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Jean-François Chabas la sorcière et les Manananggals

À

J.-F.C.

Though we travel the world over to find the beautiful, we must carry it with us or we find it not. « Nous avons beau parcourir le monde à la recherche de la beauté, nous devons la porter en nous, sinon nous ne la trouverons pas. »

Ralph Waldo Emerson.

Chapitre 1

Je suis si loin de chez moi. Parfois je pleure l’Irlande, mon pays, et Belfast, ma ville, où les vagues grises, jaillissant de la mer sombre, viennent en hiver s’écraser sur nos maisons.

Ma famille me manque ; je pense à ma mère, à mon père, à mon frère Cillian qui venait de fêter ses cent huit ans quand je suis partie.

C’est tout le clan du Feu que je regrette ; tous les Mag Aoidh.

Et je rage d’être incapable de me battre à leur côté.

Il m’est possible, pour une part, de projeter à distance certains de mes pouvoirs. Mais pas à plus de 15 000 kilomètres, et c’est désormais ce qui me sépare des miens.

Alors je m’assois dans le désert brûlant, et je médite pour renforcer mes facultés.

Je sais que, bientôt, j’aurai besoin de toutes mes forces.

chapitre 2

Comme toutes les sorcières et tous les sorciers, je suis née d’un œuf. C’était il y a cent soixante-douze ans, en 1853 ; la guerre des trois clans faisait rage à Belfast. Les magies s’affrontaient sans merci dans les profondeurs de ma ville.

Le clan Mag Aoidh – celui du Feu –, auquel j’appartiens, l’emportait, mais le clan ó Broin – les Corbeaux – et le clan Mac Lochlainn – les Vikings – faisaient de terribles dégâts dans nos rangs.

Rionach Mac Lochlainn, que l’on surnommait « La Puissante », a jeté un sort sur mon œuf, et c’est ainsi que le maléfice, traversant la coquille, m’a atteinte alors que je n’avais pas encore vu le jour : Fiadh, ma mère, venait à peine de me pondre.

Étais-je déjà née, ou pas ? Que dire de la venue au monde de notre espèce ? Existe-t-on tout à fait dès qu’on a été pondu, ou seulement lorsqu’on a brisé son œuf ? Nous autres sommes en cela plus proches des oiseaux que des humains.

Après une gestation de neuf mois comparable à celle des hommes, il faut cinq jours de couvaison pour qu’une sorcière comme moi puisse venir à la lumière, entre les débris opalins et verdâtres de la coquille. Le sort m’a prise au premier jour et, si la force spirituelle de Fiadh a empêché qu’il me tue sur le coup, il a cependant bouleversé mon existence pour toujours.

Je ne suis pas ce que je devais être ; même parmi les sorciers, je suis singulière.

– Ma fille, les quatre jours suivants, nous avons attendu fébrilement, m’a dit ma mère lors d’une conversation que nous avons eue dès que j’ai été assez grande pour l’entendre. Nous savions que tu avais été atteinte, mais il était impossible de dire à quel point, tant que tu demeurais dans ton œuf. La Puissante a des capacités indiscernables…

– Qu’avez-vous remarqué, quand je suis enfin sortie ?

– La mucosité dont nous sommes d’ordinaire couverts lorsque nous brisons l’œuf était absente. Tu étais sèche et brûlante comme si tu sortais d’un four. Je me rappelle encore tes joues, rouges comme des briques, et tes cheveux frisés.

– Frisés ? Moi, des cheveux frisés ?

J’arborais déjà, enfant, ma longue chevelure rousse, lisse comme un jet, qui jamais ne bouclait. Ma peau, elle, était blanche comme du lait.

– Oui, ma fille. Il s’en est fallu de peu que Rionach te fasse frire.

– Mais elle n’a pas réussi.

– Non. Elle a échoué.

– Mère… puisqu’elle ne m’a pas tuée, qu’a-t-elle donc pu me faire ? Si même mes cheveux ont échappé au sort, peut-être que…

Fiadh Mag Aoidh, Grande Sorcière du clan du Feu, a levé une main, pour m’arrêter.

– Ne te réjouis pas. Si nous avons cette conversation c’est justement pour que je te prévienne : il y a quelque chose en toi.

– Ah ? Quoi ?

– Je ne saurais le dire. Ces sorts peuvent éclore après de longues années. Ils sont nichés dans ton corps, en germe, ils influent sur ta destinée…

– Mais toi, mère, toi, tu peux tout guérir ! Et père aussi. N’êtes-vous pas capables de faire mourir les fleurs d’un regard ?

