhaitent.

Leak - Mai 2015 / 29

Propos recueillis par téléphone le 12 mars 2015.


S K A SLE

Retour aux affaires

S I W S

En quoi l’International Consortium of Investigative Journalism fait-il progresser le monde de l’investigation ?

L’ICIJ

L

es combats titanesques doivent souvent leur ampleur aux trafiquants d’armes et de stupéfiants ou encore les financiers de chiffres qui les matérialisent. L’affaire Swissleaks ne fait certains groupes terroristes. Pour ces faits, la banque est mise pas exception. D’un côté, 180,6 milliards d’euros placés sur en examen en tant que personne morale pour « démarchage plus de 100.000 comptes et dissimulés au fisc avec la complicité bancaire et financier illicite » et « blanchiment de fraude fiscale de la banque HSBC par l’intermédiaire de sa filiale suisse HSBC ». Suite à la publication de l’enquête, ses bureaux genevois ont Private Bank. De l’autre, 154 journalistes de 47 pays et travaillant également été perquisitionnés par la police suisse. sous la direction de l’International Consortium of Investigative Si l’affaire est emblématique par son ampleur, elle Journalism (ICIJ), basé à Washington. Du jamais-vu tant souligne aussi que l’investigation évolue. A une époque où tous l’ampleur de la tâche était immense pour ces limiers de la presse. les systèmes légaux comme illégaux deviennent mondialisés, Tout commence en janvier l’enquête journalistique tend à 2014 dans la rédaction du quotidien s’adapter. Si Gérard Davet n’y voit Le Monde. Gérard Davet et Fabrice qu’un « outil supplémentaire en plus Entreprise titanesque, Lhomme, journalistes au service l’Affaire Swissleaks a mis en lumière de méthodes classiques qui peuvent investigation, publient les noms toujours être utilisées »2, certains sont une nouvelle façon d’enquêter. de quelques exilés fiscaux en lien plus emballés. « Moi je suis un fervent Ou comment des dizaines avec la banque HSBC. Rapidement, partisan, note Alexandre Léchenet, ils obtiennent par une source une de journalistes chapeautés par l’ICIJ journaliste au Monde ayant travaillé clé USB renfermant des giga-octets ont collaboré sur un scoop brulant. sur le dossier. Ca permet de mettre de données confidentielles. Ces différentes compétences en commun dernières ont été dérobées par un et de confronter les points de vue. informaticien français, Hervé Falciani qui a d’abord souhaité les Moi, par exemple, j’étais plutôt spécialisé sur le traitement des vendre avant de les transmettre au fisc français en 2008. Face à données, le recoupage des listings. Je n’ai pas le réseau d’un ces montagnes d’informations, Le Monde se rend rapidement Gérard Davet ou d’un Serge Michel (autre journaliste du Monde, compte qu’il ne pourra pas les traiter seul et décide de se tourner affecté à Swissleaks). En termes de quantité mais aussi de qualité vers l’ICIJ. c’est un fonctionnement qui va forcément perdurer »3.

De ce point de vue, Julian Assange a fait figure de précurseur…

«Facilitateur d’enquêtes» Basé à Washington, l’ICIJ possède un énorme réseau, implanté partout dans le monde. Une force à l’heure où le temps et les moyens manquent dans les rédactions. C’est d’ailleurs pour favoriser les enquêtes au long cours que le groupement a été créé en 1989. « Nous sommes un facilitateur d’enquêtes pour les autres rédactions, précisait récemment Gerard Ryle. Nous dénichons des histoires, les proposons aux médias et les aidons à les publier »4. Sur ce plan, l’impact des nouvelles technologies est indéniable tant la mise en commun des informations, le cryptage de ces dernières et la communication sont facilités. Des outils qui ne sont pas à mettre au crédit de l’ICIJ mais plutôt de Julian Assange comme l’explique François Pilet (voir ci-contre). Malgré tout, l’objectif n’est pas de former un réseau infini mais plutôt de posséder un petit contingent de journalistes dans chaque pays. En France, ils sont cinq à être membre du consortium : Fabrice Arfi et Karl Laske de Mediapart, Serge Michel du Monde, Aurore Gorius, journaliste indépendante et Edouard Perrin de la société de production Premières Lignes. Ce dernier vient d’ailleurs d’être inculpé au Luxembourg pour « vol domestique » et « blanchiment » pour avoir fait éclaté…le scandale LuxLeaks. L’union fait la force mais elle n’a pas encore force de loi.

