Mémoire Master - Le royaume de l'exotisme (2017).

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Le royaume de l’exotisme Mémoire de master, BELRHAITI Sara, ENSAPBx 2016-17


Collages sur la couverture: 1. Morocco meets Turkana 2. Morocco meets Padaung 3. Morocco meets Morocco BELRHAITI Sara Š 2014


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Table des matières Remerciements Introduction Problématique et hypothèses Méthodologie Précisions géographiques

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1. Le Soi : La quête d’affirmation d’une identité culturelle 1.1 Contexte « globalisant » : résistances des cultures locales à l’ère du post-modernisme 1.1.1 Mondialisation et cultures locales 1.1.2 Néo-régionalisme-non-critique et pastiche

I. Construction d’une mythologie orientale stéréotypée dans l’imaginaire collectif

1.2 Rapprochement entre l’esthétique pastiche, et l’esthétique Kitsch

1. Sur l’Orientalisme: Un discours 1.1 Construction du mythe Oriental par la tradition littéraire 1.2 Construction du mythe Oriental par la tradition picturale

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1.3 Orientalisme : discours-filtre destiné au contact avec l’Orient ?

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1.2.1 Le sentiment et l’esthétique Kitsch 1.2.2 L’immédiateté et l’esthétique kitsch 1.2.3 Le stéréotype et l’esthétique Kitsch

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2. L’Autre : La quête de l’exotisme et du dépaysement 2.1 Contexte de « masse » : Société de masse- Médias de masse- Tourisme de masse

2. Sur l’Orientalisme: Une forme architecturale 2.1 Avant l’Orientalisme, le gothique : premiers essais de rapprochement entre l’architecture de l’Orient et de l’Occident

II. Exploitation du mythe oriental en architecture par le Kitsch, entre demandes locales et étrangères

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2.1.1 La demande de consommation dans un contexte de masse 2.1.2 La demande de l’exotisme dans un contexte de masse 2.1.3 La demande de l’information dans un contexte de masse

2.2 Le XIXème siècle : Découverte de l’Orient et son appropriation par l’Occident

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2.3 Début du XXème siècle : Fin de l’éclectisme en Occident, et naissance du régionalisme au Maghreb

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2.4. Depuis la fin du XXème siècle à aujourd’hui : Actualisation du « régionalisme » avec le post-modernisme

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2.1.4 La demande du tourisme dans un contexte de masse

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2.2 Rapprochement entre le monde hyper-réel, et l’esthétique Kitsch 2.2.1 L’hyper-réalité + kitsch = l’hyper-kitsch 2.2.2 L’enseignement de Las Vegas : la ville prototype hyper-kitsch

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Fig. BRYDIE MACK (2014)

III. Commercialisation de la mythologie des Mille et Une Nuits dans un cadre « Oriental » 1. Le rêve des Mille et Une « villes » 1.1 Le « Storytelling » comme moyen de « Branding » des villes

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1.2 Dubaï : “Le syndrome de Shéhérazade ”

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1.3 La “Dubaïsation” de l’Afrique du Nord : export d’un modèle globalisant

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1.4 Le Maroc : Du tourisme de masse au tourisme culturel

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1.5 Marrakech : « L’effet Marra-Kitsch »

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2. Manifestes des Simulacres : figure urbaine de « La Médina » 2.1 Le modèle urbain de la Médina revient aux songes 2.2 La Médina-Simulacre pour « l’Autre » : La tendance fantaisiste de la « médina à thème », avec « La médina de Hammamet Yasmine » en Tunisie

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2.3 La Médina-Simulacre pour « le Soi » : La tendance « reproductive » avec la « Kasbah de Tamesna » au Maroc

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Conclusion Bibliographie

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Fig. BRYDIE MACK (2014)

Remerciements La réalisation de ce mémoire, a été possible grâce à l’aide de beaucoup de personnes que je tiens à remercier ici. Tout d’abord, je remercie Mme Claire Parin, d’avoir accepté d’être mon encadrante pour ce mémoire, et d’avoir orienté mon travail en fonction de nombreuses relectures et conseils. Merci.

Et puis, je dédie ce travail. A mes parents, A mes parents, A mes parents. Merci. A Hbibi Chakib, une âme partie très tôt, repose en paix.

A Samia Bensaber, merci pour tes lectures. Vraiment. A l’équipe des Glacières/Jean De Giacinto Architecture Composite, merci d’avoir rythmé ma vie. A bientôt, j’espère. A Myriame, Sara, Mathilde&Hugo, Léa, Victoria, Omar&Estelle, et à tous ceux qui ont fait de mon séjour à Bordeaux un bonheur et qui continuent à le faire. Et puis, à tous les autres de Rabat aussi, je ne vous oublie pas ! (Dili Rim!) A tous ceux qui ont participé à ce travail de près ou de loin. Merci.


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Introduction «[...] Pour changer de jardins il nous faut changer de légendes [...] Gilles Clément, le jardin en Mouvement 1, BACHA, Myriam p :14 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011) 2. BACHA, Myriam op. cit. 3. POULOT, Dominique « Une histoire du Patrimoine en Occident » Presses universitaires de France, Paris. (2006) p:7 4. CHOAY, Françoise « Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat » Le Seuil, Paris. (2009) IV-V 5. JARRASSE, p :50 In « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Les notions patrimoniales, telles qu’elles sont vécues et pratiquées aujourd’hui au Maghreb, sont des mécanismes davantage similaires à ceux importés avec les sociétés coloniales au XIXème et XXème siècle, qu’au « Turath ‫» التراث‬. Traduction arabe du terme « patrimoine », le « Turath ‫ » التراث‬porte sur une dimension plus abstraite que la définition occidentale du terme « patrimoine ». En effet, bien que sa définition ne soit pas celle admise au sein des pratiques patrimoniales aujourd’hui au Maghreb, le terme « Turath ‫ » التراث‬est fondé « sur l’essence des objets, les savoirs, les modes et les rythmes de vie » [1]. Le terme occidental du patrimoine, tire ses origines romaines de « patrimonium », qui signifie une légitimité familiale du bien hérité. [2] De ce fait, le « patrimoine » dans sa première définition, n’évoque « pas a priori le trésor ou le chefd’œuvre » [3]. Selon Françoise Choay, c’est au XIXème siècle que cette notion est élargie pour englober les monuments historiques aussi. [4] La notion du patrimoine selon la définition occidentale sera véhiculée progressivement au Maghreb: Dans un premier temps, elle sera introduite en Algérie où elle concerne d’abord les vestiges romains, avant d’englober, au dernier tiers du XIXème, les monuments de l’ère islamique alors que l’implantation des villes coloniales sur les villes autochtones engendre les premières destructions. Le début de la patrimonialisation au Maghreb est aussi accompagné par une nouvelle vague de pratiques se référant au patrimoine local pour y puiser des formes. Ces pratiques dites « orientalistes » (puis « régionalistes » dans les années 1920-1930) sont liées à « l’Orientalisme », qui ne représente pas un style, « mais un processus plus large de représentation de l’autre ». En effet, Il s’agit « d’une modalité de l’ethnicisation à l’œuvre dans la construction identitaire aussi bien des entités régionales et nationales que des sciences humaines elles-mêmes » [5]. Si, à l’époque coloniale, les autorités puisent dans ce registre pour créer une identité propre aux colonies et pour esquisser un nouveau régime politique en place, « protecteur des cultures locales », à partir des années 1970, cette pratique est observée aussi

6. - GAUTHIER, Lionel « Jemaa El-Fna ou l’exotisme durable », (2009) p :2

7. CRAVATTE, Céline, « L’anthropologie du tourisme et l’authenticité. Catégorie analytique ou catégorie indigène ? » (2009) p : 610 8. GAUTHIER, Lionel. « L'occident peut-il être exotique ? De la possibilité d'un exotisme inversé. » In: Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 148, 2008. L'exotisme. pp. 4764; 9. SCHON, Nathalie « L'auto-exotisme dans les littératures des Antilles françaises » Ed. Karthala (2003) 10. GAUTHIER, Lionel, « L’Occident peut-il être exotique ? De la possibilité d’un exotisme inversé », in Le Globe, p.56

aussi chez les sociétés maghrébines postcoloniales - dans une approche comparable- soit pour affirmer une identité locale indépendante et distincte, soit à des fins de commercialisation du patrimoine architectural. En effet, il semblerait que « les rhétoriques touristiques » et « les rhétoriques nationales », trouvent leur accord commun dans « la rhétorique patrimoniale » [6]. Pourtant, si le résultat des deux logiques commerciales et identitaires a induit la même forme, leurs fondements sont aux antipodes, la seconde étant davantage motivée par une protection d’une identité perçue comme menacée, que motivée par une rentabilisation. Mais l’association de ces deux logiques dans la rhétorique patrimoniale n’est pas sans risques : pour cause, certaines mises en scènes patrimoniales, destinées aux touristes, ne tardent pas à se transformer progressivement dans un processus inverse, vers « un événement authentiquement social » pour les protagonistes de la représentation » [7]. Certaines représentations créés pour l’« Autre » deviennent, de ce fait, admises comme « authentiques » par les habitants locaux, dont la vraie lecture du patrimoine est réactualisée sur la base d’un stéréotype. La marchandisation et « l’exotisation » du répertoire patrimonial dans un cadre touristique, a participé au détournement de son vrai sens chez les locaux au Maghreb. Mais définir un lieu comme étant exotique, signifie aussi de lui forger l’image de marque d’une destination touristique par excellence, que certains pays « en voie de développement » mobilisent pour améliorer les retombées économiques. Ces pays se lancent même « de leur propre gré dans [un] processus d’exotisation » que le géographe Lionel Gauthier [8] propose d’appeler un « exotisme souverain », ou que l’universitaire Nathalie Schon appelle une « autoexotisation » [9]. Cet exotisme souverain est lié au détournement par les habitants locaux du « regard occidental à [leur] profit », en agissant sur la représentation que l’Occident se fait d’eux afin de se conformer à ses attentes dans une logique commerciale. « Au lieu d'être affublé d'un exotisme conceptualisé par un acteur exogène, l'indigène en énonce lui-même les conditions ». [10]


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Problématique et hypothèses

1. APPIAH, Kwame Anthony « Cosmopolitanis: Ethics in a world of strangers » New York, W. W. Norton (2006) p.107 2. APPIAH, Kwame Anthony « La diversité culturelle, une fausse bonne idée » Courrier International, n° 808, (2006) p.50 3. ROUDABY Youssef - « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabo-musulmans ? » HuffPost Maroc (Publication : 03/11/2016)

En addition à la situation inquiétante que l’exotisme souverain a renforcée au Maghreb, à savoir celle d’une identité nouvelle apposée et perpétuée, les reversements de représentations introduits par cet exotisme ont aussi participé à figer le patrimoine, engendrant une muséification, synonyme comme l’indique le philosophe Anthony Appiah (1954- ) « de mise à mort d'une culture ». Les cultures sont « faites de continuités et de changements » dont l’identité d’une société dépend [1]. De ce fait, les sociétés qui n’évoluent pas deviennent inauthentiques et « simplement mortes » [2]. Or, "Le monde arabo-musulman [était] moderne à l'époque » [3]. Si, en termes d’architecture, les premiers à avoir défini un glossaire patrimonial arabo-musulman sont les architectes orientalistes, aujourd’hui son utilisation par des locaux pose avec acuité la question de certains héritages, dont les sociétés maghrébines essayent se défaire, tout en brandissant ironiquement les reliques. Aujourd’hui, ces pratiques « orientalistes » observées au Maghreb, génèrent dans le secteur touristique des productions qualifiables de « Kitsch » par leur utilisation et leur renforcement de stéréotypes. Cependant, loin de simplement formuler des condamnations faciles et superficielles, le kitsch et les travaux des orientalistes sont appréhendés sur ce présent travail d’un œil critique, pour comprendre certains manifestes qui permettraient d’aller en avant. Ainsi, ce mémoire propose de dépasser la simple question « qu’est-ce que l’exotisme ou l’orientalisme ? » afin de révéler une préoccupation plus profonde du présent travail, liée à la façon dont certaines pratiques de l’exotisme « subvertissent la négociation d’une identité » [4] Cette question fondamentale génère une série d'interrogations dont : - Comment certaines figures de « l’Orient » sont-elles devenues exotiques dans un imaginaire collectif ? - Quelles sont les aspirations, de tous les acteurs participant ou

4. AVCIOGLU, Nebahat « Voyages du style : récits et orientalisme en Angleterre à l’époque des Lumières » p.134 In : OULEBSIR Nabila, VOLAIT Mercedes (dir.) « L’orientalisme architectural, entre imaginaires et savoirs » – Paris : Editions A. et J. Picard, (2009)

induisant l’« exotisation » de « l’Orient » ? Et quel est le cadre spatial et physique de ces aspirations confondues ? - Est-ce qu’une production architecturale, puisant son arsenal architectonique dans le patrimoine, est une production qui vise réellement à générer une architecture adaptée à toutes les attentes et aux modes de vie de la population ? - Est-ce qu’une production architecturale, puisant son arsenal architectonique dans le patrimoine pour susciter l’exotisme, rencontre réellement les attentes des touristes ? - Qui sont aujourd’hui les acteurs manipulant les mythes orientalistes, et qui sont les adhérents à ces rhétoriques discursives ? - Que se passe-t-il, quand une architecture destinée à être authentique aux yeux des touristes dans une logique commerciale devient authentique aux yeux des locaux qui l’adoptent comme une condition inhérente à leur culture ? Certaines hypothèses peuvent être avancées : - Le caractère exotique de certains mondes « Orientaux », dont le Maghreb, remonte à l’époque des Orientalistes au XIXème siècle. - La notion du patrimoine, et les pratiques architecturales y puisant, ont été introduites à l’époque coloniale au Maghreb - La référence architecturale au patrimoine est utilisée aujourd’hui pour affirmer une identité culturelle chez les locaux - La référence architecturale au patrimoine est utilisée aujourd’hui pour susciter exotisme et dépaysement chez les étrangers. - Le mythe Orientaliste est aujourd’hui manipulé par les Orientaux eux même, dans le cadre d’une fabrication urbaine d’images de marques. - Les pratiques architecturales orientalistes et exotiques ne sont ni culturellement bénignes ni sans conséquences, dans la mesure où elles participent à la falsification de la lecture du patrimoine chez ses locaux.


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Méthodologie

Pour mener à bien le propos sur ce présent travail, la structure du discours est articulée en trois parties, selon la logique de l’offre – la demande – le marché. L’offre étant considérée « le mythe Orientaliste », qui fait l’objet de la commercialisation. La demande, étant les quêtes et les aspirations locales et étrangères. Le marché, étant le cadre de la commercialisation du mythe au sein de ces quêtes. Dans cet ordre, la première partie du mémoire aborde la construction de la mythologie stéréotypée dans l’imaginaire collectif. Loin de concerner un axe purement historique, cette partie est la pierre angulaire de la compréhension du texte et des constructions mythologiques sur l’ « Orient », par des traditions littéraires, picturales et architecturales perpétuées au XIXème et au début du XXème siècle. Par la suite, la deuxième partie du travail porte sur l’exploitation de ce mythe architecturalement, entre les demandes locales d’authenticité et étrangères d’exotisme par le « Kitsch », langage mobilisé par le marché pour son immédiateté, son penchant pour les sentiments et à la nostalgie, son recours au stéréotype et à l’hyper-réalité, ainsi que d’autres caractéristiques, permettant l’association des locaux aux étrangers dans un projet dit « cosmopolite ». De ce fait, cette partie du mémoire est davantage liée à la définition et à la compréhension théorique de certains phénomènes, pour décoder leurs applications dans un cadre Oriental dans la troisième partie. Enfin, la dernière partie du mémoire, traite de la commercialisation du mythe des Mille et Une Nuits, de Dubai (le « Las Vegas Oriental ») à Marrakech. Cette partie du mémoire représente l’exploration concrète, du support théorique construit durant les deux premières parties. Cette partie propose d’explorer la thématique de la médina qui revient aux songes : premièrement avec une étude de cas au Maroc (« Kasbah de Tamesna ») destinée aux locaux, pour comprendre où se situe les débats identitaires dans la société marocaine (nostalgie élitiste?). Ainsi qu’un cas d’étude destiné aux touristes en Tunisie (« médina Yasmine Hammamet »), pour comprendre qui sont les touristes (locaux ou étrangers), qui répondent positivement à ce genre de produits.


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Précisions géographiques

1. Dossier pédagogique, exposition 7 Mars 8 Juillet 2012 « Les juifs dans l'orientalisme ». Musée d'art d'histoire du Judaïsme p. 4

« Le terme « Orient » désigne une réalité géographique et culturelle assez indéterminée dans les consciences européennes, dont les frontières se sont dilatées selon les époques. Nous retiendrons ici une définition qui correspond à celle du XIXe siècle, dans la mesure où il s’agit de la période majeure de l’orientalisme. Si, au sens large, l’Orient commence en Espagne et en Grèce et s’étend jusqu’aux confins de l’Inde et de l’Asie en passant par Venise, porte de l’Orient, il désigne dans le contexte du XIXe siècle principalement les pays arabo-musulmans situés autour de la Méditerranée : l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Egypte) ; les territoires de l’Empire ottoman*(la Turquie et l’Asie Mineure, appelée aussi la Morée, la Grèce et les Balkans, le Liban, la SyriePalestine), la Perse plus lointaine, voire, pour les Russes, les territoires de l’Asie Centrale et du Caucase (Tchétchénie en particulier). Vu d’Europe, l’Orient s’étend donc de l’Afrique à l’Asie. » L’Orient est associé à la rêverie exotique, imprécise et souvent fantaisiste, qui se construit progressivement en Europe à partir du XVIIe siècle et atteint son apogée au XIXesiècle. L’Orient méditerranéen côtoie, au cours des siècles, l’Extrême-Orient (Chine et Japon) et les Indes. Au XVIIIe siècle, les « turqueries » voisinent avec les « chinoiseries ». [1]

2. YEE, Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) pp.11-12

« Le terme « Orient » parait, d’ailleurs, d’autant moins adéquat qu’il s’agit ici surtout de l’Afrique du Nord. En effet, les spécialistes de l’époque avaient déjà dénoncé cette extension géographique. Le Larousse du XIXème siècle observe que l’ « usage s’est introduit d’appliquer le nom d’Orient aux pays situés à l’est des contrées que nous habitons […] les orientalistes […] ayant étendu leurs études à l’Afrique tout entière et à l’Océanie, ont également étendu de ces deux côtés les limites de l’Orient.. » Le Littré de 1868 prévient le lecteur contre cette fâcheuse habitude : « Orient et oriental s’étendent souvent, par abus, fort au-delà de leurs limites ; on entend plus d’une fois appeler de ce nom les pays d’Afrique, leurs habitants et les choses qui s’y rapportent. Il est bon de prévenir contre cette faute » Mais à la page suivante, Fromentin est considéré comme un grand peintre orientaliste, alors qu’il est célèbre surtout pour des toiles peintes en Algérie ! Il est donc clair que l’utilisation du mot « Orient » pour faire référence aux pays de l’Afrique du Nord était mal vue des spécialistes, pour l’excellente raison qu’il s’agissait de pays au sud et non l’est de l’Europe ; mais il est non moins clair que cet usage était courant. Les pays appelés, auparavant, par le nom de « Barbarie », appartenaient ainsi, dans l’usage courant en France au XIXème siècle, à l’Orient « Il est entendu que le terme d’Orient s’entend dans tous les pays chauds qui vont de l’Inde au Maroc » et en effet la chaleur du climat semble avoir un rôle symbolique au moins aussi important que la situation géographique. Mais l’aspect de loin le plus important dans cette définition de l’Orient » est la présence de l’Islam : si « Orient » et « Occident » ont pu servir à dénommer des positions spatiales stables, « c’est en raison d’un clivage historique qui a fait de l’espace islamique le lieu de perception privilégié de l’altérité ». Finalement, il nous a semblé important d’utiliser le terme « Oriental » (plutôt que celui, anachronique pour la langue française de cette époque, de « maghrébin ») pour rappeler la proche parenté qu’il y avait entre celle –ci et ses consœurs turques, égyptiennes etc dans l’imaginaire littéraire. » [2]


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I. Construction d’une mythologie orientale stéréotypée dans l’imaginaire collectif 1. Sur l’Orientalisme: Un discours 1.1. Construction du mythe Oriental par la tradition littéraire

Fig.1 « Bonaparte devant le Sphinx » tableau du peintre français Jean-Léon Gérôme réalisé en 1867-1868


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I. Construction d’une mythologie orientale stéréotypée dans l’imaginaire collectif

[…] C'est le Sahara, “la grande mer sans eau”, que les Maures appellent aussi “Bledel-Ateuch”, le pays de la soif. » Pierre Loti - Le Roman d'un spahi

1. Sur l’Orientalisme: Un discours 1.1. Construction du mythe Oriental par la tradition littéraire 1. https://en.wikipedi a.org/wiki/Orienta lism (eng)

Le grand siècle de l’Orientalisme, est bien connu pour être le XIXème. En effet, dès le tournant du siècle, la rencontre entre l’Orient et l’Occident sous le thème de l’« Orientalisme » avait introduit de nouveaux rapports entre les deux mondes. Bien qu’associé à ses débuts aux « peintres Orientalistes », dont la curiosité s’est manifestée dès le lendemain de la campagne d’Egypte de Napoléon en 1798-1801, (fig.1) l’influence de l’Orientalisme s’est étalée sur beaucoup d’autres domaines. Ce terme –considéré dans cette partie- dans son sens académique, est communément utilisé dans l’histoire de l’art, des études littéraires, de la géographie et des études culturelles, pour décrire une approche de représentation des cultures du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord, de l’Asie du Sud-Ouest, et de l’Asie du Sud Est. Ces représentations, sont une « connaissance européenne de l’Orient » créée par les écrivains et les artistes de l’Europe de l’Ouest. [1] Ce mouvement qui s’est emparé du XIX siècle, « grand siècle de l’Orientalisme », s’est frayé une place dans un contexte marqué par la fragilisation de l’empire Ottoman, « l’homme malade de l’Europe », par le début des expansions européennes au Moyen Orient et en Afrique du Nord, mais aussi par le « Romantisme », un des courants de pensée du siècle. Ce mouvement romantique avan

2. https://fr.wikipedia. org/wiki/Romantism e

qui a imprégné « le Zeigeist » du XIX, est un mouvement culturel né à la fin du XVIIIème siècle en Angleterre et en Allemagne, avant de se répandre dans toute l’Europe au XIXème siècle jusqu’aux années 1850. Le Romantisme est un mouvement qui s’est opposé au Classicisme, aux Lumières et au Rationalisme. C’était une sensibilité nouvelle qui se détachait du système classique, pour aller explorer d’autres thèmes dans l’histoire et dans les civilisations. L’exploration historique du Moyen-âge, l’exploration archéologique du monde antique et l’exploration géographique de l’Orient, représentent les exemples « d’ouvertures » que le Romantisme avait introduit : le but étant d’explorer toutes les possibilités pour exprimer des états d’âme, par un sentiment recherché dans le sublime, l’ancien, le rêve, et l’exotique. [2] Ainsi, avec un esprit du temps favorable à une exploration des mondes, le développement des expéditions de voyages n'était plus en marge. Les terres difficilement accessibles auparavant étaient désormais à portée de main, grâce aux facilités des transports modernes se développant simultanément. Les bateaux et les trains à vapeur, permettaient aux voyageurs européens d’explorer ces contrées lointaines, dont l’Orient : cette terre de pèlerinage spirituel, mais aussi d’onirisme. Ces expéditions ont été tellement nombreuses à la moitié du XIXème siècle, que certains écrivains tel que Gustave Flaubert (1821-1880) en 1853, s’en sont plaint. L’écrivain dans une correspondance, parle d’un de ses contemporains en ironisant :

3. FLAUBERT, Gustave « Correspondance » tome 2, 1847-1852. Paris: L. Conard. (1926)

« Quand je pense qu’un pareil monsieur va pisser sur le sable du désert ! Et à coup sûr (lui aussi) publier un voyage d’Orient ! […] Nous allons avoir encore un voyage d’Orient ! Impressions de Jérusalem ! Ah ! Mon Dieu ! Descriptions de pipes et de turbans. On va nous apprendre encore ce que c’est qu’un bain, […].. » [3] Et pour le public européen qui ne pouvait pas se rendre physiquement dans ces mondes, la vulgarisation de l’Orient par la


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Fig.2 Les Milles et Une Nuits par le peintre Léon Carré (1929)

4. https://fr.wikipedi a.org/wiki/%C3% 82ge_d%27or_isla mique

5. FINNE, Jacques, « Des mystifications littéraires », José Corti, 2010, p. 348.

littérature et la peinture romantique lui permettait un voyage exotique par le rêve. Dès le XVIIIème, l’engouement pour les récits de voyage va créer un genre de littérature qui va prospérer tout le long du XIXème : le roman exotique, et ultérieurement le roman colonial. Bien que les premières traces de l’Orient dans les écrits occidentaux, existaient bien avant ce siècle, parler d’un engouement « oriental » en littérature avant le début du XVIIIème, s’avère inadéquat : Pour cause, le véritable écrit dans le genre date de la période 1704-1717, et c’est la traduction du conte des « Mille et Une Nuits » en français par l’orientaliste Antoine Galland (1646-1715). Avant ce conte, les traductions ayant au cœur de leurs études l’Orient, s’intéressaient davantage à la science et à la théologie. De ce fait, la traduction des textes arabes avant le conte des Mille et Une Nuits, concernait les travaux scientifiques des érudits arabes du Moyen-âge, et la traduction de bibles retrouvées en langue arabe. Indubitablement, le conte de Galland est un repère de la littérature écrite sur l’Orient, et la pierre angulaire du mythe oriental des « Mille et Une Nuits ». Celui-ci, représentant un recueil de contes populaires, d’origine persane et indienne, a été transmis puis écrit en langue arabe lors de « l’Âge d'or islamique » (milieu du VIIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle). [4] Toutefois, même si Antoine Galland était connu pour ses traductions de textes turcs, persans et arabes, grâce à ses voyages (en Grèce, Syrie et autres) qui avaient largement participé à une connaissance de l’Orient au XVIIIème siècle, c’était sa contribution des Mille et Nuits qui avait davantage marqué les esprits, tant sa version française fut longtemps la seule version européenne disponible du conte. (fig.2) L’écrivain, traducteur et critique littéraire Jacques Finné (1944- ), considère que Galland était probablement le seul traducteur historiquement « à avoir traduit et donné corps à un texte qui n'existait pas encore officiellement » [5]. En effet, avant le texte de Galland, une version arabe des Mille et Une Nuits telle qu’elle a manuscrits


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souvenir des Croisades et des pèlerins, Chateaubriand avait ouvert la brèche d’une tradition « d’écrivains-voyageurs » nouvelle en Orient exotique. C’est dans ce sens que le poète et romancier Alphonse de Lamartine (1790-1869), s’est rendu aussi en voyage avec sa famille entre 1832 et 1833, pour aboutir à la publication de « Voyage en Orient » en 1835 ; que l’écrivain poète Gérard de Nerval (1808-1855) à son tour, était parti dans un périple de 1842 à 1843, lui permettant de publier son récit « Voyage en Orient » en 1851 ; ou encore que Gustave Flaubert (1821-1880) avait séjourné en Égypte en 1849, puis au Maghreb en 1858, pour écrire le célèbre « Salammbô » en 1862.

été traduite en français n’existait pas, le conte originel étant transmis de manière orale essentiellement. Les plus anciens conservés du conte dataient du Moyen-Age, comme celui récupéré par Galland et qui datait du XVème siècle. Ce manuscrit lui avait été envoyé d’Alep en 3 volumes, pour servir de base à son ouvrage « Les Mille et une nuits, contes arabes traduits en français » formé de 12 volumes: en plus d’inclure les textes du manuscrit qu’il avait reçu, Galland avait réussi à inventer des contes qui font aujourd’hui largement partie de la légende des Mille et Une Nuits, comme le conte de « La Lampe d’Aladin » ou d'« Ali Baba et les quarante voleurs », ainsi que d’autres. Ceux-là, imaginés par Galland ne sont retrouvés dans aucun manuscrit d’origine : il s'agissait de textes inspirés d’un conteur syrien d’Alep que Galland avait rencontré, et qui lui avait raconté des récits.

6. MAINIL, Jean, « Les Mille et Une Nuits en partage », Féeries, 2 | 2005, pp. 290-296. 7. CHATEAUBRIAND, François René « Œuvres romanesques et Voyages. » Paris : Gallimard. p :702 (1969)

Cette première expérience avec la traduction du conte des Milles et Nuits peut servir de base à la compréhension de ce qui sera reproché dans l’histoire à l’esprit orientaliste –académique- : par l’éloignement des textes initiaux et l’introduction d’une vision dite Orientale, absente dans les originaux, les prémisses d’un mythe des Mille et Une Nuits sont constituées. Ali Baba, Aladdin, et d’autres -figures qui n’existent pas dans les contes - deviennent porteurs d’un imaginaire associé à l’Orient malgré lui: une représentation et une mise en scène qui n’avaient jamais existé. L’Orientalisme dans ce sens serait l’Orient exotique hérité des Mille et une nuits, le « texte orientaliste par excellence » [6] Dès le début du XIX siècles, les voyages en Orient sont devenus populaires chez les écrivains et les poètes romantiques. Ces derniers, entreprenaient régulièrement des périples pour raviver leur inspiration et leur imaginaire, et pour s’armer d’images comme l’a écrit l’homme politique et écrivain Chateaubriand : « J’allais chercher des images : voilà tout. » [7]. Châteaubriand (1768-1848), auteur de « Paris à Jérusalem » en 1811, avait effectué un périple de 1805 à 1806 en Orient à l’origine de son récit de voyage. Son texte avait participé à la fondation de toute une lignée d’écrits du genre. En ranimant dans son récit le hhhhouvert

8. HUGO, Victor « Les Orientales, Œuvres poétiques » Paris: Gallimard. (1964) pp :154-155

D’autres écrivains poètes, qui n’avaient jamais séjourné en Orient, se sont ajoutés aussi à la liste. Victor Hugo (1802- 1885) notamment, faisait partie de ceux qui avaient écrit sur l’Orient sans y avoir séjourné, par son célère recueil de poèmes « Les Orientales » en 1829. Nous nous rappelons comment, exaspéré par l’hiver parisien, Victor Hugo, dans le poème « Novembre » des Orientales, trouvait refuge dans les images d’un Orient lointain : « Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne/ Ton soleil d'orient s'éclipse, et t'abandonne/ Ton beau rêve d'Asie avorte et tu ne vois/ Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée/Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée/ Qui baignent en fuyant l'angle noirci des toits. / Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes, /Pyramides, palmiers, galères capitanes, /Et le tigre vorace et le chameau frugal, /Djinns au vol furieux, danses des bayadères, /L'Arabe qui se penche au cou des dromadaires, /Et la fauve girafe au galop inégal ! Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes, /Cités aux dômes d'or où les mois sont des lunes / Imans de Mahomet, mages, prêtres de Bel, /Tout fuit, tout disparaît : - plus de minaret maure, / Plus de sérail fleuri, plus d'ardente Gomorrhe / Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel ! / C'est Paris, c'est l'hiver. - À ta chanson confuse / Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse » [8] Cependant, la figure la plus illustre du genre, était incontestablement Pierre Loti (1850-1923), qui avait clôturé une


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longue tradition du voyage littéraire en Orient au XXème siècle. De son vrai nom Julien Viaud, Pierre Loti, un commandant marin, avait commencé à écrire anonymement, comme le démontre « Aziyadé », son premier roman paru sans nom d’auteur en 1879. Le premier roman signé par son pseudonyme « Pierre Loti », est « Le Roman d’un Spahi », paru en 1881. Ses nombreux voyages en terre Orientale et autres, l’avaient transformé en un auteur connu pour ses multiplies références dans ses travaux. Du Sénégal pour « Le Roman d’un Spahi », à Tahiti pour « Le Mariage de Loti (Rarahu) » (1882), passant par le Japon pour « Madame Chrysanthème » (1887), ses sources étaient aussi diverses que ses voyages, ses romans, ses nouvelles et ses recueils. Chaque écrit était associé à un pays. Chaque écrit était une immersion dans une culture nouvelle, une invitation à la découverte d’un nouveau monde, comme le démontre les premières lignes de sa préface dans « Le Désert » où il invite les lecteurs à se joindre à lui : 9. LOTI, Pierre « Le désert » Préface, Ed. Payot (2006) texte original en 1894

10. Régime républicain en vigueur en France de 1870 à 1940

11. YEE, Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) p.8

« Où sont mes frères de rêve, ceux qui jadis ont bien voulu me suivre aux champs d’asphodèle du Moghreb sombre, aux plaines du Maroc ? … Que ceux-là, mais ceux-là seuls, viennent avec moi en Arabie pétrée, dans le profond désert sonore. Et que, par avance, ils sachent bien qu’il n’y aura dans ce livre ni terribles aventures, ni chasses extraordinaires, ni découvertes, ni dangers ; non, rien que la fantaisie d’une lente promenade, au pas des chameaux berceurs, dans l’infini du désert rose… Puis, au bout de la route longue, troublée de mirages, Jérusalem apparaîtra, ou du moins sa grande ombre, et alors peut-être, ô mes frères de rêve, de doute et d’angoisse, nous prosternerons nous ensemble, là, dans la poussière, devant d’ineffables fantômes. » [9] A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, au roman exotique s’ajoute un nouveau genre de récits : le roman colonial, qui va connaître une diffusion exponentielle à partir des années 1880. Cette date, correspondant aussi à la période de la Troisième République en France [10] , est caractérisée par le début de la définition d’une véritable idéologie coloniale [11]. Ainsi, dès les années 1880, un réel engouement pour le roman colonial, le ggggg roman

12. YEE, Jennifer op. cit p.13 13. YEE, Jennifer op. cit p.13

roman « des possibilités « romantiques » de la situation coloniale » [12] est observé chez le public français essentiellement métropolitain, friand du « roman à l’eau de rose » du paquebot et de l’uniforme » [13]

16. YEE, Jennifer op. cit. p.15-18

Les écrivains de ces romans coloniaux avaient la particularité de mettre en exergue une distinction, dérisoire aujourd’hui, mais qui était importante à leurs yeux à l’époque. Ces écrivains rappelaient toujours la différence entre « le roman colonial » et « le roman exotique », dont ils cherchaient à se distinguer et à se distancier. [14] Le roman exotique, prédécesseur du roman colonial, était souvent écrit par des gens de la métropole, à partir de visites ou de séjours courts (comme Maupassant, Flaubert, Chateaubriand et Lamartine) ou à partir de lectures de récits de voyage (comme Victor Hugo). La « littérature exotique » selon les auteurs des romans coloniaux, était l’héritière des Mille et Une Nuits. Elle était sentimentale et éloignée de la réalité parce qu’elle vivait dans un imaginaire rêvé. Le roman colonial revendiquait une position proche à la réalité, et du « sérieux ». Les « vraies » plumes du roman colonial étaient, ainsi, celles qui écrivaient avec un véritable « souci de vérité » ; elles « voulaient instruire plus qu’amuser » [15] et comptaient le souligner pour écarter l’étiquette du roman exotique, en signalant comme certains, « qu’en ce livre il ne se trouvera point d’intrigues amoureuses, d’aventures mirifiques, de tartarinades à terrifier les bonnes gens au coin du feu » [16]

17. https://fr.wikipedia .org/wiki/Naturalis me_(litt%C3%A9rat ure)

En plus de vouloir se distancier du roman exotique, ces auteurs du roman colonial voulaient se distancier aussi du « roman naturaliste », auquel était attribuée l’origine de leurs travaux. Le Naturalisme est un courant de la deuxième moitié du XIXème siècle, qui voulait introduire un côté scientifique dans l’écriture des romans. La méthode appliquée par le médecin et physiologiste Claude Bernard (1813-1878) en médecine, des sciences humaines et sociales, a été reprise dans les romans par l’écrivain Emile Zola (1840-1902), principale figure du mouvement en France. [17] Même si Zola n’avait pas écrit des romans coloniaux proprement

14. YEE, Jennifer op. cit p.15-18

15. YEE, Jennifer op. cit. p.15-18


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18. YEE, Jennifer op. cit p.15 18

19. YEE, Jennifer op. cit p.15 18 20. YEE, Jennifer op. cit p.15 18

Fig.3 Croquis Eugène deLacroix Maroc 1832

dits, il restait une référence récurrente du roman colonial qui se frayait un chemin entre le « modèle Zolien » et « le modèle Lotien », paradoxalement. [18] L’influence -quoique rejetée- des figures telles que Victor Hugo, Flaubert, Chateaubriand et les autres, était aussi décelable entre les lignes des romans coloniaux. Bien que le roman en situation colonial, se voulait « objectif et documentaire », « d’observation exacte », [19] contraire au roman exotique et à l’analyse sentimentale, il se décrivait comme un « outil scientifique » [20] tout en tombant dans le même moule de stéréotypie que son prédécesseur: En effet, si le roman exotique perpétuait une tradition imaginaire des Mille et Une Nuits, le roman colonial allait, de son côté, renforcer une image d’altérité de l’Orient, appuyée par les observations « scientifiques » de ces auteurs.


