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Fontenaille DIANE l’ensauvagée

Dans la profondeur de la forêt résonnait un appel, et chaque fois qu’il l’entendait, mystérieusement excitant et attirant, il se sentait forcé de tourner le dos au feu et à la terre battue qui l’entourait, et de plonger au cœur de cette forêt toujours plus avant, il ne savait où ni pourquoi ; il ne se posait pas la question, mais l’appel résonnait impérieusement dans la profondeur des bois.

Jack London, L’Appel de la forêt

Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné. Un feu pour être son ami.

Paul Éluard, Pour vivre ici la nuit dans les bois

Je dédie cette histoire au peuple des forêts ; aux ensauvagé·e·s ; à Jack London, with love ; à Nedjma. Merci à Olivier Pillé, maïeuticien distingué.

Diane, conte d’hiver et d’aujourd’hui, écrit dans la forêt, au cœur de l’hiver, quelque part dans l’Auvergne mystérieuse, alors que, partout alentour, résonnaient les coups de fusil des chasseurs et les hurlements des chiens, à la mort, à glacer les sangs.

La lune est presque pleine.

Ça ne tient qu’à un fil : rousse et ronde, comme la fille, en bas ; celle qui marche avec son frère, à travers la forêt.

Cette nuit, Diane aura seize ans. Seize ans !

Pour fêter ça, Basile offre à sa sœur une nuit exceptionnelle : seuls dans les bois, à guetter les bêtes.

Chevreuils, sangliers, biches, renards, belettes, choucas…

Bref, tout ce qui viendra.

Une nuit à écouter respirer la forêt.

Et pas n’importe laquelle : leur forêt.

Trois cents chênes, frênes et hêtres, que les parents de leurs grands-parents, et les autres avant eux, ont plantés avec amour, et aidés à grandir.

Ce bois unique au monde : l’œuvre du clan.

– Nous, les Fayard, on fait pousser des arbres et des enfants !

Au milieu de cette merveille, une clairière, où se dresse un chêne gigantesque : le Roi Arthur.

Celui-là, il est connu dans tout le pays, et même au-delà…

Cinq siècles, au moins !

Le plus vieil arbre de toute la forêt, et même du pays.

Le plus beau, aussi.

Sa ramure est parfaite : un immense éventail.

Pour Basile, elle évoque la ramure d’un cerf géant, mythique, dont le corps serait enfoui dans la terre, et dont seuls les bois dépasseraient.

D’ailleurs, arbre ou cerf, c’est le même mot : les bois, la ramure, le roi des bois. C’est l’histoire qu’il racontait à Diane, quand elle était enfant, et qu’il venait ici avec elle.

Elle y croyait…

– Dis Basile, quand est-ce qu’il va sortir, le grand cerf ?

Il souriait, en la hissant sur ses épaules, et il la perchait dans les branches basses.

– Ça, ma petite Diane… Ferme les yeux, et imagine un peu : tu es dans ses branches, le grand cerf sort de terre, et se met à marcher. Et toi, tu es assise sur ses bois, minuscule, et tu mènes le roi des bois.

À cette idée, les yeux fermés, Diane riait aux éclats.

– C’est toi le grand cerf !

Et ils couraient vers la maison, Diane toujours perchée sur ses épaules, lui embrassant le front.

– Tu m’as découvert !

À ce moment-là, il partait au galop, en tenant bien fort ses petites jambes, pour qu’elle ne tombe pas.

Leurs parents travaillaient : sa mère directrice d’école, son père prof au lycée agricole, de longues journées ; le grand frère s’occupait de la petite, il aimait ça.

Vu l’écart d’âge – dix ans –, il se sentait un peu plus qu’un grand frère : un tuteur, où la liane – Diane ! – s’accroche et s’élance, pour grimper vers le ciel.

Depuis qu’ils sont seuls, depuis l’accident, leur lien s’est encore renforcé : indestructible.

