DE LA LUTTE DES GENERATIONS A LA LUTTE DES SEXES EN EDUCATION PHYSIQUE ET SPORTIVE Enjeux anthropo-sociologiques autour du corps Résumé : Deux recherches menées sur le changement en Education Physique et Sportive (E.P.S.) montrent la pertinence de cet objet pour étudier l’actualité de deux grands enjeux anthroposociologiques : la lutte entre générations et la lutte entre sexes. L’analyse du discours enseignant sur le tennis de table, le badminton et les Activités Physiques Artistiques permet de saisir la dynamique que ces luttes confèrent à la situation pédagogique. Ainsi, Il semble que le changement en E.P.S. procède d’une tentative de détournement de pratiques innovantes porteuses de subversion postmoderne et féminine à l’égard d’un projet institutionnel résolument moderne et androcentrique. Au terme de la réflexion, la compréhension des enjeux sous-jacents permet d’éclairer partiellement la crise qui semble aujourd’hui frapper l’institution scolaire dans son ensemble. Mots-clés : E.P.S., corps, innovation, dynamique, détournement.
Abstract : Two research works about change in P.E. show the relevance of this object to study two topical questions in the anthropo-sociological field : the generation and the sexual struggles. The analysis of the teachers’ speech about table tennis, badminton and artistic physical activities enables us to understand the dynamics created by these struggles in the educational situation. Consequently, it looks as if change in P.E. originates in an attempt to deflect innovating practices bearing post-modern and female subversion towards a totally modern and male centered institutional project. To conclude, the understanding of the underlying stakes allows to explain partly the crisis that seems to strike the whole school institution. Key-words : P.E, body, innovation, dynamics, deflection.
Les exigences d’un regard critique sur les processus éducatifs se font sans doute aujourd’hui plus sentir que jamais. D’abord parce qu’une certaine tradition critique de la sociologie de l’éducation initiée dans les années 60 par les analyses de Passeron et Bourdieu, et poursuivie dans les années 70 et 80 dans le cadre de l’analyse institutionnelle, semble se tarir. Ensuite parce que l’impression de crise qui domine les regards portés sur l’institution scolaire (Dubet F., 1999) masque souvent les enjeux sociaux sous-jacents de la prise en charge éducative pour désigner rapidement des coupables, mauvais enseignants ou mauvais élèves. Les travaux sociologiques sur l’Education Physique et Sportive se font pour leur part plutôt rares et tendent à s’éloigner des grandes productions critiques des M. Bernard, G. Vigarello, D. Denis et J.-M. Brohm en vogue dans les années 701. Seules certaines recherches connexes à la didactique se réclament de courants d’analyse microsociologique ou évaluent,
telle Cogérino (1999), l’assimilation des finalités institutionnelles de l’E.P.S. par les enseignants. L´E.P.S., finalement peu étudiée à distance critique par les chercheurs en sciences sociales des S.T.A.P.S., demeure cependant un terrain d’investigation riche attestant notamment de la prégnance des enjeux anthropo-sociologiques autour du corps, de ses usages et de sa prise en charge. S’y croisent ainsi les deux luttes anthropologiques fondamentales qui opposent, selon Balandier (1985), d’un côté les sexes et de l’autre les générations. C’est de l’actualité de ces deux conflits qui traversent l’E.P.S et qui demeurent au centre de la scène historique, dont il est ici question. Car la séparation des générations, avec les antagonismes qu’elle véhicule, fait partie, comme la distinction sexuée, d’une des données premières de l’ordre social. L´E.P.S., tout comme les rites initiatiques où se jouent à la fois la confirmation du pouvoir des pères sur les fils, des aînés sur les cadets et des hommes sur les femmes (Moscovici S., 1996a), se situe au confluent de ces deux luttes essentielles qui renseignent sur la dimension politique des processus éducatifs.
DEUX ETUDES SUR LE CHANGEMENT EN E.P.S. : LE RENOUVELLEMENT ET LE DEVENIR DES ACTIVITES EN E.P.S. ET LEURS ENJEUX C’est à partir de deux études conduites au cours des années scolaires 1998-1999 et 19992000 dans le district de Montpellier que seront distinctement étudiées les problématiques de la lutte des générations et de la lutte des sexes en E.P.S.. Les deux études s’intéressaient initialement au changement en E.P.S., question peu approfondie dans une discipline marquée par une tendance conservatrice analysée par Pociello (1986), Brohm et Baillette (1994) ou Parlebas (1998). La première des deux recherches porte sur les deux dernières activités physiques apparues dans les programmes d’enseignement d’E.P.S. des lycées publics polyvalents de la ville de Montpellier, soit conjointement soit de manière isolée : le badminton et le tennis de table. Le développement institutionnel de ces pratiques semble pouvoir être compris dans le cadre de la gestion de la lutte entre générations qui transparaît dans les modes d’investissement dans les activités physiques. La seconde porte sur le devenir d’une activité perçue comme fortement innovatrice lors de son apparition dans les instructions officielles (I.O.) de la discipline en 1967 : l’expression corporelle. Ce devenir semble renseigner quant à lui sur l’évolution du conflit entre sexes en E.P.S..
“POSTMODERNISATION” DE L’INVESTISSEMENT DANS LES PRATIQUES PHYSIQUES ET MODERNITE DE L’E.P.S. : LES ENJEUX D’UNE LUTTE INTERGENERATIONNELLE Le questionnement sur le changement social introduit immédiatement la problématique de la lutte entre générations. En effet, le champ des pratiques physiques est caractérisé par une évolution pour le moins rapide et complexe qui fait surgir, selon le terme de Le Pogam (1994) des distorsions de contemporanéité avec l’E.P.S., distorsions susceptibles d’éclairer les enjeux sociaux sous-jacents aux relations entre classes d’âges. Il existe ainsi certains décalages de temporalité entre une institution éducative possédant une dynamique lente et un champ social des pratiques corporelles entraîné par une dynamique plus vive. Les observateurs du social constatent unanimement la diversification des activités physiques investies, la différenciation de leurs modes d’effectuation et la variété de leurs significations (Pociello, 1981 ; Lipovetsky G., 1983 ; Loret A., 1996) tandis que l’E.P.S. semble inlassablement rester majoritairement attachée aux mêmes « pratiques sociales de références » (Parlebas P., 1998). Les nouveaux modes d’investissement corporel dans les pratiques physiques qui semblent apparaître sont décrits en termes de culture alternative ou de contreculture, notions utilisées par ailleurs pour décrire les groupes adolescents (Loret A., 1996). Ne faut-il dès lors pas simplement percevoir dans la distanciation aux traditionnelles images sportives du rendement et de la logique performative, dans la valorisation de la recherche de sensations, les motifs d’un conflit entre classes d’âges ? L’homo estheticus de la postmodernité sportive, dans sa rupture avec l’imaginaire prométhéen de l’investissement sportif orthodoxe (Maffesoli M., 1998 ; Gleyze J., 1998), ne masquent-ils pas le conflit anthropologique sans cesse renouvelé où s’opposent les générations ? L’E.PS. paraît rester sourde à cette « postmodernisation » du champ social des pratiques physiques, et les valeurs qu’elle promeut demeurer étroitement liées aux significations de la modernité (Gleyze, 1994). Faut-il y voir un refus de céder au « désordre » de la jeunesse ? Et comment, dans ces conditions, comprendre l’apparition du badminton et du tennis de table, dans les lycées publics de Montpellier ? Des pratiques s’inscrivant a priori dans une mouvance privilégiant une socialité dionysiaque où prévalent l’hédonisme, l’être-ensemble, le vécu, réussissent-elles à s’insérer dans l’ordre productif du rationnel et du souci projectif de la modernité scolaire de l’E.P.S. ? Car c’est bien dans la tension régnant au sein des couples d’oppositions repérés par Le Pogam (1998) chez Maffesoli, tension entre institué et instituant, pouvoir et puissance, raison et passion, société et socialité, qu’il faut saisir le conflit entre modernité et postmodernité, et finalement l’opposition générationnelle qui le sous-tend.
L’importation en E.P.S. de pratiques associées à un mode d’investissement postmoderne, c’est-à-dire à un type une relation non compétitive, à une logique ludique et libertaire, n’estelle pas qu’un leurre ne visant, en dernière analyse, qu’à entretenir la modernité fondatrice de l’institution scolaire ? L’innovation praxique observée ne serait alors qu’une ruse laissant croire à un déplacement de la norme vers les aspirations des jeunes générations, alors que se réaffirmerait souterrainement l’ancrage de l’E.P.S. et de l’école dans une modernité résistant à son dépassement et aux assauts du temps.
DE L’EXPRESSION CORPORELLE AUX ACTIVITES PHYSIQUES ARTISTIQUES (A.P.A.) : SUBVERSION DES CATEGORIES SEXUEES ET ANDROCENTRISME DE L’E.P.S. Avant l’apparition du badminton et du tennis de table dans les années 90 dans les lycées montpelliérains, il faut remonter aux années 60 – et aux I.O. de 1967 – pour rencontrer des débats importants autour d’une activité perçue comme fortement innovante : l’expression corporelle. Plus de trente ans après la "révolution libératrice" annoncée par la reconnaissance de l’expression corporelle dans ces I.O. qu’est-il aujourd’hui advenu de cette pratique ? Voilà une manière complémentaire d’interroger le changement en E.P.S. en considérant une échelle de temps plus large. Cet objet de questionnement conduit simultanément sur le terrain de la lutte des sexes puisque qu’un lien historique semble pouvoir se nouer entre la mouvance idéologique à l’origine de l’expression corporelle en E.P.S. et, pour reprendre la terminologie tourainienne (Touraine A., 1993, 1997a, 1997b), le mouvement culturel des femmes. Il convient en effet de remarquer que les discours de libération du corps par l’expression corporelle en E.P.S. se développent sur un fond social de revendication féministe et visent plus ou moins explicitement à estomper les mécanismes institutionnels de la différenciation sexuelle (Clément J.-P., 1996 : 222). La revendication de libération corporelle semble donc, plus ou moins consciemment, jouxter la revendication de libération des femmes et de mixité portée par le mouvement de 68 (Zaidman C., 1992). Dès lors les activités expressives, jusqu’alors plus particulièrement réservées aux filles, s’adressent à tous : « L’expression corporelle s’ouvre aux deux sexes » (Liotard P., 1996 : 210). Alors que le badminton et le tennis de table paraissent pouvoir s’inscrire dans la lutte des générations, c’est dans la lutte des sexes que s’ancre le projet initial de l’expression corporelle. Les ouvrages précurseurs de Pujade-Renaud (1979) et de Bertrand et Dumont (1976) la définissent clairement dans son opposition aux pratiques instituées, l’animant d’un double projet alternatif et subversif. La notion de créativité figure l’antagonisme avec des
pratiques sportives perçues comme sclérosantes. Le rejet de la recherche de fonctionnalité s’accompagne du refus de conformisation à une norme, refus qui se retrouve dans le débat autour de la technique. Dans cette perspective, la danse classique se trouve elle-même assimilée au sport en tant qu’elle est assujettie à des normes corporelles, à l’esthétique, au beau, soumettant finalement le corps à un jugement social. Par opposition, l’expression corporelle se mettrait à la portée de tous, chacun se sentirait capable d’en faire et pourrait s’y exprimer, y compris dans le laid. L’expression corporelle ne se veut pas seulement expression par le corps mais aussi expression du corps. La place occupée par le thème de l’expressivité figure une manière de se démarquer de l’adversaire sportif et, en arrière fond, du rapport de genre qu’il perpétue. L’enjeu culturel normatif de la lutte repérée, c’est-à-dire ce qui unit ses adversaires, réside dans la définition des normes et des usages légitimes du corps. Cet enjeu oppose aux normes sportives masculines et virilisantes délimitant et hiérarchisant les sexes (Lefèvre B., 1996 ; Davisse A., Louveau C., 1998 ; Baillette F., Liotard P., 1999) des normes expressives et créatives visant, in fine, à transcender les assignations sociales de genre.
LE DETOURNEMENT : UNE LECTURE ANTHROPOLOGIQUE
DE LA
DYNAMIQUE EDUCATIVE Les deux objets de recherche étudiés interrogent bien, de par leur nature et de par le contexte socio-historique de leur apparition en E.P.S., les deux enjeux anthropologiques fondamentaux qui résident dans la lutte de sexes et dans la lutte entre génération. C’est bien en tant que tels qu’ils retiennent l’attention. Dans ces conditions, leur analyse passe par une compréhension plus générale de l´historicité2 des luttes où ils peuvent prendre sens. La notion d’historicité désigne ici une dynamique historique, c’est-à-dire une vision de l’histoire en train de se faire ou, pour reprendre un terme cher à Balandier, une vision générative. Il s’agit donc, pour adopter un regard problématisé sur les changements observés, de se renseigner sur la dynamique du rapport de sexes depuis la fin des années 60 et sur la dynamique conduisant à la postmodernité. Ces deux dynamiques suscitent en fait des analyses diverses donnant naissance à une vision contrastée du changement, tantôt perçu comme réellement innovateur, tantôt perçu comme mystificateur. La postmodernité pourrait n’être finalement rien de plus qu’une ultra-modernité ou une surmodernité (Balandier G., 1994). La dynamique historique du rapport de sexe, malgré les transformations objectives consécutives aux mouvements féministes depuis les années 60, amène aujourd’hui à un tableau des évolutions bien nuancé (De Singly F., 1993 ;. Lipovetsky G., 1997 ; Bourdieu P., 1998). L’analyse de la féminisation de l’univers social, libération ou même triomphe des femmes, fait désormais l’objet de contre-
analyses montrant la subtilité de nouveaux mécanismes d’une domination masculine d’autant plus forte qu’elle est redevenue invisible.
DE LA DYNAMIQUE HISTORIQUE A LA DYNAMIQUE SOCIO-POLITIQUE : UNE APPREHENSION DE LA GENERATIVITE DU SOCIAL Au total, la dynamique historique de la lutte des sexes, tout comme celle de la lutte entre générations, révèle une complexité d’analyse ramenant au débat classique, pour qui s’interroge sur le changement, du rapport entre structure et événement, entre stabilité et changement. C’est à cette question théorique que cherche à répondre par le biais de la dialectique hégélienne la pensée politique développée par des auteurs comme Morin (1970), Maffesoli (1999) ou Balandier (1988). Balandier propose une double définition interne et externe du pouvoir : « Le pouvoir, nécessaire pour les raisons d’ordre interne à l’instant considérées, prend forme et se renforce sous la pression des dangers extérieurs – réels et/ou supposés » (Balandier G., 1995 : 44). La question du pouvoir en E.P.S. se pose dans la mesure où cette discipline se définit également autour du double mouvement vers l’intérieur, figuré par un souci de cohérence interne – autour des normes modernes et masculines –, et vers l’extérieur, figuré par la crainte du désordre alentour (Bernard M., Pociello C., Vigarello G., 1975 : 723). Se retrouve là, en E.P.S., la tendance mortifère du pouvoir décrite par Maffesoli (1999), pouvoir qui cherche en effet perpétuellement à réduire à son image l’effervescence, le bouillonnement, l’hétérogénéité grandissante (Touraine A., 1997a) et le syncrétisme social (Balandier G., 1994). Le politique s’inscrirait donc dans la dialectique de l’ordre et du désordre (Morin E., 1984 ; Balandier G., 1995), dans le jeu qui lie puissance – instituante – et pouvoir – institué –, jeu qui confère au social son ambivalence. La vérité du pouvoir est double, c’est : « d’être fort et d’être le substitut de la puissance » (Maffesoli M.,1999 : 64), de se maintenir en rusant avec elle. Ainsi la vitalité de la puissance se renouvelle, se déplace, tandis que sont à l’œuvre les mécanismes d’ossification de cette effervescence dangereuse. La volonté d’unification, de réduction à l’Un est ainsi l’horizon perpétuel du pouvoir (Touraine A., 1997b), mais cette volonté doit s’accommoder d’une dynamique dont l’incertitude de l’issue n’a finalement d’égal que l’inachèvement (Balandier G., 1994). L’anthropologie politique incite donc à percevoir l’apparition, chacun en leur temps, de l’expression corporelle, du badminton et du tennis de table, comme l’introduction de désordre, ici féminin et là postmoderne, dans l’ordre masculin et moderne de l’E.P.S.. Elle invite plus encore à rechercher une dynamique de production/reproduction d’un ordre social largement fondé sur les catégorisations de sexes et
d’âges dans l’appréhension scolaire de ces pratiques : « Faire la part au désordre, ce n’est pas seulement le subir ou tenter de le gouverner à moindre coût, c’est aussi lui ouvrir les espaces où il sera symboliquement piégé, puis domestiqué » (Balandier G., 1988 : 139-140).
RECUPERATION, REPRODUCTION ET DETOURNEMENT : DYNAMISATION DES CONCEPTS L’innovation s’expose toujours, selon A. Touraine (1997a), soit à la ″marginalisation″, la réduction à la déviance, soit à être biaisée, à faire figure d’artefact : d’un côté « l’innovation culturelle remporte assez de succès pour être aisément ″récupérée″ par la société de consommation », de l’autre, les « conduites de retrait ou d’évasion, isolée des autres, n’échappent pas à la dégradation en déviance » (Touraine A., 1997a : 205). Dans le cadre de la recherche entreprise, le concept de détournement se construit sur la base de celui de récupération (Moscovici S., 1996b : 208 ; Morin E., 1994 : 312), concept retravaillé afin de le dépouiller de sa connotation stratégique pour l’insérer dans un cadre théorique dynamique. Le détournement induit l’idée de bifurcation, de changement de trajectoire. Mais la bifurcation n’est jamais donnée à l’avance et peut n’être que partielle, c’est-à-dire conduire à une direction totalement inexplorée. En EPS le détournement renverrait au jeu par lequel la doxa institutionnelle, moderne et masculine, résisterait à l’hétérodoxie et aux projets contrenormatifs (Moscovici, 1996b). Ainsi l’ordre social patriarcal parviendrait-il ici aussi à juguler, dans l’innovation, les assauts de la jeunesse et des femmes. Le détournement rompt donc avec le concept de reproduction (Bourdieu, 1970) dans sa dimension restrictive, tout en adhérant au propos de son auteur lorsqu’il affirme, en réponse aux virulentes critiques contre La Domination masculine (1998)3 : « les structures sociales telles que je les décris, et telles qu’elles sont, ne se reproduisent pas ″mécaniquement ″, comme on veut me le faire dire, mais, tout au contraire, à travers des stratégies qui trouvent leurs origines, pour une part, dans les structures, et cela lors même qu’elles visent à transformer ou à révolutionner. C’est-à-dire que je m’efforce d’échapper à l’alternative de la statique et de la dynamique, dans laquelle on veut enfermer mon travail, pour en faire une sorte de philosophie de l’histoire quasi-parménidienne […] » (Bourdieu P., 1999 : 232-233). Il n’empêche que, contrairement à la reproduction, qui conçoit tout de même le monde scolaire sous l’angle de l’immobilisme, les travaux ici présentés entendent décrire des dynamismes. Ils cherchent à montrer comment l’ordre, pour se préserver au mieux, ne peut pas se contenter d’être reproductif mais doit ruser, se démener, agir… être dynamique. Le
sociologue affirme : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel » (Bourdieu, 1980 : 19). Il serait tentant de dire : toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant que tentative d’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel. Tentative qui rencontre des résistances et qui doit s’en accommoder, se remodeler, adopter de nouvelles formes plus souterraines et au besoin, accepter certains compromis. L’institution et ses agents aimeraient certainement être détenteurs d’une force d’imposition évitant bien des efforts, permettant de se confiner dans un fonctionnement routinier ergonomique. Mais la réalité est tout autre, ils doivent faire face à la puissance du social qui s’exprime notamment dans les modes d’investissements et les stratégies des élèves. En passant de la « reproduction passive » à une « tentative de reproduction » active et incertaine, le concept de détournement semble pouvoir faire une place à une anthropo-sociologie éducative. La problématique poursuivie est donc celle d’une dérivation de la dimension contre-normative sous-jacente à l’expression corporelle, au tennis de table et au badminton en E.P.S.. Le détournement de ces activités semble ainsi bien s’inscrire dans la logique d’un pouvoir enclin à gérer ces deux luttes qui sont au fondement anthropologique des sociétés : celle où s’affrontent les sexes et celle où s’affrontent les générations.
ASPECTS METHODOLOGIQUES Les deux enquêtes réalisées entre 1998 et 2000 s’appuyaient sur des entretiens semidirectifs avec des enseignants d´E.P.S. et s’accompagnaient néanmoins d’un recueil de données plus conséquent. Une analyse documentaire sur le traitement quantitatif des activités physiques et sportives dans la revue E.P.S. était ainsi préalablement effectuée, une revue professionnelle prise comme un analyseur de terrain fiable de l’évolution des activités enseignées (Arnaud, 1985) dans le but d’apporter des informations complémentaires sur l’apparition du badminton et du tennis de table et sur le devenir de l’expression corporelle. Le badminton et le tennis de table, avec l’escalade, le tennis, la boxe française et le base-ball apparaissent comme les activités dont l’importance relative (où le pourcentage des articles traitant des A.P.S.) augmente dans la revue E.P.S. au cours de la seconde partie de la période considérée (1969-1999). Leur apparition dans les lycées montpelliérains n’est donc pas fortuite. Par contre, l’expression corporelle disparaît de la revue après 1988 (cf. Tableau 1). Une analyse historiographique portant sur les I.O. d’E.P.S. de 1967, 1985 et 1996/1997, ainsi que sur la littérature disciplinaire permet en outre de montrer que les Activités Physiques
Artistiques (A.P.A.), groupement d’activités consacré par les derniers programmes des collèges, s’inscrivent historiquement dans un rapport de filiation avec l’expression corporelle.
A.P.S
19691973
%
19741978
%
19791983
%
19841988
%
19891993
%
19941998
%
BADMINTON
0
-
0
-
1
0,36
1
0,29
5
1,41
13
3,94
TENNIS DE TABLE
5
1,59
3
0,98
2
0,72
4
1,18
8
2,26
4
1,21
EXPRESSION CORPORELLE
2
0,64
4
1,31
5
1,81
4
1,18
0
-
0
-
Tableau 1 : Analyse documentaire de la revue E.P.S. (nombre d’articles traitant des A.P.S. mentionné en valeurs absolue et relative)
L’enquête reposait en outre sur l’observation de séances d’E.P.S. dans les activités étudiées ; des entretiens se rapportant au tennis de table et au badminton furent également menés auprès des six enseignants coordonnateurs de l’E.P.S. dans les lycées publics montpelliérains. Ce choix d’échantillonnage correspondait à l’objectif initial de la recherche, le statut de « coordonnateur » assurant de leur ancienneté dans les établissements et, par-là même, de leur connaissance des motifs et des débats ayant accompagné l’innovation étudiée. Au cours des entretiens, cinq grands thèmes apparaissant avec un degré de saturation important lors d’une série d’entretiens exploratoires préalables, étaient abordés. Ils concernaient les raisons de l’apparition des activités, les résistances rencontrées, l’accueil qui leur était réservé par les élèves, l’avis de l’interviewé sur celles-ci et les modalités pédagogiques de leur mise en œuvre. La seconde enquête conduisit à interroger 11 enseignants spécialistes des A.P.A. de collèges et de lycées publics dans le district de Montpellier et ses environs. L’objectif était ici de construire un échantillon homogène figurant en quelque sorte les vestiges contemporains de la lutte introduite par l’expression corporelle. Les cinq thèmes introduits lors de l’entretien recoupaient également ceux abordés par les enseignants lors d’une série d’entretiens exploratoires : les apports des A.P.A. à l’E.P.S., la perception de l’enseignant des A.P.A. par les membres de l’équipe E.P.S., les apports des A.P.A. pour les élèves, les réactions des élèves en regard de ces pratiques, le traitement pédagogique et didactique des A.P.A. par les enseignants. Le matériel de recherche ainsi recueilli fit l’objet de méthodes d’analyse de contenu distinctes et cohérentes avec les objectifs particuliers des deux recherches. Les 6 entretiens sur le badminton et le tennis de table firent successivement l’objet d’une analyse de contenu
thématique et d’une analyse de contenu lexicale à partir du logiciel NeuroText. Un découpage des entretiens en propositions élémentaires, unités d’enregistrement sémantique minimales, fut réalisé pour l’analyse de contenu thématique, suivi d’une double catégorisation exhaustive et selon les indicateurs de changement (1 : finalités et objectifs ; 2 : formes de travail ; 3 : attrait des élèves) et de type d’investissement (a : dimension relationnelle ; b : dimension ludique ; c : dimension libertaire) préalablement élaborés pour répondre aux hypothèses émises et qui visaient à montrer le détournement d’activités associées par les élèves à un investissement postmoderne, vers des modalités d’investissement moderne. Après ce double codage des propositions, leur tri permit une lecture quantitative et qualitative des croisements. Les 11 entretiens sur les A.P.A. firent pour leur part l’objet d’un traitement par l’Analyse des Relations par Oppositions (A.R.O.)4. Il s’agissait par cette méthode d’accéder aux univers symboliques structurant le discours des sujets, univers dont il était attendu qu’ils soient relativement homogènes et qu’ils soient fondés sur la division fondamentale du masculin et du féminin. L’unité de découpage des entretiens, intégralement retranscrits, était l’énoncé, énoncé établissant une relation de signification par la mise en rapport d’un signifiant et d’un signifié. Le repérage des oppositions entre signifiants permit ainsi d’accéder à des oppositions de sens. L’ensemble des relations d’oppositions (signifiants et signifiés) pour un même signifiant fut collecté dans des tableaux récapitulatifs. La synthèse de ces tableaux, sous forme de schémas synoptiques figurant l’architecture globale des systèmes des oppositions structurant le discours, offre finalement la possibilité d’appréhender un univers de sens dont la cohérence ne peut apparaître que resituée dans l’ensemble des relations d’homologies et d’oppositions produites. Il était attendu ici que ces univers symboliques figurent le détournement des A.P.A. par leur réinscription dans un ordre symbolique fondé sur la division fondamentale du masculin et du féminin qu’avait essayé de subvertir l’expression corporelle.
LES MODERNES ET LES POSTMODERNES : LA RUSE PEDAGOGIQUE L’analyse des discours des enseignants interrogés à propos de l’apparition du badminton et du tennis de table révèle que les finalités et les objectifs de la pratique des deux A.P.S. innovantes s’inscrivent dans la continuité de ce qui se fait dans les autres A.P.S. enseignées. L’innovation ne conduit pas à l’apparition de nouveaux objectifs singuliers à ces activités qui visent à contribuer, en tant que moyens, aux finalités orthodoxes de l’E.P.S.. Pas d’exception tennis de table ou badminton, l’outil change, laissant croire que l’institution prend en compte les aspirations et les sensibilités des élèves, mais l’objet demeure. L’enjeu reste
essentiellement guidée par un souci de transformation associé à un idéal de maîtrise. L’objectif premier, dans cette perspective, est stratégique : il faut, disent les enseignants coordonateurs, « construire son jeu », prélever des informations et prendre des décisions. Le but ultime est compétitif, il s’agit, peu ou prou, d’être performant. L’enjeu énergétique ne se niche pas très pas loin derrière : pas d’E.P.S. sans labeur et sans sueur. Finalement, parmi les enjeux traditionnels de l’enseignement, c’est l’enjeu proprement gestuel, technique, qui semble le moins traité. Les formes de travail privilégiées sont caractérisées par trois aspects principaux. Elles respectent tout d’abord une structuration classique de la séance où chronologiquement interviennent : un échauffement, des situations d’apprentissage et une période de compétition. Lorsque le jeu est préconisé c’est toujours dans une acception l’assimilant aux situations compétitives. Enfin, l’action enseignante euphémise les contraintes existantes pour satisfaire à des finalités transformatrices. Là encore, en badminton comme en tennis de table, la conformité aux usages habituellement en vigueur est patente. Ces activités ne se distinguent pas fondamentalement des autres dans les formes de mise en pratique. L’attrait des élèves serait bien néanmoins, selon les enseignants interrogés, étroitement en relation avec une connotation du badminton et du tennis de table en rapport avec un investissement postmoderne. L’orientation des trois indicateurs relationnel (a), ludique (b) et libertaire (c) lors de l’entrée dans la pratique est évocatrice. La dimension relationnelle, lors de l’entrée dans ces deux activités, est largement orientée par une logique d’échange a priori coopérative. La connotation ludique est pour sa part plus difficile à matérialiser. Trois indices peuvent permettre de l’apprécier. Premièrement, au niveau représentationnel, plusieurs enseignants reconnaissent que l’image liée initialement à ces activités chez les élèves est associée au loisir ; par exemple au tennis de table c’est « je m’amuse dans mon garage ». Deuxièmement, au niveau comportemental et discursif, il est possible de repérer certains éléments allant dans le sens de cette attribution représentationnelle. Tout d’abord une enseignante remarque la disparition spontanée de la contrainte vestimentaire : l’usage de la « tenue de sport » ne va pas de soi en tennis de table. De plus les élèves cherchent à justifier cette inutilité : de toute façon « y en a pas besoin » ! Autre élément éclairant, celui se rapportant aux discours des élèves et des enseignants qui n’apprécient pas le ou les A.P.S. introduites. L’expression consacrée par ces professeurs pour les qualifier est sans ambiguïté, il s’agit de jeux de ″baballe″. En arrière plan se trouve une autre représentation critique : « c’est pas du sport ». Le nœud du problème semble précisément se situer là, dans l’opposition latente entre jeu et sport, matérialisée par exemple, par l’utilisation du terme « ping-pong » ou du terme « tennis de table ». La transition avec la dimension libertaire est toute trouvée car,
en réalité, les trois dimensions relationnelle, ludique et libertaire sont interdépendantes. Insidieusement, les couples sport/contrainte et jeu/liberté se forment dans les discours – voir ci-avant l’exemple de la contrainte vestimentaire –. Ces couples permettent la lecture d’autres attitudes prêtées aux élèves qui, par exemple, feraient souvent le choix du confort – comme le choix d’activités d’intérieur plutôt qu’extérieures – ou encore ne montrent pas une grande abnégation à l’effort. Au total, les trois indicateurs étudiés entretiennent des relations très étroites. La connotation du tennis de table et du badminton associe une relation coopérative, fondée sur l’échange, forcément moins contraignante qu’une relation compétitive, à un confort opposé à l’idéal sportif. Déjà se dessinent des couples antithétiques de bifurcations assurant le passage d’un investissement postmoderne espéré à un investissement moderne, et la lutte entre générations qui subséquente (Figure 1). L’intérêt des activités étudiées vient bien, selon l’ensemble des interviewés, du fait qu’elles sont « porteuses ». Si elles semblent donc majoritairement se caractériser par l’attrait qu’elles provoquent auprès des élèves, les discours rencontrés permettent néanmoins de repérer des cas contradictoires extrêmement ciblés : d’un côté, explicitement, certaines filles ; de l’autre, implicitement, les élèves sportifs. La stigmatisation d’une partie de la population élève féminine, curieusement, est essentiellement le fait des deux enseignantes de l’échantillon. Le problème n’apparaît pas de manière signifiante dans le discours des enseignants de sexe masculin. Cette stigmatisation se fonde davantage sur le repérage de conduites inadéquates aux attentes enseignantes que sur le repérage d’un réel désintérêt. Le discours des deux enseignantes se formule sur le mode de l’agacement vis-à-vis de certains comportement dilettante, du « ça m’énerve », du « je ne supporte pas »… Il vise essentiellement les élèves ne cherchant pas à répondre aux finalités modernes assignées à l’activité préalablement repérées dans le discours. Une enseignante dévoile, là encore, un couple antithétique signifiant en opposant les filles de terminale littéraire, plus créatives mais moins assidues à l’effort, et celles de terminale scientifique. La distinction, si elle semble porter sur l’attrait, discrimine en fait des modes d’investissement plus ou moins conformes aux attentes scolaires. Le cas des garçons qui n’apprécient pas les deux pratiques introduites est tout différent. Leur position est diamétralement inverse à celle des filles. Ces dernières n’étaient pas sportives, eux le sont. Ils sont mêmes doués, font « du tennis en club », etc., ce sont eux qui affirment, justifiant ainsi leur désintérêt, « c’est pas du sport »… Contrairement aux filles précédemment évoquées, ces derniers reprochent aux deux nouvelles pratiques de ne pas être assez énergétiques : « c’est pas assez grand », « ça bouge pas assez »… Au total, le manque d’attrait est donc minoritaire mais lorsqu’il s’affirme il s’exprime de deux manières
radicalement opposées caractérisant l’axe central de bifurcation du détournement. D’un côté se trouve la féminité, la créativité, le libertaire, et un mode d’investissement postmoderne, de l’autre le sport et l’effort, un mode d’investissement moderne.
UTILISATION STRUCTURATION des A.P.S. CLASSIQUE comme MOYENS de la SEANCE
EUPHEMISATION des CONTRAINTES
UTILISATION du « JEU »
TRANSFORMATION, PROGRES, MAITRISE (3 BIFURCATIONS) COOPERATION/ECHANGE CONFORT JEU
COMPETITION EFFORT SPORT
INVEST. POSTMODERNE
INVEST. MODERNE
Figure 1 : Schéma de synthèse de la logique de l’action enseignante
L’analyse des résultats conduit donc à repérer trois projets de bifurcations souterraines de l’investissement des élèves en tennis de table et en badminton dans le discours enseignant (Figure 1). Ce triple projet de détournement figure la ruse enseignante qui permet le passage d’un investissement postmoderne privilégiant l’échange, le confort et le jeu, à un investissement moderne centré sur la compétition, l’effort, bref l’idéal sportif. L’action enseignante semble finalement user des caractéristiques hétérogènes du champ social des pratiques physiques, où les activités étudiées sont associées à des formes d’investissement et de pratiques très différentes, pour gérer par la ruse la distance et l’écart de générations que révèlent des modalités contradictoires d’engagement dans les pratiques physiques, et les enjeux qui s’y rattachent.
LA
TRANSFIGURATION
DES
ENJEUX
PEDAGOGIQUES
DANS
LES
ACTIVITES PHYSIQUES ARTISTIQUES Les résultats de l’A.R.O. des entretiens réalisés auprès des enseignants d’E.P.S. reconnus comme spécialistes des A.P.A. sont présentés à l’aide d’un tableau (Tableau 2) et de deux schémas récapitulatifs (Figures 2 et 3) se focalisant sur les significations des oppositions entre
deux grandes catégories de signifiants : l’une en rapport avec les élèves, l’autre en rapport avec les enseignants. La lecture conjointe de l’ensemble des résultats permet de voir combien les oppositions de sens repérées dans les discours recoupent symboliquement la dichotomie entre les sexes.