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qu’Eugène Delacroix (1798-1863), se rend en 1832 au Maroc et à Alger, et que Prosper Marilhat (1811-18477) se rend dans une expédition scientifique en Grèce, en Syrie, au Liban, en Palestine et en Basse et Haute-Egypte de 1931-1932. De même, Théodore Chassériau (1819-1856) se rend à Constantine et ensuite à Alger en 1846, et Jean-Léon Gérôme (1824-1904) se rend en 1854 en Grèce, en Turquie et sur les bords du Danube, et en 1857 en Egypte. (fig. 1)

1.2. Construction du mythe Oriental par la tradition picturale “I found myself in a spacious and lovely hall as vast as a playground. It was surrounded by forty chambers with doors of sandal and aloe-wood, covered with plates of red gold and graced with silver handles. At the far end of the hall, I saw forty girls, sumptuously dressed and lavishly adorned.” The Arabian Nights

1. HUGO, Victor « Œuvres poétiques » ed. Pierre Albouy (Paris: Gallimard, 1964), 1: 580.

Manifestement, la campagne de Napoléon en Egypte de 1798 à 1801, a été un tournant majeur dans l’histoire de la reconstruction mythologique de l’Orient du XIXème siècle. En plus de répercuter ses effets sur tous les domaines de la vie, cette campagne a aussi été à l’origine d’une tradition de représentation occidentale, littéraire, picturale, et architecturale de l’Orient. Les premières représentations picturales de l’Egypte ramenées par les artistes peintres des expéditions diplomatiques et militaires « napoléennes », avaient participé à la création « d’un goût pour l’Oriental », de la part du public européen. En exposant l’histoire des Pharaons, ces artistes avaient généré, au-delà d’une égyptomanie, un intérêt général pour l’Orient, comme Victor Hugo l’écrivait en 1829 : "On s’occupe aujourd’hui beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait. Les études orientales n’ont jamais été si poussées avant. Au siècle de Louis XIV on était Helléniste, maintenant on est orientaliste. " [1] La possibilité courante au XIXème siècle de séjourner sur ces contrées Orientales avait mené bon nombre de peintres à s’y aventurer, particulièrement à la seconde moitié du XIXème. C’est en ce sens que le peintre Alexandre Gabriel Descamps (18031860) se rend en mission en Grèce, puis à Constantinople, en Asie mineure (Smyrne) et au Moyen-Orient, dans un périple en 1931, hhh

2. https://fr.wikipedia. org/wiki/Harem

Toutefois, si ces peintres voyageurs sont désignés comme des « peintres orientalistes », c’est essentiellement en raison de certaines figures attribuées à « l’Orient » retrouvées de manière récurrente dans leurs travaux : Les scènes du « Harem », du bain et des femmes, les figures du désert, des oasis et des paysages pittoresques, ou encore des mises en scène de guerre ou de chasse. Loin du continent européen, les couleurs et la lumière brute de l’Orient sont découvertes par ces peintres, puis mises en scène dans des paysages et des costumes pittoresques, bien que le Harem était la figure qui attirait le plus. Le « Harem », défini comme une suite de femmes rattachée au lieu de résidence d’un sultan ou de pachas de l’empire Ottoman, est une figure qui a nourri tout un imaginaire orientaliste de peintres en quête d’exotisme. Ce mot, qui prend origine dans le terme arabe « haram », signifie « interdit par la loi », du fait que ce lieu était, chez les Ottomans, interdit aux hommes. [2] Ce caractère d’interdit avait proféré au Harem un aspect mystérieux, secret et attirant, particulièrement chez les peintres occidentaux, pour qui la pratique du Harem était exotique et étrangère. Mais le Harem n’était pas une représentation de la réalité. Ce thème avait surtout les traits d’un fantasme occidental d’une vie cachée. C’était cet intérieur qu’on voulait voir et que l’on ne retrouvait pas dans les rues des colonies en « Orient ». Le physicien allemand Carl Benjamin Klunzinger (1934-1914) qui s’était rendu au Caire pour apprendre la langue arabe à partir de 1862, avait écrit en 1878 à ce propos, que « contrairement à ce que le habituelles


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Fig.1 «Le charmeur des serpents » tableau du peintre français JeanLéon Gérôme (1870)

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3. MIT, Anaïs « L’image de la femme dans la peinture orientaliste » lesclesdumoyenori ent.com, (Article publié le 03/04/2014)

habituelles descriptions de la vie de harem nous portent à croire, elles ne passent pas leur vie allongée sur un divan […], parées d’or et de pierres précieuses, fumant et appuyant sur des coussins qui s’affaissent, ces bras rendus si potelés par l’indolence, tandis que les eunuques et les esclaves se tiennent devant elles, impatients de leur épargner le moindre mouvement ». [3] Toutes les peintures orientalistes de l’époque consacraient le contraire. La première génération des peintres orientalistes, avait dressé, tout le long du XIXème siècle, cette image qui a finit par marquer les esprits et ancrer une représentation d’un « Orient sensuel ». (fig.2)

4. JARRASSE Dominique « Féminité, passivité, fantaisie… » In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

A cette figure de l’Orient sensuel, va s’ajouter aussi un caractère féminin, qui personnifiait la terre Orientale en soi. Ce caractère au-delà de la figure du Harem dans la peinture- était exprimé dans divers champs dont l’architecture, par l’opulence et l’exubérance du décor. L’historien Dominique Jarrassé dans « L’orient des architectes » [4], prend exemple sur l’« Al Hambra » de Grenade pour montrer cette association: Al Hambra était exaltée dans « les Orientales » de Victor Hugo en 1829 comme « Grenade la Jolie », alors qu’à cette époque « le nom de l’Alhambra [était] perçu comme masculin dans la plupart des textes. Cependant quelques auteurs [avaient féminisé] le nom de ce palais enchanteur. » [5] Ce caractère féminin attribué à l’Alhambra, était retrouvé aussi chez le peintre Henri Regnault (1843-1871) dans une lettre écrite en 1869 à Grenade :

5. JARRASSE Dominique op. cit

6. REGNAULT, Henri « Correspondance », recueillie et annotée par DUPARC Arthur, Paris, Bibliothèque Charpentier, 3ème ed. (1904) pp :302-303

« Tous les matins nous allons à quelques pas de chez nous dans l’Alcazar, dans la divine Alhambra où les murs sont des dentelles d’améthystes et de roses le matin, de diamant à midi et d’or vert et de cuivre rouge au coucher du soleil […] Ma divine maîtresse l’Alhambra m’appelle ; elle m’a envoyé un de ses amants, le soleil pour me prévenir qu’elle a fait sa toilette, et que déjà elle est belle et prête à me recevoir. Je ne peux faire autrement que de vous quitter. » [6] (fig.3)

Fig.2 “Le Bain Turc”JeanAuguste-Dominique Ingres (1862)


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7. DU CAMP, Maxime, « Salon 1864 » In : BEAUMONT, Hervé « Lybie » Ed. Marcus (2004)

Fig.3 Alhambra à Grenade

A côté de l’image du « Harem », l’image du désert n’a pas tardé à s’imposer aussi comme un thème récurrent de la peinture orientaliste, en se donnant comme fond emblématique aux mises en scènes de fresques, par des figures désertiques grandioses d’Egypte ou du Sahara maghrébin. Les peintres orientalistes, de formation classique, n’étaient pas préparés à peindre un « tel motif ». Mais le détachement progressif du système classique – favorisé par le Romantisme- leur permet de s’aventurer dans ce monde différent de tout ce qu’ils avaient connu avant. La recherche « de la couleur du désert » commence alors. L’écrivain Maxime Du Camp (1822-1894) note en 1864, que « le désert abstrait est une ligne rose et une ligne bleue, le sable et le ciel » [7]. Tous les peintres orientalistes, de Théodore Frère à Horace Vernet, étaient impressionnés aussi par l’éclat jaune du désert sous l’étendue du ciel bleu. La quête d’une reproduction fidèle de la réalité de cette lumière et de ses contrastes de couleurs, a été une véritable préoccupation. A partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, le côté idéalisé et fantaisiste des peintures orientalistes s’estompe, en faveur d’une représentation plus réaliste, à mesure que les études anthropologiques et ethnographiques gagnaient en terrain. En effet, les peintres orientalistes vont être progressivement confrontés, dans leurs voyages, à la réalité et aux scènes de vie quotidiennes de ces peuples orientaux. Ils vont développer dans ce sens une approche plus « réaliste », loin des représentations de la première génération jugées trop superficielles. Les thèmes récurrents de la peinture orientaliste –paysages lumineux, harem, villes blanches, tentes etc- sont certes retrouvés dans leurs travaux, mais leur manière de les aborder change : dans un souci de réalisme, le désert est représenté par exemple avec une rudesse des tons terreux pour se rapprocher des paysages réels etc. De plus, avec le début du XXème siècle, les peintres modernes s’ajoutent aussi à la liste des peintres de l’Oriental. Certaines grandes figures telles que Renoir (1841-1919), Matisse, Kandinsky (1869-1954) et Klee (1879-1940), entreprennent des périples en Orient, pour explorer les mêmes thèmes tout en apporta


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Fig.4 : « Couple tunisien » LEHNERT & LANDROCK 1910

apportant une lecture expérimentale qui a renouvelé le genre Oriental.

8. YEE, Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) pp.34-35 9. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Photog raphie

10. YEE, Jennifer op. cit. p.34-35

L’imaginaire construit sur « l’Orient » par ces peintres orientalistes va créer une tradition picturale de sa représentation, nourrie d’une relation antinomique Orient-Occident. Par l’évocation de certains thèmes « orientaux », ces peintres vont accentuer l’altérité définissant l’Occident lui-même à partir de ce qu’il n’est pas, et de ce qu’il n’a pas. Ainsi, des réalités et des mythes vont se croiser. Malgré un désir de réalisme croissant au fil du siècle, ces peintres vont toujours véhiculer des représentations et des clichés. Ce nouvel imaginaire de « l’Orient » va réinventer des traditions, des comportements et des réflexes. Et lorsque le goût général se sera lassé de la réitération de ces formes par la peinture, une nouvelle représentation de l’Oriental va se manifester dès la seconde moitié du XIXème siècle avec la photographie. Celle-ci, avec « son avatar populaire, la carte postale », [8] représente alors un nouveau refuge pictural de cet exotisme devenu trop accessible par le voyage, les peintures et les expositions universelles. L’invention de la photographie, dont la date conventionnelle est fixée au 7 janvier 1839 [9] avait poussé un nombre de photographes professionnels et amateurs, dès les années 1850 à voyager aussi en Orient et à s’y installer. Avec leurs objectifs « réels », ces photographes partent reprendre les représentations et les figures des peintres orientalistes, par deux aspects « contradictoires : [le] témoignage sur une réalité extérieure et [la] mise en scène artificielle ». [10] En effet, « la donne de la mise en scène d’une réalité extérieure » est une donne fondamentale à la compréhension de la représentation orientaliste. Les objets, les sujets et les paysages représentés dits « Orientaux », existent toujours réellement. Toutefois, c’est l’agencement de tous ces éléments, avec des personnes qui passent pour des figurants exotiques mis en scène pour servir une représentation que se fait le photographe (ou le peintre), qui fait la différence. (fig.4) Avec la photographie, admise comme une technique de reproductio Avec la photographie, admise comme une technique de reproduction reproduction


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11. FERRIE JeanNoël, BOËTSCH Gilles « Contre Alloula: Le "Harem colonial" revisité » Annuaire de l'Afrique du Nord, tome XXXII CNRS Editions (1993) pp: 300-304

Fig.5 : Mata Hari

12. YEE, Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) p.44

13. YEE, Jennifer op. cit. p.44

14. YEE, Jennifer op. cit. p.44

reproduction fidèle à la réalité, cette représentation est considérée transparente et réelle. Sa crédibilité est assise de ce fait sur la transparence photographique, et la mise en scène pourtant artificielle associée à cette représentation, est tenue pour réelle en conséquence. Le sociologue-politologue FERRIE Jean-Noël, et l’anthropologue BOËTSCH Gilles écrivent sur ce propos dans leur texte « Contre Alloula: Le "Harem colonial" revisité »[11], qu’ « affirmer avec une particulière véhémence que le regard européen invente un univers indigène sans aucun rapport avec la réalité, relève du déconstructivisme facile: ce n'est pas parce que les Européens photographient des girafes que les girafes n'existent pas. Ce qui n'existe que pour la photographie est l'instant où la girafe est fixée sur le négatif, c'est-à-dire la mise en image. Cet instant est une invention. » Saisir la différence entre la mise en scène Orientale, et le sujet dit Oriental –qui aurait basculé à un autre type, autre qu’Oriental, s’il était associé à un autre genre de mise en scène, - permet de mettre en exergue une particularité de l’exotisme oriental : celle d’un langage qu’il représente, et qui pouvait être fabriqué dans le studio d’un photographe comme dans l’imaginaire d’un peintre. Par exemple, la figure de la célèbre espionne et danseuse exotique Mata Hari (1876-1917) [12], montre comment n’importe quel sujet pouvait être orientalisé. (fig.5) Tant que l’oriental tenait de la mise en scène, que le sujet soit réellement « oriental » ou pas importait peu. Ce langage oriental, implique toute une panoplie de détails pour « donner non pas un « effet de réel » mais un « effet d’exotisme »,[13] comme l’explique Jennifer Yee en analysant des portraits photographiques nord-africains datant de cette période. Yee remarque comment certains clichés sont truffés d’objets associés à l’Orient : d’une « petite table en nacre, [à des] tasses à café, [à un] narguilé et [à des]coussins », et qu’ils « ne connotent pas le réalisme de l’image mais sa différence, son éloignement du quotidien européen. » [14] Ces clichés réinventent la tradition, comme le prouve le narguilé, un objet retrouvé dans nombre de photographies de l’époque au Maghreb Maghreb,


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40 Fig6. Carte postale à Alger « Mauresque fumant le narguilé Fig.7 « Une piscine au Harem » Jean-Leon Gerome (1876)

15. YEE, Jennifer op. cit. p40

16. YEE, Jennifer op. cit. p57

17. YEE, Jennifer op. cit. p35

18. YEE, Jennifer op. cit. p38

19. YEE, Jennifer op. cit. p51 20. YEE, Jennifer op. cit. p38

Maghreb, mais qui est en réalité un objet étranger et relativement rare en Afrique du Nord. En réalité, le narguilé est davantage associé à la Turquie qui avait marqué l’imaginaire oriental (harem, pacha, etc), comme « la plus vieille tradition orientaliste : c’[était] en quelque sorte un « Orient premier » pour l’occident » [15] (fig.6 et 7) La photographie coloniale a aussi connu son heure de gloire avec la carte postale. Celle-ci étant « susceptible d’être reproduite, transportée facilement, et passée de main à main » [16], avait participé à la banalisation de l’exotisme au XIXème et au début du XXème siècle. A l’origine, la carte postale avait été imprimée pour la première fois dans le monde en 1869, par le gouvernement autrichien, avant que sa production se vulgarise avec l’industrie. Le développement de la carte postale exotique dès la moitié du XIXème siècle, représente un genre, tel que « le roman exotique ». Par une codification figée et préétablie, la carte postale selon Yee, est la « forme mythique » de la photographie au sens « Barthésien ». [17] La femme particulièrement était une figure récurrente de la carte postale à cette époque, et pas seulement des cartes postales coloniales. Les cartes postales de la Belle Epoque par exemple, (en Europe et principalement la France, de la fin XIXème – 1914), démontrent comment la femme était une figure importante, qu’elle soit paysanne, vedette, actrice ou autre. [18] En étudiant des cartes postales de véritables femmes « maghrébines » du Harem du début du XXème siècle, l’écrivain algérien d’expression française Malek Alloula (1937-2015), a considéré ces clichés comme une « véritable anthologie de poitrines », justifiée par une recherche anthropologique, [19] qui avait créé des mécanismes de montage de mythes par le biais des cartes postales. Davantage « des motifs narratifs » que des portraits [20], ces cartes postales mettaient en scènes des femmes « du harem, dans dans le plus grand déshabillé et no


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21. YEE, Jennifer op. cit. p36

22. YEE, Jennifer op. cit. p40 23. FERRIE JeanNoël, BOËTSCH Gilles « Contre Alloula: Le "Harem colonial" revisité » Annuaire de l'Afrique du Nord, tome XXXII CNRS Editions (1993) p : 299

Fig.8 : Algerie | © Jean Geiser | ca. 1906 | Scanned old postcard image

dans le plus grand déshabillé et non pas voilées de la tête aux pieds, comme on aurait pu la voir dans les rues d’Alger. » [21] C’est l’Orient de l’intérieur dépeint en littérature puis en peinture que l’on voulait retrouver sur ces clichés. Un Orient, mis en scène par des femmes orientales aux poses parfois explicites sur des cartes postales, mais pudiques à la fois, comme le marquent les titres de celles-ci : « les deux amies », « une jeune bédouine », (fig. 8) ou « une jeune femme fumant ». [22] Toutefois, FERRIE JeanNoël et BOËTSCH dans leur travail ont amené encore une autre lecture de ce sujet en expliquant que : « Ce que l'intrusion européenne dans l'Orient réel modifia, fut la distance par rapport aux corps : en passant de la littérature à la peinture et de la peinture à la photographie, les corps devinrent plus présents. Non pas parce que les Européens possédaient le pouvoir militaire mais parce qu'ils avaient inventé la photographie » [23] Parallèlement aux clichés anthropologiques et ethnographiques répandus en Afrique du Nord au début du XXème siècle, une autre forme de cartes postales était aussi en vogue : Les cartes postales des villes. La carte postale architecturale donne généralement à voir un idéal de ville, par des monuments qui lui fabriquent une image de marque. Cette représentation en carte postale saisie par l’immédiateté de son cliché, découle d’une simplification perpétuant des stéréotypes. Au Maroc, cette représentation de la ville par des repères clés a été introduite lors du Protectorat (1912-1956). Les colons, contrairement à la population locale, avait une tradition différente de représentation de l’identité : si pour les colons celle-ci passait par une manifestation concrète, pour les locaux la tradition était plus de l’ordre de l’oral. Par conséquent, la représentation de l’identité chez ces derniers était plus abstraite et difficile à définir. Un décalage entre les lectures exogènes appliquées aux sujets locaux, n’a pas tardé à induire une simplification d’une identité par l’image, sur des cartes postales de monuments-symboles.


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24. Les Almohades : dynastie d'origine berbère qui gouverne le Maghreb et alAndalus (Andalousie) entre le milieu du XIIe siècle et le XIIIe siècle. Capitales : Marrakech, Séville et Rabat. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Almoh ades 25. OUDRHIRI, Hind – « La carte postale, le mythe de la ville » TPFE pour l’obtention de diplôme d’architecte à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat, 2010.

Fig. 9. Centre de « la ville nouvelle » française à Rabat Fig.10 Vestiges Almohades à Rabat (Tour Hassan II)

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Si nous prenons exemple sur la ville de Rabat au Maroc, en observant ses cartes postales datant du début du XXème siècle, nous remarquons que d’une part, l’image de la ville pré-protectorale est forgée sur son passé Almohade [24], par ses vestiges repris du XIIe siècle (fig. 10) constituant des manifestes concrets d’une histoire séculaire qui a forgé l’identité de la ville, et d’autre part, les cartes postales de la période protectorale ont renforcé une nouvelle image à côté de celle qui existait. Il s'agit de celle d’un nouveau pouvoir qui s’installe et qui annonce, par ses mises en scènes architecturales monumentales (fig. 9), une période grandiose. Ces cartes postales représentaient généralement des bâtiments officiels ou des centres urbains, construits « avec un gigantisme prémédité, celui de marquer l’Histoire, et de laisser une trace spatio-temporelle dans la ville […] Dans ce cas, l’architecture, dont le dessein est de permettre une diversité d’expérience, dévie vers un langage d’image, un travail bidimensionnel qui exclut l’essence de la complexité spatiale. Il faut donc faire la différence entre, l’architecture et la démonstration par l’architecture, si le monument est un élément constructeur des réalités urbaines, il existe d’autres parts de cette réalité qu’il ne faut pas occulter. » [25]


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Fig. : Edward Said

1.3. Orientalisme : discours-filtre destiné au contact avec l’Orient ?

1. SAID, Edward – « L’Orientalisme, L’orient créé par l’occident », Paris : Edition Seuil. (1980) texte original publiée en 1978

2. SAID, Edward op. cit. p :17

L’histoire de la rencontre entre l’Orient et l’Occident est définitivement chargée de contradictions, d’énigmes, d’ambiguïtés, et de tentatives de théorisation sous la bannière de l’Orientalisme. Beaucoup de travaux récents œuvrant à la compréhension de cette rencontre se retrouvent rapidement confronté à la réalité d’un terme qui a accumulé, au fil du temps, un sens chargé d’idéologies depuis les années 1960. En effet, les écrits des personnalités telles que le sociologue égyptien Anouar Abdel-Malek (« L’orientalisme en crise », 1963), l’historien palestinien Abdul Latif Tibawi (« English-Speaking Orientalists », 1963), ou encore le sociologue marxiste Bryan Turner (Marx And the End of Orientalism, 1978), annoncent déjà le travail influent que le théoricien littéraire et critique Edward Said (1935-2003) publie en 1978 : « L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident »,[1] nouveau jalon dans l’histoire de l’Orientalisme, comme terme et école intellectuelle. Dans son écrit, Edward Said considère l’Orientalisme comme un système de représentations intellectuelles construit sur l’Orient, par tous les savants et les hommes politiques occidentaux dès le XVIIème siècle, et au XIX et XXème siècle. Depuis la définition de l’Orientalisme par Said, ce terme acquiert une connotation péjorative puisqu’il devient associé à des représentations fausses et fausses

3. « L'hégémonie culturelle est un concept qui décrit la domination culturelle d'un groupe ou d'une classe et le rôle que les pratiques quotidiennes et les croyances collectives jouent dans l'établissement des systèmes de domination. L'analyse de l'hégémonie culturelle a été d'abord formulée par Antonio Gramsci pour expliquer pourquoi les révolutions communistes prédites par Marx dans les pays industrialisés ne s'étaient pas produites. » https://fr.wikipedia. org/wiki/H%C3%A9 g%C3%A9monie_cu lturelle 4. SAID, Edward op. cit. p :15

5. SARDAR, Ziauddin, “Orientalism” McGraw-Hill Education UK, (1999)

et stéréotypées de l’Orient, pour servir l’idéologie impérialiste occidentale de domination sur la région « Orientale ». Pour Said, l’Orientalisme est basé sur une représentation justifiée par un regard exogène dit objectif. Ce regard reposerait sur un processus par lequel l’Occident « orientaliserait » délibérément l’Orient, en créant une région où beaucoup de pays, cultures, traditions, personnes, religions et histoires hétérogènes, sont mélangés en raison de leur différence exotique commune ou de leur infériorité à l’Occident. L’Orient comme entité pour Said n’existerait pas, parce que « des secteurs géographiques tels que « l’Orient » et « l’Occident » sont fabriqués par l’homme. » [2] Si le propos d’Edward Said dans son ouvrage n’est pas nouveau, la force et l’originalité de son texte repose sur sa méthodologie qui se réfère au marxisme Gramscien (la théorie de l’hégémonie culturelle) [3], et à la théorie Foucaldienne (dans « l’archéologie du savoir » en 1969, et « Surveiller et punir » en 1975), avec le principe que la connaissance ne peut jamais être « innocente », comme il l’explique sur ce passage: « La notion du discours définie par Michel Foucault dans l’Archéologie du Savoir et dans Surveiller et Punir, m’a servi à caractériser l’orientalisme. Je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer – et même de produire- l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières » [4]. Ainsi, le discours pour Edward Said est profondément lié aux opérations de pouvoir. L’écrivain et critique britannique Ziauddin Sardar (1951- ),[5] a défini « l’Orientalisme Saidien » en 7 points, en se basant sur des passages directement repris de son texte. L’Orientalisme selon Said serait ainsi : • « Une manière de s'arranger avec l'Orient fondée sur la place


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6. SAID, Edward op. cit. pp: 12-13

particulière que celui-ci tient dans l'expérience de l'Europe occidentale [..] l'Orient a permis de définir l'Europe (ou l'Occident) par contraste : son idée, son image, sa personnalité, son expérience » [6]

7. SAID, Edward op. cit. p: 15

• « Un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre « l'Orient » et (le plus souvent) « l'Occident ». [7]

8. SAID, Edward op. cit. p: 15

• “L’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient » [8]

9. SAID, Edward op. cit. p: 18

• “L'orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l'Orient qu'en tant que discours véridique sur celui-ci (ce qu'il prétend être, sous sa forme universitaire ou savante). Néanmoins, ce que nous devons respecter et tenter de saisir, c'est la solide texture du discours orientaliste, ses liens très étroits avec les puissantes institutions socioéconomiques et politiques et son impressionnante vitalité » [9)

10. SAID, Edward op. cit. p: 25

• « C'est plutôt la distribution d'une certaine conception géoéconomique dans des textes d'esthétique, d'érudition, d'économie, de sociologie, d'histoire et de philologie » [10]

11. SAID, Edward op. cit. p: 14

• “ Est un orientaliste toute personne qui enseigne, écrit ou fait des recherches sur l'Orient en général ou dans tel domaine particulier — cela vaut aussi bien pour l'ethnologue que pour le sociologue, l'historien, le philologue —, et sa discipline est appelée orientalisme. » [11] • “C'est cette espèce de pouvoir intellectuel que j'ai appelé l'orientalisme. Celui-ci a été dans un certain sens la bibliothèque, les archives des informations généralement et même unanimement reçues. Ce qui relie ces archives est une famille d’idées et un ensemble unifiant de valeurs qui ont prouvé de différentes manières leur efficacité. Ces idées expliquent le compooo

12. SAID, Edward op. cit. p: 57

comportement des Orientaux ; elles leur donnent une mentalité, une généalogie, une atmosphère.” [12] Bien que critiquée, la pertinence du propos d’Edward Said dans son écrit n’est plus à démontrer : Il est difficile de ne pas reconnaître dans son texte, une mise en exergue de certaines questions et défis, réunis sous l’aile des théories postcoloniales des années 1980, dont son écrit en 1978, est généralement considéré comme le texte fondateur. Le travail de Said s’attire dès les années 1980 la foudre des critiques, notamment de la part d’historiens qui reprochent à l’auteur de manquer de rigueur, dans son contenu, sa substance et son style. Parmi les critiques les plus virulentes et les plus connues adressées à l’encontre de « Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. » il y a :

13. LEWIS, Bernard « The Question of Orientalism » New York Review of Books (1982)

14. MACFIE, Alexander. following BEHDAD Ali, “Orientalism: A Reader”, 7

15. MACKENZIE, John « Orientalism: History, Theory and the Arts » Manchester: Manchester UP (1995)

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La critique de l’historien Bernard Lewis (1916- ) en 1982 [13], qui reproche à Edward Said d’avoir choisi arbitrairement des travaux de français et de britanniques qui rejoignent son propos, en ignorant les travaux des Orientalistes allemands et russes dont les travaux ne corroborent pas son propos.

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La critique de l’universitaire Ali Behdad, qui considère que la théorie discursive de Foucault est un instrument inefficace pour disséquer les particularités historiques et « les micro-pratiques, irrégularités, et les discontinuités historiques et l’hétérogénéité discursive » [14]

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La critique de l’historien John Mackenzie (1943- ) en 1995 [15], qui considère que son travail manque de précision et de subtilité, en raison de sa focalisation sur les concepts de « l’Autre », qui peuvent dans certaines circonstances selon Mackenzie, impliquer des influences interculturelles notablement dans les Arts.

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La critique de l’historien James Clifford (1945- ) selon laquelle l’analyse Saidienne est viciée par la contradiction des


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16. OLDMEADOW, Harry « The Debate about “Orientalism” » featured in Journeys East: 20th Century Western Encounters with Eastern Religious Traditions. p:10

17. AL-AZM, Sadik Jalal. « Orientalism and Orientalism in Reverse » Khamsin 8 (1981)

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suppositions épistémologiques et des procédures méthodologiques qui dérivent du marxisme gramscien, de la théorie foucaldienne, de la « High Culture » Arnoldienne et de la tradition de l’humanisme séculier. [16] -

La critique du philosophe Sadik Jalal al-Azm (1934 – 2016), qui considère que l’Orientalisme de Said crée lui-même une autre géo-fantaisie : “l’Occident”, dans un processus qu’il appelle un « Orientalisme à rebours », admis comme un Occidentalisme ("Orientalism and Orientalism in Reverse." 1981). Al-Azm remarque comment certains savants au Moyen Orient avaient fait la même chose, particulièrement lors de la révolution iranienne où les idéologies occidentales (le nationalisme, le libéralisme ou le socialisme), les pratiques et les organisations politiques occidentales étaient rejetées comme un « autre », alors qu’un retour à une vision réductionniste et mythique de l’Islam politique était prôné. [17]

Les principales critiques adressées à l’écrit de Said, montrent parfaitement comment ce texte était et sera toujours controversé. Sans dénier la force et la cohérence de l’argument de Said, il n’en reste pas moins faux que parmi les Orientalistes, certains avaient effectivement permis de déchiffrer des langages, de préserver certains chefs d’œuvre artistiques, ou de préserver des mythes, comme le métaphysicien français René Guenon (1886 – 1951), dont le travail –qui a été négligé- a joué un rôle décisif dans l’initiation de l’Occident, aux messages les plus profonds des traditions orientales : La perspective traditionnaliste formulée la première fois par René Guenon, avait créé une « école » traditionnaliste significative réunissant en plus de Guénon, les métaphysiciens Ananda Coomaraswamy (1877 – 1947) et Frithjof Schuon (1907-1998). Les traditionalistes, par définition, sont des gens attachés à l’explication de « la philosophie éternelle » (ou de la « perennis philosophia » en latin), qui se trouve au cœur des religions diverses et des mondes traditionnels. Selon eux, la philosophie éternelle comprendrait un nombre de principes, « un langage universellement intelligible » et un « discours universel comm

18. OLDMEADOW, Harry « The Debate about “Orientalism” » featured in Journeys East: 20th Century Western Encounters with Eastern Religious Traditions. pp:14-18 19. GUENON, René “Orient et Occident” - Editions de la Maisnie, Guy Trédaniel (2006) Texte original date de 1924 20. ELIOT, Thomas Stearns “Notes Towards the Definition of Culture” p.28

commun », qui pouvait donner lieu à des rencontres signifiantes entres traditions. Ce regard exogène porté par ces métaphysiciens sur les cultures traditionnelles orientales, avait mis en avant « une sagesse des âges, » aux antipodes des ethos des modernes occidentaux de l’époque. [18] Parmi les travaux de l’école traditionnaliste, figure le texte de René Guénon en 1924 « Orient et Occident » [19], où il expose une lecture du lien entre les deux mondes. Selon Guénon, les mondes traditionnels de l’Orient et de l’Occident auraient plus de choses en commun entre eux qu’avec le monde moderne occidental. Les civilisations traditionnelles étant par essence religieuses : La culture dans ces civilisations serait « l’incarnation de la religion » et son application dans tous les aspects de la vie, selon le poète et critique littéraire Thomas Stearns Eliot (1888-1965), [20] . En contraste, la modernité se définit par une attitude de remise en question des croyances religieuses, avec un attachement à la science rationnelle. De ce fait, les divisons les plus profondes, ne résideraient pas entre régions géographiquement différentes, mais entre les sociétés traditionnelles d’une part (toutes les cultures traditionnelles « orientales » et « occidentales » médiévales), et d’autre part les modernes (l’Europe occidentale post médiévale et toutes ses extensions). Comme Coomaraswamy le remarque, l’Orient et l’Occident découleraient d’une antithèse de mode de vie, et non de géographie : une opposition entre le traditionnel ou la manière ordinaire de vivre qui survivait en Orient, à la manière moderne de vivre qui prévalait en Occident. Et c’est parce qu’une telle opposition ne pouvait pas être sentie avant la Renaissance qu’il est dit que le problème était géographique. En 1985, Edward Said rebondi encore sur cette rencontre de l’Orient et l’Occident, notamment dans « Orientalism reconsidered » où il revoit son travail de 1978. Mais au-delà de considérer comme les traditionnalistes du début du XXème siècle que l’opposition n’est pas entre le monde Oriental et le monde


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Occidental, mais entre le modèle « moderne » et le modèle « traditionnel » (qui subsistait en « Orient », d’où la confusion). Edward Said refusait désormais toutes les désignations telles que « l’Orient » et « l’Occident », comme il résume sur ce passage :

21. SAID, Edward « Orientalism Reconsidered », Cultural Critique magazine, No. 1, Autumn (1985) p:94-95 (Notre traduction)

« Les divergences entre les nombreuses critiques faites à l'Orientalisme comme idéologie et praxis, du moins en ce qui concerne leurs objectifs, sont néanmoins très larges : Certains attaquent l'Orientalisme, parce qu’ils le considèrent comme un prélude d’affirmation des vertus d’une culture native de l’un ou l’autre : ce sont les nativistes. D'autres attaquent l'Orientalisme, parce qu’ils le considèrent comme une défense contre les attaques adressées aux croyances politiques, de l’un ou l’autre : ceux-là sont les nationalistes. D’autres encore critiquent l’Orientalisme pour avoir falsifié la nature de l’Islam : ceux-là sont les fondamentalistes. Je ne vais pas me prononcer sur ces critiques, sauf pour dire que j’ai évité de prendre position sur des sujets tel que le vrai monde arabe ou islamique, l’authentique, sauf quand il s’agissait de sujets liés à des conflits qui impliquent la solidarité ou la sympathie, bien que j’ai toujours essayé de garder un sens critique et un détachement réfléchi. Mais, en commun avec toutes les récentes critiques sur l’Orientalisme, je crois qu’il y a deux choses qui sont particulièrement importantes : premièrement, la vigilance méthodologique qui interprète l’Orientalisme plus comme une discipline critique qu’une discipline positive, et en fait l’objet d’une dissection minutieuse. Puis deuxièmement, la détermination à ne pas laisser la ségrégation et le confinement de l’Orient continuer sans défis. Ma compréhension de ce deuxième point m’a amené à la position extrême de total refus des désignations telles que « l’Orient », et « l’Occident. » [21] Loin de l’idée de réitérer sur ce chapitre tout le discours orientaliste, suffisamment traité dans les études concernées et qui n’est pas le sujet principal de ce travail, le survol de ces différentes positions débattues sous la bannière de l’Orientalisme au XXème sièc

22. OLDMEADOW, Harry « The Debate about “Orientalism” » featured in Journeys East: 20th Century Western Encounters with Eastern Religious Traditions. p:15

siècle, a pour objet d’éviter la vision naïve de « l’Orient mystique », le monde exotique construit en dehors d’un cadre historique et politique. L’Orientalisme ici n’est pas considéré comme un travail désintéressé, car bien même avant Edward Said, René Guénon en 1924, avait déjà condamné certains Orientalistes européens dont les recherches étaient instrumentalisées et mobilisées pour des ambitions politiques à la même époque. [22] Toutefois, le propos n’est pas non plus de démontrer si les Orientalistes délibérément ou pas, avaient créé une représentation « Orientale » pour servir une idéologie quelconque. Le présent travail est plus porté sur l’après « Orientalisme », sur l’analyse par le biais de l’architecture, -l’outil de la lecture des ‘zeigeists’ par excellence-, des représentations qui ont manifestement subsistés. L’évocation des quelques connaissances Orientalistes du XIXème siècle, a pour seul et unique but de préparer une base, à la compréhension de ce qui a traversé le temps et les esprits : sur ce qui a été internalisé chez certains « Orientaux » sans attention subversive de leur part. L’analyse de ce fait est davantage tournée sur ces « traditions », ces expériences qui n’ont jamais eu lieu -en dehors de l’imaginaire exotique-, et qui sont brandies aujourd’hui comme authentiques, identitaires et patrimoniales. Il y a un mythe qui est glorifié comme une tradition authentique. La compréhension de cette situation atypique implique l’exploration de ce terme, qui a figé et qui continue de le faire un monde hypothéqué depuis dans son image séculaire.


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2. Sur l’Orientalisme: Une forme architecturale 2.1. Avant l’Orientalisme, le gothique : premiers essais de rapprochement entre l’architecture de l’Orient et de l’Occident

Fig. 1. Pattern in Islamic Art, David Wade (1976)


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Fig. 2. Détail de porte à la Kasbah de Telouet (fief du Pacha Glaoui) par PHIL MARION

2. Sur l’Orientalisme: Une forme architecturale 2.1. Avant l’Orientalisme, le gothique : premiers essais de rapprochement entre l’architecture de l’Orient et de l’Occident

1. BERTRAND, Nathalie “L’Orient des architects” p :9. In BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

2. JARRASSE Dominique « Féminité, passivité, fantaisie… » p.80. In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006) 3. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Archite cture_gothique 4. BERTRAND, Nathalie op. cit. pp :9-10.

« Don’t get rid of all this ornament, this is where the money is. » Abraham Moles

Que l’Orient des architectes ne peut être réduit à l’Orientalisme, c’est ce que beaucoup d’études et de thèses vont essayer de prouver dès le XVIIIème, pour montrer comment le lien entre l’Orient et l’Occident en architecture est bien plus complexe [1]. En effet, nombre d’écrits et de théories vont très tôt s’atteler à la recherche de filiations entre les deux mondes architecturaux à cette rencontre Orient-Occident autour du thème de l’architecture, semblant remonter à bien avant le XIXème, le grand siècle de l’Orientalisme. Parmi les rapprochements établis dans ce sens, il y avait la théorie d’une filiation de l’architecture gothique à l’architecture arabomusulmane du Moyen âge. Ce rapprochement, représentant essentiellement un discours néo-classique du XVIII jusqu’au début du XIX siècle [2], était un rapprochement utilisé pour critiquer l’architecture gothique, que les architectes néo-classiques voulaient rejeter. En plus de lui reprocher son aspect « barbare », à l’origine de son nom (« Gotico » par les italiens de la Renaissance qui voyaient en la courbe de l’ogive, une référence aux courbures d’arbres des cabanes primitives des « Goths »), [3] l’architecture gothique était associée aussi à une référence arabo-musulmane qui daterait des croisades.[4]

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5. BERTRAND, Nathalie op. cit. pp :9-10.

Certains historiens et architectes, situaient la première rencontre entre l’Orient et l’Occident en architecture à cette période historique. La guerre des Croisades aurait induit une influence de l’architecture arabo-musulmane sur l’architecture religieuse occidentale de l’époque, l’architecture gothique. D’autres historiens chercheurs, essayaient d’explorer des liens plus anciens dans l’histoire de l’architecture, en affirmant qu’à la vue des échanges entre les rives de la méditerranée qui ont toujours eu lieu, des influences devaient assurément exister bien avant les croisades. [5]

6. JARRASSE Dominique op. cit. p.90

Cette filiation de l’architecture gothique à l’architecture arabomusulmane est aujourd’hui consommée et sans valeur, et il semble que cette séparation était l’œuvre des « romantiques » : Dès le début du XIXème siècle, ces derniers s’étaient opposés aux conceptions néo-classiques, en s’attelant à dissocier l’architecture gothique des théories d’une quelconque influence arabo-musulmane, pour la récupérer au sein de leurs valeurs occidentales. Il semblait, selon les romantiques, contradictoire qu’une telle architecture nationale puisse avoir une filiation avec l’architecture d’un autre peuple. [6]

7. BERTRAND, Nathalie po. Cit. p :10

8. JARRASSE Dominique op. cit. p.92

Selon eux, le gothique aurait une seule particularité qu’il partagerait avec l’architecture arabo-musulmane : celle de « l’Ornement architectural ». [7] Ce discours va être tenu dans une époque où les principes constructifs du gothique vont être reconnus et admis par tous. Le gothique sera considéré comme un art de l’architecture, qui avait développé des solutions structurelles conséquentes, mais longtemps négligées par les classiques. Pour mettre en avant ses prouesses techniques, les romantiques œuvreront à l’oubli collectif de l’Ornement gothique, qui sera associé à l’architecture dite Orientale. Aux romantiques vont se joindre aussi les éclectiques pour consacrer ce discours tout le long du XIXème siècle. Par le recyclage du gothique grâce aux vagues des « néo » -styles, le néo-gothique écartait définitivement toute filiation gothique/ arabo- musulmane. [8]

Mais si trancher que le gothique est affilié ou pas à l’architecture arabo-musulmane n’est pas le but, force est de constater qu’audelà de ce lien potentiel, l’idée que la contribution arabomusulmane en architecture réside dans l’ornement architectural, subsiste. Une hypothèse peut être émise dans ce sens pour remonter la première mise en avant de « l’Ornement » comme une contribution Orientale, à cette époque. Ainsi, cette conception admise chez certains de nos jours, pourrait tirer son origine de cette scission qui expliquerait pourquoi l’utilisation de systèmes ornementaux au sein de certaines architectures contemporaines est observée -dans des pays dits « Orientaux » au nom du patrimoine.


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2.2. Le XIXème siècle : Découverte de l’Orient et son appropriation par l’Occident « Les architectes, comme les peintres et écrivains, séjournent en Orient, D’autres l’imaginent et l’interprètent. Mais tous se l’approprient » Nabila oulebsir l’orient des architectes

1. DECLETY Lorraine. « L'architecte orientaliste ». In: Livraisons d'histoire de l'architecture, n°5, 1er semestre 2003. pp. 55-65;

La filiation entre l’architecture gothique et l’architecture arabomusulmane complètement écartée par les romantiques a amené à un nouveau rapport Occident-Orient sous le thème de l’architecture : l’Orientalisme architectural. En effet, moins connus que leurs pairs peintres, les « architectes orientalistes » ont existé aussi. Mais parce qu’ils avaient peu construits, peu été impliqués dans les grands débats d’architecture, ces derniers n’étaient pas très connus. [1]

2. DECLETY Lorraine. op. cit pp 55-65

Si le détachement de l’architecture classique avait permis la découverte de l’architecture arabo-musulmane d’une nouvelle perspective, c’était essentiellement pour deux raisons : la première était liée au désir de renouveler l’architecture française et le système classique avec un nouveau vocabulaire, la période éclectique n’étant pas loin, tandis que la deuxième raison était liée à une envie de donner au public français, qui attendait de l’originalité, de nouveaux éléments qui permettraient d’alimenter et de revigorer son imaginaire. De ce fait, les architectes de cette période ont tenté de renouveler l’architecture en France par l’introduction de l’ornement arabo-musulman et de son système, bien que son intégration prouvera ultérieurement que l’on ne pouvait régler des problématiques d’architecture avec l’intégration d’un vocabulaire ornemental. [2]

Fig.1 Edmond DUTHOIT, « mosquée de Mansourah », Tllemcen, Algérie, relevé, 1872, tirage inséré dans le programme du concours d’’hstoire de l’architecture de mai 1904.


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Fig2: Pascal Xavier Coste « Vue extérieure de la mosquée Hassan et de la place de Roumeyleh » in: Architecture arabe et monuments du Kaire, Paris, Firmin Didot Frères, 1839.

3. JARRASSE Dominique « Féminité, passivité, fantaisie… » p.83. In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

4. Decléty Lorraine. op. cit p. 59

Fig.3 : Pascal-Xavier Coste, « Parallèle des minarets de principales mosquées » in: Architecture Arabe et monuments du Kaire, Paris, Firmin Didot Frères 1839.

Contrairement aux peintres Orientalistes, le monde des « architectes orientalistes » français retient plutôt la date de 1830. [3] Cette date constitue un tournant majeur chez les architectes français, par leur distanciation avec l’architecture classique dont ils étaient tous issus, mais aussi par l’intégration du territoire algérien à l’empire français. L’exemple de l’architecte marseillais Pascal Coste (1787-1879), grande figure de ce tournant en 1830, montre aussi comment les expéditions architecturales en Orient avaient commencé dès le lendemain de la campagne de Napoléon. Avant 1830, Pascal Coste avait déjà entrepris des voyages en Egypte, où il arrive en 1817 pour n’en repartir qu’en 1827. Après ce voyage en Egypte, et celui qu’il entreprend ultérieurement en « Perse », Coste s’attèle à rédiger deux grands ouvrages où il restitue son travail. Ces deux écrits vont constituer deux références importantes dans l’histoire de l’orientalisme : « Architecture arabe ou monuments du Kaire, mesurés et dessinés de 1818 à 1826» (fig. 2 et 3) et « Monuments modernes de la Perse mesurés, dessinés et décrits». Cette première période de l’Orientalisme va permettre aux architectes s’intéressant à l’Orient d’en examiner de près l’architecture : cette période est de ce fait davantage portée sur l’essai de la restitution, de la compréhension et de l’étude, comme « la diffusion d'un néo-style nécessite préalablement l'étude de l'architecture originale. » [4] Pour ce qui relève de la formation académique, les architectes orientalistes étaient -pour la plupart- issus de l’école des Beauxarts où ils reçoivent une formation classique. L’esprit du temps dominé par le romantisme, instaure une envie ambiante de partir à la découverte des autres civilisations, y compris chez les architectes. Dans ce sens, la première génération d’architectes orientalistes multiplie les voyages en Orient. La formation directe par des expériences va constituer le premier contact de ces architectes avec ce monde. Dans un premier temps, c’est l’architecture andalouse et l’architecture sicilienne du XIIème siècle et du XIII siècles qui font l’objet d’exploration, l’AlHambra notamment.