– Tu n’es pas une fleur, Aoife. Il n’y a rien de plus complexe, de plus opaque, que l’organisme d’une sorcière, où science biologique et science occulte s’entremêlent. Nous ne savons pas ce qui se produit en toi, aussi sommes-nous incapables de contrer ce qui va advenir.

– Advenir ? Est-ce donc certain ?

– C’est tout à fait certain, ma fille. Et il est probable que cela se manifeste lors de tes premiers saignements.

– Comment ?

– Lorsque tu sortiras de l’enfance pour devenir une jeune fille. C’est là, souvent, que se révèlent les maléfices reçus au berceau.

– Mère ! C’est terrible de ne pas connaître ce qui va m’arriver ! Je crois que j’aurais aimé ne rien savoir.

– C’est lâcheté que de parler ainsi, Aoife. On ne se cache pas des combats à venir, on s’y prépare.

– Se préparer contre l’inconnu ? C’est impossible !

Je me suis enfuie pour aller trouver mon père, auprès duquel j’espérais récolter plus de réconfort et, qui sait, plus d’espoir.

Tadhg Mag Aoidh était un homme effacé, à l’allure fragile, petit de taille. Ses cheveux blond cendré renforçaient son apparence enfantine ; mais j’étais sa fille, et je savais que ce qu’il fallait regarder chez lui, c’était ses yeux noirs, scrutateurs et profonds. Alors on comprenait qu’il n’était pas inoffensif.

Je l’ai trouvé dans son atelier, en train de graver, dans une large plaque de fer noire appelée à devenir la pancarte d’une taverne, des lettres gaéliques. Métallier, telle était la profession que mon père s’était choisie pour dissimuler son statut de sorcier. Il fabriquait des balcons en fer forgé, des enseignes, des grilles, il cerclait les roues des chariots. On l’appréciait pour la grande qualité de son travail, ainsi que le sérieux qu’il mettait dans ses engagements, toujours tenus. Sa politesse était irréprochable. Personne, sauf ceux qui connaissaient sa véritable nature, ne discernait sa malice, ni ses jeux. Ainsi en ce jour où, du haut de mon enfance présomptueuse, je suis allée le sommer de me donner des réponses, l’aije surpris à creuser dans le métal avec la pointe de son doigt. Il fallait s’approcher pour le voir, mais c’était bien ce qu’il faisait : point d’outil, juste l’index posé sur la plaque ; un index qui faisait fondre la surface.

– Si un Ordinaire te surprend, père, lui ai-je dit, on t’enverra brûler sur un bûcher.

– Les Mag Aoidh ne brûlent pas, m’a-t-il répondu sans quitter sa tâche des yeux.

– Alors ils te noieront. Ou ils t’écartèleront, ou ils…

Levant enfin la tête, mon père a haussé un sourcil.

– Quelles sont toutes ces belles promesses, Aoife ? Tu penses sans doute que je m’ennuie, et tu veux me donner à réfléchir…

– Que va-t-il m’arriver, père ? Mère m’a dit qu’à cause de Rionach Mac Lochlainn j’ai des choses en moi, et que quand je grandirai, elles se manifesteront.

– Ne me parle pas de grandir ! Je veux te garder près de moi pour toujours. Personne ne sera jamais digne de ma fille parfaite.

J’ai tapé du pied, faisant grincer le parquet.

– Est-ce le moment de plaisanter ?

– Non. Bien sûr que non. Je suppose.

Père !

– Quoi encore ?

– Tu es… tu es insupportable ! Ma misère t’indiffère.

– Mmm… De quelle misère parlons-nous, Aoife ? Tu me sembles bien portante, bien nourrie, et remarquablement éduquée…

J’ai tourné les talons et mis la main sur la poignée de la porte de l’atelier, mais soudain mes semelles se sont trouvées collées au sol.

– Père ! Arrête !

– Ma fille ?

– Libère mes pieds ! Libère-les ! Je… je vais crier !

Aaaaaaaaaaaaaah ! Aaaaaaaaaaaah !

– Écoute-moi bien, Aoife. Je ne le dirai qu’une fois : il n’est rien que nous puissions faire pour empêcher ce qui adviendra. C’est comme si l’on demandait à un médecin de soigner une maladie qui apparaîtra, et dont on ne

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