Le jeu vidéo, un art d'un nouveau genre

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Histoire, philosophie et sociologie des sciences Le jeu vidéo : un genre Sarah Brun

Université de Versailles-Saint-Quentin Master 1 Ingénierie de la Culture et de la Communication spécialité Sciences, Arts, Culture, Innovation et Multimédia


« Toute œuvre d’art est enfant de son temps et, bien sûr, la mère de nos sentiments. » Wassily Kandinsky


Introduction : un intérêt justifié pour Les jeux vidéo

I. Un support de réflexion : « Jeu Vidéo Cité des Sciences

» à la

A/ Une scénographie tape à l’œil B/ Des contenus orientés grand public C/ Les interactions proposées

II. Problématisation du sujet A/ Le jeu vidéo comme danger potentiel pour l’enfant B/ Une définition réfléchie de l’art C/ Problématisation du sujet

III. Commentaire A/ Le jeu vidéo n’est qu’un divertissement B/ Le jeu vidéo est une œuvre d’art C/ Un art nouveau à définir

Conclusion : un art nouveau, total et incompris


Introduction : un intérêt justifié pour les jeux vidéo Le jeu vidéo prend peu à peu plus d’importance dans notre société, tant d’un point de vue économique qu’artistique, social ou technologique. Ce secteur est passé depuis peu devant l’industrie du cinéma en matière de chiffre d’affaires. C’est à présent la première industrie culturelle non seulement en France, mais dans le monde. En 2012, le jeu vidéo représentait presque 60 milliards d’euros et devrait atteindre les 75 milliards d’ici 20151. Il est évident, à la vue de ces chiffres, que cette activité représente une énorme part de la culture de masse et de l’industrie culturelle. Encore faut-il expliquer ce qu’est l’industrie de la culture de masse. Le sociologue Edgar Morin la définie comme une culture véhiculée par les médias qui s’adresse à « des individus isolés s’agrégeant dans une masse »2 et proposée sur un marché. Elle est faite pour être consommée, mais c’est une culture choisie et non imposée à l’inverse de la culture traditionnelle. Cette culture de masse est un des sujets les plus présents et les plus controversés aujourd’hui. C’est pourquoi il me parait intéressant de traiter d’un tel sujet dans un cadre de cours sociologique et philosophique. En tant que gamer3, je suis dans l’obligation de m’intéresser aux questionnements, problèmes et solutions que soulèvent les jeux vidéo. A la manière du cinéma lors de sa rapide évolution vers ce qu’il est aujourd’hui, le jeu vidéo est souvent décrié par son caractère ludique, technologique et parfois même violent, addictif ou dangereux. Ces adjectifs doivent néanmoins être nuancés car ils sont pour la plupart incomplets, abusifs voire même erronés. Afin de comprendre pourquoi de tels qualificatifs sont appliqués à cette discipline, il me parait essentiel d’apporter une réflexion éclairée sur la qualification de jeu vidéo en tant que loisir ou qu’art. Trois supports de réflexion m’aideront à définir une problématique en lien avec le jeu vidéo. Il s’agit d’abord d’un support physique : l’exposition consacrée aux jeux vidéo à la Cité des Sciences, puis de deux supports écrits : Comment la télévision et les jeux vidéo apprennent aux enfants à tuer de David Grossman, afin de mettre en relief les controverses autour du jeu vidéo, puis L’Esthétique de Georg Hegel qui donne une définition précise et actuelle de l’art.

I. Un support de réflexion : « Jeu Vidéo Cité des Sciences

» à la

A/ Une scénographie Prenant le parti pris du jeu vidéo comme avancée perpétuelle en matière de technologie, la Cité des Sciences a décidé d’établir son exposition dans un décor composé de cubes, de néons et d’écrans. Une scénographie un peu trop tape à l’œil et impersonnelle, qui exclue complètement l’établissement d’une proximité privilégiée entre le jeu et le joueur. Le jeu vidéo est avant tout une expérience personnelle et intime pour le gamer. Il était pourtant facile d’imaginer des décors peu voire moins coûteux et beaucoup plus immersifs sans changer beaucoup de choses : quitte à avoir recours à des cubes, pourquoi ne pas les faire ressembler à ceux de Mario, de Minecraft ou de Fez ?