REPRODUCTION / télé / clips / formel / jazz / classique VIRTUOSITÉ / virilité / actif / bouger MÉCONNAISSANCE de SOI / MALAISE / PEUR JUGEMENT RÉSISTER / s’accrocher / inconnu fait peur LIMITÉ / calculé / étriqué / symétrique COINCÉE / introvertie / renfermée sur elle-même FORMALISME / STÉRÉOTYPE EMPRISONNÉ
RECHERCHE / impro / sensibilité / poésie PASSIFS / DANSE / trop doux SE DÉCOUVRIR / A L’AISE / CONFIANCE INTÉRIORISER UN CLIMAT EXPLORER / s’épanouir / se lâcher DIFFÉRENT / inhabituel / autres formes / naturel / fluide SE LÂCHER / OUVERTURE / extérioriser CRÉATION / SE LÂCHER S’OUVRIR
Tableau 2 : Oppositions servant à caractériser les attitudes chez les élèves
DANSE / tutu et pointes / FILLES / PAS du SPORT / PASSIF
GARÇONS / HIP HOP c’est plus physique
CODES / “Claudettes” / FORMES / STÉRÉOTYPES / PROUESSES
HIP HOP / GARÇONS
CLASSIQUE / SHOW-BIZ / FILLES PAS VIRIL / CRITERES FERMÉS / danse c’est danse CLASSIQUE CLASSIQUE / CLICHETÉ
GARÇONS te mettent BREAK à part / c’est danse de RUE, c’est plus VIRIL
LAID CIRQUE à PART / CONTEMPORAIN / AFRICAIN CRÉATION / PERSONNEL / EXPRIMER
AUTRE CHOSE / COUPURE / RUPTURE / représentations qui OUVRENT
Figure 2 : Oppositions servant à caractériser les représentations des A.P.A. Dans ces résultats, le couple OUVERTURE/FERMETURE fait figure de médiateur sémantique permettant d’opposer tous les autres signifiants. Les A.P.A. elles-mêmes, tout comme les élèves et les enseignants, se divisent entre ce qui ouvre et ce qui ferme. Si, à première vue, cette opposition où l’interviewé se positionne quasiment toujours du côté du schème centrifuge – de ce qui va au-delà des limites par rapport contrairement à ce qui est
fixé, de ce qui ex-prime par rapport à se qui fixe des limites – semble signifier un projet de déconstruction, de décloisonnement des catégories, elle conduit en fait à la reconstruction symbolique des catégories de sexes. Il semble ainsi y avoir un détournement de la subversion vers un renforcement symbolique. Les oppositions caractérisant les attitudes et les représentations des élèves distinguent principalement l’interviewé lui-même, toujours du côté de ce qui permet de se lâcher, d’explorer, de s’ouvrir, de se découvrir, des élèves garçons – en particulier les adolescents, les grands, les élèves de Z.E.P., les élèves agités et ceux d’origine maghrébine – du côté du formalisme, du limité, de la tendance à résister et à être emprisonné (figure 2). La signification sexuée de cette distinction se retrouve dans l’opposition entre enseignants – avec la figure de l’enseignant de terrain plutôt sur le pôle sportif-compétitif et plutôt sport co – et enseignantes, plus ouvertes aux activités méconnues que leurs collègues hommes qui déploient une certaine résistance aux A.P.A. (Figure 3).
MECS / HOMMES
AUTRES FEMMES / capable [enseigner danse] mais c’est par goût /
A.P.S. / sports co / pôle sportif-compétitif / Culture sportive / ACT. TRAD. / PAS PRÊTS
“ENSEIGNANTS de TERRAIN” RÉSISTANCE / PAS PRÊTS / FORMATION / MÉCONNAISSANCE
ARTISTIQUE / MONDE de la DANSE / UNSS / très féminisé
se RECYCLENT / OUVERTES / plus de femmes qui vont pratiquer sports de combat, rugby
SPECIALISTES NATATION et VOLLEY / “non, non, nous on peut pas”
IMAGE DANSEUR HOMO / CADRÉ / I.P.R. / parents / prof de math / [DANSE ] PAS VIRIL / c’est PAS du SPORT
SE BATTRE
EXPERTISE GOÛT / PASSION / être un peu maso VIRIL / TONIQUE / PERFORMANT “Batchéva” ont rien d’efféminé
RATIONNEL / RIGUEUR
CRÉATIVITÉ
REPRÉSENTATIONS très FIGÉES
OUVERTES
« LES DANSEUSES » Figure 3 : Oppositions servant à caractériser les enseignants Ainsi la lutte repérée avec l’expression corporelle, lutte qui semblait s’inscrire dans le mouvement culturel des femmes, s’efface en s’intégrant aux desseins institutionnels. Elle reste néanmoins perceptible dans certains systèmes d’oppositions qui caractérisent le discours sur les A.P.A.. Dans ce cadre, la relation conflictuelle qui oppose explicitement les interviewés aux élèves garçons masque une opposition, dans la plupart des cas déniée, avec
les enseignants hommes. En effet, au-delà des signifiants, les systèmes d’oppositions des signifiés montrent clairement que garçons et enseignants appartiennent au même univers symbolique (rationalité, reproduction, performance, fermeture), antagoniste à celui des sujets interviewés (créativité, recherche, expression, ouverture). Dans ces conditions, il semble que ce qui se joue symboliquement dans les A.P.A. soit davantage la lutte hommes/femmes, lutte où les élèves garçons prennent la place des enseignants hommes, masquant ainsi les enjeux réels de la situation. Ces pratiques voient donc la relation pédagogique désinvestir secrètement le domaine de la lutte entre générations qui apparaissaient nettement dans les enjeux autour de l’enseignement du badminton et du tennis de table, pour investir celui de la lutte des sexes. Au total, les deux recherches évoquées attestent du rôle de l’E.P.S., et en arrière fond de l’école, dans la reconstruction permanente d’un ordre social prenant son assise sur deux classifications anthropologiques primordiales (Balandier G., 1985 : 114). Le détournement des modalités d’investissement des élèves en badminton et en tennis de table met au cœur du conflit entre générations, révélant une institution qui cherche à résister à la puissance sociale de la jeunesse en la gérant plus qu’en la déniant. Celui qui conduit de l’expression corporelle aux A.P.A. dévoile la dynamique de la lutte des sexes et sa prise en charge par une institution androcentrique. Ainsi, l’analyse du changement de l’E.P.S. conduit-elle à reconsidérer, au travers de l’anthropologie politique, des tensions anthropo-sociologiques écartées à la fois par les théories du consensus qui privilégient un mouvement de pacification des sociétés, et les théories de la postmodernité observant la déliquescence des repères et des significations collectives (Augé M., 1997). Le détour anthropologique proposé par Balandier rappelle : « Les Lugbara, sans que le système hiérarchique domine leur société, sans que les classes d’âges soient formellement instituées, entretiennent une formation sociale où apparaissent les deux grandes coupures ; celle du sexe, qui marginalise la "moitié dangereuse", les femmes ; celle de l’âge, qui fonde l’inégalité et l’autorité à l’intérieur de la "moitié" socialement reconnue, les hommes » (Balandier G., 1985 : 120).
