Architectures critiques et situations : Interventions architecturales dans l'espace urbain

Page 1

Architecture critique et situations :

Interventions architecturales dans l’espace urbain

– Saskia Zurcher – Bachelor thesis HEAD, mai 2013 Chargée de cours : Nathalie Pierron


Architecture critique et situations :

Interventions architecturales dans l’espace urbain SOMMAIRE Introduction Évolution de la pensée urbanistique : un aperçu historique .................... pp. 3-7 1/ L’Internationale Situationniste .................... pp. 8-13 3/ Déséquilibrer et activer : Ugo La Pietra et Raumlabor .................... pp. 14-23 4/ Séquencer et cadrer : Bernard Tschumi et Peter Greenaway .................... pp. 24-29 5/Critiquer et provoquer : Anarchitecture et Mésarchitecture .................... pp. 30-37 6/Rem Koolhaas et les «guérillas» citoyennes .................... pp. 38-43 Conclusion .................... pp. 44-45


Architecture critique et situations

Introduction Évolution de la pensée urbanistique : un aperçu historique L’intervention architecturale dans la ville est intéressante pour plusieurs raisons. D’une part, elle permet de découvrir et de définir une architecture d’échelle réduite insérée dans l’espace urbain. Elle est, comme on le verra, utilisée parfois pour contester ou reconsidérer la manière de faire de l’architecture et d’être architecte, jusqu’à faire naître de nouveaux projets urbains, modestes et forts à la fois. D’autre part, l’intervention architecturale présuppose un esprit de révolte ; révolte contre le quotidien, la banalité ou, plus sérieusement peut-être, contre des situations économiques et sociales. De part son échelle réduite, l’intervention n’a, bien souvent, qu’une existence temporaire mais permet de s’adresser directement au contexte proche de l’humain. A travers la lecture d’exemples, nous pouvons essayer de mieux cerner le potentiel d’action de l’intervention architecturale et l’importance qu’une micro-architecture peut, insidieusement peut-être, conquérir. Le champ est cependant particulièrement vaste, comportant toutes sortes d’expériences plus ou moins convaincantes et percutantes. Afin de le restreindre, les théories de l’Internationale situationniste serviront de fil rouge à cet exposé car, bien qu’ayant essentiellement été laissées sans réponse formelle, elles constituent un corpus de réflexions qui semble avoir considérablement influencé quelques uns des acteurs majeurs de l’intervention architecturale des années 60 à nos jours. Les différents exemples que nous allons étudier ont donc des racines communes qui sont entre autre liées à des références partagées à des auteurs, philosophes et sociologues comme Henri Lefebvre ou Michel Foucault. Une vision de la ville commune également, dans laquelle on retrouve la prédominance de l’action et du mouvement, qui met en valeur l’importance que prend le cinéma, à travers la séquence notamment, dans cet exposé. L’homme est au centre de la ville, l’expérience qu’il en fait permet d’en tracer les contours et d’en dessiner le cadre.

3


Architecture critique et situations

La ville sera le cadre principal de ce travail. Il convient donc, bien que notre intérêt se portera par la suite sur une échelle réduite, de situer quelques notions en lien à l’urbanisme et à la manière de penser les villes. La notion même d’urbanisme n’apparaît qu’à la fin du XIXème siècle alors que l’exode rural est un phénomène accompli. Le terme désigne l’étude du phénomène urbain et l’organisation de la ville et de ses territoires.

Il faut cependant attendre les années 1910, avec la sortie de divers ouvrages sur l’art de bâtir les villes pour que les théories soient regroupées, officialisées et que la discipline soit reconnue à part entière, comme une science travaillant à partir de statistiques et de diagnostiques en vue de prévoir les besoins futurs de la ville et ses évolutions. La discipline passionne par ailleurs les modernistes, dont Le Corbusier est l’illustre représentant. Son Plan Voisin (fig.1) de 1925 fera l’effet d’une bombe, devenant symbole absolu de l’urbanisme moderne et bannière pour ses opposants. L’urbanisme sera un thème central lors des CIAM (Congrès d’architecture moderne) qui conduiront à la rédaction, en 1933, de la Charte d’Athènes. Cette dernière est un traité urbanistique qui promeut l’apogée de la ville fonctionnelle. L’un des concept central est celui de la séparation de la ville en zones, selon quatre types d’activités principales : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport. L’automobile est par ailleurs placée au centre du dessin de la ville, faisant l’apogée des routes et des flux de circulation et allant jusqu’à rendre obsolète la rue que Le Corbusier dit vouloir « supprimer ». Cette vision de la ville prévaudra chez la plupart des architectes en charge de la reconstruction post-seconde guerre mondiale.

Elle sera par ailleurs au cœur des critiques adressées par les utopies des années 60, voyant dans cette séparation des fonctions un nouvel instrument au service de l’aliénation. La ville – pour simplifier les positions prévalant alors – devient un organisme froid, sans vie, figé dans le béton, dont l’humain a été exclu. L’accélération constante de la société démontre en outre les limites d’une ville contrôlée par

4


Architecture critique et situations

des urbanistes dépassés. A la suite des CIAM, apparaît un jeune groupe d’architectes, le TEAM 10, qui propose un projet nouveau pour la ville, prenant en compte l’humain comme personnage central de la fabrique urbaine. Le groupe est composé notamment d’Alison et Peter Smithson, Aldo Van Eyck, Giancarlo di Carlo ainsi que de l’équipe formée par Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrech Woods. A la vision séparatiste de la Charte d’Athènes, ils opposeront une ville faite de couches, multiple, protéiforme et densifiée dans ses activités. Naîtront de leurs travaux les concepts de Cluster City et de Web, qui contribueront au développement des projets méga-structurels (projets portés en Europe par des figures comme Yona Friedmann puis poussés plus loin par les Métabolistes japonais) (fig.2). La ville devient une infrastructure permanente en trois dimensions que l’on rempli selon les besoins de cellules fonctionnelles. Nous en retiendrons ici le désir d’intensification de l’expérience de la ville mais également les notions de temporalité et d’événement comme données essentielles de la conception architecturale. L’architecture est consommée et se pense selon une durée de vie programmée et limitée.

Cependant, le projet méga-structurel est encore optimiste, et sa foi dans le progrès ne fait aucun doute. Il exprime toujours la tentation un peu mégalo de redéfinir globalement le cadre de vie, faisant naître un urbanisme entièrement nouveau. En ce sens, le projet méga-structurel est rapproché du mouvement moderne par certains critiques dont Reyner Banham : « La mégastructure était un des destins inévitables du Mouvement moderne.»1 et en serait l’aboutissement, le fils légitime.

C’est ensuite à partir de ces villes utopistes, entièrement recréées sur les villes anciennes, ainsi que leur valorisation de la société de consommation que naissent les courants de contre-utopie et l’architecture radicale. Beaucoup plus critique sur la situation économique, politique et sociale l’architecture radicale, si elle ne demeure pas une architecture de papier destinée à critiquer directement les utopies précédemment présentées en les amplifiant jusqu’à la nausée (démarche adoptée par des groupes comme

................................. 1. Reyner BANHAM , Mégastructure, Urban Structures of a Recent Past, p.203

5


Architecture critique et situations

Superstudio ou Archigram), s’ancre dans la réalité de la ville existante pour porter une critique directe à la situation présente. Ce retour au concret se manifeste notamment par l’intervention architecturale qu’elle soit construction de petite échelle, manifestation et action architecturale ou refus de construire.

Cependant, nous oublions ici, comme c’est fréquemment le cas dans l’histoire de l’architecture, un groupe multi-disciplinaire, l’Internationale Situationniste, qui s’insère dans l’interstice entre la modernité triomphante des années 50 et le basculement critique des années 60. Le groupe, comme nous l’avons déjà évoqué, entame alors une série de réflexions sur la ville moderne. Bien que ne trouvant pas alors pas de manifestation concrète, en dehors des textes, films et actions politisées, le mouvement aura une influence considérable sur de nombreux architectes et artistes qui, s’ils ne s’en revendiquent pas directement, ont néanmoins une pratique qui en témoigne. Le mouvement bascule, il est vrai, dès les années 60 vers une forme de revendication politisée et de révolte les éloignant un temps des théories initiales. C’est la raison pour laquelle il est souvent décrié et associé à une forme désuète d’ultra-gauche. L’architecture radicale à travers la figure d’Ugo La Pietra que nous étudierons plus particulièrement en est l’héritière directe. Les années 60 et 70 sont particulièrement importantes au développement des critiques autour de la ville moderne à travers l’intervention, comme par exemple chez Gordon Matta-Clark ou Bernard Tschumi. Ce mode d’expression s’affaiblira dans les années 80 avant de retrouver petit à petit, à partir de la fin des années 90 la faveur de certains architectes et urbanistes. Nous verrons, parallèlement aux acteurs précités, le travail du groupe Raumlabor, l’intervention Stairs de Peter Greenaway, ainsi que certains projets du bureau des Mésarchitectures de Didier Fiuza Faustino. Nous nous intéresserons ensuite à la situation contemporaine qui voit fleurir nombre de projets émanants de l’action citoyenne.

6


Architecture critique et situations

fig. 1 : Plan Voisin, Le Corbusier, 1925 fig. 2 : Ville Spatiale, Yona Friedmann, 1958

7


Architecture critique et situations

L’Internationale Situationniste C’est en 1957 que l’Internationale Situationniste voit le jour. Le mouvement naît de la réunion de deux groupes : L’Internationnale Lettriste menée par Isidore Isou et dont font alors partie Guy Debord et Gil J Wolman – qui deviendront les futures figures influentes du mouvement situationniste – et le MIBI (Mouvement pour un Bauhaus Imaginiste), d’Asger Jorn. C’est surtout de l’Internationale Lettriste que le mouvement situationniste tirera ses premières thèses. En effet, le groupe avait alors déjà posé les concepts de situations et de dérive mais également celui de détournement. Cependant, les influences du MIBI sont toujours perceptibles, surtout dans les premières années d’activité. Le MIBI est fondé par Asger Jorn en réponse à l’ouverture d’une nouvelle école du Bauhaus par Max Bill, à Ulm. Le programme de ce dernier est ardemment critiqué car il lui est reproché de détourner les intentions originelles de l’école de Weimar pour en faire une simple apogée de la pensée fonctionnaliste. Le MIBI, ainsi que plus tard les protagonistes du mouvement situationniste, ont à cœur de lutter contre le fonctionnalisme mais également d’opérer un dépassement de l’art et de ses institutions dans un projet de création globale et généralisée, qui ne soit plus le fait de spécialistes; un art qui puisse envahir la vie quotidienne.

C’est par ailleurs de cette volonté qu’émerge l’idée de faire de la création de situations une pratique légitime et indispensable consistant à « organiser les circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que s’y multiplient les expériences les plus intenses »2. La critique du fonctionnalisme n’est dès lors pas simplement formelle, mais construite sur l’hypothèse selon laquelle l’architecture fonctionnelle serait celle de l’apogée du capitalisme et en renforcerait les structures de contrôle. Elle contribuerait dès lors à enfermer l’individu dans le carcan et les schèmes de comportements que l’on attend de lui, en l’isolant de son quotidien et en lui faisant perdre le contrôle de sa vie. État de fait contre lequel la construction de situations lutterait. En effet, le quotidien et l’ennui s’en trouveraient bouleversés, car la construction de situations prend comme stratégie

................................. 2. Patrick MARCOLINI, Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle. p. 7

8


Architecture critique et situations

principale de provoquer le choc et la surprise. Le côté ludique de l’expérience des situations est également primordial et peut-être exprimé comme le « désir d’une vie plus vraie, simplement jouée » 3. L’aspect ludique de la démarche situationniste est à mettre en relation avec le texte de l’historien Johan Huizinga dont l’ouvrage, Homo Ludens, traduit en français en 1951, aura une grande influence sur leur appréhension de l’existence. Ce dernier met en effet en évidence la dimension non utilitaire de la vie humaine. La construction de situations prend en compte, dans une démarche pseudo-scientifique, des données statistiques, urbanistiques et psychologiques et emprunte trois modèles : celui du scandale, de la fête et de la rencontre amoureuse ou du désir érotique4. Cependant, difficile à mettre en œuvre correctement, la notion de situations sera paradoxalement celle que les situationnistes abandonneront le plus rapidement. Il était pourtant prévu, en 1958, de concrétiser le projet et de publier des Plans de situations. Malheureusement, ceci ayant été repoussé, puis abandonné, nous ne pouvons qu’imaginer quelle forme ils auraient assumé, même s’il est tentant de prendre pour référence des travaux postérieurs d’architectes comme Bernard Tschumi dont nous étudierons le système de notation plus loin.

La dérive et la psycho-géographie sont des stratégies d’explorations urbaines s’appuyant notamment sur la notion de situations ou d’ambiances. Ces explorations ne sont pas sans rappeler les expériences antérieures du groupe Dada ou des Surréalistes. La dérive consiste dans le « passage hâtif à travers des ambiances variées » 5. Ces dernières étant un mélange savant de formes, d’éclairages, de couleurs, de sons et d’odeurs, la notion de dérive met en valeur l’importance de l’expérience dans l’appréhension de la ville. Cet ensemble de facteurs opérants rappelle également à l’architecture son rôle secondaire, toile de fond d’une vie plus riche. L’esthétique formelle et stylistique des bâtiments peut accueillir toute sorte d’ambiances. La variété dont dépend la dérive est ce qui manque à la ville moderne, tout autant que son absence de rue, centre de la vie sociale. Cette variété suppose également une esthétique de montage, de séquences et de superposition qui ramènent invariablement à l’univers cinématographique et notamment au cinéma d’Eisenstein. Debord

................................. 3. Guy DEBORD, «Manifeste pour une construction de situations» in Œuvres, p.38 4. Patrick MARCOLINI, Op.cit. p.8, p. 62-63 5. Guy DEBORD, «Théorie de la dérive», Les Lèvres Nues n°9, novembre 1956, p. 9 9


Architecture critique et situations

déclare par exemple : « Claude Lorrain est psychogéographe dans la mise en présence d’un quartier de palais et de la mer» 6, soit dans la mise en confrontation de deux ambiances contrastées. Les situationnistes expérimentent constamment la dérive et en font des compte-rendus détaillés, empruntant le style des récits de voyages. La plupart de leurs déambulations, affranchies de tout but, se font sous l’emprise de l’alcool et des drogues. La ville prend alors l’aspect symbolique d’un labyrinthe, ouvert à toutes les connexions, toutes les rencontres fortuites. L’illégalité a également une place importante dans la pratique des situationnistes qui n’hésitent pas, afin de rendre leur vie plus riche, à expérimenter toutes sortes de modèles de vie alternatifs (ne jamais travailler, se livrer à des pratiques sexuelles diverses, etc.).

L’exploitation des données relatives à ces dérives donne lieu à l’établissement d’une science nouvelle : la psycho-géographie. Elle consiste en l’étude des parcours préférentiels d’un individu dans la ville, parcours qui donnent lieux à des cartographies nouvelles. Prenons par exemple celle que Guy Debord élabore en 1957, The Naked City (fig.3), construite par l’assemblage de morceaux de ville choisis d’après leur attrait psycho-géographique, et reliés selon les flux de dérives au moyen de grosses flèches rouges. Les phénomènes qui intéressent les situationnistes sont listés par Guy Debord en 1955 : « Le brusque changement d’ambiances dans une rue, à quelques mètres près, la division patente d’une ville en zones de climats psychiques tranchés, la ligne de plus forte pente – sans rapport avec la dénivellation – que doivent suivre les promenades qui n’ont pas de but; le caractère pressant ou repoussant de certains lieux» 7. Ces modes opératoires et de représentation s’appuient beaucoup sur le travail de Paul Henry Chombart de Lauwe qui, dans son étude parue en 1952, Paris et l’agglomération parisienne, retrace notamment les trajets effectués pendant un an par une étudiante de SciencePo (fig.4).

Toutes ces notions sont à l’origine de l’urbanisme unitaire dont la manifestation la plus claire est la Nouvelle Babylone (fig.5-6) de Constant qu’il développera de 1958 à 1969. Les premières maquettes de cette ville

................................. 6. Guy DEBORD, «Exercice de la psychogéographie», Potlach n°2, juin 1954 7. Guy DEBORD, «Introduction à une critique de la géographie urbaine», Les Lèvres nues n°6, septembre 1955, p. 11 10


Architecture critique et situations

censée cristalliser les réflexions situationnistes sont élaborées par Constant, de concert avec Guy Debord, mais également avec le concours d’autres situationnistes. Ivan Chtcheglov mettra au point un catalogue de quartiers et d’ambiances, répertoire qui n’est pas sans rappeler l’effort mis en place par Cedric Price pour l’élaboration du Fun Palace (fig.7), quelques années plus tard (1961-65). Il semble bien que ce mode d’inventaire soit indispensable pour atteindre à la flexibilité rêvée pour l’urbanisme, l’idée étant de jouer avec ce réservoir pour créer une ville modulable et transformable. La Nouvelle Babylone repose sur l’absence de travail, grâce à l’autonomisation complète de la production, ainsi que sur des technologies avancées permettant de changer rapidement le climat, l’éclairage et la couleur de parties de ville. L’élaboration de la Nouvelle Babylone met en lumière le paradoxe étonnant qui existe chez les situationnistes entre la volonté d’utiliser les dernières technologies, fruit du capitalisme avancé, et un certain romantisme, valorisant des formes de vie archaïques. La ville utopique a en effet été pensée comme une réponse au mode de vie des gitans. Constant sera évincé de l’IS en 1960, alors même que le mouvement prend une tournure révolutionnaire, mettant de côté l’élaboration utopique de nouveaux modes de vie désormais considérés comme étant inapplicables sans en passer auparavant par un changement radical de la politique urbaine. La suite sera la participation active du mouvement situationniste à la révolte estudiantine de mai 68 puis sa dissolution en 1972.

Le nouvel urbanisme imaginé par les situationnistes souligne en tous les cas le besoin de reprendre possession de l’espace urbain en étant « acteur du théâtre de la ville, constitué du montage des situations » 8. Transformer le spectateur passif qu’est devenu l’homme moderne en acteur, afin de le libérer de son aliénation et le rendre à sa propre vie : la résolution proposée met en évidence ce qui sera l’œuvre majeur de Guy Debord, la théorie de la Société du Spectacle, compilée en 1967 dans le livre éponyme et qui est malheureusement trop souvent l’unique travail retenu et discuté, mettant en retrait la richesse du mouvement. Une richesse qui n’échappera pourtant pas à certains protagonistes de l’architecture radicale en Italie.

................................. 8. Patrick MARCOLINI, Op.cit. p.8, p. 114

11


Architecture critique et situations

fig. 3 : The Naked City, Guy Debord, 1957

fig. 3 : Relevé des trajets d’une étudiante, Paul Henry Chombart de Lauwe, 1952

12


Architecture critique et situations

fig. 5 et 6 : Nouvelle Babylone, Constant Nieuwenhuys, 1958-60

fig. 7 : SchĂŠmas pour le Fun Palace, CĂŠdric Price, 1961

13


Architecture critique et situations

Déséquilibrer et activer : Ugo La Pietra et Raumlabor La philosophie de l’IS parvient aux architectes italiens par le biais d’Ettore Sottsass, qui signe à Alba la résolution du premier Congrès des artistes libres, en 1956, réunissant divers mouvements antérieurs à l’Internationale Situationniste et qui sera à l’origine de la fusion des deux groupes évoqués précédemment. Il introduira notamment les notions d’ambiance et d’expérience urbaine; ces dernières permettant de donner une échelle nouvelle à l’architecture car l’expérience naît de l’environnement immédiat. L’intervention architecturale a dès lors sa place et gagne en importance dans la théorie architecturale. Elle se défini comme une intervention/action d’échelle réduite, ayant une existence temporaire et directement liée à l’expérience immédiate de la ville, à sa perception. Elle permet de renforcer ou de provoquer des situations inhabituelles et de susciter l’étonnement chez l’usager en modifiant son rapport à la ville.

L’ambiance est particulièrement importante pour l’architecte milanais Ugo La Pietra qui construit et expérimente directement ses idées dans l’environnement urbain. Il choisit d’engager le spectateur dans l’expérience de la ville, expérience constituée de tous les éléments quotidiens, comme dans un théâtre gigantesque et merveilleux. Il s’agit alors de changer le point de vue, de modifier les ambiances pour faire ressentir plus intensément le contexte. De son rapport à la ville, l’architecte dit qu’elle est le « lieu où il a essayé de déployer sa personnalité : c’est le lieu qu’il a essayé d’aimer, qu’il a essayé d’associer à ses itinéraires de vie et de travail, dans lequel il s’est souvent déplacé, comme l’explorateur se déplace dans un territoire à conquérir» 9.

Ugo La Pietra aura trois phases de travail principales, dont deux retiendront ici notre attention. La première est celle de l’élaboration de la théorie du Système déséquilibrant, qu’il utilise comme un « outil de dévoilement des situations où l’utilité et l’habitude avaient créé des structures de comportement très rigides » 10. La seconde est celle pendant laquelle Ugo La Pietra travaille sur la frontière entre privé et publique, remettant en

................................. 9. Ugo LA PIETRA in Ugo La Pietra : Habiter la ville. p. 120 10. Ugo LA PIETRA, «L’architecture radicale» in Ibid. p. 14

14


Architecture critique et situations

question la privatisation croissante de l’espace urbain, avec comme base la phrase issue des écrits situationnistes : « Habiter c’est être partout chez soi ».

Dans le cadre du Système Déséquilibrant, il est intéressant de s’arrêter sur le projet Il Commutatore, qu’il créé en 1970 et qui, sous des airs peut-être naïfs est pourtant emblématique du principe. Ugo La Pietra lui-même déclare que « cet objet particulier peut être considéré comme l’instrument emblématique de tout son travail sur l’environnement urbain» 11. Modeste – il ne s’agit que de deux planches assemblées par une charnière qui permet de les incliner différemment – le projet propose de créer un outil de cadrage, de point de vue. Il sort le spectateur de l’expérience quotidienne et contrainte de la ville pour lui en proposer une lecture nouvelle, libérée de la réalité gravitationnelle. Le projet est illustré par Ugo La Pietra par des schémas, superposés parfois à la photographie, des différentes positions d’inclinaison possibles (fig.8). L’architecte utilise en outre son instrument déséquilibrant et pose sur de nombreuses vues, parfois pris de profil et parfois de face, dans des lieux divers. Par ailleurs, il met en parallèle ces photographies, celle qui représentent son champ de vision (des façades morcelées, de haut en bas), ainsi que les notations schématiques. Les vues juxtaposées et additionnées pourraient faire penser à un story-board cinématographique, ou du moins soulignent-elles clairement l’importance de l’action et du corps dans l’appréhension de la ville (fig.9). Antérieur mais annonciateur, le projet de La Nouvelle Perspective (fig.10), réalisé en 1968, est à la fois un espace délimité, comme une invitation à un moment privé dans l’agitation de la ville, et un cadrage, reprenant le principe de la camera obscura auquel il retire miroir et objectif. Au lieu d’observer la ville autour, on la découvre miniaturisée dans une boîte, déplacement qui permet soudainement de percevoir chaque détail plus intensément, tout en ne faisant qu’observer la réalité.

Il y a d’autre part, dans le travail d’Ugo La Pietra, la volonté politique de libérer l’individu du carcan imposé par la société de consommation, qui le manipule en lui imposant des choix, et ce en faisant appel

................................. 11. Ugo LA PIETRA, « Le commutateur» in Op. cit. p. 14, p. 94

15


Architecture critique et situations

à ses facultés créatives. Il souhaite inciter les habitants des villes à récupérer l’espace publique à travers diverses expériences qu’il mène personnellement dans le projet d’ «Habiter, c’est être partout chez soi». Il proposera, à partir de 1972, des instructions pour l’usage de la ville, qu’il compilera dans un ouvrage au titre éponyme en 1979, Istruzioni per l’uso della città. Ces instructions sont une nouvelle fois grandement inspirées par l’IS. Il propose par exemple, en 1975, de dessiner un plan personnel de la ville, basé sur l’expérience propre à chacun des lieux habituels. Il s’agit de répertorier, par exemple, les lieux qui «ont déjà servis de repères visuels, ceux qui on été utilisés pour téléphoner, les lieux qui ont rappelés à la mémoire des événements émotionnels, etc» 12. Le livre rend également compte de la recherche effectuée par La Pietra sur les Niveaux de liberté, qui, sur un mode pseudo-scientifique, répertorie différentes manifestations spontanées de prise de possession de la ville et de la périphérie urbaine de Milan (fig.11).

La phrase emblématique de chacune de ces expériences («Habiter c’est être partout chez soi»), il l’affichera, dans un premier temps en 1978, sur une banderole imprimée qu’il accroche entre deux immeubles milanais, comme un manifeste publique. Il va par ailleurs, l’année suivante, placer une banderole à Linz, similaire à celle de Milan. Cette fois-ci, il s’installe dans la rue, en dessous, pour se raser, illustrant ainsi son principe (fig.12). Dans la série des Reconversions projectuelles, développée entre 1976 et 1979, Ugo La Pietra s’approprie le mobilier urbain. Poteaux et chaînes (fig.13), présenté en 1979 à la Triennale de Milan, donne à voir, à travers des médiums divers (photomontages, film, objets et dessins) la transformation d’outils de démarcation urbaine en une déclinaison de mobilier à usage privé.

Bien que l’architecture radicale italienne est encore souvent théorique, deux autres groupes officient à peu près à la même époque à Florence. Citons par exemple les Urboeffemiri, du groupe UFO qui envahissent les rues et places de Florence, dès 1968, avec des gonflables, supports de manifestations engagées. Considérons également le groupe 9999, qui choisi pour sa part la projection et modifie la ville quelques

................................. 12. Ugo LA PIETRA, Abitare la citta’ : ricerche, interventi, progetti nello spazio urbano dal 1962 al 1982. p. 140

16


Architecture critique et situations

instants avec des happenings multimédias, comme celui qui prend d’assaut le Ponte Vecchio, en 1968, l’altérant de manière éphémère, superposant une image nouvelle à l’existant.

C’est pourtant l’école viennoise qui se rapproche le plus de la démarche conceptuelle d’Ugo La Pietra, sans revendiquer pourtant le même attachement à l’IS. Coop Himmelblau, par exemple, proposent des Aktionen dans la ville de Bâle, entre 1970 et 1971. Ces dernières incitent les passants à entrer dans de grandes bulles gonflables et à se promener dans la ville en poussant ce ballon, reconsidérant ainsi leur rapport habituel à l’architecture, mais sans rien bousculer pourtant (fig.14).

