2 minute read

L’essieu brisé

Dans quelle galère mon père m’a-t ’il précipité ? La pluie tambourine à la fenêtre de cette chambre que n’éclaire qu’un chandelier poli par les centaines de mains, qui comme les miennes, écartent les tentures pour trouver un peu de distraction en observant cette ruelle plongée dans l’obscurité. A notre arrivée, aucune âme qui vive pour nous saluer. C’était la tombée de la nuit et il ne fait pas bon rester sur les chemins à pareille heure. Demain sans doute, les badauds accourront pour tenter d’apercevoir un hôte aussi illustre. Je n’ai jamais compris l’engouement des petites gens pour les tenants du pouvoir, fût-il royal. Mais qui suis-je donc pour juger mes semblables ? Des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine, et faisons un peu grâce à la nature humaine. Allons, en attendant, nous voici reclus dans cette bourgade à cause d’un essieu brisé dans une ornière. Quand reverrai-je donc mon cher fleuve ? Certes, remplacer mon père auprès du roi offre certains avantages et le spectacle de tous ces fats qui s’agitent autour de lui offrent une matière bien savoureuse pour mon inspiration ; je ferai de ces sots des êtres de papier et leur redonnerai vie sur les tréteaux. Après tout, je considère que la vertu est le premier titre de noblesse, et je me dois, au nom de ce principe de dénoncer tous ceux qui dérogent à leur rang et croient tout savoir sans avoir jamais rien appris. Ah ! mon pauvre Jean, il est temps de dormir. Demain arrivera bien assez tôt…

L’existence ne laisse pas de nous surprendre ; depuis cette épouvantable nuit durant laquelle notre convoi a échoué ici, j’ai fait la rencontre de ma vie : je le sais, je le sens. Alors que nous étions attablés dans la grande salle, elle descendit l’escalier avec une grâce où s’exprimaient à la fois une fragilité enfantine et une profonde assurance. Dès que je croisai son regard, je sus que c’était elle, elle, la femme que le destin m’envoyait. Et pourtant tout nous sépare : plus de cinquante lieues, notre condition. Mais nos chemins se sont croisés et depuis, je respire mieux. Je ne peux souffrir d’aimer sans elle. J’ai compris que vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. Au diable ces cochers qui ont réparé notre berline. La reverrais-je un jour ? Quoi qu’il puisse m’arriver, quelle que soient celles qui croiseront ma route ou même partageront ma vie, mon âme lui est acquise. Je me promets de la vénérer, d’une manière ou d’une autre, elle, Agnès, dont l’amour m’enseigne à être ce que je ne fus jamais.

Advertisement

Je puise dans un dernier regard toute l’éternité de cet amour que je ressusciterai dans mon œuvre future. Sur le chemin qui nous emmène vers Sigean, je grave dans mon cœur le nom de ce village que je maudissais encore il y a deux jours et qui désormais résonne à mon cœur comme une partie de moi : Molières.

Juin 1643 : ma main tremble ; Madeleine et moi nous apprêtons à parapher le parchemin qui entérine notre contrat de troupe. Et ne manquant pas d’audace, nous l’appelons l’Illustre Théâtre. Je trace alors, tandis que mon cœur se déchaîne et se déchire, le seul nom à laisser à la postérité, en souvenir du seul amour de ma vie : Molière.

This article is from: