Microclimatologie et meteorisation au Spitsberg

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L’APPORT DE LA MICROCLIMATOLOGIE À L’ÉTUDE DES PROCESSUS DE MÉTÉORISATION EN MILIEUX POLAIRES : RÉSULTATS PRÉLIMINAIRES AU SPITSBERG. Samuel ETIENNE Université Blaise-Pascal Clermont-Ferrand 2 CNRS – GEOLAB 29 boulevard Gergovia 63000 Clermont-Ferrand setienne@seteun.net

Résumé. Cet article présente les résultats préliminaires d’un protocole d’étude de la météorisation au Spitsberg, inscrit dans le cadre du programme 400 de l’IPEV. Les variations de températures à la surface et au sein d’un bloc erratique calcaire ont été enregistrées à l’aide microsondes durant quatre semaines, ceci afin de mettre en évidence l’existence éventuelle de chocs thermiques responsables d’une désagrégation par thermoclastie. Mots-clefs : Météorisation – Microclimatologie – Spitsberg – Calcaire – Thermoclastie

Introduction La connaissance des modalités d’action des processus de météorisation bénéficie chaque jour un peu plus de l’avancée technologique. Depuis trente ans, la microscopie électronique a permis des avancées décisives sur la connaissance des mécanismes d’altération (Dorn, 1998), et notamment la caractérisation de la biodégradation des roches. En matière de micro-climatologie, la miniaturisation des sondes d’enregistrement permet aujourd’hui de dresser une géographie des températures et de l’humidité – et ultérieurement de leurs conséquences géomorphogéniques – à l’échelle du bloc (Waragai, 1999) voire du grain minéral (Hall & André, 2003). 1. Intérêts des études microclimatologiques Lorsqu’on s’attache à l’étude des processus de météorisation des surfaces rocheuses, on est très vite confronté à l’absence de données climatiques pertinentes : si les stations météorologiques couvrent de manière à peu près satisfaisante la

surface de la Terre – se raréfiant toutefois dans les hautes latitudes – les données qu’elles recueillent ne satisfont pas le géomorphologue penché sur l’étude des processus de météorisation. Alors que les stations météorologiques nous renseignent sur l’ambiance climatique « aérienne » (à 2 m du sol), le géomorphologue a besoin de connaître ce qui se passe à la surface même de la roche, voire en profondeur (sur quelques centimètres) : c’est en effet dans l’épiderme des roches que s’activent les processus de dégradation et non 2 mètres au-dessus de la surface. Or, on a longtemps considéré que les données fournies par les stations météorologiques renseignaient suffisamment sur les conditions climatiques rencontrées à la surface des roches, c’est-à-dire que l’on pouvait déduire du « climat de l’air » le « climat de la roche ». De nombreuses études « épilithoclimatiques » ont montré ces dernières années que les deux « climats » pouvaient être fort différents et qu’il était déraisonnable de tirer des enregistrements aériens des conclusions définitives en terme de


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conditions offertes à la météorisation : Matsuoka (1995), par exemple, a montré qu’en Antarctique lorsque des surfaces rocheuses connaissent, en surface, des amplitudes thermiques avoisinant 60°C, l’air subit une variation thermique ne dépassant pas 30°C. L’albédo des surfaces, leur humidité jouent des rôles cruciaux dans ces oscillations. Mais plus encore, les températures absolues montrent qu’ici, les surfaces rocheuses oscillent entre 30 et –30°C, tandis que les températures de l’air restent toujours inférieures à 0°C. Ainsi, en terme de météorisation, on se rend compte que les données aériennes inciteraient à ranger ces surfaces rocheuses dans la catégorie des espaces continuellement gelés, alors que la réalité microclimatique montre qu’elles subissent un certain nombre de cycles gel/dégel susceptibles d’activer la gélifraction. De la même manière, la microclimatologie cherche à réhabiliter la thermoclastie, processus dont on a très tôt présumé l’existence, mais que les échecs de reproduction expérimentale ont conduit à marginaliser (Coque, 1993). On doit à Kevin Hall la remise au goût du jour des études de thermoclastie : se penchant sur les travaux d’ingénieurs spécialisés en mécanique

des matériaux, il a transposé dans le champ de la géomorphologie des processus une loi fondamentale qui veut que tout matériau subissant une fluctuation de température supérieure à un gradient de 2°C par minute ne pourra répondre de manière totalement élastique et présentera des signes de fatigue physique due à ce choc thermique (Bahr et al. 1986). La répétition de ces chocs thermiques conduirait à la désagrégation de la roche, par thermoclastie donc (Yatsu, 1988). Ainsi, ce qui semble primordial, c’est moins le franchissement de certains seuils thermiques (0°C par exemple) que la vitesse de fluctuation des températures, sachant que l’abaissement des températures (contraction) est, à gradient égal, deux fois plus « stressant » qu’une élévation (dilatation) (Hall, 2003). La mise en évidence de ces chocs thermiques nécessite donc des acquisitions microclimatologiques hautes fréquences : un enregistrement toutes les 6 ou 10 minutes ne permet pas de révéler les chocs thermiques, il est donc nécessaire de faire des enregistrements toutes les 20 ou 30 secondes (Hall, à paraître).

Photo 1 – Site d’installation des microsondes thermiques, à 200 m à l’est de la base Jean Corbel, presqu’île de Brogger. Vue vers le sud : glaciers Midre Lovenbreen et Austre Lovenbreen (28 juin 2002).

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2. Microclimatologie au Spitsberg Le programme 400 de l’Institut Polaire PaulEmile Victor, dirigé par Denis Mercier (2002), nous a permis de lancer un protocole d’étude des variations de températures au sein d’un bloc erratique calcaire, en presqu’île de Brøgger au Spitsberg (79°N). Un bloc de forme quadrangulaire (dimensions L x l x H = 70 x 35 x 41 cm) a été choisi à proximité de la base Jean Corbel (photo 1). Ce bloc est situé sur la barre rocheuse calcaire permo-carbonifère, orientée sud-est / nord-ouest, qui coupe l’espace proglaciaire des glaciers Loven. Il est positionné à 5 m de la corniche rocheuse, exposé aux vents de tous côtés sauf au SE ou il est légèrement en position d’abri (ressaut haut de 1 m situé 3 m au SE du bloc). Ce bloc, enfoncé de quelques centimètres dans la couche active, est incliné vers le NW de 10° (photo 2).

la surface totale, principalement dans le coin ouest. Ce filon est mis en saillie de 3 à 4 mm par dissolution de la roche-support. Un lichen orange occupe la partie N. Face NW : en léger surplomb (cf. inclinaison du bloc). Un placage de calcite identique au précédent occupe 80-85% de la surface ; le même lichen orange couvre 10% de la surface, surtout dans le coin supérieur (N). Pas de marques de météorisation notables. Face SW : surface légèrement irrégulière sans filon de calcite. Face NE : nombreuses écailles de desquamation de 2 à 10 mm d’épaisseur, se décollant depuis le sommet et s’agrandissant vers la base. Orientées verticalement.

Photo 2 – Bloc calcaire avant l’installation des microsondes thermiques. Vue vers le nord (28 juin 2002)

Photo 3 – Centrale d’acquisition Grant Squirrell et microsondes thermiques (28 juin 2002).

A partir du 28 juin 2002 à 19h40, et pendant près d’un mois, huit microsondes thermiques Grant (précision +/- 0,1°C) ont été positionnées sur les cinq faces visibles du bloc : 2 sondes sur la face sommitale (en surface et à – 2 cm), 2 sur la face SE (en surface et à – 2 cm), 1 sur la face NW (en surface), 2 sur la face NE (à – 0,5 cm et à – 1 cm) et 1 sur la face SW à 2 cm de profondeur (photo 3).

Face SE : placage de calcite couvrant 70% de la surface. Surface piquée en haut dans le coin Est (disparition filon calcite). Sillon évidé le long de la diaclase subverticale, profondeur de 35 à 10 mm diminuant régulièrement vers le bas. Accumulation organo-minérale à la base de la fissure.

Les caractéristiques des faces sont les suivantes : Face sommitale : surface irrégulière (dissolution intense) présentant quelques fissures. Un filon de calcite en placage occupe environ 20% de

L’ensemble des surfaces est occupé par des microorganismes cryptoendolithiques. Ils se présentent en points de 1 mm de diamètre environ répartis assez régulièrement (1 à 2 mm entre chaque point). Chaque microsonde est reliée à une centrale


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d’acquisition Grant Squirrell série 1200. Une donnée est enregistrée toutes les 20 secondes, soit 24 données thermiques par minute pour l’ensemble des sondes. Au terme de la période de relevés, un peu plus de 800 000 données ont été enregistrées. Nous présenterons ici une partie du traitement de ces données (du 29 juin au 6 juillet 2002). 3. Résultats 31. Conditions aérologiques et températures du bloc

Des relations assez évidentes entre l’état du ciel et les températures enregistrées peuvent être dégagées au cours d’un cycle de 24 heures (figure 1) : — par temps ensoleillé, les températures de surface comme de profondeur (-2 cm) varient très largement (amplitude diurne de 20°C : de 6 à 26 °C), les températures les plus hautes étant enregistrées vers 17h en liaison avec la hauteur du soleil dans le ciel. Les températures les plus basses apparaissent entre 2 et 3 h du matin, moment où le soleil, très bas à

l’horizon, est masqué par les sommets montagneux de la rive nord de la Baie du Roi (Blomstrand). — par temps pluvieux, les oppositions « jour / nuit » disparaissent presque totalement : les maxima (9-10°C) sont toujours enregistrés en cours de journée, les minima en milieu de nuit (6°C), mais l’amplitude diurne n’atteint pas 4°C. — par temps nuageux non pluvieux, la situation est intermédiaire : la même opposition « jour chaud » / « nuit froide » transparaît mais avec une amplitude de 10°C environ (7 à 17°C). On remarquera que la variabilité des conditions aérologiques influence directement l’amplitude des variations diurnes, mais principalement au niveau des températures maximales enregistrées. 32. Séquence climatique et températures du bloc

Du 29 juin au 1er juillet 2002, la partie nord de la presqu’île de Brøgger a connu une séquence climatique ensoleillée ininterrompue. Au sommet du bloc, les enregistrements nous permettent

temps ensoleillé

temps nuageux

temps pluvieux

Figure 1 – Variabilité des amplitudes thermiques diurnes en fonction des conditions aérologiques sur la face sommitale du bloc (surface et profondeur 2 cm)

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d’apprécier les réponses différentielles de la surface et de l’intérieur (- 2 cm) : on remarque tout d’abord la plus grande variabilité instantanée des températures de surface tandis qu’en profondeur, un certain tamponnage émerge (figure 2). L’amplitude diurne est plus importante en profondeur (15°C environ) qu’en surface (13°C maximum). Au terme des 3 jours, on remarque une tendance à l’élévation de la température moyenne (tant en surface qu’en profondeur), ceci étant dû principalement à des températures maximales de plus en plus élevées (25,95°C à 17h32 le 30 juin 2002 à – 2 cm ; 23,6°C en surface). Il est donc notable que, lors d’une séquence climatique ensoleillée, le bloc accumule de la chaleur en profondeur, chaleur qu’il lui faudra bien restituer ultérieurement.

choc thermique n’apparaît lors des séquences pluvieuses ou nuageuses. Par temps ensoleillé, de nombreux chocs thermiques apparaissent, en surface exclusivement, mais leur répartition n’est pas aléatoire : ils sont absents des faces SE et NE et affectent principalement la face NW (figure 3). Celle-ci a enregistré 511 chocs thermiques du 29 juin au 1er juillet, quasi exclusivement entre 18h et minuit, c’est-à-dire au moment où le soleil tape directement sur la face NW. A 11 reprises au cours de ces trois jours, le gradient thermique a dépassé 5°C.min-1, atteignant au maximum 6,5°C (30 juin, 22h16 à 22h17). Dans l’ensemble, les chocs thermiques sont enregistrés au sommet du bloc, sur les faces SW et NW, cette dernière étant la plus affectée. L’origine de ces sautes brutales de températures peut être double : passage d’un nuage masquant

Figure 2 – Tamponnage des oscillations thermiques en profondeur (face sommitale) et élévation graduelle de la température moyenne au cours d’une séquence ensoleillée.

33. Chocs thermiques

Par un traitement statistique élémentaire, nous avons fait ressortir les séquences microclimatiques montrant un gradient thermique, positif ou négatif, supérieur à 2°C par minute. Aucun

le soleil ou effets des vents, froids (vents catabatiques) ou humides (vents provenant du fjord). L’absence de capteur à fil chaud ne nous permet pas, pour le moment, d’apporter une réponse certaine.


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Conclusion La microclimatologie permet une nouvelle approche de la météorisation en révélant les conditions qui règnent au niveau de l’épiderme rocheux et non plus à 2 mètres au-dessus de lui. La thermoclastie, par exemple, ne peut être mise en évidence que par le biais d’enregistrements thermiques hautes fréquences qui vont révéler l’existence de chocs thermiques affectant la surface. Les résultats préliminaires obtenus au Spitsberg montrent qu’à l’échelle d’un bloc calcaire de taille modeste les conditions microclimatiques varient considérablement : certaines faces enregistrent plusieurs centaines de chocs thermiques par jour, tandis que d’autres en sont exemptes. Toutefois, entre la réponse théorique d’une roche à un processus et la réalité de terrain, il peut y avoir de grandes différences : alors que les faces de secteur ouest semblent les plus exposées aux chocs thermiques – et donc, potentiellement, à la thermoclastie – celles-ci ne présentent pas d’écailles de desquamation, stigmates courantes de l’effectivité du processus. Au contraire, celles-ci se rencontrent sur la face

nord-est qui, sur la période d’enregistrement des données, n’a subi aucun choc thermique… On se rend compte une nouvelle fois que tenter d’isoler, sur le terrain, un unique processus en se basant sur des lois établies en laboratoire est un exercice toujours aussi périlleux qui ne saurait se masquer derrière l’illusion du progrès technologique. La météorisation et la façon dont elle s’exprime est, comme toujours, le résultat d’une combinaison complexe et variable de processus.

Figure 3 – Chocs thermiques enregistrés sur différentes faces du bloc au cours d’une séquence ensoleillée (29 juin - 1 juillet 2002).

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Bibliographie Bahr HA, Fischer G & Weiss HJ. 1986. « Thermalshock crack patterns explained by single and multiple crack propagation », Journal of Materials Science, 21, p. 2716-2720. Coque R. 1993. Géomorphologie, A. Colin, Paris, 503 p. Dorn RI. 1998. Rock coatings2. Elsevier, Amsterdam, 429 p. Hall K. 2003. « Micro-transducers and highfrequency rock temperature data : changing our perspectives on rock weathering in cold regions ». In Phillips, Springman & Arenson (eds), Permafrost. Swets & Zeitlinger, Lisse, p. 349-354. Hall K. à paraître. « Evidence for freeze-thaw events and their implications for rock weathering in northern Canada », Earth Surface Processes and Landforms.

Hall K & André MF. 2003. « Rock thermal data at the grain scale : applicability to granular disintegration in cold environments », Earth Surface Processes & Landforms, 28, p. 823-836. Matsuoka N. 1995. « Rock weathering processes and landform in the Sør Rondane Mountains, Antarctica », Geomorphology, 12, p. 323-339. Mercier D. 2002. Programme 400 IPEV GEOMORPHOCLIM (http://geo.islande.free.fr/ spitsberg) Waragai T. 1999. « Weathering processes on rock surfaces in the Hunza valley, Karakoram, North Pakistan » Zeitschrift für Geomorphologie Supplementband, 119, p. 119-136. Yatsu E. 1998. The nature of weathering. Sozosha, Tokyo, 608 p.


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