VERS UNE LECTURE ANTHROPOLOGIQUE DE LA CRISE DE L´ECOLE Le paradigme de l’anthropologie dynamique permet de saisir les liens qui s’établissent entre enjeux éducatifs, enjeux politiques et pratiques corporelles enseignées en E.P.S.. Il permet aussi de percevoir les tensions constitutives de la générativité du social à l’œuvre dans la définition de la situation éducative. L’étude du changement en E.P.S. permet d’attester du rôle de cette discipline dans la construction des hiérarchies sociales, car : « les sociétés
n’existent que par les hiérarchies porteuses d’inégalités et de tensions, mais en les corrigeant par l’ouverture de domaines où la contrainte se relâche, où les distances s’effacent, où la "fraternité" masque le rapport hiérarchique » (Balandier G., 1985 : 134). Ainsi se déploie une vision politique selon laquelle aucune formation sociale ne peut prétendre aux relations d’égalité ou d’équivalence même si elle contient des lieux où « le jeu de l’égalité se joue » (ibidem), où les dynamiques sociales s’expriment. Le sexe et l’âge apparaissent encore comme les matériaux premiers, profondément enracinés, des dynamiques où s’entretiennent et se renouvellent les hiérarchies sociales. L´E.P.S. ne semble pas l’ignorer. Cette lecture anthropologique du monde scolaire présente un intérêt certain au moment où le sentiment de crise domine tant chez les acteurs que dans les regards portés sur l’institution scolaire. Ce sentiment se trouve notamment alimenté par l’acuité et la sensibilité des débats et des craintes quant à l’insécurité depuis le début des années 90 et une irrésistible impression de montée de la violence (Verba D., 1996 ; Debarbieux E., 1998 ; Dubet F., 1998, 1999). Ce constat est d’autant plus intéressant qu’il est réalisé avec un étonnant synchronisme dans plusieurs pays européens. Un résultat essentiel de la sociologie de l’éducation sur ce point est de constater l’ampleur du décalage entre la violence subjectivement perçue et l’accroissement objectif de la violence évalué dans les enquêtes (Charlot B. et Emin J.-C., 1997 ; Debarbieux E. et col., 1999). Les rapports officiels, comme celui remis par Dupâquier (1999) en 1996, révèlent par ailleurs un amalgame pour le moins troublant dans les actes répertoriés sous la dénomination « violence ». Les chiffres présentés mélangent sans grandes précisions les actes délictueux, les violences physiques ou contre le matériel, les paroles déplacées, la consommation de tabac et l’absentéisme ! La violence semble finalement, de manière sousjacente, renvoyer à tout ce qui contrevient à une certaine vision de l’ordre scolaire et de l’ordre social, c’est-à-dire de la définition des droits et des usages légitimes des générations scolarisées. La lutte entre classes d’âges ne semble donc pas très loin. La lutte entre les sexes non plus, dès lors qu’on constate que la variable sexuelle, dont l’effet n’est que très discrètement annoncé dans les écrits, n’est quasiment jamais interprétée alors qu’elle est de loin la plus significativement influente5. Les différents auteurs, scientifiques ou idéologues, préfèrent disserter sur l’effet-établissement, sur le poids des variables socio-économiques ou sur celui de la variable ethnique. Ils semblent ainsi ignorer combien ces deux derniers indicateurs sont étroitement liés à la variable sexuelle. La problématique de la violence scolaire, succédané de celle de la crise de l’école, retrouve finalement les deux grands enjeux anthropologiques de la production de l’ordre social : celui de la lutte des générations et celui de la lutte des sexes.
NOTES 1
Il est tout de même à noter l’ouvrage critique co-dirigé par J. M Brohm et F. Baillette (1994), Traité critique d’E.P., Editions Quel Corps ?, Montpellier. 2 La notion chère à Touraine est reprise par Rocher (1972), Balandier (1985) ou Augé (1997). 3 Cf. Perrot, Sintomer, Krais, Duru-Bellat et Fontaine dans la revue du Mage (1999), Mathieu et Louis dans Les temps modernes (1999). 4 Cette méthode mise en place par H. Raymond (1968) à propos d’une recherche sur l’habitat pavillonnaire est reprise par Léger J.-M., Florand M.-F. (1985) L’analyse de contenu : deux méthodes, deux résultats ?, in L’entretien dans les sciences sociales (sous la direction de A. Blanchet), Paris, Dunod, 234-273, puis par Blanchet A., Gotman A. (1992), L’Enquête et ses méthodes: l’entretien, Paris, Nathan. 5 L’enquête nationale coordonnée par Charlot et Emin (1997) permet de souligner, comme le rapport Lorrain pour le Sénat en 1998, que « la violence est surtout masculine » (Dupâquier, 1999, p. 9). Dupâquier rappelle, pour renforcer ce propos, que les statistiques officielles sur la délinquance mettent en cause 82,69% d’individus de sexe masculins pour l’année 1995. Aucun de ces écrits récents – ni d’ailleurs le numéro thématique de la Revue Française de Pédagogie de 1998 consacré à la violence scolaire – ne présentent néanmoins de travaux spécifiques ou de réflexions approfondies sur l’influence de la variable sexuelle.
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