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PREMIÈRE PARTIE
Prologue
Cambodge : avril 1975
Un proverbe du dix-septième siècle affirme que « lorsque la guerre éclate, les portes de l’enfer s’ouvrent ». Dans ce qui fut autrefois un pays magnifique, niché au cœur de l’Indochine, c’est quand la guerre prit fin que les portes de l’enfer s’ouvrirent.
Ce fut alors le temps de la libération. Le temps des jeunes gens à l’air maussade, vêtus de pyjamas noirs, arborant des foulards à carreaux rouges et étreignant leurs fusils d’assaut AK-47 avec plus d’attachement qu’ils n’étaient capables d’en éprouver pour leurs plus proches congénères. Ce n’était pas de la haine qui transparaissait dans leurs regards. C’était une vision de l’enfer.
Un souffle de vent balaya les visages. Des milliers de visages massés le long du boulevard Monivong. Il transportait l’âcre odeur de fumée d’une cité dont certains quartiers sont la proie des flammes.
Il transportait l’odeur de la peur. On disait que les Américains allaient bombarder la ville ; qu’il serait plus sûr de s’établir à la campagne. Personne n’y croyait.
Il transportait des effluves de mort. Ils avaient vidé les hôpitaux. Des corps brisés étaient évacués sur des lits médicalisés derrière lesquels traînaient des tubes et des fils d’une technologie dépassée, ainsi que des poches de plasma et de sang. Ceux qui pouvaient marcher s’appuyaient sur des béquilles. Ceux qui ne le pouvaient pas mouraient. Les débris de cette cité coloniale, jadis élégante, jonchaient les rues ; un enfant hurlait, un vieillard toussait et crachait du sang sur le trottoir, tandis qu’un million de paires de pieds épuisés se traînaient sur la route poussiéreuse menant au néant.
Un autre proverbe dit : « L’enfer est une cité. » Le 17 avril 1975, cette cité avait pour nom Phnom Penh.
Chapitre 1
Ang Serey était une belle femme, et pourtant il eût été difficile de le deviner. Son visage était noirci par la fumée et l’on n’aurait su dire si c’était de la sueur ou des larmes qui avaient laissé des traces dans la crasse qui le recouvrait. Rougis, injectés de sang, ses yeux étaient d’une absolue fixité et son regard ne déviait ni d’un côté ni de l’autre, de peur de laisser transparaître une quelconque émotion. Noyée dans la foule, elle se déplaçait d’une démarche traînante, chaussée de nu-pieds. Elle poussait devant elle un chariot contenant quelques rares effets personnels. De part et d’autre se tenaient ses enfants qu’elle n’osait regarder. « Agrippez-vous à moi pour que je sente que vous êtes là », leur avait-elle murmuré. « Si quelqu’un vous adresse la parole, ne dites rien. Laissez-moi parler. »
Pendant des jours entiers elle avait travaillé ses mains pour qu’elles soient couvertes d’ampoules et en sang. Elle avait creusé la terre meuble des bougainvilliers qui poussent dans les faubourgs, frottant la terre contre ses plaies et ses ampoules jusqu’à ce que ses mains virent à l’écarlate. Elle avait obligé ses enfants à faire de même. Au début, le garçon avait pleuré, agitant dans l’air ses mains qui le brûlaient. Pourquoi sa propre mère l’obligeait-elle à faire cela ? Elle l’avait frappé quand il avait refusé de continuer. Et quand ses larmes avaient séché,