Décor du dépaysement local : lobotomie en summer camp

Page 1

DÉCOR DU DÉPAYSEMENT LOCAL Lobotomie en summer camp

Saskia Zurcher



DÉCOR DU DÉPAYSEMENT LOCAL LOBOTOMIE EN SUMMER CAMP


Workshop dirigé par Mathieu Buard

Remerciement spécial à Alexandra Midal Jean Pierre Greff


DÉCOR DU DÉPAYSEMENT LOCAL LOBOTOMIE EN SUMMER CAMP

Saskia Zurcher



«A quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat.» Sénèque

DÉCOR DU DÉPAYSEMENT LOCAL LOBOTOMIE EN SUMMER CAMP

1

Les touristes d’aujourd’hui, lassés par leur routine quotidienne, sautent dans le premier avion à prix cassé et partent passer des vacances au rabais un peu partout dans le monde. S’ils visitent une ville européenne, ils ont de grandes chances d’éprouver un sentiment de déjà vu tant les grandes enseignes ont contribué à uniformiser les paysages urbains. S’ils s’envolent vers les tropiques, c’est souvent en adoptant des formules all inclusive qui leur évite un contact trop direct avec les cultures locales et les gardent dans un confort simple. C’est en réaction à ce phénomène que cet essai se propose d’étudier ce que nous appellerons dépaysement local. A travers ce concept, nous essayerons de définir un horizon nouveau pour l’architecture et le design, en essayant de tracer une voie entre le particularisme et l’homogénéisation. Nous


tenterons de nous interroger sur la culture du collage et de l’hybridation qui s’opère dans les camps Butlin’s, aux Royaume-Uni. Ils seront considérés comme une formalisation de la culture de la congestion, telle que décrite par Rem Koolhaas dans New York Délire, qui amène les diversités à se fondre jusqu’à ne constituer qu’un ensemble difficilement identifiable. Par la suite, nous porterons un regard plus aiguë sur la constitution du décor et son lien diffus à l’architecture pour essayer d’imaginer un système structuré autour de l’arrangement d’objets les uns avec les autres. Nous verrons comment le recouvrement de l’habitacle par le décor mène à une confusion radicale entre fond et forme. Il sera évoqué ici les théories d’Andrea Branzi dans Nouvelles de la métropole froide. La troisième partie est dévolue à l’univers fictionnel généré par un acte collectif, celui de faire semblant1. Comment l’interprétation que l’on fait d’un espace peut-elle le transformer ? Peuton être convaincu d’un fait ou d’un fantasme au point de le rendre tangible, de modeler son environnement en conséquence et d’investir les objets d’une réalité nouvelle pour en faire des preuves ? Comment interpréter la méthode paranoïaque critique de Dali afin d’enrichir la notion de dépaysement local?

1

Cf. lexique p. 40

2


Des liens avec les théories architecturale de l’architecture pop, postmoderne et hypermoderne permettront de structurer l’analyse ainsi que de porter un regard critique mais non systématiquement ironique ou malveillant sur le phénomène. REPÈRES HISTORIQUES ET PRÉSENTATION DES CAMPS BUTLIN’S

3

La naissance des camps Butlin’s, aux RoyaumeUni, répond à un besoin identifié par Billy Butlin, entrepreneur sud-africain. Après avoir vécu quelques années d’enfance en Angleterre puis avoir reçu la majeure partie de son éducation au Canada, Billy revient s’installer en 1921 à Brighton, station balnéaire historique, ellemême riche de divertissements. Il s’intéresse alors aux loisirs de masse et aux foires d’attractions itinérantes. Il constate leur déclin et développe l’idée de se spécialiser dans les parcs d’attractions permanents, implantés souvent en bord de mer et attachés à d’autres formes de divertissements comme des zoos. En 1932, il est déjà à la tête de 9 parcs d’attractions. La légende veut qu’il imagine une nouvelle évolution des


divertissements lors de vacances au pays de Galles avec sa famille. Il est alors coincé sous des trombes d’eau, symbole malheureux du climat anglais, et il ne peut rejoindre la pension dans laquelle il loge. Dès 1936, il développe l’idée de centres de vacances regroupant toutes sortes d’activités dans un isolement parfait, permettant aux ouvriers d’échapper au climat local et de se dépayser à moindre coût tout en évitant les aléas d’un voyage plus aventurier. Son idée rassemble, dans une formalisation nouvelle, les caractéristiques d’un camping, avec des bungalows individuels et des circulations à ciel ouvert, d’un hôtel, car offrant le confort de constructions pérennes et d’un parc d’attraction, qu’il implante à l’intérieur des camps pour offrir loisirs et amusements (fig.1). Cette hybridation donne naissance à l’idée de dépaysement local, dépaysement qui n’a pas de caractéristiques précises mais qui offre un ailleurs qui semble tout à la fois être un nulle-part. Les camps sont réquisitionnés par l’armée anglaise pendant la guerre mais connaîtront un vif succès dès les années 40, allant jusqu’à s’imposer durablement dans la culture collective anglaise. Leur slogan, tiré de Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare « Our true intent is all for your delight », est une récupération de la culture

4


classique appliquée à un concept absolument artificiel. Il met par ailleurs la notion de plaisir en avant, un plaisir offert, facilement acquis et confortable. LE COLLAGE COMME DÉPAYSEMENT, CULTURE DE LA CONGESTION2

5

Les camps Butlin’s appartiennent au passé mais ils semblent être déjà alors une réponse à un phénomène contemporain qui ne cesse de s’amplifier : le phénomène de l’assortiment3. Le collage comme dépaysement naît du déploiement sans limite et sans mystère du monde qui, ainsi compris dans sa globalité, devient un ensemble dans lequel « tout est connu, y compris ce qu’il reste encore à connaître »4. La culture, plus que jamais insaisissable est pour autant à la portée de tous et son étendue peut être paralysante. S’ajoute à la culture locale, déjà riche par son histoire, des cultures exotiques, 1

«Chaque «maison» représentera un style de vie différent, une idéologie différente, sur chaque niveau la culture de la congestion répartira des activités humaines nouvelles et stimulantes, selon des combinaisons tout à fait inédites. Grâce à la technologie du fantasme, il lui sera possible de reproduire toutes les «situations», depuis les plus naturelles jusqu’au plus artificielles, à tout moment et en tout lieu. – La culture de la congestion et LA culture du XXe siècle.» KOOLHAAS, Rem. New York Délires, Marseilles, Editions Parenthèses, 2002, p. 125 3

Cf. lexique p. 34

4

KOOLHAAS, R. op. cit p. 241


orientales, primitives. Comme un listing géant, sans valeurs, ni classement, ni hiérarchie, le monde s’étale avec autant de références qu’un rayon de supermarché. En analysant le passage de l’industrie vers l’hyper-industrialisation Andrea Branzi notait que « ce degré extrême de liberté est devenu vertigineux ; il a atteint un point où les choix possibles sont infinis, et où se recréent des systèmes mineurs de comparaison.»5 Dans ce panel au contenu homogène, qui prend des allures de dédale, le choix devient presque impossible car l’assortiment est équivalence. Il aplanit et déroule, créant partout de la surface; la profondeur n’est plus. Les buffets, qui constituent bien souvent l’offre culinaire des camps de vacances, en sont l’un des symptômes. Ils préviennent l’incertitude que l’on peut éprouver devant la carte d’un restaurant, en rendant tout disponible simultanément (fig.2). Le décor, quant à lui, est un assemblage de décisions subjectives, qui n’ont d’autres motivations que le goût et l’émotion. Ceci peut être lu comme l’aboutissement de la classification et de la diffusion des connaissances pour tous – dans une dimension égalitaire – qui commence avec les premières encyclopédies. Ces dernières voient le jour au XVIIIe siècle

5

BRANZI, Andrea. Nouvelles de la métropole froide. Paris, Editions du Centre Pompidou, 1991, p. 19

6


7

avec L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par Diderot et d’Alembert. Bien qu’étant alors gouvernées par la raison, et organisant le savoir selon des valeurs classées elles déployaient les connaissances avec une vocation universaliste. Elles sont elles-mêmes le produit du siècle qui les a précédées. Le XVIIe, siècle des Lumières, voit naître des hommes nouveaux, décidés à comprendre le monde par la raison et à laisser ainsi de côté les discours de l’obscurantisme et les croyances irraisonnées. Ces derniers une fois balayés, le monde gagne en clarté, chaque recoin de la connaissance ayant été mis sous les feux des projecteurs et, simultanément, il perd en mystère. La connaissance raisonnée peut désormais être utilisée comme clé de lecture du monde, un monde qui est pensé et argumenté dans ses moindres aspects – et donc définitif. Le XIXe voit la naissance des foires internationales. Celle de 1889 à Paris, dépasse les précédentes par sa grandeur, l’importance des progrès techniques exposés et la quantité de civilisations offertes côte à côte au visiteur qui passe d’une hutte zoulou à un chalet autrichien sans changer de rue (fig.3). Le livre Dreamlands6 présente par ailleurs cette foire comme la première manifestation d’une culture de l’excès

6

BAJAC, Quentin et OTTINGER, Didier (dir.) Dreamlands : des parcs d’attractions aux cités du futur, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2010


et de l’artifice telle que mise en place plus tard à Las Vegas ou dans le Dubaï actuel. Petit à petit, les découvertes scientifiques, anthropologiques et sociales passent de l’élitisme à la masse. Elles sont filtrées, récupérées, interprétées, mal comprises et deviennent plus difficiles à classer ou hiérarchiser. Le monde une fois disséqué et exposé de la sorte, il paraît naturel que l’art du XXe siècle ait avant tout cherché à puiser dans ces fragments déjà disponibles sur la table d’opération pour créer une réalité nouvelle, présentant encore l’attrait du mystère et de l’imaginaire. Charles Baudelaire, en visionnaire, disait déjà en 1859, à l’occasion du Salon que « tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer.»7 L’art du collage qui traverse toutes les avantgardes d’alors, des cubistes aux surréalistes en passant par les dadaïstes, constructivistes et futuristes, fonctionne comme une réponse à cette citation (fig.4). Aujourd’hui, le phénomène atteint son paroxysme et il n’existe plus de mouvements artistiques aux théories bien délimitées mais l’état de l’art ressemble à un

7

BEAUDELAIRE, Charles. « Le gouvernement de l’imagination » , Curiosités esthétiques ; Salon de 1859, 1868 sur fr.wikisource.org, consulté le 21.03.14

8


9

collage géant au sein même de la discipline. Les architectes pour leur part se sont intéressés à la technique autant pour fonder leurs théories que pour représenter des projets fictifs. Les années 70 – ou plus précisément le 15 juillet 1972 à 15 heures 328– voient la naissance du post-modernisme. L’approche du collage par les postmodernes s’est la plupart du temps montrée plus sage que celle des artistes, consacrant un vocabulaire formel classique avec lequel jouer pour évoquer à chacun une mémoire commune. Cependant, ce vaste mouvement, particulièrement difficile à cerner, prend partout des chemins théoriques différents et le postmodernisme américain est plus proche de ce que nous observons dans les camps Butlin’s : un collage qui est tout à la fois métissage, hybridant les cultures sans en invoquer une majoritairement. Le supermarché, avec ses étalages infinis, devient source d’inspiration et modèle. Tout y est disponible à des prix accessibles, y compris la télévision, prouesse technique nouvelle, fenêtre par laquelle tout un chacun se lance à la découverte du monde. Bien loin des explorateurs classiques, ce nouveau citoyen peut se promener partout sur le globe sans quitter

8

Charles Jencks annonce la naissance du postmodernisme avec la démolition de l’ensemble moderne de Pruitt-Igoe, à cette date et heure précise.


son canapé. Il découvre un peu de tout, sans rien connaître vraiment et crée de la nouveauté à partir de ce qu’il recompose mentalement, puisant dans la profusion d’images dont il est une victime enchantée. Actuellement, la société elle-même est un collage bariolé, sans culture dominante et dont il serait long et fastidieux de faire le classement. Tous les styles et les modes de vie se côtoient avec chacun leurs codes précis. L’individu type auquel s’adressait le modernisme est définitivement enterré. Il convient donc de réinventer un langage commun ou du moins lisible par tous et ce langage passe bien souvent par le mélange et l’émotion. L’ACCUMULATION OU L’ÉQUIVALENCE DES SURFACES Mais revenons plus particulièrement aux camps Butlin’s. Le collage y est global. Comme dans un supermarché, tous les services et les activités dont les vacanciers pourraient avoir besoin sont regroupés dans une enceinte restreinte. Nous allons dans cette analyse nous concentrer particulièrement sur le camp de Bognor Regis. Il peut avoir valeur d’exemple car la majorité des

10


camps suivent des formules similaires à celles qui y sont observées. Les photographies sont tirées du livre Notre sincère désir est votre plaisir, qui présente les carte postales réalisées par le studio de photographie John Hinde et qui y sont réunies par Martin Parr9.

11

A Bognor Regis, le lounge attenant à la piscine intérieure est un bel exemple de collage suggérant un univers sans en être l’imitation stricte (fig.6). Le sol est fait d’un assemblage de diverses pierres selon un motif en carré. Les couleurs oscillent entre le vert foncé, le jaune, le rouge et le noir et sont reprises dans le reste du décor ce qui donne à l’éclectisme de la scène une certaine cohérence et permet à la piscine de se détacher avec plus de panache. Bien qu’étant située au fond de la scène, cette dernière est l’élément le plus important de la pièce. Encadrée par ce qui pourrait être des fenêtres, elle compose autant de tableaux vivants. Les nageurs procurent un spectacle permanent aux occupants du lieu, qui viennent s’y prélasser, fumer, y boire un café. Chacune des scénettes formées par les cadrages sur la piscine est agrémentée d’autocollants qui suggèrent un fond marin. Poissons et coraux sont ainsi 9

Ce photographe contemporain s’est lui-même intéressé à l’absurdité du tourisme de masse, oscillant entre critique et fascination, notamment dans la série Small World, en 1996 (fig.5). Il insiste sur l’usage de l’instantané, indissociable de ce type de voyage, ramené comme preuve tangible de l’expérience. Il s’intéresse surtout à l’attitude des vacanciers qui est révélatrice du peu de profondeur de ces voyages.


prolongés sur le mur jaunâtre, constituant un décor peint d’un réalisme discutable. Audessus, de gros miroirs de sorcière remplacent les hublots d’un navire duquel les vacanciers semblent être les passagers. Entre les hublots, des fleurs sont accrochées. Elles paraissent être en céramiques et assument clairement leur irréalisme. Le plafond est drapé d’étoffes chatoyantes. Les lustres sont remplacés par des lampions en papiers. Ces derniers rappellent les lumières éphémères accrochées sur les terrasses l’été et permettent à eux-seuls de rafraîchir l’atmosphère et de lui donner des allures festives. Les fauteuils sont recouverts de tissus aux motifs abstraits qui rappellent vaguement des peaux de bêtes. Ça et là, des tapis étayent le sol de pierre précédemment décrit. A l’avant plan, des plantes vertes indiquent que le décor pourrait se prolonger encore et amènent une nature artificielle à l’intérieur hybride du café. Comme très souvent, les références à un ailleurs sont floues et parfois contradictoires. Loin d’être un échec, ce métissage permet à chacun de créer son propre scénario et de soutenir son fantasme. Néanmoins, il est possible de sentir des influences majoritaires qui nous transportent tantôt sous les tropiques et tantôt dans de glaciales contrées.

12


UN PLAFOND BUISONNIER

13

Le bar Pig & Whistle (fig.7) est représentatif de l’usage du plafond dans les camps. En effet, chez Butlin’s, le plafond semble fréquemment être le lieu de toutes les excentricités, des collages les plus fous. Des centaines d’objets hétéroclites et thématiques y sont suspendus comme pour faire oublier l’enfermement volontaire auquel les vacanciers s’astreignent. Les tables au coude à coude se détachent en avant plan de la scène musicale. Le graphisme rouge, noir et écru la met en vedette par l’usage d’un contraste avec le bleu canard du plafond. De petites boules de lumières en jaillissent un peu partout et à différentes hauteurs. Elles sont accompagnées de notes écrites sur de petites pancartes en bois, d’étoiles en papier argenté, de masques indiens, d’oiseaux de paille accrochés à leur cerceau de bois et d’autres fantaisies. A la fois plus présent mais libéré de ses prérogatives purement fonctionnelles, le plafond permet de s’échapper mentalement et de se raconter les histoires les plus folles. Le haut des colonnes accueillent des trophées de chasse qui lient une relation floue avec un perroquet empaillé et une armure moyenâgeuse, présence insolite s’il


en est. Le plafond est un élément réellement récurent. Dans les piscines intérieures, ce sont des fleurs artificielles qui égaient les lieux. Dans le bar Gaiety, à Filey, il prend des dimensions exagérées avec des avions de chasse qui volent parmi des éléphants de paille, des lanternes, des masques, des canards, des pistolets et des montgolfières. L’intégration du plafond dans le décor global démontre bien que tout fait surface de manière équivalente. Les murs peints et les trompes l’oeil sont également omniprésents. Plus ou moins réalistes ou envahissant, ils permettent de soutenir la fiction à laquelle les vacanciers décident de prendre part. Ils sont à la fois un rappel conscient du peu de réalité du dépaysement et un appui à l’imaginaire, qui permet le voyage dans la réalité feinte. Les murs peints du Beachcomber bar(fig.8), un concept de bar repris dans plusieurs des camps, jouent le premier rôle dans le décor. Ici, l’évocation est plus directive, Butlin vous transporte sur une île lointaine. A priori trop illustratif, le décor du Beachcomber réserve des surprises si l’on s’intéresse de plus prêt au mur peint. En effet, ce n’est pas une plage idyllique au ciel toujours bleu mais un volcan en irruption qui constitue la toile de fond du lieu.

14


Ce basculement salvateur préserve le doute et la force de l’imagination. Le reste du décor est particulièrement thématisé, avec une moquette bien anglaise dont les motifs et les couleurs rappellent néanmoins les tropiques, de faux palmiers, de faux rochers, des chaises en rotin et des serveuses portant un costume hawaïen. Globalement, c’est le trop plein qui fait le décor, l’accumulation qui crée le lieu, la congestion qui devient dépaysement, la rencontre fortuite d’éléments puisés dans l’inventaire du monde qui encourage l’évasion. ORGANISER UN SYSTÈME D’OBJETS, L’ARCHITECTURE COMME SCÈNE 15

L’évasion est maximum alors que, paradoxalement, l’enfermement est inéluctable dans les camps Butlin’s. En effet, le but premier est d’échapper au climat anglais dont la réalité reste inébranlable en extérieur. Bien que Billy Butlin apporte un soin particulier à ceux-ci, avec toute sorte d’aménagements destinés au divertissement, ils perdent de leur aura dès que le mauvais temps arrive. C’est donc l’intérieur et le décor qui prennent le rôle de l’extérieur et


deviennent le principal attrait des vacances. Il n’est pas anodin de noter que les photos étudiées dans le présent essai sont en réalité des cartes postales. Au lieu d’envoyer une photo d’un paysage ou de la Tour Eiffel, les vacanciers envoient à leurs proches des images d’un décor artificiel. La création d’une ligne de séparation entre ce qui constitue la réalité quotidienne et la réalité enchantée du dépaysement local est de première importance. Cette démarcation ou enceinte, est également mise en place dans les parcs d’attraction ou les foires et son importance est soulignée par Quentin Bajac dans Dreamlands : « Les foires et parcs d’attractions ont constitués les lieux d’une fantaisie pensée sur le modèle de l’espace utopique. Dès avant le XIXe siècle, à l’utopie circonscrite dans le temps du carnaval répondait celle, circonscrite dans l’espace, de la foire. »10 Dans le cas du camp Butlin’s de Bognor Regis, selon son plan de 1973 (fig. 9), la démarcation n’est pas franche mais subtile. D’un côté, c’est le bord de mer qui constitue une frontière indiscutable tout en participant à l’ambiance du camp. Ailleurs, les parkings, disposés en périphérie, sont de vastes étendues qui, une fois remplies de voitures parquées, forment un décor infranchissable.

10

BAJAC, Quentin in op. cit. p. 37

16


17

Le bâtiment des enfants ferme le côté sudouest, les chalets sont disposés de manière à protéger le centre et deux allées bordées d’arbres encerclent la partie supérieure du camp. Mais la séparation est particulièrement réussie dans la dissociation entre l’extérieur des bâtiments et leur décor intérieur, ce que Rem Koolhaas appelle, dans New York délire, la lobotomie de l’architecture. Il en donne la définition suivante : « (...)une opération qui est l’équivalent architectural d’une lobotomie (ou suppression, par intervention chirurgicale, des liaisons entre lobes frontaux et le reste du cerveau pour remédier à certains troubles mentaux en dissociant les mécanismes de pensée des mécanismes émotifs). L’opération architecturale équivalente consiste à dissocier architectures intérieure et extérieure.»11 Dans cette définition il est intéressant de noter que l’architecture extérieure est considérée comme celle de la pensée (probablement rationnelle) tandis ce que l’architecture intérieure est associée aux mécanismes émotifs. Après l’opération de lobotomie, l’architecture devient un arrière-plan dont ne dépend nullement la vie intérieure, qui acquière son autonomie. Les bâtiments deviennent une succession d’îles ou d’enclaves isolées les unes

11

KOOLHAAS, R. op. cit. pp. 100-101


des autres par leurs murs et dans lesquels des univers sans liens prennent forme. C’est ce qu’illustre le projet de la Ville du Globe captif de Rem Koolhaas qui apparaît à la fin de l’ouvrage précédemment cité (fig.10). Pensée comme un laboratoire, la ville se développe sur un quadrillage qui forme autant d’îlots. Chaque îlot est marqué par un socle de granit qui sont des bases permettant aux architectures développées par-dessus d’échapper aux « lois gênantes et aux vérités irrécusables ». Cependant, dans ce projet, l’architecte qu’il est ne peut se résoudre à donner la force expressive aux intérieurs et il fait de l’architecture la formalisation de fantasmes et de l’intérieur le lieu dédié au fonctionnalisme brut. Nous prenons ici le chemin inverse qui s’avère être certainement plus proche de l’énoncé qu’il donne de la lobotomie en choisissant de faire des intérieurs la personnalité des bâtiments. L’architecture n’est que protection et donc pure fonction d’habitacle climatique. En effet, l’architecture, avec ses murs, permet de s’isoler des caprices de la météo voir même de recréer des climats entièrement artificiels. La climatisation et le chauffage remplacent le soleil et le vent. Les serres installent un climat tropical n’importe où dans le monde

18


19

et l’humidité peut être contrôlée. Dans le cas des camps Butlin’s, le rapport entretenu avec le contexte est néanmoins encore primordial. Pour qu’il y ait collage, il faut qu’il y ait décalage. Pour qu’il y ait fiction, il faut créer une différence avec le contexte. Ainsi, une architecture particulièrement parlante, chargée et dessinée offre un cadre moins intéressant à l’excentricité des décors « collé ». Les fragments utilisés dans le décor doivent dès lors fonctionner comme des pièces rapportées. C’est ce qu’exprime Paolo Portoghesi lorsqu’il évoque les sensations ressentie à la découverte d’une fête foraine à Berlin et qui mènera au projet de la Strada Novissima : « (...) nous avons découvert un merveilleux petit parc d’attractions avec une petite place entourée de petites baraques dont les façades au niveau de la rue étaient de taille réelle, le premier étage à l’échelle un demi. Une réponse paradoxale à un des besoins essentiels dans une ville, celui d’un espace intime et chaleureux au centre d’un carrefour d’une ville moderne. »12 Le décor est parasitaire. Il vient se greffer sur une infrastructure, annulant son langage, profitant de ce contraste pour exister avec plus de force et de sa protection pour échapper au climat. De par cette manière de squatter le lieu qu’il occupe, le décor rapporté a bien souvent des

12

PORTOGHESI, Paolo. The Presence of the Past.


allures éphémères. L’anti-permanence d’un tel aménagement est un contraste de plus avec le sérieux immuable de l’architecture. Ce qui pourrait être reproché à un tel système est bien entendu l’obsolescence presque programmée de ses éléments, chaque matériau étant destiné à être renouvelé, modifié, échangé aussi rapidement que peuvent fluctuer les envies. Dans les camps Butlin’s, l’architecture est moderne, simple, épurée. Rien ne laisse envisager l’excentricité des intérieurs. Le merveilleux ne se révèle que la nuit, lorsque les néons sont allumés. Le slogan des camps brille alors dans la nuit, Las Vegas n’est pas loin (fig.11). Dans la volonté de se couper du climat, il est possible de lire les espoirs originels de l’architecte américain Buckminster Fuller ou de l’ingénieur allemand Frei Otto. Ces derniers rêvaient en effet de placer des bulles protectrices sur des villes entières, dans un effort oscillant entre l’alarmisme de la survie et le confort d’un climat maîtrisé. Un hangar à dirigeable sert par ailleurs à abriter le décor du paradis artificiel de Tropical Island à Berlin (fig.12). Ce monument du dépaysement local franchit un étape supplémentaire en inscrivant l’entier de ses

20


21

aménagements sous le couvert d’une immense bulle, ou serre, permettant de générer un climat artificiel non plus feint mais réellement exotique. La surface, grâce aux prouesses des ingénieurs, est libre de murs ou de supports porteurs intermédiaires. Une architecture nouvelle, détachée de son contexte, pluggée à l’intérieur de l’architecture existante, peut être inventée. Le camping ainsi protégé conserve sa forme traditionnelle de tentes qui offrent un confort acceptable étant détachées du climat naturel. La simulation est ici plus directive. C’est une île tropicale et les éléments du décor sont travaillés en fonction. Le ciel panoramique est toujours bleu mais s’arrête à mi-hauteur de la structure, dévoilant ainsi l’illusion, des cocotiers parsèment les plages de sable fin et l’eau est à température agréable à n’importe quel moment de l’année. Dans le hall d’accueil, les vacanciers peuvent monter à bord d’une montgolfière et faire un vol qui les rapprochera, non du ciel bleu qui les entourent au sol, mais d’une structure d’acier dont on a l’impression qu’en la touchant, comme une bulle de savon, on la fera voler en éclat et avec elle le rêve de vacances presque réelles.


Ainsi, à l’intérieur d’une structure qui fait tout pour disparaître, c’est l’organisation d’un système d’objets, choisis en fonction de leur capacité évocatrice, qui fait naître l’architecture éphémère du décor. Cette architecture reste subordonnée à celle qui l’accueille mais est celle qui apporte du sens. Il n’y a plus de murs ou de construction, rien qu’un assemblage d’objets et de références qui font architecture. Les murs sont remplacés par la bulle imaginaire créée autour des objets par l’émotion qu’ils provoquent et l’univers qu’ils évoquent. Andrea Branzi dans Nouvelles de la métropole froide souligne le fait «(qu’)il se dessine à présent une métropole de l’objet sans extérieur ; elle envahi tout l’univers matériel, tout le territoire de l’homme.»13 Les collages Supersurfaces, du groupe Supersudio dont il fait partie, sont des illustrations provocantes de cette manière de penser la mort de l’architecture(fig.13). Une grille est projetée sur l’ensemble de la terre. Elle recouvre le paysage et assure confort et sécurité. Elle est également connectée à un réseau qui permet une communication globale. L’humain peut y vivre nu, délivré des contraintes matérielles. Néanmoins, sur une majorité des vues, il s’entoure d’objets qui forment ensembles un système permettant d’identifier des lieux. Ici une

13

BRANZI, A. op. cit. p. 29

22


fillette joue dans un bac à sable ou peut-être estce un morceau de plage. L’un ou l’autre devient île, flottant sur la surface infinie. Là c’est un morceau de gazon qui est rapporté, une nature rapiécée sur laquelle sont installés des objets qui rappellent une vie domestique.

23

L’effort de se détacher de son contexte et, par le simulacre, de lui échapper prend des tournures plus pathétiques dans des situations où la toile peinte est un rappel douloureux de ce qui est inaccessible. Rousseau disait que «le pays des chimères est seul digne d’être habité»14 et les deux exemples qui suivent donnent une épaisseur nouvelle à cette réalité. L’artiste Alyse Emdur s’est intéressée au phénomène des murs peints dans les prisons américaines. Chaque prison d’état désigne un prisonnier talentueux ou fait, de plus en plus, appelle à des entreprises extérieures pour réaliser des murs ou des toiles peintes, représentant en trompe-l’œil des villes ou des paysages bucoliques. Ces murs permettent aux prisonniers de prendre des photos d’eux mêmes, entourés ou non de leur famille, afin de simuler un souvenir heureux, d’échapper à la réalité de leur condition dans le cadre en papier glacé de la photographie qu’ils peuvent ensuite contempler. Ces mises en scènes vont plus ou

14

ROUSSEAU, Jean-Jacques. Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761, 6ème partie, lettre VIII


moins loin, certains des prisonniers étant autorisés à se « déguiser », à quitter momentanément leur uniforme, d’autres jouant d’accessoires comme un poisson artificiel pêché dans un lac peint(fig.14). Le bunker antiatomique construit par un américain à Las Vegas pendant les années 70 est également un exemple extraordinaire de simulation (fig. 15). Sur 5200 m2 le propriétaire des lieux fait exister un jardin arborisé prolongé par une campagne peinte sur les murs de son enceinte. Chaque fenêtre de la maison, plantée au beau milieu de cette verdure artificielle, est un tableau. Le mythe de la ville en surface se retrouve, presque identique, enfoui dans ses entrailles. L’architecture est une scène sur laquelle se construisent et se déconstruisent des décors qui « agrandissent le champs du réel »15. La scène par définition est enclose et son cadre permet au principe de dépaysement d’exister. Sur cette scène, il est alors de bon ton de jouer la comédie. UN JEU DE RÔLE COLLECTIF POUR FAIRE ARCHITECTURE Dans ces collages architecturaux, chaque surface est égale, chaque objet a autant de valeur

15

BRANZI. A ibid p. 32

24


25

que l’autre ce qui conduit le décor à absorber tout nouvel élément ou ajout. Le phénomène d’addition en fait une éponge géante. Ainsi, même les voyageurs sont absorbés, récupérés et deviennent partie intégrante de l’univers des camps. Leur présence et leurs comportements renforce le dépaysement. En effet, le dépaysement dans sa définition est avant tout changement de lieu mais également « changement généralement volontaire de cadre de vie, d’occupations, d’habitudes.»16 Ainsi, les tenues légères ou extravagantes, les attitudes des vacanciers, les activités délirantes proposées (concours de Miss grand-mère glamour (fig.16), etc.) sont des éléments contribuant à l’activation du décor et à son ancrage dans le réel. Ce glissement du comportement se produit souvent de manière passive, subie, induite par une manipulation des sens savamment orchestrée. Bien qu’il ne s’en rendent à peine compte, les occupants des lieux ainsi projetés hors de leur routine, adoptent des comportements nouveaux, parlant d’avantage à de parfaits inconnus, se permettant une sieste rapide dans un fauteuil de café, etc. Pourtant, l’adoption volontaire d’un comportement différent pourrait également être décidé afin de renforcer la validité de l’expérience vécue. Le décor deviendrait un

16

www.cnrtl.fr


arrière plan destiné à soutenir les fantasmes et les fantaisies de tout un chacun. Cette démarche serait plus proche de la méthode paranoïaque critique développée par Dali dans les années 30 que de l’absorption subie (fig.17). Elle mènerait à l’appropriation critique et polémique du décor, au glissement volontaire et créatif hors de nos habitudes encloses par ce qui nous est connu et qu’il n’est généralement pas considérable de remettre en question. Briser les barrières de ce qui est connu peut en d’autres termes revenir à bouleverser l’inventaire définitif du monde dont nous avons vu qu’il donne naissance au phénomène de l’assortiment. C’est par ailleurs la lecture que fait Rem Koolhaas de la méthode paranoïaque critique que Dali lui-même définit ainsi : «La paranoïa se sert du monde extérieur pour faire valoir l’idée obsédante, avec la troublante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les autres. »17 Selon cette définition, l’individu puise dans le monde réel, qui s’avère comme nous l’avons vu être plus vaste et plus riche que jamais, les éléments qui lui permettront de faire exister un fantasme et de s’en convaincre lui-même. Cependant, ce qui se rapproche d’une forme de folie délirante doit

17

DALI, Salvador in VAN BUUREN, Maarten. PARANOIA : La vie secrète de Salvador Dali, p.8, sur www.revue-relief.org, consulté le 20.03.14

26


27

être rendu crédible aux autres par la preuve. Les objets qui peuvent avoir valeur de preuve sont utilisés dans un usage détourné afin de démontrer que la vision délirante qui est narrée a la consistance de la réalité matérielle. C’est donc à travers l’interprétation d’éléments tangibles que se développe le corps de la paranoïa critique. Un regard neuf et inventif est porté sur le monde pour l’épaissir, lui rajouter des couches et ainsi échapper à la surface. Koolhaas va plus loin en affirmant que « la MPC est à la fois le produit de cette angoisse (du monde connu dans sa globalité) et le moyen d’y remédier : elle promet que, grâce à un recyclage conceptuel, le contenu consommé et usé du monde pourra être rechargé ou enrichi à la manière de l’uranium, et qu’un simple processus d’interprétation permettra de créer un réservoir inépuisable de faux faits et de preuves inventées.»18 Ce « recyclage conceptuel » devient ici un moyen de se libérer des limites de la raison pure et de prendre le contrôle sur la marchandise. Il est désormais possible de développer une rhétorique basée sur l’arrangement d’objets, tel que théorisée par Leonard Koren dans Arranging things, a rhetoric of object placement. Il y souligne l’importance du storytelling et de l’arrangement d’objets dans la culture consumériste.

18

KOOLHAAS, R. op.cit. p. 241


Néanmoins, il l’érige également en acte de communication. Cette manière nouvelle de faire naître des histoires à partir de la charge culturelle des objets semble être le symptôme de ce que Branzi présentait comme étant la naissance d’une culture de l’émotion : « C’est la sollicitation immense de ces informations et de ces stimuli qui détermine ce que j’appelle «une révolution sensorielle», c’est-à-dire une croissance démesurée de l’information sensorielle, et donc de toute la sensibilité et la perception de l’individu. Cette grande sensibilité à l’information, à la musique et au comportement se fonde sur une nouvelle hiérarchie de la perception : les sens ne sont plus un simple instrument transmettant des informations brutes à la raison, seule apte à les transformer en connaissance organisée. Ils deviennent un outil raffiné et vibrant de connaissance de la réalité et de formation de l’individu. » 19 Ainsi, pour aller plus loin, considérons le principe de l’intelligence émotionnelle, qui d’une simple passivité dans laquelle nous sommes soumis à nos sens et donc vulnérable face aux travers du marketing, nous conduirait à une instrumentalisation d’une sensibilité culturelle nouvelle pour créer un langage plus libre, interprétable par tous. Les premières études sur l’intelligence émotionnelle sont apparues dans les années

19

BRANZI, A. op.cit. p. 118

28


29

90 avec les chercheurs Mayer et Salovey. Après plusieurs années d’études, en 1997, ils en donne la définition suivante : « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres»20. Comme dans la paranoïa critique, il s’agit en fait d’instrumentaliser ses émotions afin de comprendre le monde et d’y appliquer ses propres filtres. L’usage se trouve ainsi étoffé de merveilleux. Serait-ce une clé pour être à nouveau « superficiels par profondeur» comme les Grecs de Nietzsche21 ? Réussirait-on ainsi, en acceptant comme paradigme nouveau l’émotion provoquée par les apparences, à mettre fin « au procès immémorialement intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive»22 ? 20

MAYER, John et SALOVEY, Peter. Emotional Intelligence Meets Traditional Standards for an Intelligence. p. 267 sur www.unh.edu consulté le 21.03.14 21

« Ah ! ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces grecs étaient superficiels, ... par profondeur ! » NIETZSCHE, Friedrich. Le Gai Savoir, 1901 sur http://fr.wikisource.org, consulté le 20.03.14 22

« Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve. ... Au procès immémorialement intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive, il lui appartiendra de produire la pièce capitale qui mettra fin au débat. » ELUARD, Paul. Donner à voir, 1939, pp. 122-123.


Le même passage de la télévision (choix de programmes limités) au web (grande diversité dans laquelle chacun doit s’orienter, ce qui implique un choix et donc une absence de passivité), se produirait dans la consommation. POUR UN USAGE INVENTIF DE L’ASSORTIMENT Si nous constatons que le voyage est souvent une déception, parce qu’il ne correspond que rarement au fantasme que l’on nourrit quant à la destination choisie, alors nous sommes en droit de nous demander quelle légitimité trouver à son encouragement systématique et à son commerce. La mondialisation a annulé les distances en permettant des déplacements aisés, rapides et moins chers mais elle en a également petit à petit réduit l’attrait en rendant chaque centre urbain semblable. Par ailleurs, la diffusion massive des images provoque le sentiment d’une usure sinon d’un déjà vu touristique ; les enseignes internationales ont homogénéisé les paysages urbains, retirant le pittoresque des villes anciennes. C’est ce que le phénomène d’assortiment a d’insidieux : partout il s’étale de

30


la même manière, absorbant les spécificités pour les réinjecter ailleurs, rendant chaque ailleurs semblable au précédent.

31

Les camps de vacances nouvelle génération, comme les clubs meds ou les nombreuses formules all inclusive offertes un peu partout, atteignent un stade supérieur de malice. En effet, le phénomène de dépaysement local des camps Butlin’s est inversé, dépassant une nouvelle étape de schizophrénie. Il s’agit désormais de quitter réellement son pays pour se diriger vers de lointains horizons. Cependant, une fois sur place, la vie s’organise dans des hôtels occidentalisés, internationalisés, qui mixent de rares codes locaux et des repères culturels connus. Les rares incursions dans la réalité du pays, occupé plutôt qu’exploré, se font lors d’excursions organisées, dans lesquelles le regard est ciblé sur des éléments choisis. Sur les sites, rien ne paraît vraiment réel tant il y a de touristes semblables. Alors que le métissage dans les camps Butlin’s est de l’ordre de l’hybridation, il est ici davantage une hyper-colonisation, une culture rapportée qui ne laisse aucune chance à l’autre. Les enclaves ainsi générées n’ont la richesse d’aucune culture.


Le camp Butlin’s, dont la formule est celle du dépaysement local, est plus inventif. Le décor est constitué par l’addition d’éléments disponibles dans l’assortiment mondial, qui prennent une épaisseur nouvelle en s’entrechoquant. Chaque visiteur peut de plus faire sa sélection parmi les points d’accroche proposés qu’il prolonge avec ses fantasmes et sa propre inventivité. Cette démarche de réappropriation peut également être un moyen de changer ses habitudes et de se sentir ailleurs. En prolongeant et relisant l’exemple des camps Butlin’s, il serait possible de rêver à une manière nouvelle de penser le travail du designer, dans une perspective générale et de puiser de façon plus inventive dans les possibles. Considérer la richesse du divers pour ce qu’elle est plutôt que de s’embourber dans un modernisme mal interprété implique de mettre de côté les craintes – parfois justifiées – que nous nourrissons à l’envers du consumérisme. Rendons nous compte que l’architecture contemporaine générée par cette crainte structure partout un ennui généralisé qui se manifeste dans des paysages urbains sans caractères. Comme nous le propose le groupe Haus Rucker co, pourquoi, « après des années de « pseudo-fonctionnalisme », ne pas ré-apprendre

23

ORTNER, Laurids in HAUS-RUCKER-CO. Provisorische Architektur. Düsseldorf, Haus-RuckerCo, 1976, p. 18

32


que le cosmétique n’est pas toujours ridicule »23 ? L’organisation d’un système d’objets, activés par l’imaginaire et la manière dont nous choisissons d’être et de nous comporter, permettrait de repousser les frontières du monde enclos par son propre inventaire. Jean-Marc Lachaud dit des créateurs de collages, qu’ils sont « à l’origine d’accouplements et de heurts qui brutalisent notre perception dogmatique de la réalité établie. Ils nous font éprouver l’ivresse et le vertige d’« aventureux voyages », selon l’expression de Walter Benjamin. L’expérience esthétique prend sens dans l’écart et le décalage. Elle nous précipite dans le tourbillon d’une métamorphose désaliénante.»24

33

24

LACHAUD, Jean-Marc. « De l’usage du collage en art au XXe siècle », Socio-anthropologie (en ligne depuis le 15.01.03), consulté le 21.03.14 http://socioanthropologie.revues.org/120


LEXIQUE Assortiment n.m. A.− Action ou manière d’assortir, d’assembler des choses ou des personnes ayant entre elles quelque rapport d’affinité; assemblage, union en résultant. B.− Ensemble d’objets variés à l’intérieur d’une même catégorie et la constituant. Remarques L’assortiment est un panel de choix offerts. Il doit donc pouvoir être lu dans sa globalité, déployé, étalé. Potentiellement il est infini, sans limites. Il dérive du mot «sorte» dans lequel est pourtant contenue l’idée d’un ensemble fermé. C’est l’addition de différentes «sortes» les unes avec les autres qui élargit cet ensemble et en brise les frontières. Généralement, l’addition ne fait que générer un autre ensemble, plus grand et moins catégoriquement définit. Ainsi, de la petite cuillère, on passe aux couverts, des couverts à la table, de la table à la salleà-manger et ainsi de suite, ce qui prouve que potentiellement nous pouvons élargir l’assortiment indéfiniment. Cette suite est logique. Cependant, l’assemblage d’éléments disparates peut également faire assortiment, un

34


assortiment caractérisé par la quantité et dont la seule logique est celle de l’accumulation, de la diversité, de l’élargissement de l’offre. C’est une logique qui permet d’associer fréquemment l’assortiment au capitalisme et au commerce. Souvent l’assortiment est présenté avec un classement, ce qui rend lisible et identifiable chaque produit le constituant. Dans cet essai, l’assortiment est également entendu comme équivalence dans les connaissances, les croyances et les cultures. Il dépasse donc le simple panel de marchandises même si ce panel en est le résultat.

35

Congestion n.f. MÉD. État pathologique provoqué par une accumulation excessive de sang dans les vaisseaux d’un organe ou d’un tissu− P. métaph. [En parlant d’une ville, des rues ou des routes] Encombrement généralisé Remarques Le terme est utilisé dans un contexte urbanistique par Rem Koolhaas qui en fait l’un des principaux paradigmes de sa rhétorique architecturale. Il le conceptualise ainsi : «Chaque «maison» représentera un style de vie différent, une idéologie différente, sur chaque niveau la


culture de la congestion répartira des activités humaines nouvelles et stimulantes, selon des combinaisons tout à fait inédites. Grâce à la technologie du fantasme, il lui sera possible de reproduire toutes les «situations», depuis les plus naturelles jusqu’au plus artificielles, à tout moment et en tout lieu. La culture de la congestion et LA culture du XXe siècle.»25 C’est essentiellement cette définition qui est retenue dans l’essai. La congestion est le résultat d’une addition inconsidérée qui provoque le trop-plein, la surcharge de sens, le chaos localisé. Son résultat est la compression et elle peut mener à l’éclatement. Superficialité n.f Caractère de ce qui est superficiel. Remarques Très souvent utilisé de manière péjorative à l’égard d’une personne trop légère. Superficiel adj. C. − Au fig. 1. [En parlant gén. des sentiments, du caractère, d’une façon d’être] Qui n’est qu’apparent, qui n’est ni profond ni essentiel. 2. [Dans l’ordre de la connaissance] Qui manque

25

KOOLHAAS, Rem. op. cit. p. 125

36


de profondeur, d’acuité

37

Remarques Le superficiel c’est ce qui reste à la surface. C’est l’art de la surface. En architecture ou en design, c’est souvent l’ornementation qui y est plaquée. Le superficiel serait donc le superflu. Il semble également trompeur car c’est ce qui est superficiel qui préserve les apparences. Ce qui se trouve en dessous y est forcément caché, donc potentiellement néfaste. Ainsi, plus la superficialité est grande, plus l’essence serait pauvre, réduite. Si nous appliquons ceci à notre propre corps, c’est comme si notre peau, notre apparence superficielle, cachait forcément des êtres vides. Etre superficiel est souvent considéré comme une façon de nier la complexité. Et si notre méfiance à l’égard de la surface était plutôt une crainte envers cette complexité ? Sans superflu, un objet est lu pour son usage et sa fonction, simple. Il n’y a pas d’interprétation possible, la compréhension est ramenée à un seul plan. Ce plan n’est pas plus profond que la surface décorée qui, une fois interprétée, prend, elle, de la profondeur et à laquelle chaque individu rajoutera une couche qui lui est propre.


Métissage culturel n.m. Production culturelle résultant de l’influence mutuelle de civilisations en contact. Remarques François Laplantin et Alexis Nousse, auteurs du livre Le métissage en donne une lecture riche : « ... le métissage contredit précisément la polarité homogène/hétérogène. Il s’offre comme une troisième voie entre la fusion totalisante de l’homogène et la fragmentation différentialiste de l’hétérogène. Le métissage est une composition dont les composantes gardent leur intégrité. » et plus loin : « Ce dernier (le métissage) suppose non pas du plein et du trop plein, mais aussi du vide, non pas seulement des attractions, mais des répulsions, non pas exclusivement des conjonctions, mais des disjonctions et de l’alternance. Le métissage n’est pas la fusion, la cohésion, l’osmose, mais la confrontation, le dialogue. »26 Le métissage c’est l’acceptation d’une certaine complexité. C’est le métissage qui est mis en avant pour valoriser le décor des camps Butlin’s qui conserve un aspect disparate, dans lequel des rencontres insolites entre les cultures et les objets ont lieu. Ce n’est pas l’imitation stricte d’un ailleurs, il n’y a pas de culture plaquée sur

26

LAPLANTINE, François et NOUSS, Alexis. Le métissage. Paris : Téraèdre, 2008, pp. 8-9

38


une autre. Rien n’est totalement homogène, même si les surfaces se déploient toutes avec la même importance. En effet, sur chacune de ces surfaces se produit de l’inattendu. Dépaysement n.m. 1. Changement de pays, de lieu. – P.ext. Changement généralement volontaire de mode de vie, d’occupations, d’habitudes.

39

Remarques Le dépaysement est un mécanisme qui n’implique pas forcément d’aller loin, de quitter un pays, etc. C’est davantage un changement dans son quotidien. Le dépaysement peut se produire au coin de la rue et ne pas exister à des milliers de kilomètres de chez soi. Il est provoqué par la différence et le contraste par rapport à ce qui est connu, habituel. Le dépaysement ce n’est pas systématiquement l’exotisme, il est écart, pas de côté. Il suppose un temps qui est contenu, éphémère. Un détail inhabituel peut faire basculer le réel dans le dépaysement. L’imaginaire est dépaysement. Semblant n.m. B. 1. Caractère extérieur apparent, manifestation apparente.


γ Ce qui constitue une imitation de quelque chose, qui a l’apparence de. δ Tout ce qui a l’apparence d’une réalité sans l’être, l’artificiel, l’imitation Remarques Le semblant est la tromperie de l’apparence que nous avons déjà évoqué en parlant de superficialité. Il implique également une fabrication, une narration rendue réelle par sa matérialisation. Chaque réalisation humaine, en tant qu’artifice, pourrait-elle être rangée du côté du semblant ? Ici, c’est avant tout le faire semblant qui retiendra notre attention en ce sens qu’il est jeu. Le jeu est une composante essentielle de l’homme en devenir et il est trop souvent écarté une fois parvenu à l’âge adulte. Il n’est pas souvent possible de jouer et pourtant, le jeu est acte d’invention. Il permet une relecture et une réappropriation du monde.

Les définition proviennent du dictionnaire en ligne cnrtl.fr, de l’encyclopédie collaborative wikipédia. org ainsi que du Dictionnaire Larousse illustré de 2000

40



Iconographie


fig. 1 Vue extérieure du Butlin’s camp de Minehead, David Noble


fig. 2 Buffet du ClubHotel Riu Tikida Dunas fig. 3 Foire de Paris, 1889, Rue des Nations, photographie anonyme


fig. 4 Nature morte à la chaise cannée, Pablo Picasso, 1912. Considéré comme l’un des premiers collages de l’histoire de l’art fig. 5 Photographie tirée de la série Small World, Martin Parr



fig. 6 Lounge de la piscine intÊrieure, Bognor Regis, Edmund Nägele


fig. 7 Pig & Whistle Bar, Bognor Regis, David Noble fig. 8 Beachcomber bar, Bognor Regis, Edmund N채gele


fig. 9 Plan de camp de Bognor Regis, brochure Butlin’s 1973


fig. 10 Ville du Globe Captif, Rem Koolhaas, 1972 (peint par Zoe Zenghelis) fig. 11 ExtĂŠrieurs, Skegness, David Noble


fig. 12 Tropical Island, Berlin



fig. 13 Supersurfaces, The Happy Island, Superstudio, 1971


fig. 14 Etablissement pĂŠnitenciaire Marion, Illinois, James Bowlin fig. 15 Bunker anti-atomique, Las Vegas


fig. 16 Concours de Miss Glamourous Grandmother, camps Butlin’s fig. 17 Illustration de la Méthode Paranoïaque Critique, Salvador Dali, 1930


Liste des illustrations fig. 1, 6, 7, 8 et 11 : PARR, Martin (dir.) Notre sincère désir est votre plaisir. Paris : Editions Textuel, 2002, pp. 67, 21, 27, 31 et 49 fig. 2 : www.holidaycheck.fr fig. 3 et 10 : BAJAC, Quentin et OTTINGER, Didier (dir.) Dreamlands : des parcs d’attractions aux cités du futur, Paris : Editions du Centre Pompidou, 2010, pp. 52 et 113 fig. 4 : www. pedagogies.net fig. 5 : www.phaidon.com fig. 9 : butlinsmemories.com fig. 12 : www. reisen-supermarkt.de fig. 13 : www.moma.org fig. 14 : EMDUR, Alyse. Prison Landscapes. Londres : Four Corners Books, 2012 fig. 15 : www.lematin.ch fig. 16 : ENDACOTT, Sylvia et SHIRLEY, Lewis. Butlin’s : 75 years of fun!. Gloucestershire : The History Press, 2011, p. 104 fig. 17 : KOOLHAAS, Rem. New York Délires. Marseilles : Editions Parenthèses, 2002, p. 236

56


Bibliographie BAJAC, Quentin et OTTINGER, Didier (dir.) Dreamlands : des parcs d’attractions aux cités du futur, Paris : Editions du Centre Pompidou, 2010, 319 p. BRANZI, Andrea. Nouvelles de la métropole froide. Paris : Editions du Centre Pompidou, 1991 (éd. originale 1988), 142 p. BRANZI, Andrea. Le Design italien : « la casa calda ». L’Equerre, 1985 (éd. originale 1984), 156 p. EMDUR, Alyse. Prison Landscapes. Londres : Four Corners Books, 2012 ENDACOTT, Sylvia et SHIRLEY, Lewis. Butlin’s : 75 years of fun!. Gloucestershire : The History Press, 2011, 127 p. FLUSSER, Vilém. Petite philosophie du design. France : Les éditions Circé, 2002, 115 p. HAUS-RUCKER-CO. Provisorische Architektur. Düsseldorf :

57

Haus-Rucker-Co, 1976, 42 p. KOOLHAAS, Rem. New York Délires. Marseilles : Editions Parenthèses, 2002 (éd. originale 1978), 316 p. KOREN, Leonard. Arranging things, a rhetoric of object placment. Berkeley : Stone Bridge Press, 2003, 127 p. LAPLANTINE, François et NOUSS, Alexis. Le métissage. Paris : Téraèdre, 2008 (éd. originale 1977), 112 p. MOLES, Abraham. Psychologie du kitsch : l’art du bonheur. Paris : Denoël/Gonthier, 1971, 232 p. PARR, Martin (dir.) Notre sincère désir est votre plaisir. Paris : Editions Textuel, 2002, 126 p. SLOTERSIJK, Peter. Sphères III : Ecumes. Paris : Hachette Littérature, 2006, 790 p. VENTURI, Robert, SCOTT BROWN, Denise et IZENOUR, Steven. L’enseignement de Las Vegas. Wavre : Editions Mardaga, 2008 (éd. originale 1977), 190 p.


Webographie BEAUDELAIRE, Charles. « Le gouvernement de l’imagination » , Curiosités esthétiques ; Salon de 1859, 1868 : fr.wikisource.org, consulté le 21.03.14 LACHAUD, Jean-Marc. « De l’usage du collage en art au XXe siècle », Socio-anthropologie (en ligne depuis le 15.01.03) : http://socio- anthropologie.revues.org/120, , consulté le 21.03.14 MAYER, John et SALOVEY, Peter. Emotional Intelligence Meets Traditional Standards for an Intelligence. p. 267 sur www.unh. edu consulté le 21.03.14 NIETZSCHE, Friedrich. Le Gai Savoir, 1901 : http:// fr.wikisource.org, consulté le 20.03.14 VAN BUUREN, Maarten. PARANOIA : La vie secrète de Salvador Dali. p.8 : www.revue-relief.org, consulté le 20.03.14 butlinsmemories.com, consulté le 20.03.14 www.lematin.ch, consulté le 19.03.14

58




Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.