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5. DECLETY Lorraine. op. cit pp 55-65

6. DECLETY Lorraine. op. cit 57

7. TOULIER, Bernard « L’orientalisme dans l’architecture des villes d’eaux en France » p.53. In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

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C'est dans un second temps que l’architecture nord-africaine est découverte et explorée, une fois l’Algérie et la Tunisie annexées à la France. [5] Le recueil des travaux qu’effectue cette première génération d’architectes orientalistes grâce au voyage sert de base à la deuxième génération. Les premiers travaux, publiés dès les années 1850, sont disposés dans les bibliothèques, comme par exemple celle des Beaux-Arts. La facilité d’accès à l’information restituée sur le monde oriental par les nouvelles générations d’architectes, participe à la diffusion de cette architecture qui commence à être construite. Toutefois, si les travaux des premières générations sont plus d’ordre archéologique, le travail des architectes des générations suivantes, bâtisseurs à l’époque de l’éclectisme d’une architecture néo-mauresque ou autre, est davantage lié à une démarche stylistique de reproduction éclectique, plutôt qu’une véritable restitution archéologique. [6] L’Orientalisme architectural du XIXème siècle ne va pas se limiter seulement au monde des architectes. En dehors du corps architectural, sa réception est observée aussi chez le public métropolitain, qui découvre l’Orientalisme architectural par les expositions universelles. Ces « grandes vitrines » d’étalage du progrès industriel et du développement des pays occidentaux depuis le XIXème siècle, donnent à voir au public les charmes des contrées orientales lointaines, ramenés par les expéditions. Par les pavillons orientaux qu’elles abritent, ces expositions suscitent l’intérêt et la curiosité, en mettant en scène des architectures mauresques, ottomanes, égyptiennes ou persanes qui participent largement à la familiarisation du public avec ces formes orientales. Notablement, l’exposition universelle à Paris en 1867, par l’étalage de cette nouvelle possibilité d’éclectisme, a été une expérience marquante dans l’esprit des français. [7]

8. DECLETY Lorraine. op. cit 60

9. TOULIER, Bernard op. cit. p.67

Cependant, même si cette architecture orientale est alors jugée élégante et raffinée, elle est aussi considérée comme peu sérieuse et très légère. « il [paraissait] difficile pour un architecte d'être couronné de succès s'il se [spécialisait] dans l'Orientalisme » [8] Par conséquent, ceci lui vaudra une diffusion davantage dans des architectures à caractère commercial, telles que les bains, les cafés, les bâtiments de villégiature balnéaire, etc. L’opulence du décor oriental est utilisée pour recouvrir toutes ces architectures, pour susciter étonnement, exotisme, et fantasmes. Toutes les références y passent, du Maghreb à l’Anatolie, passant par l’Egypte. Le seul mot d’ordre est celui de ranimer les fantasmes et l’imaginaire romantiques. Mais cette tendance en architecture comme toutes les autres modes éphémères, va finir par s’effacer jusqu’à disparaitre. Le fait qu’elle ne pouvait sortir d’un cadre de commandes particulières telles que les commandes commerciales, va induire des bâtiments monotones, dont le goût général va vite se désintéresser. De ce fait, la référence orientale va se réfugier dans la décoration intérieure des bâtiments, notamment durant la période de l’entre-deux-guerres. Mais ce qui sera constaté à l’époque, c’est que lorsque ces architectures vont devenir moins populaires en France, elles vont traverser la méditerranée, pour passer au Maghreb là où elles seront en vue de devenir l’architecture locale. [9]


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2.3 Début du XXème siècle : Fin de l’éclectisme en Occident, et naissance du régionalisme au Maghreb

Fig.1 Collage Casablanca place en face du Bank el Maghrib, protectorat/aujou rd’hui


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4. LYAUTEY, Hubert « Paroles d’action. 1900-1926 » Paris, 1927 p.453

premier, l’Algérie avait assisté à l’élaboration et la définition de cette pratique sur ses terres, avant que celle-ci soit exportée en Tunisie puis au Maroc, qui « profitaient » à chaque fois de l’expérience algérienne. Par exemple, la conservation des médinas marocaines (les cités indigènes existantes) lors du protectorat français au Maroc, et la construction de villes nouvelles européennes juxtaposées, revenait à Lyautey, premier résident général au Maroc [3], qui avait invité l’architecte et l’urbaniste français Henri Prost à travailler sur le projet des « villes nouvelles » au Maroc (Fès, Marrakech, Meknès, Rabat 1914-1922 et Casablanca 1917-1922). Lyautey avait assisté à ce qui s’est passé en Algérie, où les colons s’installaient sur les cités locales, dont certaines étaient détruites, pour laisser place aux nouvelles villes européennes. La superposition des nouvelles structures européennes avec les structures urbaines existantes impliquait la superposition de deux modes de vie, peu compatibles à l’époque. Marqué par cette expérience algérienne, Lyautey voulait expérimenter, en rentrant au Maroc, la théorie « séparationiste » des médinas et des villes coloniales, comme il le décrit ainsi : « L’expérience de trop de villes algériennes était là pour nous l’enseigner. Il était donc bien simple, puisque l’on devait en sortir, de commencer par se mettre dehors. C’est de là qu’est partie notre conception initiale. Toucher le moins possible aux villes indigènes. Aménager à leurs abords, sur les vastes espaces encore libres, la ville européenne, suivant un plan réalisant les conditions les plus modernes » [4] (fig.1)

5. MOULINE, Said "Urbanisme et architecture du protectorat français au Maroc. Patrimoine du protectorat" publication (2006) p.4

Cependant, la théorie séparationiste a engendré une nouvelle donne que Lyautey et son équipe n’avaient pas prévue. L’architecte sociologue marocain Said Mouline (1951- ), écrit à ce sujet que : « D’un côté on prévoit pour un futur lointain et l’on forge des cités expérimentales qui servent de vitrine au modernisme et, de l’autre, on maintient, en la restaurant, la ville musulmane comme une cité idéale a-historique, une épure de ville musulmane pétrifiée au nom d’une représentation excluant le changement. » [5] En conséquence, le souci « de conserver l’esthétique si particulière des cités indigènes d’un pays parvenu

“The minaret wept When a stranger came - bought it And built on top of it a chimney” Adonis, The Minaret

1. JARRASSE, Dominique « Références orientalistes dans les villes d’eaux d’Algérie et de Tunisie. Transfert du modèle thermal et usage de motifs patrimoniaux » p.51 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

2. BACHA, Myriam p :17 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

2.3. Début du XXème siècle : Fin de l’éclectisme en Occident, et naissance du régionalisme au Maghreb Les années 1920-1930 au Maghreb représentent l’apogée d’une pratique architecturale dite « régionaliste ». Héritière de l’orientalisme architectural occidental, cette pratique d’« Orientaliser l’Oriental », [1] est, dès le XIXème siècle, ramenée par des architectes et élus français, venus pratiquer en territoire nordafricain annexé depuis à la France. Cette architecture se référençant « au patrimoine local », est un transfert de pratiques de la métropole -où l’orientalisme est utilisé pour susciter l’exotisme-, au Maghreb -où il est utilisé pour renforcer un pouvoir politique et une identité culturelle-. C’était un moyen de représenter une identité politique locale, distincte de la métropole française [2], et un moyen de mise en avant d’une image de la France comme la nation protectrice des traditions locales. Pour contextualiser, cette période correspond à la présence française sur les territoires nord africains comme suit : colonisation pour l’Algérie en 1830-1962, protectorat pour la Tunisie et le Maroc, respectivement en 1881-1956 et en 1912-1956. Cet écart chronologique entre la colonisation de l’Algérie d’un côté, puis de la Tunisie et du Maroc d’un autre, fait de l’expérience algérienne l’expérience la plus complète pour comprendre le transfert de ces pratiques architecturales à l’autre bout de la méditerranée. Du fait qu’elle ait connu la présence française sur ses territoires en

3. Résident général en service d’ avril 1912 jusqu’à octobre 1925, avec une interruption de décembre 1916 à mars 1917) https://fr.wikipedia. org/wiki/Hubert_Lya utey


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Ville indigène

Fig.1: 1916-1951. Plan d'aménagement de Rabat (Maroc) : plans des grands axes de circulation et des sites offrant des vues panoramiques remarquables (source cité chaillot)

au XXème siècle sans avoir été influencé par la civilisation moderne » [6], avait condamné la médina à une inertie qui l’asphyxiait. Seul son panorama était annexé à la ville nouvelle, dont les perspectives aboutissaient sur les murailles séculaires de la médina. L’architecte sociologue Said Mouline parle « d’une valorisation du passé dans un futur exproprié » [7], tant la ville nouvelle empêchait le développement endogène de la médina.

6. PROST, Henri "Le développement de l'urbanisme dans le protectorat du Maroc" in "l'Urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux. Communications et Rapports du Congrès International de 1931" T.1, Ed. Delayance, Paris, 1932, p.60

Si en termes d’urbanisme, le Maroc, contrairement à l’expérience algérienne, a connu la conservation de la totalité de ses médinas, en termes d’architecture l’expérience est tout autre. En effet, le transfert de l’orientalisme architectural, sous couvert de régionalisme au Maghreb, s’est étalé sur deux phases : la phase de « l’éclectisme oriental » de la moitié du XXème aux années 1910, et la phase du régionalisme maghrébin proprement dit au cours des années 1920 et 1930 [8]. Le Maroc est entré directement dans la deuxième phase, par son protectorat tardif en 1912. De ce fait, la deuxième période architecturale est celle qui a le plus marqué son paysage tant la première tendance orientalisante est restée embryonnaire.

7. MOULINE, Said op. cit. p.4

Pour revenir sur le cas algérien qui prélude le cas marocain sur les pratiques se référant au patrimoine, un retour historique est nécessaire. Au début de la colonisation algérienne, l’appropriation architecturale des cités locales par les colons se manifeste par la construction, comme en métropole, de modèles, importés et élevés à la place des anciennes constructions algériennes détruites. Les premières oppositions à ce manque de contextualisation de l’architecture se manifestent dès les années 1840 [9], pour ne prendre réellement de l’ampleur qu’à partir de 1870. La tendance entre temps, est d’importer systématiquement les formes architecturales en vogue à la métropole, sans se soucier ni des mœurs ni du climat algérien. Il en résulte un paysage architectural algérien marqué par des constructions décontextualisées, avec un souci climatique moindre, et qui de surc

8. JELIDI, Charlotte « Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, Régionalisme et Méditerranéisme » publication (2011)

9. JELICI, Charlotte op. cit.


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Fig. 2: Vue aérienne du centre d’Alger avec ses boulevards Fig. 3: Bâtiment de la dépêche algérienne

10. CRESTI, Federico « Une façade pour Alger : le boulevard de l’Impératrice » p. 64-66 In Cohen Jean-Louis, Oulebsir Nabila, Kanoun Youssef, « Alger, Paysage urbain et architectures, 1800-2000 » Les éditions de l’Imprimeur, Paris, 2003, pp. 104-125 11. JARRASSE, p.51 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011) 12. BEGUIN François, avec la collaboration de Baudez Gildas, Lesage Denis et Godin Lucien, « Arabisances, décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord, 1830-1950 » Paris : Dunod, (1983) 13. JARRASSE, Dominique op. cit. p.57

surcroît ne sont pas adaptées aux normes hygiénistes modernes de la métropole, notamment à Alger. [10] Repérer aujourd’hui ces architectures dans le paysage urbain algérien revient à identifier des bâtiments à référence néoclassique française de type Haussmannien. (fig. 2) C’est à la seconde moitié du XIXème siècle, que des essais de réelle contextualisation vont apparaitre. Toutefois, à cause des connaissances toujours superficielles de l’architecture vernaculaire, ces essais vont aussi se solder par des échecs. Pour cause, ces expériences sont davantage un étalage en façade d’un décor local sur des gabarits européens génériques qu’une réelle contextualisation. L’exemple le plus notable de cette confusion contextuelle est le bâtiment de la Dépêche algérienne à Alger. (fig. 3) Celui-ci illustre parfaitement une des incompréhensions instaurées à l’époque : celle de la recherche d’un ancrage référentiel avec l’extériorisation de formes et de signes introvertis par définition. En effet, les références locales sont externalisées pour la première fois en façade, selon une logique contraire à celle de base, sans distinction entre architecture domestique ou officielle, le seul but n’étant pas de comprendre l’architecture locale mais de créer du grandiose. [11] Une discipline architecturale particulière va servir de lieu d’expérimentation par excellence à ces pratiques orientalisantes, qui s'y prête par sa mature : il s'agit du « thermalisme ». Celui-ci représente, à l’époque, un champ de démonstration et d’élaboration de ces « arabisances » architecturales [12], nourries par les évocations du « Hammam » qui tenaient une place privilégiée dans l’imaginaire thermal occidental. Pourtant, la tradition du bain à vapeur avait aussi existé en Occident au Moyen-âge, mais l’Eglise avait fini par l’interdire et la réduire à l’unique usage médical. [13] Subsistant depuis de l’autre côté de la méditerranée, le bain public et ses v voluptés étaient associés à l’Orient, voluptés étaient associés à

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l’Orient, pour ses pratiques thermales ancrées dans sa tradition hygiéniste et religieuse, développées dès le Moyen âge sur des sites anciennement romains.

14. JARRASSE, Dominique op. cit p. 52

15. JARRASSE, Dominique op. cit p.59

16. JARRASSE, Dominique op. cit p.59 17. JARRASSE, Dominique op. cit p.59 18. BACHA, p :24 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Par l’image de la tradition du hammam dont il est une figure, le thermalisme architectural se développe dans les colonies orientales. Il est considéré comme la consécration des styles dits « arabes » et mauresques, dans le cadre d’une architecture de divertissement –comme à la métropole-. (fig.4) Dès le XVIIIème siècle, une tendance d’imitation du mode de vie aristocratique en Occident avait développé une pratique des loisirs, notamment de tourisme des villes d’eaux, qui étaient associées davantage à la villégiature qu’à la cure. [14] Dans les colonies, les premiers usages d’arabisances dans l’architecture thermale seront retrouvés en Algérie, puis en Tunisie en 1880, avant qu’un intérêt officiel pour le néo-mauresque s’instaure. [15] Toutefois, comme avec certains peintres et photographes orientalistes, qui reléguaient la population locale à un rôle de figurant dans leurs mises en scènes, le thermalisme architectural avait impliqué aussi « une réduction des indigènes et de leurs pratiques au rang de figurants, d’ingrédient du « charme », au même titre que les motifs décoratifs qui habillent des structures qui n’ont plus rien à voir avec les bains traditionnels » [16] De plus, l’usage des motifs dits « arabes » dans un contexte de villégiature thermal, renforçait une autre volonté, différente de celle, politique, de la création d’un langage du « protecteur » [17]: celle d'un tourisme exotique naissant en colonies. Pour voir les prémices d’un réel courant néo-mauresque, il fallait attendre que les connaissances vers la fin du XXème sur l’architecture locale soient poussées, par les études et les analyses menées. L’officialisation des démarches orientalisantes, dès le début du XXème siècle, est revenue à des personnalités telles que Célestin Jonnart, le gouverneur général en Algérie(1er mandat : novembre 1900-mai 1901 puis 2ème

Fig. 4 Louis Sortais, élève de Daumet et Girault, Un Hammam, rendu de 1ère classe, octobre 1887.


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Fig. 5: Bâtiment des Galeries de France avec le minaret inséré à l’entrée

19. OULEBSIR, Nabila « Les Usages du patrimoine. Monuments, musées et politique coloniale en Algérie (18301930) », Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, (2004) p.241

21. JELIDI, Charlotte « Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, Régionalisme et Méditerranéisme » publication (2011) 22. OULEBSIR Nabila, « Les ambiguïtés du régionalisme : le style néomauresque », pp. 118 In : Cohen Jean-Louis, Oulebsir Nabila, Kanoun Youssef, « Alger, Paysage urbain et architectures, 1800-2000 » Les éditions de l’Imprimeur, Paris, (2003)

20. OULEBSIR, Nabila op. cit. p.252

novembre 1900-mai 1901 puis 2ème mandat mai 1903-mars 1911) à l’origine « du courant Jonnart ».[18] Ce gouverneur disait à ce propos que: « plus cette terre, en même temps que son industrie, son commerce, son importance politique s’accroîtront, deviendra cultivée, parée, embellie par les artistes et les penseurs, plus elle augmentera son prestige et son charme. Il lui faut donc des parures qui lui soient propres et n’aient point l’air d’être empruntées et copiées sur celles d’un autre âge et d’un autre tempérament » [19] Cet extrait de son discours pour l’ouverture de la session des Délégations financières algériennes, se tenait en 1905, soit une année après la recommandation officielle de « donner un cachet artistique s’inspirant du style néo-mauresque » aux bâtiments, en 1904. [20] Si cette aspiration ambiante d’absorber et d’assimiler la culture locale s’est frayée une place en Algérie avant de perdre de l’influence face au modernisme algérien d’après la deuxième guerre mondiale, au Maroc, Lyautey s’opposait déjà au début du XXème siècle à ces pratiques éclectiques observées en Algérie, qu’il considérait comme une « surinterprétation des directives Jonnart » [21] En effet, les possibilités offertes aux architectes lors du gouvernorat Jonnart, d’interpréter la culture et l’architecture locale, et les connaissances désormais accessibles sur les architectures vernaculaires, n’étaient pas suffisantes pour répondre autrement que par l’emprunt et la copie à la question donnée. A ce propos, l’historienne d’art Nabila Oulesbir (1963 - ) sur son texte « Les ambiguïtés du régionalisme : le style néomauresque », remarque comment « la tendance s’oriente vers un usage répétitif, voire abusif, des motifs mauresques. Des éléments spécifiques tels que le minaret – réservé à l’origine à l'édifice cultuel – ont été ainsi introduit dans plusieurs bâtiments publics à Alger, le siège de La Dépêche algérienne ou les magasins Les Galeries de France et même dans un château d’eau, ou encore à la gare d’Oran déjà mentionnée. De cet emploi systématique, ou mal adapté, ont résulté des formes devenues vite obsolètes. » [22] (fig. 5)


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Fig. 6: Hôtel Lincoln avant et après (il est aujourd'hui en restauration)

23. JELIDI, Charlotte op. cit

24. JELIDI, Charlotte op. cit

25. JARRASSE, Dominique « Références orientalistes dans les villes d’eaux d’Algérie et de Tunisie. Transfert du modèle thermal et usage de motifs patrimoniaux » p.64 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Lyautey s’est opposé à l’importation de ces formes néo mauresques au Maroc, bien que manifestées brièvement au début du XXème siècle, et de manière plus modeste qu’en Algérie. L’Hôtel Lincoln, à Casablanca, peut être considéré comme un exemple de cette période au Maroc, où l’ornement est simplement plaqué sur un gabarit européen. [23] (fig.6) Mais ces pratiques, très limitées dans le temps, n’ont pas marqué le paysage marocain comme le régionalisme des années 1920-1930. Ce dernier avait cette fois la particularité de se développer au Maroc en premier avant d’être exporté en Algérie et en Tunisie, alors que le néo-mauresque éclectique s’est d'abord développé en Algérie. Si le basculement de l’éclectisme Oriental au régionalisme maghrébin a été possible, cela s'est fait en partie grâce à une figure qui avait joué un rôle auprès du général Hubert Lyautey : Léandre Vaillat (1878 – 1952). Romancier français, critique d'art et essayiste, cet Homme-à-tout-faire était aussi féru d’urbanisme, et particulièrement de régionalisme, même quand celui-ci était débattu en France. Son rapprochement avec le général Lyautey au Maroc lui avait permis de participer à l’introduction du régionalisme maghrébin, officialisé dès 1931 lors du congrès « de l’urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux » [24] De ce fait, l’année 1931 représente le début « officiel » d’un régionalisme épuré au Maghreb,[25] bien que l’expérience en 1917 d’Albert Laprade avec sa dite « Nouvelle Médina des Habous» au Maroc, peut être considérée comme un prélude à ce régionalisme en cours de définition aux années 1920. Albert Laprade (1883-1978) est un architecte français à qui Prost fait appel, pour dessiner une médina indigène à Casablanca, qui pouvait contenir la nouvelle population que la ville accueillait. Toujours dans un esprit séparationiste des zones de résidences des marocains et des français, la nouvelle Médina des Habous est conçue en 1917, et achevée 10 ans plus tard. Ce projet repris après


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Fig.7 Médina des Habous de Laprade avec ses tracés réguliers 26. LAPRADE, Albert « Une ville créée spécialement pour les indigènes à Casablanca », dans Jean Royer, Tome 1, (1932) p. 97.

27. DESCAMPS, Henri in la revue La construction moderne, 26 octobre 1930, cité par COHEN JeanLouis et ELEB Monique, « Casablanca : Mythes et figures d'une aventure urbaine» Ed. Hazan Nouv. éd (2004) p. 208.

ultérieurement par les architectes Edmond Brion (1885-1973) et Auguste Cadet (1881-1956), a consisté à construire une cité indigène dont les tracés étaient réguliers, rationnels, et conformes aux réglementations de l’urbanisme moderne. (fig.7) Cependant, Laprade va aussi essayer de comprendre l’architecture locale, par les interactions entre les éléments stylistiques qu’elle induisait et les fonctions sociales qu’elle traduisait, son but étant de développer une architecture urbaine locale, basée sur une technologie moderne applicable aux modes de vie des marocains à l’époque. Laprade expliquait ainsi : « Nous avons passé des heures et des heures à explorer, dessiner, mesurer (l’architecture des médinas). Mais avant tout, on en savourait le charme infini, car rien n’est plus magnifique que le jeu de la lumière sur ces beaux cubes tout blanc, sur ces murs grossiers et ondulants sous les couches centenaires de badigeons à la chaux »[26] Cette médina est décrite par ses contemporains en ces termes : « La nouvelle ville arabe sauvegarde les traditions et coutumes indigènes : les rues sont étroites, avec de pittoresques décrochements, les maisons entièrement tournées vers l’intérieur ouvrent sur le “patio” familial. La nouvelle ville arabe sauvegarde les traditions et coutumes indigènes : les rues sont étroites avec de pittoresques décrochements ; les maisons entièrement tournées vers l'intérieur ouvrent sur le ‘patio’ familial ; on s'est contenté d'ajouter, discrètement, les acquisitions de la science moderne : les terrasses en terre battue, les poutres où les insectes peuvent se loger sont remplacées par du béton armé ; les cabinets d'aisance sont reliés au tout-à-l'égout ; il y a l'électricité et le téléphone, les rues sont propres, le tracé qui semble irrégulier permet la circulation des voitures de nettoiement. Mais ces progrès d'ordre purement matériel ne portent aucune atteinte à la vieille civilisation orientale d'esprit bien différent » [27] Laprade avec sa néo-médina « moderne », représente un exemple de la nouvelle pratique qui allait saisir l’architecture nord-africaine aux années 1920 et 1930. Au Maroc, ce régionalisme régionalisme


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28. JELIDI, Charlotte op. cit

29. PROST, Henri « Rapport général », in Jean Royer (dir.), 1932, Tome 1, p. 22.

30. JELIDI, Charlotte op. cit

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régionalisme maghrébin prend de l’ampleur, en raison du contexte marocain de plus en plus monté contre l’éclectisme néo-mauresque. Comme son homologue français, ce régionalisme est une tendance qui veut puiser dans l’architecture vernaculaire pour instaurer une couleur, dite « couleur locale ». Les anciennes formes vernaculaires souvent reprises puis interprétées avec des hybridations, donnent à voir, « la façon kairouanaise » à Kairouan, « la façon Fassi » à Fez, « la façon Marrakchi » à Marrakech, ou encore « la façon Rbati » à Rabat.[28] Lyautey, représentant la première figure d’opposition à l’éclectisme oriental au Maroc, avait participé à la constitution d’une équipe épaulée par l’architecte urbaniste Henri Prost, à l’origine de la création de cahiers de charges à respecter par les architectes pour conserver la couleur locale. Par conséquent, l’usage du vocabulaire ornemental bien qu’officialisé dans les centres urbains et les bâtiments publics dans les années 19201930, est revu, du fait que cette période est aussi caractérisée par des connaissances pointues de l’architecture locale. Ceci se manifeste progressivement par une épuration des formes, et par des emprunts locaux moins capricieux. Les autorités du Protectorat commencent à préconiser aussi un emploi « raisonné » du vocabulaire architectural marocain, comme mentionne l’architecte urbaniste Henri Prost sur certains vœux de son rapport général : « que tout pastiche d’architecture des temps passés soit évité » (neuvième vœu), « qu’il soit fait appel aux arts indigènes dans la plus large mesure pour la décoration des villes » (dixième vœu) » [29] Ironiquement, une fois ces pratiques ornementales officialisées, celles-ci rentrent dans une phase de déclin dans les années 19301940, avec l’essor du modernisme maghrébin, dit « méditerranéisme »[30] qui prend de l’ampleur après la deuxième guerre mondiale. Toutefois, avant la généralisation effective de ce nouveau modernisme, le décor néo-mauresque va se réfugier une dernière fois dans « l’Art déco ». Bien que ce mouvement, né dans les années 1910, ait connu une expansion aussi rapide que son déclin dans les années 1930 au Maroc, l’Art déco a réussi à marquer

31. La Belle Époque est une période marquée par les progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques principalement en France et en Belgique, s'étendant de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale en 1914. https://fr.wikipedia. org/wiki/Belle_%C3 %89poque 32. OULEBSIR Nabila, « Les ambiguïtés du régionalisme : le style néomauresque », pp. 118 In : Cohen Jean-Louis, Oulebsir Nabila, Kanoun Youssef, « Alger, Paysage urbain et architectures, 18002000 » Les éditions de l’Imprimeur, Paris, (2003)

à marquer notablement, sur une courte durée, le paysage architectural de Casablanca, considérée comme la ville Art déco marocaine par excellence. L’Art déco, qui tire son nom de l’exposition internationale des Arts décoratifs industriels modernes à Paris en 1925, remplace l’Art Nouveau, comme « les années folles » de l’entre-deux-guerres avaient remplacé « la belle époque » [31] de l’avant-premièreguerre. Cette exposition de 1925, assiste en France à l’affrontement d’un côté de l’Art déco, prolongement du décor français traditionnel, et de l’autre du mouvement moderne naissant, qui cherche à nouer avec l’industrie et à rejeter tout décor. Toutefois, l’année 1925 est celle de l’Art déco qui triomphe lors de cette exposition, bien que les critiques de cet art du décor par les modernes ne soient pas en marge. Cette exposition comprenant l’intervention de 18 pays, dont la France et ses colonies, assiste aussi à la critique des arabisances, qui va permettre l’émancipation de l’architecture maghrébine des formes ornementales à partir des années 1940. En ce sens, l’architecture maghrébine rentre dans une phase de transformation en une architecture moderne, portée sur des volumes purs et simples, adaptés au climat méditerranéen, et dénudés de tout décor, signant la fin d’une tendance orientalisante, « le temps d’une mode favorable aux décors des Mille et Une Nuits. » [32]


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Fig.1: Plan de trame horizontale (Michel Ecochard, architecteurbaniste, 1955)

2.4. Depuis la fin du XXème siècle à aujourd’hui : Actualisation du « régionalisme » avec le post-modernisme

1. JELIDI, Charlotte « Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, Régionalisme et Méditerranéisme » publication (2011)

Avec la fin de la deuxième guerre mondiale en 1945, le monde assiste à la généralisation d’une nouvelle génération de pratiques architecturales : Le mouvement moderne, n’étant désormais plus de l’ordre de l’Avant-Garde, est adopté après la guerre en Europe et partout ailleurs, y compris au Maroc. Lorsque le mouvement moderne entre en scène au Maghreb, il réussit rapidement à se frayer une place dans un contexte de pratiques longtemps dominé par un souci de contextualisation. Le langage moderne simple et dénudé de tout décor, trouve écho dans la tradition vernaculaire méditerranéenne de ces pays. Cette tradition de la géométrie simple des médinas séculaires va favoriser la variante maghrébine du modernisme : le « méditerranéisme ». [1] Notablement, la scène marocaine connait dès les années 1950 de l’expérimentation architecturale. Par son ouverture aux pratiques étrangères dès son indépendance, le Maroc va devenir un véritable laboratoire moderne du XXème siècle, où la préoccupation moderne du logement collectif en masse trouvera terrain. Parmi les personnalités marquantes de la pratique architecturale marocaine des années 1950, il y a la figure de Michel Ecochard (1905-1985), architecte et urbaniste français à qui les autorités du protectorat -qui touchait à sa fin-, ont fait appel pour résoudre le

2. CAPANNINI, Letizia « Habitat collectif méditerranéen et dynamique des espaces ouverts. Cas d’étude en Europe et en Afrique du Nord (1945-1970) » publication pp. 6-10

problème des bidonvilles au Maroc. Ecochard est ainsi chargé de diriger le Service d’Urbanisme du Protectorat entre 1946 et 1952. L’industrialisation du Maroc par les autorités du protectorat, et l’exode rural massif qui s’en était suivi pour des raisons de demande importante de de main d’œuvre, avaient inauguré une longue tradition du bidonville au Maroc qui perdure à ce jour. Pour répondre à ce besoin en masse de logements, Michel Ecochard, élabore une trame, dite « la trame 8x8 », dans le cadre du relogement des bidonvilles des « Carrières centrales » en 1949 (fig.1). Le but est de construire efficacement et pour le plus grand nombre. Ecochard est rapidement confronté au choix entre l’habitat individuel ou l’habitat collectif pour cette forme d’habitat social. Sa réponse est un entre-deux puisqu'il finit par rabattre « l’habitat-immeuble collectif » au sol au lieu de le dresser, (fig.2) selon des parcelles carrées de 8m de côté, (fig. 1) pour former un tissu qui se rapproche plus de l’habitat traditionnel marocain organisé autour du patio. [2] Parallèlement à l’expérience d’Ecochard, d’autres expérimentations sur le logement social sont menées aux chantiers « des Carrières Centrales ». Les habitations du collectif ATBAT-Afrique en 1952, dits « les immeubles Nids d’abeilles et Sémiramis » à Casablanca, en représentent un exemple. L’équipe d’ATBAT Afrique (l’antenne africaine de « l’atelier des bâtisseurs »), réunit sur ce projet les architectes urbanistes Georges Candilis (1913-1995), Shadrach Woods (1923-1973), Henri Piot et l’ingénieur Vladimir Bodiansky (1894-1966), pour travailler sur une alternative à la trame horizontale d’Ecochard. Parmi les concepts expérimentés sur ce projet, il y a « les patios à la verticale » : La trame d’Ecochard est redressée verticalement, pour générer un modèle reproductible qui peut contenir une population plus importante, majoritairement rurale à l’époque. Cette expérimentation aujourd’hui méconnaissable, bien qu’elle ait été présentée au 9ème CIAM de 1953 à Aix-en-Provence ainsi que dans de nombreuses publications (fig. 4), avait montré ses limites par l’obturation systématique des patios verticaux par les usagers qui se sont appropriés les vides pour plus d’espaces intérieurs.


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Fig. 3: trame 8x8 d’Ecochard

Fig. 2 : Trame 8x8 d’Ecochard (Vue aérienne + Plan d’un type de cellules)


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12 Fig. 4: Publication du projet de l’ATBAT Afrique, “des patios verticaux” des Carrières Centrales dans “L'Architecture d'aujourd'hui », n°57, décembre 1954

3. CAPANNI, Letizia op. cit.

4. https://fr.wikipedi a.org/wiki/S%C3% A9isme_de_1960_ %C3%A0_Agadir

Le projet d’Ecochard et du collectif d’ATBAT-Afrique, représentent réellement deux chantiers principaux de la pratique architecturale au Maroc des années 1950. La préoccupation ambiante de l’époque, autre que celle de la contextualisation des générations antérieures, est davantage axée sur des considérations sociales et politico-économiques : Une nouvelle architecture marocaine se fabrique dans un cadre urgent, de la production d’un habitat en masse pour une population en migration interne. [3] Avec l’indépendance du pays en 1956, la pratique moderne va être renforcée davantage au Maroc avec d’autres chantiers modernes, comme le grand projet de la reconstruction de la ville d’Agadir détruite par un séisme. Cette ville au Sud du Maroc connait en 1960 un sort sinistre, avec un séisme destructeur emportant près d’un tiers de sa population. [4] Un grand projet de reconstruction de la ville d’Agadir, le premier projet moderne à grande échelle sur le territoire marocain est dès lors lancé. Une nouvelle génération d’architectes entre en scène à côté de Michel Ecochard, dont Elie Azagury (1918-2009), Henri Tastemain (1922-2012) et Jean-François Zevaco (1916 – 2003) ou encore l’architecte urbaniste marocain Mourad Ben Embarek ( ?-2011) surnommé “l’architecte du Nouvel Agadir », qui est à l’origine des plans de la ville. Ben Embarek représente particulièrement une figure de cette première génération d’architectes marocains, formés aux Beaux-Arts ou à l’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris avant la création d’une école d’architecture au Maroc. Le projet de la ville d’Agadir permet l’élaboration et la définition d’un langage officiel en vue de devenir le cachet de tous les équipements publics construits à cette période. Ce langage « brutaliste », va longtemps marquer le paysage architectural des villes marocaines, dotées dès les années 1960 d’une série d’équipements publics structurants (hôpitaux, bâtiments administratifs, universités).


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5. période de l'histoire contemporaine du Marocdes années 1970 jusqu'à 1999 sous le règne du roi Hassan II et a été marquée par une violence et une répression contre les opposants politiques et les activistes démocrates. 6.“Coup d'État de Skhirat” : première tentative de coup d'État militaire contre le régime de Hassan II1, alors roi du Maroc. Ce putsch avorté a eu lieu le 10 juillet 1971 dans le palais royal situé dans la petite localité de Skhirat 7. « Coup d'État des aviateurs » : seconde tentative de coup d'État militaire contre le régime de Hassan II, alors roi du Maroc. Ce putsch avorté, qui a eu lieu le 16 août 1972, a été conduit par des aviateurs des Forces aériennes 8. adopté en 1973, faisait partie d’un plan économique (1973-1977)

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Le passage du Maroc aux années 1970 correspond au début d’une période mouvementée dans son histoire politique, communément appelée « les années de plomb » [5]. Cette période amorcée dans les années 1960 par la neutralisation des opposants de gauche au pouvoir, se répercute parallèlement sur la pratique architecturale nationale. Ces années tâchées de crises politiques, participent au façonnement des politiques à venir, dès 1971, date du premier coup d’état pour renverser la monarchie. [6] Puis en 1972, avec un deuxième coup d’état. [7] En 1973 avec le début des politiques de marocanisation par les autorités marocaines. [8] En 1975 avec la marche verte pour récupérer le Sahara marocain [9]. En 1981 avec les émeutes de Casablanca. [10]. Enfin en 1979 et 1986 avec les discours royaux de Feu Hassan II (règne de 1961-1999), qui font renaître les rhétoriques sur l’identité culturelle et l’architecture nationale, pour réunir les marocains sous l’aile d’une « nation marocaine unifiée ». De ce fait, cette période correspond au début d’une reprise en main des affaires du pays par les autorités marocaines, qui instrumentalisent le pouvoir symbolique et opérationnel de l’architecture et de l’urbanisme. Les architectes marocains se rappellent des discours historiques du Roi Feu Hassan II de 1979, puis de 1986, où il s’adresse à une délégation de professionnels d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs conviés à son palais royal à Marrakech. C’est la première fois dans l’histoire du Maroc, qu’un roi s’adresse directement aux architectes du pays pour les inciter à mieux contextualiser leur travail, parce qu’il regrette que « Si nous faisons débarquer d’un hélicoptère une personne aux yeux bandés dans une ville marocaine, elle ne serait pas en mesure de reconnaitre la cité où elle se trouve, voire le pays où elle se retrouve »[11] Ironiquement, ces discours portés sur une demande de contextualisation de la production architecturale marocaine, au service d’une symbolique nationale en crise, vont produire un effet

9. « Marche verte » : une grande marche pacifique partie du Maroc le 6 novembre 1975 vers le Sahara espagnol (actuel Sahara occidental, disputé avec le Front Polisario), lancée par le roi 10. « Emeutes de Casablanca 1981 » : Elles ont eu lieu en juin 1981, durant les « années de plomb » du Maroc. Ces émeutes étaient le résultat de tensions sociales et économiques internes. L'armée investit la ville, les chars assiègent les rues et les hélicoptères survolent la ville. 11. Discours royal sur « Les architectes au Maroc » Feu Hassan II à Marrakech 14-011986 In. SABBAH, Catherine « Maroc, quête d’architectures » dossier spécial enquête Maroc, (AA’ numéro 408 de septembre 2015) 12. Site officiel du Conseil Régional du Tourisme de Casablanca

effet inverse en introduisant finalement le Maroc à une phase du « retour au Zellije (de l'arabe : ‫ زليج‬faïences colorés). Une nouvelle architecture plaquée de tuiles, d’arcades et de mosaïques, sur des bâtiments de structure et gabarit génériques est ranimée. L’obsession de faire revivre une « authenticité » est chantée comme un hymne de l’époque, qui donne à entendre le mythe d’origine d’une nation, dès lors construite sur une architecture portant les mêmes défauts que celles des orientalistes du XIXème siècle : le stéréotype. Les discours historiques de 1979 et de 1986, ont inauguré officiellement au Maroc la phase postmoderniste, qui a culminé à son apogée sur les 200 mètres [12] du minaret de la mosquée Hassan II à Casablanca (1988-1993) (fig. cidessous), véritable emblème de cette époque. Bien que le passage aux années 1990 va constituer un nouveau souffle pour la production architecturale marocaine, grâce à l’ouverture du territoire en fin de règne du roi feu Hassan II, il faudra attendre les années 2000 pour qu’une telle ouverture devienne réellement effective et qu’elle prenne de l’ampleur.


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Ainsi, les années 2000 commencent avec l’intronisation du nouveau roi Mohammed VI le 23 juillet 1999, qui marque la fin des années de plomb au Maroc. L’ouverture du territoire marocain induit un changement dans tous les domaines, y compris dans l’architecture. Celle-ci assiste à l’introduction de nouveaux programmes et à l’arrivée de nouveaux architectes marocains sur le marché. Les programmes privés de type commerces, services, ou tourisme font aussi leur entrée en masse à côté des commandes publiques. Le Maroc s’ouvre aussi à des investissements internationaux. Une nouvelle production architecturale commence à surgir, qu’il s’agisse de nouveaux programmes infra-structuraux tels que les ports, les aéroports et les gares etc, ou des bâtiments culturels, comme les théâtres, les musées etc, ou encore de projets d’aménagement urbains et des projets de villes nouvelles –dans la continuité des politiques d’habitat social entrepris depuis l’indépendance-. Pour drainer des investisseurs, le Maroc se prête aussi au « star-system architectural » pour donner à voir une nouvelle image du pays. Dans cette ruée vers l’attractivité, celui qui prouve sa capacité à mieux vendre son produit est considéré le plus compétitif sur le marché. Certains promoteurs privés ne tardent pas à chercher des images de marque pour leurs produits. Il fallait se distinguer. Et s’il est plus facile de puiser dans des références existantes que d’aller en créer d’autres, le choix des promoteurs immobiliers se porte naturellement sur le recyclage des références séculaires. Notablement, les promoteurs marocains s’emparent d’une image qui a fait ses preuves dans l’histoire : celle « du mythe exotique de l’Orient », adaptée à un contexte global générique qui demande à voir les différences. La vieille tendance consistant à puiser dans du vocabulaire ornemental local en vue de susciter de l’exotisme chez l’étranger reprend, mais avant de l’utiliser, ces promoteurs sont confrontés à la symbolique d’une image chargée de significations et d’histoire. Il vont donc recycler et extraire cette image de son passé politique lourd pour en faire une référence extraire cette

légère et insouciante, facilement vendable. C’est le début de la « folklorisation » de l’identité locale dans un but économique. L’élément du vocabulaire architectural « Oriental » le plus en vogue est sans doute le « moucharabieh ». Cette référence est recyclée avec des bâtiments à gabarits génériques, doublés par des « peaux ajourées » à motifs dits « Orientaux ». Beaucoup semblent s’enthousiasmer pour cette architecture, du public aux élus qui croient voir en cette pratique une réponse aux différentes tendances modernes et traditionnelles qui coexistent au Maroc. Certains architectes, explorant cette voie, justifient même leur utilisation du moucharabieh en double peau par l’argument climatique en vogue, ou par une pointe rhétorique de la « contextualisation » brandie sans discernement..

13. « Motif d’entente – Pattern of understanding » In. In. SABBAH, Catherine « Maroc, quête d’architectures » dossier spécial enquête Maroc, (AA’ numéro 408 de septembre 2015)

Mais à ce jeu du moucharabieh se prêtent bien plus de monde que seulement les locaux. Avec l’essor du « star système » au Maroc, des grands noms de l’architecture trouvent aussi des clients dans le pays. La construction de beaucoup grands projets est confiée à des architectes « de renoms », comme le grand théâtre de Rabat à l’architecte Zaha Hadid (1950-2016), et le grand théâtre de Casablanca à Christian Portzamparc (1944- ) etc. Mais certains grands noms venus travailler au Maroc, succombent aussi « aux charmes du moucharabieh » et participent ainsi à renforcer ces pratiques dans un climat général favorable. Par exemple, lorsque la question sur les références d’arabisances utilisées sur le projet du siège de la banque de la BMCE à Rabat, (fig. 5) est posée à l’équipe de Foster+Partners conceptrice du projet, la réponse est : « Pour nous, l’enjeu est de répondre à un contexte tout en offrant un langage contemporain ». [13] Ainsi, même quand ces architectes arrivent à réellement contextualiser leurs travaux au Maroc, la tentation du moucharabieh revisité et autres -sous couvert d’une demande locale-, reste toujours présente.


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Fig. 5: Projet BMCE Ã Rabat (Foster + Partners)


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II. Exploitation du mythe oriental en architecture par le Kitsch, entre demandes locales et étrangères

“There is the paradox: how to become modern and to return to sources; how to revive an old, dormant civilization and take part in universal civilization” Paul Ricoeur

1. Le Soi : La quête d’affirmation d’une identité culturelle 1.1. Contexte « globalisant » : résistances des cultures locales à l’ère du post-modernisme 1.1.1. Mondialisation et cultures locales

1. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Mondia lisation

La mondialisation (ou l’anglicisme globalisation), est une condition « d'intégration des marchés et de rapprochement des hommes qui résulte notamment de la libéralisation des échanges, du développement des moyens de transport de personnes et de marchandises, et des retombées des technologies de l'information et de la communication » [1] à l’échelle mondiale. Durant les dernières décennies, cette « civilisation planétaire » s’est imposée par l’adoption de ses pratiques, y compris architecturales, par de nombreux territoires en vue de prendre part à la scène internationale. Dès les années 1990, le Maroc n’a pas tardé à rejoindre aussi la course en ouvrant son territoire à ce marché mondial, avec tous les changements que cela pouvait induire. Le domaine de l’architecture au Maroc assiste notablement, depuis l’immersion dans cette civilisation universelle, à la diversification des pratiques au sein du territoire, ainsi qu’à l’émergence de conflits que cela a généré. Les tandems de l’artisanat/technologie, la régionalisation/mondialisation, ou encore de la tradition/modernité, sont arrivés au premier plan depuis ce saut dans la culture globale. Parmi les attitudes observées dans le milieu architectural en réponse à ces tendances, qui coexistent toujours au Maroc, il y avait d’une part, une attitude qui se voulait

2. BELARBI, Wafae « Projets de « Villes Nouvelles » au Maroc. Entre innovation et reproduction du modèle médinal » p.118 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

3. https://fr.wikipedia. org/wiki/Postmoder nisme

4. VENTURI Robert, BROWN SCOTT Denise – « Vu depuis le Capitole, et autres textes », Marseille : Editions Parenthèses, 2014 (textes originaux en anglais réunis entre 1953-1982) p.9

une attitude qui se voulait contemporaine se réclamant marocaine d’essence, et d’autre part, une attitude qui dans l’absence de toute « preuve » physique de « marocanité » d’un bâtiment, rejetait tout au nom du non-respect de la tradition locale. L’architecte géographe marocaine Wafae Belarbi, parle d’une « oscillation entre modernisme et tradition [avec le slogan] « Al assala wal mou’asassarah » ‫[ األصالة و المعاصرة‬qui] figure non seulement dans les discours mais aussi dans les pratiques sociopolitiques et urbanistiques des marocains.» [2] Cette dualité qui a marqué la pratique architecturale du pays n’est pourtant pas une particularité marocaine. Celle-ci n’est qu’une réalité d’une plus grande manifestation observée simultanément dans nombre de pays à partir de la fin des années 1970 et durant les années 1980 . Cette manifestation architecturale des années 1970/1980 correspond au mouvement du Postmodernisme en architecture. Théorisé par le critique d’art Charles Jencks (1939- ), le Postmodernisme en architecture est un mouvement qui remet en question le modernisme et ses dictats « anhistoriques » ignorant la géographie et l’histoire des lieux. [3] Bien que la majorité des architectes post-modernes avaient emprunté la voie du langage architectural insouciant et « divertissant » avec des images symboliques que les modernes avaient bannies, cette période a eu le mérite de participer à la désacralisation des héritages du modernisme architectural, ainsi qu'à l’instauration du débat autour des « postulats du Mouvement Moderne et les réalisations qui s’en réclament ». [4] Les architectes théoriciens Robert Venturi (1925- ) et Denise Scott Brown (1931- ), considérés comme des précurseurs, ont expliqué en ce sens que le véritable postmodernisme architectural était « inséparable d’une prise en compte de la dimension sociale de l’architecture en ce qu’il intègre les apports des sciences humaines et sociales des années soixante. En ce sens, ils se disent postmodernes. Ce qu’ils dénoncent, c’est ce qu’ils appellent le « PoMo », incarné en particulier par les positions et les réalisations de [l’architecte] Philip Johnson. Le PoMo est centré sur la pratique architecturale jjjjjjjjjjjjjjjjjjj


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5. VENTURI Robert, BROWN SCOTT Denise op. cit. p.10

6. FRAMPTON, Kenneth - « Towards a Critical Regionalism: Six Points for an architecture of Resistance » The Anti-aesthetic, essays on postmodernism, US: Bay Press (1983) 7. RICOEUR, Paul – “Universal Civilization and National Cultures” (1961), History and Truth, trans. Chas A. Kelbley (Evanston: Northwestern University Press, 1965)

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déconnectée de ses dimensions sociales. Il s’inscrit dans une perspective essentiellement commerciale. » [5] A la démarche indifférente du modernisme à l’égard des « esprits des lieux » et du local, d’autres approches architecturales comme le « régionalisme critique » se sont opposées. Celui-ci -différent du régionalisme proprement dit- avait instauré à cette période le débat sur la place des cultures locales, avec les théories et les travaux de penseurs tels que l’architecte Kenneth Frampton (1930- ). Critique envers le post-modernisme, Frampton était un partisan du modernisme si celui-ci était orienté dans le sens d’un régionalisme critique. Dans son texte “Toward a Critical Regionalism: Six Points of an architecture of resistance” [6] Frampton fait part de sa position en évoquant le philosophe Paul Ricœur (1913-2015). Dans “History and Truth” [7], Ricoeur écrit que le phénomène de la globalisation, en plus d’être un avancement de l’espèce humaine, était aussi une destruction subtile non seulement des cultures locales, mais aussi de ce qu’il appelait le noyau de base des grandes cultures, celui, éthique et mythique, à l’origine de notre vision et de notre interprétation de la vie, de l‘espèce humaine. Paul Ricœur avait le sentiment, que cette civilisation mondiale unique s’attribuait une place au prix de l’usure des ressources culturelles qui avaient fait la grandeur de civilisations passées. Avec le régionalisme critique et son discours axé sur l’essence des éléments culturels pour enrichir le sens architectural, les questions sur l’identité dans le monde étaient alors au cœur des débats. Dans « le monde arabe », les années 1980 correspondent davantage à la diffusion des études postcoloniales, ainsi qu’à l’introduction du prix de l’Aga Khan, instauré par Karim Aga Khan en 1977, pour récompenser l'excellence en architecture dans les sociétés musulmanes. Combinées au contexte mondial favorable

Fig. 1 philip johnson architecture AT&Tbuilding


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Fig.2: New Barrid Village Kharga, Egypt. 1967 Architect: Hassan Fathy

aux débats identitaires, ces manifestations et redécouvertes de l’architecture arabo-musulmane, participent à la diffusion d’un véritable mouvement néo-arabo-musulman dans ces pays. Certains États arabes se forgent même à cette époque une identité et une architecture nationale selon une forme de traditionalisme condensée, même si les travaux d'architectes comme l'égyptien Hassan Fathy (1900-1989) représentent une véritable étude de l’essence locale, ses travaux étant une authentique exploration de l'idée de la modernité dans l'architecture par des moyens non-occidentaux. (fig. 2)

8. Discours de Hassan II de Décembre 1979 et Janvier 1986 cité par Pascal GARRET, dans "A propos d'identité(s) marocaine(s) et du (faux) paradoxe de la patrimonialisation de l'héritage architectural issu de la colonisation à Casablanca", Colloque "Fabrication, gestion et pratiques des territoires", Ecole d'Architecture de Paris-Val-de-Seine, Décembre 2003, Nanterre, France

A cette époque, le Maroc vit aussi une période l’intensification des débats sur l’identité culturelle et nationale, mais pour des raisons plus politiques. Rappelons tout d'abord que le Maroc des années 1980 a traversé une crise nationale sous le règne du roi Feu Hassan II. Suite aux discours royaux de la même période, il y a notamment eu la création au Maroc de l’Ordre des Architectes, l’instauration de la Journée Nationale de l’Architecte, ainsi que la création pour la première fois d’une école d’architecture au Maroc en 1980 : l’Ecole Nationale d’Architecture (ENA) de Rabat chargée de former des architectes marocains « locaux », ainsi que de créer une école marocaine de pensée architecturale savante. Cette préoccupation du roi d’instaurer une identité nationale était liée à un caractère marocain authentique, auquel chaque marocain, selon lui, devrait se référer. Il l'expliquait ainsi : « Notre profonde conviction que l’environnent matériel – abstraction faite des considérations familiales – marque d’un cachet indélébile tout individu » (…) il ne s’agit donc pas seulement de disserter sur l’image que devraient idéalement donner à voir les villes marocaines mais, bien plus, de façonner une représentation officielle des villes marocaines et de prodiguer des « conseils » aux ingénieurs, architectes, et urbanistes marocains pour qu’ils œuvrent en ce sens, s’acquittant de leur « tâche conformément à l’authenticité et à l’identité ». [8]

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9. DI MEO, Guy "L’identité : une médiation essentielle du rapport espace/société" In: Géocarrefour vol. 77 n°2, 2002, pp175184 10. POULOT, Dominique « Une histoire du patrimoine en Occident » Presses universitaires de France, Paris (2006) p.6

11. HOBSBAWM Eric, RANGER Terence (dir.) “L’invention de la tradition” Ed. Amsterdam, Paris (2006) p. 280

12. BACHA, Myriam « Des influences traditionnelles et patrimoniales sur les architectures du Maghreb contemporain » p :19 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

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Dans son travail au sujet de l’identité entre espace et société, le géographe Guy Di Méo (1945- ) écrit des lignes à ce propos qui peuvent être reprises pour expliquer le débat identitaire au Maroc des années 1980 : « La production d’identité collective, qu’elle soit de nature sociale ou géographique, s’avère aussi un puissant outil au service du pouvoir. Ainsi, la territorialisation stricte d’une identité sociale permet au pouvoir de la contrôler plus aisément. ». [9] En effet, selon Di Méo, l’incorporation du territoire au processus de définition d’une identité collective, permettrait aux dirigeants d’affirmer une légitimité étendue sur ce territoire qu’ils délimiteraient pour le contrôler plus facilement. Cette identité collective selon Di Méo permettrait d’ancrer et d’assoir un pouvoir, notamment par la manipulation des représentations physiques et symboliques de cette identité abstraite par des outils tels que l’architecture et l’urbanisme. Selon l’historien Poulot Dominique, le patrimoine justifie la légitimité d’un pouvoir par le principe de la « mythologie des origines » [10], si le patrimoine est admis comme un garant de la mémoire, d’une civilisation forte et indépendante qui s’affirme et s’arme de cette mythologie. A ce propos, les historiens Eric Hobsbawm (1917- 2012) et Terence Ranger (1929-2015) écrivent aussi que chez nombre de sociétés qui ont connu des bouleversements ou des ruptures d’ordre politique, économique et culturel, un retour est souvent remarqué vers une mythologie et des traditions pour légitimer la nouvelle position, et pour garantir la cohésion sociale et l’expression de l’identité. [11] En réponse à cette question de contextualisation de l’identité culturelle marocaine, certains architectes marocains n’hésitent pas à puiser « dans le patrimoine » en dressant un panel de symboles et de « mythes arabo-musulmans », bien que ces arsenaux traditionnels s’avèreront rapidement plus conformes aux stéréotypes orientalistes, et au postmodernisme architectural éclectique prévalant à l’époque en « Occident ». En effet, les conceptions postmodernistes éclectiques vont finalement trouver « un terrain d’éclosion propice dans les sociétés maghrébines,

13. AMMAR, Leila « D’une médina à l’autre » p.162 – In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

dont les aspirations identitaires nationalistes ont été mises au premier plan de la construction nationale depuis les luttes d’indépendance. » [12] L’architecte Leila Ammar dans son texte « D’une médina à l’autre », en parlant du cas tunisien, se livre au même constat qui peut être repris pour le Maroc : « […] On assiste de façon récurrente à l’apparition de discours nostalgiques, et d’une valorisation du passé où la mémoire et les souvenirs reconstruits, intéressent plus que la compréhension des phénomènes et l’histoire […] » [13]

Fig. 3. Le musée Mohamed Vi de le l’art moderne et contemporain de Rabat livré en 2014


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1.1.2 Néo-régionalisme-non-critique et pastiche 1. « Orientalism, Nationalism and Architecture » Summer Islam HTS 4th Year (2012)

« Une grande part de l’architecture des villes construites à l’époque du triomphe du Kitsch en illustre splendidement les thèmes : néo-quelque chose. » Abraham Moles

2. BACHA, Myriam p :15 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Progressivement, les ajouts de vocabulaire se référençant au patrimoine arabo-musulman commenceront à percer dans l’imaginaire collectif, et à s’installer dans l’esprit des marocains jusqu'à devenir une norme. Evoquant cette confusion culturelle observée parallèlement en Egypte, l’architecte Hassan Fathy se livre au même constat au Maroc, regrettant la façon dont les débats considèrent que le problème est lié au « style ». [1]

3. BEGUIN François, avec la collaboration de Baudez Gildas, Lesage Denis et Godin Lucien, « Arabisances, décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord, 1830-1950 » Paris : Dunod, (1983) p.14

Toutefois, cette pratique qui s’appuie sur le vocabulaire local pour concevoir une architecture n’est pas nouvelle en terre « Orientale ». En ce qui concerne le cas marocain, cette pratique a été « importée par les sociétés coloniales » [2], et s'est développée lorsque les connaissances des colons sur l’architecture vernaculaire se sont affinées. [3] Cette pratique est parvenue à introduire au Maroc une nouvelle identité locale qui a même persisté, de manière inattendue, après l’indépendance en 1956. L’historien Dominique Jarrassé saisit cette réalité dans son travail, en expliquant comment ce régionalisme, nourrit par « une appropriation complexe » de références considérées comme patrimoniales, « ne doit pas être entendu au seul sens impérialiste, mais selon la définition qu’en donne [le sociologue anthropologue ori donne

4. JARRASSE, Dominique p.65 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011) 5. ROUDABY Youssef - « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabomusulmans ? » HuffPost Maroc (Article publié le : 03/11/2016) 6. DIOURI, Younes. Propos recueilli par ROUDABY Youssef In : « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabomusulmans ? » HuffPost Maroc (Publication : 03/11/2016) 7. BERRADA, Mehdi. Propos recueilli par ROUDABY Youssef In : « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabomusulmans ? » HuffPost Maroc (Publication : 03/11/2016)

orientaliste] Jacques Berque comme « une main mise et façonnement », c’est-à-dire qu’il n’est d’architecture régionaliste – à ne pas confondre avec l’architecture régionale, explique [l’architecte et historien] Jean Claude Vigato – que dans un échange entre les modèles exportés et leur transformation sur ce nouveau territoire. Il n’est que de voir comment aujourd’hui ces formes inventées en situation coloniale, appropriées désormais, demeurent vivaces, mais non plus en tant que régionalisme comme le concevaient les colons, mais sous forme de style national » [4] Aujourd’hui, ces pratiques usant du vocabulaire traditionnel sont observées à propos de bâtiments à désignation officielle, religieuse ainsi que touristique des villes au Maroc. Pour connaître la position des architectes marocains, notamment de la nouvelle génération sur ces pratiques, l’architecte-journaliste Youssef Roudaby[5] a réalisé des entretiens avec certains jeunes architectes opérant actuellement dans le pays et parfois confrontés à ce genre de pratiques. Par exemple, l’architecte Younes Diouri, jeune architecte marocain implanté à Tanger et à Paris s’exprime à ce sujet en disant que : "Les élus projettent une idée étriquée de l'identité marocaine, et appellent les architectes à se diriger vers ce type de construction. Mais aucune directive, qu'ils invoquent souvent à tort, n'a vraiment été formulée" [6]. Cet intérêt pour ces formes, porté par les élus politiques et les autorités marocaines, a poussé d’autres architectes à se prononcer à ce sujet. Cette tendance à omettre le véritable sens patrimonial, sa logique de fabrication interne et son fondement architectural, est devenue davantage portée sur la symbolique des choses que sur fond, comme l’explique le jeune architecte marocain basé à Casablanca, Mehdi Berrada sur ce propos : "La voûte, par exemple, est authentique parce qu'elle est logique. Lorsqu'on a décidé par le passé de construire des voûtes, c'est parce que le matériau utilisé nécessitait cette forme. Aujourd'hui, c'est incompréhensible de revenir vers de telles formes en les reproduisant en béton. Cela n'a aucun sens". [7].


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8. LE CORBISIER « Louange à l’Algérie », Le journal Général des travaux publics et du bâtiment » n°392 du 25.5.1931. 9. LE CORBUSIER « Le folklore est l’expression fleurie des traditions », Voici la France de ce mois n°16, 1941, pp31-32 (repris in Casabella, n°531/532, 1987, p.108) 10. LE CORBUSIER « Louange à l’Algérie », Le journal Général des travaux publics et du bâtiment » n°392 du 25.5.1931.

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Cette demande croissante de marocanisation des bâtiments de la part des élus, des promoteurs et d’une partie de la population, est aujourd’hui lisible sur le paysage architectural marocain. Bien que certains architectes locaux s’investissent sérieusement dans la question de la contextualisation, le cadre ambiant favorable à la « marocanisation » des bâtiments amène la pratique architecturale marocaine à absorber cette difficulté, jusqu’à en faire un sujet récurrent des colloques et des rencontres sur le thème de l’architecture marocaine à ce jour. Qu’est-ce que la « marocanisation » ? Comment en est-on arrivé à des individus qui se disent capables de discerner des bâtiments plus marocains que d’autres ? Existe-t-il une jauge de mesure pour définir la marocanité ? Pourquoi un écrit tel que l’ « Architecture arabe, la plus mathématique qui soit »[8] par Le Corbusier, peut intriguer aujourd’hui? Ce dernier lors de son voyage en Algérie, au début du XXème siècle, a pu discerner, au-delà d’un glossaire ornemental oriental, « l’essence même d’une architecture et d’un urbanisme ». [9] Il écrit que: « L’Architecture arabe, [est] la plus mathématique qui soit. Une maison arabe est mesurée au pas des jambes, à la hauteur des épaules. Les patios et chambrettes sont dimensionnées, à la calme mesure des pas, et les hauteurs du tout sont celles qu’estime une tête portée sur des épaules : colonne à la hauteur d’épaule, et avec au-dessus, passage de tête. Dans l’architecture arabe, on marche. Marcher là-dedans est une fonction digne. » [10]

Fig. 1: Banque du Maroc Rabat, construite (1920) – Régionalisme années 1920-1930

Fig. 2: Banque du Maroc à Casablanca (1937) – Régionalisme 1920-1930

Une hypothèse pour expliquer le succès de ces emprunts patrimoniaux en architecture peut être émise à ce propos. En effet, certaines pratiques folkloriques du patrimoine semblent avoir progressivement altéré la perspective collective d’une partie de la population, pour qui la référence au patrimoine par le décor et l’ornement est la réponse alliant la modernité à la tradition à laquelle aspire le pays. Encore une fois, considérer qu’un bâtiment est plus « marocain » qu’un autre est extrêmement réducteur : cette affirmation est tellement keskeusci Fig. 3 : Banque du Maroc à Marrakech (2006)Postmodernisme?


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11. TIJANI, Omar. Propos recueilli par ROUDABY Youssef In : « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabo-musulmans ? » HuffPost Maroc (Publication : 03/11/2016) 12. LAHLOU KITANE, Mohammed. Propos recueilli par ROUDABY Youssef In : « Pourquoi notre architecture est toujours plaquée de symboles arabo-musulmans ? » HuffPost Maroc (Publication : 03/11/2016) 13. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Pastich e 14. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Simulac re 15. HAMON, Françoise p.37 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

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tellement chargée de significations qu’assoir ce propos impliquerait la définition de ce c'est qu'être marocain. Or l’identité du marocain est par définition complexe : Le marocain est berbère, maghrébin, arabe, andalous et africain. Il est du Nord, il est du Sud. Il parle marocain, arabe classique, français, anglais ou espagnol, et il a la capacité d’aligner toutes ces langues en une seule phrase tout en parlant marocain. Sa culture est tellement complexe et hybride que l’on ne peut prétendre la représenter sous une forme particulière, son "architecture est multiple". [11] "Faire le choix de l'architecture mauresque aujourd'hui revient à faire du pastiche"[12] tranche le jeune architecte casablancais Mohamed Lahlou Kitane. En effet, si l’on admet que le pastiche architectural (de l'italien pasticcio, « pâté ») signifie « une imitation, une copie d'un édifice » notamment d’édifices célèbres, [13] ces nouvelles écritures architecturales observées au Maroc peuvent facilement être qualifiées de « pastiches ». Cette esthétique pastiche qui reposerait sur le « simulacre », ou « l’apparence qui ne renvoie à aucune réalité sous-jacente, et prétend valoir pour cette réalité elle-même » [14], pose de manière accrue la question de certaines interprétations et gestions du patrimoine et de l’authenticité. A ce propos, le philosophe Jean Baudrillard écrit en 1981 dans son texte « Simulacre et Simulations », que « la carte précède le territoire » [15] en ironisant sur la confusion instaurée entre l’objet et sa représentation. Selon l’historienne d’art Françoise Hamon, cet art de l’artifice remonterait au XIXème siècle avec l’invention des « matériaux de substitution », dénoncé par l’écrivain-critique John Ruskin (18191900) dans « Les sept Lampes de l’architecture » en 1849. Hamon soutient que la « simulation monumentale » s’est opérée selon deux processus : « L’imitation puis la reconstruction »[16]. Hamon situe le début de la notion de l’inauthentique avec « l’imitation » à l’époque des néo-styles, avec la « reconstruction » à la restauration

16. HAMON, Françoise op. cit. p.39 17. HAMON, Françoise op. cit p.40 18. HAMON, Françoise op. cit p.40

19. HAMON, Françoise op. cit p.45

restauration des monuments historiques et avec les Expositions universelles au milieu du XIX. [17] Le Romantisme du XIXème siècle, « les nationalismes et les idéologies [avaient fourni] de solides motifs à ces entreprises : le sentiment de la dignité d’un peuple s’incarnait dans un « monument » ; ou bien la célébration de l’identité nationale ou régionale ; ou bien encore l’appartenance à un système de pensée, politique religieux ou philosophique » [18] Avec la deuxième guerre mondiale, un terme a brutalement été mis aux rêves romantiques, et « la condamnation morale de tous les nationalismes » en Europe considérés la cause de la guerre, s’est instaurée. Toutefois, à la même époque, d’autres régions vivaient la reconstitution de leurs territoires par la libération des idéologies dominantes ou coloniales avec une « affirmation des identités nationales » [19]. Dans ce sens, Françoise Hamon définit quatre simulacres récurrents à partir de cette période d’après-guerre : - La reconstruction des territoires détruits par les guerres - La sortie d’une occupation étrangère ou d’un colonialisme idéologique - L’affirmation des identités nationales : d’une part pour célébrer une nation minoritaire et une diversité culturelle lors des migrations, ou d’autre part pour rejeter « une culture planétaire » - L’exploitation de la nostalgie par le commerce Cette dernière catégorie du simulacre, est une pratique observée à l'échelle du monde, avec notamment l’émergence d’une production architecturale à caractère touristique.


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3. MOLES, Abraham A. « Qu'est-ce que le Kitsch ? ». In: Communication et langages, n°9, 1971. p. 75.

1.2 Rapprochement entre l’esthétique pastiche, et l’esthétique Kitsch « Kitsch-grec, Kitsch-romain, Kitsch-Henri II, Kitsch-roman, Kitsch-gothique, Kitschrococo, et pourquoi pas, Kitsch-Kitsch ? » Abraham Moles

1. RUGG, Whitney - « Kitsch », In : Theories of Media, University of Chicago

2. DUTTON, Denis « Kitsch », In : The Dictionary of Art, Macmillan, London, (1998)

Le phénomène d’affirmation de l’identité culturelle, à travers des éléments repris du vocabulaire architectural du patrimoine arabomusulman, est une attitude qui a généré au fil du temps une esthétique que l’on peut qualifier de « Kitsch ». Ces ajouts référentiels extraits de leurs contextes de base, et appliqués pour des nouvelles formes d’utilisation sans attention à leur logique de fabrication de base, renforcent des décalages antinomiques entre les formes et leurs représentations. Un rapprochement entre l’« esthétique kitsch » en Art, et entre le pastiche peut être fait, si l’on considère que le pastiche architectural par le simulacre induit des productions relevant d’une esthétique kitsch. Comprendre pourquoi le Kitsch se prête aux pratiques usant du pastiche, revient à comprendre des caractéristiques identifiables en celuici, que l’on croit retrouver aussi dans la démarche d’une personne qui dresse sur son bâtiment un arsenal symbolique traditionnel arabo-musulman. Pour explorer cette notion du « kitsch », il faut noter que celle-ci présente une étymologie incertaine : Une des sources possibles est le verbe “kitschen” en allemand, signifiant “collecter des ordures dans la rue.” [1] Une autre source possible peut être le verbe vertikib

4. http://www.larouss e.fr/dictionnaires/fr ancais/kitsch/45588 5. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël (1976) 6. CALINESCU, Matei - « Five Phases of Modernity: Modernism, AvantGarde, Decadence, Kitsch, Postmodernism ». Durham, North Carolina: Duke University Press, (1987) 7. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël, 1976, p :16 8. GENIN, Christophe - « Le kitsch », Actes Sémiotiques » [En ligne]. 2007. Disponible sur : http://epublications .unilim.fr/revues/as/ 3268 9. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël, (1976) p :17

“vertikitschen” qui veut dire “vendre à bon marché” [2]. Le terme Kitsch a été utilisé la première fois vers 1860 à Munich [3], et il est communément définit par le Larousse comme « un objet, un décor, une œuvre d’art dont le mauvais goût, voire la vulgarité, voulus ou non, réjouissent les uns, rebutent les autres. » [4] Selon les critiques Abraham Moles (1920-1992)[5] et Calinescu (1934-2009) [6], deux des premiers théoriciens du phénomène Kitsch, nous sommes amenés à distinguer en lui deux grandes phases : la première est liée au développement de l’industrie et de la montée de la société bourgeoise au milieu du XIXème siècle, et la deuxième est liée au passage à une société de consommation et de masse, au milieu du XXème siècle. La première période liée à la promotion de la société bourgeoise, qui avait adopté ce que Abraham Moles appelle « le caractère d’affluence », correspond à une période de « prise de conscience d’une société [bourgeoise] sûre d’elle-même, imposant ses cuillères à café et ses pinces à sucre dans les déserts du Mexique et les steppes de l’Asie centrale, société symbolisée par le grand magasin, lié à la manufacture, et constructrice d’un art de vivre – avec lequel nous vivons encore. » [7]. Avec l’exode rural et l’urbanisation des populations pour des raisons de main d’œuvre industrielles, un passage d’un goût « rural » au goût « urbain » est observé, en plus de la constitution d’une classe moyenne qui ne pouvait pas se procurer de véritables œuvres d’art à l’époque, mais qui pouvait se payer des nouveaux produits culturels, fournis à grande échelle grâce à l’industrie. Le désir de s’identifier à un modèle de classe supérieure, et d’ascension social étant plus fort, cette nouvelle classe va être amenée à s’orienter vers la copie et l’imitation, avec le peu de moyens qu’elle a. [8] En revanche, la seconde phase du kitsch amorcée au milieu du XXème siècle, est liée à la montée en masse de la société de consommation, et de l’émergence « néo-kitsch du consommable, et de l’objet comme produit » [9] Il s’agit d’une phase que l’on vit depuis les années 1950, où l’on produit pour consommer, le marché étant pris dans un mouvement accéléré par la société de consommation.


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12 Fig. 1: « The Plywood Order » de Robert Venturi au Allan Memorial Art Museum, Holzsäule, (19731976, Ohio)

10. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël (1976)

11. CALINESCU, Matei op. cit.

12. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël (1976) p.56-57

Un des aspects fondamentaux à « la psychologie » [10] d’un objet dit Kitsch, est lié à la disproportion retrouvée entre d’une part ses dimensions, et d’autre part les représentations qui lui sont associées : Bustes romains rose fluo miniatures, dromadaires en porte-clés, râpe tour Eiffel etc: Si tous ces objets relèvent d’une esthétique kitsch, l’idée que l’objet soit grand ou petit en ellemême n’a rien de mal. Ces objets sont considérés kitsch parce qu’une disproportion de leur taille est associée aussi à une défiguration de leurs représentations. Ainsi, « The Plywood Order » de Robert Venturi (fig. 1) peut servir d’exemple: En exagérant délibérément certains traits, l’ordre ionique de Venturi devient kitsch, tant un décalage entre les proportions harmonieuses de ce qu’une colonne de ce genre représente (figure à gauche), est instauré. Pour prendre un autre exemple, les reproductions pour touristes d’objets-souvenirs, sont généralement considérées comme kitsch, parce qu’elles ne servent aucun but esthétique [11] – leur taille et leur matériau sont en contradiction avec les propriétés esthétiques de l’objet original (la tour Eiffel pour cet exemple). Le deuxième aspect de « la psychologie » des objets identifiés comme Kitsch, est remarqué lorsqu’une œuvre est utilisée pour une autre valeur autre que celle de l’aspiration de base du créateur. L’œuvre tombe dans une esthétique kitsch parce qu’elle représente la reproduction d’un résultat et non de l’expérience qui a généré ce résultat, tant la forme est reprise sans fond. De ce fait, ce qui est condamnable avec ce kitsch, c’est de prétendre donner aux gens, la même dite valeur ou beauté que comprend l’œuvre d’origine. Selon Abraham Moles, les premiers à avoir mis en évidence cette relation entre la fonctionnalité, l’anti fonctionnalité et la dissociation entre grandeurs géométriques de l’objet et de sa représentation, étaient les « surréalistes ». Par leur travail sur la transformation des objets, et de la notion de l’absurde, les surréalistes ont poussé ces relations à l’extrême pour montrer ces inadéquations qui tombent dans une esthétique Kitsch. [12]


RAPE TOUR EIFFEL

MUG RECYCLAGE SUR TOUR EIFFEL CISEAUX


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Fig. 2 (à droite) : Léon Krier, « Objets, Types, Pastiches » Fig. 3 ( en bas) : Léon Krier « Architectural speech vs architectural stutter »

13. WRIGHT, Frank Lloyd « Aspects du passé et du présent de l’architecture » p.72 In : « L’avenir de l’architecture » Ed. du Linteau : Paris (2003)

Sur « l’anachronisme imitatif qui distingue nos actes publics, comme l’illustrent nos capitoles, nos palais de justice, nos hôtels de ville », FRANK LLOYD WRGHT écrit: Un objet noble, la coupole persane, est devenu indigne. Maintenant il est servile. C’est la même corruption qui élève un temple grec à la mémoire d’Abraham Lincoln, lequel était l’antithèse du Grec. Rien de grec dans sa vie, ni dans son œuvre, ni dans sa pensée. Un château français « gothicisé », modèle grotesque, est le garage incongru des pompiers. N’importe quels thermes romains, n’importe quel sarcophage feront l’affaire pour rehausser le prestige d’une banque, d’une sacro-sainte banque, n’importe où, sur un quelconque trottoir d’une ville quelconque. Une cathédrale de genre « gothique » se dresse à Yale pour jeter quelque éclat sur le sport universitaire. Une autre peut servir à perpétuer le souvenir de la grand-mère d’un spéculateur prospère. Tout est bon, sans contredit, pour cette arrogance commercialisée ou cette gesticulation provinciale que l’époque appelle culture. » [13]


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3. OLALQUIAGA, Celeste “The Artificial Kingdom: A Treasury of the Kitsch Experience” Pantheon; 1St Edition edition (1998)

1.2.1 Le sentiment et l’esthétique Kitsch 1, KULKA, Tomas. “Kitsch and art”. University Park, PA: Pennsylvania State University Press. (1996) p.1442

2. BINKLEY, Sam - « Kitsch as a repetitive system, a problem for the Theory of Taste Hierarchy », SAGE Publications (London, Thousand Oaks, CA and New Delhi). Vol.5(2) 2000 p.145

Selon le philosophe et théoricien Tomas Kulka qui a écrit sur le Kitsch et l’art en 1996 [1], une des caractéristiques du Kitsch est liée à son penchant et à son goût pour la sentimentalité : Le bien aimé Kitsch adoucit les sentiments des Hommes, les submerge de mélancolie ou de nostalgie. Il réduit aussi au passage toutes les complexités de l’être et de l’expérience humaine à un simple sentiment. Ce dernier se prêtant au caractère répétitif du Kitsch, appelle notre amour oublié, nous emmène à nos racines communes profondes de la pratique d’une sagesse séculaire : Le Kitsch répète le passé. [2]. En effet, beaucoup d’images Kitsch impliquent de la nostalgie et des souvenirs faux d’un temps qui n’a jamais été. L’historienne Celeste Olalquiaga a montré dans son texte [3] comment ce genre de kitsch nostalgique sacrifie le potentiel de la pluralité des sens. Le Kitsch nostalgique est statique, il ne bouge pas, il oscille en va et vient entre l’expérience glorifiée et le sujet lui-même sans aucune transformation de la matière. [4] La référence à un thème historique ou imaginaire se suffit à elle-même. « Elle n’incite pas à l’exégèse, mais se limite à une simple allusion mi- ironique mi- fabuleuse. » [5]

Fig.1 : Collage 4. OLALQUIAGA, « Young Celeste op. cit. Léo » par p.122 Smearsand souvenirs 5. BEGOUT, Bruce « (2012) Zéropolis » Paris: Editions Allia (2002) p.93 6. https://en.wikipedia .org/wiki/Silly_Love_ Songs

7. http://www.lacocci nelle.net/252227.ht ml

8. BINKLEY, Sam op. cit p.147

Le Kitsch répète le passé. Dès lors, il s’élève d’une image de bonheur à une valeur « de Bonheur absolu ». Le Bonheur Kitsch a de la place pour tout le monde, c’est une forme fondamentale du Bonheur humain qui vit en nous, si seulement nous pouvions l’admettre ! Pour illustrer ce passage du Kitsch d’une valeur de « bonheur » à une valeur « de Bonheur humain absolu », le registre musical du chanteur Paul McCartney (1942- ) et de sa chanson « Silly Love Songs » (Chansons d’amour stupides) représente un exemple qui peut servir le propos. Durant les années 1970, le chanteur avait composé un vers, qui exprimait parfaitement « la qualité d’une médiocrité achetée » [6], et qui s’élevait au rang de valeur humaine et auquel le public adhérait, puisqu’ironiquement la chanson était classée numéro 2 au Royaume-Uni et était en tête des charts américaines. La chanson “Silly Love Songs” est une réponse de Paul McCartney, aux critiques (et à John Lennon), qui lui reprochaient de chercher la facilité avec les chansons d’amour. McCartney avait trouvé sa propre manière de revendiquer le droit de composer ce qu’il voulait. La chanson scandait ainsi: “You'd think that people would have had enough of silly love songs/I look around me and I see it isn't so/Some people want to fill the world with silly love songs/And what's wrong with that/I'd like to know/'Cause here I go again/I love you, I love you, I love you, I love you” (Vous pourriez penser que les gens en auraient eu assez des chansons d'amour idiotes/ Mais je regarde autour de moi et je vois que ce n'est pas trop le cas/ Certaines personnes veulent inonder le monde de chansons d'amour idiotes/ Mais quel mal y a-t-il à ça/ Je voudrais savoir, car me revoici/ Je t'aime Je t'aime Je t'aime Je t'aime Je t'aime ) [7] Tous les outils classiques et les stéréotypes de la chanson d’amour étaient mobilisés pour « Silly Love Songs ». Paul McCartney proclamait son échec comme un artiste autonome, tout en assumant d’avance un lien partagé avec l’artiste raté en nous tous. [8] Et avec le “here I go again” (et c’est parti), McCartney annonçait le Kitsch, il ne cachait plus sa subordination aux rythmiques répétitives : « I love you I love you I


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9. BINKLEY, Sam op. cit p.142

love you I love you ». Ce sentiment kitsch était fondamentalement répétitif et imitatif, et il élevait ces deux notions à une valeur universelle en se transformant en sincérité et franchise qui fabriquait une toile de familiarité et un « confort ». [9]

10. BROCH, Hermann – « Quelques remarques à propos du kitsch ». Paris, Editions Allia, 2001. P. 15-30

Fig.2 : Mccartney et son groupe « Wings » au mur de Berlin pour promouvoir Silly Love Songs (1976)

Selon le romancier et essayiste Hermann Broch[10] (1886-1951), ce caractère esthétique sentimental du Kitsch, reviendrait à l’avènement du mouvement Romantique en art, à la fin du XVIIIème siècle. Cette attitude romantique aurait introduit une considération plus directe des émotions. Les gens se prêtant à ce jeu d’émotions voulaient depuis voir leurs sentiments et leurs émotions sollicités. L’opéra par exemple, est un grand art d’émotions. Les scénarios y sont généralement mélodrames, et certaines personnes voient même un fil conducteur entre le grand opéra et le grand royaume du kitsch, les émotions et l’immersion y étant fortes. Cependant, émotion forte ne veut pas dire systématiquement sentimentalité. Certes, l’art ne peut pas exister sans émotions. L’art doit nous faire sentir quelque chose à propos du monde ou à propos de nous-même. Mais le problème se pose quand ces émotions deviennent au cœur de malfaçons, notamment commerciales.

11. KUNDERA, Milan – « L'insoutenable légèreté de l'être » éditions Gallimart p :170-171

L’écrivain tchèque Milan Kundera (1929- ) dans « L’insoutenable légèreté de l’être » [11], évoque l’expérience du Kitsch sur ce passage, où il parle au nom d’un personnage sénateur, ému de voir ses enfants courir sur la pelouse :

12. KUNDERA, Milan op. cit. p :170-171 (La version anglaise est plus parlante à notre avis.)

“Kitsch causes two tears to flow in quick succession. The first tear says: How nice to see children running on the grass! The second tear says: How nice to be moved, together with all mankind, by children running on the grass! It is the second tear that makes kitsch kitsch. ” (Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch.) » [12]


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3. GENIN, Christophe - « Le kitsch », Actes Sémiotiques » [En ligne]. 2007. Sur: http://epublications .unilim.fr/revues/as/ 3268 Fig.1 : Citation “pour inspirer” : “Termine toujours ton jour avec une note positive. Tu ne sais jamais ce que demain te reserve”

1.2.2 L’immédiateté et l’esthétique kitsch 1. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël, (1976) p.215

2. MOLES, Abraham op. cit. p.213

Pourquoi aime-t-on tant le Kitsch ? A cette question, le sentiment seul, ne peut pas être une réponse suffisante. Si les gens peuvent être attirés par le Kitsch à cause d'un penchant pour les charges émotionnelles, le Kitsch peut être aimé encore davantage si cette charge émotionnelle s’avère positive, « prête-à- porter », immédiate, et « sans frais exagérés d’investissement intellectuel » [1]. Kulka Tomas dans « Kitsch and Art », soutient que la réponse positive à un objet représenté ne dépend pas seulement de ce qui est représenté, mais aussi de la manière dont il est représenté. Pour que le spectateur réponde de manière appropriée à un thème représenté, il doit être en mesure de le reconnaître : le message que l’objet porte doit être représenté de manière réussie. Les gens doivent être capable de déchiffrer sa configuration comme une beauté ou un message qui leur est familier. Ainsi, la deuxième condition du Kitsch que Tomas Kulka présente est sa particularité à être immédiatement identifiable et saisissable. Selon Kulka, le Kitsch introduit « la destruction de la transcendance » [2]. Il est faiblement chargé et signifiant : l’image et l'objet kitsch ne disent pas plus que ce qu’ils représentent.

4. GOODMAN, Nelson "Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols" Indianapolis: Hackett, (1976) chap. 1. 5. KULKA, Tomas. “Kitsch and art”. University Park, PA: Pennsylvania State University Press. (1996) p.14-42

Il n’y a pas de niveaux d’interprétations, ou, à défaut, il ne s’agit plus de Kitsch. Christophe Genin, tout comme Abraham Moles, souligne la fin de la transcendance avec le Kitsch. Celui-ci le considère comme un « art de la superficie satisfait de sa facilité : tout se passe au niveau du visible, sans une recherche d’une dimension invisible et encore moins intelligible, au niveau de l’immanence, sans quête de transcendance. Pas d’arrière-plan, pas d’arrière monde, pas de double sens. De l’hic-nunc, immédiatement accessible : pas de négativité, pas d’aspérités, ça glisse au pays des merveilles, comme sur les eaux réglées de la Rivière enchantée du Jardin d’Acclimatation. » [3] Pour expliquer cette condition d’immédiateté, Kulka a été amené à faire un rapprochement avec une autre discipline dans son texte: la photographie. En effet, celle-ci pose des difficultés à la définition de l’immédiateté du kitsch, puisqu’il n’y a rien de puis identifiable et réaliste qu’une photo. Pourtant, les photographies ne sont pas systématiquement de l’ordre du kitsch. Pour expliciter son propos, Kulka prend l’exemple d’une image d’un coucher de soleil qu’il explore pour montrer comment un rendu kitsch peut être créé. Pour Kulka, si la photographie d’un soleil couchant est trop vraie pour être kitsch, celle-ci peut le devenir si par exemple, la photo est imprimée sur une toile pour faire croire que c’est une peinture, ou en poster avec une citation « pour inspirer ». (fig.1) Ainsi il est difficile de dire que le Kitsch est réaliste. Une personne qui pleure dans une image kitsch, a des larmes disproportionnées qui font quatre fois plus la taille de n’importe quelle larme. Et si selon le sens « Goodmanien »[4] le réalisme est déterminé par le système de représentation standard pour une culture donnée ou une personne à un moment donné, le Kitsch invariablement utilise le plus conventionnel des standards prouvés et testés en terme de représentation : Le kitsch parle le langage commun à tout le monde, il ne s’aventure dans des champs ésotériques ou particuliers. [5]


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6. KULKA, Tomas. Op. cit. p.14-42

7. GOODMAN Nelson, “Of Mind and Other Matters” Cambridge: Harvard University Press, (1984), p.192 (Notre traduiction)

Fig.2 : Hassan Hajjaj, “Southpaw” (2012)

Puisque que l’attrait du kitsch et sa force lui viennent de la charge émotionnelle de son sujet, celui-ci doit être immédiatement reconnaissable en tant que tel, conformément aux conventions du temps. S’il est vrai que la violation de ces conventions a toujours été garante de la place des avant-gardes dans l’histoire, et que la condition d’une « identifiabilité instantanée » est contre les innovations conceptuelles, il n’en reste pas moins que le kitsch ne s’aventure jamais dans l’avant-garde, ou dans des styles qui n’ont pas été universellement accepté encore. Le kitsch entre en jeu seulement après que la nouveauté soit devenue commune et vulgarisée. Le kitsch écarte toute innovation stylistique ou conceptuelle, pour continuer à utiliser un vocabulaire conventionnel des représentations admises. [6] Le Kitsch prouve, si détourné dangereusement, qu’il signe l’arrêt de la pensée critique. En contemplant des objets représentés dans des images, nous sommes parfois renvoyés spontanément à des expériences passées qui se rapportent à l’objet donné : les associations standards enregistrées dans nos mémoires évoquent l’identification d’un objet familier. Ces associations standards peuvent être accentuées, amplifiées, intensifiées, ou transformées. Selon le philosophe Nelson Goodman (1906- 1998) : « Quand on sort d’une exhibition d’une personne importante, le monde qu’on entre n’est pas celui qu’on quitte quand on est venu »[7] , et l’enrichissement des associations peut être atteint de différentes manières. Cependant, le propos ici est de dire que le Kitsch n’appartient pas à cette catégorie. Le Kitsch n’exploite pas les possibilités artistiques des élaborations structurelles, et des extensions potentielles expressives. Le kitsch n’aiguise pas, n’amplifie pas, ne transforme pas les associations reliées au sujet représenté. Opposé à l’art, le vrai, qui implique la création de certaines expériences, le kitsch les étouffe.

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126 3. POGGIOLI, Renato op. cit. p:81 Fig.1 : Cover album “Casablanca Jungle” de l’artiste marocain Malca (photgraphie Ilyes Griyeb) 4. POGGIOLI, Renato op. cit. p:79-85 5. YEE Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) pp. 66-67

1.2.3 Le stéréotype et l’esthétique Kitsch L’idée que le stéréotype est conceptuellement proche de la notion du Kitsch commence à se dresser. Selon Kulka, un créateur du Kitsch serait une personne qui répèterait des symboles ayant déjà fait leurs preuves et ayant déjà été internalisés dans l’imaginaire collectif. Le Kitsch emploierait les stéréotypes comme un mode de représentation, puisqu’il ne s’aventurerait jamais à créer son propre vocabulaire de la réalité du monde. Toujours sujet à une influence dogmatique du passé, le Kitsch appliquerait des vocabulaires qui se forgent en stéréotypes et en clichés et qui se répètent. 1. http://www.toupi e.org/Dictionnaire /Stereotype.htm 2. POGGIOLI, Renato – « The theory of the Avant-Garde », Cambridge. UK : Harvard University Press pp79-85. (1968)

Le « stéréotype » en psychologie signifie « une répétition de mots, de phrases, d'attitudes, de gestes ou de pensées, de manière automatique sans signification ni relation avec le contexte ». [1] Selon le critique Renato Poggioli (1907-1963) [2], le classicisme dans l’art admet seulement une catégorie péjorative : le laid. Pour l’art classique, le laid est multiple et relatif contrairement à la beauté, qui est unique et absolue. Le laid peut ainsi être décliné en grotesque, en monstrueux, en imparfait, en exagéré, en disproportionné etc. Néanmoins, toutes ces formes sont des déclinaisons renvoyant au Laid. Cela signifie que l’esthétique classique

6. BHABHA, Homi “The other question… Homi K. Bhabha reconsiders the stereotype and colonial discourse” in Screen, vol.24, n°6, nov.-déc. (Traduction de YEE Jennifer In: « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) 7. BROCH, Hermann. "Kitsch als das Böse im Wersystem der Kunst" (1933). In: Hermann Broch "Dichten und Erkennen, Essays" vol.1, Zürich: Rhein Verlag, 1955, 311350

classique, contrairement à l’esthétique moderne, est en position d’admettre qu’une beauté « laide », est une beauté qui n’est pas nouvelle, mais une beauté qui est familière et qui se répète sous différentes formes. Dans ce contexte, tous les synonymes qui peuvent servir à la définition du kitsch et du stéréotype semblent être la définition d’une beauté « laide » selon le classicisme. De ce fait, Renato Poggioli, soutient dans son texte la modernité du concept du stéréotype. [3] Poggioli explique même, que le kitsch et le stéréotype, sont tous les deux le produit d’un processus de standardisation continu, en vue de perpétuer des thèmes et des formes normalisées. La seule différence qui résiderait entre les deux concepts, serait que le stéréotype reposerait davantage sur une vulgarisation et une banalisation d’un thème ou d’une idée, alors que le kitsch, soulignerait plus la banalité d’une œuvre construite, d’une forme. [4] En évoquant le stéréotype dans son texte [5], Jennifer Yee se livre aussi à l’explication de sa condition « d’itérabilité », qui se manifeste par « un besoin de redire, de réaffirmer ce que l’on est censé savoir déjà : le cliché [appartenant] déjà, en général, au régime du sens commun ». Dans ce sens, les discours « sont des thèses qu’il faut toujours répéter, comme si c’est pour s’en convaincre ». Yee se réfère pour parler de l’itérabilité dans son livre au théoricien Homi Bhabha qui a écrit que: « le stéréotype, [..]était une forme de savoir et d’identification qui vacille entre ce qui est toujours « en place », déjà connu, et quelque chose qui doit être répété avec anxiété [..] C’est ce processus d’ambivalence […] qui donne au stéréotype [...] sa validité : il garantit son itérabilité dans des conjonctures historiques et discursives en évolution ; il produit l’effet de vraisemblance et de prévisibilité qui, pour le stéréotype, on dit toujours être en excès de ce qui peut être prouvé empiriquement ou déduit par la logique » [6] Pour revenir sur ce rapprochement entre le kitsch et le stéréotype, le romancier et essayiste Hermann Broch avec son livre « In The Value System Of Art » en 1933,[7] a mis en exergue comment le kitsch se substitue à des réalités. Pour celui-ci, l’art a comme base « l’autonomie de l’égo », et a comme guide l’aspiration de l’artiste à créer de nouvelles formes de visions. Par la nouvelle perspective que ces nouvelles visions apportent, une défamiliarisation est créée, ainsi qu’une découverte de nouvelles idées qui nous évite des lectures mythologiques que Broch rejette systématiquement.


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Fig.2 (à gauche) “Nisrin” Hassan Hajjaj/Taymour Grahne Gallery, NY Fig.3 (à droite) “Khadija” Hassan Hajjaj/Taymour Grahne Gallery, NY


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“We buy things we don't need with money we don't have to impress people we don't like.” Dave Ramsey, The Total Money Makeover: A Proven Plan for Financial Fitness

2.2. L’Autre : La quête de l’exotisme et du dépaysement 2.1 Contexte de « masse » : Société de masse- Médias de masse- Tourisme de masse

5. IARAZABAL, Clara « Kitsch is dead, Long live kitsch: The production of Hyperkitsch in Las Vegas », Locke Science Publishing Company, Inc. Chicago, IL, USA. (2007) p.202 6. https://fr.wikipedia. org/wiki/Soci%C3% A9t%C3%A9_de_co nsommation

2.1.1 La demande de consommation dans un contexte de masse 1. BEGOUT, Bruce « Zéropolis » Paris: Editions Allia (2002) p.14 2. http://creaturean dcreator.ca/?p=9 22

3. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël, (1976) 4. MOLES, Abraham A. « Qu'est-ce que le Kitsch ? ». In: Communication et langages, n°9, (1971). p75.

Manifestement, tout porte à croire que le Kitsch dans l’art n’aurait été possible si la société de consommation n’existait pas depuis le milieu du XXème siècle. En effet, le Kitsch, en plus d’être un concept moderne, est en réalité un reflet de « l’orientation récente de notre civilisation marchande » [1]. C’est un phénomène de l’âge moderne. Il y a toujours eu un « art mauvais » [2] dans l’histoire, cependant, il n’est jamais devenu aussi populaire ni aussi répandu. Abraham Moles, dans son livre « Psychologie du Kitsch, l’art du bonheur » [3] considère que “Si le Kitsch est éternel, il a pourtant, ses périodes de prospérité, liées, entre autres choses, à une situation sociale, à l'accès à l'affluence.” [4] Dans le passé, l’art mauvais ne se vendait pas. La grande part du succès du Kitsch dans les temps modernes, revient au système commercial qui encourage sa production et sa consommation. Le Kitsch est intimement lié à l’illusion des modernes que la beauté peut être vendue et achetée. Une fois celui-ci économiquement rentabilisé et techniquement possible, la prolifération d’imitations n’est limitée que par le marché. La valeur est mesurée directement par une demande de reproduction d’objets dont le se

7. Wikipédia op. cit.

sens esthétique original consistait auparavant à être unique, donc inimitable. [5] Par conséquent, le résultat correspond à la dénaturation des formes et du fond par une simplification standardisée. Cette orientation marchande de la société, résumée dans le concept de la société de consommation, est un phénomène qui a pris de l’ampleur à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Cette société de consommation définie comme un « ordre économique et social, [est fondée] sur la création et la stimulation systématique, d'un désir de profiter de biens de consommation et de services dans des proportions toujours plus importantes. » [6]. En d’autres termes, ce concept reposerait sur la stimulation d’un besoin artificiel de consommation, pour atteindre un confort matériel suscité. Dès les années 1950, nombre de philosophes et de sociologues se sont intéressés au phénomène de la société de consommation : Les sociologues américains (tels que David Riesman) avaient très tôt théorisé le concept, et n’avaient pas hésité à s’appuyer sur les théories du « fétichisme de la marchandise » de Karl Marx pour dénoncer ce modèle. En France, il a fallu attendre les Trente Glorieuses pour que la société de consommation puisse sérieusement sévir, et pour qu’elle soit finalement pointée par des philosophes français tels que Jean Baudrillard, qui signait en 1970 son fameux ouvrage : « La société de consommation ». [7] Progressivement, ce modèle de société dominant -toujours désireux de conquérir de nouveaux territoires et marchés- ne s’est plus limité au monde occidental. Avec la mondialisation, celui-ci a été exporté partout dans le monde, y compris dans les pays émergents qui l’ont adopté comme un système inhérent à leur développement. Cette société de consommation, s’est imposée comme un nouvel ordre mondial. Elle a réussi à se frayer une place, à côté des ordres séculaires qui avaient déjà régi le passé : l’ordre étatique et religieux. Toutefois, à la différence des deux anciens ordres, cette société de consommation ne cherche pas à s’établir ni à se pérenniser


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8. BEGOUT, Bruce op. cit. p 109-110 9. BEGOUT, Bruce op. cit.

10. BEGOUT, Bruce op. cit. pp.109-110 11. BEGOUT, Bruce op. cit. p.110 12. BEGOUT, Bruce op. cit. p.85

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pérenniser dans le temps. Elle ne cherche pas non plus à gagner un statut d’« ordre » en tant que tel. Elle vit de l’instant présent. Contrairement au religieux et à l’étatique, elle réalise et accepte sa fragilité en termes de fondements, et se désintéresse dès lors de la durabilité dans le temps. Elle ne cherche pas non plus à réunir des partisans. De par sa liaison avec la société de marché, elle mise sur le concept volatile de la demande, en jouant sur l’envie du client. [8] Bruce Bégout dans son livre « Zéropolis », [9] met en exergue cette réalité des démarches en architecture qui utilisent le pastiche, et l’esthétique Kitsch générée par celles-ci, en montrant comment l’envie est : « La raison pour laquelle l’architecture vernaculaire de la consommation de masse néglige, en toute connaissance de cause le bâtiment au profit de son apparence allégorique ». [10] Pour ajouter que cette architecture « délaisse la thèse pour le thème, la fondation pour l’ostension. Elle ne cherche pas à durer, à s’établir, mais à faire vendre sur-le-champ »[11]. Pour illustrer sa position, Bégout se focalise dans son livre sur la ville de Las Vegas, qui représente pour lui le modèle ultime de la ville kitsch « mass-médium » [12], comble de l’horizon urbain d’une société de consommation. En plus d’être parvenue à modifier notre rapport aux objets et à la vie, la société de consommation a aussi introduit la notion de l’amusement pour mieux commercialiser son produit. Toute activité humaine et quotidienne, aussi simple soit elle, est dénaturée par le décloisonnement de l’industrie des loisirs. Cette industrie fait profiter la consommation de ses connaissances et de ses méthodes pour augmenter son attrait : elle propose dès lors d’allier « divertissement » et « consommation » pour s’attaquer aux domaines de la vie, et plus particulièrement celui du travail. L’amusement devient le meilleur moyen pour vendre et orienter vers la consommation, grâce à l’effet gratifiant qu’il produit : En plus d’éprouver le plaisir d’acheter, le consommateur éprouve désormais un plaisir à être récompensé pour son travail.

Fig. 1: BANKSY “The joy of not being sold anything”


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Progressivement, le divertissement devient systématique. Il se retrouve également instrumentalisé par certaines industries qui voient en lui une manière de renouveler les arsenaux de commercialisation. Particulièrement, société de masse, consumérisme, amusement et « envie » se retrouvent tous et prospérèrent sous l’aile d’une industrie distincte, à savoir celle du tourisme de masse. Cette industrie, se basant aussi sur des logiques économiques, transforme certaines pratiques s’y opérant en objets de commercialisation. Un rapport humain peut être commercialisé, une pratique culturelle peut être commercialisée. Toutes les pratiques y passent. La seule éthique est celle de préparer un cadre canonisé selon les attentes des consommateurs, pour assurer leurs divertissements. Le divertissement et le tourisme s’emparent de l’envie du dépaysement pour en faire leur apanage. L’expérimentation de « l’Autre » ou de son stéréotype représentent une réponse à une demande grandissante de voir d’autres alternatives du monde. A cela s’ajoute la mondialisation qui ne fait qu' accroître la curiosité pour les cultures de « l’Autre » en facilitant les flux. Société de masse- Médias de masse- Tourisme de masse. Il s’agit dès lors d’une boucle dans laquelle le consommateur jongle au gré du marché. Tout d'abord, il développe une « envie » de posséder des choses et de se payer des expériences, dans le cadre d’une société de consommation. Ensuite, il admet, dans son inconscient, des stéréotypes et des images véhiculées par des médias de masse. Enfin, l’industrie du tourisme lui propose de retrouver ces images et d’y vivre des expériences, avec l’aide d’acolytes comme le Kitsch, qui se prête spatialement à tout cela.

Fig. 2: Alex Gross "Future Tense” (2010-2014)


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" Combien de kilomètres a-t-il fallu que nous fassions pour nous sentir enfin au seuil de l’exotisme ? " Michel Leiris L'exotisme à domicile

2.1.2. La demande de l’exotisme dans un contexte de masse

1. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Exotism e

2. STASZAK, JeanFrançois « Qu’estce que l'exotisme ? » In: Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 148, (2008) p.9

Pour comprendre « cette envie d’expérimenter l’Autre », il faut tout d’abord définir le terme d’exotisme, dérivé du grec « exôtikós ». Signifiant « étranger, extérieur »[1], il est utilisé pour désigner un certain goût culturel pour cet « étranger », et cet « extérieur ». Il suppose aussi une distanciation qui change en fonction de la personne à partir de laquelle on se positionne. Cette logique rend le terme d'exotisme complexe à explorer, puisqu’il suppose qu’il y a autant d’exotismes que d’individus. Ce regard exotique ne peut être considéré comme un fait statique, il n’est qu’une version du monde, un discours qui varie en fonction des points de positionnements. Toutefois, force est de constater l’exotisme est avant tout déjà associé dans notre imaginaire collectif à une géographie, et à un discours qui relève d’un positionnement déjà assuré. Ce positionnement-référence admis est associé à une version dite « neutre », qui correspond en réalité à celle du discours dominant. Seulement, il en ressort que « si l’on ne dit pas de quel point de vue tel lieu est exotique, c’est qu’il l’est du point de vue occidental ou européen, supposé être objectif et universel et qui a en tout cas réussi à s’imposer comme tel ». [2] En d’autres termes, l’exotisme est le discours produit par un ici sur des ailleurs avec un ‘ici’ admis comme le prisme occidental.

3. YEE, Jennifer « Clichés de la femme exotique, un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 » Paris : Edition L'Harmattan (2000) p.22 4. AMIROU, Rachid "Imaginaire touristique et sociabilités du voyage". Paris : Les Presses universitaires de France, (1995) 1re édition. P.160 5. YEE Jennifer op. cit. p. 23 6. YEE Jennifer op. cit. p.22 7. YEE Jennifer op. cit. p.75 8. AMIROU, Rachid op. cit. p.8 9. STASZAK, JeanFrançois op. cit. p.18

10. STASZAK, JeanFrançois op. cit. p.15

avec un ‘ici’ admis comme le prisme occidental. Jennifer Yee, dans son étude sur les cartes postales exotiques, propose de différencier les termes de l’« Exotisme » et de l’« altérité ». Selon Yee, l’ « altérité », du bas latin « alteritas », est un terme qui a fait son entrée dans la langue française au XVI siècle et qui a un sens davantage philosophique.[3] L’altérité s’opposerait à « l’identité », et permettrait de « mieux appréhender le « même », [4] .«Le mot « altérité » [indiquerait] ainsi le choc de la rencontre avec l’Autre ». [5] De ce fait, l’exotisme pour Yee est davantage lié à la référence à des imaginaires alors que l’altérité repose davantage sur un « discours scientifique ». Elle l'explique ainsi : « L’exotisme est davantage propre au décor, à la décoration, ou aux vêtements, alors que l’altérité se définit plutôt en termes d’animalité et de biologie. » [6]. « Tant que la beauté de l’Autre attire, elle appartient au domaine de l’ « exotisme » ; mais quand cet exotisme témoigne d’une différence plus marquée qui rebute le narrateur/destinataire, il glisse vers ce que nous avons appelé l’ « altérité » [7]. Le sociologue Rachid Amirou écrit en ce sens que « le tourisme, comme quête de sens, avec les sociabilités ludiques qu'il favorise, les images qu'il génère, est un dispositif d'appréhension graduée, codée et non traumatisante de l'extérieur et de l'altérité. » [8] « Ce goût de l’exotisme » [9], tire ses origines dans la deuxième moitié du XIX siècle. Selon le géographe Staszak, ce n’est qu’après la période de J-J Rousseau et des romantiques que l’Occident a commencé à considérer sa civilisation d’un œil critique, et à y voir une impasse. [10] La nostalgie et l’aspiration à un état prémoderne allait saisir les esprits. Un retour à un état de nature sera promu à l’instar des valeurs traditionnelles, considérées authentiques et humaines. Une obsession de « l’authentique » sera suscitée. Cet authentique est opposé aux civilisations occidentales technicisées, tenues pour responsables de la disparition de modes de vie associés « au mythe du bon sauvage


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11. GAUTHIER, Lionel « Jemaa ElFna ou l’exotisme durable », Géographie et cultures [En ligne], 72 | 2009, mis en ligne le 07 mai 2013, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://gc.revues.o rg/2258

sauvage et au primitivisme ». [11] Cette envie, aussi sincère soitelle, de partir voir cet « Autre » authentique, qui vit toujours hors du temps, repose sur une nostalgie et un dépaysement suscités. Ces deux aspirations ont participé à la promotion de l’exotisme et des destinations dites exotiques prisées par les voyageurs. Ces lieux sont supposés permettre, le temps d’une évasion, de se défaire du quotidien oppressant, de voyager dans le temps et l’espace, de se défaire de cette société aliénante pour aller à la rencontre des gens, des « vrais ». L’Orientalisme par exemple peut être considéré comme une branche orientale de l’exotisme , si l’on admet que l’Orient est un discours et non géographie.

12. STASZAK, JeanFrançois op. cit p.20

Staszak, propose, dans son écrit, de définir le monde exotique « en six domaines géo-sémantiques : proche-oriental, moyen-oriental, extrême-oriental, océanien, latino-américain et africain ». [12] L’exotisme oriental de ce présent travail rentrerait ainsi selon la définition de Staszak dans le domaine géo-sémantique de l’exotisme proche-oriental. Celui-ci est associé à un arsenal d’images de lieux, (les Casbahs, les caravansérails, les villes blanches méditerranéennes enduites à la chaux, les harems, les patios, les galeries en mosaïques, les souks…), de paysages ( le désert, les oasis à dattiers, les palmeraies, les terres arides à figues de barbarie...), ou encore de personnages (les hommes à djellabas, les femmes du harem, les danseuses du ventre, les eunuques, les vizirs, les sultans...). Références arabes, berbères, turques, persanes et autres, toutes sont mélangées dans le domaine géo-sémantique proche-oriental.

13. JARRASSE, Dominique « Références orientalistes dans les villes d’eaux d’Algérie et de Tunisie. Transfert du modèle thermal et usage de motifs patrimoniaux » p.55 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Par exemple, à l’époque de l’orientalisme architectural du XIXème siècle dans les colonies, le romancier Charles Géniaux (1870-1931) soutenait que l’architecture se référant au vernaculaire

Fig. 1: « Sandbording » à Merzouga (Maroc)

14. GENIAUX, Charles « Revue Bleue » (1911) p.543 In JARRASSE, Dominique « Références orientalistes dans les villes d’eaux d’Algérie et de Tunisie. Transfert du modèle thermal et usage de motifs patrimoniaux » p.55 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

vernaculaire, en plus d’être instaurée pour des raisons politiques intérieures, était aussi liée à l’exotisme. L’architecture était modelée selon le regard et les attentes des touristes en Afrique du Nord [13], et la patrimonialisation participait aussi à la préservation des sites pour garder un aspect « exotique ».. Charles Géniaux, dans son article de « la Revue Bleue » [14], illustre parfaitement l’époque. Il considère que c’est aussi « pour le regard des étrangers qu’il faut instaurer le néo mauresque ». Il écrit ainsi : « Nous nous imaginons l’étonnement du président de la République et de son escorte d’hommes politiques et de journalistes pendant la traversée des avenues Jules Ferry et de France. Débarquées à Tunis, ils croyaient trouver, sur ces larges boulevards d’une grande ville orientale, les témoignages heureux des architectures française et arabe. Ils pensaient qu’à dix-huit cents kilomètres de Paris ils verraient des immeubles différents de ceux de la rue de Vaugirard ou du boulevard Haussmann. Un peu d’exotisme en Afrique, que diable ! Ce n’était pas trop exiger ! »


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Fig. 2 (à gauche): Daria WERBOWY par Inez and Vinoodh pour le VOGUE Paris, février 2010

Fig. 3 (à droite) : LUPITA NYONG’O par Mikael Jansson pour le VOGUE Juillet 2014

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de masse détiennent un arsenal comprenant écrits, films, radios, télévisions, internet, presse et autres médiums, tous mobilisés pour donner des sens à des mondes. Ces versions du monde sont véhiculées et internalisées dans les esprits. Certaines arrivent même à brouiller les lectures des faits, dès lors contaminées par ce sens. Ces médias s’attaquent à tous les domaines de vie. Tout fait l’objet d’une attribution de sens, non sans risque. En effet, ces diffusions avec le temps risquent aussi de saturer et de dénaturer notre lecture du monde, ainsi que tous nos regards sur les autres sociétés, si l’esprit critique fait défaut. Par ailleurs, les médias diffusent aussi des messages rapidement ingérés, consciemment ou pas, dont certains reposent sur le stéréotype. Pour optimiser la transmission du « sens », les médias jouent aussi sur l’immédiateté et l’efficacité des médiums : seul un support en capacité d'atteindre le plus grand nombre de gens instantanément doit être intégré. Il ne faut surtout pas désintéresser l’audience qui peut changer de chaine, de site ou autre, si le contenu n’est pas assez attractif pour retenir. Dans ce sens, le stéréotype est rapidement devenu un allié pour diffuser rapidement du sens, par simplification de la réalité.

“Do you know we are being led to Slaughters by placid admirals & that fat slow generals are getting Obscene on young blood Do you know we are ruled by t.v.” Jim Morrison, American Prayer 1970

2.1.3. La demande de l’information dans un contexte de masse 1. RAFFESTIN, Claude « Nature et culture du lieu touristique », dans Méditerranée, n° 3, p. 13. (1986)

2. HALL, Stuart. “The Work of Representation”. In S. Hall (Ed.), Representation: Cultural Representations and Signifying Practices pp. 1374. London: Sage (1997)

3. https://fr.wikipedia. org/wiki/M%C3%A9 dias_de_masse

La question de la popularité des images exotiques se pose nécessairement. Si cet engouement pour l’exotique est loin d'être une nouveauté, on peut se demander pour quelle raison ces images sont aujourd'hui plus populaires que jamais ? Comment est-ce que leur diffusion s’opère aussi rapidement ? Selon le géographe Claude Raffestin (1936- ), nous sommes amenés à voir dans le lieu exotique un « lieu-image » qui est en réalité un lieu créé par un discours. [1] L'objet n’a pas de sens à donner parce qu'il existe indépendamment d’un quelconque sens. Ce sont le regard porté sur l’objet, et le sens qui lui est attribué, à travers une construction discursive et un schéma de représentation, qui le définissent. En d’autres termes, le sens d’un objet n’est en réalité que la représentation développée autour de lui pour le définir. [2] Admettre cette logique implique aussi de constater que détenir le pouvoir de la représentation revient à détenir le sens et la définition de l’objet. Or les médias –ou plus globalement les médias de masse- représentent l’outil par excellence de la production et de la transmission du sens aujourd’hui. De l’anglicisme « mass media », ce terme regroupe tous les médias « capables d'atteindre et d'influencer une large audience »,[3] pour diffuser des messages. De ce fait, les médias de

4. MATARASSO, Michel « Morin Edgar, L'esprit du temps. Essai sur la culture de masse. » In: Revue française de sociologie, 1963, 4-1. p. 81

5. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Culture _de_masse

A ces médias de masses, est aussi liée la production d’une culture de masse. Définie comme une culture « produite selon les normes massives de la fabrication industrielle ; répandue par des techniques de diffusion massive (qu’un étrange néologisme anglo-latin, appelle mass-média); [cette culture s’adresse] à une masse sociale, c’est-à-dire un gigantesque agglomérat d’individus saisi en deçà et au-delà des structures internes de la société (classes, famille, etc.) » [4] Cette culture est liée aux médias de masse parce qu’elle repose beaucoup sur l’utilisation de l’image et des médiums qui facilitent sa diffusion (télévision, revues, internet, photographie etc). La culture de masse est selon l’historien Dominique Kalifa « une culture de l’image ». [5] Celle-ci participe progressivement aux bouleversements des représentations, des autres comme du soi, en donnant à voir des visions du monde qui sont davantage des représentations,


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synthèses et des représentions que des réalités.

6. CREEBER, Glenn. “Introduction” p. 48 : In G. Creeber (Ed.), “Tele-visions: An Introduction to Studying Television” London: British Film Institute (2006)

7. CALVERT Ben, CASEY Neil, CASEY Bernadette, FRENCH Liam, LEWIS Justin “Television Studies. The Key Concepts”. London: Routledge. (2007) 8. SANTOS, Lidia “Tropical kitsch: mass media in Latin American art and literature », Princeton, N.J. : Markus Wiener Publishers (2006) p.90

Certains médias tendent à véhiculer des sens sujets à des processus de dénaturation de la représentation, sous des versions plus familières et faussement naturelles pour être facilement acceptées. [6] De ce fait, les médias peuvent représenter aussi des mondes que nous n’avons pas encore vus, que nous n’avons pas encore pu expérimenter, sur lesquels nous n’avons pas encore un jugement. A défaut d’avoir réellement la volonté d’aller explorer ces mondes pour se forger une idée personnelle, une grande partie de l’audience intègre la seule version mise à disposition par les médias, et qui repose sur le regard d’un autre. Des mondes sont détruits, et d’autres sont construits: Les médias s’imposent comme les premiers fournisseurs des images sur l’Autre, et les premiers à lui donner un sens. La télévision peut être considérée comme un des médias de masse qui s'est le plus imposé durant des dernières décennies. Depuis la deuxième moitié du XXème siècle, elle est considérée comme le premier pourvoyeur d'images toutes faites, avant l’entrée en masse de l’internet. En peu de temps, la télévision avait réussi à s’introduire dans nos quotidiens et dans nos maisons, jusqu’à devenir un objet meublant nos salons. Les partisans de la “Cultivation theory”, une des théories les plus populaires des recherches sur la communication de masse, supposent que la télévision maintient un ordre social et un système idéologique plutôt que de les remettre en question [7], et par conséquent, la télévision participe au renforcement des discours hégémoniques courants. Par exemple, le philosophe et sociologue Edgar Morin (1921- ), explique en évoquant les discours sur « l’industrie culturelle », que ces derniers n’ont pas aboli les stratifications culturelles, mais ont plutôt induit de nouvelles stratifications qui vont au-delà du concept des classes sociales. [8]

9. SANTOS, Lidia op. cit. p.90 10. CAMPA Véronique, TANAKA Atsuko, CHRZANOWSKA Aleksandra (dir.) Discussion auteur de la notion de "Culture de masse" Séminaire de Communication interculturelle et Internet. Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) D.R.E.A O.I.P.I. Paris (20022003) p.34

Le discours orientaliste figurant parmi les rhétoriques discursives ambiantes est aussi recyclé, avec ses pairs, par les médias de masse qui s’en emparent pour consolider certaines images. Edgar Morin parle d’une confusion entre l’information et la narration. [9] Le discours des Orientalistes est utilisé pour définir des scénarios qui mettent en scènes les différences et l’étrangeté de « l’autre », du domaine géo-sémantique exotique Oriental, que les touristes partent -désormais images et cartes en main-, rechercher. « Cet accès facilité à une certaine connaissance peut favoriser un sentiment de proximité de cet « autre » et développer l’envie d’une rencontre personnelle et physique d’un pays et d’une culture. Une certaine familiarisation peut être introduite, qui aiderait à « lever la garde » et surmonter une certaine crainte de l’étranger, par l’attrait de l’exotisme, de mots, d’images de sons, vus et entendus dans son « chez soi » »[10].


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“Tourism is the home of kitsch" (1969:87) Gillo Dorfles

0.2.1.4. La demande du tourisme dans un contexte de masse

1. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Tourism e

2. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Tourism e_de_masse 3. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Tourism e_culturel

Du terme anglais “tourist”, affilié étymologiquement au terme français « tour » (voyage circulaire), le tourisme désigne au XVIIIe siècle les voyages culturels (les « Grands Tours ») auxquels s’adonnaient les jeunes de l'aristocratie britannique sur le continent européen. [1] A la deuxième moitié du XXème siècle, le terme « masse » est aligné à « tourisme » pour signifier, une pratique qui se généralise avec les congés payés, dans la période après-guerre dans certains pays industrialisés [2] Aujourd’hui, on parle aussi de « tourisme culturel », qui représente 37% du tourisme mondial selon l’Organisation Mondiale du Tourisme [3], avec une prévision d’augmentation annuelle de 15%. Ce tourisme visant à promouvoir le patrimoine culturel d’un lieu, met en scène le mode de vie des populations dans ces zones géographiques, ainsi que leur histoire, leur art, leur architecture, leur religion et tous les éléments qui façonnent leur mode de vie. Pour être plus compétitive sur le marché, l’industrie du tourisme avait compris qu’il fallait dépasser les besoins existentiels d’un touriste en termes de services, pour comprendre ses fondements psychologiques et ses besoins culturels. Avec le passage à un tourisme culturel, certaines logiques sont gggg

4. DAWANS Stéphane, HOUBART Claudine « Le patrimoine a l’état gazeux. Comment le tourisme détourne notre conception de l’authenticité » ICOMOS, Paris (2011) Thème3, session2 p.593 5. CHOAY, Françoise « L’allégorie du patrimoine » Editions du Seuil, Paris (1992) 6. CHOAY, Françoise op. cit. p.22 7. GIRARD, Muriel In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011) 8. GIRARD, Muriel op. cit. p.183 9. GIRARD, Muriel op. cit. p.190 10. GIRARD, Muriel op. cit. p.183

façonnées selon les attentes du marché. Ce passage induit un changement de rapport avec les biens patrimoniaux, d’un « bien culturel » à « un bien consommable » [4] Dans son fameux texte « l’Allégorie du patrimoine » en 1992, l’historienne Françoise Choay (1925- ) [5] note sur les rapports entre le tourisme et le patrimoine, comment l’industrie culturelle tend à standardiser le patrimoine, avec ses pratiques et ses lieux, par le folklore et les représentations élémentaires. Les caractéristiques locales sont simplifiées, tandis que le patrimoine est sacralisé, pour des enjeux économiques, touristiques et culturels. Selon Françoise Choay [6], c’est à partir des années 1980 que le patrimoine était devenu une véritable industrie. Pour illustrer le propos de Choay, la sociologue Muriel Girard prend exemple sur la médina de Fès au Maroc[7], qui a fait l’objet d’une restauration à la même époque dans une logique orientaliste pour être en accord avec les attentes du regard étranger. La restauration de la médina de Fès est un exemple par excellence des « tensions et des imbrications entre la standardisation et la folklorisation » [8] puisque sur ce projet, des volontés « de mise à la norme du tissu urbain » [9] par des projets de réhabilitation, avec des volontés de « mise en place de différents circuits touristiques qui rationalisent le système urbain médinal » ont été confrontées.[9] Une série d’actions touristiques ponctuelles à la médina menées selon un circuit narratif, ont participé au changement de « la physionomie de la médina » [10]. GRAVARI-BARBAS Maria dans « The Aestheticization of the tourist city », parle « d’une mise en tourisme » dans un cadre où « le patrimoine est sélectionné, mis en scène, et « revisité » afin de proposer aux touristes une image de « l’identité locale » qui leur est compréhensible et signifiante. » [11] Le sociologue Rachid Amirou (1956-2011) quant à lui, propose de parler d’une « mise en patrimoine […] de beaucoup de phénomènes, notamment des savoir-faire dits traditionnels ou de terroir – expressions qui drainent un imaginaire de l’authenticité » fort prisé et instrumentalisé par les


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11. GRAVARIBARBAS Maria “The Aestheticization of the tourist city”, in Meral Korzay, Kuran Burçoglu, Sükrü Yarcan et Dilek Ünalan (dir.), Heritage/Multicultur al Attractions and Tourism, Conference proceedings, Bogaziçi University, Istanbul, 605623(1999) In: « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011) p :183 12. AMIROU, Rachid « Imaginaire du tourisme culturel » Presses Universitaires de France - PUF (2000) p.25 13. https://fr.wikipedia. org/wiki/Authenticit %C3%A9 14. CRAVATTE, Céline, « L’anthropologie du tourisme et l’authenticité. Catégorie analytique ou catégorie indigène ? », Cahiers d’études africaines [En ligne], 193-194 | 2009, mis en ligne le 25 juin 2009, consulté le 25 janvier 2017. URL : http://etudesafricai nes.revues.org/1885 2

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15. CRAVATTE, Céline op. cit. p.603

les professionnels du tourisme. L’idée de patrimoine dans ces cas évoque plus la notion de label, au sens commercial de marque collective déposée, que la protection stricto sensu des objets témoins d’une histoire collective. » [12] Ce risque de mise en patrimoine, n’a pas tardé à poser une autre question qui a fait l’objet d’études chez les anthropologues spécialisés dans le tourisme : l’« authenticité ». Du latin « authenticus » et du grec ancien « authentikós » signifiant « se détermine par sa propre autorité »,[13] l’authenticité est un caractère retrouvé dans un nombre d’études liées à l’art ou à la consommation, n’étant pas exclusive au tourisme. Toutefois, l’origine de cette ambiguïté dans les études de l’anthropologie du tourisme, revient selon Celine Cravatte[14] aux études ethnologiques qui ont « fortement contribué à former la catégorie d’authenticité, en participant à l’idéalisation des sociétés « prémodernes » [15] Bien que cette notion d’authenticité reste encore un concept imprécis, on assiste à une réelle formulation théorique de la problématique au fur et à mesure que les études sur s’affinent. Cette base théorique sur « l’authenticité en tourisme » a généré des travaux distingués en deux positions, comme le mentionne Wang sur son texte (admis dans le domaine comme le plus complet pour décrire ces recherches à ce jour) [16] : la première position dite « objectiviste », réunissant des figures telles que Boorstin (1961)[17] et MacCannell (1973)[18], et la deuxième position dite « constructiviste » réunissant des figures dont Bruner (1994) [19], Cohen (1988) [20], et Taylor (2001)[21]. Si le paradigme des « objectivistes » est de traiter l’authenticité comme une propriété inhérente aux objets visités, la position constructiviste transforme l’authenticité d’une propriété inhérente aux objets visités, à un ensemble de sens symboliques construits sur les objets par les touristes eux-mêmes. Dans ce sens, Wang [22] propose de définir les conceptions constructivistes en cinq postulats : 1. il n’y a pas une origine absolue ou statique sur laquelle l’authenticité se base

16. WANG, Ning « Rethinking Authenticity in Tourism Experience », Annals of Tourism Research, 26 pp. 249-370. (1999) 17. BOORSTIN, Daniel J.. “The Image: A Guide to Pseudo-Events in America.” New York: Atheneum. 1985. Texte original (1961) 18. MACCANNELL, Dean. "Staged Authenticity: Arrangements of Social Space in Tourist Settings." American Journal of Sociology 79 pp.589-603. (1973) 19. BRUNER, Edward M. "Abraham Lincoln As Authentic Reproduction: A Critique of Postmodernism." American Anthropologist 96 pp.397-415. (1994) 20. COHEN, Erik "Authenticity and Commoditization in Tourism." Annals of Tourism Research vol.15 pp.371-86. (1988)

base 2. Nos notions des origines sont construites pour servir nos besoins actuels, elles peuvent être ainsi contestés. 3. l’expérience de l’authenticité est plurielle 4. Certains éléments souvent marqués « authentiques », sont davantage conformes à des images stéréotypées, qui laissent croire que l’authenticité est une projection des propres attentes des touristes. 5. Les objets définis comme étant inauthentiques peuvent être redéfinies toujours dans le temps, grâce à des processus équivoques tels que l’« authenticité émergente».[23] Un autre tournant dans ces travaux est observé aussi lorsque les débats sur l’authenticité deviennent plus portés sur une redéfinition du terme en fonction de l’expérience personnelle de chaque touriste, Wang étant particulièrement une des figures de cette école. Pour saisir les différentes représentations que les touristes se font, entre des éléments authentiquement réels et d’autres narrativement mis en scène, l’étude du « constructiviste » Erik Cohen [24] donne à ce propos des clés de lecture. Au début des études anthropologiques touristiques, l’authenticité est considérée, notamment avec « l’objectiviste » MacCannel en 1973, comme une notion incontournable et une quête imminente chez le touriste. Toutefois, « présupposer que tous les touristes se sentent aliénés par la société moderne et sont en quête d’authenticité est une hypothèse lourde, aussi lourde que de renvoyer systématiquement les touristes à l’inauthenticité de leur expérience ». [25] L’étude d’Erik Cohen en 1988, de petites agences touristiques au Nord de la Thaïlande usant du mythe « du bon montagnard Thaï authentique », vivant alternativement dans des territoires encore préservés et inexplorés, a permis à Cohen d’établir une matrice d’analyse qui croise des situations touristiques comme suit :


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21. TAYLOR John P.. "Authenticity and Sincerity in Tourism." Annals of Tourism Research vol.28 pp:7-26. (2001) 22. WANG, Ning ep. Cit. p:355 (1999) 23. « Authenticité émergent » : « une représentation [Selon Erik Cohen] pouvant être analysée comme fausse car créée uniquement en vue des touristes (au sens de l’authenticité mise en scène), et qui peut devenir une pratique reconnue comme authentique par les personnes habitant sur place" CRAVATTE, Céline op. cit. p.610 24. COHEN, Erik « Traditions in Qualitative Sociology in Tourism », Annals of Tourism Research, vol.15 pp: 29-46. (1988)

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Nature de la situation

Matrice d’Analyse des situations touristiques Impressions que les touristes ont de la scène Réelle Mis en scène Réelle Ahthentique (1) Défin de l’authenticité (2) Mis en scène Aythenticité mise en Artificielle (4) scène (3)

Tableau où Erik Cohen a résumé son étude, traduit de ‘l'Anglais selon CRAVATTE Céline op. cip.