C’est dans les branches du Roi des Arbres que Basile a installé une cabane éphémère, pour Diane, pour ses seize ans.

Un affût feuillu, discret, afin qu’ils puissent voir, sans être vus.

Demain, il le démontera : c’est juste pour cette nuit.

L’Arbre est sacré : on n’y pose que du fragile, lui seul est fait pour durer.

– Quand j’ai le cafard, murmure Basile, c’est ici que je viens. Je grimpe dans l’arbre, ou alors je m’assieds sur ses racines, le dos contre son tronc, je ferme les yeux, et tout de suite ça va mieux.

– L’arbre qui guérit, alors ! répond Diane.

– Chuuut petite sœur, maintenant on ne parle plus, on se tait, on écoute, on regarde… Tu es prête ?

Elle fait oui de la tête.

Basile a amené des jumelles, une paire pour chacun ; Diane se blottit contre son frère.

C’est un beau mois d’octobre, le vent du soir fait vibrer les feuilles et les branches ; on entend la forêt respirer.

Les oiseaux de nuit, d’abord…

Une grande chouette blanche déploie ses ailes et fond sur un mulot, qui piaule et s’agite entre les serres, mais trop tard…

Un choucas, puis deux, puis trois… et l’oiseau Pourquoi.

Cet étrange oiseau nocturne, qu’on n’a jamais vu, et qui s’écrie toujours : « Pourquoi, pourquoi ? », de sa voix rauque ; Diane l’a toujours connu. Ça la rassure d’entendre son cri.

Les quarts d’heure passent, puis les heures.

Oh ! cette masse sombre là-bas, qui grogne et grommelle, et fourrage la terre : un sanglier ! Une laie plutôt, suivie de ses trois petits. C’est déjà bien de la voir passer, mais ce n’est pas elle qu’on attend.

Blottie contre Basile, ses jumelles à la main, Diane se sent bien.

Elle aimerait que cette nuit ne finisse jamais… Ici, elle oublie tous ses soucis ; les drames, aussi.

La mort des parents, l’accident…

Pour une fois, elle n’y pense pas.

À la lisière du bois, un petit étang : c’est ici que les bêtes viennent boire.

La lune monte au ciel, presque rouge : demain il pleuvra.

Des lambeaux de brume montent de l’étang, on se croirait dans un film ; la forêt craque et bruisse.

Oh ! la queue sombre d’un renard, son ombre furtive…

Diane s’endort, sans même s’en apercevoir.

Elle glisse dans le sommeil, rêve du renard. Le cerf ne viendra pas, et c’est très bien : qu’il garde son secret. Diane s’assoupit, dans son sommeil elle frémit.

L’aube s’en vient, le ciel s’éclaircit. Il est temps de rentrer, se dit Basile, dont les paupières s’alourdissent ; le thermos de café ne parvient plus à le garder éveillé.

Soudain, le raffut tant attendu !

Il pince Diane, murmure, à peine un souffle : – Là !

Diane se réveille en sursaut.

Devant l’étang, elle voit une biche, puis deux, puis trois…

Plus encore ! Une dizaine… Jamais elle n’en a vu autant.

De sa paume, elle étouffe un cri.

Soudain, alors que le vent dissipe la brume, Diane le voit, fier, la tête haute, et qui leur fait face : le Cerf !

Sa majesté Isidore, lui-même, un 26 cors1 ! Le maître de la forêt, celui qu’on n’espérait plus. Il est venu.

Il guette, veille sur les femelles. Il les sent, elle et lui ? Sûrement. Il regarde en direction du grand chêne, tape du pied, les fixe : Diane et Basile.

Les biches boivent, tête baissée, et lui toise le frère et la sœur ; il n’a pas peur.

Ses bois sont immenses, larges, déployés ! Superbes.

Isidore porte un arbre sur le crâne ; il le dresse avec grâce et force : la puissance incarnée.

Soudain il lève la tête vers la lune, et brame.

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