10 minute read

DANIEL CROZES LES MAÎTRES SANS DIEU

En mémoire de mon trisaïeul, Jean-Joseph Crozes, instituteur à l’époque « héroïque » du XIXe siècle…

Cette matinée de septembre 1965 était agréable et estivale sous une lumière éclatante. Certes les hirondelles se rassemblaient déjà en gazouillant, préfigurant leur migration annuelle, et les premières feuilles des peupliers jaunissaient mais l’automne semblait lointain. En revanche, la rentrée scolaire arriverait bientôt. Les nouveaux titulaires d’Aiguevives s’installaient, aujourd’hui, dans l’appartement aménagé au-dessus de la classe des grands. Sous les ombrages d’un majestueux marronnier qui se dressait au milieu de la cour de récréation, dont ils avaient grand ouvert le portail, ils attendaient le déménageur qui amenait leurs meubles de Rodez. La trentaine, les cheveux châtains et légèrement ondulés qui retombaient sur les épaules, la silhouette élancée et les prunelles pétillantes, Marielle Tardieu était rayonnante dans sa toilette estivale, une robe en toile bleue. Adossée au marronnier, triturant une feuille entre ses doigts nerveux, elle discutait de la rentrée avec son époux. Athlétique, des cheveux courts et bruns, une moustache épaisse et soigneusement entretenue, le visage émacié et le regard sans cesse aux aguets, la dépassant d’une dizaine de centimètres, presque élégant dans une chemise à manches courtes et son pantalon de toile assorti, Silvère approchait de la quarantaine. Nommés dans la même école, c’était une journée marquante pour eux. À l’inverse de son époux qui était plus expérimenté puisqu’il avait entamé sa carrière en 1948-1949, enseignant à Constantine comme coopérant puis dans la bourgade d’Almont-les-Junies et à Rodez, la jeune femme n’avait terminé ses études à l’École normale de Rodez qu’en 1960. Depuis, elle n’avait effectué que des remplacements, entrecoupés de stages auprès de maîtres confirmés et de deux congés de maternité puisqu’elle avait accouché d’Olivier en janvier 1961 puis de Nicolas en juillet 1963. Grâce à l’ancienneté de Silvère, à son classement, à la réputation de sa famille – il appartenait à une « dynastie » d’instituteurs et de professeurs dont il représentait la troisième génération –, ils avaient décroché leur nomination à Aiguevives, une modeste bourgade de cinq cents habitants à une trentaine de kilomètres de Rodez dont la commune regroupait sept cents âmes. Marielle s’en réjouissait. Cette décision mettait un terme à cinq années d’errance dans les différentes écoles de la préfecture et des environs à La Mouline, au Monastère, à Olemps, à Druelle. Non seulement elle s’éviterait des déplacements mais elle profiterait davantage de leurs deux enfants et pourrait partager son quotidien d’institutrice avec son époux bien plus qu’auparavant. À l’occasion de ses remplacements, elle avait enseigné dans tous les niveaux. À Aiguevives, elle se chargerait de la maternelle, du cours préparatoire, de la première année du cours élémentaire. Quant à Silvère, il s’occuperait des élèves du CE2 et du cours moyen ainsi que des candidats au certificat d’études.