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Rapport 2012 du Syndicat National du Jeu Vidéo : Les chiffres des marchés du jeu vidéo dans le monde et en France Entretien de Pierre Dumayet avec Edgar Morin dans L’esprit du temps 3 Joueur et passionné de jeux vidéo. 2


Il est surprenant également de se rendre à une exposition qui semble ne pas avoir de chronologie. L’histoire du jeu vidéo aurait pourtant du être le parcours central d’une telle exposition qui traite d’un sujet encore rare. Ce parcours aurait pu mettre en relief les grands jeux de l’histoire ainsi que les avancées en termes de puissance de consoles, de couleurs, de son mais surtout de gameplay et de graphismes. Cette exposition, qui semble être à destination des plus novices, ne leur permet pas de contextualiser ce qu’ils voient. Ainsi les jeux sont traités indifféremment d’une époque à une autre sans plus d’explications.

B/ Des contenus orientés grand public L’exposition a tout de même fourni des efforts concernant les textes proposés, même s’ils restent un peu trop simplistes et « vendeurs ». Une série de définitions est consacrée aux principaux métiers du jeu vidéo (level designer, game designer, graphiste, scénariste, directeur artistique…). Les autres textes sont disséminés dans l’exposition pour expliquer quelques points importants (Qu’est-ce qu’un middleware ? Quelle est l’évolution du chiffre d’affaires de l’industrie du jeu vidéo ? Où sont implantées les géants mondiaux ?). Un bon point est à accorder au lexique des genres de jeux vidéo sous forme de catalogue interactif, expliquant ce qu’est un Sandbox 4, un FPS5, un RPG6 ou encore un MMO7. Des écrans sont installés un peu partout sur le parcours, mais le plus notable est le grand écran en plein centre de la pièce. Celui-ci est au plafond, caché par une paroi noire. Dessous se trouvent des fauteuils en forme de PacMan dans lesquels on peut aisément s’allonger pour se retrouver face à l’écran. Dessus sont projetés des extraits de cinématiques d’une dizaine de jeux considérés comme « esthétiquement beaux ». Cependant il est regrettable de constater que ces jeux commencent à dater et ne représentent pas forcément ce qui se fait de mieux aujourd’hui. De plus, la qualité de l’image est déplorable pour une exposition sur la technologie. Sans même parler de haute définition, ces jeux méritaient d’être projetés au moins de très bonne qualité. Enfin, dans toute l’exposition, on ne trouve que très peu d’objets répartis dans seulement deux vitrines : une quinzaine de figurines, deux consoles, une manette… L’exposition était l’occasion de montrer l’évolution des consoles en termes de performance, de design mais aussi de concurrence entre les grands acteurs de ce secteur (Nintendo, Sega, Sony, Microsoft), mais elle n’a pas su s’emparer de cette opportunité.

C/ les Interactions proposées L’exposition propose tout de même un bon nombre d’activités : • •

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Des documentaires sur petits écrans sous forme d’interviews de journalistes, de développeurs, de testeurs, etc… Un écran plus grand pour expliquer ce qu’est un middleware 8, en prenant l’exemple du jeu Watchdogs d’Ubisoft.

Sandbox : jeu dans lequel il n’y a pas d’objectifs définis ni de limites à la liberté du joueur. Ex : Minecraft. FPS (First Person Shooter) : jeu vidéo de tir dans lequel le joueur est en vue subjective, il voit à travers les yeux du personnage. Ex : Doom. RPG (Role-Playing Game) : le joueur incarne un ou plusieurs personnages qui évoluent au fur et à mesure de l’avancement d’une quête. Ex : The Elder Scrolls. 7 MMO (Massively Multiplayer Online) : jeu vidéo en ligne faisant participer beaucoup de joueurs simultanément. Ex : World of Warcraft. 8 Un middleware est un sous-logiciel permettant de rendre un univers plus réaliste en contrôlant automatiquement des objets, des textures, des éléments. Un grand nombre de middlewares ont été utilisés pour le jeu Watchdogs, notamment pour l’interactions avec les éléments aléatoires du jeu (la pluie, les explosions, les reflets, le vent…). 5 6


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Une salle de projection avec un documentaire plus long. Plusieurs jeux : un jeu de course de voiture, un FPS, un jeu de surf, un Pong mécanique, Evoland, Cut the rope, Assassin’s Creed, ainsi que quatre jeux sélectionnés par Jeux Vidéo Magazine9. Une borne proposant la création basique de son propre jeu vidéo. Un écran de réalité augmentée Un test du jeu Rayman Legends avec une manette Xbox pour contrôler le niveau du joueur, de novice à expert (voir ci-dessous) :

L’exposition n’est donc pas vraiment destinée à des passionnés de jeux vidéo car elle ne cherche pas à créer d’univers, et pourtant l’absence d’histoire du jeu vidéo empêche les novices de suivre la moindre évolution et de comprendre l’intérêt du jeu vidéo. A qui donc s’adresse l’exposition dans ce cas ? Il semblerait que la Cité des Sciences n’ait pas voulu prendre position, quitte à donner à voir quelque chose d’un peu bâclé, peut-être fait par des médiateurs manquant de passion.

II. parcours de réflexion A/ le jeu vidéo comme danger pote David Grossman est un psychologue et officier d’infanterie américain. Il étudie dans son livre Comment la télévision et les jeux vidéos apprennent aux enfants à tuer l’influence du jeu vidéo comme vecteur de violence. Dans une première partie, il explique le parallèle entre l’armée et les jeux vidéo : les deux instances insèrent la personne dans un monde brutal. L’armée conditionne le soldat à la haine et à la violence par l’humiliation et la violence elle-même afin de lui permettre d’oublier ses valeurs et habitudes et de le « former à tuer ». Selon lui, les enfants subissent un traitement similaire de désensibilisation envers la brutalité et la mort avec les jeux vidéo et la télévision. Mais cet avis n’est éclairé par aucune preuve, ni aucun support de réflexion lui permettant de prendre du recul.

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Partenaire de l’exposition : www.jeuxvideomagazine.com


Dans un deuxième temps, David Grossman applique la théorie du conditionnement pavlovien. Des soldats japonais étaient forcés de regarder d’autres soldats tuer leurs adversaires chinois ligotés et étaient par la suite récompensés par un bon repas et d’autres récompenses. Ainsi conditionnés, les soldats avaient plus de facilité à tuer à l’avenir. L’auteur prend le parti de dire que les enfants suivent ce même schéma en associant la violence qu’ils voient à la télévision à leur goûter ou à passer du temps avec leur petite amie. Un amalgame un peu facile. Dans une troisième partie enfin, l’auteur prend l’exemple d’un jeune accusé de meurtre qui a voulu cambrioler une épicerie et qui a pointé un pistolet 38mm sur le commerçant. Lorsque ce dernier s’est retourné, le jeune lui a machinalement tiré dessus. Mais ce que l’auteur souligne, ce n’est pas le fait que l’adolescent ait voulu cambrioler une épicerie, ni le port d’arme illégal, il préfère accuser une nouvelle fois, sans preuve ni lien concret, les jeux vidéo qui ont appris au jeune à bien viser : « Le fait est que je vois souvent des gamins qui n’ont jamais touché une arme réelle, mais, lorsqu’ils en tiennent une dans leurs mains, font du premier coup des cartons d’une incroyable précision. La raison ? D’évidence, leur longue pratique des jeux vidéo 10. » Les jeux ne nous apprennent pourtant pas à utiliser une véritable arme, progresser dans un jeu ne nous apprend pas à nous servir d’une arme. De la même manière qu’en jouant à un jeu comme Guitar Hero, en aucun cas nous apprenons à jouer véritablement de la guitare. Peut-être faudrait-il en revanche se poser la question déjà si courante du port d’armes aux Etats Unis. Le livre se termine sur la conclusion que le jeu vidéo est le principal danger pour les enfants : « On pourrait lutter plus efficacement contre la maltraitance des enfants, le racisme et la pauvreté […] mais il faut désormais, me semble-t-il, s’en prendre surtout aux producteurs et aux diffuseurs de violence télévisuelle, et travailler à faire adopter des lois interdisant aux enfants les jeux vidéo qui exercent à tuer. »

B/ Dans son Esthétique, Hegel livre une définition précise de ce qu’est l’art suivant trois points précis : • • •

L’art est un produit de l’activité humaine. En effet toutes les définitions de l’art excluent les créations de la Nature, étant l’œuvre de Dieu pour certains, de la nature elle-même pour d’autres. L’art est fait pour l’homme et il a par conséquent une volonté sensible. L’art possède son but en lui-même.

L’art est produit par l’homme. En cela, l’artiste, l’auteur d’une forme d’art, d’une œuvre, doit se trouver au moment de la création dans un état de réflexion profonde et d’inspiration. Les textes de loi nous prouvent d’ailleurs qu’une personne que l’on juge sans discernement et sans capacités de réflexion poussée ne pourra pas créer d’œuvre qui sera considérée comme appartenant à l’art. Hegel précise qu’« il y a dans le talent et le génie un élément qui ne relève que de la nature ; mais il a besoin d’être développé par la réflexion et l’expérience11 ». L’expérience et le perfectionnement sont les clés d’un art développé : « En outre tous les arts ont un côté technique qui ne s’apprend que par le travail et l’habitude. »

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GROSSMAN David, Comment la télévision et les jeux vidéo apprennent aux enfants à tuer HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, L’Esthétique


L’art a une volonté sensible, et c’est pour pourquoi il saisit une action, une circonstance, un fait, un élément, et parvient à en faire ressortir une autre réalité « d’une manière bien plus vive, plus pure et plus claire que cela ne peut se rencontrer dans les objets de la nature ou les faits de la vie réelle ». Ainsi Hegel place la création artistique bien au-dessus des productions de la Nature. Enfin, l’art possède un but. Mais quel est-il ? On avance souvent l’hypothèse que l’art est une forme d’imitation du réel. Mais Hegel pose la question de l’intérêt de l’art s’il ne fait que « reproduire ce que la nature déjà offre à nos regards ». La copie est inutile car elle sera forcément en-dessous de l’original. L’art n’est donc pas là pour imiter, mais bien pour créer, pour interpréter le réel, pour représenter des idées. D’autre part, l’art montre, il « dispose à la contemplation et à la réflexion », il donne à réfléchir à l’homme sur sa condition et son être en utilisant des symboles. Mais l’art n’est pas pour autant une méthode de perfectionnement moral, car ce but l’empêcherait d’être libre et l’art ne serait plus.

C/ Problématisation du sujet Comme nous l’avons vu, ces deux textes très différents mettent en relief plusieurs questions qui peuvent nous aider à définir une problématique en rapport avec le jeu vidéo : de quoi le jeu vidéo est-il accusé ? Cela l’empêche-t-il d’être considéré comme un art ? Qu’est-ce que l’art ? A travers ces questions, nous pouvons énoncer la problématique suivante : un objet comme le jeu vidéo, aussi controversé et inconsidéré, mais qui connait pourtant un immense succès, peut-il être considéré comme une forme d’art ? Afin de répondre à cette problématique, nous devrons dans un premier temps expliquer pourquoi le jeu vidéo n’est pas encore considéré comme un art, avant d’expliciter toutes les richesses qu’il renferme qui en font malgré tout une œuvre d’art. Nous terminerons par redéfinir la notion d’art dans notre société actuelle, ou plus exactement d’un « nouvel art ».

III. Commentaire A. le jeu vidéo

un divertissement

Le jeu vidéo est un média souvent critiqué par la violence, l’irrespect des lois et les apparences parfois racistes ou sexistes qu’il peut mettre en scène. La sortie du dernier Grand Theft Auto, la série la plus controversée de l’histoire des jeux vidéo, n’arrange rien et ne fait qu’amplifier ces critiques. Le jeu vidéo est pourtant considéré par les gamers comme un art à part entière. Aux prémisses du jeu vidéo, il y avait Tennis for two, puis Space War et Pong, les premiers jeux sur oscilloscope ou écran de télévision. Il est certain qu’à ce moment-là, le jeu vidéo n’est qu’au stade de l’expérimentation, du prototype. Mais il devient rapidement un moyen ludique d’apprendre la microinformatique. Guy Millant, directeur chez Atari France, pense d’ailleurs que « chacun d’entre nous aura un micro ordinateur chez lui avant la fin de la décennie. Pour s’initier à cette microinformatique, le plus simple, a pensé Atari depuis 1976, c’est d’apprendre la microinformatique par le


jeu.12 » Ce n’est que quelques années plus tard que le jeu deviendra un véritable divertissement de la vie de tous les jours, avec l’arrivée de la console de salon. En 2005, la console Wii (Nintendo) est lancée et cherche à élargir son public en permettant aux personnes de tout âge de se lancer dans les jeux vidéo. Parallèlement, les jeux sur Facebook se développent ainsi que ceux sur smartphones (Angry Birds, Candy Crush). Le jeu vidéo est donc toujours considéré comme une œuvre de divertissement. Mais cela suffit-il à l’empêcher également d’être une œuvre d’art ? Car si le jeu vidéo ne peut pas être de l’art parce que c’est du divertissement, alors que fait-on du cinéma ? De la même manière, l’argument le plus souvent avancé contre le jeu vidéo est la violence qu’il peut véhiculer. Mais le cinéma n’est-il pas accusé de la même chose ? Remet-on pour autant en cause son caractère artistique ? Bien sûr que non, car l’art ne s’apprécie pas par l’influence qu’il peut avoir sur les gens. Et quand bien même ce serait le cas, il est nécessaire de recadrer au niveau mondial pour se rendre compte que seuls les Etats Unis ont un problème de tuerie de masse. Rien ne porte à croire que les jeux vidéo en sont réellement la cause, mais plutôt « un problème de contrôle des armes à feu et de prise en charge des malades mentaux13 ». Quentin Tarantino parle au contraire d’un effet cathartique. Voir de la violence au cinéma ou dans les jeux vidéo nous permet d’évacuer nos mauvaises pulsions. De plus, les joueurs sont-ils aussi influençables ? Des années sont passées depuis la théorie de la « seringue hypodermique » d’Harold Lasswell qui part du principe qu’il faut inoculer des informations aux masses afin de les rallier aux idées de l’Etat. Cette théorie a déjà été réfutée par Paul Lazarsfeld, montrant que le public n’était pas si influençable. De plus, Stuart Hall a classé la réception d’un message en trois catégories : le décodage de conformité, de négociation ou d’opposition. Or il s’en dégage que le spectateur n’est convaincu que par les choses qui vont déjà dans le sens de ses prédispositions. Un autre argument est avancé : les considérations commerciales du jeu vidéo. Encore une fois tout art fait l’objet de contreparties financières : le cinéma, la musique, l’architecture… L’art se vend, car être un artiste c’est aussi un métier et obtenir une rétribution pour son travail est la moindre des choses. Mais s’il faut opposer un argument à cela, alors que fait-on de certains jeux indépendants qui sont disponibles gratuitement ? Pourquoi alors le jeu vidéo n’est pas considéré comme un art ? Pour Marcel Mauss, anthropologue français du XIXème siècle, « un objet d'art, par définition, est l'objet reconnu comme tel par un groupe. » Mais ce groupe doit avoir un poids médiatique, l'art est appelé art lorsqu'il est académiquement viable, c’est-à-dire qu'une élite doit d'abord s'approprier la chose avant qu'elle ne soit considéré comme de l'art.

B. le jeu vidéo est « Tous les bien-pensants s’autorisent de l’art, de la littérature et de la culture pour prêcher une restauration des valeurs intellectuelles les plus conservatrices, pour ne pas dire archaïques, pour condamner aussi bien les recherches de l’art moderne, en peinture notamment, que les recherches scientifiques sur l’art, dénoncées comme sacrilèges. » Pierre Bourdieu s’en prend à ceux qui critiquent les nouvelles formes d’art qui à première vue n’utilisent pas les codes reconnus par l’élite. Et au-delà 12 13

Guy Millant dans La fabuleuse histoire des jeux vidéo Quentin Tarantino, Violence au cinéma : Hollywood dans le viseur d’Obama [In : Lenouvelobs.com]


de l’art, c’est ici un médium qui est critiqué, comme tout phénomène nouveau, on s’en méfie et on commence toujours par le restreindre et le critiquer. Le jeu vidéo suit pourtant la même évolution que la peinture : Peinture

Points communs

Peinture religieuse du Moyen Âge

Aplats, sans perspectives

Trecento et Quatrocento Renaissance

Début des perspectives Quête du réalisme

Réalisme Naturalisme et hyperréalisme Art contemporain et abstrait

Réalisme atteint Recherche de l’interprétation et retour au symbole

Jeu vidéo Jeux 2D des bornes d’arcade (1970’s) Jeux 8 bits (1980’s) Jeux 16 bits (1990’s) 6ème génération de consoles (2000’s) Dernière génération de consoles Futur du jeu vidéo ?

Heureusement, une large communauté, formée pour la majeure partie de gamers, considère déjà le jeu vidéo comme le « dixième art ». Si on regarde de plus près, il emprunte les mêmes codes que l’interprétation artistique : il brise les limites de la conception que se fait l’individu entre abstraction et figuration. Le jeu vidéo devient un véritable monde à part pour le joueur où celui-ci peut appréhender de nouvelles émotions. De nombreux jeux font preuve d’une beauté à couper le souffle (Braid, Shadow of the colossus, Limbo, Bioshock…), se mêlant souvent à d’autres arts comme la poésie (Flower), le conte (Botanicula), la littérature (Dear Esther), la musique (Rayman Legends) ou même la bande dessinée (Borderlands). On peut attribuer également la beauté au réalisme et prendre dans ce cas les exemples de Watchdogs ou Beyond Two Souls qui sont tellement réalistes qu’on se croirait au cinéma. Excepté que cette fois-ci, le film s’écrit au fur et à mesure que le joueur avance. Mais depuis longtemps l’art n’est plus considéré comme la recherche du beau, mais plutôt d’une cohérence, si désordonnée soitelle. A l’esthétisme doit donc correspondre le gameplay. Celui-ci est aussi porteur d’art et celui de jeux comme Super Mario Bros., Portal ou The Elder Scrolls a su poser les bases d’un genre tout entier, porter un genre à une certaine forme de perfection, ou encore se montrer très innovant par rapport aux standards de leur époque. La base scientifique logicielle du jeu vidéo ne doit pas l’empêcher non plus d’être un art. La musique n’est-elle pas basée sur des systèmes mathématiques précis établissant les gammes, les fréquences et les harmonies ? Le logiciel n’est-il pas considéré comme une œuvre aux yeux de la loi ? « L’art est une intentionnalité humaine, n’ayant rien à voir avec le beau, la nature ou la science 14 », il faut alors recadrer la notion d’art afin de comprendre qu’elle est applicable sans concession au jeu vidéo.

C. un art nouveau à définir Le jeu vidéo est bien plus qu’un art, il est pour certains le médium de notre siècle. C’est un moyen d’expression qui prête à créer et à penser. Non seulement il nous insère dans un univers complètement nouveau et que l’on découvre au fur et à mesure, mais il nous invite à participer à cet univers, à laisser notre trace. L’œuvre d’art devient collective. Alors qu’elle était le fruit d’une 14

Pierre de Bonneville, L’art n’est pas beau


collaboration entre divers artistes, elle prête son univers au joueur, qui peut lui aussi intégrer cette œuvre, participer un instant à l’art qui se joue devant lui. Avec l’évolution des technologies et l’accessibilité des moyens de création, le jeu permet désormais de s’adresser à tout le monde, non seulement d’un point de vue participatif mais également créatif. « Et de fait, dans ce sacre de l'amateur, qui est en quelque sorte le pivot du web 2.0, puisque la création est accessible à chacun, on peut créer et décider des fins de notre création.15 » Plus qu’un art, le jeu vidéo est un carrefour d’éléments visuels, esthétiques, musicaux, sonores, narratifs et ludiques. De la même manière que Wagner souhaitait obtenir une forme mêlant chant lyrique, théâtre, musique et décors, le jeu vidéo s'approche presque de la notion d'art total. S’il est collaboratif, il regroupe d’ailleurs avant tout différentes facettes d’artistes : le level designer n’est-il pas un architecte ? Le scénariste et le concepteur du jeu ne sont-ils pas auteurs ? Le graphiste n’est-il pas un illustrateur ? Le designer sonore n’est-il pas un musicien ? La conjugaison de tous les arts ne les supprime pas un par un, mais créé une nouvelle forme d’art plus complète. Le jeu vidéo appelle à l’amélioration de soi et surtout à la création intellectuelle : « Il n’est plus à prouver aujourd’hui que le jeu vidéo soit un fait culturel majeur qui joue dans notre monde un rôle important dans la diffusion des cultures, des récits, des idées, dans la création d’un imaginaire collectif globalisé et à titre individuel des identités.16 » Le jeu vidéo est englobé dans « une culture portée par un foisonnement de communautés créatives. » Il nous aide à aiguiser notre imagination, notre créativité, nos émotions et sensations, mais aussi notre démarche scientifique par la maîtrise de situations complexes et une meilleure démarche de réflexion et d’expérimentation.