Oui, c’est le premier à avoir inventé ce système. Son rôle est rarement raconté mais c’est lui qui a forcé les journalistes de plusieurs médias à collaborer. Notamment car c’est le premier qui a été confronté à la problématique des grandes quantités de données à analyser. Même si une grande rédaction avait mis dix journalistes dessus pendant six mois, ça n’aurait pas été suffisant. Bien sûr, ça vient aussi du fait que les journaux se sont affaiblis économiquement. S’ils avaient pu garder le scoop pour eux, ils l’auraient fait. C’est d’ailleurs ce qu’avait envisager Le Monde avant de se rendre compte que c’était trop lourd et que la seule manière de le digérer était de partager. N’est-ce pas aussi un moyen de blinder l’information ?

2. Propos receuillis le 04 avril 2015 3. Propos receuillis le 21 mars 2015 4. «ICIJ : qui se cache derrière cette machine à scoops ?» publié sur le site du Monde le 10 février 2015.

Leak - Mai 2015 / 30

©François Pilet

1. «Swissleaks, les dessous d’un scoop mondial» publié sur le site du Monde le 09 février 2015.

LEAKS

Oui, mais tout le monde a accepté car l’ICIJ a fait un travail considérable et que sans eux, c’était impossible d’aboutir. Bien sûr il faut être capable de mettre son orgueil de côté. Gérard Davet et Fabrice Lhomme par exemple n’étaient pas habitués à travailler comme ça puisqu’ils sont en perpétuelle compétition notamment avec Mediapart. Donc avoir un scoop et le partager avec 40 médias c’était très particulier. Et d’un autre côté, il y avait beaucoup d’autres journalistes, jeunes pour la plupart, Journaliste suisse membre de l’ICIJ, pour qui c’était tout à fait naturel. François Pilet est en charge Les plus lésés restent finalement les dominicaux qui ont perdu le scoop de l’investigation à l’Hebdo. Spécialiste des sujets économiques, pour quelques heures !

On creuse ensemble sur le même sujet mais il y a deux conditions à respecter : une date de parution prévue et le partage total des informations entre partenaires. Vous devez donc annoncer ce que vous préparez, ce que vous explorez et c’est ce qui n’est pas forcément naturel pour un journaliste d’investigation. C’est même complètement nouveau.

©Chantal Dervey/DR

Une méthodologie d’avenir

Qu’est ce qui régit ces rapports entre journalistes justement ?

Retour aux affaires

du dossier puisque c’est Gérard Davet et Fabrice Lhomme qui possédaient les documents.

Ça ouvre un potentiel d’audience exceptionnel. Par exemple, si un journaliste allemand se penche sur un aspect du dossier auquel je m’intéresse aussi, on entre en contact sur un forum et chacun peut reprendre ce que l’autre a fait en le mettant en co-signature. Du coup on fait des papiers qui se retrouvent publiés dans le monde entier et on peut reprendre ceux des autres en dehors de toute relation commerciale. Ce sont des perspectives considérables en termes de moyens d’enquête mais aussi de diffusion. Et puis c’est toujours stimulant de travailler à plusieurs, avec des gens qui ont des méthodes et des visions différentes.