À l’image de son admission à l’École normale à Rodez, en 1957, leur affectation à Aiguevives constituait un événement pour Marielle qui aurait désormais une classe attitrée pour l’année, « sa » classe. À 35 ans, elle réalisait enfin son rêve d’enfance auquel elle avait dû renoncer à l’âge de 16 ans pour respecter la décision brutale de sa famille. Pourtant, pour elle, tout avait bien commencé au lendemain de l’obtention du certificat d’études et de son classement cantonal – elle avait terminé troisième ! – qui avaient encouragé ses parents à l’inscrire au pensionnat Sainte-Anne à Labastide pour préparer le brevet élémentaire que les meilleures passeraient dès la troisième année et qui leur permettrait ensuite de devenir institutrices dans un établissement confessionnel. Certes ils ne l’avaient pas ménagée, l’obligeant à participer aux travaux des champs jusqu’à la Toussaint et à compter de la Saint-Jean, écourtant son année scolaire, mais Marielle avait travaillé d’arrache-pied pour compenser ce handicap et s’imposer parmi les meilleures, enseigner rapidement et acquérir son indépendance. Après sa deuxième année, tout s’était effondré. Le mariage de son frère Sylvain, qui succéderait à ses parents sur la modeste exploitation, y avait contribué. Marielle était la dernière d’une famille de cinq enfants et sept années les séparaient. Même si François et Germaine Lavabre, ses parents, n’approuvaient pas cette alliance, Sylvain avait épousé leur cousine germaine, Jeanne, qui avait claironné à sa belle-sœur après son installation chez ses beaux-parents : « Le certificat d’études est amplement suffisant à une femme, après son mariage, pour s’occuper de ses enfants, des lessives et du ménage, pour préparer la bouillie des cochons. À 16 ans passés, tu es capable de travailler ! Il y a d’autres professions qu’institutrice… » Sylvain et Jeanne avaient-ils imposé que Marielle ne retourne pas au pensionnat de Sainte-Anne en octobre ? C’était une certitude pour la jeune femme. Ses parents avaient sacrifié son ambition, qui paraissait pourtant bien raisonnable, aux caprices de Sylvain qui comptait se procurer une motocyclette. Ils ne pouvaient assumer cette nouvelle dépense et sa scolarité sans s’endetter, ce qu’ils ne souhaitaient pas. Elle s’était donc résignée à commencer son apprentissage de couturière à trois kilomètres de son hameau des Vignes, dans le chef-lieu de la commune, à Lasserre. Grâce à sa patronne qui avait remarqué son habileté, sa vivacité d’esprit et sa créativité, elle avait été ensuite embauchée par une couturière renommée de Rodez, Éléonore Frayssinet, qui habillait les femmes de la bonne société et qui l’avait assurée après une année passée dans la maison qu’elle était promise à une carrière de « première ». La perspective était séduisante pour une jeune femme de vingt ans qui s’en était détournée à la surprise générale en épousant Richard Soleilhet, frère de sa meilleure camarade d’atelier Angèle. Ce jeune homme était forgeron à Castelnau, localité de cinq cents habitants semblable à Aiguevives. Elle s’y était installée avec son époux et y avait proposé ses services de couturière mais vainement ; elle avait souvent regretté que ses parents, Sylvain et Jeanne aient contrarié sa vocation. La malchance s’était acharnée sur Marielle. Neuf mois de bonheur seulement et, le vendredi de l’Ascension 1953, Richard avait succombé aux blessures provoquées par un percheron dont il s’apprêtait à remplacer les fers. Son ancienne patronne ruthénoise l’avait à nouveau engagée. Constatant qu’elle était bonne lectrice, elle l’avait présentée à son petit-cousin, Silvère Tardieu, instituteur à l’école Victor-Hugo à Rodez, passionné de littérature et confronté à une épreuve semblable. Son épouse, Mélanie, était décédée en couches tandis que leur enfant n’avait pas survécu. Grâce à leur goût commun pour la lecture, une complicité s’était rapidement instaurée entre eux. Leur mariage avait été célébré dans l’intimité mais civilement en septembre 1955. Il avait éloigné Marielle des membres très pratiquants de sa famille qui dénigraient les maîtres laïques et les écoles sans Dieu mais il avait permis que son rêve d’enfance se concrétise. Silvère l’avait persuadée d’abandonner sa profession de couturière pour préparer le concours de l’École normale. Marielle y avait été encouragée par ses beaux-parents, ses beaux-frères et ses belles-sœurs qui étaient tous enseignants. Il l’avait soutenue de son mieux, organisant son travail quotidien et ses révisions. Sa première tentative avait été décevante puisqu’elle n’avait été admise dans aucune École normale. À la deuxième, elle s’était distinguée avec une quadruple réussite et Rodez avait eu sa préférence.

En cette matinée radieuse de septembre 1965, Marielle mesurait le chemin parcouru depuis cette journée de juillet 1946, tristement imprimée dans sa mémoire, où elle s’était soumise à une décision injuste. Elle avait éprouvé alors un profond déchirement et de l’humiliation, un sentiment de révolte qui l’avait habitée pendant longtemps. Heureusement, il y avait eu la rencontre avec Silvère, le miraculeux et le merveilleux voyage de l’amour grâce auxquels elle avait commencé une nouvelle existence.