conclusion : un art nouveau, total et incompris Nous avons vu que le jeu vidéo est un art que l’on peut qualifier de total. En plus d’être le résultat de la réflexion de plusieurs auteurs ayant inscrits l’empreinte de leurs personnalités, il permet au joueur de participer à l’œuvre d’art et de devenir en quelque sorte auteur lui aussi. Cet art participatif offre au gamer la possibilité de s’améliorer soi-même, par le développement de son imagination, de sa réflexion, de sa créativité. Enfin c’est un art multimédia, en plein cœur des problématiques de notre société et, semble-t-il, le mieux adapté aux évolutions de celle-ci. Dans notre société individualiste, le jeu vidéo est un art qui rassemble les communautés autour d’un univers nouveau, créé à la fois individuellement et globalement. Il représente le point fort de la génération Y et de l’avènement d’Internet : les joueurs ne sont pas des individus pris à part, ils se retrouvent pour créer ensemble, en communauté. Si une exposition comme celle installée à la Cité des Sciences ne reflète pas fidèlement l’atmosphère correspondante aux jeux vidéo, c’est parce qu’il faut avant tout avoir déjà participé à cette communauté, être intégré et connaitre son histoire et ses règles. Pour parler d’un art, il faut en connaitre le public.

15 16

Un internaute dans un débat sur le jeu vidéo en tant qu’art Usul, Le jeu vidéo est-il l’avenir de l’art ?


Sources GROSSMAN David, Comment la télévision et les jeux vidéo apprennent aux enfants à tuer, Saint-Etienne, Jouvence, 2003 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, L’Esthétique, tome premier, Paris, Librairie Germer-Baillère, 1875 KELMAN Nic, Jeux vidéo : l’art du XXIème siècle, Assouline, 2005 LEROUX Yann, Les jeux vidéo, ça rend pas idiot !, FYP, 2012, coll. Stimulo BONNEVILLE Pierre de, L’art n’est pas beau, Improbable, 2013 JEROME Benjamin, Et le jeu vidéo devint un art, 31/10/2013, [In : Le Parisien], disponible sur : www.leparisien.fr/magazine/grand-angle/et-le-jeu-video-devint-un-art-31-10-2013-3274757.php CALIXTE Laurent, Les jeux vidéo sont devenus un art contemporain, [In : Challenges.fr], disponible sur : www.challenges.fr/high-tech/20130920.CHA4604/les-secrets-du-succes-des-plus-grands-jeux-videos.html Auteur inconnu, Faut-il mettre les jeux vidéo au musée ?, [In : Courrierinternational.com], disponible sur : www.courrierinternational.com/article/2012/12/27/faut-il-mettre-les-jeux-video-au-musee BONNARD Olivier, Violence au cinéma : Hollywood dans le viseur d’Obama, [In / Nouvelobs.com], disponible sur : cinema.nouvelobs.com/articles/28983-enquetes-violence-au-cinema-hollywood-dans-le-viseur-d-obama Débat : le jeu vidéo est-il un art ?, [In : Terrafemina.com], disponible sur : debats.terrafemina.com/philo/739-lejeu-video-est-il-un-art Prise de décision : le jeu vidéo est-il un art ? [In Wikipedia.org], disponible sur : www.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Prise_de_d%C3%A9cision/Le_jeu_vid%C3%A9o_est-il_un_art Site du Syndicat national du Jeu Vidéo : www.snjv.org/fr/industrie-francaise-jeu-video Samai Cédlart, Esthet’Geek #5 : Le réalisme, disponible sur : www.youtube.com/watch?v=ERxgQFKwd-w Usul Master, Le jeu video est-il l’avenir de l’art ?, disponible sur : www.youtube.com/watch?v=bhZ91kb2iSI FLAVIGNY Charles Henry et SEGUINS Alexandre de, La fabuleuse histoire des jeux vidéo, disponible sur : www.youtube.com/watch?v=9FLeU7NjQOc et www.youtube.com/watch?v=FAcjkWUJoa4 Entretien de Pierre Dumayet avec Edgar Morin, L’esprit du temps, disponible sur : www.ina.fr/video/I08015613


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