Dans cet exemple, on assiste d’une part, au croisement de la version narrative de l’agence Thaï, qui n’implique pas des interventions physiques sur le territoire pour présenter des expériences authentiques aux touristes, avec d’autre part, des impressions des touristes face à ces situations et à ces mises en scènes. Cette matrice permet à Cohen de remarquer comment les interprétations du concept de l’authenticité, changent en fonction des touristes et des mises en scène pour une même expérience. Cohen montre aussi en plus d’une situation idéalisée où la rencontre est authentique des deux côtés (1), d’autres situations où les touristes sont « en déni de l‘authenticité » (2), comme il est observé avec certains touristes qui s’offusquent « de la présence d’éléments « modernes » [26] perçus comme une « dégradation » [27] sur certaines figures supposées « authentiques ». D’autres touristes perçoivent cette situation comme authentique et ont l‘impression de vivre en harmonie avec des vrais individus, bien que cette situation est une mise en scène de la part des agences. (3) Enfin, certains touristes contrairement à d’autres, considèrent que l’absence des éléments de modernité, représentent les signes de l’inauthenticité, et que les scènes sont « trop conformes à une réalité historique » [28] du mythe du bon montagnard Thaï authentique (4). Ces différentes positions, mettent réellement en exergue la fragilité de certaines lectures des anthropologues d’une part, et des touristes d

25. CRAVATTE, Céline op. cit. p.605 26. CRAVATTE, Céline op. cit. p. 609 27. CRAVATTE, Céline op. cit. p. 609 28. CRAVATTE, Céline op. cit. p. 60

touristes d’autre part, pour une même et seule situation. Avec cette matrice établie en fonction de son étude en Thaïlande, Cohen montre la complexité du phénomène de l’authenticité, appréhendée auparavant par certains anthropologues sans référence aux comportements des individus en situation de tourisme. Cette complexité est une des raisons pourquoi beaucoup de chercheurs aujourd’hui dans la discipline, s’arrogent de moins en moins la prérogative de définir ce qui est authentique ou pas. Mais l’authenticité étant une forme de perception d’une valeur, en fonction de constructions sociales personnelles ou en fonction d’aprioris ambiants, génère des questions quant aux « autorités » à l’origine de ces prénotions. Qui sont les pourvoyeurs de ces images ? Dans quelle mesure est-ce que ces autorités se basent sur la perception des touristes et des locaux pour définir l’authenticité ? A ces questions et à d’autres dont on peine toujours à répondre, des « autorités » tels que les professionnels du tourisme semblent avoir trouvé des réponses, par des produits qui représentent aujourd’hui une grande part du marché.


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“When kitsch substitutes real things by commodified loss, hyperreality is created” Long live Kitsch Las Vegas

2.2. Rapprochement entre le monde hyper-réel, et l’esthétique Kitsch 2.2.1. L’hyper-réalité + kitsch = l’hyper-kitsch 1. BEGOUT, Bruce « Zéropolis » Paris: Editions Allia (2002) p.119 2. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p.119 3. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p.119 4. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Hyperr %C3%A9alit%C3% A9 5. IARAZABAL, Clara ‘‘Kitsch is Dead, Long Live Kitsch: The Production of Hyperkitsch in Las Vegas’’, Journal of Architectural and Planning Research 24, no. 3 (2007) p.202

Selon Bruce Bégout, la théorie traditionnelle du divertissement, reposerait « sur le soulagement des affres de la vie quotidienne » [1], pour s’attaquer « principalement au travail contraint » [2], véritable invention de la société moderne. Le divertissement s’imposerait comme un antonyme au « monde sérieux ». [3] Observé dans un cadre touristique, le divertissement aurait recours aux fantasmes et à « l’hyper-réalité » pour générer l’évasion chez le touriste. « L’hyper-réalité », est une condition d’incapacité à distinguer entre la réalité et la simulation de la réalité, notamment dans les sociétés post-modernes. Elle est considérée comme une condition où ce qui est réel et ce qui est fictif, semblent tellement fusionnés qu’on n’y voit aucune distinction. [4] Le philosophe Jean Baudrillard, peut être considéré comme un des théoriciens les plus importants de la théorie. Dans son écrit « Simulacres et Simulation » en 1981, Baudrillard explique que l’hyper-réalité participe à l’élévation de la simulation au stade de la réalité. Dans ce sens, « le divertissement » se saisit des « incertitudes amenées par la société moderne technicisée », pour proposer une esthétique de refuge [5] qui se rapproche progressivement, de ce que nous avons défini plus tôt comme Kitsch. Celui-ci combiné à l’hyper-réalité, devient ce que l’architecte

6. IARAZABAL, Clara op. cit.

l’architecte et urbaniste Clara Irazabal propose d’appeler de « l’Hyper-Kitsch » [6]

7. BADOT, Olivier, LEMOINE JeanFrançois, CARRIER Christophe, GRAILLOT Laurence, ROUX Dominique, CORRION Nadège, LOHR Yann, HAZEBROUCQ Jean-Marie, RAUGEL Isabelle « De l’expérience en « hyperréalité » à l’expérience en « hypermonde » : élucubrations suite à une Odyssée ethnomarketing et introspective à Las Vegas » Session 1 27

L’Hyper-réalité est générée quand un processus de transformation de la réalité en signes s’opère selon deux scénarios : un en continuité avec le mimétisme architectural qui est prolongé en espace pour « authentifier » le faux, et un autre en rupture avec « la réalité matérielle ». [7] Une équipe de chercheurs spécialisés en ethno-marketing des lieux du commerce, en hyper-réalité, en marketing et management touristique, en prospective et management, réunis autour de la thématique «de l’expérience en hyper-réalité à l’expérience en hyper-monde » [8] a défini les caractéristiques de l’hyper-réalité après un voyage d’étude à Las Vegas, comme suit:

8. BADOT, Olivier, LEMOINE JeanFrançois, CARRIER Christophe, GRAILLOT Laurence, ROUX Dominique, CORRION Nadège, LOHR Yann, HAZEBROUCQ Jean-Marie, RAUGEL Isabelle op. cit.

1. « La thématisation des univers hyper-réels » : La thématisation permet la création de mondes atmosphériques se rapprochant aux trames narratives des films. Ceci donne aux clients l’impression d’une expérience enrichissante, qui se prête à leur participation aux jeux de rôles, s’ils arrivent à reconnaitre les figures. Cette thématisation est davantage appréciée si elle arrive à créer des environnements qui floutent les limites du réel et de l’imaginaire, et les limites du patrimoine et du parc à thème. 2. « La juxtaposition de dimensions plus ou moins hétérogènes ou contradictoires », et « la mise en scène de situations extrêmement contrastées » : L’univers hyper-réel est un univers décomplexé quant à la juxtaposition de références sans liens apparents, à différentes échelles et sur différentes époques. En manipulant l’art du camouflage et de l’accumulation, des mondes sont créés. 3. « L’accentuation des détails » : l’hyper-réalité implique aussi une attention « exacerbée » aux détails 4. « Le contrôle des risques » Cette donne est importante pour assurer le divertissement de tout le monde dans les meilleurs des cadres. Le règne du contrôle constant des faits et des gestes à


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9. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p.44 10. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p45

11. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p21

12. IARAZABAL, Clara op. cit. p. 204

13. IARAZABAL, Clara op. cit. p. 204 14. OLALQUIAGA, Celeste “The artificial kingdom: A treasury of the kitsch experience”. New York: Pantheon Books.olialiqua(19 98) p.118

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l’intérieur de l’hyper-réalité « s’exprime clairement dans l’infantilisation constante » [9] des individus au cœur de l’expérience, en jouissant d’un « plaisir conventionnel contrôlé par d’autres » [10] 5. «La projection des chalands dans des univers hyper-réels » : qui permet des expériences par « une sorte de réduction phénoménologique du monde environnant, au sens où [l’hyperréalité] destitue avec patience toutes les choses de leur tangibilité pour les transformer en pure manifestation. » [11] Toute une scénographie pour déconditionner de la réalité, basée sur des formes, des lumières, des matériaux etc, est montée pour créer une ambiance atmosphérique orchestrée. Celle-ci crée chez l’individu au cœur de l’expérience, une confusion de lecture qui peut par moments, lui faire perdre la faculté d’identification de repères pour s’orienter dans l’espace. « Quand le kitsch est substitué aux objets réels par une perte commodifiée, l’hyper-réalité est créée »,[12] c’est ce qu’avance l’architecte et urbaniste Clara Irazabal dans son texte sur l’hyperkitsch, pour expliquer comment la nouvelle sensibilité culturelle du post-modernisme, peut se prêter au Kitsch. En peu de temps, celui-ci était devenu le médium par excellence des attitudes défiant les valeurs d’authenticité, d’originalité et de profondeur symbolique, par un nouveau goût éclectique satisfait de son appréciation des valeurs superficielles et allégoriques. Néanmoins, Irazabal considère que cette nouvelle tendance se signifie pas la mort de la réalité mais seulement l’élargissement de la notion du réel.[13] Toutefois, si le Kitsch se forge aujourd’hui une place parmi les pratiques architecturales, c’est en partie en raison d’une perte durant les dernières décennies de beaucoup de sensibilités et d’essences (tels que «la tradition », « la nature » etc), qui deviennent aujourd’hui au cœur de certaines tendances de revalorisation et d’idéalisation. [14] Combinés à la détérioration de la qualité spatiale des villes, ces sensibilités suscitent un réel engouement spatiale qu

engouement pour les formes anciennes. Ainsi, l’Hyper-Kitsch et les iconographies qu’il mobilise, résultent en partie d’une aliénation observée chez certains individus de la véritable ville. Conscients de cette condition de simulacre, certaines industries comme celle du commerce, du divertissement et du tourisme assimilent ces aspirations à un nouveau marché, et manipulent des images de « villes parfaites », porteuses d’identités d’individus et de sociétés urbaines idéales.


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142 Fig. 1 James Marvin Phelps « Sun Sets On The Sahara » (Sahara Hotel-Casino Las Vegas, Nevada 1952-2011)

2.2.2. L’enseignement de Las Vegas : la ville prototype hyper-kitsch « Chacune de nos excursions dans un centre commercial est ainsi l’ombre portée des us et coutumes « Végasiens. » Zeopolis

1. BEGOUT, Bruce « Zéropolis » Paris: Editions Allia (2002) p. 23 2. VENTRUI Robert, SCOTT BROWN Denis, IZENOUR Steven « Learning from Las Vegas » The MIT Press; revised edition (1977) 3. BEGOUT, Bruce ep. Cit. pp. 61-64 4. BEGOUT, Bruce ep. Cit. pp. 61-64 5. MOLES, Abraham - « Psychologie du kitsch, l’art du bonheur », Paris : Edition Denoël, (1976) pp.63-64

Las Vegas. « Ville du degré zéro de l’urbanité, de l’architecture et de la culture. Ville du degré zéro de la sociabilité, de l’art et de la pensée. Ville quelconque où tout commencer à zéro, toucher le fond et remonter à la surface, en accumulant des zéros sur un écran. Zéropolis,» [1] Cette ville qui fait tellement couler d’encre, révèle être le médium par excellence pour comprendre comment certaines architectures kitsch arrivent à faire de la désorientation, le garant de leur organisation spatiale. « Les leçons de Las Vegas » [2] quant à sa manipulation de l’hyper-kitsch, montrent comment celui-ci peut être libérateur, grâce à sa faculté à proposer une pluralité de langages opposés aux dictats hégémoniques de certains pouvoirs politiques et artistiques. L’hyper-kitsch réussit dans cette tâche par le montage d’un cadre kitsch propice aux expériences hyper-réelles. Dans « Zéropolis », Bruce Bégout écrit que Las Vegas n’est « pas une bonne ville pour les drogues psychédéliques. »[3], tellement « La réalité elle-même y est trop déformée » [4]En effet, le cadre Végasien est travaillé dans tous ses détails pour créer un déconditionnement par les sons, les lumières, les signes, les icônes, etc, selon un système synesthésique d’accumulation [5] et d’assaillement avec des dispositifs, qui visent le plus de canaux sensoriels possibles. sensoriels possibles.


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6. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Las_Ve gas

7. https://en.wikipedi a.org/wiki/Las_Ve gas 8. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Las_Ve gas 9. BADOT, Olivier, LEMOINE JeanFrançois, CARRIER Christophe, GRAILLOT Laurence, ROUX Dominique, CORRION Nadège, LOHR Yann, HAZEBROUCQ Jean-Marie, RAUGEL Isabelle « De l’expérience en « hyperréalité » à l’expérience en « hypermonde » : élucubrations suite à une Odyssée ethnomarketing et introspective à Las Vegas » Session 1 - 28

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Le déconditionnement est tributaire de ces sollicitations de la perception par la mobilisation des sens des individus. Las Vegas, est la plus grande ville de l’état du Nevada aux Etats Unis avec une population de l'agglomération (Las Vegas Valley) qui atteint 2,036,338 habitants en 2014. [6]. A l’origine fondée par des mormons en 1855 et reconnue comme un village en 1905, Las Vegas n’avait acquis réellement un statut de ville qu’en 1911. Les années 1950 ont représenté une période de changement considérable dans l’histoire de la ville, notablement avec le passage de la population urbaine en une décennie, de 8.422 habitants dans les années 1940 à 24.624 habitants aux années 1950, en raison du marché du jeu qui s’est installé dans la ville. [7] Les années 1970 et 1980, ont renforcé une autre vague d’implantation d’activités qui s’est emparé de la ville, tels que le tourisme de masse parallèlement à l‘implantation de nouveaux Casinos. Grâce aux lois de l’Etat du Nevada, libérales quant aux activités « du jeu », la ville s’est forgé une vocation qui lui vaut à ce jour sa réputation de « Sin City ». Las Vegas représente aujourd’hui la deuxième ville hôtelière au monde après Londres, en raison de sa capacité à atteindre les 120 000 chambres d’hôtels. [8] De plus, les programmes répétitifs et calculés à Las Vegas sont inspirés d’images et de thématiques diverses, reprises chaque fois dans un « hôtel-casino à thème » dont Las Vegas est particulièrement réputée. Comment Las Vegas représente un manifeste d’hyper-réalité ? Si nous nous appuyons pour répondre à cette question sur les mêmes paramètres utilisés pour définir l’hyper-réalité dans le chapitre précédent, il va sans dire que: 1. Pour « la thématisation des univers hyper-réels » : Elle est effectivement présente à Las Vegas. Le montage d’univers le long du « Strip » où se situe la majorité des hôtels, repose sur le recyclage

10. BADOT, Olivier, LEMOINE JeanFrançois, CARRIER Christophe, GRAILLOT Laurence, ROUX Dominique, CORRION Nadège, LOHR Yann, HAZEBROUCQ Jean-Marie, RAUGEL Isabelle po. Cit. p.29

11. BELK, Russell “May the Farce be With You: On Las Vegas and Consumer Infantalization, Consumption, Markets and Culture” 4, 2, 101124. (2000) [Notre traduction]

recyclage d’un thème « réinterprété » selon une histoire. Par exemple, l’hôtel-casino « Luxor » représente Thèbes de l’Egypte antique. « Caesars Palace » l’empire romain. « L’Excalibur » Camelot. « Aladdin Resort & Casino» Les Mille et Une Nuits. “Le Circus Circus Las Vegas” Le cirque. “Mandalay Bay Resort and Casino“ l’Asie du Sud-Est. « Tropicana Las Vegas » South Beach Miami. “The Mirage” Hawai. « Flamingo Las Vegas » Les Antilles. “The Palazzo” l’Italie. “The Venetian “ Venise. « New York-New York Hotel & Casino » New York. Et “le Paris”, Paris. Ironiquement, même l’offre des chambres accompagne le thème avec des appellations telles que «The Napoleon Suite », « The Louis XV Suite », « Paris Marseille Suite », « Paris St.Tropez Suite» dans un Parisfourre-tout. Que les thèmes soient liés à une référence historique, à un pays, à des villes, des lieux exotiques, ou à des activités, Las Vegas explore les références par un simulacre assumé. 2. Pour « La juxtaposition de dimensions plus ou moins hétérogènes ou contradictoires », et « la mise en scène de situations extrêmement contrastées » : La juxtaposition d’autant de thèmes et d’univers à Las Vegas lui profère « une dimension kaléidoscopique (Belk, 2000). » [9] A ces univers s’ajoutent aussi divers programmes entremêlés tels que les hôtels, les casinos, les galeries marchandes, les malls, les musées etc qui sont associés des fois dans des compositions improbables en suivant une logique marchande. (fig. 2) Par exemple, le mall « Forum Shop » de l’hôtel-casino Caesar Palace est un mall inséré « dans un décor simulant la Rome antique par le biais de statues, de monuments et de spectacles » [10] à l’image d’un emporium. En addition aux juxtapositions hétérogènes, Las Vegas manipule aussi les mises en scènes contrastées, notamment par des jeux d’échelles dans lesquelles la ville excelle. Par exemple, Le Sphinx de l’hôtel-Casino le Luxor est disproportionné par rapport au Sphinx original en Egypte dont la taille est plus réduite. [11] La Tour Eiffel végasienne en revanche, est un modèle réduit en comparaison à


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Fig. 2 Venetian, Hotel, Eiffel Tower, Cityscapes, (Las Vegas, Nevada, United States)

12. RIOU, Nicolas « Pub fiction : société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires », Paris, Editions d’Organisation. (1999) 13. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p. 116 14. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p. 91

15. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p. 118

comparaison à celle de Paris. Ces décalages instaurés entre ces figures et les nouvelles fonctions qui leur sont associées, couplés aux bousculements des grandeurs géométriques originales et les « confusions temporelles », basculent ces productions inéluctablement dans le Kitsch. [12] Ce genre de pratiques qui crée « des désordres de représentations » [13] devient possible parce que Las Vegas opère aussi, sur la symbolique des objets qu’elle efface, pour mieux « recueillir la valeur marchande » [14], comme elle le fait avec les faux jetons des Casinos transformés en objets dévalués. 3. Pour « L’accentuation des détails » : Le déconditionnement à Las Vegas dépend de la maîtrise de détails et de signes du cadre entourant le client, pour agir sur ses sens et l’hypnotiser. A Las Vegas, tout concourt à amplifier ou atrophier des réalités, qu’il s’agisse d’un geste architectural ou d’un geste quotidien comme Bégout en donne l’exemple sur ce passage : « Le restaurant thématique des casinos géants détourne par exemple le simple plaisir de déguster un bon vin ou d’apprécier un plat vers l’amusement global, d’un décor pittoresque et envahissant, des serveurs déguisés et jouant la comédie ou d’animations bruyantes entre les tables, comme si, en définitive, la satisfaction du goût ne se suffisait pas à elle-même, mais qu’il fallait d’emblée qu’elle soit accompagnée par une couche de chantilly architecturale et sonore pour mieux l’apprécier » [15] 4. Pour « Le contrôle des risques » : Il s’agit d’une donne importante pour permettre au client de se sentir en sécurité, et ainsi de s’adonner à tous ses fantasmes pleinement sans penser aux conséquences. « Tel un enfant qui jouit de son irresponsabilité dans la mesure où il sait pertinemment que les adultes veillent sur lui, le joueur de Las Vegas se soumet de son plein gré à une désinhibition régulée de manière externe de son plaisir. Son insouciance joviale est un masque qui dissimule en réalité


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16. BEGOUT, Bruce ep. Cit. p. 45

17. BEGOUT, Bruce ep. Cit. pp. 38-39

18. Desertpassage.co m (2005)

Fig. 3: The desert Passage, mall commercial de l’hôtel casino “Aladdin Resort”

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réalité le sérieux avec lequel il décide de sacrifier, pour un temps, toute la richesse de son existence au profit de la grosse rigolade. » [16] Dans ce sens, la suppression des considérations directes des conséquences qui caractérisent la vraie vie, permet aux individus de mieux appréhender leurs expériences à Las Vegas en toute sécurité. Dès lors, des expériences telles que contempler l’éruption d’un volcan et autres permettent de vivre des émotions fortes grâce à ce contrôle des risques et des surveillances permanentes. Selon Bégout, Las Vegas serait une ville qui n’admet pas l’aléatoire au risque de tomber dans la réalité. Elle a réussi à « bannir l’anomalie » par l’instauration d’une police privée des Casinos par exemple, qui permet de balayer un champ sécuritaire à l’aide aussi de caméras de surveillance couvrant 90% du Strip (là où sont localisés la majorité des hôtels et des casinos) et du Downtown (le quartier d’affaires et le centre historique). [17] 5. Pour « la projection des chalands dans des univers hyper-réels » : Si l’on prend exemple sur un des univers déployés à Las Vegas, à savoir le « Aladdin Resort & Casino», force est de remarquer que l’hôtel-casino du thème des Mille et Une Nuits a réussi à manipuler un mythe combiné avec la modalité du contrôle du risque. Ce projet matérialise le charme exotique des Mille et Une Nuits, ainsi que l’image du désert et de ce qu’elle porte d’exotique et d’aventureux. L’attrait d’une aventure au désert est rendue possible grâce à la manipulation du risque et des dangers que l’on peut y rencontrer. Les figures classiques du mythe oriental sont aussi mises en œuvre, comme le montre le « Miracle Mile Shops », anciennement le « desert passage » (fig. 3), qui est le centre commercial de l’hôtel Casino Aladdin. Ce centre usant du charme « de la route des épices, nous emmène aux cœurs des souks et des bazars orientaux, en s’inspirant des anciennes voies de commerces qui traversaient l’orient des contrées indiennes lointaines jusqu’au cœur du Moyen-Orient. » [18]


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III. Commercialisation de la mythologie des Mille et Une Nuits dans un cadre « Oriental »

“It has been said that next to hunger and thirst, our most basic human need is for storytelling.” – Khalil Gibran

1. Le rêve des Mille et Une « villes » 1.1. Le « Storytelling » comme moyen de « Branding » des villes

1. HARVEY, David « From Managerialism to Entrepreneurialism : The Transformation in Urban Governance in late Capitalism » Geografiska Annaler 71 B (1): 3-17. (1989)

David Harvey (1935-) est un géographe britannique qui s’intéresse depuis longtemps au rôle de l’urbanisation dans le changement sociétal, notamment dans des cadres conditionnés par des logiques de circulation du Capital et de l’accumulation. Harvey s’intéresse à la manière dont le capitalisme produit une géographie historique distincte dans plusieurs écrits tels que : « Social Justice and the City » en 1973 (Justice sociale et la ville), « The Limits to Capital » 1982 (Les limites au Capital), « The Urbanization of Capital »(L’urbanisation du Capital),« Consciousness and the Urban Experience » (La conscience et l’expérience urbaine) en 1985, et The Urban Experience (l’expérience urbaine) en 1989. David Harvey examine la réorientation des attitudes de gouvernance urbaine d'une approche qu’il appelle « gestionnaire » des années 1960, à une approche « entrepreneuriale » dans les années 1970 et 1980. [1] Selon Harvey, le passage à « l’entrepreneurialisme urbain » aurait commencé avec le premier choc pétrolier de l’histoire en 1973, (date conventionnelle du début de la crise). La désindustrialisation, le chômage et l’austérité fiscale induits, couplés avec une rationalisation et une privatisation du marché, auraient orienté les nouvelles politiques urbaines vers de nouvelles directions. Selon le paradigme « Harveyien », cette nouvelle « rationalité

2. https://metropoles.r evues.org/4550

entrepreneuriale contemporaine » [2] est caractérisée par un partenariat public-privé, puis par un entrepreneurialisme qui se focalise davantage sur des programmes économiques dits de lieux (nouveaux centres, quartiers d’affaires multifonctionnels, parcs industriels etc.) que sur des programmes dits de territoire (le logement, l’éduction etc.), puis enfin, par une nature spéculative des projets entrepris. Harvey expose des notions qu’il croit être fondamentales pour comprendre l’entrepreneurialisme urbain, dont : 1. L’idée que la compétition sur la scène internationale crée une exploitation des atouts locaux, tels que les ressources de base (ressources naturelles, culturelles etc.) ou la géolocalisation pour la production des marchandises et des services. Cette compétitivité dépend aussi de la qualité et du coût local. Chaque ville à des caractéristiques particulières qui lui permettent de mettre en avant une vision d’elle-même comme un produit, grâce à « l’ingrédient héritage ». 2. Plus qu’un simple drainage des investissements aux régions urbaines, la compétitivité des métropoles induit une attention générale à la qualité de vie avec des stratégies de régénération urbaine. Ces stratégies sont illustrées par des gentrifications , par des « liftings » urbains et environnementaux, par la création d’attractions consuméristes ( malls, marinas, stadiums de foot, etc.) et de divertissement (spectacles urbains et festivals etc.). A cela s'ajoute le tourisme qui a un effet signifiant sur l’amélioration de l’environnement et la qualité de vie des habitants. 3- L’entrepreneurialisme urbain cherche à contrôler certaines fonctions dans la haute finance, le gouvernement, et les instances chargées du traitement de l’information, à savoir les médias. C‘est parce que de telles fonctions demandent des infrastructures conséquentes que l’entrepreneurialisme urbain mise sur l‘investissement dans des moyens de transports et de communication (aéroport, etc.). Il mise aussi sur la création d’un climat de travail favorable et efficace en termes de coût et de temps


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temps pour les transactions. Il investit également dans des secteurs de « provision », comme l’éducation avec les écoles de business et de droit, les secteurs technologiques high tech, et médiatiques.

3. https://fr.wikipedia. org/wiki/Branding

4. HEDING Tilde, KNUDTZEN Charlotte, BJERRE Mogens “Brand Management. Research, theory and practice” Routledge Taylor & Francis Group. (2009) p.9 (Notre traduction) 5. Caldwell Niall, Freire Joao R. “The differences between branding a country, a region and a city”, Journal of Brand Management, no. 12/2004, pp. 5061.

La visibilité dans un monde communiqué, est une donnée importante pour l’entrepreneurialisme urbain. Les métropoles prises dans un maelstrom compétitif, n’hésitent pas à mobiliser des techniques empruntées au domaine du Marketing et de la communication, en avance sur des concepts de promotion commerciale . Parce que la commercialisation des métropoles dépend aussi, pour des critères de compétitivité, de la création d’une image sociale et physique des villes , le recours à des techniques de marketing pour construire une image de marque par des concepts tels que le « branding » est courant. Durant les dernières décennies, les écrits académiques sur le marketing ont développé le concept du « branding », comme étant la discipline qui gère les marques commerciales ainsi que les images de marque des entreprises qui les exploitent. Le terme « branding », issu de l’anglais « brand » (marque), signifie aussi « marquer au feu rouge » par sa racine germanique « brend/t » qui donne « brennen » en allemand et « brûler » en français. Si le terme « branding » est utilisé à l’époque médiévale pour marquer les troupeaux afin d'en connaître les propriétaires, il devient depuis les années 1950 par extension « le marquage » d’une production commerciale[3]. En 1960, l’association américaine de Marketing (AMA) définit la « brand » (la marque déposée) comme : « Un nom, un terme, un signe, un symbole, une conception, ou une combinaison de tout cela, dans un but d’identification de services ou de produits d’un vendeur ou d’un groupe de vendeurs, et dans un but de différenciation de leurs concurrents » [4]. Le « branding » est un des concepts forts aujourd’hui des études marketing. Son exploitation dans d’autres domaines, prouve qu’il peut concerner aussi bien les destinations et les villes, que les produits et les services [5]. On peut parler d’une “commodification”[6].

6. CLOKE Paul, CRANG Philip, GOODWIN Mark “Introducing Human Geographies” Third Edition Routledge, (2013) 7. SORKIN, Michael “Variations on a Theme Park: The New American City and the End of Public Space”, New York: Hill and Wang, (1992) 8. IARAZABAL, Clara ‘‘Kitsch is Dead, Long Live Kitsch: The Production of Hyperkitsch in Las Vegas’’, Journal of Architectural and Planning Research 24, no. 3 (2007): 199-223. 9. KAWARATZIS, Mihalis,” From city marketing to city branding: Towards a theoretical framework for developing city brands, Place Branding” vol. 1, 1, p. 70 (2004) 10. http://www.gfk.co m/insights/pressrelease/paris-winsback-mostadmired-city-fromlondon/ (Notre traduction des paramètres)

“commodification”[6]. La ville serait en train d’être emballée et commercialisée par commodité, comme le serait une voiture ou une cigarette. Cette commodification implique, selon l’architecte Michael Sorkin (1948-) [7], la manipulation de ressources culturelles par la promotion d’un héritage et d’une histoire inventés ou réinventés afin d'attirer les investisseurs et les touristes. Sorkin soutient aussi, que le branding des villes postmodernes, comme Las Vegas et Dubaï, a créé, par le biais d’expériences historico-culturel dites réelles, ce que Jean Baudrillard a appelé des hyper-réalités. L’image urbaine est délibérément manipulée, à tel point que la commercialisation de ces mythes urbains transforme ces villes en lieux de spectacle et de performance. [8] Afin d' améliorer la médiation des métropoles, les décideurs vont s’emparer du concept marketing du « branding » et l’appliquer aux villes, mais aussi aux bâtiments : c’est le début de la tendance des « bâtiments icônes » et de « l’effet Bilbao ». Certains bâtiments “signatures” conçus par des architectes de renommée comme Zaha Hadid, Frank Ghery, Norman Foster et autres, ont un réel impact sur des villes qui cherchent à se faire un nom. Selon Mikhalis Kawaratzis[9,le branding des villes reposerait sur deux éléments; l’identité de la ville ainsi que la valeur des services et des produits de cette ville. Ces deux paramètres gèrent les critères de classement d’organismes tels que le Anholt-GfK, chargé d’enquêtes de mesures du degré d’attractivité de certains pays et villes dans le monde. Par exemple, les paramètres de classification des villes, selon le Anholt-GfK City Brand Index [10], reposent sur : la Présence (le statut de la ville sur la scène internationale), le Lieu (la ville comme cadre et support physique), les Prérequis (les exigences de bases tels que le transport, hébergement etc.), les Personnes (La convivialité, la diversité culturelle, la sécurité), la Vibration (activités et événements intéressants) et le Potentiel (les opportunités économiques et éducationnelles disponibles). Si la « marque déposée » d’une ville est bien construite, elle confère


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11. SAVAGE, Sam “Tokyo Earns Strong Image, Despite Earthquake and Tsunami, in 2011 Anholt-GfK Roper City Brands Index” Redorbit.com (published July 18, 2011) 12. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Storytell ing_(technique) 13. WEICK, Karl.E.”Sensemaki ng in organizations”.Tho usand Oaks,CA:Sage. (1995) p.127 (Notre traduction) 14. La théorie des organisations (Organizational theory) est une discipline qui étudie les organisations, aussi bien marchandes que non-marchandes, dans toutes leurs diversités (entreprise, hôpital, syndicat, association, administration, conventions, ...) https://fr.wikipedi a.org/wiki/Th%C3 %A9orie_des_orga nisations

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confère à celle-ci une place mondiale forte grâce à la « marque confiance » qu’elle peut instaurer dans les esprits. Les représentations associées à l’image de la marque sont essentiellement des représentations mentales, même si elles sont diffusées par des supports physiques. Les individus interagissent avec la personnalité de la marque et s’approprient sa représentation. Dès lors, le branding ne concerne plus des campagnes ponctuelles mais des stratégies de marquage cohérentes et continues, afin de prendre place dans l’imaginaire collectif et de construire une réputation solide. Certaines villes qui réussissent dans ce champ, se forgent une place inébranlable, comme Tokyo, qui a conservé sa position (10ème place) dans le classement Anholt-GfK City Brand Index 2011, même après le séisme et le tsunami de 2011 [11]. En continuant à puiser dans d’autres concepts pour assurer sa promotion commerciale, la ville finit aussi par recycler une pratique aujourd’hui courante dans les techniques stratégiques de communication?, à savoir « le Storytelling » (en français « la mise en récit » ou « l’accroche narrative » ou encore « la communication narrative »). Bien que la narration soit utilisée dans le branding des villes depuis longtemps, celle-ci connait une nouvelle forme avec la montée de la mondialisation. Le storytelling est une méthode de communication basée sur une structure qui tient des contes et des récits narratifs, pour renforcer l’adhésion publique à un discours. C’est une méthode utilisée dans les domaines de stratégies, de marketing et de communication. [12] "Les gens pensent narrativement plutôt que de manière argumentative ou paradigmatique "[13] , c’est ce qu’avance Karl Weick, un des théoriciens les plus renommés de « la théorie des organisations » [14] pour expliquer pourquoi une « véritable économie émotionnelle » est observée aujourd’hui [15]. Si le Storytelling fait son entrée parmi les techniques d’élaboration des discours sur les lieux pour les rendre plus attractifs, c’est parce que la narration permet aux consommateurs d’expérimenter des mythes

15. HILL, Dan “Emotionomics”, București, Publica. p.164 (2010) In: PRINZARU, Florina. “From Conjunctural Urban Storytelling To City Branding: An Empirical Model For Bucharest” MANAGEMENT RESEARCH AND PRACTICE Vol. 4 Issue 2 (2012) pp: 33-44 (Notre traduction)

16. HOLT, Douglas B. “What becomes an icon most?” Harvard Business Review (2003). p.44 (Notre traduction)

mythes puissants consciemment et inconsciemment. Les consommateurs préfèrent toujours des images de marques qui communiquent des messages et des histoires, dans lesquels ils s’identifient, et qui s’adressent davantage à leurs émotions, leurs vécus, leurs expériences et leurs attentes, qu’à leur raison. Ainsi, créer une bonne marque revient à fabriquer une mythologie au delà de la médiation des caractéristiques fonctionnelles du produit. Si les mythes aident les consommateurs à comprendre le monde, c’est parce que : « Les mythes donnent à voir des idéaux de vie, ils s’attaquent aux questions les plus vexantes de la vie. Et les icones sont des mythes encapsulés, leurs messages sont très forts parce qu’ils nous délivrent les mythes dans une forme tangible, plus accessible ” [16]. Les médias jouent aussi un rôle décisif dans le storytelling et le branding des villes. Par leur pouvoir à véhiculer « des sens », ils aident à diffuser les récits et à leur asseoir une notoriété et une crédibilité. Plus les mythes sont génériques, plus ils sont rapidement transmis et ingérés. Toutefois, même si le récit du branding est adressé à tous les individus, il reste particulièrement attaché à une compréhension et à une adoption de la part des habitants de sa ville en premier lieu. En effet, les habitants d’une ville sont les premiers à ancrer la « brand » au sein de l’opinion publique, si les métaphores profondes soulevées leur procurent une série d'émotions positives. L’opinion publique n’est pas le rassemblement d’opinions d’individus, mais le produit d’un débat. Elle commence effectivement avec l'individu mais les mécanismes de formation de l'opinion publique montrent la nécessité d'une histoire crédible qui peut être adoptée par la communauté entière. De ce fait, le branding de la ville devient un concept relié aux questions fondamentales de l'identité des communautés, et aux messages crédibles à la fois pour l'opinion locale que pour l’opinion étrangère.


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le storytelling, n’est pas obligé de mettre en scène des réalités. Il est libre d’explorer l’imaginaire, les fantasmes, et les réalités peu plausibles.