passe HSBC au crible 2.0

En septembre dernier, une quarantaine de journalistes internationaux dont François Pilet du média suisse l’Hebdo (voir ci-contre) débarquent dans les locaux du quotidien français. Là, ils sont mis au parfum. Les listings secrets d’une part, les outils pour les traiter d’autre part. Après OffshoreLeaks (2013) et LuxLeaks (2014), l’ICIJ se lance à l’assaut d’une nouvelle montagne et confirme que l’avenir du journalisme d’investigation passe par la collaboration. A travers des forums et une base de données cryptés, les médias restent en contact permanent et partagent leurs avancées respectives. Une nouvelle façon de travailler pour ces journalistes que l’imaginaire représente toujours en enquêteurs solitaires et taiseux. « Avec Fabrice Lhomme, nous sommes habitués à travailler seuls et à conserver nos scoops mais cette fois l’ampleur de l’affaire nous a contraint à partager nos informations »1 admet Gérard Davet. Et son binôme de poursuivre : « Le fait de conserver un scoop presque un an était nouveau aussi, il y avait le risque qu’il finisse par fuiter »1. Au final, il n’en fut rien et la date d’embargo, fixée par l’ICIJ (voir ci-contre) a été respectée. En France, la bombe explose le dimanche 8 février 2015 à 22h. Plus de 180 milliards d’euros ont transité par les comptes HSBC de plus de 100.000 clients et de 20.000 sociétés offshores sur la période allant du 9 novembre 2006 au 31 mars 2007. HSBC Private Bank est suspecté d’avoir organisé la fraude pour le compte de ses clients. Parmi eux, des sportifs, des politiques, des vedettes, des grands chefs d’entreprises mais aussi des

SWISS

En réseau les médias deviennent surtout plus puissants. Dans l’affaire Snowden, si le Guardian avait été seul, les services secrets auraient débarqué et ils auraient

il a notamment travaillé sur Wikileaks, Offshore Leaks et Swiss Leaks. Rencontre. fait en sorte que le sujet ne sorte pas. Mais là, une tentative de ce type aurait été vaine voire contre-productive car les autres médias auraient sorti l’information en plus de dénoncer cette attitude. Comment avez-vous procédé concrètement dans le cadre de l’affaire Swissleaks ? Dans un premier temps nous nous sommes rencontré à Paris. Les gens d’ICIJ nous ont expliqué comment exploiter les données et ils ont mis en place un forum bien structuré avec des groupes pour chaque pays, pour chaque thématique. Toutes les données sont cryptées car elles attirent des convoitises mais aussi des fantasmes puisque certains ont avancé qu’elles étaient manipulées. En fonction du pays concerné, ça suscite un énorme intérêt. Elles sont donc protégées via ce forum et des archives cryptées. Concernant l’embargo, il avait été fixé en fonction d’un partenaire américain, en l’occurrence l’émission 60 minutes de CBS car c’est vraiment le symbole du journalisme d’investigation. Pour nous en Europe c’était un dimanche à 22h. Un horaire frustrant, notamment pour Le Monde qui est tout de même à l’origine Leak - Mai 2015 / 31

Vous avez aussi travaillé sur le dossier Wikileaks, ces affaires démesurées présentent-elles des dangers particuliers ? Dans les deux cas, il y a en tout cas une difficulté commune. Le problème avec les câbles diplomatiques c’est que Julian Assange voulait tous les rendre public en caviardant les noms les plus exposés. Certaines sources étaient en effet susceptibles d’être identifiées et donc menacées. J’y avais travaillé pour Le Temps. On copiait la version originale du câble, on barrait d’un X les noms des personnes sensibles et on les collait sur le forum pour dire qu’il était édité. Wikileaks autorisait alors la diffusion du câble modifié. C’était très sophistiqué et très novateur, vraiment une belle opération. Sauf qu’Assange et le Guardian ont commis une erreur partagée qui a abouti à la fuite de tous les câbles en clair. Pour Swissleaks, c’est la même idée même si elle est plus affinée. D’ailleurs on a le même souci puisque l’ICIJ a réclamé que les données ne soient pas publiées intégralement. Seul l’intérêt public doit primer mais nous ne sommes pas à l’abri d’un piratage. Propos recueillis le 03 avril dans les locaux du journal L’Hebdo.


Remerciements :

François Pinel, Jérôme Pierrat, Alexandre Léchenet, Gérard Davet, Pierre Ballester, Raphaël Ruffier-Fossoul, Richard Schittly, Julien Falsimagne, Olivier Roller, Philippe Collette. Merci à ma tutrice Aurélie Poupée pour ses conseils précieux et son enthousiasme communicatif.


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