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INTRODUCTION —
Alors, bien sûr, l’apparition de la première abeille remonte à loin, mais avant même que l’une d’entre elles ne s’englue dans une coulée de résine et se conserve dans sa gangue fossile d’ambre translucide – semblable à un miel durci – en suffisamment bon état pour nous assurer de son existence au cœur du Crétacé, il y a environ cent millions d’années, il s’était assurément déjà passé bien des choses. Par exemple, les premiers insectes volants sillonnant les airs datent du Carbonifère, il y a trois cent cinquante millions d’années, et les premières guêpes sociales, qui traquaient les plus petits qu’elles pour nourrir leurs larves carnivores, remontent au Trias, il y a deux cent cinquante à deux cents millions d’années. Les plantes à fleurs, quant à elles, commencent à compter sur les insectes pour disperser le pollen il y a approximativement cent soixante-dix millions d’années, avec quelques exceptions encore plus anciennes, et c’est aussitôt (à l’échelle des temps géologiques) un succès stratégique mondial, de nombreux petits coléoptères, entre autres insectes, se gavent de ces pollens et distribuent inévitablement les excédents en passant d’une fleur à l’autre, instaurant, à leur insu, une fécondation beaucoup plus efficace que celle jusque-là portée par les seuls hasards éoliens.
Je ne peux m’empêcher de penser que l’apparition de ce stratagème végétal destiné à une optimisation reproductive, nouveauté qui sembla alors si brusquement advenue que l’immense Charles Darwin la qualifia
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« d’abominable mystère » n’est pas tout à fait le fruit du hasard et que la longue coévolution qui s’est ensuivie et qui dure encore n’est rien moins qu’innocente. Toujours est-il que certaines guêpes, continuellement attentives à leur environnement, se sont habituées à fréquenter au plus près les inflorescences nectarifères et à trouver plus « confortable » ou plus « pratique » d’alimenter leur descendance de ce pollen, perpétuellement abondant dans la touffeur éternelle de ces jours anciens, que de s’en aller chasser au petit bonheur la chance (ce qu’elles font aussi très bien).
Les premières abeilles commençaient ainsi leurs carrières d’exclusives butineuses, arborant assez tôt des toisons plus ou moins fournies idéalement adaptées à la rétention des grains de pollen car constituées de poils ramifiés, ce qui les différencie, même de nos jours, des guêpes généralement passablement glabres et piètrement équipées de poils simples. Il ne restait aux plantes à fleurs qu’à se signaler visuellement et olfactivement puis à réguler leur production de nectar et leur accessibilité pour asservir totalement leurs nouvelles auxiliaires et leur imposer le rythme de visites idéalement soutenu qui favoriserait une fécondation optimum sur une période précise.
Le partenariat étant en place, les unes et les autres n’eurent plus qu’à se diversifier pour profiter au mieux et occuper le terrain. C’est alors que, sur les coups de – moins quatrevingt-sept millions d’années, certaines espèces d’abeilles firent ce que quelques espèces de guêpes et toutes celles des fourmis avaient déjà réalisé bien avant elles : devenir eusociales, c’est-à-dire constituer des castes, apporter des soins à leur descendance pendant que plusieurs générations cohabitaient au sein de colonies.
La plupart des abeilles, cependant, évoluèrent en restant le plus souvent franchement solitaires, mais aussi, parfois, lorsque le terrain se trouvait favorable, en se regroupant en « bourgades », chaque femelle vaquant indépendamment à ses besoins pendant que ses voisines, à quelques centimètres, faisaient de même, sans interférence aucune ou bien encore, chez quelques autres espèces, en ébauchant des commencements de vie communautaire, comme nous le verrons.
Immanquablement, dans un déroulé d’une telle épaisseur temporelle, la réussite commune des abeilles et plantes à fleurs ne pouvait manquer d’attirer l’attention intéressée d’une parentèle modérément portée sur l’effort, issue d’aïeux pas toujours très anciens mais ayant développé des facilités qu’on peinerait à qualifier autrement que de parasitisme, ce qui les porte, chose effroyable à nos yeux, à installer leur progéniture directement là où elle consommera avec appétit, sans partage ni vergogne, les provisions de la descendance légitime de leurs laborieuses cousines… Au moins cela reste-t-il en famille car, et nous l’observerons de nos yeux, d’autres insectes bien différents ont eux aussi inventé, au fil de leur évolution, et toujours pour se multiplier aux dépens des abeilles, des stratagèmes d’une efficacité si « diabolique » qu’on pourrait sans peine les croire sortis du cerveau malade de quelque scénariste halluciné.
Au-delà de ces parasitismes anciens – à la fois rançon de la prospérité et garantie de la bonne santé des colonies – seront également évoqués les dangers du quotidien, nombreux et bien souvent mortels, auxquels les abeilles sont naturellement exposées durant leur intense existence. Nous verrons à ce propos qu’elles sont tout de même suffisamment bien équipées et souvent si reconnaissables que d’autres insectes (parfaitement incapables de la moindre piqûre) ont développé durant leur évolution un mimétisme assez parfait pour goûter à une sérénité qu’ils auraient été bien en peine de gagner autrement.
J’ai choisi, pour partager avec vous ma découverte de l’attachante diversité des abeilles dites « sauvages », de suivre le cycle des saisons, des floraisons, aussi, et la succession des espèces qui les accompagnent, des rares éclaireuses de janvier, de l’effervescence des beaux jours jusqu’aux butineuses exténuées goûtant l’ultime nectar des fleurs de lierre aux premiers frimas de novembre.
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LA TRÈS PARTICULIÈRE ABEILLE Nomada lathburiana, ici à la toilette