1.2. Dubaï : “Le syndrome de Shéhérazade ” « Dubaï permet de se vautrer dans le kitsch et l’ironie avec un plaisir contagieux » François Cusset

1. IARAZABAL Clara, HASHIM Alamira, BYRUM Greta « The Scheherazade syndrome: Fiction and Fact in Dubai’s quest to become a global city » (2010)

Aujourd’hui, la manipulation du storytelling comme moyen de branding urbain, trouve écho dans des mondes où la tradition du mythe est séculaire. Lorsque « l’Orient » contemporain fait son entrée dans la scène globale, celui-ci se prête aussi aux jeux des images de marque en recyclant une image séculaire de luimême basée sur le discours orientaliste. Cette image est nourrie depuis la première traduction du conte des Mille et une Nuits au XVIIIème siècle, par des contes comme celui de Shéhérazade, retraçant l’histoire d’un roi perse Shahryar, et de sa jeune femme Schéhérazade, qui essaie de lui raconter chaque soir des histoires sans fin. Le but de Schéhérazade étant de vivre plus longtemps que les anciennes épouses du sultan toutes tuées le lendemain de leurs noces pour se venger des femmes. Schéhérazade, fille du Vizir, élabore une stratégie afin de faire cesser le massacre. Aidée par ses grandes connaissances en arts et en sciences, en légendes et en histoires, Schéhérazade réussit chaque soir à laisser ses histoires en suspens. Le report perpétuel de la fin des récits met le sultan dans une situation d'attente, tout comme le sort de Schéhérazade dont l’exécution est reportée sans fin. Dans ce sens, le conte de « Shahrazade ‫ » شهرزاد‬peut servir de métaphore à la logique discursive du storytelling, dont la survie dépend d’une extension infinie et d’une narration perpétuelle [1]. De plus, exemple chez

2. DAVIS Mike, MONK B. Daniel « Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme » Ed. Les prairies ordinaires (2008)

Dans la région « Orientale », une ville émerge particulièrement comme un modèle usant du storytelling comme un outil de branding urbain par excellence : Dubai, protagoniste d’un modèle qui se développe depuis les dernières décennies au Moyen-Orient. La ville « des mille et une villes », « des paradis infernaux » [2], selon l’historien Mike Davis et Daniel Monk, manipulerait des mythes, de la légende d’une oasis exotique au désert, aux légendes néolibérales d’un développement d’un marché libre, techno-utopique dans lequel l’ingéniosité humaine défierait tous les obstacles. Dubaï illustre parfaitement le paradigme de l’« exotisme souverain », par son orientalisme mis en avant comme un projet « cosmopolite », dans lequel Occidentaux et Orientaux prennent part délibérément. Dubaï a réussi à se forger une brand, d’un royaume du désert arabique avec tout le paradoxe que cette image orientaliste représente. Aujourd’hui, ses récits urbains sont entrelacés comme les contes des Mille et Une Nuits. Ils permettent aux touristes ,le temps d'un voyage, de participer à l’histoire et de s’inventer des jeux de rôles dans le conte de Schéhérazade. Dubaï réussit, en l’espace d’une décennie, à recycler le mythe de Schéhérazade, et à le détourner en faveur d’une fiction urbaine, qui lui confère aujourd’hui sa place sur la scène internationale. Depuis la constitution de l’état fédéral des Emirats arabes unis en 1971, la région a été transformée par un développement rapide et entraînant. Cet état, formé de sept émirats, a pour capitale Abu Dhabi, bien que Dubaï soit la ville la plus connue de la fédération. Dubaï, la capitale de l’émirat éponyme qui compte plus de deux millions d’habitants (2012), se trouve au Sud-Est du Golfe persique. Avec Abu Dhabi, elle détient un pouvoir de véto sur les affaires nationales de la législature du pays. Pourtant, avant d’émerger comme une ville globale et un centre d’affaires du


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Fig. 1 Les deux îles artificielles de Dubaï, celle qui représente le palmier et l’autre le monde


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3. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Duba% C3%AF_(ville) 4. https://en.wikipedi a.org/wiki/Dubai 5. DIPAOLA, Anthony "Dubai gets 2% GDP from oil". Bloomberg (28 September 2010). 6. DAVIS Mike, MONK B. Daniel op. cit. p.66 7. Al Maktoum, ‘‘My Vision’’, p. 162. In: IARAZABAL Clara, HASHIM Alamira, BYRUM Greta « The Scheherazade syndrome: Fiction and Fact in Dubai’s quest to become a global city » (2010) [Notre traduction]

8. ELEISH Azza, ‘‘Imaginary Environments: Recent Trends in Dubai Residential Projects’’, Traditional Dwellings and Settlements Working Paper Series, No. 172 (2004): pp. 41-66. (Notre traduction)

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Moyen-Orient, Dubaï est depuis le XVIIIème siècle un village vivant essentiellement des revenus de la pêche, notamment celles des perles. [3] Bien que le pétrole ait été découvert en 1966 et que son exploitation ait commencé en 1971, c’est dans les années 1990 [4] que Dubaï a pu émerger réellement avec un développement urbain sans précèdent. En raison des réserves pétrolières limitées de l’émirat, la famille régnante « Al Maktoum », a très tôt pris conscience que l‘économie de l‘émirat ne pouvait plus seulement reposer sur ses réserves pour les années futures. Ainsi, Dubaï a rapidement aspiré à autre moyen de substitution pour assurer ses revenus dans le futur, avec sa transformation en un hub commercial au Moyen Orient. Moins de 5% des revenus de l’émirat aujourd’hui sont des revenus pétroliers. [5] Si le pétrole a servi le développement de Dubaï à ses débuts, c’est seulement comme un tremplin pour investir ses revenus dans la véritable richesse intarissable du pays : « le sable ». En mettant en œuvre son discours de « l’oasis du désert », Dubaï réussit à attirer des investisseurs dans d’autres secteurs ( dont le tourisme et la finance), qui génèrent aujourd’hui la quasi-totalité de ses revenus. [6] L’ascension fulgurante de Dubaï dans la scène internationale depuis les années 1990, ne pouvait être possible sans une figure comme le « Cheikh Mohammed Al Maktoum », ou le « Cheikh Mo », émir de Dubaï en fonction depuis 2006. Cet émir portant le rêve de son père (le "Cheikh Rachid", en fonction de 1958-1990), de voir Dubaï s'ériger au rang des villes principales du monde, a transformé cette partie du désert en « un circuit énorme dans lequel, l’élite des entreprises d’ingénierie transnationales et du commerce, est invitée à brancher des groupements high-tech, des zones de divertissement, des îles artificielles, et des villes à l’intérieur de villes » [7] « Une destination de la classe touriste mondiale, un centre financier international, un bonheur fiscal pour les opportunités d’investissements, un hub de fabrication et de négociation, et plus récemment une option résidentielle jjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjjj

9. IARAZABAL Clara, HASHIM Alamira, BYRUM Greta op. cit. p.218

10. IARAZABAL Clara, HASHIM Alamira, BYRUM Greta op. cit. p.218

11. DAVIS Mike, MONK B. Daniel op. cit p.63

cosmopolite » [8]. Tout ceci vaudra à Dubaï une modernisation instantanée, avec un développement urbain sans précédent en termes d’échelle et de diversité de projets. La stratégie du « Cheikh Mo » a permis d'attirer des investissements, grâce à l’allégement des procédures bureaucratiques et des taxes sur les investisseurs. De plus, le gouvernement s’est aussi chargé du développement des infrastructures, pour la création d’un climat propice au business. Le secteur privé, avantagé par ces mesures, avait la possibilité d’investir et de mettre en expérimentation de nouveaux projets néolibéraux. Les investisseurs jusqu’à récemment, estimaient qu’il y avait peu de risques en s’aventurant dans la région [9] : Dubaï était en passe de devenir un laboratoire expérimental des projets globaux du XXIème siècle. Avec une vision préétablie par le Cheikh, un ensemble de plans stratégiques (tels que le « Dubaï 2010 », le « Plan stratégique de Dubaï 2015 » etc.) avait inscrit définitivement Dubaï sur une voie : celle de l’intégration du marché et de l’économie globale, du développement de la connaissance sur l’économie, et le tressage d’un puissant réseau de business dans la région[10]. Dubaï est particulièrement connue pour son déploiement d’une architecture et d’un urbanisme spectaculaires et médiatisés. A ce propos, George Katodrytis écrit que : « Dubai est le prototype de la ville post-globale, dont la fonction est plutôt d’éveiller des désirs que de résoudre des problèmes. Si Rome était la « ville éternelle » et Manhattan l’apothéose de l’urbanisme hyperdense du XXème siècle, Dubaï peut être considérée comme le prototype émergent de la ville du XXIème siècle : une série de prothèses urbaines et d’oasis nomades, autant de villes isolées gagnant sur la terre et sur l’eau » [11]. Avec des projets tels que le luxueux hôtel Burj-Al-Arab, livré en 1998 en forme de voilier, en référence au passé halieutique de Dubaï, cette ville a lancé dès les années 1990, une série de projets-icônes qui figurent désormais sur ses cartes postales. L’archipel artificiel des Palm and World Islands, la Marina démesurée de Dubaï, l’énorme grand parc à thème Dubaïland,


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12. DAVIS Mike, MONK B. Daniel op. cit p.63

13. DAVIS Mike, MONK B. Daniel op. cit p.70 14. Emaar Properties Profile and Executives". Bloomberg. Retrieved 15 September 2014” Wikipédia

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ou encore le célèbre Burj Khalifa, la plus grande tour du monde qui sera bientôt détrônée par la Kingdom Tower de Djeddah en Arabie Saoudite, en sont quelques exemples. Avec ces projets, Dubaï a pu forger une image devenue son réel capital, comme le rapporte Mike Davis, par le biais d’un promoteur qui a confié au Financial Times : « Sans Burj Dubai, le Palmier ou l’Île-Monde, franchement, qui parlerait de Dubaï aujourd’hui ? Il ne s’agit pas simplement de projets extravagants, à prendre isolément. Tous ensemble, ils contribuent à construire une marque. » [12]. Toutefois, beaucoup de productions architecturales contemporaines à Dubaï sont considérées comme des nouvelles figures d’un orientalisme architectural réactualisé, tant la généralisation d’une architecture internationale à gabarits génériques, avec des interventions « orientales » pose la question des références typologiques et formelles de ces bâtiments, conçus pour la plupart par des architectes internationaux. Bien que cette quête de compétitivité à laquelle Dubaï aspire, ait été défiée par la crise économique mondiale des années 20072012, celle-ci a continué à bénéficier du « choix durable » des pays pétroliers voisins (Arabie Saoudite, Kowait, etc) à investir dans la région plutôt qu’à l’étranger. Ainsi, comme le mentionne Edward Chancellor, « à la différence du boom de la fin des années 1970, une part relativement réduite des surprofits pétroliers actuels a été directement investie aux Etats-Unis ou même injectée dans le système bancaire international. Cette fois, une bonne partie de l’argent du pétrole est restée sur place, et la frénésie spéculative se joue essentiellement sur la scène régionale » [13]. Par ailleurs, Les Émirats arabes Unies ont développé des entreprises immobilières locales reliées au gouvernement, comme « Emaar Properties » et « Nakheel Properties », deux sociétés principales du pays dans l’immobilier. Fondée en 1977, Emaar Properties opère nationalement et internationalement. L’entreprise enregistre en 2014 une présence sur 36 marchés , au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Asie pacifique, en Europe et en Amérique du Nord [14]. Mais l’investissement de la filiale

15. Propos reccueilli par Djamel Boussaa, ‘‘The Historic Districts of Dubai in the UAE: What Future in a Post Global World?’’, Traditional Dwellings and Settlements Working Paper Series, Vol. 173, 2004, pp. 25-58 (Notre traduction)

16. CUSSET, François “ DUPLI-CITE. Dubai ou le vain rêve de Mille et Une Villes » In : Catalogue de l’exposition « Dreamlands. Des parcs d’attractions aux cités du futur » Paris : Ed. du Centre Pompidou, 2010

17. DAVIS Mike, MONK B. Daniel op. cit p.62

18. https://fr.wikipedia. org/wiki/Duba%C3 %AF_(%C3%A9mirat ) 19. IARAZABAL Clara, HASHIM Alamira, BYRUM Greta op. cit.

Emaar à Dubaï reste conséquent, grâce à l’aspiration locale à « recréer une aura des temps anciens, qui attirerait certainement les touristes à Dubaï », comme l' exprime le directeur général de Emaar. [15] « Rêve d’une ville témoin, comme on le dit d’un appartement, rêve d’une ville se décrétant telle sans jamais l’avoir été, rêve d’un parc à thème sur le thème de la ville rêvée »[16], Dubaï n’est pourtant pas épargnée par les critiques. Deux personnes notables se dressent contre Dubaï : à savoir les historiens Daniel B.Monk et Mike Davis qui notent que Dubaï, ayant « beaucoup “appris de Las Vegas” (comme le recommande Venturi) » [17], représente une utopie capitaliste qui délaisse les vrais enjeux sociétaux d’une ville au profit d’une ostentation consumériste. Dubaï représente pour eux la manifestation d’une ville où le déséquilibre social et le développement non durable sont les mots d’ordre. En 2013, selon des chiffres officiels du Conseil national fédéral des Émirats arabes unis, seul 15% de la population Dubaïote représenterait des Emiratis, les 85% restant étant entièrement constitués d’étrangers (dont 76% sont indiens, pakistanais, et bangladais) [18]. Pourtant, seuls les émiratis ont le droit à la propriété des terrains, bien que les étrangers fortunés soient en mesure d’accéder à un droit à la propriété du bâti seulement. Ceci permet un contrôle des privilèges et maintient tous les individus dans une hiérarchie sociétale ferme. Les propriétaires des terrains sont à la tête de la pyramide de l’émirat, et ont accès aux meilleurs postes ainsi qu’à la meilleure éducation, tandis qu’une main d’œuvre ouvrière sous payée est recrutée généralement des pays d’Asie du sud pour travailler notamment dans les grands chantiers. Ces problèmes associés à d’autres, n’ont pas tardé à générer de nouvelles images relayées par les médias sur Dubaï largement dressées aujourd’hui à côté de l’image du « mythe Shéhérazadien » [19]. A cause du paradoxe du développement effréné de Dubaï qui cache une part d’exploitation inéquitable et non soutenable, l’image de marque de Dubaï est menacée avec de plus en plus de touristes montés contre Dubaï, ainsi que des corporations qui n’investissent plus aussi facilement qu’avant.


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1.3 La “Dubaïsation” de l’Afrique du Nord : export d’un modèle globalisant

1. RADOINE, Hassan «Modernity with Context. The North of Africa, a Mediterranean 'genius loci'» p.131 In: “Africa and Middle East - Atlas Architecture of the 21st Century” LUIS FERNANDEZGALIANO, Fundación BBVA, (2011) [Notre traduction]

Avec le Moyen-Orient, une autre région dite « Orientale » émerge depuis les années 2000 sur le marché international, par les forces de globalisation auxquelles elle est exposée : la région maghrébine. Par le fait qu’elle partage un lien historique, culturel et économique avec le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord représente un nouveau marché par excellence au moyenorientaux, désirant étendre leurs stratégies économiques et géopolitiques dans la région. De grands investisseurs du Golfe tels que « Emaar », « Dubaï Holding », « Boukhatir », « Al Maabar International Investments Company » et autres, seront amenés à travailler dans la région Nord-africaine ; sur des projets de « waterfronts », de marinas, de cités « high-tech » ou sportives, d' hôtels de luxe, de centres commerciaux, ou encore de résidences de haut standing. L’architecte docteur Hassan Redoine a écrit à ce propos, « qu’ironiquement, au lieu d’exporter à la région maghrébine, une architecture qui enrichie les liens historiques et culturels des deux entités, les états du Golfe sont en train d’exporter à la région du globalisme et du consumérisme. » [1]. Hassan Redoine propose ainsi d’appeler cette « simultanéité d’«arrivée » des investisseurs du Golfe dans les trois pays »[2], une « Dubaisation » de l’Afrique du Nord. Ces influences mondialistes participent à la montée de deux pratiques en Afrique du Nord,

2. BARTHEL, PierreArnaud « Faire du “grand projet” au Maghreb. : L’exemple des fronts d’eau (Casablanca et Tunis) » G´eocarrefour Revue de g´eographie de Lyon, Association des amis de la revue de g´eographie de Lyon, 2008, 83 (1), pp.25-34. 3. RADOINE, Hassan op. cit. p.133

4. “S.M. le Roi préside à Casablanca la signature de huit conventions 'investissement pour 9 milliards de dollars » Article, leMatin.ma (Article publié le 29 Mars 2006)

d’une part des pratiques qui adoptent le globalisme et accentuent les esthétiques technologiques et industrielles de sa production, et d’autre part des pratiques qui s'inscrivent dans un régionalisme non critique, en ranimant une image séculaire usée et inerte. Ces deux positions obligent tout architecte maghrébin, à se positionner par rapport à cette production, et au défi d’une régénération qui peut alimenter « mémoire et promesse » [3], la résistance de l’architecture Nord-Africaine face à un globalisme générique, observé à Dubaï, Beyrouth ou autres métropoles, étant en test. Si le début de cette tendance des projets urbains globaux au Maghreb est associé à la deuxième moitié des années 2000, c’est en raison d’une vague de signatures d’accords d’investissements dans la région qui ont été lancés avec les entreprises étrangères, notamment Emiratis. En effet, en Mars 2006 le Roi Mohamed VI a signé au Maroc « huit conventions d'investissement portant sur la réalisation de projets d'aménagement et de valorisation touristique et résidentielle, pour un montant global de près de neuf milliards de dollars US. Ces huit accords conclus entre l'Etat d'une part, et deux des plus importants opérateurs économiques des Emirats Arabes Unis, «Dubaï Holding» et «EMAAR» d'autre part, prévoient ces investissements sur dix ans, dans quatre des principaux pôles de développement économique du Royaume, à savoir Rabat (5,1 milliards de dollars US), Marrakech (2,4 milliards de dollars US), Casablanca (1 milliard de dollars US) et Tanger (0,65 milliard de dollars (US) » [4]. Toutefois, les gouvernements algérien et tunisien n’étaient pas en marge non plus des partenariats établis avec les investisseurs du Golfe en 2006. Le gouvernement algérien signe aussi en juillet 2006 des conventions avec le géant émirati « Emaar » pour des aménagements à Alger, tout comme le gouvernement tunisien signe en septembre 2006 avec le groupe émirati « Boukhatir » pour l’aménagement de la partie de « Tunis City Sport » au bord du Lac Nord, et « Dubaï Holding » en mars 2007 pour l’urbanisation


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180 Lieu

Projet

Rabat Rabat

Saphira (corniche) Amwaj (Vallée du Bouregreg) Station de ski

Oukaïm eden Marrak ech Tanger Casabla nca

Super ficie en ha

Investiss eur

Coût de l’IDE* en milliards de dollars 3.1 2

600

Emaar Dubaï Holding Emaar

140 et 600

Dubaï Holding

1

230 40

Emaar Dubaï Holding

0.65 1

Dubaï Holding Boukhati r Emaar En discussio n (2007) avec Dubaï En discussio n (2007) : Tunisie/ Qatar

22

MAROC 330 110

2 terrains (« Chrifya » et « route d’Ouarzazate ») Marina Marina

Tunis

Berges du Lac Sud

TUNISIE 830

Tunis

Berges du Lac Nord

250

Hergela Korbou s

Complexe touristique Complexe touristique

442 n.p.

Tunis

Marina Gammarth

n.p.

5. BARTHEL, PierreArnaud op. cit.

1.4

5 1.88 En discussion

En discussion

« Document n°3. Les IDE, base financière pour concrétise le montage de « mégaprojets » urbains au Maghreb (Sources : presses nationales marocaines et tunisiennes (dépouillement), conventions d’investissement signées en 2006) Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain » Tableau repris sur celui du livre « Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain » de Pierre-Robert Baduel. KARTHALA Editions, 2009. selon «

6. CATTEDRA, Raffaele, « Chapitre I. Les grands projets urbains à la conquête des périphéries », Les Cahiers d’EMAM, 19 | 2010, 58-72 7. CATTEDRA, Raffaele, op. cit. 8. Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) p.29 (Notre traduction)

de l’intégralité des berges du Lac Sud. [5] Les opérations lancées par des IDE (investissement direct étranger) au Maroc et en Tunisie en 2006 peuvent être résumé sur le tableau à droite. Bien que les projets urbains lancés concernent principalement les capitales maghrébines, Rabat, Tunis et Alger, au Maroc, d’autres grandes villes du pays, telles que Casablanca, Tanger ou Marrakech sont également mobilisées à côté de Rabat et de ses aménagements des berges du fleuve « Bouregreg », de sa corniche. Les programmes de tourisme, de loisirs, de villes nouvelles, d’infrastructures technologiques et autres mis en œuvre, s’inscrivent dans une vision de développement économique par le projet urbain. Cependant, si les appellations de ces programmes restent diverses, et peuvent passer de « super-projets », « mégaprojets », à des « projets royaux » ou autres, il n’en reste pas moins que toutes ces opérations se basent, pour la majorité d'entre elles, sur des mesures réglementaires spécifiques, parfois dérogatoires pour leur permettre de s’installer rapidement. Ces projets qui s’inscrivent dans « le registre de l’exception » [6], sont accompagnés de « mises à disposition de terrains, d' exonérations fiscales, des garanties sur les investissements parfois même l’accès aux crédits dispensés par les banques locales, ou encore du libre recours, par les promoteurs, aux experts et cabinets de conseil. » [7]. Majoritairement, ces projets sont tournés vers des logiques touristiques. Durant les dernières décennies, les gouvernements marocains avaient orienté leurs choix politiques vers le tourisme, pour « lier l’économie du pays au marché libre et au bloc libéral, au moment où d’autres pays africains optaient pour des états socialistes » [8].


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1. RIVET, Daniel "Exotisme et pénétration scientifique" : l'effort de découverte du Maroc par les Français au début du XXème siècle", in J-C. Vatin (éd.), Connaissances du Maghreb, Sciences sociales et colonisation, Paris CNRS. (1984) 2. Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) p.26

3. “Guide Bleu Maroc” première Edition Hachette Livres (1919) 4. Préface LYAUTEY, Hubert « Guide Bleu Maroc » op. cit. p.1

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l’héritage marocain, qui consacrerait la légitimité des pouvoirs du protectorat comme des instances protectrices des cultures locales. Ainsi, dès les années 1920, le résident général Lyautey avait lancé des campagnes pour le développement d’un tourisme à grande échelle au Maroc. Un Comité Central du Tourisme (CCT) avait été créé en 1918. Des circuits touristiques essentiellement pour élites, par des agences de voyages locales ou de la métropole, dans les zones sous contrôle de l’administration française étaient établis . En témoigne le circuit touristique de trois semaines organisé à partir de 1920 : de Bordeaux, à Casablanca, puis à El Jadida, Marrakech, Meknès, Fès, Oujda et Oran, et enfin à Alger (fig.1). En parallèle, un développement de tourisme balnéaire plus limité était en cours, notamment avec des stations à côté de plaines sur la zone française (Oualidia, Moulay Bouselhem etc) ou à côté de grandes villes (comme les plages au sud de Rabat ou au Nord de Mohammedia, qui gardent à ce jour leurs noms français hérités de cette époque : sable d'or, val d'or, Manesmann etc).

1.4 Le Maroc : Du tourisme de masse au tourisme culturel

Selon l’historien Daniel Rivet, la pratique touristique au Maroc remonterait à la fin du XIXème siècle, quand le regard Orientaliste changeait son focus des villes comme le Caire et Shanghai pour se porter sur le Maroc [1]. Les pionniers de cette pratique touristique du XIXème siècle au Maroc, seraient les peintres, les écrivains, et les missionnaires orientalistes en voyage, qui auraient participé à l’élaboration d'une première carte européenne des « ressources » potentielles touristiques du pays [2]. A partir de la fin du XIXème, des affiches publicitaires et des guides touristiques de la région ont commencé à apparaitre comme : le guide de M. de Kerce écrit en 1889, et « le Guide Bleu : Maroc » de Hachette publié en 1919 [3]. Les autorités du protectorat français ont encouragé ces initiatives comme le démontre Hubert Lyautey, le résident général qui notait dans sa préface du Guide Bleu marocain que celui-ci fournissait une occasion exceptionnelle de faire connaître un pays destiné à être une référence en matière de tourisme. [4] Si Lyautey voulait inscrire le Maroc dans un futur touristique, c’était essentiellement pour deux raisons: La première était celle que le tourisme, pouvait aider le public européen (principalement métropolitain français) à se familiariser avec le Maroc, tandis que la deuxième raison, était celle de la valorisation patrimoniale de

5. SAID, Edward – « L’Orientalisme, L’orient créé par l’occident », Paris : Edition Seuil. (1980) texte original publiée en 1978 p.350

En 1937, après deux décennies de développement de pratiques touristiques sur le territoire, l’office chérifien du tourisme est créé pour remplacer le CCT (Comité Central du Tourisme), avec un but de gérer et de promouvoir les structures touristiques au Maroc. Cet organisme fermé durant la Seconde Guerre Mondiale à cause de la baisse de son activité, fut remplacé, en 1946, par l’ONMT (l’Office National Marocain du Tourisme), un des acteurs principaux du secteur touristique du pays et qui existe à ce jour au Maroc. Avec l’indépendance du pays en 1956, le Maroc est un pays au début de sa vocation touristique, notamment avec les structures établies depuis quatre décennies par le pouvoir du protectorat. Le Maroc est aussi un pays dont les instances du protectorat ont énoncé, aux yeux des touristes européens, « le potentiel exotique du lieu », qui subsiste à ce jour dans les stratégies visant les touristes en masse. Cette image Orientaliste endossée et perpétuée dans le secteur touristique, confirme ce que Edward Said [5] disait à propos de l’orientalisme contemporain, que l’Orient contemporain participait à sa propre orientalisation.


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Fig. 1: « Embarquez vous à BORDEAUX pour aller au MAROCTERRE de L’ISLAM » Les affiches orientalistes du Maroc (1906-1956)

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186 Fig. 2: Affiche de l’Office National Marocain de Tourisme en 1964

6. Le Maroc est le troisième producteur mondial de phosphates avec ses 26,40 millions de tonnes produites en 2013 soit 12 % du total de la production mondiale estimée à 220 millions de tonnes derrière la Chine le premier producteur mondial (100 millions de tonnes) et les États-Unis (27,10 millions de tonnes), le phosphate étant une ressource minière nécessaire à la fabrication d'engrais et dont les cours avaient fortement augmentés avant la crise mondiale de 2008 pour atteindre 400 dollars la tonne quand cette ressource constituait presque 5 % du PIB marocain. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Maroc (Points forts et Points faibles) 7. NAIMI, Abdessamad « 1983, quand le Maroc se retrouvait en cessation de paiement » HuffPost Maroc (Article publié le 28/02/2017)

En 1964, un tournant majeur dans le secteur touristique au Maroc est observé, avec l’officialisation d’une situation courante depuis le début du XXème siècle. Un groupe d’experts de la Banque Mondiale (BM) en visite, conseille au Maroc de recentrer son développement économique sur le secteur touristique, et d’abandonner la vocation industrielle au profit du tourisme, capable d’attirer rapidement plus d’investissements étrangers et de générer de l’emploi, comme en Espagne, où les retombées financières du secteur ont permis de réinvestir dans d’autres domaines (agriculture, industrie etc.). Ainsi, le plan de développement quinquennal couvrant la période 1965-1972 du Maroc consacre l’abandon de la vocation industrielle du pays. Le tourisme devient le deuxième secteur important économique du pays, après le secteur agricole, avec un gouvernement qui prend part dans la gestion et la promotion touristique. Des mesures d’encouragement mises en place pour attirer les investissements privés, comme les exonérations fiscales, les crédits à taux réduits etc, permettent le lancement de plans de développement pour le tourisme sur une grande échelle, bien que les années 1980 et les années 1990 consolident davantage le début d’une période mature du tourisme au Maroc. Avec le choc pétrolier de 1973, la chute des prix du phosphate[6] en 1976-1978 -qui prélude la crise économique de 1983 au Maroc-, l’économie du pays est très affectée, poussant l’état à se retirer partiellement du secteur touristique. Dès septembre 1983, le Maroc entre dans une phase de mesures de redressement présentées par le Fond Monétaire International (FMI), sous forme de « plan d'ajustement structurel », comme la seule issue envisageable. Ce plan implique un désengagement de l’état progressivement en faveur du privé qui commence à se renforcer. [7] Il va falloir attendre les années 2000 pour que le secteur de tourisme connaisse un véritable élan, après l’échec de toutes


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stratégies visant à lancer un tourisme en masse depuis l’indépendance à cause du contexte marocain en crise. L’année 2001 est généralement admise comme l’année du tournant majeur dans les politiques touristiques, avec le plan 2010 « nouvelle vision », portant des objectifs ambitieux :

8. Pau Obrador Pons op. cit. p.32 (Notre traduction)

9. « Tourisme : le Maroc se maintient » Lefigaro.fr (Article publié le 28/08/2011)

10. Pau Obrador Pons op. cit. pp.32-33 (Notre traduction)

•Pouvoir atteindre le chiffre de 10 million de touristes en 2010 ; •Accroitre la capacité des établissements touristiques pour atteindre 230 000 lits ; •Drainer des investissements à hauteur de 9 millions d’euros ; •Créer 600 000 emplois ; •Augmenter la contribution des revenus touristiques au PIB jusqu’à 20% (contre 8.5% en 2000). [8] Cette stratégie a porté ses fruits en 2010, puisque le Maroc a enregistré 9,3 million d’entrées de touristes (contre 2,4 millions en 2000), comme l’explique en 2011 le ministre de tourisme Yassir Znagui « En dix ans, nous avons plus que doublé le nombre d'arrivées de touristes, avec 9,3 millions d'entrées en 2010 (ndlr: y compris les Marocains résidant à l'étranger qui représentent 40% du total)". [9] Cette vision du tourisme pour l’année 2010, a permis au Maroc en 10 ans de s’attaquer aux insuffisances qui plombaient le secteur et de s’attaquer à des chantiers tels que, « le manque antérieur des connections aériennes, la faible disponibilité des facilités de transport, la pauvre qualité de l’offre hôtelière, le harcèlement des touristes dans certaines destinations, la forte dépendance du tourisme au secteur public, et surtout, à la « brand image » qui manquait de force, manquant d’attirer les masses ». [10] Ces mesures et ces chiffres sont surtout, couplés au montage d’une véritable « tradition du Maroc » comme une destination touristique dans l’imaginaire européen. Pour renforcer cette position, les politiques marocaines de tourisme ne tardent pas à basculer progressivement à « un tourisme culturel », observé simultanément dans la région méditerranéenne. De nouvelles stratégies de marketing et de

11. Pau Obrador Pons op. cit. p.32 (Notre traduction)

simultanément dans la région méditerranéenne. De nouvelles stratégies de marketing et de promotion d’une nouvelle « brand » pour le tourisme marocain sont établies, et la valorisation des ressources naturelles et culturelles devient au cœur des discours aussi, notamment le discours royal, appelant à une nouvelle manière d’aborder le tourisme comme l’explique le roi: « Au-delà d’une activité économique de grande importance, [le tourisme] est aussi la culture et l’art de communiquer à l’Autre. Dans cette perspective, son développement nécessite une gestion prudente de nos ressources naturelles[..] mais aussi de l’héritage de notre civilisation millénaire et notre culture, connue pour sa tradition et son hospitalité » [11]


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1. Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) pp.38-40 (Notre traduction) 2. MINCA, Claudia et BORGHI, Rachele « Restaging Colonialism for the Masses » In Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) 3. BORGHI, Rachele « Geografia, Postcolonialismo e Costruzione delle Identità: Una lettura dello Spazio Urbano di Marrakech. » Edition Unicopli, Milan (2008)

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1.5 Marrakech : « L’effet Marra-Kitsch »

L’un des modèles les plus tangibles et les plus poussés matérialisant l’importation du modèle Dubaïen en terme de city branding reste la ville de Marrakech, qui a été dès le début des années 2000 une cible particulièrement convoitée par les investisseurs émiratis : En 2003, la ville occupait déjà la place de leader en tourisme à l’échelle nationale, assurant près de 30% des revenus de tourisme étranger, et comptabilisant pas moins du quart des arrivées de touristes. L’accroissement vertigineux de ces chiffres permettra à la ville d’atteindre les 50% du nombre de touristes à l’échelle nationale en 2007[1], en grande partie grâce à deux facteurs : la vague d’investissement dans le milieu hôtelier qui a significativement renforcé la capacité d’accueil de la ville, et l’inauguration de l’aéroport internationale de Marrakech, point d’accès important au pays, qui occupera rapidement la deuxième place en terme de trafic aérien après celui de Casablanca. Comptant bien tirer profit de l’engouement qui entoure subitement la ville, le gouvernement marocain lance en 2004 un projet de restructuration urbaine dans le but d’injecter cette « vocation culturelle de la ville » [2] [3] [4] dans les espaces phares de la ville, afin d’en faire des expositions grandeur nature destinées à mettre en exergue la composition complexe de

4. BORGHI, Rachele « La mise en scène de la ville: regard sur l’espace urbain de Marrakech coloniale et postcoloniale» In MAAROUF, Nadir « Le fait colonial au Maghrèb » Edition L’Harmattan, Paris (2008) 5. FILALI, J « Pour un environnement prophylactique » Edition Marrakech Informations (2000) 6. EL FAIZ, Mohammed « Marrakech, Patrimoine en péril » Edition Acte Sud et Eddif, Paris et Rabat (2002)

l’identité marocaine ; haut lieu de rencontres cordiales entre les touristes et la matérialisation des idées orientalisantes préconçues à propos du Maroc, scénographie urbaine de l’image « séductrice » de Marrakech. La ville est alors mise en avant comme étant le produit marocain par excellence, marque déposée internationale pour l’ensemble du pays. Cela explique également l’accent mis par les autorités marocaines récemment sur le patrimoine vivant du pays, présenté comme héritage unique à conserver. Elles adoptent une double visée : améliorer l’image du pays à l’étranger, mais aussi identifier une localité clé où même les marocains peuvent observer les symboles internationalement célébrés de leur passé glorieux et de la fascinante culture du pays [5]. Au sein de Marrakech, le mode de vie doit être protégé [6] et exposé : c’est un produit dont la mise en valeur est basée sur la possibilité d’établir un contact réel avec la population et la culture locales. La ville est présentée et perçue comme embaumée d’histoire, riche en témoignages matériaux monumentaux du passé glorieux du pays. Sa place à la renommée mondiale, est une métaphore d’icone urbaine, un pont entre le passé et le présent, l’endroit où la tradition marocaine rencontre la modernité de façon spectaculaire. Cette stratégie marketing et la croissance démesurée du tourisme de masse qui en résulte sont devenus naturellement l’objet d’une vive controverse à l’échelle nationale. On peut notamment citer l’écrivain marocain Abdelhak Serhane, qui évoque de multiples façons l’accent mis pendant la création du nouveau produit Maroc sur « l’enchantement des sens » si souvent évoqué dans la littérature touristique et les représentations lourdement orientalisées (et souvent féminisées). On évoque particulièrement sa poignante comparaison de ces méthodes de représentation de la ville ocre à un exorcisme facile exercé par une belle-de-nuit sur les touristes: « Ils l’ont habillée et maquillée comme une fille de joie […] les touristes, se bousculant pour la clamer, le font dans un


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12 Fig. 1: Terminal 2 de l’aéroport de Marrakech (Featured in arch2o magazine, photo by Vasil Mann)

7. SERHANE, Abdelhak, cité In Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) p.41 8. RADOINE, Hassan « Modernity with Context The North of Africa, a Mediterranean 'genius loci' » In FERNANDOGALIANO, Louis “ATLAS, Architectures of the 21st Century, Africa and Middle East” Fondation BBVA (2011) pp. 132-133

9. https://www.yabil adi.com/articlesociete-3621.html 10. http://www.archimag.com/marrak ech.php 11. TOUZANI, Loubna « Terminal 2 De L’aéroport De Marrakech » Amush (Publication : 16/11/2009)

délirium machinal. La ville des rois est désormais réduite à une vulgaire carte postale […] Marrakech El Bahja [Marrakech royale] est devenue Marrakech el hamra [Marrakech la rouge]. Rouge de honte couverte par la poudre des mensonges et des artifices […] Jamaa El Fna maquillé d’un épais trait d’eye-liner et de rouge à lèvres rouge, s’enivre chaque nuit au son de la musique résonnant de sa tombe, et se réveille tous les matins une madame détruite et troublée par ses rides et rêves échoués » [7]. Sur un autre registre, Dr.Hassan Radoine, considère que l’Afrique du Nord, en tant que « cour arrière d’un marché de l’immobilier saturé » [8] , connaissant un flux particulièrement important d’européens et d’américains y cherchant non plus le tourisme mais le foyer, a vu sa « résistance aux formes mondialisées » considérablement s’affaiblir . L’architecture vernaculaire ayant en effet le mérite de créer une coalition synergique entre l’architecture et son contexte, peut en revers de médaille induire à une utilisation de formes dites « locales » dans un but de folklorisation, dont le produit devient une pléthore de formes exotiques dont l’unique but est de produire un spectacle visuellement exotique. L’une des œuvres qui sans nul doute nous permettra d’étudier cela de façon plus concrète est le deuxième terminal de l’aéroport de Marrakech. (fig.1) La construction qui, de loin, a l’allure parfaitement libérée de tout attachement aux fameuses « formes locales », avec sa façade alvéolée recouverte d’aluminium blanc, est pourtant selon le magazine Travel and Leisure « l’exemple de la réussite du mariage entre l’architecture islamique traditionnelle et l’architecture moderne ». [9] En effet, une simple observation plus en détail nous permet de constater que le vitrage est recouvert de « motifs ornementaux sérigraphiés stylisés » [10]. La transition vers l’intérieur ne fait que confirmer cette volonté de « marier » formes locales et contemporanéité, puisque le design intérieur a été conçu « selon les traditions les plus pures et ancienne marocaines » [11]: on retrouve une composition de matériaux et de techniques d’ornementation des plus éclectiques, mêlant « tissus typiques de la région », lustrerie traditionnelle en fer forgé et coins de repos avec coussins et tables basses. Les idées maitresses à l’origine de cette œuvre architecturale, étaient de « donner au monde une vision


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12. https://fr.wikiarquite ctura.com/b%C3% A2timent/aeroportmarrakechmenaraagrandissement/ Fig. 2: Le dernier terminal 3 de l’aéroport de Marrakech, ouvert en 2017 Fig. 2: Elevations du terminal 2

13. RADOINE, Hassan « Modernity with Context The North of Africa, a Mediterranean 'genius loci' » In FERNANDOGALIANO, Louis “ATLAS, Architectures of the 21st Century, Africa and Middle East” Fondation BBVA (2011) pp. 132-133

14. Pau Obrador Pons « Cultures of Mass Tourism: Doing the Mediterranean in the Age of Banal Mobilities” Routledge, (2016) pp.38-45 (Notre traduction)

contemporaine de l’architecture marocaine, sans pour autant négliger les traditions » et ce « grâce à des matériaux et des techniques du passé et du présent » [12]. Le magazine T&L cité plus tôt a classé l’aéroport parmi les 13 plus beaux au monde, aux côtés avec celui de Denver, de Hong Kong ou encore le terminal de JFK de New York. Dr. Hassan Radoine accuse l’utilisation des motifs ornementaux « islamiques », ainsi que l’installation traditionnelle marocaine sous forme de bazaar à l’intérieur du terminal, d’avoir pour but la création d’ « un spectacle folklorique transcendant l’architecture » [13]. Loin des concepts d’architectes et des directives gouvernementales, une autre manifestation tout aussi frappante de la mise en scène culturelle dans la ville de Marrakech réside dans ses fameux riads. Espaces restés longtemps à l’abri de l’intrusion, grâce au double facteur la configuration urbaine de la médina et de la logique d’organisation spatiale des logements, ils ne seront pas épargnés par la vague d’orientalisation qui s’est abattue sur la ville. A partir des années 1970, au moment où la distinction entre l’entité de la médina et celle du nouveau quartier de Guéliz planait encore lourdement, les riads ont réussi à charmer des étrangers, majoritairement artistes ou écrivains, à la recherche de l’exotisme conforme à leurs idées préconçues. Pendant ce temps, la structure sociale des habitants de la médina subissait une mutation majeure : Les familles marrakchies riches souhaitant profiter du confort des maisons modernes abandonnaient leurs logements au sein de la médina, la laissant devant une majorité de population pauvre, en grande partie autochtone. Cela induira inévitablement une détérioration de l’environnement bâti, et une précipitation considérable du processus d’inversion de la population dans la médina de Marrakech, vu l’accessibilité des riads pour une grande population (retraités, vacanciers, artistes…), cherchant un décor de fond détaché du monde réel. La ville ne sera depuis plus vue qu’à travers des riads remodelés ouverts à la location des étrangers, par des étrangers. Un regret formulé par un informant marocain comme ceci : « Allez sur google, le premier résultat pour Marrakech est la location des riads, comme si toute l’histoire de la ville était encapsulée dans un séjour au sein d’un riad converti en maison d’hôtes ». [14]


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“ Il reste que par ses insignes une société se déchiffre, tout comme un langage se lit par la médiation des lettres ou des caractères. Si, pour circuler dans la médina, nous exigeons les noms des rues, ne tirons point de leur absence la conclusion sommaire d’un goût pervers du labyrinthe ou d’une indifférence au chaos. L’Arabe a, lui, d’autres repères et n’est pas bien loin de penser –dût en souffrir notre complexe de supériorité- quand il nous voit nous égarer, ce que nous pensons, nous, de l’illettré » Jean Gagnepain, Du vouloir-dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines.

2. Manifestes des Simulacres : figure urbaine de « La Médina » 2.1 Le modèle urbain de la Médina revient aux songes

Fig,1 (en haut) Pavillon du Maroc à l’Expo de Milan 2015. Architectes Tarik OULAALOU+ Linna CHOI

Fig,2 (en bas) Faculté Polydisciplinaire de Taroudant – Architectes: Dris KETTANI- Mohamed Amine SIANA – Saad El KABBAJ

Entre les vagues de globalisation se répandant au Maroc, et les recherches louables en architecture de nouvelles formes locales, par des architectes marocains contemporains tels que OUALALOU Tarik (fig.1), NAJI Salima, SOUSSAN Myriam, CHAOUNI Aziza ou encore l’équipe KETTANI Driss/SIANA Mohammed Amine/EL KABBAJ Saad (fig.2), le recyclage des anciennes formes urbaines et architecturales persiste. Notablement, l’organisation vernaculaire de la « Médina » s’impose en pratique comme aux songes en représentant la forme arabo-musulmane de référence. Cette forme urbaine séculaire, est érigée aujourd’hui comme un modèle à comprendre pour construire la nouvelle ville maghrébine du vingt-et-unième siècle. Toutefois, l’expérimentation sur l’espace médinal remonterait au XVIIIème siècle : Bien avant l’expérience de Laprade au début du XXème siècle avec sa néo médina des Habous à Casablanca, l’architecte mathématicien Théodore Cornut, aurait été le premier à avoir exploré cette forme au Maroc.


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Fig.3: Médina d’Essaouira - Plan de Cornut au XVIIIème Fig.2 : Médina d’Essaouira aujourd’hui – Vue satellite (Dr Hassan Redoine op. cit.)