Le groupe Haus-Rucker Co est également actif dans cette forme poétique et ludique de réappropriation de l’espace urbain, comme dans le projet Giant Billard qu’ils installent en 1970 à Vienne et espèrent pouvoir déposer dans les rues de New York. Cependant, leur démarche, tout comme celle des acteurs précédemment cités, ne peut se réduire à cette simple dimension. En effet, elle est également hautement politique, avec des revendications claires face au contexte urbain sans caractère et homogène, produit direct du processus permanent de développement. Les membres du groupe refusent de construire des bâtiments pérennes dans ce contexte lequel pousse les pouvoirs publiques à faire l’impasse sur l’implication psychologique de l’habitant dans la ville et à en négliger l’atmosphère ou l’ «aura». A travers les architectures temporaires que proposent le groupe, le désir de mettre en place une réflexion politique qui permette de donner un cadre à une architecture plus expérimentale car de petite échelle et à caractère éphémère, est exprimé. Les installations Ballon für Zwei et Oasis n°7 (installées respectivement en 1967 et 1972, à Vienne et Kassel), créent une situation particulière, en marge de la ville qui se déploie en dessous (fig.15). Elles génèrent également un contraste fort avec les bâtiments rigides sur lesquels ces « bulles » viennent s’inscrire, renforçant la critique contre la discipline. Les installations sont porteuses de sens social mais leur potentiel esthétique est également mis en avant. Les membres du groupe affirment

17


Architecture critique et situations

que « après des années de pseudo-fonctionnalisme, il nous faut réapprendre que le cosmétique n’est pas toujours ridicule » 13. L’idée d’un environnement flexible, qui ne bloque pas les possibilités futures, est directement reprise des théories méga-structurelles mais s’applique désormais à la ville existante elle-même. Le projet est à la fois moins utopiste et plus ambitieux, car confronté à la situation réelle. L’intervention est multiple ; politique et poétique, esthétique et engagée, provocatrice et sociale.

Actuellement, le groupe pluridisciplinaire berlinois Raumlabor, actif depuis 1999 combine les caractéristiques principales de l’intervention architecturale. Il brouille les frontières entre art et architecture, s’insère dans des endroits actuellement délaissés et proposent un embellissement momentané, la création de points de rencontre, la participation des acteurs locaux dans le projet ainsi qu’un regard poétique et ludique porté sur l’environnement. Ils se réclament également de l’après utopie, expliquant qu’ils aiment se confronter à la réalité et tester immédiatement, sous forme expérimentale des solutions nouvelles pour habiter et investir la ville. De par chacun de ces aspects, le groupe Raumlabor travaille dans la lignée d’Ugo La Pietra et de ses contemporains. De plus, les revendications d’alors ont été partiellement entendues par les municipalités ce qui permet de mettre en contact les architectes du groupe avec des volontaires lors de workshops, lié à des festivals ou des résidences temporaires dans différentes villes (fig.16). La participation des habitants n’est dès lors plus simplement rêvée. Les architectes de Raumlabor évitent cependant toujours de tomber dans ce que certains critiques des démarches participatives au temps de La Pietra, tel que Manfredo Tafuri, nommait le populisme. Ce dernier a toujours craint de laisser trop de pouvoir au peuple auquel il ne fait guère confiance et de se décharger de son rôle d’architecte. Au contraire, dans la démarche de Raumlabor, l’architecte assume son rôle de spécialiste en accompagnant et encadrant les projets participatifs mais également en proposant des solutions finies comme pour le projet de Spacebuster (fig.17-18), réalisé en collaboration avec Plastique Fantastique. Créé en 2009 et devenu symbole du groupe, ce dernier est destiné à réactiver des zones urbaines

................................. 13. Laurids ORTNER in HAUS-RUCKER-CO, Provisorische Architecktur. p. 18

18


Architecture critique et situations

délaissées dans la ville de New York en créant des espaces temporaires de créativité. L’idée particulièrement simple est néanmoins efficace : un espace gonflable s’érige à l’arrière d’une camionnette. La bulle protectrice ainsi créée permet toute sorte de réunions qui se déroulent au coeur de l’espace public. Bien qu’installant une frontière physique entre dedans et dehors, le matériau translucide permet une communication permanente avec les passants, intrigués ou attirés. Une fois son usage consommé, l’espace se retire dans l’arrière de la camionnette. L’architecture éphémère et mobile pourrait ainsi, après l’expérience new-yorkaise, voyager dans différentes villes, jouant à chaque fois son rôle de catalyseur social et adoptant diverses fonctions. L’absence de programme prédéterminé en fait un lieu ouvert, qui remet en question le précepte selon lequel la forme suit la fonction puisqu’il peut les accueillir toutes, invariablement.

Nous sommes bien entendu en droit de nous demander si la récupération et la promotion de démarches à l’origine subversives par les villes ne serait pas une perte pour le projet original. En effet, le participant que l’on vient chercher n’est, même s’il prend partiellement part à l’édification du projet, plus vraiment acteur ou en tout cas pas élément déclencheur et peut sembler déresponsabilisé. Il se laisse faire, pour une durée temporaire, faisant naître un projet qui ne trouvera pas forcément d’écho après le temps magique du workshop ou du festival. Cependant, le travail de Raumlabor pose des questions et soulève peut-être parfois des vocations qui peuvent stimuler le processus d’appropriation de l’espace publique.

19


Architecture critique et situations

fig.8 et 9 : Il Commutatore, Ugo La Pietra, 1970

20


Architecture critique et situations

fig. 10 : La Nouvelle Perspective, Ugo La Pietra, 1968

fig. 12 : Habiter c’est être partout chez soi, Ugo La Pietra, Milan 1978 et Linz 1979

fig. 11 : Niveaux de liberté, Ugo La Pietra, 1969-75

21


Architecture critique et situations

fig. 13 : Poteaux et Chaines, Ugo La Pietra, Triennale de Milan, 1979

fig. 14 : Aktionen, Coop Himmelblau, B창le, 1978-79

fig. 15 : Oasis n째 7, HausRucker Co, Dokumenta de Kassel, 1972

22


Architecture critique et situations

fig. 16 : Cantiere Barca, Raumlabor, Turin 2011

fig. 17-18 : Spacebuster, Raumlabor, New York 2009

23


Architecture critique et situations

Séquencer et cadrer : Bernard Tschumi et Peter Greenaway Les mêmes idées situationnistes qui ont été énoncées plus haut et qui ont servi à soutenir une partie du projet de l’architecture radicale, ont été reprises par le jeune Bernard Tschumi, qui commençait dans les années 70 sa carrière d’architecte-théoricien. L’idée de l’événement est centrale dans les réflexions de Tschumi. L’événement en tant que facteur imprévisible, l’événement en tant qu’action également, action – ou fiction – qui remplace la fonction. La réécriture de l’adage moderniste exprime l’idée selon laquelle le véritable plaisir de l’architecture serait également celui du jaillissement de l’imprévisible, qui est le propre de la ville contemporaine. L’architecture de Bernard Tschumi s’exprime également par le plaisir de la limite – « Dépasser les limites c’est érotique » – de la superposition, de l’existence conjointe de contraires qui rend l’expérience de l’architecture plus puissante. Il énonce par ailleurs, dans les Manhattans Transcripts, rédigés et pensés entre 1976 et 1981, que « l’architecture n’est peut-être pas à propos de standards fonctionnels mais plutôt d’amour et de mort » 14. La relation passionnelle à l’architecture est fondamentalement romantique, comme pouvait l’être les déclarations situationnistes. Dans les Advertisements for Architecture,visuels manifestes produits entre 1976 et 1977, Bernard Tschumi cherche à susciter du désir pour l’architecture en utilisant des phrases aussi étonnantes que « pour apprécier vraiment l’architecture, vous devriez peut-être même commettre un crime » (fig.19). La notion de violence, associée à celle de mort, se traduit dans la relation permanente entre le corps et l’espace qui le contraint. L’idée d’action, et donc de mouvement, amène Tschumi à penser une architecture presque cinématographique, constituée de séquences additionnées, étant chacune un cadre précis. Une définition qui pourrait être donnée à la ville, dans le même esprit que celle des ambiances situationnistes. La référence au cinéma d’Eisenstein est d’ailleurs revendiquée par Bernard Tschumi. Il en empreinte la notation, riche chez ce réalisateur, qui met en parallèle cadres picturaux, partitions musicales, diagramme de composition picturale et diagramme des mouvements. C’est un travail central dans les Screenplays et Joyce’s garden, deux projets de

................................. 14. Bernard TSCHUMI, «Architectural Manifestoes» in Architecture Concepts : Red Is Not a Colour, p. 40

24


Architecture critique et situations

1976. Une notation qui traduirait le passage permanent entre une action qui génère une architecture elle-même transformée par les gestes qui y prennent place (fig. 20-21). Là encore, la notion de collage et de montage fait de la réalité quelque chose de fluctuant, sans cesse amenée à être modifiée et modifiable, ce qui ramène à la nécessité d’interventions éphémères.

Bernard Tschumi restera quelques années enfermé dans la théorie, rédigeant plusieurs textes et manifestes, avant de réaliser, entre 1982 et 1998, le projet du Parc de la Villette, à Paris. Il imagine, comme il a pu le faire dans Joyce’s Garden, une trame régulière superposée au dessin des routes et des promenades fluctuantes, hommages au mouvement du corps dans le territoire (fig.22-23). Cette trame première permet de placer les objets architecturaux, qu’il tient à appeler folies en référence aux édicules inutiles, érigés pour le plaisir du badinage aux XVIIème et XIXème siècles. La plupart n’ont pas de programme fonctionnel déterminé ce qui permet, dans une certaine mesure et malgré leur caractère permanent, de les assimiler à des installations architecturales. Ces constructions sont pensées pour être laissées à la libre interprétation du promeneur, ainsi sollicité. La série est en outre propice à la création d’événements de nature diverses, comme un jeu proposé dans le territoire de la ville. La forme libre des objets fait penser au déconstructivisme qui n’est pas étranger à l’idée de disjonction. Ces derniers semblent fabriqués comme un jeu de construction géant dans lequel on assemblerait librement des éléments disparates. Cette forme composée ainsi que leur couleur les érigent comme signaux dans l’espace du parc et renforce leur caractère théâtral. Lors de l’inauguration, Bernard Tschumi aura l’occasion de réaliser ce qu’il considère être la plus parfaite des architectures, érigée pour se détruire : le feu d’artifice. Il empruntera là-encore une forme de représentation au cinéma pour programmer les 30 minutes que durera son feu d’artifice (fig.24).

Dans ce regard sur le cinéma, il est intéressant de s’arrêter sur le projet Stairs (fig.25-27), de Peter Gree-

25


Architecture critique et situations

naway. Les forts liens de Bernard Tschumi avec le cinéma semblent être une perche tendue pour parler du loufoque réalisateur anglais mais la pertinence d’un tel rapprochement va au-delà. Peter Greenaway est connu pour son amour de la peinture et de l’architecture, du plan fixe souvent qui confère à ses films une allure baroque et picturale. Il commence sa carrière de cinéaste en 1980 avec le film Falls et obtiendra une grande reconnaissance avec des films comme Meurtre dans un jardin anglais (1982), Le Ventre de l’architecte (1987) ou Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989). C’est une opération toute différente qu’il entreprend à Genève, en 1994 avec le projet Stairs. Il y exprime peut-être pour la première fois sa déception envers le cinéma, dont la forme force une lecture unilatérale des scènes, par un spectateur captif de l’attraction de l’écran et ne laisse qu’une seule perspective à l’imagination. Lors d’une conférence donnée à la Maison de l’Architecture de Genève en février 2013, il réitérera ces constats, faisant part de ses recherches dans le sens d’une tridimensionnalité de la projection et de l’image non systématiquement narrative, libérée de son obligation de raconter un histoire, de traduire un texte. C’est déjà ce qu’il exprime en 1994, proclamant : « Je ne suis pas intéressé par la narration mais très intéressé par les séquences » 15. L’installation donc, sur le thème du cadrage ou « la situation trompeuse », est celle de cents escaliers blancs disséminés dans la ville entière. Chacun de ces escaliers propose un point de vue sur la ville, choisi par le réalisateur. Le jeu est alors clair. Les habitants-acteurs évoluent dans un décor-ville et sont observés par les spectateurs-habitants. Le décor « naturel » de la ville est en perpétuel changement, exprimant la capacité naturelle de la complexité urbaine à créer des situations, pour qui sait la regarder ; car, comme le souligne un critique de l’époque : « (Donner à voir la ville), c’est là que se situe sans doute la performance, tant cette pratique a disparu des usages » 16. Simplement souligner, cadrer, la démarche rappellera sans doute le Commutatore ou la Nouvelle Perspective d’Ugo La Pietra. Dès lors, l’imprévisible peut faire son apparition dans le cadre et chacun est libre de créer son propre film imaginaire. Le critère éphémère est là encore respecté, l’exposition dure 100 jours, pour 100 escaliers qui « envahissent par le nombre » la ville.

................................. 15. Peter GREENAWAY, AM, septembre 1994, n°45, p.11 16. Philippe MEIER, Ibid. p.7

26


Architecture critique et situations

fig. 19 : Advertisments for Architecture, Bernard Tschumi, 1976-77

fig. 20 : Diagramme de Séquences pour Alexander Nevsky , Sergeï Eisenstein, 1938

fig. 21 : Joyce’s Garden, Bernard Tschumi, 1976

27


Architecture critique et situations

fig. 22-23 : Parc de la Villette, Bernard Tschumi, 1982-1998

fig. 24 : Feux d’artifice à la Villette, Bernard Tschumi, 1992

28


Architecture critique et situations

fig. 25-27 : Stairs, Peter Greenaway, Genève, 1992

29


Architecture critique et situations

Critiquer et provoquer : Anarchitecture et Mésarchitectures Quittons momentanément le cinéma pour nous intéresser au travail de Gordon Matta-Clark. Architecte de formation, il refuse de construire dans les conditions offertes par la société et se dirige donc vers l’intervention, à mi chemin entre architecture et art. Sa position lui permet alors de pratiquer des actions de découpage sur des bâtiments délaissés afin d’en révéler l’histoire quotidienne cachée et oubliée, travail qui le caractérise bien souvent. L’esthétique de ses découpes font souvent oublier le fond de sa pensée qui remet en question de manière originale l’héritage moderne. Très politisée, l’action de Gordon Matta Clark se veut, déjà par le refus même de construire, une critique de la spéculation immobilière et de la logique de marché dans laquelle se trouve emprisonnée l’architecture ; conditions qui entraîne la transformation rapide de la ville mais aussi la privatisation de plus en plus rapide du territoire urbain. Le projet Real Properties, Fake Estate, qu’il entame en 1973, avec des membre du groupe d’Anarchitecture sur lequel nous reviendrons, consiste à acquérir des lots délaissés. En tout, ils deviennent propriétaires de 15 lieux vacants, sous utilisés et peu chers de part leur manque d’intérêt pour la spéculation. Ils sont les morceaux qui restent lorsque la ville est dessinée et que l’utilisation du terrain a été décidée. Dans une démarche rigoureuse, ils réunissent alors des documents, des photos et des plans précis de chacune de ces parcelles (fig.28). Le projet est malheureusement avorté lors de la mort prématurée de Matta-Clark en 1978.

Sur certaines de ses positions, Gordon Matta-Clark rejoint donc consciemment les idées de l’Internationnale Situationniste ou en emprunte les méthodes, comme par exemple dans les différentes explorations qu’il fera des sous-sols de Paris et de New York. Les projets Substrait (1976), Paris Underground (1977), Sous-sol de Paris (1977) nous ramènent rapidement au cinéma que nous venions de quitter. Tous suivent une trame cinématographique, présente déjà dans la dérive situationniste. Alors que Substrait

30


Architecture critique et situations

et Sous-sol de Paris sont des films, dans lesquels Matta-Clark utilise les mouvements de la caméras pour créer une esthétique de montage, Paris Underground est un collage (fig.29). Les séquences additionnées, répétées et juxtaposées brisent la continuité parfaite de la narration linéaire tout en maintenant un montage cinématographique. La marche est bien entendue importante dans ces projets, mais également dans les découpes, qui sont des complexifications conscientes de la perception de l’espace. Matta-Clark dit à propos des découpes : « You have to walk » 17, soulignant l’importance du mouvement, du déplacement du corps dans l’espace et de l’expérience.

Dans Open House (fig.30-31), nous avons quasiment affaire à une dérive miniaturisée, condensée dans l’espace du container que Matta Clark installe en 1972 sur la Green Street de New York, entre deux espaces d’exposition alternatifs. Ce dernier est partagé en 3 allées ou corridors, desservis par un grand nombre de portes récupérées dans des chantiers alentours. En plan, la complexité de l’objet est limitée mais l’expérience que l’on en fait, à travers le passage d’espace en espace, sans prédétermination et sans but, est illimitée. L’ouverture de parcours d’Open House peut le rapprocher de la figure du labyrinthe utilisée par les situationnistes pour qualifier la ville et les possibilités de connexions, de rencontres et d’inattendu qu’elle provoque. Dès lors, l’exploration des espaces internes de l’Open House est une démarche ludique dont le but n’est pas de trouver la sortie mais de souligner la dimension sociale que revêtent l’architecture et la ville. On peut par ailleurs y croiser des danseurs, des performeurs et des artistes, qui en font un lieu vivant et en perpétuel mouvement.

Le groupe d’Anarchitecture, contraction d’anarchie et d’architecture, possède de nombreux points communs avec les situationnistes, dont la dimension politique, contenue dans son seul nom. Cependant, il s’en distancie par son point de vue particulier sur le besoin de changer les conditions de la ville, ce qu’il paraît intéressant de souligner dans l’évolution d’une pensée jusqu’à aujourd’hui. Le groupe se

................................. 17. Gordon MATTA-CLARK in Gordon Matta-Clark : art, architecture and the attack on modernism. p. 57

31


Architecture critique et situations

définit ainsi : « L’anarchitecture ne tente de résoudre aucun problème mais plutôt de se réjouir, à travers une célébration éclairée, des conditions qui décrivent le mieux un lieu et le localisent... Le sens de cette célébration n’est pas tant de changer la vie de quelqu’un que de l’exercer» 18. Dans cette lignée, Matta Clark souligne l’importance non pas de changer la réalité ou d’échapper aux conditions actuelles mais de les activer et de travailler avec ce qui est déjà disponible. Cette acceptation des conditions préexistantes et l’absence de lutte pour les changer radicalement est exprimée notamment à travers la notion de « Discrete Violation », évoquée par Matta Clark dans un entretien accordé à Judith Russi Kirshner en 1978 à propos de l’un de ses derniers projets majeurs, Circus : Caribbean Orange, et qui peut-être associé au Système Déséquilibrant d’Ugo La Pietra. C’est également une actualisation de la pensée situationniste et une ouverture vers l’un des courants contemporains de pensée autour de la ville « organique ».

Anarchitecture, mésarchitecture, le rapprochement est presque trop facile. Il est de plus clairement revendiqué par Didier Fiuza Faustino, créateur du Bureau des Mésarchitecture ou bureau des Mésaventures architecturales. Le titre choisi, outre la référence à Gordon Matta Clark sur laquelle nous reviendrons brièvement, évoque l’idée qu’il n’y a pas « de bonne ou de mauvaise architecture mais plutôt des situations, qu’il faut appréhender, travailler, articuler, manipuler, étudier » 19. Matta Clark donc, est considéré par Fiuza Faustino comme un modèle en ce sens qu’il a su mettre en jeu le caractère intemporel de l’architecture qui, si l’on considère qu’elle est érigée par l’architecte pour lui survivre, célèbre la mort alors que, dans son caractère éphémère, elle peut à nouveau célébrer la vie. Il y a, dans le discours de Didier Fiuza Faustino, le même désir romantique de créer une architecture qui active des sentiments violents, controversés, passionnels que chez les situationnistes et Bernard Tschumi.

L’architecte du bureau des Mésarchitectures parle volontiers d’érotisme, de violence, d’instinct, de plaisir ou d’action. L’architecture devrait dès lors devenir un « outil pour augmenter nos sens et aiguiser notre

................................. 18. Anarchitecture groupe in Op.cit. p.31, p. 65 19. Didier FIUZA FAUSTINO, Conférence pour LUval à 10min58

32


Architecture critique et situations

conscience de la réalité, qui tendent à être annulés par la sur-information, l’égocentrisme et le contrôle » 20. Il nous parle ici du monde d’aujourd’hui, de la modernité parachevée ou de l’hyper-modernité et de l’individu qui, selon certains aurait en partie été engendré par les critiques portées à la modernité par les situationnistes ; mis au centre, devenu égocentrique. Le décor est posé, les projets du bureau des Mésarchitectures sont souvent provoquants et transgressifs ce qui participe au plaisir de l’architecture. Le projet de Fight Club (fig.32), imaginé en 2009, met en valeur cette aspiration à une vie de voyou, en proposant un territoire sans loi. La violence peut s’y déployer en toute impunité, tout comme d’autres formes d’activités transgressives. Le corps et le mouvement sont au centre de la réflexion, comme dans le projet La Nuit nous appartient, dessiné en 2009, pour une discothèque. L’ambition, à travers des projets manifestes et de nombreuses installations – commandées par le marché de l’art plus que par celui de la construction – est d’installer la fragilité et le doute dans l’environnement qui n’est que trop rarement remis en question. Déséquilibrer, une fois de plus. Remettre en jeu des problèmes politiques qui en vingt ans n’ont guère changés, s’ils ne se sont pas aggravés, comme celui de la privatisation de l’espace, de la valeur foncière et de l’impossibilité d’occuper la ville, désormais faite uniquement pour circuler ainsi que l’omniprésence de la publicité et du désir individuel. Didier Fiuza Faustino travaille à plusieurs reprise avec la forme traditionnelle des panneaux d’affichage, comme dans le projet Double Happiness (fig.33) qu’il propose pour la Biennale d’Architecture et de Design de Shenzen en 2009. Le panneau publicitaire est évincé pour faire place à deux balançoires; y accéder c’est tout à la fois tester ses limites, échapper à la ville et la dominer.

Le projet Stairway to heaven (fig. 34-35), construit en 2001, étudie justement cette problématique, entre individualité et collectif – souvent mis en échec. Il propose une cage d’escalier, comme celles qui se trouve à l’intérieur des immeubles de la cité de Castello Branco (Portugal), dans laquelle il s’implante. Cet escalier est sorti dans l’espace publique, donnant accès, à travers son volume sculptural, à une cage qui surplombe la ville. Dans la cage, un panier de basket qui suggère un usage plus qu’il ne l’impose, on peut tout aussi

................................. 20. Didier FIUZA FAUSTINO, Op.cit. p.32 à 28min16

33


Architecture critique et situations

bien venir y fumer un cigare ou y faire l’amour. Quoique, l’ambition était de créer un espace publique à usage individuel, dans une cage suspendue. Le rendu est brut : du béton et du métal. Bien que l’objet soit beau dans son volume, il n’y a pas de tentative d’esthétisation; la volonté est de ne pas rendre tout «clean», le ripolin a fait son temps. Il n’y a certainement pas besoin d’en dire plus, la critique est directe. L’accès sera d’ailleurs interdit au changement de Maire. La tactique d’intervention et de fragments insérés dans l’espace urbain démontre une fois de plus la position d’un architecte qui souligne l’impossibilité aujourd’hui de concevoir et de dessiner une ville dans son ensemble.

34


Architecture critique et situations

fig. 28 : Real Properties, Fake Estates, Gordon Matta-Clark, 1973

fig. 29 : Paris Underground, Gordon Matta-Clark, 1977

35


Architecture critique et situations

fig. 30-31 : Opem House, Gordon Matta-Clark, 1972

fig. 32 : Fight Club, Didier Fuiza Faustino, 2004

36


Architecture critique et situations

fig. 33 : Double Hapinness, Didier Fuiza Faustino, Shenzen, 2009

fig. 34-35 : Stairway to Heaven, Didier Fuiza Faustino, Branco, 2001

37


Architecture critique et situations

Rem Koolhaas et les «guérillas» citoyennes Ce constat d’impuissance face au développement non maîtrisé des nouvelles métropoles peut être rapproché des idées de Rem Koolhaas qui, bien que difficiles à saisir (surtout lorsqu’on cherche à les mettre en relation à sa pratique) permettent d’y porter un regard positif. Cet architecte, respecté par tous, fait l’apogée de la modernité et déplore qu’elle aie été minée par la critique, dont celle des situationnistes. Dans une conférence donnée en 2009 au Centre Pompidou, il expose l’image d’une architecture moderne (la cité Diar El Mahçoul, 1957), par Fernand Pouillon, en Algérie (fig.36). L’architecture est colonisée par la vie, du linge sèche aux fenêtres : c’est, pour l’architecte, une preuve de la réussite de l’architecture moderne ou du moins du fait qu’elle n’est peut-être pas la cause véritable de la perte de l’essence de l’urbain. Rem Koolhaas dénonce au contraire les politiques de censures qui sont à l’œuvre actuellement, de sécurisation et d’esthétisation permanente. Il déclare notamment qu’aujourd’hui : « Nous avons transformé la ville en une surface dans laquelle le moindre pouce carré doit appartenir à un certain décor. Dans un contexte pareil, il n’est pas permis que l’on puisse mal se comporter, que l’on puisse mourir, mendier, se battre, se soûler, etc. » 21. Il souligne notamment le fait que l’essence de l’expérience urbaine est cette part de mystère avec ce qu’il comporte de danger mais également de surprises possibles, d’inattendu. Ce sont les politiques publiques qui ont évacué l’urbain. L’art public massivement implanté dans les villes serait avant tout un facteur d’exclusion, colonisant un espace qui n’est plus disponible pour les réunions spontanées. Sa position, ainsi que son intérêt pour l’étude de formes avancées d’urbanisations, rapides et incontrôlées, semblent plaider pour une ville libérée des règles qui bloque la manifestation d’architectures spontanées et l’acceptation de toute architecture comme étant capable d’être colonisée, exceptée celle du décor. C’est là que porte peut-être sa critique au mouvement situationniste dont certains préceptes ont également été récupérés par la pensée post-moderne puis par le marketing, si l’on considère que la notion de situation consistait à faire de la ville un décor partout maîtrisé.

................................. 21. Rem KOOLHAAS, «Dilemmi sull’evoluzione della città» in Area, n°100, 2010, pp.172179

38


Architecture critique et situations

L’action citoyenne devient dans ce contexte une réponse incontournable. Laissons l’architecture aux architectes – et peu importe ce qu’ils construisent – et reprenons nos droits sur ces constructions et sur l’espace publique.

C’est l’esprit qui semble se répandre à un niveau mondial, au travers notamment de l’utilisation judicieuse d’Internet pour la diffusion de mouvements et de projets de petite échelle. Ces projets sont très souvent simples dans leur concept, ancrés localement mais présentent l’avantage de pouvoir être applicables ailleurs. Les thématiques traitées concernent de nombreux contextes urbains et culturels, bien qu’il est légitime de ne les considérer comme des priorités que dans des structures urbaines déjà bien établies, organisées et contrôlées par les autorités. En effet, ces différentes actions s’offrent en réaction à des problématiques comme la privatisation de l’espace publique, les lots vacants et sous-exploités ou encore l’hégémonie de la voiture. Nous retrouvons une nouvelle fois des problématiques qui n’ont guère changé depuis les situationnistes si ce n’est peut-être qu’elles se sont durcies et compliquées.

Il est intéressant de s’arrêter un instant sur le vocabulaire emprunté à une forme révolutionnaire d’interventions. Guerilla (dont la plus ancienne forme dans la ville est la Guerilla Gardening engagée en 1973) et Bombing servent à nommer une grande quantité des mouvements ou des actions entreprises. Ces termes font références directement à un type de combat insidieux qui privilégie, plus que la confrontation frontale, une forme de colonisation et d’envahissement progressif, qui fait le poids par le nombre plus que par l’ampleur. Ce vocabulaire démontre bien l’intention de se situer à la limite de la légalité avec des actions non autorisées et spontanées mais également le précepte selon lequel de petits événements peuvent avoir de grands effets.

39


Architecture critique et situations

Revenons dans ce contexte sur l’importance des moyens de communication. Si ces actions citoyennes ont pu connaître une telle médiatisation, c’est par l’utilisation de la toile dans la diffusion des informations. Ugo la Pietra avec sa Casa Telematica de 1971, plaçait déjà de l’espoir dans les technologies et la cybernétique, qui permettraient à l’individu de conquérir un territoire nouveau et de pouvoir, à partir de chez lui, communiquer avec un monde de plus en plus vaste, contournant ainsi l’information majoritaire diffusée par les médias de masse. Nous retrouvons ainsi l’antagonisme étudié précédemment à travers l’utilisation des moyens de pointe développés par la société capitaliste, qui se trouvent être détournés pour communiquer autours de projets, lesquels véhiculent bien souvent un mode de vie archaïque et un retour à une forme d’organisation traditionnelle (allant jusqu’à puiser son inspiration dans la ville du Moyen-Age).

La rue et le piéton sont l’une des préoccupations prédominantes, souvent utilisés comme attaque directe à l’automobile. Ainsi, la Guerilla Bike Lanes, qui existe depuis 2007, propose de tracer illégalement des pistes cyclables temporaires. Le Parking Day (fig. 37-38), instauré en 2005 incite quant à lui à reprendre possession de l’espace laissé vacant par les places de parking en les investissant de terrasses et parcs éphémères. La diversité des propositions animent la ville, avec des esthétiques spontanées qui expriment la variété des goûts au-delà des modes. A l’initiative d’un architecte cette fois (Mark Shepard), mais destiné à encourager chaque individu, citons l’application Serendipitor : Une application permettant la dérive et prenant pour postulat que, dans les années à venir, nous n’aurons plus de difficulté à relier deux points d’un parcours mais plutôt à rester attentifs à ce qui se passe sur le chemin. Le côté accompagné et pré-programmé de l’application (elle ne s’adapte pas aux événements en temps réel, et ne fait que proposer une liste d’actions), dénature l’idée originale du procédé situationniste mais permet de mettre en valeur une volonté de reconquête de l’espace de la rue à travers la marche.

40


Architecture critique et situations

La ville est également envahie par des activités plus «domestiques» bien que favorisant le rassemblement comme dans le cas du Chair Bombing, instauré en 2011, après une décision municipale de la ville de San Fransisco d’interdire de s’asseoir ou de se coucher sur le trottoir. En réaction, des chaises et des sièges sont disséminés partout dans le paysage urbain, offrant autant d’occasions de rencontre. Le Guerilla Drive-In propose, depuis 2005, des projections de films, sur des façades borgnes, incitant au rassemblement. Enfin, force est de constater l’omniprésence de la thématique de la nourriture, avec l’agriculture urbaine et les Food Truck (fig.39), qui permettent des moments de partage au cœur de la ville.

Ces différentes formes d’actions, dont il est fait ici une sélection, sont maintenant étudiées et présentées dans des expositions par des architectes et des théoriciens comme ce fut le cas dans l’exposition Actions :What You Can Do With the City (fig.40) du Centre Canadien d’Architecture, en 2008. Plus récemment, c’est le pavillon des Etats-Unis qui a été consacré à ce thème lors de la biennale de Venise de 2012, Common Ground. Intitulée Spontaneous Interventions (fig.41), l’exposition était l’occasion de présenter différentes démarches d’interventions urbaines, destinée à reconquérir l’espace publique. Citons par exemple le feuillet Tactical Urbanism, qui regroupe une grande majorité des projets cités précédemment et qui est disponible en ligne, destiné à encourager l’action citoyenne dans la ville.

41


Architecture critique et situations

fig. 36 : Cité Diar El Mahçoul, Fernand Pouillon, 1954

fig. 37-38 : Parking Day, Mondial

42


Architecture critique et situations

fig. 39 : Food Truck :War Gastronomy: Recipes of Relocation, SanFranStudios, 2012

fig. 40 : Actions :What You Can Do With the City , Centre Canadien d’Architecture, 2008

fig. 41 : Spontaneous Interventions, Pavillon US, Biennale de Venise, 2012

43


Architecture critique et situations

Conclusion

Nous avons pu constater, tout au long de cet exposé, que la ville a toujours été vécue comme un organisme de domination, non par ceux qui la construisent mais par ceux qui la vivent. Certains architectes, comme ceux que nous avons pu croiser dans ces pages prennent le parti de choisir une échelle réduite, témoignant de la conscience qu’ils ont de la violence de l’architecture et de la force de la pression foncière dans le développement du tissus urbain. L’aspect parfois anecdotique des nombreux projets que nous avons étudiés fait qu’ils sont souvent mis de côtés par les théoriciens, qui préfèrent s’attarder sur les grandes utopies et les constructions spectaculaires. Cependant, les utopies témoignent toujours d’un besoin de contrôle global et, dans leur velléité à repartir de zéro, restent dans leur grande majorité des architectures de papier. Il est certainement plus facile de s’échapper en projetant une situation neuve, mais le besoin même – dans ces projets et comme nous l’avons vu dans la Nouvelle Babylone ou le Fun Palace – de lister préalablement dans des catégories la diversité présente dans la ville en font déjà, avant même qu’elles ne soient construites, des structures figées. L’utopie nie donc la richesse de la ville qui est dans sa diversité, faisant se cotoyer et s’entrechoquer les différences. Il semble alors cohérent de penser que c’est d’avantage la marge de liberté restreinte offerte à l’individu dans la ville qui est à l’origine, plus que l’architecture à laquelle on accorde souvent trop de crédit, de la rigidité du contexte urbain. Les situationnistes, bien que maladroits peut-être, avaient certainement raison de s’attaquer en priorité aux politiques qui sous-tendent chaque projet d’architecte. Par ailleurs, deux axes permettraient de pousser plus loin ces réflexions.

Le premier est celui des modèles d’architecture émergente, basés sur des algorithmes et qui sont actuellement étudiés. Ces modèles s’appuient sur des formes de croissance naturelle afin de générer des plans urbanistiques avec des cadres ouverts. Une ville qui laisserait de la place à l’individu, en lui permettant

44


Architecture critique et situations

de la faire croître selon son désir et son besoin sans pour autant tomber dans l’anarchie, tel est le programme étonnant qui est proposé. Ces études prennent notamment comme modèle les villes autonomes que représentent les favelas ou encore la ville du Moyen-Age qui croit bien souvent à partir de son centre. Ces modèles favorisent des ruelles étroites, piétonnes dans lesquelles la proximité et l’exiguité encourage la rencontre fortuite, l’échange mais aussi la pratique subversive ou le meurtre. L’expérience de l’urbain est ainsi intensifiée. Il serait intéressant d’envisager l’intervention architecturale comme un manifeste pour un tel mode d’organisation urbaine ainsi que de considérer quelles extrêmes cet idéal de monde libre, sans véritable règle d’occupation de l’espace publique peut faire naître. La grande force de toutes ces interventions est en tout cas de mettre en valeur la diversité pré-existante dans la ville et de prendre l’existant comme terrain de jeu, un jeu de détournement. Chaque jeu à des règles. Dans une mesure raisonnable, les règles permettent et génèrent l’intervention architecturale. L’enjeu pourrait dès lors être de trouver le bon dosage, ce que ni les situationnistes et leurs suiveurs, ni les modernistes et les municipalités ne semblent avoir réalisé.

D’autre part, il est intéressant de constater que les différentes pratiques étudiées ont été reprises par les marketeurs pour continuer à défendre les valeurs d’un société capitaliste si ardemment critiquée et combattue. L’ouvrage Who is afraid of Niketown7 étudie la question plus en détail. L’outil de crowd sourcing rend chaque jour la société marchande plus forte, puisant directement dans les bonnes intentions émanants de la rue. De plus, les villes utilisent de plus en plus souvent les festivals et manifestations autour de l’installation architecturale pour valoriser leur image sur le plan international et vendre leur environnement, leur architecture, leur dynamisme. Il y aurait-il un moyen d’inverser la tendance, un mode de market sourcing ? Que deviendrait l’architecture si elle était envisagée de la même manière que les micro-crédits ? Que voudrait dire une ville pop-up ? L’humour et les stratégies publicitaires pourraient-ils sauver la discipline ?

................................. 7. VON BORRIES, Friedrich. Who’s Afraid of Niketown? : Nike-urbanism, Branding and the City of Tomorrow. Rotterdam : Episode Publishers, 2005, 104 p.