Alors que l’horloge de l’église égrenait neuf coups, une question les tenaillait. Sur quels effectifs pourraient-ils compter à la rentrée ? Quand l’inspection les avait informés de leur affectation, Marielle et Silvère Tardieu s’étaient déplacés à Aiguevives pour y rencontrer le premier magistrat de la commune et les instituteurs qui achevaient une carrière bien remplie pour prendre leur retraite dans la localité. Leurs prévisions permettaient de maintenir les deux classes mais ils n’excluaient pas des changements, dès la première matinée, qui les priveraient de quelques élèves. L’école de Dieu avait fermé en 1962. Certaines familles l’avaient regretté, ne consentant à inscrire leurs enfants à l’école sans Dieu du village et à ne pas les envoyer dans la commune mitoyenne disposant toujours d’un établissement confessionnel que sur l’insistance du premier magistrat et des deux instituteurs. Comment agiraient-elles à la rentrée ? Gabriel Coupiac qui présidait aux destinées d’Aiguevives depuis 1947 et connaissait bien ses administrés, ne s’était pas hasardé à répondre. Les deux instituteurs, Marinette et Gustave Alcouffe qui occupait également les fonctions de secrétaire de mairie, ne s’y étaient pas davantage aventurés. C’était donc l’incertitude. La querelle scolaire, déjà bien présente dans les villages avant-guerre où la concurrence entre les deux écoles était impitoyable en reproduisant l’antagonisme entre les conservateurs – les blancs – et les républicains – les rouges –, perdurait. Les dispositions qui avaient été adoptées en 1959 par le Parlement à l’initiative du Premier ministre d’alors, Michel Debré, ne l’avaient nullement apaisée en mécontentant les défenseurs de l’école laïque. Elles permettaient aux établissements confessionnels de conclure des contrats d’association avec l’État qui s’engageait à respecter leurs orientations religieuses et à s’acquitter des salaires de leurs enseignants mais leur imposait en contrepartie d’appliquer dans toutes les matières le même programme que dans le public et les soumettait à inspection. Grâce à ces mesures, les dépenses de scolarité s’étaient amoindries pour les familles envoyant les enfants dans les écoles privées. Mireille Combes, camarade de Marielle au pensionnat de Sainte-Anne et sa voisine du hameau des Vignes où elles avaient grandi, n’avait pas manqué de s’en féliciter. À l’inverse de Marielle, elle avait pu terminer ses études, décrocher son brevet élémentaire et devenir ensuite institutrice dans l’une des écoles de Sainte-Anne. Enseignante depuis 1950 à Saint-Chély-d’Aubrac où elle avait rencontré un jeune éleveur qu’elle avait épousé, elle avait remarqué que le nombre d’élèves de l’école avait progressé depuis quelques années. Certes elle dépendait de la direction diocésaine et elle était tributaire de ses décisions parfois arbitraires, mais elle percevait un meilleur salaire. Les versements étaient plus réguliers et garantis… Le premier magistrat et les précédents instituteurs avaient conseillé à Silvère et à Marielle Tardieu de redoubler de précautions vis-à-vis des familles dès la première journée. Une réflexion mal interprétée, une parole maladroite, une critique injustifiée, une attitude ambiguë pourraient les desservir et, surtout, leur soustraire quelques élèves. Les nouveaux titulaires étaient bien conscients de la précarité de la situation. Le comptage de la première semaine était déterminant ; il constituait la référence pour procéder à une suppression ou à une ouverture de classe. En transmettant leur demande à l’Inspection, la jeune femme n’imaginait pas qu’ils pourraient affronter dans leur nouvelle affectation de vieilles querelles dont elle avait supporté les conséquences à l’adolescence.

Les pétarades de la camionnette du déménageur interrompirent leur conversation. Deux hommes en descendirent, se présentèrent, examinèrent la porte d’entrée massive, à double battant, percée sur le pignon qui était orienté au midi et à laquelle on accédait grâce à trois marches de pierre. Elle s’ouvrait sur un vestibule depuis lequel un escalier conduisait au logement destiné à la famille Tardieu puis aux combles. L’instant d’après, ils manœuvraient la camionnette et déchargeaient les meubles qu’ils montèrent au premier. Quand les sonneries joyeuses de l’angélus retentirent au clocher du village, ils charriaient les derniers cartons. Marielle et Silvère avaient apporté de la limonade dans leurs provisions pour la mi-journée. Elle n’était plus très fraîche mais les deux hommes l’acceptèrent volontiers avant de reprendre le chemin de Rodez.