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1. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Th%C3 %A9odore_Cornut p. 111 (1997)

2. REDOINE, Hassan « La médina, évolution d’une typologie urbaine – Medina : evolution of an urban typolgy » pp.105-107 In : SABBAH, Catherine « Maroc, quête d’architectures » dossier spécial enquête Maroc, (AA’ numéro 408 de septembre 2015) p. 111 (1997)

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Le sultan en trône en 1765, [1] Mohammed III, avait fait appel à ses connaissances pour construire une ville portuaire sur l’ancienne cité portugaise Mogador au Maroc. Cornut avait dessiné les plans de ce qui allait devenir la ville d’Essaouira. (fig. 3) Celle-ci grâce à Cornut, a la particularité d’avoir des tracés urbains modernes rectilignes, et la particularité d’être dressée selon le plan d’un rectangle avec 4 entrées. De plus, Cornut avait expérimenté l’extériorisation d’ouvertures larges à l’européenne sur les façades pour la première fois, tout en gardant le plan introverti à patio des maisons types. Cette médina d’« Es-saouira » -signifiant « la bien Dessinée »- était créée sur le modèle de la ville portuaire de Saint Malo, avec son plan quadrilatère. Cette médina est la première forme d’une opération de modernisation sur un tissu médinal au Maroc. Deux siècles après, la recherche sur ces formes et leurs restaurations commence à partir des années 1980. Depuis, la médina est devenue une forme prisée des rhétoriques architecturales qui s’intéressent aux débats sur la « modernité/tradition ». Selon l’architecte docteur Hassan Redoine, on assiste aujourd’hui à des formes médinales qui « oscillent entre projets de restauration et de reproduction nostalgique » [2] qu’elles soient destinées à un public étranger ou à un public local. Dr. Redoine résume les pratiques contemporaines au Maroc explorant ce modèle en cinq tendances: 1- Une tendance de « restauration et de réadaptation » : Axée sur la restauration de bâtiments historiques individuels, cette tendance est caractérisée par une attention portée aux savoir faires locaux et à l’artisanat, qui sont au cœur de l’expérimentation. En s’appropriant les programmes de bâtiments désuets tels que des caravansérails pour ranimer un artisanat local, tout un quartier devient redynamisé. C’est le cas du « Foundouk » (« caravansérail ») des Nejjarine de Fès en 1990 devenu aujourd’hui un musée des arts et métiers du bois. [fig. 6] 2- Une tendance de « mise à niveau innovante » : il s’agit

3. LESAGE Denis, "La modernité ressuscitée : le futur des médinas", RIVE, été 1997, n°3,

d’interventions ciblées sur le tissu médinal pour en améliorer les trames et la durabilité. Cette tendance s’inscrit dans le courant de la réhabilitation physique des anciens tissus taudifiés. Avec l’installation rapide de l’industrie et de la modernisation des villes marocaines au début du XXème siècle, un déséquilibre s’opère entre la population des villes et des campagnes avec l’exode rural. En arrivant à la ville, cette nouvelle population s’installe dans les médinas en premier. Une surpopulation de ces tissus dont la capacité d’accueil est vite atteinte s’opère. Des maisons individuelles qui abritaient jusqu’alors une famille, se transforment en maisons collectives où des familles louent par chambre. De plus, ce passage de la population rurale à la ville dans les médinas, est favorisé dès les années d’indépendance, par le dépeuplement des maisons médinales par les premières familles citadines. Les héritiers de ces familles délaissant les médinas parce qu’elles ne représentaient plus la modernité pour eux, laissent des maisons désaffectées où cette nouvelle population trouve place. [3] Ainsi, la tendance de mise à niveau innovante des médinas taudifiées actuellement, est illustrée chez Dr.Redoine par le projet de la place de Lalla Yeddouna à Fès. (fig. 4) Ce projet qui a permis l’amélioration des infrastructures artisanales, des conditions de travail et de la qualité de production, a été lancé suite à un concours international [fig], gagné par l’équipe londonienne de Mossessian & partners, associée à l’architecte casablancais Yassir Khalil Studio. 3- Une tendance « d’architecture générative ou reproductive » : C’est une tendance qui reprend les typologies médinales, soit dans un but d’expérimentation des enseignements et des principes socio culturels de la médina, pour l’appliquer à de nouveaux contextes. Soit pour les appliquer dans des projets, qui finalement virent au mimétisme et au pastiche. Rares sont les projets qui atteignent la première ambition. Hassan Redouane donne exemple du projet de l’agence d’architecture KILO Architecture de la médina de Taghazout à Agadir en 2014, (fig. 5) qui essaie de réinterpréter « la compacité de la médina pour


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Fig. 4 : Proposition de l’équipe gagnante à l’intervention de la place Lalla Yedouna à la médina de Fès,

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4. Vor chapitre suivant

concevoir un ensemble aux multiples strates » bien qu’il s’agisse d’un projet touristique. Dr. Redoine cite aussi l’exemple de la kasbah de Tamesna en 2005[4] , projet moins abouti mais qui a la particularité d’être un produit destiné à un public local.

5. Voir chapitre suivant

4- Une tendance d’une architecture dite « fantaisiste et romantique »: cette pratique retient de la médina l’élément symbolique qu’elle exagère, pour créer un royaume de fantasmes orientalistes, plus oriental que le vrai Orient. C’est une pratique très explorée dans des architectures à destination touristique, comme la « Médina Mediterranea » de la station balnéaire Yasmine Hammamet en Tunisie. [5]

Fig 5 : La médina de Taghazout par l’agence KILO Architectures Fig. 6 : Restauration du caravansérail des Nejjarine pour le transformer en musée

5- Une tendance « futuriste de la médina parc à thème » : Tendance à la mode, elle prend modèle sur les projets des parcs à thèmes orientaux populaires à Dubaï. Cette tendance trouve un écho au Maroc parce qu’elle s’inscrit dans la tradition cinématographique du pays, notamment avec la ville de Ouarzazate, considérée comme l’un des sites favoris des réalisateurs hollywoodiens. Lawrence d’Arabie, Kingdom Of Heaven, Gladiator, Prince of Persia et autres, ont tous été tournés dans la région grâce aux paysages et à la lumière de Ouarzazate, pour filmer des scènes dans un cadre « Oriental ». A ce sujet, Dr. Redoine donne l’exemple du « Ksar (« village fortifié») de Ait-benHaddou », patrimoine mondial de l’UNESCO, où a été tourné en 2012 la troisième saison de la série Game of Thrones (« le Trône de fer »). (fig. 7) Pour le tournage de la série, la scénographie orientaliste du Ksar est accentuée. Ce genre de projets destinés à être éphémères, finit par donner des idées qui se transforment pour certaines en de véritables projets pour le divertissement à grande échelle. L’exemple le plus notable est le projet imaginé du « Morocco Film City (MFC) », un projet d’un gigantesque parc à thème à Marrakech, (fig. 8) axé sur le monde du cinéma comme les studios Universal de Hollywood. Au programme : des complexes hôteliers, des restaurants, des


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Fig. 7 : Tournage de la série « Games of Thrones » (le trône de Fer à la kasbah d’Ait BenHaddou

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magasins, des parcours de golf, des villas et des appartements, des studios pour film et des grands jardins sont prévus. Le nom de « médina » est donné à plusieurs bâtiments du parc à thème dont les hôtels, les spas et le centre commercial. Cette tendance avec celle de l’architecture dite fantaisiste et romantique, représente une recherche qui occulte les vraies expérimentations sur les formes authentiques médinales, par le recours à l’exotisme facile du mythe. Pour illustrer certaines tendances citées, deux études de cas de projets qui reprennent la rhétorique patrimoniale pour la construction de médinas, sont abordées dans les chapitres à suivre. Axées sur les tendances mimétiques et fantaisistes, les études de cas explorées portent sur la création ex-nihilo de médinas tels que la médina de Hammamet Yasmine en Tunisie (destinée aux touristes), la kasbah de Tamesna au Maroc (destinées aux locaux).

Fig. 8 : le “Morocco Film City (MFC)” imaginé à Marrakech selon le concept d’une medina à thème


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2.2. La Médina-Simulacre pour « l’Autre » : La tendance fantaisiste de la « médina à thème », avec « La médina de Hammamet Yasmine » en Tunisie

1. BARTHEL, PierreArnaud « Enchanter les touristes en médina : mises en scène et construction de lieux « orientalisants ». Les cas de Tunis et de Yasmine Hammamet » Communication au congrès de l’AFEMAM – 2 juillet 2004 – Atelier n°4 « Enchantement, réenchantement du monde ? Représentations, mise en scène, pratiques et construction des territoires » Coordonné par Frédérique BRUYAS et Gaëlle GILLOT - p.1

2. HELLAL, Mohamed « Le complexe Yasmine : un projet culturel et de loisirs au sein de la station touristique de YasmineHammamet (Tunisie) », Insaniyat / [ ‫إنسانيات‬En ligne], 42 | 2008, mis en ligne le 30 septembre 2012, consulté le 15 juin 2017. URL : http://insaniyat.revu es.org/6709 3. BARTHEL, PierreArnaud op. cit. p.1

Dans la catégorie des reproductions ex-nihlo des médinas pour un but commercial et touristique, le projet de la « Médina Méditerranéa » en Tunisie à « Yasmine Hammamet » (cité balnéaire) est un projet intéressant à explorer. Celui-ci représente un des premiers du genre, à déployer en Afrique du Nord la rhétorique orientaliste avec des nouvelles médinas construites entièrement. Cette tendance se développe aussi au Maroc. Cependant, l’exploration de ce projet en Tunisie sert davantage notre propos en raison du marketing poussé, qui a été développé avec le mythe (« littéraire » et picturale) par le promoteur bien avant l’ouverture du projet l’été 2004. Le tourisme en médina, est une tendance touristique prisée depuis le passage du bassin méditerranéen, d’un tourisme littoral balnéaire à un tourisme culturel, comme l’explique le géographe Pierre-Arnaud Barthel : « Tunis, Sousse, Kairouan, autant de villes tunisiennes dont le tourisme en médina apparaît plus que jamais comme une alternative au tourisme littoral. A l'heure où la politique touristique mise sur la diversification de

4. BARTHEL, PierreArnaud op. cit. p.4

l'offre, après des décennies où le "tout-balnéaire" avait été privilégié sur les côtes du pays, la médina est devenue, aux yeux des pouvoirs publics et des professionnels du tourisme, l'espace patrimonial par excellence, paré de toutes les vertus pour y développer un tourisme de consommation culturelle. » [1] Dans ce sens, la « Médina Méditerranéa » est un complexe touristique, résidentiel, culturel et commercial lancé avec la vague des transitions touristiques en Tunisie. Ce projet est construit à la station balnéaire de Yasmine Hammamet, considérée avant l’installation du projet peu « authentique » pour du tourisme culturel. La construction de la médina à la station balnéaire, a pour but de combler « les lacunes (en services, en commerces, en « culture ») » [2] de Yasmine Hammamet, station érigée sur un terrain vide et délaissé à ses débuts. Cet engouement pour la forme médinale, au sein des pratiques touristiques remontant aux années 1980, est accompagné aussi d’une réactualisation sur le plan « idéel », d’un «imaginaire positif » [3] sur la médina. La conception de la médina commerciale de la station balnéaire Yasmine Hammamet, a commencé en 1992, bien que les travaux sont lancés en 1998 et que l’ouverture n’est effective qu’en 2004. Le projet entouré par des remparts « traditionnels », s’étendant sur une superficie totale de 10 ha comprend deux tranches : la première est celle de la « médina » proprement dite, qui s’étale sur 5,4 ha (110 000 m² de plancher), tandis que la deuxième consiste en un parc à thème, « CarthageLand » de surface de 4,6 ha. [4] Le programme de la tranche « médina » comprend des espaces de divertissement (bowling, casinos, discothèques, piscines, hammams, restaurants à gastronomie méditerranéenne etc), des espaces culturels (un « musée des religions » qui remplace la fonction classique d’une mosquée dans une médina, et qui est dotée d’une tour empruntant à la grande mosquée de la médina de Tunis) et à un clocher d’église, des galeries d’art, maison du tapis, moulin à papier médiéval), ainsi que des espaces publics classiques comme les « souks », et d’autres. Cette opération lancée suite à l’initiative de l’entrepreneur tunisien Abdelwahed Ben Ayed, le patron du groupe «


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Fig. 1: Plan de la mĂŠdina de Yasmine Hammamet


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214 Fig.2 : La muraille délibérément laissée par moments inachevée pour simuler les ruines

5. AMMAR, Leila « D’une médina à l’autre » p.157 – In : BERTRAND, Nathalie (dir.) - « L’Orient des architectes », Aixen-Provence : Publications de l'Université de Provence, (2006)

6. AMMAR, Leila op. cit. p.166

7. BARTHEL, PierreArnaud op. cit. p.5

tunisien Abdelwahed Ben Ayed, le patron du groupe « Poulina » chargé du projet, voulait représenter le « pont entre l’Occident et l’Orient », cette idée selon laquelle la Tunisie serait un carrefour de deux civilisations comme le souligne l’architecte tunisienne Leila Benamar, dans son texte : « Les tunisiens qui aiment les jeux de mots, se définissent volontiers comme les plus occidentaux des Orientaux[Moyen-orientaux] et les plus orientaux des occidentaux[Maghrébins] se référant par là au « Machrek »[« l’orient »] et au « Maghreb » [«l’ occident »] arabes ».[5] Cette géolocalisation de la Tunisie soulevée par ce passage, pays au carrefour des deux méditerranées occidentales et orientales arabes, est brandie comme une image de marque dans Yasmine Hammamet. Ce projet se veut la synthèse de toutes ces références et influences. L’image de « la ville méditerranéenne » est développée sur ce projet pour valoriser « le produit-médina », bien que le promoteur avait initialement une intention de créer pour les touristes « un véritable Las Vegas made in Tunisia » [6] . En effet, l’architecte concepteur du projet, Tarek Ben Miled, va dès le début du projet essayer de s’éloigner du concept initial « Vegasien » et « Disney Landais » du promoteur, pour conjuguer des références réinterprétées selon une véritable tradition tunisienne de l’art du bâti. Le géographe Pierre-Arnaud Barthel remarque, comment certains acteurs et concepteurs de ces projets sont en réalité très « au fait des questions patrimoniales », pour pouvoir les mettre en scène et le reconfigurer d’une autre manière, fusse stéréotypée. Indubitablement, l’idée d’une synthèse de références architecturales du VIIème siècle au XVème [7] par le collage, configure l’image d’ensemble du projet. Par exemple, « les références tunisiennes » dans le projet commencent avec les murailles qui entourent la médina. Ces remparts percés de dix-huit portails, rappellent chacun des portes tunisiennes célèbres, comme le portail « Skifa el Kahla » repris sur un modèle de la ville tunisienne Mahdia, ou le portail « Bab Diwan » dont le modèle original est à Sfax en Tunisie.


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8. HELLAL, Mohamed op. cit.

9. HELLAL, Mohamed op. cit.

10. HELLAL, Mohamed op. cit.

11. AMMAR, Leila op. cit. p. 169

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Les références non tunisiennes sont retrouvées aussi, comme la copie de la tour d’Oro du château de Torrechiara de la région de Parme en Italie érigée sur un des remparts, ou les références à l’intérieur de la médina reprenant des lieux connus tels que le « Café Chantant », en souvenir des rencontres artistiques de Tunis, « le Café Aalia Sidi Bou Said, » réplique du célèbre café des Nattes, « le Café Saf Saf » et son puits à la roue actionnée par une chamelle comme à La Marsa (banlieue nord de Tunis).[8] Ou encore la place Jamâa el Fna reconstituée à l’image de Marrakech. Au même titre, les références empruntées aux villes maghrébines et orientales sont retrouvées dans la configuration de ces tissus. Les figures de damas, Téhéran, Istanbul et Fès planent sur les ruelles, les souks et les « bazaars » de la « médina ». De plus, le concepteur instrumentalise aussi l’introversion de la forme urbaine médinale pour en faire « un gage de sécurité ». [9] D’autres références sont utilisées encore dans la tranche résidentielle du projet, à l’écart du centre « culturel » et commercial de la médina. Par les trois résidences que cette partie résidentielle comprend, le projet évoque les images de la Perse (par le « Makam du Shah » d’Ispahan, résidence du Shah), et les images du Maroc (avec les Riad marocains) dans la résidence « Diar Erriadh ». Les images de l’Andalousie dans la résidence « Diar El Bousten », et enfin les images de Sidi Bou Saïd en Tunisie, dans la résidence « Diar Sidi Bou Saïd ». [10] Ce projet de la médina de Hammamet, est cité sur ce présent travail pour illustrer l’image exotique « souveraine », qui en plus d’inverser les rôles, pousse le promoteur dans ce projet à participer délibérément au jeu orientaliste : En effet, avant l’achèvement des travaux de la médina, celle-ci était déjà dotée d’une Association de Sauvegarde, au même moment où de véritables médinas tombaient en ruine sans réelle sauvegarde ni restauration. [11] De plus, avant l’ouverture de la médina, le promoteur avait déjà monté une structure pour ancrer un récit narratif pour le projet, notamment avec une édition de livres destinés à « préserver et diffuser la culture arabo-andalouse (site web) ».[12] diffuser la culture arabo-andalouse (site web) ».[12]

12. BARTHEL, PierreArnaud op. cit. p.6

13. BARTHEL, PierreArnaud op. cit. p.7

14. HELLAL, Mohamed op. cit.

web) ».[12] Ces livres publiés sous le label "Médina éditions", sont décrits par le géographe Barthel comme suit : « En plus de la publication d'un livre intitulé simplement Medina Mediterranea, qui en présente toutes les facettes et l'ambiance, le promoteur a veillé à la réalisation d'un livre pour enfants (La petite princesse Yasmina) et d'un roman (Yasmina, princesse de Médina). Ce dernier titre fonctionne sur le principe des contes des 1001 nuits. D'après la présentation du livre sur le site web du promoteur, "l'histoire se passe à Médina [sans article], ville médiévale arabo-andalouse, au cœur de la Méditerranée, carrefour des civilisations. Un roman poignant où se mêlent amours, intrigues, émotions sur un fond de vieilles coutumes et traditions ancestrales ». L’édition des livres montée par les promoteurs, est accompagnée aussi par la création d’un prix de la Médina Mediterranea attribué en 2002 à deux romans. Un des de romans qui s’intitule « Kobet Akher Ezzemene » (Le dôme de la fin des temps), est écrit par Abdelwaheb Brahem. Le géographe Pierre-Arnaud Barthel cite dans son étude un passage du livre : « Dispersés pendant leur fuite, les familles des réfugiés cherchent à se regrouper, alors que les Espagnols et les Turcs se disputent la domination de Tunis. Ces rescapés de l'Inquisition, se trouvant au milieu d'une nouvelle guerre, se mettent ainsi à la recherche d'une ville de paix et de tolérance. Ils vont la trouver à Yasmine Hammamet, où surgit une ville fantastique répondant aux aspirations de paix et de sérénité de l'humanité » [13] Pourtant, le promoteur du projet soutient que cette médina n’est pas une œuvre orientaliste. Comme il l’explique sur la présentation de la brochure du projet [14], cette médina pour lui n’est « nullement fantaisiste, [parce que] l’effort de reconstitution se fonde sur de vrais événements historiques et se réfère à des dates précises ». Elle ne serait pas construite selon le promoteur, dans une logique lucrative, son « objectif [n’étant] pas de copier pour gagner de l’argent, mais de contribuer au développement du pays ». Le promoteur soutient que le projet a le mérite d’avoir pays ». e promoteur soutient que le projet a le mérite d’avoir amené de nouvelles techniques adaptées à la Tunisie.


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15. AMMAR, Leila op. cit. p.170

16. HELLAL, Mohamed op. cit.

Fig. 3 : Vue aérienne de l’ensemble du projet Yasmine Hammamet

amené de nouvelles techniques adaptées à la Tunisie. Et d’avoir réussi à reproduire un simulacre historique, de faits et de lieux avec fidélité (des matériaux entre autres), dans un but de sensibiliser le public à une partie de l’histoire tunisienne. Ce projet bien que controversé, peut avoir effectivement le mérite louable d’avoir réussi à juxtaposer, beaucoup de références architecturales (tunisiennes et étrangères) dans un espace aussi restreint, l’exercice de la juxtaposition de références par le collage étant, un autre forme d’intelligence architecturale. Cependant, comme le mentionne l’architecte tunisienne Leila Ammar, ce projet « reste quand même marqué par l’idée de départ, celle d’une médina vouée aux loisirs et aux touristes et destinée au regard de l’autre. » [15] Par ailleurs, l’analyse des profils qui fréquentent le complexe permet d’esquisser la tranche de population qui adhère à ce genre de discours. La localisation du projet, sur les grands axes routiers des villes tunisiennes principales (Tunis, Sousse, Sfax etc), démontre que ce projet est non seulement destiné aux touristes étrangers, mais aussi aux touristes nationaux. L’analyse des fréquentations de ce complexe révèle deux différentes visions : « L’une tunisienne motivée pour une valorisation très « révolutionnaire » de son patrimoine. Et l’autre, européenne, bien plus exigeante envers l’authenticité des héritages qu’on lui donne à voir ». [16] L’étude menée par Mohamed Hellal éclaire davantage sur les fréquentations de ce complexe. Selon les enquêtes et les entretiens menés par Hellal, il s’avère que le projet rencontre effectivement davantage de succès auprès des tunisiens, qu’auprès des touristes étrangers. Ces derniers interrogés sur ce projet, trouvent que cette nouvelle médina n’est pas authentique par son caractère artificiel. Ainsi, cette médina n’intéresse pas les touristes occidentaux qui lui préfèrent la véritable médina –bien que petite-, de la petite ville ancienne de Hammamet loin de la station balnéaire.


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2.2. La Médina-Simulacre pour « le Soi » : La tendance « reproductive » avec la « Kasbah de Tamesna » au Maroc

3. BELARBI, Wafae op. cit. p.114

4. BELARBI, Wafae op. cit. p.120 1. BELARBI, Wafae “Projets de “villes nouvelles” au Maroc. Entre innovation et reproduction du modèle médinal » In. « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

2. https://fr.wikipedi a.org/wiki/Tamesn a_(ville)

En plus de la rhétorique touristique, le recours aux références anciennes et patrimoniales en architecture est utilisé aussi dans la rhétorique patrimoniale pour susciter l’adhésion des locaux. L’étude de cas de la ville nouvelle de « Tamesna » et de sa « Kasbah », par l’architecte urbaniste et géographe marocaine Wafae Belarbi [1], permet de mieux saisir les enjeux identitaires, politiques et économiques liés à ces pratiques dans des projets destinés à une demande locale. Le projet des villes nouvelles au Maroc, présenté comme une panacée à la crise du logement par les gouvernements et les politiques d’habitats, est un projet qui prend de l’ampleur dans le pays depuis les années 2000. Dans ce sens, « Tamesna » est une ville satellite créée avec le gouvernement marocain « Jettou » en fonction en 2004, puis inaugurée par le roi Mohammed VI en 2007. Cette ville nouvelle de la région Rabat-Salé-Kénitra, est créée pour abriter le surcroît de la population urbaine de la capitale et de ses périphéries, ainsi que pour reloger les habitants des bidonvilles dans les logements sociaux, que la ville nouvelle propose avec d’autres standings d’habitations. [2]

5. BELARBI, Wafae op. cit. p.118

6. BELARBI, Wafae op. cit. p.122

Dans son étude, l’architecte-géographe Belarbi s’intéresse au projet de la médina de cette nouvelle ville, la dite « kasbah », pour comprendre les enjeux liés à ces réinterprétations patrimoniales et leur légitimité. Elle part de l’hypothèse que « les référents patrimoniaux relèverait, dans les villes nouvelles, plus d’une image et d’un mythe que l’Etat désire véhiculer afin de rendre symboliques des territoires fabriqués, plutôt que d’un souci d’adaptation de ces espaces à des usages sociaux locaux. » [3] Calquée sur le modèle médinal, la « kasbah » est située au cœur de la nouvelle ville dont elle est aussi la porte d’entrée. Elle se niche à l’intérieur d’un mur d’enceinte, avec un programme de logements mélangés à des équipements, dont une mosquée, un centre commercial et des commerces de proximité. La « kasbah » abrite deux types de logements : d’une part des « groupements d’habitations ouvertes sur patio collectif » et d’autre, des maisons individuelles dites « Riad à patio ou véranda » [4] . Toutefois, ces modèles d’habitations à patios montrent leurs limites en raison de l’optimisation des surfaces sur ce projet qui change l’usage de ces patios à dimensions réduites, à un usage résiduel plutôt que central. Cette limite entre autres, amène les références patrimoniales, à se limiter à une « conciliation formelle entre le traditionnel et le moderne", en jouant sur une « tradition affichée » [5] L’architecture des bâtiments est souvent réduite à des gabarits génériques., dressés en apparence selon une architecture traditionnelle qui ne concilie pas réellement les fonctions aux représentations : ces bâtiments n’explorent pas la véritable forme urbaine médinale. Cette décision de conciliation du traditionnel et du moderne est un apanage de l’état. Retrouvée sur le projet de la Kasbah, celleci s’ajoute à une logique économique, qui joue également sur « la corde nostalgique et identitaire » [6] pour mieux commercialiser le produit auprès des acquéreurs. Pour comprendre cette « logique du promoteur » qui guide le projet de Tamesna, Wafae Belarbi a été amenée dans son étude à analyser les images de synthèse des plaquettes du projet aussi bien que les discours développés autour. L’analyse des images et des traitements


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7. Hayek : ancien vêtement féminin porté au Maghreb les siècles derniers, et dont l’usage a presque disparu aujourd’hui au Maroc

8. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 121-122

Fig. 1: Photo prise par la géographe architecte Wafae Belarbi (op. cit.)

d’ambiances intérieures et extérieures démontre une certaine emphase sur la symbolique traditionnelle, projetée comme l’image de marque de ce projet. Particulièrement, cette valeur symbolique est travaillée sur des mises en scène, animées avec des références traditionnelles : Du patio au Zellige, à des personnages orientalisés qui s’ajoutent au décor, comme des figures de femmes portant des « djellabas », ou des « Hayeks ». [7] Parallèlement à la production de ces images de synthèse, un discours accompagnant la plaquette du projet « relève l’usage de paradigmes liés aux sociabilités traditionnelles et à des valeurs religieuses et identitaires : « le patio collectif : espace de solidarité sociale » etc. Ces techniques d’emprunt et de reproduction contribuent à théâtraliser l’espace projeté et à instrumentaliser le modèle médinal à des fins commerciales mais aussi symboliques. » [8] L’opération de « la kasbah » a la particularité de mettre en exergue, l’orientation de certaines politiques des gouvernements marocains ces dernières années. Pour cause, ce projet étant destiné au début à du logement social, change rapidement de vocation pour s’adresser à une tranche sociale moins défavorisée. En effet, lors du concours lancé par Al Omrane -opérateur national public dont la mission est de gérer le déficit en logements sur le marché au Maroc-, le projet de la kasbah porte sur du logement social dont la compensation des prix du loyer reposait sur une subvention du Qatar. Toutefois, le projet est rapidement converti en un produit moyen standing sans l’aide des Qataris : les décideurs du projet ne croyant pas à l’alliage « du social et du traditionnel » ont vite été confrontés aux Qataris. Les décideurs tenaient à expérimenter le traditionnel dans la kasbah, alors que les Qataris ne voulaient investir dans le projet que s’il était destiné à des classes défavorisées, avec des prix d’accessions inférieurs à ceux montés. Les propos du directeur de la ville nouvelle en 2008 résume la situation : « Les Qataris ont voulu donner un don pour construire cette médina mais ils ont voulu financer [que l'action visant à mettre fin à] la pauvreté et non l’expérience elle-même. Ils ont exigé de ne faire


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9. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 123

10. http://www.indh. ma/index.php/fr/ discours-etmessagesroyaux/91-30-072008-discours-desm-le-roimohammed-vique-dieu-l-assisteadresse-mercredi30-juillet-2008-a-lanation-a-loccasion-du-9eme-anniversairede-l-accessiondu-souverain-autrone-de-sesglorieux-ancetresfes

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le don que si le prix de vente est nettement inférieur à ce qu’on veut. Mais cela pas possible pour nous. Pour nous c’est une opération destinée à la classe moyenne. La « kasbah » ne peut pas être destinée à a classe pauvre car c’est difficile de concilier le traditionnel et le social, on a donc choisi de destiner cette médina à la classe moyenne. » [9] L’opération est finalement adressée à une tranche sociale moyenne. Devenue depuis les années 2000 l’apanage des gouvernements marocains, cette classe sociale comme le démontre discours royal de 2008 [10], s’érige au Maroc comme la catégorie sociale sur laquelle est portée la locomotive de la croissance économique pour rehausser le niveau de vie. Ainsi, étendre la classe moyenne devient pour les politiques le gage de la stabilité sociale et politique. Aujourd’hui, la tranche moyenne au Maroc est devenue au cœur des nouvelles opérations et stratégies économiques et politiques du pays, privées aussi bien que publiques. Le projet de la Kasbah par exemple, démontre bien ce paradigme : En analysant les profils d’acquéreurs sur ce projet, le constat se porte sur des profils, appartenant majoritairement à la classe moyenne (supérieure), qui représentent à 44% les acquéreurs sur le projet. Ces diagrammes de l’étude menées par Wafae Belarbi, éclairent sur les profils d’acquéreurs sur ce projet :

Graphique 1

« Graphique 1 - Réparticitiion des acquéreures selon leurs proffessions [source: dépouillement par l'auteur des données de la société Tamesna] » « Graphique 2 - Réparition des acquréuers selon les classes de revenus mensuels [Source: dépouillement par l'auteur des données ede la société Tamesna] » Graphiques repris de l’étude de la géographe marocaine Graphique 2


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dans l’orientation de leurs choix. Cette deuxième partie démontre que les recherches d’un ancrage culturel et identitaire par la référence marocaine ainsi que les recherches d’opportunités d’acquisition de propriété à des prix imbattables, sont des arguments avancés assez souvent chez les acquéreurs. L’étude classe les profils d’acquéreurs en fonction de leurs salaires et leurs fonctions comme suit :

Il est toutefois à préciser, que se baser sur les indicateurs professionnels et salariaux d’individus, ne permet pas de couvrir toutes les données d’évaluation d’appartenances sociales, notamment des acquéreurs sur ce projet. En effet, une évaluation exhaustive aurait nécessité l’étude des revenus des ménages, des modes de consommation, du pouvoir d’achat, la position sociale d’un individu, dépendant également d’autres critères socioculturels. Toutefois, même si ces données ne sont pas considérées exhaustives, elles permettent d’esquisser partiellement les profils des acquéreurs prouvant la prédominance d’une tranche moyenne. 11. « Etude : La classe moyenne marocaine selon le HCP » Maghress.com (Publié dans Finances news le 14-05–2009)

12. Article Maghress.com op. cit. 13. http://blog.ojrawe b.com/smigmaroc-valeur-dusmig-a-partir-du01-janvier-2017/

- 1ère catégorie : Revenus inférieurs à 10000 DH (inf. à 915.95eu) - 2ème catégorie : Entre 10000 et 15000 DH (Entre 915.95eu 1373.93eu) - 3ème catégorie : Revenus supérieurs à 15000 DH (sup. à 1373.93eu)

Pour donner toutes les clés de lecture, définir ce que c’est qu’une « tranche sociale moyenne au Maroc » s’avère nécessaire. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP, équivalent de l’INSEE en France) : « La définition des classes moyennes au Maroc se réfère aussi bien à l’approche par auto-identification sociale des chefs de ménage qu’à l’approche basée sur les critères objectifs de revenu et de niveau de vie »,[11] comme souligne en 2009 Ahmed Lahlimi, le Haut-Commissaire au Plan. Cependant, si l’on se base sur le deuxième critère pour définir en termes de revenus cette catégorie sociale, trois sous-catégories pourront être établies : Avec un revenu qui dépasse la moyenne nationale, à savoir 5308 DH (486.19eu), la première catégorie représente 28% de la classe moyenne. Avec un revenu compris entre 5308 DH (486.19eu) et 3500 DH (320.58eu), la deuxième catégorie représente 42% de la classe moyenne. Avec un revenu en deçà de la médiane nationale, soit 3500 DH (320.58eu), la troisième catégorie représente 30% de la classe moyenne.[12] Par ailleurs, le SMIC mensuel du pays en 2017 pour comparaison est équivalent à 2570.86 DH (235.48 eu) selon le rapport 13.46 MAD (1eu23) /Heure * 191 Heures/Mois. [13] Une fois que les profils d’acquéreurs sur ce projet sont définis, la deuxième partie de l’étude se concentre sur les aspirations de chaque catégorie pour comprendre les facteurs déterminants

Par des enquêtes et des entretiens entrepris, l’étude montre que la première catégorie (Revenus inférieurs à 10000 DH (inf. à 915.95eu) qui représente 54% des acquéreurs sur le projet, a acheté sur ce projet pour des aspirations liées à des logiques d’accession de propriété. Cette catégorie regroupe des individus, qui accèdent généralement à la propriété pour la première fois. Leur investissement dans ce projet est lié à l’opportunité d’une offre de prix raisonnable, à 20km de la capitale : L’accession étant difficile à Rabat à cause du flambement des prix. Loin des discours patrimoniaux qui finalement importent peu cette catégorie, cette tranche est davantage concernée par l’attractivité des prix (fixée au départ à 6000dh/m² l’équivalent de 549.57eu par m²) et par la diversité de l’offre en termes de surfaces (de 34m² à 150 m²), qui ont permis à 10% d’acquéreurs d’acheter avec des revenus moins de 5000dh (457.98eu).

14. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 127

La deuxième catégorie d’acquéreurs (Entre 10000 et 15000 DH (Entre 915.95eu - 1373.93eu), qui représente 26% sur le projet, « se situe entre la logique spéculative et la logique de reconquête identitaire. » [14] Chez ces acquéreurs interrogés sur leurs motivations de propriété sur ce projet, revient le terme de «


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villa économique ». Ce concept très prisé aujourd’hui par la classe moyenne, a été lancé dans le cadre des programmes d’habitat économique et social au Maroc. Il s’agit de petites « villas » socioéconomiques, avec des surfaces réduites. (« Villa » étant l’appellation courante au Maroc des maisons individuelles avec jardins, sous trois formes : villas « isolées », « en bande », ou « jumelées ». La villa au Maroc est associée un espace de vie privilégié pour les marocains par son coût et sa relative rareté dans le paysage urbain). Les acquéreurs de cette catégorie, justifient ainsi leur choix par la facilité d’acquisition du « produit kasbah », par rapport à la « villa économique ».

15. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 127

16. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 128 17. AMIROU, Rachid « Imaginaire du tourisme culturel » Presses Universitaires de France - PUF (2000) p.25

La troisième catégorie des acquéreurs (Revenus supérieurs à 15000 DH (sup. à 1373.93eu), représentant 20% sur le projet, révèle être celle sensible aux caractéristiques architecturales de la Kasbah. C’est chez cette catégorie que la quête d’un produit qui rappelle le patrimoine par « sa puissance poétique » a été mentionnée, comme en témoigne un acquéreur : « Moi j’ai mon appartement à Hay el Riad [un des quartiers huppés de la capitale], mais j’ai acheté un logement dans la kasbah, pour le dépaysement. C’est un produit hors du commun. Ça me fait penser aux Mille et une nuits, ça me fait rêver. J’étais l’autre jour au chantier, j’imagine que ça va être magnifique de passer quelque temps à Tamesna plus tard ». [15] Cette volonté de dépaysement dans un cadre qui rappelle Les Mille et Une Nuits chez certains, esquisse un autre profil de demande sur le marché marocain sur les « produits » dits patrimoniaux : Celle d’une demande liée à « l’ancrage culturel et social d’une tranche aisée en quête d’originalité, mais surtout en quête d’une image de l’ancien, dans l’objectif de consommation périodique. » [16] Cette étude menée par l’architecte-géographe Wafae Belarbi, est mentionnée sur ce présent travail pour servir de base à la compréhension de la demande locale au Maroc sur les produits utilisant le « label patrimoine » [17]. Ces productions qui réitèrent des modèles dits

18. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 128

19. BELARBI, Wafae op. cit. pp. 129

des modèles dits authentiques pour les locaux, sont illustrés sur ce projet de la « kasbah » d’Al Omrane. Ce projet permet de comprendre le profil des adhérents à ces discours ainsi que leurs logiques d’achat oscillant entre « quête de dépaysement » et « rente immobilière. » [18] En effet, si les catégories aisées sont celles qui sont le plus portées sur la culture patrimoniale et nationale, les autres catégories moyennes combinent par contre les aspirations d’acquisition foncière à de la rentabilité du produit. Ainsi, l’architecte Belarbi conclut son étude par la considération que s’il y a réellement une dimension patrimoine dans ce genre de projets, celle-ci est « davantage perceptibles dans les représentations mentales des acquéreurs que dans sa matérialité physique ». [19]


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Conclusion

1. BACHA, Myriam « Des influences traditionnelles et patrimoniales sur les architectures du Maghreb contemporain » p :26-27 In : « Architectures au Maghreb (XIXème – XXème siècle) Réinvention du patrimoine ». Tours : Presses universitaires François-Rabelais, (2011)

Parmi les pratiques architecturales observées aujourd’hui au Maghreb, ce présent travail s’est attardé sur deux d’entre elles : premièrement, les pratiques se rattachant à une architecture globale générique, corollaires des productions du Golfe, et deuxièmement, les pratiques puisant dans le patrimoine local, ou du moins son stéréotype, pour créer une architecture du XXIème siècle dite authentique. Depuis le XIXème siècle, « l’introduction de référents patrimoniaux dans l’architecture a constitué un expédient de l’idéologie, des politiques économiques voire identitaires des acteurs institutionnels, tant pendant la période coloniale que postcoloniale. » [1]. Cette introduction de référents patrimoniaux a continué à l’être jusqu’à ce jour, tant le patrimoine est toujours considéré comme la légitimité d’un pouvoir par le principe de la mythologie des origines. Ces formes inventées au XIXème et au début du XXème siècle ont découlé d’un façonnement et d’une appropriation complexes mais tellement vivaces qu’elles sont brandies aujourd’hui comme un « langage national ». A cette patrimonialisation de l’architecture, le discours orientaliste est souvent sous-jacent : la difficulté à s’écarter de certaines logiques dans les conceptions patrimoniales mène à croire que ces nouvelles écritures du patrimoine sont tracées selon une logique Orientaliste. Les traditions littéraires, picturales et architecturales du XIXème et du XXème sur l’Orient, avec tout l’arsenal des récits de voyage, des romans exotiques, des peintures orientalistes et des cartes postales coloniales qu'elles ont déployé, sont parvenues à fournir un langage assez puissant pour subsister de nos jours. Ces pratiques ont réellement créé une « tradition Orientale », similaire à celle que l’on retrouve aujourd’hui sur les copies des tableaux à la Delacroix vendues aux touristes. La confusion établie entre l’information et la narration, a nourri toute une relation antinomique Orient-Occident sur laquelle l’exotisme de nombreux pays forge aujourd’hui son image de marque. La patrimonialisation selon une logique orientaliste et exotique implique la mise en scène d’une identité locale revisitée, afin de jjjjjjjjjjjj

proposer aux touristes une image qui leur est signifiante. Toutefois, en façonnant une destination par l’offre touristique dans cette logique, le kitsch est légitimé. Celui-ci est mobilisé par certains constructeurs et élus locaux afin de créer un cadre spatial conforme à « l’authentique », bien que ces nouvelles formes s’avèrent davantage conformes au post-modernisme architectural et aux stéréotypes orientalistes. Avec l’ajout de références extraites de leurs contextes et appliquées sans attention à leur logique de fabrication de base, le Kitsch renforce des décalages antinomiques entre les formes et leurs représentations. Les études de cas des médinas orientalistes au Maroc et en Tunisie du présent travail démontrent, d’une part que les individus qui répondent à ces « produits patrimoniaux » sont davantage des touristes locaux que des touristes étrangers. D’autre part, que le débat sur l’authenticité de l’habitat marocain et du patrimoine est davantage l’apanage d’une élite, qui combine des discours de nostalgie à des discours de revalorisation. Mais force est de constater que la dimension patrimoniale dans les deux cas est davantage située au niveau des représentations mentales des populations que dans la production architecturale en soi. La situation de renversement des représentations aujourd’hui chez les locaux par l’exotisme, montre comment ce genre de pratiques n’est pas culturellement anodin. La figure médinale sur ce présent travail, est utilisée comme un prétexte pour aborder un paradigme qui dépasse cette forme urbaine. Ce paradigme porte en lui un risque, si dangereusement admis, de la mise à mort du patrimoine réel au nom de sa réactivation. Dans ce sens, ce mémoire espère requestionner ces notions admises pour les replacer au cœur du débat, afin d'en rendre l’application moins évidente et plus réfléchie. En attendant, à quand la fin des systémismes stéréotypants de surface pour montrer réellement qui nous sommes?


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“Hindi ZAHRA” par Hassan HAJJAJ + “I am not exotic, I am exhausted” d’Ito BARRADA


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Bilbiographie

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Fig. Fès par Ashlae W.



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