45


Architecture critique et situations

LISTE DES ILLUSTRATIONS fig. 1: http-//www.archdaily.com/149885/why-politics-matter-le-corbusier-fascism-and-ubs/207a/ fig. 2 : ROUILLARD, Dominique. Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950-1970. p. 149 fig. 3, 4, 5, 6 : ANDREOTTI, Libero. Le Grand Jeu à venir : textes situationnistes sur la ville. Paris : Editions de laVilette, 2007. pp. 22, 88, 28, 123 fig. 7: LEVEQUE, Carole. A propos de l’inutile en architecture. Paris : L’Harmattan, 2011, p. 157 fig. 8 : LA PIETRA, Ugo. Abitare la citta’ : ricerche, interventi, progetti nello spazio urbano dal 1962 al 1982. Florence :Alinea Editrice, 1983 p. 123 fig. 9,10,11,12, 13 : BRAYER, Marie-Ange, dir. Ugo La Pietra : Habiter la ville. Orléans : Editions HYX Collection FRAC Centre, 2009, pp. 96, 85, 114, 121, 122 fig. 14 : ROUILLARD, Dominique. Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950-1970. p. 248 fig. 15 : BOGNER, Dieter. Haus-Rucker-Co : Denkräume – Stadträume 1967-1992. p. 71 fig. 16, 17, 18 : http://www.raumlabor.net/?page_id=2 fig. 19 : TSCHUMI, Bernard. Architecture concepts : red is not a color. New York : Rizzoli, 2012. p. 46 fig. 20 : http-//socks-studio.com/img/blog/20070822_134228_f1e3d3a315651925f65ee64081cf9c9b fig. 21, 22, 23 : TSCHUMI, Bernard. Architecture concepts : red is not a color. New York : Rizzoli, 2012. pp. 56, 119, 141 fig. 24 : TSCHUMI, Bernard. Praxis : villes événements. Tourcoing : La Fresnoy, 1994. pp. 31-32 fig. 25 : http://www.simonstuderart.ch/_p/e/expositions_details.php?id=50 fig. 26 : http://cri.ch/stairs/default0005.html fig. 27 : http://www.simonstuderart.ch/_p/e/expositions_details.php?id=50 fig. 28 : http-//citymovement.wordpress.com/2012/04/23/fakeestates/ fig. 29, 30 : WALKER, Stephen. Gordon Matta-Clark : art, architecture and the attack on modernism. London : I.B.Tauris, 2009. pp. 79, 60 fig. 31 : http://www.newmedia-art.org/cgi-bin/show-oeu.asp?ID=150000000041246&lg=FRA fig. 32 : http://www.mesarchitecture.org/fight-club-2004/ fig. 33 : http://www.mesarchitecture.org/double-happiness-2009/ fig. 34, 35 : http://www.mesarchitecture.org/stairway-to-heaven-2002/ fig.36 : http://www.telerama.fr/monde/fernand-pouillon-monumental-architecte,45393.php fig. 37 : http-//urbanacupunctureblog.files.wordpress.com/2013/02/parking_day_valencia fig. 38 : http://www.apartmenttherapy.com/small-space-garden-inspiration-63563 fig. 39 : http://www.spontaneousinterventions.org/project/war-gastronomy-recipes-of-relocation fig. 40 : http://www.cca.qc.ca/fr/expositions/83-actions-comment-sapproprier-la-ville fig. 41 : http://www.archdaily.com/268435/venice-biennale-2012-spontaneous-interventions-usa-pavilion/


Architecture critique et situations

BIBLIOGRAPHIE ANDREOTTI, Libero. Le Grand Jeu à venir : textes situationnistes sur la ville. Paris : Editions de la Vilette, 2007, 232 p. ANTONY, Rachael et HENRY, Joël. Le guide Lonely Planet du Voyage Expérimental. Paris : Place des Editeurs, 2006, 255 p. BANHAM, Reyner. Mégastructure, Urban Structures of a Recent Past. Londres : Thames and Hudson, 1976, 224 p. BOGNER, Dieter. Haus-Rucker-Co : Denkräume – Stadträume 1967-1992. Klagenfurt : Ritter Verlag, 1992, 308 p. BORASI,Giovanna et ZARDINI,Mirko.éd. Actions :What You Can DoWith the City. Montréal :Canadian Centre for Architecture, 2008, 232 p. BOYARSKY, Alvin. La case vide la Villette 1985 Bernard Tschumi. London : Architectural Association, cop. 1986 BRAYER, Marie-Ange, dir. Ugo La Pietra : Habiter la ville. Orléans : Editions HYX Collection FRAC Centre, 2009, 141 p. DEBORD, Guy. Œuvres. Paris : Gallimard, 2006, 1904 p. HAUS-RUCKER-CO. Provisorische Architektur. Düsseldorf : Haus-Rucker-Co, 1976, 42 p. LA PIETRA, Ugo. Istruzioni per l’uso della città : note informative et suggerimenti pratici. Milan : Edizioni Associazione Culturale Plana, 1979, 73 p. LA PIETRA, Ugo. Abitare la citta’ : ricerche, interventi, progetti nello spazio urbano dal 1962 al 1982. Florence :Alinea Editrice, 1983, 197 p. LEVEQUE, Carole. A propos de l’inutile en architecture. Paris : L’Harmattan, 2011, 253 p. MARCOLINI, Patrick. Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle. Montreuil : Editions L’Echapée, 2012, 337 p. ROUILLARD, Dominique. Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950-1970. Paris : Editions de la Villette, 2004, 526 p. TSCHUMI, Bernard. Architectural Manifestoes. Londres : Architectural Association, 1979, 19 p. TSCHUMI, Bernard. Architecture concepts : red is not a color. New York : Rizzoli, 2012, 776 p. TSCHUMI, Bernard. Praxis : villes événements. Tourcoing : La Fresnoy, 1994, 541 p.


Architecture critique et situations

TSCHUMI, Bernard. Architecture and Disjunction. Cambridge : Massachusetts Institute of Technology, 1994, 267 p. VIOLEAU, Jean-Louis. Situations construites : était « situationniste celui qui s’employait à construire des situations ». Paris : Sens & Tonka, 1998, 93 p. WALKER, Stephen. Gordon Matta-Clark : art, architecture and the attack on modernism. London : I.B.Tauris, 2009, 206 p. Articles : GREENAWAY, Peter, MEIER, Philippe et al. AM, Genève : septembre 1994, n°45 WEBOGRAPHIE ARCHER, Michael. «Art politique et Art social, 1960 / 1980», extrait du livre L’art depuis 1960, Londres : Editions Thames & Hudson, 2002 in : Laboratoire d’Urbanisme Insurrectionnel, consulté le 28 décembre 2012. http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.ch/2012/03/art-politique-art-so- cial-1960-1980.html#more DEBORD, Guy. «Théorie de la dérive», La Revue des Ressources, consulté le 03 janvier 2013. http:// www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html DEBORD, Guy. «Introduction à une critique de la géographie urbaine», extrait de Les Lèvres nues, n°6 Bruxelles, mai 1955 in : Laboratoire d’Urbanisme Insurrectionnel, consulté le 03 janvier 2013. http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.ch/2011/05/psychogeographie.html GARNIER, Jean-Pierre. «Capitalisme festif : l’espace public réenchanté», extrait de Le Monde libertaire, 11-17 décembre 2008 in : Laboratoire d’Urbanisme Insurrectionnel, consulté le 09 janvier 2013. http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.ch/2011/05/un-capitalisme-festif-lespace-public.html GRAHAM, Dan. «Gordon Matta-Clark». AUDC, consulté le 03 janvier 2013. http://www.files.audc.org/mit/Class%2010/Graham_GordonMatta-Clark_378-380.pdf SIMAY, Philippe. « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Revue métropole, consulté le 12 mai 2013. http://metropoles.revues.org/2902 Mésarchitectures, consulté le 09 mai 2013. http://www.mesarchitecture.org/le-depeupleur-2011/ Raumlabor, consulté le 09 janvier 2013. http://www.raumlabor.net/?page_id=2 Architecttura radicale, consulté le 06 janvier 2013. http://architetturaradicale.blogspot.it/


Architecture critique et situations

Spontaneous Interventions, consulté le 06. janvier 2013. http://www.spontaneousinterventions.org/ Tools for action, Centre Canadien d’architecture, consulté le 06. janvier 2013. http://cca-actions.org/ Plastique fantastique, consulté le 19 mai 2013. http://www.plastique-fantastique.de http://www.telerama.fr/monde, consulté le 14 mai 2013 http: //www.archdaily.com/, consulté le 14 mai 2013 http://socks-studio.com/, consulté le 12 mai 2013 http://www.simonstuderart.ch/, consulté le 14 mai 2013 http://citymovement.wordpress.com/, consulté le 13 mai 2013 http://cri.ch/, consulté le 14 mai 2013 http://www.newmedia-art.org/, consulté le 15 mai 2013 http://www.cca.qc.ca/fr/, consulté le 10 mai 2013 Conférences vidéos : Instantanés d’architecture 2011-2012 : Didier Faustino, Ecole d’architecture Ulaval, 24 novembre 2011. Consulté le 10 mai 2013. http://vimeo.com/36519376# L’Enjeu Capital : Les Métropoles de la grande échelle. Conférence de Rem Koolhaas, 2 octobre 2009. Consulté le 10 mai 2013. http://metropoles.centrepompidou.fr/intervenant.php?id=16

CONFÉRENCE Peter Greenaway, Maison de l’Architecture, Cycle Voluptas, Palais de l’Athénée Genève, 01 février 2013


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.