Après leur départ, Marielle et Silvère déballèrent le casse-croûte dans la cuisine, échangèrent leurs impressions sur le logement qu’ils avaient pu depuis le début de la matinée découvrir d’une manière plus précise qu’à l’occasion de leur premier passage en juillet où ils avaient traversé les pièces, sous le contrôle du maire, sans pouvoir s’attarder. Il était inoccupé depuis que les précédents instituteurs avaient emménagé dans une demeure qu’ils avaient construite à Aiguevives pour leur retraite, il y avait déjà quelques années. En prévision de l’arrivée de nouveaux titulaires et consciente que personne ne postulerait si l’appartement était d’une apparence repoussante, la municipalité avait procédé à un grand nettoyage et à des travaux de peinture puis remplacé les menuiseries et les huisseries défaillantes. Les parquets avaient été poncés et vitrifiés. Ce logement était d’autant plus accueillant qu’il était confortable, bénéficiant entre autres de l’eau courante grâce à une source qui était commune à trois propriétés mitoyennes. C’était un privilège, n’avait pas manqué de souligner le premier magistrat alors que la desserte des habitations de la bourgade commencerait seulement en 1966 ou 1967. Nombre de maîtres se plaignaient de l’archaïsme de leur logement, de l’absence de l’eau courante, d’une salle de bains et de toilettes convenables. Gabriel Coupiac leur avait indiqué également qu’il avait obtenu des conseillers de moderniser le chauffage, échangeant les poêles à charbon et à bois contre des modèles brûlant du mazout. Il y était parvenu difficilement, certains de ses colistiers affirmant que la dépense était superflue et que les instituteurs avaient le temps de nettoyer puis de regarnir les poêles à bois. En revanche, les classes étaient toujours chauffées avec du charbon que fournirait la municipalité et du bois qu’amèneraient les parents d’élèves.

Marielle et Silvère ne s’imaginaient pas qu’ils consentiraient des concessions l’après-midi même, alors qu’ils n’habitaient pas encore Aiguevives et que la cloche n’avait pas encore appelé les élèves à retrouver leur classe. Ils s’accordaient le temps de déguster le café qu’ils avaient apporté dans une bouteille thermos lorsqu’on frappa. La camionnette des déménageurs ne s’étant pas distinguée par sa discrétion, les habitants étaient déjà prévenus de leur arrivée. Un homme et une femme, la trentaine sonnée, les joues rondes et rouges, le visage buriné par le soleil, habillés en « semaine », les attendaient sur les marches de pierres devant la porte d’entrée. Leurs fillettes de 5 et 7 ans, leur garçonnet de 9 ans étaient scolarisés à Aiguevives. Ils avaient l’intention de les inscrire à nouveau pour cette année 1965-1966 mais à la condition que leur garçonnet, Bertrand, puisse s’absenter pour assister le desservant de la paroisse lorsqu’il célébrerait des obsèques, des services de neuvaine ou d’anniversaire. C’était l’affaire d’une heure et demie à deux heures, toujours en matinée et seulement de temps en temps, expliquèrent-ils avant de souligner qu’ils étaient catholiques et que Bertrand était enfant de chœur, qu’ils l’enverraient sans hésitation à l’école Notre-Dame dans la commune mitoyenne ainsi que les deux fillettes s’ils n’obtenaient pas de réponse favorable. Interloqués par cette demande inattendue et tellement incongrue, les instituteurs se regardèrent. Non seulement les règlements ne prévoyaient pas ces absences-là mais elles ne se justifiaient pas. Tout les encourageait à s’y opposer fermement, à commencer par leurs convictions et la nécessaire affirmation des principes de laïcité pendant les périodes scolaires. Toutefois, il était indispensable de préserver les effectifs. À contrecœur, ils capitulèrent pour ne pas apparaître déjà comme des enseignants sectaires. Les intéressés marmonnèrent quelques remerciements avant de disparaître, triomphants. Les instituteurs remontèrent dans leur appartement, perplexes et contrariés. Silvère ne décolérait pas, détestant le chantage. Il avait enseigné de 1950 à 1953 à Almont-les-Junies, une commune des environs de Decazeville où l’agriculture était prépondérante comme à Aiguevives mais qui comptait des

This article is from: