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LA FRANCE ET SES COLONIES
13809. — PARIS, IMPRIMERIE A. 9, rue de Fleurus
LA HURE
LA FRANCE ET
SES COLONIES PAR
ONÉSIME RECLUS
TOME PREMIER
EN FRANCE OUVRAGE CONTENANT DEUX
CENT ET
CINQUANTE
VINGT
ET
UNE
GRAVURES
CARTES
PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79,
BOULEVARD SAINT - GE RMAI N, 79
1887
L’Europe occidentale. — Carte dressée par E. Giffault-
I
EN FRANCE CHAPITRE PREMIER SITUATION, NOM, ÉTENDUE, FRONTIÈRES I. La belle Europe, la belle France. — Dans ce monde infinitésimal, presque infini pour nous qui sommes si bornés, rien ne vaut la petite Europe, et dans la petite Europe rien ne vaut la petite France. Qu’est l'Europe? le cinquante-deuxième du Globe, le quatorzième des terres. Et qu’est la France? le dix-huitième ou le dix-neuvième de l’Europe. Mais la grandeur ne fait pas la beauté. L’énorme Asie en témoigne, à laquelle la cinq fois moindre Europe, île jadis, tient aujourd’hui O.
RECLUS. — EN FRANCE.
comme presqu’île depuis des exhaussements et des desséchements de fonds marins. Elle est monstrueuse, massive, excessive. Si son Inde, son Indo-Chine, sa Chine et ses vallons d’occident s’abîmaient sous les flots, il ne lui resterait que sa Sibérie et les empires de la mort, des Mongolies, des Pamirs, des Tibets, des Turkestans, les Steppes du froid et les Steppes du chaud, les lacs que nul printemps n’amollit ou dont la glace résiste même à l’été, les torrents mourants ou morts que la pluie cesse de raviver, les sables de la dune, I - 1
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EN
linceul des oasis, et le sol de fer et la voûte anhydre. La Russie, plus qu’égale au reste de l’Europe, ressemble à l’Asie par sa continentalité massive; môme elle n’est guère Europe, quoique son peuple, frère des nôtres, s’apprête visiblement à régler nos destinées. Elle a comme la masse de l’Asie un climat, barbare et brusque, terrible en ses extrêmes, des platitudes sans bornes, des steppes qui s’en vont desséchant autour d’eux, et l’immensité des toundras glacées. A l’ouest de la Russie, l’Europe « européenne » a toute supériorité dans le monde. C’est d’elle que la Terre se pille et se peuple. Harmonieuse en ses contours, partout le flot de vie la pénètre, mer fraîche au nord et à l’ouest, mer tiède au midi ; tous ses pays ont autour d’eux ou devant eux l’éternelle rumeur de la vague, étant tous isthme entre deux eaux ou presqu’île ou île. Sauf quelques plateaux ou vallons ceintrés de montagnes, tous reçoivent de l' Océan les humides « vents de la Fontaine », et l’impluviosité n’y trace aucun désert. La France est l’un des isthmes entre deux eaux de l’Europe « européenne ». Plus parfaite encore que les contrées scs voisines, moins froide et, plus fécondé que l’Allemagne, moins brumeuse que l’Angleterre, moins grillée que la steppeuse Espagne et que l'Italie, elle porte le mont majeur de l’Europe, et pourtant on y passe bien plus facilement de l’une à l’autre des deux mers : mieux que de la Baltique au Pont-Euxin à travers Pologne, Galicie et Roumanie ; mieux que de Hambourg à Venise en coupant les Alpes d’Allemagne et d’Autriche ; mieux que d’Atlantique à Méditerranée par-dessus tant de serras et sierras de Portugal et d’Espagne. Du brouillardeux à l’éclatant, de Brest à Menton et à Bonifacio, le ciel, la mer ne nous dispensent que des climats tempérés, et, par faveur insigne, nous vivons à peu près aussi loin du Pôle que de l’Équateur. Le 45 degré de latitude, celui qui marque la midistance entre la nuit de six mois et le jour égal à la nuit, coupe la France de la mer des Landes aux Alpes briançonnaises : il passe sur les dunes, les pignadars, l’étang de la Canau ; il traverse le flot fangeux de la Garonne et de la Dordogne en amont de leur rencontre au Bec d’Ambès; il franchit l’Isle entre Contras et Libourne, la Vézère entre Montignac et les Eyzies, la Dordogne au-dessus de Beaulieu; il passe au midi du Plomb du Cantal et, laissant au nord Saint-Flour, va couper l’Allier en aval de Monistrol, la Loire en amont du Puy, le e
FRANCE
Rhône et l’Isère au-dessus et près de leur confluent ; après quoi, tranchant les Alpes, il rencontre le Drac dans les monts au sud de Grenoble, frôle au septentrion les glaciers du Pelvoux et sort de France à l’est de Turin, vers les sources de la Durance, après avoir divisé dix départements en « moitiés » plus ou moins inégales : Gironde, Dordogne, Lot, Corrèze, Cantal, Haute-Loire, Ardèche, Drôme, Isère, Hautes-Alpes. Au nord de cette ligne médiane il y a cinquante-sept départements tendant vers le Pôle, au sud il y en a vingt tendant vers l’Équateur. Le lieu de la France le plus voisin du Pôle boréal, 51° 5'45", est dans le département du Nord, à la plage de Ghyvelde, sur la frontière du royaume de Belgique. L’endroit le plus voisin de l’Équateur, 42° 20', est dans le département des Pyrénées-Orientales, en pays de Vallespir, sur le territoire de la Manère, à 9 kilomètres en droite ligne au sud-est de Pratsde-Mollo, sur la crête pyrénéenne de la Bague de Bordeillat (1550 mètres), d’où descend un torrenticule qui s’en va vers le Galdarès, affluent du fleuve Tech. H y a donc un peu plus loin, environ 3° 26', de la France à la ligne équatoriale que de la France au Pôle Nord. Notre lieu le plus occidental, 7°29', c’est, devant la houle de l’Atlantique, la pointe de Pern, dans l'île d’Ouessant, que des flots orageux dévorent. Avant les déroutes de 1870-1871 et la paix qui les a consacrées, notre lieu le plus oriental était 5°45' de longitude Est, en Alsace, dans le Bas-Rhin, là où la « Claire » (Lauter) s’engloutit dans le grand fleuve vert. C’est aujourd’hui 5° 18', dans le département des Alpes-Maritimes, à 7 kilomètres en droite ligne à l' Est-Nord-Est du bourg de Saorge, sur la convexité d’une courbe de la Bendola, qui sépare ici la France du Piémont avant de devenir française par ses deux rives et de se perdre dans la Roya, fleuve de Tende et de Vintimille. Quand midi sonne à Paris, il est 11 heures 30 minutes 4 secondes à la pointe de Pern, et midi 21 minutes 12 secondes à la courbe de la Bendola. Ceci pour la France continentale. En tenant compte de l’île de Corse, l’endroit de France le plus avancé vers le Sud c’est, par 41°21'4", la pointe du cap le plus méridional projeté sur le détroit de Bonifacio, et le plus avancé vers le Levant c’est, par 7° 11'6" de longitude Est, le maremmatique rivage qui regarde de loin la côte romaine de CivitaVecchia. Lorsque midi sonne à Paris, il est midi
SITUATION,
NOM,
ÉTENDUE,
29 minutes ou à peu près sur le bord de mer le plus oriental de la Corse. Tels sont les points extrêmes de ce pays d’infinie variété, de la Bretagne la plus sombre ou de la Normandie la plus verte en ses vallons d’églogue jusqu’aux Cévennes soleilleuses et à la pierre Blanche ou rouge de Vaucluse, plus italienne que l'Italie.
FRONTIÈRES
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II. La Chanson de Roland. « Douce France » et « Terre Major ». Terre Mineure et Terre Minuscule. —Il est un lyrique infécond que dans notre honteuse ignorance nous avons longtemps vénéré comme le plus vieux de nos poètes, Malherbe, dont quelques vers ont éveillé le génie de La Fontaine. Or, 550 ans avant ce père d'une strophe immor-
La Brèche de Roland. — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
telle, quatre siècles avant le grand poète de la Ballade des Dames du temps jadis1, « Douce France » et « Terre Major » étaient déjà célébrées dans les 4000 décasyllabes de la Chanson de Roland, poème qui sort d’une âme épique et tragique. La langue de ces temps anciens n’était pas tout à fait ce qu'un vain peuple pense, un jargon rauque, inflexible, barbare, sortant comme un hoquet du 1. François Villon.
dur gosier des gens du Nord; et dans sa rude beauté la Chanson de Roland dépasse de mille coudées Boileau et son Lutrin, Voltaire et sa Henriade, Saint-Lambert et ses Saisons, Delille et ses Jardins, et deux cents années de rapsodies en douze et quelquefois vingt-quatre chants, « Iliades » sans souffle, sans vertu, sans élan, sans chaleur, dont on ne méprisera jamais assez le fabuleux néant. A qui devons-nous cette Chanson de Roland? Quel fut le rugueux Homère des Français du pays
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EN FRANCE
d’oïl qui, pareil à l’Homère ionien, mais dans une langue moins dorée, chanta comme lui la mort d’un héros, et comme lui la puissance d’un roi des rois, « Charlemagne à la barbe fleurie » ? On l’ignore. Sans doute il était Normand; peut-être il s’appela Turolde ou Thérolde ou Touroude. C’est dans la seconde moitié du onzième siècle que cet inconnu chanta le désastre des hommes de sa race au bord d’un torrent des Pyrénées d’Espagne, parmi les sourds échos du mont d’Altabiscar, tandis que le « toujours florissant aveugle » avait célébré des triomphateurs. En ce temps-là nous n’avions pas encore conscience de nous-mêmes. On se sentait Chrétien contre le Musulman, et des cathédrales merveilleuses montaient du sol au ciel en témoignage d’amour et d’espoir, mais on ne se savait pas Français contre l’Allemand, l’Anglais ou l’Espagnol. Et déjà pourtant le trouvère allait chantant de manoir en manoir « Douce France » et « Terre Major » chez les châtelains vêtus de fer ; et les hauts ou bas barons, les pages, les hommes d’armes, le Picard, le Lorrain, le Normand, le Bourguignon, le Français, l’Angevin, le Poitevin, s’émerveillaient d’être nés dans le plus vaste et le plus beau des empires de la Chrétienté. Ces deux noms traversent nos poèmes de chevalerie et nos « romans » d’aventure, qu’ils parlent « de France, de Bretagne ou de Rome la Grand ». Pour ces interminables conteurs monotones et monorimes, la patrie est toujours Douce France, le plus gai pays, et Terre Major, le plus grand royaume. De nos jours, huit cents ans après la Chanson de Roland, la France n’a plus droit qu’au premier de ces noms. C’est bien encore la terre charmante, honneur de la zone tempérée qui nulle part ailleurs ne prodigue plus équitablement le soleil et la pluie ; c’est le verger des meilleurs fruits, le cellier des meilleurs vins, le grenier d’abondance, et, pour tout dire, la patrie du peuple le plus joyeux du monde. Mais elle ne mérite plus le nom de Terre Major. Ceux qui l’appelèrent ainsi ne connaissaient du monde que ce que les Romains en avaient connu, le tour de la Méditerranée et l’Europe jusqu’à la Pologne et aux plaines disputées par le Slave au Tartare. Dans ce cul-de-sac de l’ancien continent, la France avait remplacé Rome en puissance morale ; elle donnait les poètes, les artistes, les architectes ou, comme on disait alors innocemment, les « maîtres maçons » de génie. Sa langue délectable rayonnait
d’Occident en Orient, et l’Angleterre, devenue depuis notre ennemie toujours triomphante, était alors un satellite de la France, un pays français par sa cour, ses lois, ses tribunaux, ses livres, tandis que, sous le vain nom de Saint-Empire, l’Allemagne était un campement de barbares, que l’Italie saignait en tronçons, que l' Espagne luttait pour la vie en trois mille batailles contre le Maure d’Afrique, maître des « alcazars » de l' Est et du Midi. * Aujourd’hui la Moscovie dédaignée, la Russie, qui n’avait pas même de nom, tient le quart du vieux continent; l’Angleterre déborde sur de grands morceaux du Globe; l’Allemagne aura bientôt dix millions d’hommes de plus que nous; l’Espagne, faible en Europe, forte en Amérique, a colonisé d’immenses vice-royaumes émiettés maintenant en républiques, et le Portugal revit cent fois dans les serras brésiliennes et les campos de l’Amazone. De Terre Major nous sommes devenus Terre Mineure, et dans un ou deux siècles nous serons Terre Minuscule, car le jour approche où la France n'aura que le centième des habitants du Globe ; les fils de nos petits-fils le verront. Les Français de France seront alors à l’ensemble de l’humanité ce que la population de Lyon ou de Marseille est à nos 38 millions d’hommes, ou ce que telle commune est à son département. Heureusement notre langue dépasse nos frontières. L’avenir verra plus de francophones en Afrique et dans l’Amérique du Nord que dans toute la « Francophonie » d’Europe.
III. Petitesse de la France; le Belvédère. — Fiers de notre France et de sa langue universelle, nous ne savons que le français, nous ne lisons pas les livres étrangers, nous ne voyageons guère, nous sommes ignorants, et nous ne comprenons pas combien « Douce France » est minime. Tel le sauvage qui dit : « Le monde commence à cette montagne, il suit cette rivière et finit derrière cette forêt ». Ou celui qui dit : « Cette île est grande; il y en a d’autres que nous voyons, et d’autres que nous ne voyons pas. Puis, rien ! » La France est la moitié du Globe pour le paysan qui ne soupçonne ici-bas que « Paris, la France et l’Angleterre », ou, suivant les frontières, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne. Le soldat qui a grimpé les cols de l'Atlas ou
Sur la frontière alsacienne (voy p. 6). — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
EN FRANCE
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d’un mamelon du Sahara bénit puis maudit les lacs inventés par le mirage; le matelot revenu de Cayenne, du Congo, de Madagascar, du Sénégal qui brûle, de la Cochinchine qui tue, de la NouvelleCalédonie qui restaure; les familles du Sud ou de l’Est qui ont un fils, un frère en terre coloniale, aux États-Unis, aux Antilles, dans l’Uruguay ou l’Argentine, cette minorité de la nation sait seule qu’il y a de par le Globe, outre-mont comme outremer, des républiques, des royaumes, des empires plus vastes, des monts plus hauts, des fleuves plus larges, des forêts plus touffues, des nations plus fortes et deux, trois, quatre fois plus fécondes. C’est l’intelligence, la bonne humeur des Français qui ont fait le renom de la France, et non ce qu’il y a de plaines et de coteaux entre les sapins des Vosges et les a touyas1 » du Béarn, entre les palmiers d’Hyères et les chênes de l’Armorique. Du Belvédère, un homme qui marcherait devant lui sur la route idéale, sans détours, sans montées, sans descentes, par l’heureux chemin des oiseaux, ne pourrait parcourir que 150 lieues sur la terre française, et dans une seule direction, vers la pointe de la Bretagne; en tout autre sens, vers Bayonne, Port-Vendres, Menton, les Vosges ou Dunkerque, il dépasserait 100 lieues, mais n’atteindrait pas 150. Et il n’y a même pas 400 kilomètres en ligne droite entre le Belvédère et la Manche, l’Atlantique, la Méditerranée, qui sont les trois mers de notre rivage. Le Belvédère porte une tour bâtie à la gloire de l’armée qui prit Sébastopol. C'est un coteau forestier du département du Cher, à 4 kilomètres au nord-est de Saint-Amand-Mont-Rond; il monte à 314 mètres au-dessus du vallon de la Marmande, affluent de droite du Cher. Avant la venue de la Savoie, avant le départ de l’Alsace-Lorraine, on le regardait comme le centre de la France; il peut encore passer pour tel. De sa cime on devine dans le ciel, plus qu’on ne les voit clairement, des lignes bleuâtres qui pourraient être des nuages et qui sont des montagnes : au nord-est le « primitif » Morvan, au nord les collines crayeuses de Sancerre, au sud les Dôme, les Dore et les sommets de la Marche. Il semble qu’on règne sur un horizon sans limite ; cependant on ne contemple confusément qu’un petit lambeau de la France, et la France n’est môme pas le neuf-centième du Globe, les Océans compris.
IV. Ce que nous avons perdu en 1871. « So weit die deutsche Zunge klingt. » —Avant les défaites de 1870 et 1871, la France était le deuxcent-quarante-sixième de la Terre sans les mers. Nous avions alors, y compris la Corse, près de 55 millions d’hectares, avec 38192000 habitants d’après le recensement de 1866, déjà dépassé de quelques centaines de milliers d’âmes. Aujourd’hui, notre sol n’est plus que de 53347900 1 hectares, avec plus de 38 millions d’hommes. Le traité qui a sanctionné notre déroute nous a ravi le trente-huitième de notre territoire et le vingt-quatrième de nos hommes. On nous a dérobé : Un département tout entier, le Bas-Rhin, vaste de 455000 hectares. Là nous avions la rive gauche du « Nil de l’Occident », de la « Coupe des nations »2, du fleuve embarrassé d’îles, le Rhin qui reçoit une rivière de plaine, l'Ill, grossie de mille torrents des Vosges. Nous tenions le versant oriental de ces Vosges avec leurs sombres sylves et leurs sombres châteaux, pierre qui continue la pierre. Là étaient Strasbourg, héroïque et toujours fidèle; Schlestadt, place murée; Haguenau, qu’avoisine une immense forêt; Saverne, qui contemple des sapins; Wissembourg,que la Lauter sépare des Bavarois cisrhénans; Le département du Haut-Rhin, sauf le petit pays qu’on appelle provisoirement le Territoire de Belfort: soit environ 350000 hectares de moins. Nous avons perdu là toute une vaste plaine, également sur l’Ill et sur le Rhin qui, fuyant d’un flot prompt l’urne des Grandes Alpes, tourne de l’ouest au nord au-dessous de l’helvétique Bâle. A l’ouest de cette plaine nous possédions les plus hautes des Vosges; en abandonnant ce Haut-Rhin, nous avons abandonné Mulhouse ; Près des quatre cinquièmes de la Moselle, où l’on nous a pris environ 425000 hectares. Nous en gardons 112000, à l’occident, sur les frontières de la Meuse, mais nous n’avons plus Metz « la Pucelle », Thionville, pleine de guerriers, Bitche l’imprenable, Sarreguemines ; et la Sarre, la fraîche rivière dont Sarreguemines a son nom, a passé de la France à l’Allemagne; Près du tiers de la Meurthe, où l’ennemi nous a pris un peu moins de 200000 hectares, dans le nord-est; il nous en a laissé 400000 ou un peu 1. D’après les calculs les plus récents, faits planimétriquement par le colonel russe Strelbitskiy sur la carte de l’ÉtatMajor au 320 000 . L’étendue officielle n’est que 52 857 200 hectares. 2. Lamartine. e
1. Brandes, bruyères, genêts.
SITUATION, NOM, ÉTENDUE, FRONTIÈRES
plus. Ce qu’il a gardé, c’est Phalsbourg, la « pépi nière des braves »; ce sont les vallons de la Sarre supérieure, dans les hautes forêts de Dabo; et la Seille qui s’en va, lente, sinueuse, endormie, vers la Moselle de Metz ; Enfin 21 500 hectares des Vosges, où les Alle-
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mands se sont contentes des valions dont la Bruche emporte les eaux vers Strasbourg. C’est 1451000 hectares et près de 1600000 hommes que nous prend l’Allemagne. En nous laissant le Territoire de Belfort, en nous arrachant le reste de l’Alsace et quelques vallons
Centre et points extrêmes de la France. — Carte gravée par Erhard.
lorrains, les Allemands sont restés fidèles à la devise : So weit die deutsche Zunge klingt, Und Gott im Himmel Lieder singl.
« Aussi loin que sonne la langue allemande avec ses hymnes au Dieu du Ciel, partout où l'on trépigne avec fureur sur le clinquant des Velches1, là est l’Allemagne », dit un des chants fameux de 1. Des Français, des Latins.
ce peuple qui se dit pur, mais comme nous il est fait de sangs disparates ; qui se dit saint, mais il est sujet comme nous à toutes les faiblesses de l’humanité moderne ; qui se dit juste, mais il est plus injuste depuis ses victoires qu’il ne le lut après ses défaites. Apprise dans les écoles, chantée dans les universités, bramée dans les tabagies (avec autant de droit que chez nous la Marseillaise), cette devise a fini par pénétrer les Ultrarhénans jusqu à la
EN FRANCE
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moelle. On comprend donc à demi qu’ils aient cm bien faire quand malgré les Alsaciens-Lorrains ils ont annexé l’orient des Vosges à la « terre merveilleusement belle sous sa verte couronne de chênes », car l'Alsace est bel et bien de langue allemande, sauf les villages de quelques hautes vallées ; et plusieurs cantons de ce qu’ils nous ont enlevé de la Lorraine baragouinent aussi des dialectes gutturaux du teuton. Mais, sur les 1600000 hommes extirpés de notre nation, 300000 Lorrains environ, sur les bords de la Moselle, sur la Nied occidentale et sur la Seille, autour de Metz et de Château-Salins, n' ont jamais parlé que le français, eux et leurs ancêtres depuis trente générations. Nous attendons silencieusement un nouveau tour de la roue de la Fortune, et nul de nous n’abandonne un seul des Français que nous avons momentanément perdus. Pourtant, jusqu’au jour de la revanche, il nous faut laisser à l’Allemagne ces centaines de milliers de familles et leurs fils devenus soldats prussiens— excepté la vaillante jeunesse qui passe en France avant ses vingt ans, et, franchissant la mer de Marseille, va s’engager à Sidi-bel-Abbès 1, à côté d’Allemands, de Belges, de Suisses, de gens de toute nation, dans nos deux régiments de la Légion Étrangère. Quelques mois après, ces volontaires sont redevenus Français par naturalisation. V. La France comparée au monde, à l’Europe, aux grands et aux petits États. — Donc, la France n’a que 53347 900 hectares avec quelque 38 millions d'âmes. Or la Terre a 13603887200 hectares, c’est-à-dire 255 fois notre pays. Si l’on osait comparer des surfaces à des hauteurs, on dirait que la France est à l’ensemble des terres ce qu'une tour de 34 à 35 mètres est au Gaourisankar, pic indien que ses 8840 mètres élèvent au-dessus de toutes les montagnes mesurées jusqu’à ce jour. Elle est à l’Europe, vaste de 973 millions d’hectares, ce qu’un petit mont de 471 à 472 mètres est à ce même Rayonnant2. Elle a du huitième au neuvième des habitants de l’Europe, et du trente-deuxième au quarantième des citoyens du monde, suivant que l’on estime à 1200 ou à 1500 millions le nombre des fils « audacieux » de Japet : car l’incertitude sur la Chine et l’Afrique permet que l’on hésite de 300 millions dans cette sorte de calcul. 1. Dans la province d’Oran. 2. C’est ce que veut dire le nom de Gaourisankar.
L’empire Russe égale à peu près quarante-deux fois la France, la Chine dix-neuf à vingt fois, les États-Unis dix-sept à dix-huit fois, la Puissance du Canada et le Brésil quinze à seize fois, l’Australie quatorze à quinze fois, la Russie d’Europe dix fois ; La Scandinavie nous dépasse de plus de 24 millions d’hectares; L’Autriche-Hongrie de près de 9 millions d'hectares, sans la Bosnie-Herzégovine, qui lui appartient sans lui appartenir, par une des fictions de l’hypocrisie politique ; L’Allemagne ne nous est supérieure que de 711000 hectares, mais ses familles sont deux fois plus fécondes. La France l’emporte de 3 853000 hectares sur l’Espagne sans les Canaries; De 21885000 sur les Iles Britanniques; De 24 689 000 sur l’Italie. Elle vaut plus de six fois le Portugal sans les Açores et l'île de Madère ; Un peu plus de huit fois la Grèce avec sa Thessalie et son morceau d’Épire ; Douze à treize fois la Suisse : plutôt treize que douze; Près de quatorze fois le Danemark sans les Fœrœer et l’Islande ; Plus de seize fois la Hollande; Plus de dix-huit fois la Belgique. Mais il y a une France « majeure », tout comme une « España mayor» ou une « Greater England1 ». La vaillance des uns, la ruse ou la sagesse des autres, les hasards, coups et contre-coups du temps, ont répandu hors d’Europe, en Amérique, en Afrique, en Asie, en Océanie, le pouvoir d’abord si petit qui commença par batailler contre des hobereaux campés sur les collines du pays de Paris, chacun derrière ses fossés, à l’abri dans un formidable donjon dont les murs avaient trois, quatre, cinq mètres d’épaisseur. De ce que les aventuriers et les politiques nous avaient donné, nos gouvernants ont perdu le plus beau par le malheur des guerres, par l’ignorance, la puérilité, la faiblesse et l’incohérence d’esprit, et par la fatale manie d'inonder de sang les champs de carnage de l’Europe pour prendre une bicoque, une tète de pont, une vallée, une motte de terre, justement quand de nouveaux mondes s’ouvraient à l’Occident. 1. Plus grande Angleterre.
La cathédrale de Strasbourg. — Dessin de Thérond, d’après une photographie O. RECLUS. — EN FRANCE.
1. — 2
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EN FRANCE
Cependant, vaste encore est notre héritage, même en dehors du Canada, politiquement étranger à la France, mais qui prétend franciser le NordEst de l’Amérique septentrionale. Nous tenons une moitié d'ïndo-Chine, la superbe Madagascar, 600 kilomètres du prodigieux fleuve Congo, le Niger supérieur, des lambeaux de côtes, des îles nombreuses de la mer, et surtout l’Algérie qui nous continue la Provence, sous un climat semblable à celui qui dore les Albères, les Corbières, les Cévennes et les Alpines. Du Niger, du Congo, de Madagascar, du Mékong, nous ne savons que dire encore. Il y aurait outrecuidance à les ranger aujourd’hui parmi les contrées qui sont et resteront France, mais tout proclame que depuis 1830 la patrie des Français ne se borne plus aux 53 millions d’hectares d’Europe et qu’elle est doublée de la France d’Afrique. Plus que doublée en espace, puisque l’Algérie1 a déjà 78 millions d’hectares, avec espoir et presque certitude de déborder à l’occident sur le Maroc, au midi sur le Sahara, peut-être sur le Soudan, où nous aurons des villes telles que Tombouctou, Hamdallah, Sansanding, Ségou-Sikoro, noms qui nous semblent encore fantastiques, comme l’étaient pour nos pères ceux de Kairouan, de Constantine, de Tlemcen ou de Titteri. Mais, quand l’Algérie sera devenue l’empire de l’Afrique du Nord, elle cessera de nous obéir; nous graviterons autour d’elle, et non plus elle autour de nous. En s’en tenant à la réalité du moment, on doit regarder la France et l’Algérie comme un vaste royaume de Naples divisé par un détroit deux cents fois plus large que le phare de Messine. Réunies, ces deux patries du Français ont 132 millions d’hectares, le cent troisième de la Terre, avec 43 millions d’hommes, soit du vingt-huitième au trente-troisième de la race mortelle. Mais il est juste de retirer à l’Algérie sa part de Sahara, bien que le Grand Désert vaille mieux que son renom, et que lui aussi ait son avenir. Tell, terres de Kairouan, Steppes, Hodna, Sersou, Ksours, Oasis, ont 400000 kilomètres carrés—soit, avec la France, 93 millions d’hectares, ou près du cent quarante-sixième des terres.
VI. D’où vient le nom de France. Ceux qui nous ont légué ce nom-là sont parmi nos moindres ancêtres. — Nous sommes nés d’un 1. Nous ne séparons pas l’Algérie de la Tunisie, parce que cette séparation est contre nature, et par cela même « abominable ».
entremêlement de familles dont plusieurs resteront éternellement inconnues : familles dont la première, celle qui forma la trame intime, l’âme, l’esprit, la conscience de la nation, fut une obscure tribu dans les bois, parmi les marais, sur le sol que foulèrent ensuite des peuples oubliés, puis des Celtes, des Kymris, des Ibères, des Romains, des Germains, des Scandinaves , des Berbères, des Arabes. Parmi ces races, il en est deux qui, visiblement, ont versé peu de sang dans l’artère française. De ces moindres ancêtres nous tenons pourtant notre langue et notre nom : aux Romains nous devons un clair idiome sorti de la pourriture des mots latins; à des Germains, aux Francs, le nom de France et celui de Français. Il s est passé chez nous ce que l’histoire a vu bien souvent. Le terme d’Asie ne désigna d’abord que la Lydie, c’est-à-dire les vallées de trois petits fleuves, Hermus, Caïstre, Méandre, et le littoral où grandit plus tard la superbe Éphèse dont la Smyrne de nos jours n’égale point l’artistique splendeur ; puis ce nom s’étendit à la plus grande des cinq parties du monde. De même, l’Afrique s’appelle ainsi d'un rivage méditerranéen qui appartient maintenant à la France de l’Atlas. De môme aussi, dans le Nouveau Continent, le misérable village que les Espagnols nommèrent Vénézuéla (Petite Venise) parce que ses cabanes reposaient sur des pieux plantés dans la mer, a légué son nom à un pays de 100 millions d'hectares. De même encore, lorsque en 1535 le Malouin Jacques Cartier arriva devant le « bel affourc d’eau », là où le torrent Saint-Charles tombe dans le fleuve Saint-Laurent, les Algonquins Montagnais qui chassaient l’orignal en ce parage des Laurentides, dirent aux matelots français : « Kanata, kepek! » — « Étrangers, descendez ! » Et Kanata devint le nom de la contrée qui couvre la moitié septentrionale de l’Amérique du Nord, et Québec, celui de la « reine de beauté », qui, de son cap Diamant, contemple un merveilleux horizon de fleuve, bois et montagnes. Ainsi de la France. Des Germains pillards campaient au voisinage de la mer du Nord, sur l’Ijssel1 ou Yssel, alors appelé Sala : d’où le surnom de Salions, porté par ces Germains, qui se rattachaient à la confédération des Francs. Quittant les basses rives tourbeuses qui sont maintenant la Gueldre et l'Over-Ijssel, terres hollandaises, ces batailleurs marchèrent vers le Sud-Ouest. De guerre 1. On prononce Aïssel.
SITUATION, NOM, ÉTENDUE, FRONTIÈRES
en guerre, parfois vainqueurs, souvent vaincus bien que Rome fût vieille et lâche, les Francs Saliens arrivèrent dans le pays où vivent aujourd’hui Wallons et Flamands, dans la Belgique; puis ils entrèrent dans ce qui est maintenant la France et régnèrent à Cambrai, riveraine de l’Escaut supérieur; après quoi, ils passèrent de l’Escaut à l’Aisne et s’établirent à Soissons ; enfin, en l’an 493, un de leurs chefs les plus sanglants, Clovis, s’empara de Lutèce ou Paris, ville gallo-romaine où les Francs apprirent le latin. Lutèce devint la reine du petit pays de France ou d’Ile-de-France, ainsi appelé depuis que les Francs y dominaient sur la Seine, la Marne, l’Aisne et l’Oise. Peu à peu ce nom, grandissant avec la puissance des rois parisiens, annexa de grands territoires où le sang des Francs n’avait pas eu de part à la naissance de la race ; il finit par désigner des régions où les guerriers saliens étaient inconnus, ou, s’ils y avaient passé, c’était en conquérants d’un jour, et la torche à la main. Et le nom de France, consacré par le temps, par l’histoire, par la prose ou les vers, couvre à cette heure tout le pays compris entre la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées, l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord. Sous une autre forme, Franken, ou, comme nous disons, Franconie, il vit aussi chez les Bavarois, dans le pays calcaire, prolongement de notre Jura, qu’habitent les descendants d’autres tribus franques : du Rhœn, mont de basalte, au Main, rivière prodigieuse en détours ; du Main à Nuremberg ; et de Nuremberg au Danube. La Gaule s’arrêtait au Rhin ; la France ne va qu’aux Vosges et aux Ardennes. La terre galloromaine a perdu les millions d’hectares devenus Belgique , lambeau de Hollande, Luxembourg, Prusse rhénane, Palatinat de Bavière, Alsace-Lorraine. Nous ne buvons plus depuis tantôt quinze années les eaux vertes issues du lac de Constance. Et pourtant, qui dira jamais la profondeur du fleuve de sang qu’a fait couler cette misérable frontière, fleuve où se mêlaient deux rivières ennemies? A quoi bon tant de sang, tant de sang rouge, dit le poète germain, quand il demande avec amertume ce que gagna l’Allemagne à la Bataille des peuples, à la triple journée de Leipzig? Pour une œuvre de néant, pour unir à la France des hommes qui ne sont Français ni par le vœu ni par le langage. Arrêtés du côté des terres par un mur vivant,
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nous n’avions pas, comme la Russie, des sols immenses à prendre sur le vide, au delà du fleuve, au delà des monts. Nous aurions pu, comme l’Angleterre, l’Espagne ou le Portugal, passer le flot de l’Ouest et couvrir le Nouveau Monde. Aujourd’hui, si l’Amérique a ses maîtres, l’Afrique, au delà des eaux céruléennes, ouvre à la France un champ sans limite.
VII. Frontières de la France ; limites naturelles; tracés arbitraires, parfois insensés.— Il y a des frontières physiques et des frontières morales, qui parfois coïncident, qui s’écartent souvent. Il y a des frontières artificielles, lignes droites ou tordues, tirées en dépit de la nature et des convenances ou des sentiments des hommes. Des frontières physiques, la meilleure est la mer, qui peut s’élargir à des milliers de lieues, avec des profondeurs de plusieurs kilomètres. La montagne sépare autant que la mer quand elle dépasse les neiges éternelles, quand les cols qui l’entaillent sont élevés, gelés, difficiles ; telle chaîne sourcilleuse divise plus les nations qu’un bras de mer sans largeur. Les déserts, les grands marais, les forêts sont aussi de puissants agents de divorce; mais l’homme fait des chemins et creuse des puits dans le désert, il dessèche les palus, il extirpe les bois, et ces obstacles n’ont rien de l’éphémère éternité des océans et des montagnes. Quant aux lacs, aux rivières, aux fleuves, ces frontières sont faciles à mépriser. Des frontières morales, la plus infranchissable était autrefois tracée par la différence des religions ; elle l’est aujourd’hui par la différence des langues. La France a toutes ces sortes de frontières. A l’ouest, l’Atlantique déferle sur nos côtes, tantôt contre des plages de sable, tantôt contre des rochers qui l’éventrent à chaque pointe, qui le recueillent dans chaque anse. Il nous sépare de l’Amérique du Nord : qui le traverse en droite ligne débarque au Canada, s’il vient de Brest ; et, s’il vient de Bayonne, aborde aux États-Unis. Au nord-ouest et au nord, la Manche et le Pas de Calais nous divisent du pays qui nous a fait le plus de mal, de l’Angleterre, qui faillit être française, qui l’est même beaucoup par le sang et à moitié par la langue. La Manche unit l’Atlantique à la mer du Nord qui ronge les collines de l’Angleterre, assiège les plaines de la Belgique, de la Hol-
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lande, de l’Allemagne, du Jutland et heurte les monts de l’Ecosse et de la Norvège où ses vagues s’amortissent dans les replis des firths et des fiords. De Calais à la frontière belge, la France a sur cette mer quelques rivages plats, dignes des Pays-Bas, auxquels ils ressembleront toujours par la nature et l’aspect, mais dont ils perdent de plus en plus le langage flamand.
A l’est-nord-est de Dunkerque, ville qui aurait donné le jour à nos plus hardis marins s’il n’y avait quelque part en Bretagne une héroïque cité du nom de Saint-Malo, le littoral de la mer du Nord cesse de nous appartenir, et de maritime et naturelle la frontière courant entre France et Belgique, devient terrestre et conventionnelle. Ni montagnes, ni rivières, ni déserts, ni forêts ne séparent les
Le pont Saint-Louis, frontière de la France et de l’Italie. — Dessin de A. de Bar, d’après une photographie.
deux pays. Une plaine, une colline, un marais, un ruisseau, des bois, des haies, des champs, des rues et ruelles, des villages, des hameaux commencés chez nous finissent chez les Belges ; et des deux côtés de la ligne arbitraire on parle également les mêmes langues — d’abord le flamand, la plupart des familles du pays de Dunkerque et d’Hazebrouck usant encore de ce dialecte bas-allemand (et de plus en plus du français), comme le font également leurs voisins d’outre-frontière; puis,
où s’arrête le flamand, c’est le français qui règne, pur ou avec ses dialectes wallons, aussi bien en Belgique, dans le Hainaut, la province de Namur et le Luxembourg belge, que dans nos départements du Nord, de l’Aisne, des Ardennes et de Meurtheet-Moselle. Après les Belges flamands ou wallons, nous côtoyons le Luxembourg hollandais, où vivent des gens de langue allemande obéissant officiellement
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au roi de la Haye, mais indépendants en réalité : d’ailleurs soucieux de perdre cette liberté pour la prison militaire d’Allemagne, car la « Pangermanie » les guette. Après le Luxembourgeois, nous avons pour voisin le Prussien, et ici le voisin c’est l’ennemi. Pendant longtemps, cette frontière nouvelle n’a rien de normal : ni morale, ni physique, elle ne suit pas la limite des langues puisque le vainqueur a cru bon de planter les bornes de séparation dans un terroir d’idiome français ; elle traverse l' Orne de Woëvre, la Moselle, franchit ou longe la Seille, coupe le canal de la Marne au Rhin dans la haute vallée du Sanon, puis gagne la crête des Vosges vers les sources de la Vezouze. Dès lors elle devient (sauf exception) frontière parfaite, à la fois toit des eaux et partage des langues, et cela jusqu’aux lieux où de l’arête vosgienne la ligne descend dans la plaine de la Haute-Alsace : là le Territoire de Belfort confronte à l’Alsace-Lorraine par un bornage artificiel qui ne respecte ni coteaux, ni rivières, ni langages. C’est ainsi qu’on arrive à toucher la Suisse. La France et l’Helvétie s’ajustent par des lignes brisées, conventionnelles, coupant ou suivant sans raison les chaînes du Jura. Sur ces chaînes, sur leurs plateaux froids, dans leurs gorges où l’eau de roche est bruyante et bleue, en France comme en Suisse, on n’entend qu’une joyeuse langue, la nôtre. Du Jura la frontière descend au Rhône, encore torrent, qu’elle traverse entre Genève et le défilé du Fort de l’Écluse, puis, entourant sinueusement le petit territoire de l’ancienne Rome des calvinistes, elle arrive au Léman, que nous partageons avec la Suisse. Tout près de la grève où le Rhône jaunâtre descend dans l’indigo profond du lac, notre limite gagne le Mont-Blanc par les crêtes qui séparent deux pays de parler français : à l’orient la vallée du Rhône supérieur, à l’occident la Savoie, qui nous appartient depuis l’an 1860, par attraction, par choix, par abandon spontané, tandis que l'Alsace-Lorraine ne s est point fiancée à l’Allemagne : elle a été surprise et violée. Le Mont-Blanc, géant de la Savoie, géant de la France, géant de l’Europe, car le Caucase est plutôt asiatique, a chez nous sa pointe suprême, haute de 4810 mètres, mais trois nations, la France, l’Italie, la Suisse, ont part à la sérénité de ses neiges; toutefois, ses montagnards, quelle que soit !
leur vallée, au sud comme au nord, à l’est comme à l’ouest, n’ont d’autre idiome que le nôtre. Du Mont-Blanc au massif où surgit le Var, la frontière entre la France et l’ancien Piémont, devenu royaume d’Italie, est irréprochable comme obstacle, puisqu’elle sépare de ses pics hautains deux natures, deux climats, deux bassins, celui du Rhône et celui du Pô. Mais ce n’est pas partout une barrière morale, puisque diverses vallées italiennes par leur versant ont conservé jusqu’à ce jour l’usage du français : tel entre autres le val de la Cenise, où passe le chemin de fer de Paris à Turin , à sa sortie du tunnel qui était naguère encore le plus long des Alpes et du monde. Au delà des sources de la Tinée, affluent du Var, les limites se brouillent ; elles ne suivent plus fidèlement la grande chaîne italo-française : tracées à l’avantage de l’Italie, elles ne daignent pas profiter d'une chaîne de 3000 mètres d' altitude et laissent au Piémont les têtes de plusieurs torrents. Nous ne possédons ni les sources de la Vésubie, affluent du Var, ni celles de la Roya, tributaire de la Méditerranée, et de ce dernier fleuve nous ne tenons pas non plus l’embouchure. C'est entre la française Menton et l’italienne Vintimille que la frontière atteint la Méditerranée, visà-vis de Bône, ville franco-africaine ; c’est près de Port-Vendres, vis-à-vis d’Alger, que la plus bleue des mers nous abandonne pour aller caresser le rivage espagnol : là même, au cap Cerbère, s’élancent du flot les premiers rocs des Pyrénées. Du cap Cerbère au Choulcodomendia, qui règne sur la fraîche vallée de la Bidassoa, sur l’heureuse plage d’Hendaye, les Pyrénées nous divisent de l’Espagne, mais parfois nous en divisent mal. Au lieu de garder toujours la crête, la frontière chevauche souvent deçà delà, tantôt en France, tantôt en Espagne, selon que les bergers de l’une ou de l’autre nation ont de temps immémorial la jouissance des pâturages sur les deux versants de la montagne. Nombre de rivières françaises ont leur source en Espagne, nombre de torrents espagnols commencent en France. Ainsi, il est un fleuve essentiellement gascon, ou plutôt français, puisque la Gascogne s’est fondue dans la France : il appelle à lui les eaux du versant nord des Pyrénées centrales, il baigne notre sixième ville, Toulouse, notre quatrième ville, Bordeaux, et reçoit le flot de marée par le plus grand de nos estuaires ; on le nomme Garonne, et, dans son estuaire, Gironde. Il semblerait que ce
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fleuve dût naître où il grandit et meurt, c’est-àdire en France ; pourtant ses vallées natales, dont l’ensemble forme le val d’Aran, sont une terre espagnole de 55 000 hectares, isolée du reste de l’Espagne par les Pyrénées les plus hautes. Par contre, il est une rivière essentiellement catalane, ou plutôt espagnole, puisque la Catalogne s’absorbe dans l’Espagne : c’est la Sègre ; quand elle rencontre l’Èbre, fleuve à la fois castillan, aragonais et catalan, elle lui apporte plus d’eau qu’il n’en traîne lui-même. On croirait que cette rivière, la plus forte des Pyrénées méridionales, prend sa source en Espagne ; or elle naît chez nous, dans la Cerdagne française, terre de 50 000 hectar es, très élevée, très froide, ancien lac écoulé comme le val d’Aran. La Cerdagne française, il est vrai, communique avec la France par un passage commode, par le col de la Perche, plateau de gazon à 1622 mètres d’altitude, tandis que la Garonne sort du val d’Aran par un étroit passage, au Pont du Roi. La Cerdagne est dans les Pyrénées orientales, et le val d’Aran dans les Pyrénées centrales. Dans les Pyrénées occidentales, nous gagnons au midi de la chaîne 5200 hectares aux tètes de l'Irati, sousaffluent de l’Èbre par l'Aragon, mais nous en perdons plus de 21 000 au versant nord, surtout aux sources de la Nivelle, petit fleuve côtier, et à celles des torrents qui font la Nive tributaire de l’Adour. Ce ne sont point là les seules irrégularités de cette frontière. Pourtant, s’il est en Europe une roche qui cache l' une à l’autre deux nations, c’est bien la roche Pyrénéenne, si haute, si raide, avec des cols si
durs. Mais, pareille au Mont-Blanc et aux monts d’entre l’Arc et la Doire, elle sépare plutôt deux natures de pays que deux natures d’hommes. Au moyen âge, les mêmes langages se parlaient sur ses deux versants, chez des peuples probablement issus du même mélange d'ancêtres : tout à l’ouest résonnait le basque, et, du pays des Escualdunacs à la Méditerranée, la langue d’oc, idiome rythmé, qui n’était ni le français, ni l’espagnol, mais qui ressemblait à tous les deux. Aujourd’hui on se comprend encore du nord au sud aux deux extrémités de la chaîne, de Basque de France à Basque d’Espagne, de fils du Roussillon à fils de Catalogne. Mais ailleurs on ne s’entend plus : l' Ariégeois saisit à peine quelques mots du langage des Catalans ultramontains, l’Aragonais ne sait ce que lui disent le Bigordan et le Béarnais, ses voisins d’outre-mont. La langue d’oc s’est effeuillée en dialectes, elle a perdu l'Aragon, qui ne parle plus qu' espagnol, et rapidement le castillan s empare de tout le versant méridional, comme le français de tout le versant du nord. Le jour approche où les Pyrénées s'élèveront entre deux langages, comme elles séparent déjà deux soleils et deux destinées. Toutes ces frontières étant infiniment onduleuses, on n’en peut donner la véritable longueur. En négligeant les courbes et les angles de moins de 500 mètres, notre limite avec la Belgique a 460 kilomètres; celle du Luxembourg hollandais, 14; celle de l’Allemagne, 320; celle de la Suisse, 396; celle de l’Italie, 410; celle de l’Espagne, 570: en tout, 2170 kilomètres de frontières terrestres — 5092 avec les frontières marines.
MONTS ET PLATEAUX, PLAINES, RÉGIONS NATURELLES
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Un buron du Mont-Dore (voy. p. 18). — Dessin de Jules Laurens.
CHAPITRE II MONTS
ET
PLATEAUX,
PLAINES,
I. La Montagne, les Montagnards. — L’âme
de la nature c’est la mer, fontaine des pluies, réservoir des eaux, outre des vents sonores. La montagne attire ces pluies, renouvelle ces eaux, divise et distribue ces vents. L’Océan, chaudière de vie, brasse et mêle courants, souffles et climats; il porte au Nord la tiédeur du Tropique, au Tropique la fraîcheur du Nord. La montagne ne mêle pas les climats, elle les sépare suivant ses versants, elle les étage suivant ses hauteurs. Immobile et morte, sauf les roches qui tombent, les torrents qui roulent, les avalanches qui croulent, les glaciers qu’on ne voit, pas marcher et qui marchent pourtant, elle est, dans sa petitesse et sa tranquillité, cent fois plus diverse que l'immense et mobile Océan qui se cabre par toutes ses vagues et se lamente à tous les O.
RECLUS.
— EN FRANCE.
RÉGIONS
NATURELLES
vents sur tous ses rivages. Sierras baignées d'eau glauque, plateaux, vallons ténébreux, forêts d’algues, monstres marins, les poissons, leurs légions, leurs campements, leurs batailles, toute cette vie pullulante de la mer féconde que l’ « harmonieux aveugle » nommait la mer infertile, ce que le plongeur entrevoit, ce que devine la sonde, tout cela nous est caché dans les profondeurs du « sel divin », sous le masque vert ou bleu des flots. La mer ne passe pas tout son temps à dévorer des îles, des presqu’îles, des caps; elle remplit des golfes et dépose au fond des eaux la matière des continents futurs. Les protubérances qu’elle ronge lui suffisent pour combler les baies, mais, pour la création des sols de l’avenir, il lui faut le secours des boues fluviales : ces boues, c’est de la montagne surtout qu'elle les reçoit. Et le mont ne fournit 1 —3
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pas seulement des alluvions terrestres aux plaines et aux mers, il en descend aussi des alluvions humaines pour la croissance et la durée des peuples. Dans l'air sain des sommets, dans les gorges ruisselantes, sur les hautes prairies, au-dessus des soleils énervants., loin des excès de Tarente et des mollesses de Sybaris, loin du luxe, de la soif d’honneurs, des vœux tendus, des rêves trompés, des vies dispersées et manquées, s’endurcissent et s’augmentent des générations qui vont prendre en bas les places vides faites par la corruption, l'épuisement, le calcul, le suicide et la mort prématurée. Ce ne sont pas des familles de deux ou trois enfants blêmes qui sortent des chaumières longtemps Moquées par l’hiver, mais de petites cohortes de six, huit, dix garçons et filles au sang rouge, aux os massifs, aux muscles durs, aux nerfs tranquilles. Quand il arrive à l’achèvement complet de son être, l’homme des pics, des plateaux, des bombements supérieurs a, suivant les altitudes, passé vingt fois par la terrible épreuve de quatre, six, sept et même huit mois d’un ciel implacable. Souvent c’est la neige qui tombe en don de joyeux avènement sur le buron où naît un montagnard; souvent aussi c’est la neige qui charge le toit sous lequel un montagnard expire; et quelquefois le sol, serré par le froid, ne peut recevoir ce cadavre : scellé dans son cercueil, le mort attend la saison plus tiède, et alors on l’emmène à la terre d’oubli. Ces familles vigoureuses sont pauvres, tant sur le plateau persécuté des vents que dans les gorges, au pied des roches immenses qui dérobent aux hameaux la moitié de la lumière que leur doit le
soleil. De leurs enfants, beaucoup descendent dans la plaine qui ne remonteront jamais au village paternel, mais il en reste assez dans la montagne pour y arroser les prairies et pour y défendre les passages. Ce fut un monticole, un Arverne, Vercingétorix, qui disputa le dernier la Gaule à César ; cinq cents ans après, ce fut encore le peuple arverne, devenu gallo-romain, qui résista le dernier aux Barbares. Et puisque la France doit finir, ceux qui garderont le plus longtemps l’héritage de sa langue seront des hommes de l’Auvergne, des Cévennes, du Rouergue, du Limousin, des Pyrénées ou des Alpes, nés dans des vallées perdues où l'on ne parle encore que le patois. Sous nos yeux Paris est envahi par les Auvergnats, les Limousins, les Marchois, les Cévenols, les Caussenards, les Vellaves, les Savoyards, les Dauphinois, les Pyrénéens, maçons, terrassiers, porteurs d’eau, ramoneurs, commissionnaires, gens de tous les métiers. Appelés ou venus d’euxmêmes, grands ou petits, fluets ou trapus, noirauds, blancs ou rouges, tous ces hommes d’en haut, ceux du moins que l’art ou la science ou les livres n’attirent pas à Lutèce, adorent avec ferveur le plus bas idéal, l’argent; c’est pour lui qu’ils viennent souffrir la veille et le jeûne, affronter l’hôpital et quelquefois s’étendre sur les dalles de la Morgue. Ce n’est pas seulement à Paris que descend cette foule inquiète, éternel renouvellement de la grande cité. Il n’y a ville de France, fût-elle des plus minces, qui n’ait son « Auvergnat » marchant lourdement et robustement à la fortune.
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
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La région des lacs au sud du Mont-Dore. — Dessin de Jules Laurens, d’après nature.
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS II. Massif central. — Cette terre de rustres qui seront les pères des « beaux messieurs » de demain, et les arrière-grands-pères d’hommes redevenus misérables par le luxe, le jeu, la frivolité, l’ivrognerie, la paresse, cette osseuse Auvergne est un nœud du Massif ou Plateau Central. Le Massif Central couvre environ 8 millions d' hectares, plus du septième de la France. Au sud, dans le pays de Lodève et du Vigan, il est voisin de la Méditerranée; à l’est, dans les monts de l’Ardèche, il est proche du bas Rhône ; au nord, vers les sources de l’Indre, il touche à la plaine de Châteauroux, que la Sologne, autre plaine, rattache à la Loire moyenne ; à l'ouest, les landes, les granits, les châtaigniers du Nontronnais, traversés par la Tardoire, le Bandiat, la Dronne, l’Isle et l’Auvezère, lui appartiennent aussi. Il lui revient tout ou partie de 22 départements :
Cantal, Puy-de-Dôme, Allier, Loire, Haute-Loire, Ardèche, Gard, Hérault, Lozère, Aveyron, Aude, Tarn, Haute-Garonne, Tarn-et-Garonnc, Lot, Corrèze, Creuse, Indre, Vienne, Haute-Vienne, Charente et Dordogne. De ses granits, de ses gneiss, de ses schistes et micaschistes, de ses calcaires, de ses dolomies, de ses craies, des basaltes, des laves, des trachytes, des domites, des phonolithes refroidis qu’y vomirent des volcans, coulent six de nos grandes rivières, la Loire, l’Allier, la Vienne, la Dordogne, le Lot et le Tarn. La Loire, la Gironde et le Rhône s’y abreuvent tous trois, et de scs hautes vallées descendent les hommes qui sont la principale réserve de la nation française, l'Auvergnat propre à tout, le Limousin et le Marchois qui gâchent le mortier, le Ruthène1 et le Cévenol 1. Habitant du pays de Rodez.
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endurcis à la fois contre le soleil et contre la neige. Le Massif Central, principale forteresse de la France, est à la fois la plus haute et la plus ample
protubérance de ce qu’on nomme spécialement les Monts Français, Vosges, Jura, Alpes et Pyrénées à part. On l’appelle communément Plateau Central, mais c’est moins un plateau qu’un massif.
Vieille femme et jeune fille de la montagne. — Dessin de Jules Laurens.
Les Monts Français proprement dits prennent à la France 14 à 15 millions d’hectares; toutes nos montagnes réunies en prennent 24 à 25 millions. Pour le pays de plaines et de collines il reste donc 28 à 29 millions d’hectares.
III. Monts Dore, Cézallier ou Luguet. — Le Plateau Central est fait de De tous ces monts le plus mide aiguë, le Puy de Sancy, Le Puy de Sancy monte au Dore-les-Bains, petite ville
diverses montagnes. élevé c'est une pyrapère de la Dordogne. sud et près du Montthermale enfouie à
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1046 mètres au-dessus des Océans, dans une profonde vallée d’érosion où jase entre les cailloux la naissante Dordogne, ici clair torrenticule, et ailleurs, en approchant de la mer, vers Libourne et Saint-André de Cubzac, énorme fleuve de fange. Il s’élance à 1886 mètres. Dru tombe la neige pendant des mois et des mois sur ce monarque des Monts Dore, sur ce souverain de tous les dômes,
pics ou puys du Centre, mais elle ne l’ensevelit point sous des névés éternels, et, glissant de sa tète sur ses épaules, va s’entasser dans les précipices, à l’origine de ruisseaux que boivent la Dordogne et son sous-affluent la Tarentaine. De sa cime on contemple un immense tour d’horizon, des pics, des plateaux où des lacs miroitent, des pelouses mélancoliques avec de misérables
Carte du Massif Central.
Durons, cabanes sans fenêtres et sans foyer auprès desquelles un chalet suisse est un véritable palais; on voit le cirque où court la jeune Dordogne, et partout des gorges déchirées. Par l’effet de la distance, le chaos disloqué, déhanché, sur lequel on plane, devient, à mesure que le regard atteint l’horizon, une espèce de plaine vaporeuse et bleue où se lèvent des monts éthérés, les Dôme, le Velay, le Forez, le Cantal, et quelques délinéaments des Alpes qui sont comme une vision flottante. C’est
un monde grandiose, mais triste et vide. Il est nu. Chênes, frênes, hêtres, pins, sapins, le Massif Central n'a plus que les lambeaux des bois qui le parèrent; les trois ennemis des forêts, le bûcheron, le pasteur, le paysan, y ont couché plus d’arbres que n’en relèveront jamais les forestiers. Parmi les lacs des Monts Dore, vieux cratères ou réservoirs arrêtés par quelque barrage de lave, le plus beau ne se voit pas du Sancy. C’est le Pavin, plein de truites, près de Besse, à 1197 mètres
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d’altitude ; profond de 94 mètres, il dort dans un cirque de parois escarpées, au pied du cône de Montchalme (1411 mètres), volcan refroidi dont il reflète les sapins, les hêtres et les rougeâtres basaltes. Les pasteurs des monts, comme ceux des bruyères, sont des hommes superstitieux : ils ont foi dans les présages, dans l' « araignée du soir, espoir ; araignée du matin, chagrin » ; ils croient encore au Chasseur noir, aux Ogres, aux Loupsbrons, aux Loups-garous, aux palets et galoches de Gargantua, aux malheurs du Vent de bise, aux fées bonnes, aux fées méchantes, à la baguette magique, aux formes adorables, à la fois blanches et bleues, qui nagent dans la profondeur sous le fluide indigo des lacs. Ainsi, les Auvergnats des Dore contaient sur le Pavin des histoires terribles. Ils contaient aux gens de la plaine (et les gens de la plaine les croyaient) qu’un caillou jeté dans son eau bleue la soulevait en noire tempête, fût-ce par le plus beau des soleils, par le plus aimable des jours; et si, parmi les étymologisants, quelques-uns tiraient tout bonnement son nom de pavé, parce que, disaient-ils, le fond de ce lac est comme un pavé de basaltes, les latinisants émérites le regardaient comme la forme française de pavens, épouvantable, terrible : ne faisaient-ils pas venir aussi Loire de Lignum gerens, et Gironde de Girus undæl Mais, depuis qu’il n’est plus hanté par les flammes de l’abîme, Pavin, vieille chaudière ébréchée d’un côté, n’a d’effrayant que la profondeur de son gouffre et la menace de son écroulement : il pourrait s’effondrer sur la ville de Besse et la disperser en débris sur le chemin de la rivière Allier. Ce beau lac rond de 800 mètres de long, de 700 de large, grand de 42 hectares, versera, lorsqu’on voudra le vider par un siphon, 3 à 4 mètres cubes d’eau par seconde à la Couse-Pavin, qui les conduira dans l’Allier. Or l’Allier, comme la Loire, a besoin de secours pendant six à huit mois de l’année. Le Chauvet, qu’on voit briller du Sancy à une altitude de 1166 mètres, presque égale à celle du Pavin, est aussi une coupe antique ayant gardé la rondeur du cratère d’où montaient les flammes. Quelque peu supérieur au lac d’abîme que contemple le Montchalme, car il a 50 hectares, sa profondeur, qu’on ne connaît pas encore au juste, est moindre, son entour moins abrupt et moins sombre; son onde, que la truite raye comme un éclair, s’en va vers la Tarentaine par un ruisseau de belle couleur, justement nommé l’Eau verte. Le lac de Montsineyre ne naquit pas comme
Chauvet et Pavin; il ne remplit point un foyer jadis incandescent. Un jour, dans l’antiquité la plus noire, un fleuve de fusion sortit d’un volcan dont les puissantes coulées prouvent qu’il fut l’un des plus féconds, sinon le plus fertile en laves de toute l’Auvergne : ce volcan, alors si vivant, à cette heure mort, c’est la Montsineyre (1333mètres), cône tronqué vêtu de hêtres, où s’ouvrent deux cratères. Le fleuve fumant se fit digue de pierre à travers le vallon d’un torrent, et le flot, s’amassant derrière, devint un lac long de 800 mètres sur 400 à 800 de large, sans émissaire visible, mais l’eau s’en fuit dans les porosités de la roche comburée et vient au jour par les fontaines de la Couze de Compains, sous-tributaire de l’Allier. Son altitude, comme celles du Pavin, du Chauvet, dépasse 1150 mètres; de même, et tout près de lui, le lac de la Bourdouze, qui, situé par 1170 mètres, n’est plus un lac, mais un étang de moins en moins profond que la tourbe environne. Plus haut qu’eux tous, à 1225 mètres, le lac de la Godivelle disparaît chaque année de bord à bord sous la glace de l’hiver; c’est un petit Pavin, entre le rond et l’ovale, et son onde a 51 mètres de fond; on le nomme Lac d’en haut, par opposition à son proche voisin le Lac d’en bas, espèce de marais d’où sort un ruisseau du bassin de Dordogne. Au sud-ouest du village d’Église-Neuve, une petite île de tourbe flotte sur l’eau vaseuse du lac de l’Esclauze. A côté du Puy de Sancy se lèvent le Puy Ferrand (1846 mètres), qui tombe sur le cirque de Chaudefour par des pentes vertigineuses, et le Puy Gros, dont la cime est à 1804 mètres. Ce sont là les trois géants des Dore, et, avec trois sommets du Cantal, les seuls pics des Monts Français qui s’élancent à plus de 1800 mètres au dessus des mers. Les gneiss, les granits, les micaschistes, toutes les roches anciennes qui montrent çà et là leur dure carapace n’empêchent pas les Monts Dore d’être essentiellement volcaniques. Tout le proclame éloquemment : ce que les gazons, les fourrés, les pins, les sapins laissent voir de roche brune ou rougeâtre, et ce qu’il s’est écroulé de blocs de la cime ou du flanc des monts; les basaltes, les trachytes, les laves d’où tombent tant de cascades ou plutôt de cascatelles, faute d’assez de flots dans les torrents que n’allaitent pas des neiges immortelles ; les lacs blottis dans de vieux cratères ; les chenaux de rivière sciés par l’eau patiente à force de siècles dans la masse des laves ; les « orgues »
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ou colonnades, surtout la Roche Tuilière ou Repos de l’Aigle et la Roche Sanadoire, admirables rangées de prismes. Ces deux piliers prodigieux, élevés de plus de 200 mètres au-dessus d’un humble affluent de la Sioule, ces vieux et soucieux phonolithes se regardent à travers l’étroit vallon de leur torrent. Le Repos de l’Aigle (1296 mètres), pyramide périlleuse à gravir, est, vu d'en bas, comme une gigantesque tour de Pise ou de Saragosse, car, dépassant la verticale, il penche un peu sur son précipice. La Roche Sanadoire (1288 mètres), qu’on ne monte pas non plus sans danger, ne garde pas une seule des pierres de son
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antique forteresse, culbutée, on ne sait quand ni comment, avec le front de la colonnade : au pied du colosse, des blocs énormes rappellent encore cet écroulement, mais les herbes et les arbres s'en emparent, et du chaos de roches, ils font des mamelons de terre. Près de ces piliers prismatiques, deux lacs dorment : au sud le Guéry, au nord-est le lac de Servière. Le lac de Guéry, qu’enchâssent des rives pastorales mais nues, à l’altitude de 1240 mètres, repose, point profond, dans une conque de phonolithe et de conglomérats volcaniques; il émet le ruisseau d’Enfer, torrent limpide égal ou supérieur
Gergovie (voy. p. 27). — Dessin de II. Clerget.
a la Dordogne, au moins en été, quand il la rencontre à 2 kilomètres en aval des Bains du Mont Dore. Le lac de Servière est tout rond, avec 500 mètres à peu près de travers, à plus de 1000 mètres audessus de l’Océan. Entre des rives mélancoliques, il occupe un ancien cratère, dans les basaltes, entre le Puy de Servière (1235 mètres), volcan éteint, et le Puy de Compéret (1377 mètres) ; son eau descend à 23 mètres de profondeur. Il a pour déversoir une des sources de la Sioule, grande et pittoresque rivière du bassin de l’Allier. Par cette rivière de Sioule et par les charmantes Couzes, l’Allier partage avec la Dordogne les sources vives, les neiges hivernales, les orages de ces monts, et aussi leurs sources minérales ou thermales, celles des Mont Dore, celles de la Bourboule, celles de Saint-Nectaire et plus de deux O.
RECLUS.
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cents autres, précieuses fontaines de santé qui sont une autre preuve de la volcanicité des Dore. Le principal cratère a disparu; il flambait dans un cœur de montagnes glacées dont le temps a fait un grand vide, un double cirque où passent la Dordogne naissante et la Couze de Chaudefour. Le Sancy, le Ferrand, l’Aiguiller, le Cacadogne, ont été façonnés dans la masse de ses parois. Au sud-est de Pavin et des lacs de son voisinage, le Cézallier fait pont entre les Dore et le Cantal. Son sommet majeur, le Luguet (1555 mètres), dont il porte aussi le nom, commande le très beau cirque d' Artout. Granit vêtu de vieux basaltes, le froid Cézallier n’a rien du profil aigu des sierras; aux plateaux il ajoute les plateaux, aux mamelons les mamelons, aux croupes bossues les croupes bosI — 4
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sues; triste, maussade, et par les mauvais temps lugubre, il est nu, et le vent, qui n’a pas de branches à tordre, y ride quelques petits lacs et rase en sifflant des gazons et des bruyères.
IV. Monts Dôme. — Au septentrion des Monts Dore, les Monts Dôme sont volcaniques aussi, mais avec des cônes bien mieux conservés. On compte soixante de ces cratères, élevés en général de 100 à 200 mètres au-dessus des gneiss, des granits, des schistes cristallins d’un plateau de pâturages nus qui a de 800 à 1000 mètres d’altitude. Les chéires1 ou courants de lave sortis des gueules flamboyantes, puis lentement refroidis sur place, cachent le sol antique sous une gaine de matières poreuses. Ces roches légères, boursouflées, spongieuses, ces phonolithes ou pierres sonores, boivent avidement l’eau qui leur descend soit des puys, soit du ciel; aussi n’entretiennent-elles que des pâturages secs, indignes de leur altitude. Parfois il n’y a même pas de gazon sur leurs coulées raboteuses ; point d’arbres non plus, rien que la roche brûlée, carrière où l’on taille les blocs sombres dont sont faites les « villes noires » d’Auvergne, notamment Clermont, la plus grande. La pierre de Volvic, tirée d’une chéire, a bâti mainte cité. L’eau qu’ont bue les porosités des coulées n’est pas toute perdue pour le peuple des Auvergnats; elle coule sous le plancher des laves, et, quand un sous-sol étanche l’a conservée, elle revoit le jour, soit au pied de la chéire, soit par une cassure du fourreau de pierre calcinée. Tel fleuve rouge évadé d’un volcan atteignit, en suivant le ravin qui favorisait sa pente, une vallée, un vallon auquel il coupa le chemin d’aval ; alors la rivière de cette vallée, le ruisseau de ce vallon, refluèrent en lac allongé. Mais l’eau, qui a des lèvres de cristal, mord et dévore en caressant : dès que la pâte brûlante fut devenue digue froide, le flot se mit à limer l’obstacle; or, dans les montagnes où les torrents coulent toujours, cet ouvrierlà ne dort jamais; il abaissa tellement l’écluse, que les lacs diminuèrent, puis disparurent, et la cascade qui du haut des laves jetait leurs eaux dans le vallon d’en bas, put devenir l’un des lieux profonds et paisibles du torrent qui les avait formés. Les plus vastes de ces lacs occasionnels se nomment l’Aydat et le Chambon. 1 C’est le même mot que la sciarra des Siciliens Etnicoles.
Le lac d’Aydat rassembla ses eaux sur le cours de la Veyre, derrière la chéire qu’expectorèrent les Puys de la Vache, de Lassolas et de Vichatel. Situé à 826 mètres, il n’a pas tout à fait 4 kilomètres de tour et scs profondeurs ne varient que de 13 à 30 mètres. Visiblement, une partie de ses eaux sort par un torrent du bassin de l’Allier ; invisiblement, un ruisseau de la nuit, un petit Styx courant sous la lave, conduit le reste de ce léman minime à de belles sources qui sont les affluents du déversoir à ciel ouvert. Le lac de Chambon, à 880 mètres, appartient aux Dore plutôt qu’aux Dôme. Un peu moindre que l’Aydat, il diminue de deux façons : par l’apport alluvionnaire et par l’élargissement des fissures de sa digue. C’est un laquet riant, avec îlots boisés, entre des rives gaies, des bosquets, des prairies. Pourtant il naquit du Tartaret (962 mètres), volcan dont on a coupé les hêtres splendides, parmi la fumée, la cendre, les sifflements et les flamboiements, un jour que ce cratère, dans une de ses crises, vomit une digue de lave sur la gorge où babillait librement la Couze de Champeix alors sans nom, si la catastrophe fut antérieure à l’histoire des Gaules. En remontant ce joli torrent, on arrive au pied des escarpements presque droits du Puy Ferrand, dans la gorge de Chaudefour, qui est un « joyau de l’Auvergne » ; en le descendant, on passe devant le château de Murols, construit, semblait-il, à l’épreuve des siècles : et déjà sa lave, assise sur la lave, n’est plus qu’une ruine, formidable, immense. Si le lac d’Aydat est la vasque la plus méridionale des Dôme, le Gour de Tazana marque l’extrémité septentrionale de ce rendez-vous de volcans, par un peu moins de 700 mètres d’altitude, au pied du Puy de Chalard (844 mètres). Ce lac-cratère, presque aussi rond qu’une coupe, a quelque 40 hectares d’étendue et 12 à 13 mètres d’une onde transparente, cristal vert bleu qui s’enfuit vers le Morge, tributaire de l’Allier. Parmi ces montagnes qui lancèrent tant de lave, tant de boue, de soufre, de salpêtre, de nitre, de scories, d'eau bouillante, la plus haute, la plus majestueuse, c’est le Puy de Dôme. Il n’a que 1465 mètres, mais il commande de 550 mètres le plateau dont il surgit, de 1100 mètres Clermont et sa Limagne; vu de la plaine, il est imposant; de certains lieux, grandiose. Son cône boisé se compose de l’espèce de trachyte qui lui doit le nom de domite. Cet « assembleur de nuages » porte
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maintenant un observatoire, et, à côté de ce temple de la science, les ruines d'un sanctuaire galloromain dédié à Mercure Domien ou Mercure Auvergnat, l’un de ces dieux indigènes que Rome s’empressait d’adopter pour confisquer avec eux le peuple qui les craignait. Comme les Romains, croyant l’Empire éternel, bâtissaient pour l’éternité, le temple du Mont Dôme, si haut dans le ciel, était vaste, solide, superbe, orné de marbres somptueux fournis par l’Europe, l’Afrique et l’Asie ; et la statue en bronze de Mercure Arverne était un des plus grands colosses du monde grec et latin. De ce mont conique, si bien dégagé de tout autre en son isolement sur le plateau d’Auvergne, on plane au loin vers tout horizon : vers les Dore, les monts du Cantal, les monts du Forez, et plus près, sur les puys et chéires des Dôme et sur cent villages dans la plaine de Limagne. Du Dôme au Tazana, sur la route du nord, les puys les plus curieux qui bombent le sol issu pour une part de leurs entrailles sont : Le petit Puy de Dôme (1228 mètres) avec son cratère du Nid de la Poule, qui, les nuits de vendredi, servait, dit la légende, au sabbat des sorciers de tout le pays de France; Le Puy de Pariou (1210 mètres): il cracha la lave, la pouzzolane, les scories, les cendres dont se forma la grande chéire qui verse à scs extrémités inférieures, non loin de Clermont, les belles eaux de Nohanent et celles de Fontmort près Chamalières ; son cratère de 950 mètres de tour, de 94 de profondeur, est harmonieusement régulier; Le Clierzou (1199 mètres), semblable au Puy de Dôme en ce qu’il est fait de domite; Le Puy de Come (1255 mètres), le plus majestueux de tous après le Puy de Dôme : c’est un cône de scories, boisé de hêtres, qui s’élance à plus de 300 mètres au-dessus du plateau des Puys; son double cratère, profond de 89 mètres, rejeta jadis la chéire la plus grande en môme temps que la plus crevassée et bouleversée d’Auvergne — chéire que la Sioule a dû ronger au-dessous de Pontgibaud, sans quoi cette vive rivière s’amortirait encore en un lac semblable à ceux d’Aydat et de Chambon ; Le grand Sarcouy (1147 mètres), puy domitique; Le Puy de Chopine (1131 mètres), où grande est la diversité des roches de fusion et des roches prévolcaniques; Le Puy de J umes (1165 mètres), à la profonde coupe d’où s’échappa vers l’orient une longue rivière de lave ;
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Le Puy de la Chadeire (1200 mètres)1, dont le nom, passant de l’auvergnat au français, s’est corrompu en Louchadière ; son cratère de 148 mètres de creux inclina, comme le Puy de Come, sa lave vers l’occident, dans les bas-fonds de Pontgibaud sur Sioule; et aussi vers le levant : de ce côté il concourut, avec le Puy de Jumes et avec le Puy de la Nugère (994 mètres), à cette puissante chéire de Volvic devenue carrière inépuisable de pierre noire pour la construction de Clermont, de Riom et des bourgs et villages jusqu’à vingt lieues à la ronde. Sur la route du sud, du Puy de Dôme au lac d’Aydat, se lèvent, entre autres puys : Le Puy de Montchié (1219 mètres), ayant quatre cratères, dont un de 113 mètres de creux; Le Puy de Barme (1097 mètres), qui eut trois chaudières, visibles encore ; sa chéire, qui est vaste, s’arrête sur la Sioule, vers le hameau de Pont des Eaux et le village d’Olby; Le Puy de Gravenoire, qui encombra de ses laves la gorge de Royat, si fraîche, si riante, depuis qu’un torrent né des plus belles sources que laisse échapper la lave d’Auvergne, la Tiretaine, jadis Scatéon, l’a creusée et façonnée de nouveau. Ce « Mont rouge » des Latins, ce « Sable noir » des Auvergnats méritera bientôt un autre nom, quand auront grandi les pins dont on le pare; après avoir été fous, nous devenons sages, au moins dans le pays des Dôme, et nous y reboisons des versants misérables ; Le Puy de Mercœur (1250 mètres) et la Meye ou Puy Noir (1165 mètres) : ils ont fourni la chéire de Mercœur, qui va jusqu’à Fontfreide; Le Puy de Lassolas (1195 mètres), le Puy de la Vache (1170 mètres), le Puy boisé de Vichatel (1117 mètres) : d’eux jaillit la pierre enflammée qui, forçant un torrent à remonter, donna naissance au lac d’Aydat ; leur très longue chéire ne s’arrête qu’à 6 kilomètres de la rive gauche de l’Allier, à Tallende ; Le Puy de Montjughéat (1137 mètres), à l’origine de cette même chéire : c’est un puy « classique », bien rond, bien campé, sans voisin qui le gêne et s’emmanche avec lui, et, son cratère est superbe. Quant à la montagne de Gergovie, sa célébrité ne vient ni de son altitude, qui est faible (744 mètres), ni de ses cratères, car elle n’en a pas, et, si elle porte des basaltes, elle les a reçus, mais ne les a point vomis; elle n’est point belle et n’a rien de 1. C’est-à dire de la Chaise.
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grandiose. Sa gloire est tout historique : sur son plateau s’élevait la forteresse que César ne put arracher à Vercingétorix. Un village de cette montagne a récemment troqué le nom fâcheux de Merdogne contre celui de Gergovie. Les Dôme appartiennent au seul bassin de l’Allier; toutes leurs eaux se versent dans cette grande rivière, soit directement, soit par la Sioule, torrent sinueux et rocheux.
V. Monts du Limousin et de la Marche. — Du pied des Dore et des Dôme, en allant vers l'ouest et le nord-ouest, de croupe en croupe, de gazons en herbages, d’horizon large en horizon nu, on arrive aux monts du Limousin, qui n’ont point de pics, mais des mamelons, point de vrais lacs enchâssés dans la roche, mais des étangs réfléchissant les prés, les bois, les brandes, les genêts, les fougères, les chênes, et les châtaigniers dont le paysan vit autant que du seigle de ses sillons. Roches dures, gneiss, micaschiste et granit, terre argileuse et peu fendillée, ces plateaux bombés retiennent à la surface toutes les gouttes de pluie, tous les cristaux de neige : l’eau y est partout, sous toutes ses formes, étangs, mares, torrents, murmures dans les rigoles, scintillements dans l’herbe de la prairie. Comme le dicton le proclame, « ce n’est pas le Limousin qui périra jamais par la sécheresse ». Aussi les monts de ce pays n’ont-ils point le climat de leur latitude. Ils n’ont point non plus celui de leur altitude; parfois le printemps y est sans clémence, l’automne pareillement; l’hiver long, très rude, à demi Scandinave, y règne sur des pelouses blanches entre de noires lisières de forêt, et les rivières sont glacées ou coulent, sombres, entre des rives de neige. Cependant aucune cime n’y atteint 1000 mètres. Etangs, sources, neiges fondues y font les plus jolis ruisseaux du monde, et ces ruisseaux se rassemblent en rivières serpentantes où passent d’abondants flots vifs, teintés d’un rouge noirâtre, ou d’un noir rougeâtre. Vienne, Combade, Maulde, Taurion, Briance, Chavanon, Vézère, Corrèze, Auvézère, Isle et Dronne, Bandiat et Tardoire, tournent gracieusement dans les prés savoureux, tondus par des bêtes robustes et bien en chair. Quoique ces monts tiennent du plateau, qu’ils soient largement ondulés, mous et ronds, qu’ils n’aient rien de chaotique, d’audacieux, de titanesque, qu’on les aime pour leur fraîcheur, leur ver-
dure, leur grâce, leurs bruits de clochettes, et non pour leur grandeur, les vallées y sont profondes, surtout vers l’aval, et les cascades n’y manquent point aux rivières : la Maulde a son gour des Jarraux, la Vézère ses sauts de la Virolle et du Saumon, la Montane ses bonds de Gimel, la Dronne son humble cascade du Chalard, le Bandiat son gour de Masfraulet. Le sommet culminant des monts du Limousin, le Mont Besson (978 mètres), dans la Corrèze, regarde les herbes du plateau de Millevache, d’où descendent la Vienne, affluent de la Loire, et la Vézère, affluent de la Dordogne : pentes de pelouse et mamelon chauve, il donne naissance à cette Vézère et à la Luzège, autre tributaire de la splendide rivière du Périgord. A quelques centimètres près, il a la même hauteur qu’une autre cime éloignée de 2 kilomètres; il dépasse de 24 mètres le Mont Odouze ou Audouze (954 mètres), auquel nos cartes et nos livres donnaient jadis 1364 mètres. Le plateau de Millevache tient son nom d’un pauvre village situé par environ 900 mètres audessus des mers, sur la route de Felletin à Meymac, à côté de la naissante Vézère, tout près de la source de la Vienne; et il se peut que ce village de Millevache ou Mille-Vaches s’appelle ainsi des troupeaux qui ont ici l’eau et la pâture. Triste plateau, plaine gauche, irrégulière, bosselée, nue, livrée aux mélancolies de la pluie et du ciel; quand les vents se taisent, le silence est solennel, la paix profonde; tout homme fort et fier aime ces hautes solitudes. A l’ouest du Millevache, sur la haute Vézère et la haute Corrèze, dans le massif des Monédières, la forme de montagne l’emporte sur la forme de plateau; les replis y sont plus profonds, les puys moins empâtés dans la masse, plus libres entre des torrents plus larges, et la pelouse y fait plus souvent place à la forêt. C’est en les traversant que la Vézère arrive de rapide en rapide à son saut de la Virole et plonge de 15 mètres dans un gour, puis coule parmi des précipices tortueux, étroits, obscurs : « Il faut, diton dans le pays de Treignac, vingt-quatre heures pour sortir du gour de la Vézère. » Sur des plateaux et non plus dans des monts entaillés, mais très exactement au midi du gour de la Virole, dans l’axe même de la chaîne, un autre torrent des Monédières saute de bien plus haut que la Vézère. C’est la Montané, à Gimel. Trois grands bonds, dont le troisième, la Queue de Che-
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val, est moins une cascade qu’un rapide extraordinairement penché, précipitent l’eau rouge entre les roches ternes, les mousses, la fougère, les bruyères que l’été fleurit en rose, les pins et les châtaigniers; puis la Montane environne le cap de Braguse, murs antiques et vieux cimetière sur un détour de l’eau bruyante encore, car aux sauts succèdent les rapides, et, quand la gorge s’évase en vallée, le torrent a descendu de 125 mètres. Les monts supérieurs des Monédières, ceux dont tient son nom le massif, les puys de Monédières, appelés ainsi d’un hameau voisin, montent à 920 et à 911 mètres, au sud-ouest de Treignac, sur le faîte entre Vézère et Corrèze; le puy de Masmichels (872 mètres) et le puy d'Agnoux (813 mètres) ont à leur pied la turbulente Corrèze; le puy d’Allogne (772 mètres) regarde Treignac; le mont Gargan (731 mètres) contemple au nord un horizon de forêts versant leurs torrents à la Combade, affluent de la Vienne supérieure. Sur les frontières du Limousin et du Périgord, les monts de Chalus, hauteurs bocagères autour desquelles gazouillent les premières fontaines de l’Isle, de la Dronne, du Bandiat et de la Tardoire, se groupent autour d’un sommet de 554 mètres, le Courbefy : sur cette haute colline, les Gaulois eurent une forteresse ; puis les Romains une station (si toutefois Courbefy est bien l’antique Fines) ; et le XIIIe siècle y bâtit un château. Dans les monts de Laurière, au nord-est de Limoges, entre Vienne et Gartempe, le puy de Sauvagnac (701 mètres) domine un pays d’étangs et de vallons boisés, horizon que barre à l’ouest, sur la route de Confolens, le massif isolé de Blond. Isolé, c’est trop dire : mais la montagne de Blond voit de haut les coteaux qui l’entourent. Que du Mont Rocher, sa cime de 515 mètres, on s’en aille au nord vers Bellac, au sud vers Saint-Junien, à l’est vers Nantiat, à l’ouest vers Confolens, on passe toujours par une sorte de bas pays; quand on l’aperçoit d’assez loin pour qu’elle soit bleue, du Limousin, de l’Angoumois, du Poitou, cette acropole aux pentes douces monte majestueusement dans le ciel du Sud-Ouest. Au septentrion du plateau de Millevache, le plateau de Gentioux, non moins élevé, lui ressemble, pelouse nue aux croupes arides, avec landes et genêts; en chaque pli du sol, de petites sources, et, au-dessous de ces sources, la prée mouillée,
herbes et joncs, qui tremble élastiquement sous les pas : aussi est-ce comme Millevache un surabondant château d’eau. La Creuse en reçoit ses premiers ruisselets de gauche ; le Taurion y naît, et aussi la merveilleusement tortueuse Maulde, qui s’en échappe au gour des Jarraux. Ceux des monts de la Marche qui se ramifient au loin sur la rive droite du val encaissé de la Creuse se détachent du bossellement de Millevache; ceux de la rive gauche, du bossellement de Gentioux. Les monts de la rive droite vont se répandant entre les tributaires de la Grande Creuse, de la Petite Creuse, du Cher, de la Tardes, de l’Indre. — Tels le massif de la Courtine (931 mètres) dont les eaux vont à la haute Dordogne ; les monts de Mérinchal (792 mètres) à la source du Cher; les puys chauves du pays de Combraille (655 mètres), autour d’une antique cité gauloise, Toulx-SainteCroix, au midi de Boussac; enfin, au nord de cette bourgade, le bastion le plus septentrional de la citadelle des Monts Français, le relief de Saint Marien (508 mètres), d’où ruissellent les premières fontaines de l’Indre et de l’Arnon. Les monts marchois de la rive gauche de la Creuse lèvent le Puy d’Hyverneresse (854 mètres), bien nommé, car l’hiver le blanchit, les vents froids le glacent; le Puy de Peyrahout (687 mètres), origine de la pittoresque Gartempe; le Puy de Gaudy (651 mètres), qui fut un oppidum des Celtes; le Maupuy (686 mètres), qui règne sur Guéret; les Trois Cornes de Saint-Vaulry (636 mètres), pic aérien, dominateur parce qu’il est seul, et haut dans sa bassesse, grand dans sa petitesse. -
VI. Cantal. — Au midi des Dore monte le Cantal. Le Plomb du Cantal domine cette réunion de volcans éteints. Haut de 1858 mètres, inférieur au seul Sancy parmi tous les Monts Français, il se lève près du Lioran, qu’entr’ouvrent deux tunnels, par plus de 1100 et moins de 1200 mètres d’altitude, l’un pour le chemin de fer d’Arvant à Figeac, l’autre pour la route de Brioude à Aurillac. Là même, dans les roches poreuses, les pierres brûlées, les cendres que ces souterrains percent, bouillonnait, on le soupçonne du moins, la puissante chaudière centrale, celle qui répandit le plus de pâte fumante sur un socle de 150 kilomètres de pourtour aujourd’hui recouvert de trachytes, de basaltes, de laves; qui ont conservé les rougeurs
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
ou les noirceurs de l’incendie. Cette armure volcanique de l’antiquissime plateau de gneiss et granit va de la Truyère à la Dordogne, et même au delà, puisque les célèbres orgues de Bort, sur la rive droite de ce dernier torrent, sont bel et bien des basaltes vomis par la gueule du Lioran ou tout autre cratère du massif. Des forêts, des sapins, des hêtres, des eaux bril-
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lantes, filles des neiges de six mois de l’année, des cascades, des colonnades basaltiques ou des orgues, pour se servir du mot consacré, des roches monumentales et des prairies veloutées, c’est ce qu’on admire dans ses seize vallées et ses innombrables vallons en éventail qui descendent à l’Allier, à la Dordogne, à la Truyère, branche du Lot. Mais le Cantal a trop perdu de bois; le coureur qui
Le Lioran. — Vue de la percée, du côté de Murat. — Dessin de Lancelot.
mêle éternellement ses courses, embrouilleur et débrouilleur des nues, dispensateur des pluies, agitateur des eaux, âme et voix de la nature, le vent, puisqu’il faut l’appeler par son nom, y passe plus froid, car moins de forêts le tempèrent, plus violent, car moins d’arbres l’arrêtent, et là où il vibra jadis à travers les sylves, comme dans une immense lyre éolienne, il souffle aujourd’hui sur des calvities, des nudités, des brandes et de vastes pâtures où paissent de beaux bœufs.
L’orchestre des rameaux verts qui murmurait en sourde symphonie sur toutes les montagnes du centre de la France, s’y tait presque partout maintenant. Volcans d’Auvergne, puys de la Marche et du Limousin sont également sortis par presque tous leurs pics et leurs dômes de la sainte obscurité des forêts. Et cependant, disait un proverbe, dans la montagne, un arbre vaut un homme. Aussi, que de puys merveilleux quand on les voit à l’horizon, bleus, célestes, éthérés, magiques, sont-ils, vus de
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près, laids, grisâtres, éboulés, ravinés, ébréchés, altérés, caducs. C’est comme une trahison. « La nature nous trompe, dit un poète aragonais1 ; ce ciel, cet azur que nous voyons d’en bas, n’est point azur, ni ciel. » Il est des monts de pierre vive, de cassure franche, que la déforestation n’a point avilis, qui peut-être même sont plus nobles depuis que le soleil luit sur tous leurs marbres; il en est d’autres qui ont perdu la beauté avec la fraîcheur et qui s’en vont mourant chaque jour; leurs formes s’effacent et s’abaissent, leurs créneaux tombent, leurs
rocs s’émiettent, leur terre descend, et, depuis l’heure où la forêt disparut, leur gloire s’enfuit en ignominie. Le Cantal n’est ni des uns, ni des autres; la dénudation n’y a point révélé de grandes parois lumineuses, elle ne l’a pas dégradé non plus; le sol penché que les bois cessent de retenir tient ferme aux racines de l’herbe, et l’eau brille dans les rigoles de la prairie au lieu de couler obscurément sous le dôme de la forêt. Le Plomb du Cantal ne domine que d’une cinquantaine de mètres le Puy Brunet (1806 mètres); le Petit Cantal ou Cantalou atteint 1800 mètres.
Le Puy Mary. — Dessin de H. Clerget, d’après une photographie.
Ces trois monts supérieurs se dressent entre les fontaines de la Cère, affluent de la Dordogne, et celles de l’Alagnon, tributaire de l’Allier. Ils ont, suppose-t-on, 600 à 700 mètres de moins qu’au temps « géologique » où le plus puissant volcan d’Auvergne — ce qu’était alors le Cantal — épanchait au loin son basalte ; comme plus tard, dans une autre époque de la Terre, il épancha des glaciers autour de lui jusqu’à huit et dix lieues de distance, longueur qu’atteignirent également les « mers de glace » du Mont Dore. On suppose aussi que le Puy Griou (1694 mètres), entre la naissante Cère et la naissante Jordanne, 1. Leonardo Argensola.
marque à peu près le milieu du cratère « démesuré » dont le rebord de coupe, depuis longtemps usé, écroulé, est encore visible grâce à des puys rangés en rond autour de cette pointe nue, sur six grandes lieues d’enceinte. Cantal, Cantalou, Brunet s’élevaient sur ce pourtour de cratère, à son orient. Parmi les autres puys du massif, qu’ils soient ou non des ruines de la chaudière centrale, il faut nommer avant tous le Puy Mary (1787 mètres), à l’origine de quatre vallées divergentes, au départ des coulées qui cuirassèrent en basalte les roches primitives devenues depuis le plateau pastoral de Salers ; le Puy Chavaroche (1744 mètres) ou Homme de Pierre, et son voisin le Roc des Ombres (1647 mètres),
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qui dominent d’adorables vallons, calmes dans leur profondeur, diaprés de gazons, de fleurs, de ruisseaux d’argent dont les eaux pures s’unissent d’abord en Chavaspre et en Chavaroche, puis font l’Aspre de Fontanges. Viennent ensuite le Puy du Rocher, le Puy de Bataillouze, le Puy Gros, le Puy Violent, le Sud de Rond, l’Élancèze, etc. Le dénombrement des torrents du Cantal, ce serait celui de l’incomptable armée fournie par les vingt satrapies de Xerxès. Tous sont charmants. Les uns vont à l’Allier par l’Alagnon, qui passe, encore tout petit, devant le colossal rocher colomnaire de Murat, appelé Bonnevie, puis, devenu rivière verte, vers Neussargues, Massiac et Blesle, au pied de mainte petite « Serra dos Orgâos », comme les Portugais nomment les monts ou coteaux de basalte. Les autres se précipitent vers le Lot par la Truyère, mais c’est surtout la Dordogne que cherchent les plus belles eaux cantaliennes : la Cère, toute en rapides, en remous, en gouffres dans ses défilés de montagnes, puis toute en ruisseaux dans ses larges prairies ; la Jordanne d’Aurillac, en un vallon rempli de la rumeur des cascades; la gracieuse Autre ; la Doire et la Bertrande ; l’Aspre ; la Maronne dont Salers, bourg de basalte aux maisons vieilles de quatre à cinq cents ans, domine de 250 mètres le délicieux vallon ; l'Auze mauriacoise, au loin célèbre par son ray ou rayon, c’està-dire par sa cascade des Salins, qui s’abat de 30 mètres; le Mars enfoncé dans les anfractuosités qui lui valent son nom patois de Ribeïre cabade ou Rivière creuse; la Sumène, tantôt sauvage, tantôt charmante, hésitante en son cours et qui chemine vers plus d’un horizon ; la Rue de Cheylade qui passe près du cône basaltique où se cramponnent les derniers lambeaux du château d’Apchon, plus ancien que Charlemagne ; la Santoire, eau verte d’où s’élance Roche Pointue, dyke de basalte deux fois haut comme Notre-Dame de Paris. Rue de Cheylade et Santoire vont à la rivière qui tire à la fois son flot du Mont Dore, du Cézallier et des granits froids et mélancoliques du plateau d’Artense, à la Rue, l’une des deux branches mères de la Dordogne. Une des maîtresses coulées du Cantal, c’est la Planèze, plaine comme son nom l’indique : non pas une Beauce horizontale, mais un plateau bosselé de 1000 mètres au moins de moyenne altitude, ayant chaînes de collines, buttes isolées, torrents inclinés vers la Truyère. L’un de ces torrents lave le pied du haut mur de basalte cou-
ronné par Saint-Flour, qui n'est plus la capitale de la chaudronnerie sa célébrité n’en reste pas moins très grande parmi nous, tant ses émigrants ont porté son nom, sinon sa gloire, dans les bourgs les plus reculés de la France. Bien des paysans n’ignorent pas Saint-Flour, qui n’ont jamais entendu parler de Moscou, de Constantinople, de New-York ou du Caire. Les basaltes sur lesquels elle repose, les pierres volcaniques dont elle est bâtie et qui l’ont fait appeler « Ville Noire », tout cela sortit fluide des gueules du Cantal, puis se figea. Elle n’est point belle la Planèze ; elle est nue, gauche de formes, triste de couleurs, ici champ de seigle, là prairie sans herbe drue où moutons, bœufs et vaches tondent le sol. Elle est dure au pauvre monde, glacée pendant six grands mois sur douze; l’hiver y entasse neige sur neige, et, sauf quelques heureuses journées, ou peut-être quelques heureuses semaines, toujours les vents s’y dispersent, froids et fougueux, soufflant également du Cantal, de la Margeride et des monts d’Aubrac, autrement dit de toutes les cimes de l’horizon. Qui la traverse de l’ouest à l’est en coupant ses principaux vallons, passe des laves du Cantal aux granits de la Margeride ; qui la traverse du nord au sud en suivant ses ruisseaux, arrive à la profonde vallée de la Truyère, qui la sépare des roches ignées vomies par les monts d’Aubrac. Elle forme de la sorte un remblai volcanique entre deux massifs qui flambèrent et une chaîne qu’aucune éruption n’éclaira. De son plateau de lave au plateau sans basalte qui s’étend à l’orient des monts d’Aubrac, on va maintenant de plain-pied, tandis qu’il y a quelques mois il fallait descendre de la Planèze dans la profonde vallée de la Truyère, puis, de cette vallée, monter sur la table de roche prévolcanique étalée entre l’Aubrac et la Margeride. Aujourd’hui les trains passent sur l’abîme, à hauteur « sidérale », par le viaduc le plus élevé du monde. Le pont du Garabit franchit la Truyère à 122 ou 123 mètres de hauteur, plus que la colonne Vendôme hissée sur Notre-Dame. Le voyageur a le temps de frémir en sondant du regard la profondeur du gouffre, car du plateau de Cantal au plateau de Lozère le pont vertigineux traverse 565 mètres de vide.
VII. Margeride. — Vue de loin, la Margeride ou Margerite est une longue ligne noire dans le ciel
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
de la France centrale, une espèce de sombre muraille sans créneaux, sans tours, sans clochers, un long dôme, une puissante croupe. Regardée d’occident, de la Planèze ou des coteaux riverains de la Truyère supérieure, qui coule sur un socle très élevé, c’est, une chaîne de hautes et noires collines, avec un profil de Limousin ou do Morvan. Elle aurait plus de grandeur, contemplée d’orient, d'un lieu plus profond, du val d’Allier, mais on ne l'y aperçoit point : l’Allier court dans un précipice très creux, sans perspective, comme au fond d’un puits, et les premiers ressauts du soubassement de la Margeride cachent les cimes de la montagne. Pareilles à l'écueil que la mer entoure et ne submerge point, ces petites Alpes du Gévaudan sont demeurées purement gneissiques et granitiques, au milieu du vaste océan des laves ardentes qui descendit des monts du Velay, des monts du Cantal et des monts d’Aubrac. Contre leurs assises, le Cantal lança d’occident le flot devenu la Planèze, et d’orient les La Cère (voy. p. 32). monts du Velay vomirent les basaltes qu’a sculptés, que sculpte toujours le transparent Allier; mais ces deux courants ne remontèrent pas les versants margeridiens. La cognée, les troupeaux, l’incendie, ont fait ici moins de ravages que dans la plupart de nos monts. De son arête aux plateaux ou aux vallons de sa base, la Margeride est noire de forêts, chênes, hêtres, sapins tourmentés par de longs hivers; et dans ces bois profonds, reculés, moins troublés et
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violés que d’autres par l’homme, le loup parfois rôde encore en bandes quand la neige couvre le sol. Il y a cent et quelques années, une louve affamée y déclara la guerre à l’espèce humaine ; elle dévora, comme dans l’Inde un tigre. Il fallut faire marcher toute une armée contre elle ; et la bête du Gévaudan est encore célèbre sur les plateaux qu’éventre la Truyère au sud-est de Saint -Flour, là où cette rivière, la plus grande en Margeride, passe de la Lozère au Cantal et commence à se courber pour aller à la rencontre de POU ou Lot, son seigneur et maître. Sans les bergers et les chiens, ces loups vivraient en grands seigneurs pendant l’été quand, partis de la Camargue et du Languedoc littoral, 120 000 à 150 000 moutons arrivent tous les ans, d’herbe courte en herbe courte, de montagne couturée en montagne nue, pâturer sur les pelouses margeridiennes, où savoureux est le gazon et très fraîche la source. Le Randon, sommet majeur de la chaîne, s’élève au faîte entre Allier et Lot, c’est-àdire entre Loire et Dessin de Lancelot. Gironde, à l’est, du bourg de St-Amansla-Lozère, à l’ouest-nord-ouest de Châteauneuf-deRandon, ville triste au-dessus du vallon triste qui vit la mort de du Gueselin. Il n’a point l’air souverain d’un mont dominateur ; le piédestal sur lequel il repose fait les trois quarts de sa taille. Avec ses 1554 mètres, il ne l’emporte que de H mètres sur le truc de Fortunio, son voisin au sud, de 14 sur une cime encore plus rapprochée, au nord, et nombre de mamelons margeridiens ne lui sont
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inférieurs que de 50, 100, 150 mètres — même à l’extrémité septentrionale de la chaîne, le Randon se dressant vers l’extrémité méridionale. Les ondes glacées de la Margeride vont à l’ouest vers la Truyère par une infinité de petits torrents ; à l’est vers l’Allier par le Chapeauroux, l’Ance margeridienne, la Seuge, la Desge, la Gronce. Le Chapeauroux mêle son courant au courant de l’Allier dans un cirque d’étrange et morne aridité fait de la grève nue des deux torrents ; l’Ance margeridienne finit dans les beaux rochers de Monistrol ; la Seuge serpente dans la « Suisse de la Margeride », elle a sa cascade, au Luchadou, « près d’un filon volcanique égaré dans le granit », elle tombe dans l’Allier parmi de capricieux basaltes ; la Desge meurt à Chanteuges au pied d’un promontoire qu’ennoblit une antique abbaye, à l’issue d’un des beaux corridors volcaniques de la grande rivière du Bourbonnais ; la Gronce a ses premières fontaines en foret près du château de la Margeride, qui est en communauté de nom avec la montagne, soit qu’il ait donné ce nom, soit qu’il l’ait reçu. VIII. Monts d’Aubrac. — Pour aller de la Margeride aux Monts d’Aubrac, il faut marcher sur les froids plateaux lozériens terminés au midi par les granits du socle de Montbel, et par ceux du Palais du Roi qu’on dirait ainsi nommé par ironie, car il ne porte que des étables et des cabanes fouettées pendant six mois de l’année par des vents mouillés de neige. Puis on franchit la sauvage Truyère ou la Colagne, affluent du Lot. Les Monts d’Aubrac s’appellent ainsi d’un grand hôpital dont il ne reste que des ruines ; bâtie vers l’an 1120 au pied d’un de leurs mamelons suprêmes, la demeure hospitalière d’Aubrac attira longtemps par milliers les malades, les lépreux, les pèlerins, les pauvres, et elle nomma la montagne. Le prince de ce massif volcanique supporté par du gneiss et du granit, le Mailhebiau (1471 mètres), n’est qu’un dôme entre d’autres dômes, un mamelon parmi d’autres mamelons. Il monte près de la forêt de hêtres d’Aubrac, au-dessus de la source du Bès, grand affluent de la Truyère ; il est à la divergence de plusieurs plissements, vallons tourbeux avec de très petits lacs qu’a fort diminués, qu’efface de plus en plus cette tourbe même ; et plusieurs ont disparu tout à fait. Il en reste sept ou huit, dont le plus vaste est le Saint-Andéol, qui n’a même pas 2400 mètres de tour; les paysans de l’Aubrac le révérèrent de tout temps; ils y cherchaient la gué-
rison de leurs maux en se plongeant dans son eau sombre à l’époque la plus chaude de leur froide année, en un dimanche de juillet ; peut-être même n’ont-ils pas encore cessé d’y jeter des pièces de monnaie, des draps, et autres objets d’ex-voto, pour conjurer le sort et s’acquérir les bonnes grâces des puissances cachées. Le lac de Bord passe pour s’être blotti dans un cratéricule ; le lac des Salhiens dort devant un basalte colomnaire et s’écoule par la cascade du Moulin du Roc ; le lac de Souverols est infinitésimal ; du lac de Moussous et du Pin Doliou sortent des ruisseaux du bassin du Bès ; du Gandillac part le Boral de Saint-Chély, tributaire du Lot. Tous ces laquets ont sur eux un ciel froid, de par leurs altitudes de 1200 à 1300 mètres. Au sud, au sud-ouest, les torrents d’Aubrac, faits du ruissellement des pelouses, quittent précipitamment le silence et la paix des lieux supérieurs ; par de profondes déchirures, entre des orgues, des roches, des talus oppresseurs, ils tombent en quelques heures à la rive droite du Lot. A l’est, au nord, sur le versant de la Truyère, la pente est moindre, les sources ayant devant elles une route plus longue avant d’atteindre la ville d’Entraygues, qui est le rendez-vous du Lot et de la Truyère. De ce côté-là s’étend la Sibérie d’Aubrac, blanche de neige en octobre, en novembre, en décembre, en janvier, en février, en mars, en avril, et toute en herbe, sans un arbre, sans un arbuste. Sibérie en hiver seulement. En été, son beau gazon fait les délices de 30 000 vaches et de 50 000 moutons venus du Bas-Languedoc pour demander aux prairies de montagne le funeste épanouissement de chair qui les vouera plus vite au couteau de l’égorgeur. Sur ce versant septentrional, un nuage de vapeur plane au-dessus du vallon d’un petit torrent qui court à la Truyère. Il signale Chaudes-Aigues, en français les Eaux-Chaudes, lieu bien nommé : des sources thermales — de 57 à 81 degrés — y jaillissent; amenées par des canaux dans les maisons, elles y distribuent en hiver une température de 18, de 20, et même de 26 degrés, si bien qu’il règne en ce bas-fond de l’Aubrac un air doux, mou, fort supérieur au climat normal d’une ville sise en plein mont sous des deux neigeux, à 650 mètres d’altitude et dans un vallon tourné vers le nord. Ces eaux ne sont pas seulement thermales, elles sont aussi minérales ; elles consolent, souvent même elles guérissent des rhumatisants, des gastralgiques et autres tristes et dolents ; leur renom
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grandit, elles attireront des visiteurs aux monts d’Aubrac, terre inconnue, presque déserte, il où n’y a que peu de hameaux, des mazues ou cabanes d’été des bergers, et des burons à fromage dispersés sur la croupe gazonnée où çà et là se lèvent des mégalithes. IX. Les Causses. — Quand des monts d’Aubrac on regarde au loin vers le sud-ouest, on voit se suivre jusqu’à l’horizon les plateaux du Rouer-
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gue, causses ou ségalas de 500 à 700 mètres d'altitude. Les Ségalas, qui sont schisteux, gneissiques ou granitiques, donnent du seigle, comme le mot l’indique. Les Causses, ainsi nommés d’un radical qui veut dire chaux, sont calcaires et donnent du blé quand leur climat y consent. Sous divers noms, ils occupent, au sud et à l’ouest, une portion du plateau des Monts Français.
Le pont du Garabit (voy. p. 34). — Dessin de Sellier, d’après une photographie.
Froids, tempérés ou chauds suivant le plus ou le moins de surrection au-dessus du niveau des mers, les causses varient beaucoup de climat ; ils diffèrent peu de sécheresse et d’aridité. Tout comme le Sahara de Transatlas, ils sont un « pays de la soif », surtout depuis que l’homme y a coupé toute forêt. Voici pourquoi : L’orage aux larges gouttes, la pluie fine, les ruisseaux de neige fondue, les sources joyeuses, ces inestimables dons du ciel ne sont point pour le causse, qui est fissuré, criblé, cassé, craquelé, qui ne retient point les eaux. Tout ce que lui con-
fient les fontaines, tout ce que lui verse la nue entre dans la rocaille, ici par de presque invisibles fissures, là par de larges gouffres ou par des portes de caverne ; presque toujours par de petits trous, mais ces étroites ouvertures plongent sur des antres immenses. C’est bien loin, c'est bien bas que l'onde engloutie se décide à reparaître; elle sort d’une grotte, au fond des gorges, au pied de ces roches droites, symétriques, monumentales, qui portent le terre-plein du causse. Mais ce que le plateau n’a bu qu’en mille gorgées, la bouche de la ca-
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verne le rend souvent par un seul flot, les gouttes qui tombent du filtre s’unissant dans l'ombre en ruisseaux, puis en rivières. Aussi les sources du pied du causse sont-elles doublement des fontaines de Vaucluse, par l’abondance des eaux, par la hauteur et la sublimité des rocs de leur « bout du monde ». Trop de soleil si le causse est bas, trop de neige s’il est élevé ; toujours et partout le vent qui tord des bois chétifs; pour lac une mare et pour rivière un casse-cou; de rocheuses prairies tondues par des moutons et des brebis à laine fine ; des champs caillouteux d’orge, d’avoine, de pommes de terre, rarement de blé; des vignes si l’altitude ne le défend pas ; un sol rouge ou blanc qui part de roches, qui finit à des roches et que la roche transperce ; des pierres ramassées une à une depuis tant et tant de siècles pour débarrasser ou pour enclore les domaines, pierres rangées en murs secs ou amoncelées en tas, presque en collines, comme des cairns, des monticules de témoignage où des millions de passants auraient jeté leur caillou en réprobation d’un meurtre, en souvenir d’une victime ; des buis, des pins, des chênes, quelques arbustes, débris isolés de l’antique forêt; de nombreux dolmens qui rappellent des races disparues: le Caussenard seul peut aimer le Causse ; mais tout citoyen du monde admire les gorges de puissante profondeur qui coupent ou contournent cette gigantesque acropole. En descendant, par des sentiers de chèvres, du plateau dans les précipices de rebord, on quitte brusquement la blocaille altérée pour les prairies murmurantes, les horizons vastes, vagues et tristes pour de joyeux petits coins du ciel et de la terre. En haut, sur la table de pierre, c’était le vent, le froid, la nudité, la pauvreté, la morosité, la laideur, le vide, car très peu de villages animent ces plateaux; en bas, dans les vergers, c’est la tiédeur, la gaieté, l’abondance. Le contraste inouï que certains cagnons font avec leurs causses est une des plus rares beautés de la belle France.
X. Causses du Rouergue. Lévezou. — Les plateaux du Rouergue comprennent des ségalas, et des causses qu’on peut appeler Causses de Rodez, d’après la ville dont la tour de cathédrale s’aperçoit de tous les mamelons de la haute plaine. Les Causses de Rodez ne se distinguent point des autres. On y voit des vallons secs, des côtes arides,
des plaines maigres, des taillis malvenus, et de tous côtés les trous, les cassures, les gouffres ou, comme on dit ici, les tindouls au fond desquels s’ouvrent des grottes parcourues par les eaux dans la route obscure qui les mène des suçoirs du causse aux fontaines de la vallée : tel, parmi les plus connus, le tindoul de la Veyssière, profond de 47 mètres, large de 40, près de la route d’Aurillac à Rodez. L’Enfer de Bozouls, dont une petite ville borde le précipice, n’est pas ou n’est plus un tindoul ; il ne s’y engouffre aucun ruisseau ; une rivière inconstante, le Dourdou du Nord, le traverse avant de passer dans la gorge rougeâtre de Villecomtal, puis dans le défilé schisteux et noir de Conques. Et comme toujours on trouve dans les vallées ce qui manque au causse : claires vaucluses, eaux sinueuses, cascades, prés, bocages. Un des plus merveilleux cirques de la France est englouti dans le Causse de Rodez. C’est le vallon de Salles-la-Source où bondit le Craynaux, qui serait un ruisseau transparent si l’homme le laissait à ses libres allures. Mais dès sa source le manufacturier l’usurpe : à peine a-t-il jailli, bouillonnant et clair, de la fente d’un rocher, qu’on l'enlève à son destin naturel de ruisseler dans la prairie et de plonger dans de petits abîmes. On le mène à des usines accrochées au versant du mont, du premier ressaut dont il aimerait à diaprer les gazons, jusqu’au fond de la vallée, dans l’espèce de gouffre d’où l’on voit comme dans le ciel les poteaux du chemin de fer de Capdenac à Rodez plantés sur l’extrême rebord du causse. De ces poteaux que la locomotive partie des bords du Lot n’atteint qu’en s’époumonant, on admire l’entonnoir du Craynaux, Salles, ses trois villages, la raideur de ses roches et les cascades que l’industriel n’a pas enfouies dans l’obscurité des usines. Au bas de cet échafaudage de moulins et de manufactures, le Craynaux a perdu sa transparence, mais du moins n’est-il pas fétide, noir, marbré d’ordures, comme tant de ruisseaux lucidissimes dont l’homme a fait les convoyeurs de ses immondices. Et parmi les cataractes qui lui restent, il en est de charmantes, une surtout qui saute du fronton d’une caverne, tandis que des perles brillantes filtrent dans un tissu de mousse et tombent goutte à goutte à l'entrée de la grotte. Au sud, le Causse de Rodez se continue par les
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
plateaux de roche compacte où le Viaur a creusé ses tortueux précipices. Ces plateaux s’appuient au Lévezou, gneiss et granit stérile, landes et fougères, bois et taillis, champs de seigle, et çà et là quelques beaux mégalithes. Le Lévezou donne naissance au Viaur ; il part de la rive gauche de l’Aveyron, qu’il domine par les longues croupes de la forêt des Palanges ; il s’avance au-dessus de la rive droite du Tarn, qu’il commande au nord de Millau par la belle cime, franchement dégagée, du Puech d’Ondes ou Puech d’Ondon (885 mètres) ; il a pour tête le Pal (1157 mètres), à la première fontaine du Viaur.
XL Causses du Quercy. — Les Causses du Quercy sont plus bas que ceux de Rodez, comme à leur tour ceux-ci sont regardés de haut par les causses de la Lozère. Ils s’étendent à l’ouest du Rouergue et des monts de la Tronquière (781 mètres), terme occidental du pays de roches anciennes sur lesquelles vomissait spasmodiquement le Cantal. Les Français qui daignent regarder en passant la France connaissent maintenant ces causses que le chemin de fer de Paris à Toulouse traverse par Rocamadour, par Gramat et par Assier. Après Brive, la cité joyeuse, après Turenne, le nid d’aigle, on arrive au Puy dissolu, qui porta, croit-on, l'Uxellodunum des Cadurques. Là on traverse la Dordogne, puis on gravit à flanc de côte la rampe de Montvalent, avec la vue, plus belle à chaque détour, d’un cirque entre roches rouges"qui vaut a lui seul toute la molle Touraine. Ému par un tableau magique, on admire ce petit paradis entouré de pierre vive, ses eaux pures, sa belle lumière, ses champs heureux, ses noyers, ses vergers, ses villages, quand par une seule courbe, en quatre tours de roue, on entre dans le pays de la lumière crue, de la sécheresse et des pierres. Le causse cadurque est un bloc de rochers, mais non pas un monolithe ; il est au contraire criblé de cloups, d'igues, ainsi qu'on dit en Quercy, les uns petits, d’autres très grands, abîmes, grottes où disparaissent les eaux de source et les eaux d’orage. Effondrements ou craquelures, les igues qu'on nomme le plus souvent sont : Le puits de Padirac, ample de 35 mètres, profond de 34 jusqu’à l’ouverture de noires cavernes descendantes ;
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La Roque de Corn1, cirque voisin du chemin de fer de Paris à Toulouse, entre des rocs sauvages, arides, qui sont un asile des renards; quand le ruisseau de Miers, quand la Gazelle arrive jusque-là, poussée par quelque gros orage, elle saute dans le cirque sur un escalier de pierre et va se perdre sous une voûte basse, dans un antre inconnu ; Le Réveillon, tout proche de la station de Rocamadour : il boit, lui aussi, du moins en hiver, son torrenticule, qui tombe de cascatelle en cascatelle, sous une voûte aussi haute qu’un dôme de cathédrale, puis disparaît dans un noir qu’on n’a pas encore suivi jusqu’au bout ; Le Saut de la Pucelle, tout à côté du même chemin de fer, non loin de la même station; il tient son nom d’une légende commune en tout pays; on y va par une petite ravine boisée avec le ruisseau de Rignac, que la grotte obscurcit; puis boit ; Le gouffre de Bèdes, à 1200 mètres de la ligne de Paris à Toulouse : c’est un abîme où l’on descend par une crevasse, que même les paysans labourent avec des ânes, à l’ombre de noyers devenus très hauts en montant vers la lumière. Et combien d’autres : l'igue de Biau, ouverte 120 mètres au-dessus du torrent de l’Alzou, qui à court (quand il court) dans de secs précipices; les gouffres où s’absorbe la Thémines ; les trois fissures qui boivent la Théminette ; les cloups où fuient sous roche les ruisseaux de Prangues, d’Issendolus, de l'Hôpital, de Sonac, d’Assier, de Reyrevignes, etc., etc. La plupart de ces bouches de succion attirent les eaux que dégorgent plus bas les fontaines de l’Ouysse, si fraîches en leur saison d’expansion, à côté des roches ardentes de Rocamadour. Le squelette du Causse de Quercy montre partout ses os, ses nodosités, ses vertèbres; quand il les cache, c’est sous des traînées de cailloux, sous des terres blanches ou rouges, champs de rocaille divisés en enclos par des murs de pierre sèche : dans ce singulier humus on sème pourtant des grains, du blé noir ; on plante la pomme de terre ; les arbres y vivent, ils deviendraient forêt si on les laissait faire, et la vigne y croît, non sans quelque vigueur, par la lumière et par la rosée d’un ciel serein. Ce fut jadis un plateau normal, mais les météores l’ont tellement usé, il s’est, tellement 1. Ce nom est sans doute une tautologie, car coin a tout l’air d’être un radical celtique, altéré quelque peu, qui signifie rocher.
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effondré sur ses cavernes, qu’il a perdu toute régularité ; ses pentes se contrarient à l’infini, et souvent un petit domaine s’y compose de plusieurs microscopiques vallons qui ne communiquent ensemble que sous terre, ou plutôt sous roche, par la lâcheté du sol. Sur des pierres plus dures, ces fondrières prodigieusement altérées seraient un chapelet d’étangs. Le Causse du Ouercy n’a que 300 à 450 mètres d'altitude. Plus bas encore sont les tout petits causses plus voisins de la mer de l’Ouest, dans les oolithes ou les craies : tels ceux du Périgord, également caractérisés par l’aridité des roches et par la perte des eaux de surface qui vont rejaillir en belles « doux », au pied de quelque sèche colline ou dans les prairies spongieuses. À l’autre extrémité de la patrie disloquée des Caussenards, les hauts causses, les causses majeurs, s’attachent aux Cévennes.
XII. Les Cévennes. — Le mot de « cévenne » a disparu des patois cévenols, mais il vit toujours dans le pays cadurque ; il signifie colline, montagne abrupte. Escarpées, en effet, sont les Cévennes, même très raides, et presque partout déchirées. Elles ne s’appellent véritablement ainsi que dans le Gard, l’Hérault, la Lozère ; partout ailleurs, du col de Naurouze au mont Pilat, elles changent incessamment de nom. Elles ont ceci d’admirable qu’elles séparent deux climats, deux végétations, deux natures. Au nord et à l’ouest, c’est la pluie, la neige, tous les crachats de l’hiver, le léger brouillard argenté par la lune ou l’épaisse brume que ne perce pas le soleil , et des ruisseaux jasent dans la prairie ; au midi, c’est le grand soleil, la chaleur, l’éclat, la sécheresse, l’aridité, la poussière, la vigne, l’olivier, les fontaines rares mais grandes et claires, les chocs de couleur, les horizons crus, plus beaux pourtant qu’au septentrion. Quel contraste, à peine à quelques lieues de distance, entre la verdure de Mazamet et les marbres diversicolores de Cannes, entre la rivière du Sidobre, l’Agout en amont de Castres et le Jaur en aval de Saint-Pons, entre la vallée de la Dourbie à Nant et celle de l’Héraut à Ganges, entre le Tarn à Pont-de-Montvert et les gorges ensoleillées des Gardons, entre le jeune Allier de la Bastide et les ravins où descend la Cèze, entre la Loire naissante ou le Lignon du Sud et les terribles
torrents de l’Ardèche qui roulent convulsivement des feuilles tombées de l’arbre de Minerve ! D’un côté c’est la Sibérie française, de l'autre c’est une Afrique où le sirocco ne brûle pas de moissons, mais le mistral y souffle, qui vaut à lui seul un petit hiver. Entre Carcassonne et la « Home de la Garonne », qui est Toulouse, le col de Naurouze, à 189 mètres d’altitude, donne passage à une grand’route, au chemin de fer de Bordeaux à Marseille et au canal du Midi : au sud le pays se relève vers les Pyrénées, au nord commencent les Cévennes. 189 mètres seulement, c’est là le faîte entre la grande et la petite mer, entre la mer extérieure et la mer intérieure, entre la mer internationale et la mer latine, entre l’Atlantique et la Méditerranée! Parmi ses supériorités manifestes la France a celle de la facilité de passage entre ses grands bassins. Le long du chemin de fer de Paris à Bordeaux, la Seine se sépare de la Loire sur des plateaux de moins de 150 mètres de hauteur, et qui dit Beauce dit platitude. La Loire se sépare de la Charente sur une table d’oolithe d’environ 150 mètres, champs et noyers que continuent d’autres champs, d’autres noyers. Le massif entre Charente et Gironde, que perce le tunnel de Livernan, ne monte pas à plus de 198 mètres. Sur le chemin de fer de Paris à Marseille, le souterrain de Blaisy, long de 4100 mètres, qui conduit les trains du bassin de la Seine dans celui du Rhône à travers l’opacité de petites montagnes de 608 mètres, a son faîte à 405 mètres et demi. Ces deux voies de fer et celle de Bordeaux à Marseille, qui a son culmen à Naurouze, contournent et cernent, tantôt de loin, tantôt de près, le Massif Central, qui est la clef de voûte de la France. Ainsi l’on va sans monter bien haut de l’un quelconque de nos bassins dans l’autre, comme de Manche ou d’Atlantique à Méditerranée. Au-dessus du col de Naurouze, une colline de 215 mètres, dite les Pierres de Naurouze, porte un obélisque en mémoire de Riquet, le créateur du canal qui passe ici du versant de la Garonne sur le versant de l’Aude. Des Pierres on voit les Pyrénées, et là même est le principe des Cévennes. Au nord-est du col de Naurouze, les premières Cévennes s’appellent Monts de Saint-Félix, de la petite ville de Saint-Félix-de-Caraman, située sur
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une de leurs premières collines ; elles n’ont que 500 mètres d’altitude jusqu’à Revel et à Sorèze. C'est dans les environs de ces deux cités que Riquet prit aux naissantes Cévennes l’eau qu’il lui fallait pour les éclusées du canal des Deux-Mers. Empruntant à la fois des torrents au bassin du Tarn et au bassin de l’Aude, séparés ici par la montagne cévenole, il versa leurs flots dans une rigole qui
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les mène au point de partage des Pierres de Naurouze. Pour que ces torrents fissent en tout temps leur devoir, il barra des vallons par des digues cyclopéennes, et ces vaux devinrent des lacs. Le réservoir du Lampy-Neuf contient 1672 000 mètres cubes, en 23 hectares et demi ; le bassin de SaintFerréol, vaste de 67 hectares, renferme, en son plein, 6 374 000 mètres cubes, soutenus par un
L’Agout dans le Sidobre. — Dessin de Lancelot, d'après une photographie.
mur de 32 mètres de hauteur, de 70 d’épaisseur et de presque 800 de longueur. Au sud-ouest, au sud, au sud-est de Mazamet, ville industrielle, les Cévennes, ici granitiques et schisteuses, s’appellent Montagne Noire, des forêts qui en ombraient, qui en ombrent encore, bien que diminuées, le versant septentrional. Le versant du Midi, sous un soleil qui fait mûrir l’olivier, fut sans doute boisé, mais il ne l’est guère aujourd’hui, et c’est pour cela que les habitants du val d’Aude O. RECLUS. — EN FRANCE.
le nomment Montagne Blanche. Un mont a souvent deux, trois et jusqu'a quatre noms, suivant la vallée d’où on le contemple : ici vert, là rouge ou jaune, ou gris ou noir; ici droit, précipitiel, nu, sec, terrible ; là paisible, ombreux, arrondi, ruisselant, bocager. Ces divers aspects peuvent aller du magnifique au laid, car, sauf quelques pics sublimes, beaux de près et de loin, il n’est pas de mont, si haut soit-il, qui n’ait une épaule bossue et des verrues vulgaires. L’homme n’a qu'un visage, I - 6
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la montagne a plusieurs faces, et, pour ainsi dire, plusieurs personnes, selon l’exposition, l’insolation, les roches, l’aridité des flancs ou leur habit de verdure. Quant aux grandes chaînes, leurs versants diffèrent surtout lorsque, allant de l’est à l’ouest, elles séparent le nord du sud, ou lorsque, allant du sud au nord, elles se lèvent entre un pays de vents de mer et une région de vents continentaux. Le pic de Nore (1210 mètres), dans la forêt de Nore, sur les frontières du Tarn et de l’Aude, est le maître sommet de la Montagne Noire. Après la Montagne Noire, chaîne peu variée, les Cévennes, devenant très diverses, prennent divers noms. Elles s’appellent d’abord le Saumail ou Somail (1019 mètres), et du haut de leurs créneaux le Bureau se précipite dans la vallée du Jaur de SaintPons par les six bonds du Saut de Vézoles. Puis, entre ce même Jaur et l’Agout supérieur, elles s’appellent Monts de l’Espinouze. Granits et schistes, elles se bombent vers le nord, le nordouest, en plateaux où l’hiver est rude, la neige haute et longue, la pluie surabondante, l’eau partout ruisselante, qui tantôt filtre lentement, obscurément, dans les sagnes1, tantôt brille en mille filets sur la pente herbeuse. Au-dessus de ces plateaux, dits de Lacaune, monte un roc de 1266 mètres qui est le culmen de l’Espinouze, autrement dit de l’Épinière, de la Buissonnière, mais on l’a fort débuissonnée depuis qu’on la nomma. A l’orient de la source de l’Agout, du cirque de Plo des Brus, de la grandiose gorge granitique de l’Héric, plus que jamais la « Cévenne » se déchire. C’est le Garoux (1093 mètres), dominant l’Orb par des rocs de grand caractère : tout en raideur, il semble fort haut; les siècles l’ont mis à vif; il est tout en parois droites et lumineuses, en anfractuosités, en brèches, en « bouts du monde ». C’est le Marcou (1094 mètres) avec scs houillères de Graissessac et ses rochers de l’Olque d’où le typhon des hauteurs jette en grande pluie d’impétueuses cascades. Ce sont les Garrigues, tranchées par l’Orb de Bédarieux, frôlées par l’Hérault de SaintGuilhem, et dont le kermès ou garrus2, chêne rabougri, voile mal la nudité. C’est l’Escandorgue avec ses dolomies, son cirque de Mourèze et ses restes d’antique volcanicité, qui, de hutte de lave en hutte de lave, descendent le fleuve Hérault 1. Prairies marécageuses. 2. D’où leur nom.
jusqu’à la plage d’Agde et même jusque dans la mer, au noirâtre rocher de Brescou. Là où s’unissent le Gard, l’Aveyron, la Lozère, aux sources de l’Hérault, de l’Arre, de la Dourbie, de la Jonte, du Tarnon, les monts du Vigan, granits, schistes, gneiss cultivés en terrasses, sont gais, diaprés de verdure, argentés de ruisseaux, parés de hêtres, de châtaigniers, riches en mûriers. SaintGuiral (1365 mètres), Lingas (1440 mètres), Suquet (1341 mètres), monts d’Aulas et de l’Espérou (1422 mètres) y reconnaissent pour chef l’Aigoual, cime culminante des Cévennes proprement dites. L’Aigoual lève sa roche suprême (1567 mètres) au-dessus du cirque de la Hort-Dieu, c’est-à-dire Jardin de Dieu, Jardin céleste. Si, comme on croit, son nom est le latin aqualis, l’aqueux, on l’a traité suivant ses mérites, car il se dresse au milieu d’une lutte de vents humides ; ils soufflent en tout jour, presque à toute heure, et si furieux que les forestiers qui veillent sur ses bois jadis hantés par l’ours, aujourd’hui par le loup, ont ancré leur cabane au rocher par six chaînes de fer. Les pluies y tombent aussi dru, plus dru peutêtre que nulle part en France : l’observatoire qu’on y bâtit racontera donc mieux qu’aucun autre les batailles « célestes » de l’année, entre les ouragans arrivés des quatre coins de l’espace. De ce promontoire campé sur la borne des Grands Causses, au-dessus des plaines enflammées qui vont jusqu’à la frange de la mer, on voit ou l’on soupçonne (suivant le temps) la Méditerranée, les Pyrénées du Canigou, le Pelvoux de Vallouise, bastion des Alpes, le Véntoux, la Lozère, des collines, des vallons, des « campos », des plateaux, tout un monde. De l’Aigoual descend l’Hérault; il tombe avec une terrible brusquerie, presque à pic, tellement qu’à Valleraugues, à moins de 10 kilomètres de son premier balbutiement, son eau n’est même plus à 350 mètres au-dessus des mers, et déjà la lumière méridionale donne beauté pure et grandeur sereine à des roches nues, qui sans elle seraient ternes, peut-être laides. Sur le versant contraire, aux altitudes égales ou supérieures à 1000 mètres, le long d’affluents et sous-affluents du Tarn qui s’écartent comme les doigts d’une main grande ouverte, on se croirait aussi loin du petit fleuve qui court à la Méditerranée qu’un vallon des Vosges l’est d’un cirque de l’Atlas; un climat hyperboréen y règne pendant les longues neiges hivernales qui courbent la branche du hêtre ou du châtaignier et blanchissent les aiguilles du pin sylvestre ; mais en été,
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en automne, au printemps, ces torrents sont gais, ces forêts ombreuses, ces prairies émaillées de fleurs. Parmi ces tributaires du Tarnon, de la Jonte et de la Dourbie, le plus aventureux naît au pied de l’Aigoual comme l’Hérault. On le nomme Bonheur, et il serpente innocemment sur la haute pelouse entre les hêtres du bois de Miguel, à chaque pas accru par des torrenticules de la forêt d’Aigoual. A côté de Camprieux, en avant de Saint-Sauveur des Pourcils, il heurte un mur calcaire de 120 mètres, qui fut digue du lac où le Bonheur s’amortissait au temps jadis. Cette muraille de roche, il l’a percée, à force d’ans amoncelés en siècles, par une caverne merveilleusement régulière, par une sorte de tunnel qui a 75 mètres de long, 12 à 20 de large, 8 à 12 jusqu’à la voûte. Sorti du souterrain, il coule au fond d’un petit cirque, puis, appelé par une caverne, il s’y enfonce et, vite assombri par l’obscurité de l’antre, va s’engouffrer dans le plus noir aven, abîme inconnu. Mais la pierre ne l’a pas bu pour toujours et, traversant d’outre en outre la montagne, il s’épanche tout a coup du flanc d’une falaise, par une brèche étroite, en une bruyante cascade de 14 mètres : dès lors, dans ses précipices de 200 mètres de profondeur, ce n’est plus Bonheur qu’il se nomme, c’est Bramabiaou ou Bramebœuf. De l’Aigoual à la Lozère s’étalent, chaîne étroite et nombreux chaînons, les seules Cévennes réellement nommées Cévennes dans l'usage courant du peuple. C’est le filtre d'où sourdent les capricieux Gardons, souvent presque taris, et parfois tonnerres d'eau quand le ciel d’airain, s’encombrant soudain de nuages, se déchire en trombe de pluie sur la montagne raide : à peine l'orage a-t-il éclaté sur la cime, que déjà le torrent mugit au bas de la « cévenne ». Le premier de ces monts ne se lève pas sur la chaîne mère, ni à l’orient de cette chaîne sur l’une quelconque des arêtes brusques et minces qui séparent les divers Gardons, mais à l’occident du laite des eaux, -sur le Bougés (1424 mètres), qui domine au midi la vallée du Tarn, commandée au nord par la Lozère. Bougés, parce qu’il était couvert de buis, et ici le buis est un arbre; mais l'homme a pris sa hache et il y a désormais plus de nudités, ou plus d’herbe que d’arbres sur cette montagne que termine en vue de Florac le pic aigu de la Ramponenche. Dans les Cévennes des Gardons vivent les fils des
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Camisards qui firent la guerre à Louis XIV après la révocation de l’édit de Nantes. Ils fusillèrent les soldats de la persécution dans les cirques, les défilés, les coupe-gorge qu’ils savaient par cœur et que le persécuteur ignorait; et si les noms ne mentent pas, ils précipitèrent les prêtres et les gens de moutier de plus d’une haute roche sur torrent qui s’appelle encore le « Saut du moine ». La troupe du Grand Roi les envoyait dans l’outremonde ou les réservait, qui pour la geôle ou la galère, qui pour le supplice, quand il lui arrivait de les surprendre dans leurs villages gardés du soleil par la forêt des châtaigniers séculaires. Pendant qu’on les tuait et qu’ils tuaient, beaucoup de leurs frères, échappant aux dragons royaux, gagnèrent la frontière des nations protestantes. Par dizaines, voire par centaines de milliers, ils secouèrent la poussière de leurs pieds sur le sol qui les avait nourris. En Allemagne, en Prusse, en Hollande, en Angleterre, on les reçut à bras ouverts parce qu’ils étaient Huguenots et parce qu’on savait qu’ils haïraient passionnément la France. Des centaines d’entre eux franchirent la grande mer : les uns vers l’Afrique Australe, où ils prirent leur demi-part à la création du peuple des Boers, pasteurs de langue hollandaise; les autres vers l’Amérique du Sud, où ils furent les vrais fondateurs de la colonie de Surinam.
XIII. Les Grands Causses. Larzac. — Le Larzac s’étend au nord des Cévennes de l’Escandorgue et des Garrigues ; à l’ouest des Cévennes de Ganges : Séranne aux blancs escarpements (943 mètres), pic pointu du sombre Roc d’Anjeau (865 mètres), Rochers de la Tude (896 mètres). H va des falaises que Millau contemple au-dessus de la rive gauche de sa rivière jusqu’aux fières parois du pas de l’Escalette, près de Lodève. En gravissant les hauteurs à l’est de Saint-Afrique, on entre dans le Causse de Roquefort, séparé du Larzac proprement dit par le val du Soulsou et le val du Gernon ; puis, ce bas-fond franchi, quand on atteint les créneaux de la roche, on a devant soi la vaste expansion du Larzac, jusqu’aux montagnes de Ganges et du Vigan. Des crêtes de Millau jusqu’au fronton de l’Escalette il y a plus de 30 kilomètres ; 55 des crêtes de Saint-Affrique aux rochers de la Tude ; et le Larzac prend 103300 hectares1 sur les 53 millions de la France. 1- Dont 16 400 pour le Causse de Roquefort.
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C’est, donc le plus grand des causses. C’est aussi le moins haut, de 720 ou 750 mètres à 900 seulement d’altitude, et par cela même le plus mouillé. Nul n’offre une brèche plus basse, une meilleure échancrure aux vents qui veulent passer sur notre ligne d’entre deux mers, les uns de Méditerranée à Océan, les autres d’Atlantique à Méditerranée. Parties tièdes ou chaudes de la vague marine, ces aures se refroidissent en montant sur le Larzac ou sur les massifs qui l’entourent, Aigoual, Espinouze, Lévezou, et c’est une bise glacée, ou, comme disent les Larzacois, une aure noire, une rouderge qui siffle et souffle sur le plateau, notamment en hiver, quand la neige couvre ces monts et qu’elle ensevelit le Larzac lui-même en un linceul de mort. Tant de vent, tant de pluies ! Tant de pluies, tant de sources! Aucun ruisseau libre ne mène aux rivières de pourtour les averses tombées sur la fable de pierre ; l’eau s’enfuit sous la roche, la goutte par la fissure invisible, le torrent par la gueule d’aven, entraînant dans l’abîme la terre rouge et le cailloutage dont il se charge en râpant son bassin. Le plus fameux de ces gouffres, l’abîme du Mas Raynal, ouvre son précipice près du fronton de la falaise du Guilhomard (854 mètres), au sudest et près du pied de roche d’où s’échappe en bouillonnant la Sorgues, à plus de 200 mètres audessus de cette rivière. On dit que le trou du Mas Raynal tombe sur la Sorgues souterraine, que même on entend l’eau murmurer dans la profondeur obscure. Tous ces ruisseaux de l’ombre deviennent des fontaines-rivières, les plus belles qui sortent de la racine de nos causses, les unes en retentissante cascade, les autres silencieusement, d’un puits, par une poussée d’en bas. Tels jaillissent, à l’ensellement du Larzac, la Foux de la Vis, vraie mère de l’Hérault, la Foux de la Sorgues, vraie mère du Dourdou méridional, la Foux du Durzon, meilleure branche estivale de la Dourbie ; et, parmi les fonts moindres, la source de l’Escalette, qui descend en cascade à la Lergue ; les fontaines de Gourgas, issues d’une « fin du monde », en un superbe cirque, et qui vont à cette même rivière de Lodève ; les charmantes cascatelles de Creyssels, près de Millau; les sources du Cernon, affluent du Tarn, etc. Ainsi, pas une goutte d’eau sur le causse, et le Caussenard envie les « gens de rivière1 » : quand l’été sèche mare et citerne, il va chercher l’eau l. Nom que les gens des causses donnent aux habitants des vallées.
pure aux fontaines d’en bas; c’est un voyage qui lui prend toute la grande journée. Le gazon, sec, aromatique, entretient ici des moutons à laine frisée, race qu’on appelle brebis du Larzac, bien qu'elle paisse également sur les autres déserts calcaires de ce coin du monde. Son vrai nom serait brebis du causse. Ces bêtes-là, qui sont par centaines de mille, boivent peu ou point et ne s’en trouvent pas mal, ayant fini par s’adapter à l’Arabie Pétrée quelles broutent; elles donnent leur lait aux fameuses fromageries de Roquefort. Le. berger quelles suivent s’abrite comme il peut, tantôt du vent, tantôt du soleil, dans quelque pli de la terre rouge, derrière un arbre de hasard, une baie de buis au long du sentier, un mur de pierres sèches, un tas de blocaille ; ou il se blottit au bas d’un de ces coteaux de roche dont on prétendait que le Larzac tire son nom (larga saxa) ; mais ce nom vient de bien plus loin dans le recul des âges, de l'ère des Ligures et des Celtes, ou de l’époque antéceltique, ou même d’un temps plus antérieur encore.
Causse Noir. — Ce serait plutôt Causse Rouge, ou même Causse Omnicolore, ses roches ayant toutes les teintes ; on le nomma Causse Nègre, de sa sombre forêt de pins que les Caussenards Noirs ont presque toute extirpée : il n’en reste plus que des bouquets, des rideaux, et par endroits des duos, des trios, des quatuors bas, malingres à cause de la violence du vent, de la sécheresse et de la dureté du sol. Vers l’est il s’adosse au granitique Aigoual. De tout autre côté son bloc se déchire soudain et tombe en apics, en surplombs, sur des gouffres de 400 à 500 mètres; au midi, son escarpement plonge sur la Dourbie, qui le sépare du Larzac ; au nord, il s’abat sur la Jonte, qui le sépare du Causse Méjan ; à l’ouest, il s’avance en hauts créneaux sur le val du Tarn en amont de Millau, vis-à-vis du Puech d’Ondon. Ainsi limité par un mont et par trois précipices, aux altitudes de 800 à 1000 mètres, il a 20 kilomètres de l’est à l’ouest, et 7 à 20 du nord au sud, en lui ajoutant un bastion détaché, le Causse Bégon, qui monte de Nant à Trèves, entre la Dourbie et son affluent le Trévezel. Il n’a guère que 15 000 hectares : c’est donc le moindre des Grands Causses, mais non le moins célèbre, grâce à sa « merveille du monde », à sa plus que cyclopéenne cité de Montpellier-le-Vieux.
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Montpellier-le-Vieux1 couvre les 400 à 500 hectares d’un promontoire en fer de lance entre la Dourbie et le Riou Sec dont le confluent est à la Roque Sainte-Marguerite. Il n’a point été bâti comme fait l’homme, pierre sur pierre, par ajustement de blocs ; mais comme le statuaire fait la statue, par enlèvement de substance. Le gel et dégel, la foudre, le soleil, le vent, les pluies ont taillé, vidé, limé la dolomie, par l’emport de ce que cette roche avait de plus mou ; les sels de fer ont coloré la masse résistante.
Les âges ont ainsi sculpté cette ville sans hommes dans une solitude sans arbres, sinon quelques pins, des arbousiers, des églantiers, des buissons et festons de verdure. Ils ont entassé là toutes les architectures : dolmens, menhirs, avenues, obélisques, pylônes, cirques et cotisées, maisons carrées, dédales et labyrinthes, arches triomphales, et surtout des châteaux militaires, des « Cités de Carcassonne » avec murs d’enceinte, tours et tourelles, donjons, créneaux, préaux, poternes, meurtrières et mâchicoulis : tout cela rugueux, rabo-
Montpellier-le-Vieux. — Dessin de G. Vuillier, gravure communiquée par le Club Alpin.
teux, monstrueux, et pourtant régulier dans son dispersement et son irrégularité, car le même ouvrier y travaille la même pierre.
Causse Méjan. — Causse Méjan, c’est causse médian, causse moyen, autrement dit causse de séparation entre le val du Tarnon à Florac, le val du Tarn à Sainte-Énimie, le val de la Jonte à Meyrueis. On traduisait à tort ce nom patois par causse majeur, mais ce bloc d’oolithe n’en est pas moins le premier des quatre grands causses : inférieur 1- Montpellier, c’est en réalité Mont Pelé.
en étendue au Larzac et au plateau de Sauveterre, il est plus haut, plus froid, plus terrible, et aucun n’est isolé par de pareils précipices. Il ne tient au monde environnant que par un isthme de mille mètres de large entre Gatuzières et Frayssinet de Fourques. Par ce dos de roche, qui part du col de Perjuret et longe le vallon supérieur de la Jonte, le Méjan se rattache à l’Aigoual ; partout ailleurs il se casse en falaise blanche, rouge ou dorée, sur de vertigineux précipices de 400, 500, 600 mètres de profondeur. À l’est, il s’abat sur le Tarnon, vis-à-vis des Cévennes et de la Ramponenche. Au nord, au nord-ouest, à l’ouest,
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il finit soudain sur le cagnon du Tarn, en face des parois du Causse de Sauveterre, aussi hautes, aussi droites, aussi brillamment colorées que les siennes, et si proches, à travers l’effroyable abîme, que si le Méjan et le Sauveterre s’avançaient chacun, tantôt de 500, tantôt de 1000 mètres, à la rencontre l’un de l’autre, ils ne feraient plus qu’un seul et même plateau. Au sud, le gouffre de la Jonte, presque aussi profond que celui du Tarn et plus étroit encore, le sépare du Causse Noir, rarement éloigné de 1000 à 1200 mètres: pour l’oiseau,
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non pour l’homme, qui « dégringole » d'un demikilomètre par des sentiers on ne sait comment accrochés à la roche, puis, le torrent traversé, monte en soufflant à la hauteur dont il vient de descendre. Sur ces trois rivières le Méjan développe 160 kilomètres de falaises. Long de presque 30 kilomètres, large de 10 ou 12 à 20, à des altitudes de 900-1278 mètres, il a 32 300 hectares. 2100 habitants, pas plus, y vivent en trois petits villages, Hures, la Parade, Saint-Pierre des Tripiers, et en
La Jonte entre le Causse Noir et le Causse Méjan. — Dessin de G. Vuillier, gravure communiquée par le Club Alpin.
misérables hameaux sans arbres pour rompre le vent de bise et sans autre onde que l’eau des « lavognes », c'est-à-dire des citernes où l’on recueille pieusement les gouttes qui tombent du ciel — car le Causse Méjan est le plus cassé de tous, le plus criblé d’avens de sinistre profondeur, 250, 300, et jusqu’à 500 ou 550 mètres. Ses avens s’ouvrent le plus souvent dans un repli du sol, dans un entonnoir de la roche; on y arrive en suivant une coulière1 de vallon, une rigole, 1. Coulière, c’est, le vieux mot français, encore vivant dans quelques-uns de nos patois; thalweg, c’est le mot allemand, si désagréable par son air rébarbatif, « antilatin ».
une gouttière sèche reconnaissable à l’usure de la pierre et qui mène jusqu’à la porte d’une grotte d’engouffrement ou jusqu’à un orifice à ras du sol. A ces trous accourt l’orage tombé sur la carapace du causse et peu retenu par l’herbe rare et sèche où çà et là se lève, de loin confondu avec la roche, quelqu’un de ces dolmens que le Caussenard appelle les Tombeaux des géants. Parmi ces abîmes, celui de Hures est tellement creux qu’on n’entend pas tomber jusqu’au fond le caillou qu’on y jette; celui des Oules est entre le Bedos et la Volpilière ; ceux des Avens ont nommé un hameau situé au nord-ouest de Hures, au nord-
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est de la Parade. Celui de la Picouse, entre le Mas de Bail et la crête de Florac, faisait peur aux Caussenards eux-mêmes; il avait ses légendes : un soir, au crépuscule, un jeune cavalier y précipita sa dame, belle et suppliante; un berger y tomba dont le fouet reparut à la source de Florac. Sa gueule était béante près d’une des routes les plus suivies du causse, et les passants craignaient d’y rouler ou d’y être jetés; il est voûté maintenant ; d’autres ont été entourés d’un mur. Les eaux que ce désert sans cohésion n’a pas la force de retenir vont rejaillir, sources superbes, dans les vallées inférieures, sur le Tarn, le Tarnon et la Jonte, au pied des prodigieux escarpements qui, d’en bas, sont comme l’escalade du ciel. Parmi les plus belles, la fontaine du Pesquier descend en cascades au Tarnon, à Florac ; celles de Montbrun, de Castelbouc, de Saint-Chély, la puissante font des Ardennes, la Galène, le Meynial et le flot pur qu’épanche la caverne de l’ironselle se versent dans le Tarn, au fond de son cagnon d’entre deux causses.
Causse de Sauveterre. — Moins élevé, moins terrible que le Causse Méjan, le Causse de Sauveterre va de la rive droite du Tarn à la rive gauche du Lot. Au sud-ouest, il s’en va, sous le nom de Causse de Massegros, jusqu’à toucher le pied des monts du Lévezou ; à l’ouest, il se prolonge, sous le nom de Causse de Sévérac, jusqu’au nord-ouest de la ville de Sévérac-le-Château, vis-à-vis des croupes sombres de la forêt des Palanges ; au nord, le val du Bramont le divise du tout petit Causse de Balduc et du Causse de Mende ; et le val du Lot, des Causses de Changefège, de la Roche, de Rocherousse, dont il n’était, pas séparé jadis. Du terme occidental du Causse de Sauveterre jusqu’au col de Montmirat sur la route de Florès à Mende, c’est-à-dire de l’ouest, à l’est, sa longueur atteint 36 kilomètres ; sa largeur, du nord au sud, varie entre 10 et 18 kilomètres, sa surface est de 55 000 hectares, par des altitudes de 800 à 1181 mètres. La hauteur de sa falaise d’enceinte n’est que de 250 à 300 mètres au-dessus du Lot, mais au-dessus du Tarn elle monte à 500 et 600 mètres comme celle du Causse Méjan. Moins désolé vers l’occident que vers l’orient, il ressemble en tout aux trois autres grands blocs d’oolithe. Il a, lui aussi, ses puechs ou coteaux, ses « couronnes » ou mamelons que le pin sylvestre n’ombrage plus autant qu’autrefois, ses « sotchs » ou petites conques mieux garanties du
vent que les croupes. Le « Sauveterrois » y cultive le peu de terre amenée par les pluies dans le basfond de ces sotchs ; le mouton paît l’herbe près des mégalithes; des poteaux marquent les routes afin que le passant reconnaisse son chemin sous l’amas des neiges; les maisons sont voûtées pour supporter le poids de l’hiver. Toutes ses eaux disparaissent dans les avens, et si ce causse émet moins de grandes fontaines que le Larzac, il en part plus de sources que du Méjan : les plus abondantes sont le Saint-Frézal de la Canourgue, sur le versant du Lot ; et, sur le versant du Tarn, la fontaine de Vigos, les deux rivières jumelles de Burle et de Coussac à Sainte-Énimie, la Tieure, la font de l’Angle, Fontmaure, les sources des Soucis, de Bouldoire, des Parayres. Tout à son orient, au col de Montmirat (1046 mètres), ce causse fait face à la Lozère.
XIV. La Lozère. — La Lozère est une masse de granits, de schistes, de micaschistes, de sables provenus de la délitescence des quartz, une chaîne pelée, une croupe uniforme sur le faîte entre Gironde et Rhône. Le déboisement l’a ravagée avec les plateaux dont elle regarde le morne horizon, et le département qui tient d’elle son nom est moins peuplé que l’ancien Gévaudan. — Ainsi appelait-on ce territoire avant 1789, ainsi l'appellera-t-on longtemps, ou toujours, en dehors du style administratif et fiscal. — Il y a cent cinquante ou deux cents ans, ce pays avait plus de villages, des villages plus grands, et des hameaux y sont devenus ruine, ou maison seule, ou simple souvenir, et même oubli. Dans la Lozère, deux choses ont diminué, les sylves et les fonts. Jadis telle source cévenole bramait toute l’année, pour parler avec le patois de ces lieux, c’est-à-dire qu’elle chantait ou du moins murmurait sous un dais de feuillage ; maintenant elle tarit en été dans son pli chauve et fauve, au pied d’un talus désossé, d’un éboulis, d’un roc que le soleil écaille dès que la neige ne le glace plus intus ad ossa. Les troupeaux de transhumance empêchent ici l’effort de la sève de raviver ce que les ancêtres des Louzérots flétrirent, ce que les Louzérots d’aujourd’hui ne songent point à restaurer. L’armée débonnaire des moutons de Languedoc et de Provence envoie chaque année une part de son peuple bêlant dans la montagne de la Lozère, par de larges sentiers tondus, des « drayes » qui furent de tout temps les mêmes. Or, comme on sait, toute pente
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broutée par le lanigère est par lui mise à vif ; il extirpel'herbe autant qu’il la coupe : la terre à pes s'éraille et s’écroule au premier orage. Les maîtres monts de la Lozère ne s’épointent pas en pics ; ce ne sont guère que des exostoses d'un plateau très élevé. On les nomme cime de Finiels, roc de Malpertus et sommet des Laubies. La cime de Finiels (1702 mètres) s’élève droit au nord de la ville de Pont-de-Montvert, traversée par le Tarn naissant. Vraie muraille de divorce des eaux, ce mont alimente le Tarn, il envoie un torrent au Lot, il donne naissance à l'Altier, rivière du bassin du Rhône. De son sommet on aperçoit les causses du Gévaudan, la Margeride, les monts d’Aubrac, les monts de l’Ardèche, les monts du Velay, la plaine du Rhône, les Alpes dauphinoises, le Bas-Languedoc, la Méditerranée, et même, dit-on, les Pyrénées franco-catalanes. Le granitique Malpertus (1083 mètres), plus avancé vers l’est, au-dessus de la source du Tarn, voit mieux que le Finiels les ravinements de l'Altier, du Chassezac, de la haute Gèze et des petits torrents que leur sillon dirige vers la prairie penchée et les robustes châtaigniers de Vialas. Le sommet des Laubies (1660 mètres), plus avancé vers l’ouest, voit mieux les roches rouges des Grands Gausses qui s’enlèvent en vigueur sur le vert et le gris de la « Cévenne ». De la Lozère on descend au col de Tribes (1175 mètres), ouvert entre le Lot, qui n’est ici qu’un ruisseau dans les pierres, et l’Altier, qui, de torrent en torrent, arrive au Rhône. De ce col on monte la chaîne du Goulet, granits de 1499 mètres de haut qui renferment les fontaines du Lot ; puis du Goulet on descend sur le dur plateau de Montbel, qui s’attache à la forêt de Mercoire (1501 mètres1), sources de l’Allier. Mercoire, c’est Mercure : au dieu topique entré sous ce nom latin dans le panthéon de la Gaule romaine, succéda le Christ, qui eut ici son abbaye (XIII siècle) dans les bois les plus amples du Gévaudan, réduits maintenant à 340 hectares. A cinq ou six lieues en ligne droite au nord-est de la forêt de Mercoire, aux naissants de la vagabonde Ardèche, les Cévennes, qui déjà ne s’appellent plus ainsi, s’écartent en deux chaînes pour serrer la vallée de la Loire. La chaîne de gauche ou monts du Velay sépare la Loire de l’Allier ; la chaîne de droite ou monts de l’Ardèche, dont la plus haute e
1. Au Maure de la Gardille.
arête continue les Cévennes, sépare la Loire du Rhône. XV. Monts du Velay. — Les monts du Velay ressemblent aux monts Dôme par leurs volcans éteints, puys, ampoules, rougeâtres boursouflures sur un plateau de 800 à 1000 mètres d’altitude, fait de gneiss, de granits, de micaschistes enveloppés de laves. De 50, de 100, de 200 mètres de haut, les anciens cratères y dominent ces laves, champs féconds malgré leur climat maussade, qui n’ont pour toute beauté que le spectacle de l’horizon : à l'orient le Mézenc et le Mégal, à l’occident le dos noir de la Margeride, et bien au loin dans le nord-ouest la frêle et fugitive et souvent douteuse image du Puy de Sancy. Ses ruisseaux, modestes dans leurs humbles vallons, coulent paisiblement sur la table des laves, des trachytes, des basaltes, puis, devenus tout à coup extravagants, sautent colériquement dans les précipices, en route pour la Loire ou l’Allier. Telle est la cascade de la Baume, haute de 27 mètres, et d’autres moins connues, qu’on irait voir si leur torrent était autre chose que le suintement d’une prairie ou la gouttière de deux à trois collines. Les monts du Velay donnent peu d’eau, la pluie filtrant dans les porosités du sol. Jadis, plus de cent cinquante cheminées lançaient des fumées rouges, des cendres chaudes, des flammes sanglantes, des roches fondues sur le plateau des Vellaves. On y reconnaît encore 150 à 200 cratères, qui, presque tous, sont fort détériorés. On les soupçonne, on les devine, on ne les voit pas, comme ces chaudières des Dôme, si merveilleusement conservées, et l’on n’admire point dans leurs coupes des lacs comme celui du Pavin dans les Dore. Il y a bien sur le dos du Velay deux eaux dormantes, celle de Limagne et celle du Bouchet ; mais elles ne remplissent point, croit-on, de vieux cratères : elles se sont logées, disent les savants, dans le vide fait brusquement à travers les roches par une explosion de gaz souterrain. Le lac de Limagne, à 1100 mètres d'altitude, au bas d’une cime derrière laquelle monte la Durande (1300 mètres), n’est qu’un étang, déjà plus marais que lac, long de 900 mètres sur 600 au plus de largeur : il dépasse à peine 30 hectares. Le lac du Bouchet sommeille entre des collines, à 1208 mètres au-dessus des mers, en une vasque ronde; il a 32 mètres de creux. Coupe de 40 hectares au plus, on n’y voit entrer aucune fontaine, on n’en voit sortir aucun ruisseau pour verser sa surabondance à l’un des fleuves jumeaux du Velay,
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
l’Allier à l’ouest, la Loire à l’est. On en a fait un frais, un bleu vivier de poissons ; on a reboisé son cirque de laves, de pouzzolanes, de scories, et c’est maintenant dans une petite forêt qu’il dort, à peu près à mi-route entre le Puy et Pradelles, ville qu’on regarde ici comme la cité la plus haute de toute la France : elle n’est pourtant qu’à 1135 mètres; mais, chez un peuple ignorant comme les Français de ce pays, on ne se soucie guère que du prochain voisinage. Beaucoup d’hommes du Centre ne connaissent même pas de nom les Alpes : comment auraient-ils entendu parler de Briançon (1321
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mètres), de Montlouis (1513 mètres) et de vingt, de cent villages de Savoie, de Dauphiné, de Cerdagne bien plus rapprochés des nues que Pradelles ? D’ailleurs, toute infériorité ou supériorité d’altitude à part, Pradelles et les autres villes, villages, hameaux et bourgs épars sur le plateau du Puy ont un hiver qu'on peut appeler à son gré Scandinave, russe, sibérien, canadien, polaire. Sur les grandes routes, par exemple du Puy à Pradelles, des poteaux de dix, douze pieds de haut sont plantés à quelque distance aux deux côtés du chemin. Ce que les bouées sont pour les marins à l’approche du rivage,
Le dyke et les ruines d’Espaly. — Dessin de Thérond, d’après une photographie.
ces pieux le sont ici pour les voyageurs sur l’océan des neiges; mais parfois il arrive, dans les creux et les sillons, qu'ils disparaissent jusqu’à la cime sous l'amoncellement des flocons tombés du ciel de la Vellavie. Au nord du Puy, au-dessus d’Allègre, un mont isolé, le cône de Bar (1167 mètres), visible de très loin, renfermait un lac; mais ce lac n’est plus, qui pouvait avoir 1500 mètres de tour et 40 de profondeur; en dedans et en dehors les parois de sa coupe se sont revêtues de hêtres superbes qui font un bois sonore, car les vents de l’horizon soufflent nuit et jour, été comme hiver, sur la haute forêt du cratère du Bar. Le Bois de l’Hôpital, à 4 kilomètres au nord-
ouest du lac du Bouchet, est le sommet majeur des monts du Velay ; comme il a pour assise un plateau de 1000 à 1200 mètres d’altitude, ce n’est, à la vue, qu’une haute colline, en dépit de ses 1423 mètres. Il en est ainsi de tous ces vieux volcans : les monts Vellaves n’ont de majesté que pour qui les fixe d’en bas, du gouffre où passe l’Allier, du précipice où passe la Loire, et même de ces deux bas-fonds on n’aperçoit guère que des talus raides cachant la vraie montagne. Mais la beauté des gorges fait oublier la nudité, la morosité du plateau. Le Puy-en-Velay surtout est un site admirable. Cette ville eut pour commencement, soit un hameau lacustre dans l’eau du torrent qui refluait
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devant la levée des monts de Peyredeyre, soit un hameau de refuge sur un rocher de ce lac. L’effort du torrent, qui est la Loire, usa l’obstacle de Peyredeyre ; le lac devint la vallée du Puy ; la cité s’empara des pentes du rocher, qui est le mont Corneille, brèche volcanique dominant d’environ 140 mètres les ruisseaux du vallon. La ville s’y accroche avec ses vieilles rues tortes et grimpantes, pavées de pierre volcanique, et sa cathédrale romane où n’entrerait personne s’il fallait obéir aux deux vers léonins gravés dans deux des marches du grand escalier de façade : Ni caveas crimen, caveas contingere limen, Nam regina poli vult sine sorde coli1.
Du bas de ce rocher puissant on sourit de la petitesse du bronze qui le couronne. Notre-Damede-France, avec son enfant Jésus dans les bras, a pourtant 23 mètres de haut, socle compris ; elle pèse 100 000 kilogrammes, et pour matière elle eut 213 canons pris aux Russes à Sébastopol, quand nous remportions encore des victoires. Vis-à-vis et tout près du Corneille s’élance, plus bas, mais plus effilé, plus pointu, bien plus beau, le Rocher d’Aiguilhe ou Saint-Michel. Ce dyke volcanique rouge, qui luit comme de la braise à certaines heures de soleil montant ou déclinant, jaillit brusquement des prairies de la Borne ; il a 85 mètres de haut, et l’on y monte par un escalier de 249 marches; une église de neuf cents ans forme le pyramidion de l’obélisque. Hors de la ville, dans tous ses environs à plusieurs lieues à l’entour, c’est la même nature : Orgues d’Espaly et de la Croix de la Paille, volcan de la Denise (890 mètres), estreys ou défilés de la Borne, vaux de Ceyssac et de Vourzac, gorge du Dolezon avec la charmante cascade de la Roche, couloirs où se tord le ruisseau de Sumène, roc de Bouzols qu’une ruine de château couronne, dyke de la Roche Rouge et cône de Servissac, qui sont pâte volcanique au sein du pur granit, décombres de cratères, « pavés des géants », grottes qu’habitèrent ou n’habitèrent pas des préancêtres, enfin et surtout, au pied de la Denise, l’immense bloc de Polignac, grande ruine sur un socle rougeâtre. A dix lieues à la ronde, presque tous les mamelons du Velay contemplent cette sombre assise d’un château qu’on redoutait au loin, dont il reste encore un donjon, des tours, des pans de mur, un puits si profond2 qu’on le nomme l’Abîme, et un titre de 1. « Si tu n’as horreur du péché, garde-toi de franchir ce seuil : la reine du ciel veut des adorateurs purs. » 2. 83 mètres.
duc dans la noblesse française. De ces débris, le panorama est grand, mais triste : on voit des bosses qui furent des volcans, des champs bruns ou rougeâtres qui furent des épanchements de lave, des bois, des sapins épars, et l’on ne voit pas les vallons profonds, si beaux par le contraste de leur verdure avec la sombre nudité des laves. Si haut que soit le piédestal de Polignac, les vieux barons juchèrent mainte aire féodale sur des pointes d’où l’on maîtrise plus d’abîme : ainsi Rochegude, sur un pic de granit, au bord du plateau. Sa tour ronde sur une colline conique ne domine pas aériennement les horizons du plateau bossu; mais, contemplée du fin fond des étroits de l’Allier en aval de Monistrol, elle plane dans le plus haut du ciel.
XVI. Monts du Forez. — D’entre les hêtres du cratère de Bar ou cône d’Allègre, de ce « beauvoir1 » qui plus que tout autre cône vellave a droit à la devise du « roi-soleil », nec pluribus impar2, on aperçoit des monts au nord, assez vagues, et seulement dans les beaux jours. Ce sont les monts du Forez, qui n’ont point reçu de basalte sur leurs anciennes roches; mais, dans la vaste plaine de la Loire, qu’ils regardent à l’est, flambèrent une trentaine de petits volcans. De la froide Allègre on y arrive par la froide Craponne ou par la froide bourgade de la ChaiseDieu (1100 mètres), dont l’abbaye (XI siècle) fut fameuse et riche. De ce côté-là, sous le nom de monts du Livradois, ils s’avancent, couverts de sapins splendides, sur le rebord du bassin d’Arlanc, de Marsac et d’Ambert, plaine traversée par la Dore, si franche et si vive, mais qu’autre fois un barrage de roche immobilisait en un lac festonné de promontoires. Ce n'est pas seulement dans le Livradois que ces monts ont conservé leur jeunesse, leur fraîcheur, leur parure, et que l’ombre est opaque et les torrents éternels. Pins et sapins, hêtres, bouleaux, à peu près tous les arbres dont nos forêts sont faites jettent un manteau sombre sur la roche sombre, à la lisière de la prairie verte, à la bordure du ruisseau qui luit en cascatelles dans sa course vers l’Allier ou vers la Loire que l’échine forézienne sépare l’un de l’autre, aussi bien que l’échine vellave. e
1. Beauvoir, Beauregard, sont les vieux mots français à la place desquels on a mis l'italien belvédère. 2. Sans égal.
Le rocher de Saint-Michel, au Puy-en-Velay. — Dessin de Thérond, d'après une photographie.
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La chaîne et les chaînons du Forez reconnaissent pour sommet suprême le front chauve de Pierresur-Haute ou Pierre-sur-Autre (1640 mètres), qui plane circulairement sur un vaste horizon : de sa cime on voit la plaine du Forez, qui fut un lac de la Loire, la plaine de la Limagne, qui fut un lac de l’Allier, le Puy de Dôme, le Cantal, le Jura, les Alpes, le Mont-Blanc. Ce que les burons sont à l’Auvergne, les loges le sont au Forez ; devant ces cabanes de bergers, devant les jasseries ou hameaux de loges, passent les eaux pures des gouttes ou ravins, sorties de la pelouse ; de ces gouttes naissent les torrents trop occupés à scier la forêt qui garde aux monts leur adolescence. L’un d’eux, le Lignon, dut, il y a deux cent cinquante ans, une immense renommée à l'Astrée, longue pastorale qui fut en son temps le plus célèbre des livres de France ; même cette gloire du Lignon dure encore, mais c’est un renom vague, comme celui d’un fleuve de la mythologie ou d’un château des quatre fils Aymon. Le Lignon de cristal, son charmant affluent, le Vizezy, et mainte autre rivièrette issue de la sylve des monts foréziens, baignent, à l’orient de la chaîne, entre son enracinement et la rive gauche de la Loire, une plaine encore embrumée et froidie par beaucoup d’étangs. Des buttes et cônes s’y lèvent, plus ou moins isolés, qui sortirent du sein de la terre en lave, en basalte, avec le feu, par la poussée des gaz. La ville de Montbrison couvre un de ces « volcanets » ou petits volcans; Saint-Romain-le-Puy s’est bâti sur un autre, au pied d’un vieux prieuré ; le mont d’Uzore (540 mètres) est un jet de basalte; le mont Verdun, qui porte à sa pente un village, domine la rive droite du Lignon ; tel autre est couronné par un château. Au nord du Lignon, là où les durs granits font place aux porphyres rouges, bien plus durs encore, les monts Foréziens prennent le nom de Bois-Noirs, qu’ils doivent à des hêtres, à des chênes, à des sapins, pressés en obscures forêts. Là se lève, borne entre trois départements1, le Puy de Montoncel (1292 mètres) : de ce dôme s’épanche la Bèbre, qui est la rivière de la Palisse, et dans son massif naît le Sichon, qui est la rivière de Vichy. A leur tour, les Bois-Noirs perdent, au nord, leur nom pour celui de monts de la Madeleine, avec la Pierre-du-Jour (1165 mètres) pour cime dominante, et la Pierre-du-Charbonnier (1031 mètres) pour meilleur beauregard du morceau de 1. Allier, Loire, Puy-de-Dôme.
France qui s’étend du Puy de Dôme aux cimes du Beaujolais. La Madeleine pourrait tout aussi bien s’appeler également les Bois-Noirs, ou au moins les BoisSombres, tant sont profondes ses forêts de jeunes et vieux hêtres. Ainsi, de Pierre-sur-Haute au Puy de Montoncel, du Montoncel à la Pierre-du-Charbonnier, le dos forézien s’abaisse, et, quand la chaîne arrive dans le pays de la Palisse, les porphyres que troue le long tunnel de Saint-Martin-d'Estréaux1 n’ont plus que 500 mètres environ d’altitude. XVII. Monts de l’Ardèche : du Mézenc au Pilat. — Comme les Cévennes propres du col de Naurouze à la Lozère, l’arête des monts d’entre Vellavie et Vivarais est un des maillons de la grande chaîne européenne séparant les fleuves océaniques des fleuves méditerranéens : elle divise les eaux qui cherchent la rive droite de la Loire de celles qui cherchent la rive droite du Rhône. Ces monts se répandent d’abord, avec vingt-cinq à trente sucs, cônes ou dômes volcaniques, aux sources de la Loire, de l’Ardèche et de ses affluents, sous divers noms : Tanargue (1519 mètres), monts de Bauzon (1540 mètres), monts de Mazan (1551 mètres), monts et plateaux de la ChampRaphaël, ainsi appelés d’un village à 1330 mètres d’altitude perdu pendant l’hiver dans les tourmentes de neige2. Ces sucs paraissent être les débris des immenses coulées sorties des volcans du Mézenc : volcans éteints dès la plus obscure antiquité, effondrés, comblés, et dont on distingue peu ou point les cratères. Le premier de ces « fils de la Terre », sortis avec déchirement de ses entrailles, premier par la taille, premier par la célébrité, le Gerbier de Joncs, ou peut-être Gerbier de Jouc, monte à 1551 mètres; pyramide nue, quille phonolithique semblable à la Dent de Jaman du pays vaudois, il domine de 176 mètres la source de la Loire, qui jaillit, petite, petite, en toute humilité, d’un plissement du plateau de la hase. C’est certes un des moindres ruisseaux du pays, mais, accrue de maint torrenticule, elle passe, à 12 kilomètres3 ouest-sudouest du Gerbier, devant le plus grand lac de la France du Centre. 1. Chemin de fer de Paris à Lyon par Roanne. 2. Un suc voisin de la Champ-Raphaël s'appelle le Montivernoux, autrement dit le Mont Hivernal : 1446 mètres. 3. En ligne droite.
MASSIF OU PLATEAU CENTRAL : MONTS FRANÇAIS
Devant : on pourrait presque dire dessous, car le lac d'issarlès a son miroir à 100 mètres ou très peu s’en faut au-dessus de la rive droite du fleuve. Il pend sur la Loire et la Veyradeyre comme le Pavin sur la Couze d’Issoire, à 997 mètres au-dessus des mers (la Loire étant à 900), dans une « vasque d'effondrement » dont les talus ardus s’élèvent à 50, 100, même 150 mètres. Plus de deux fois supérieur en étendue au Pavin, il est aussi plus profond, et la sonde est descendue à 133 mètres près de sa rive orientale, qui est seule sylvestre, à travers une onde froide où passent des truites géantes. Ce bel ovale a 1296 mètres de long, 1007 de large et 90 hectares de surface. A 8 kilomètres nord-nord-ouest du Gerbier de Joncs s élance le Mézenc aux trois têtes, prince de toute la « Cévenne » sur la ligne d’entre deux mers. Mézenc serait-il le même mot que Méjan, et voudrait-il dire médian, moyen, mitoyen, de ce qu’il divise la Vellavie du Vivarais, au milieu d’un chaos de croupes, d’aiguilles, de plateaux, d’abîmes, dans le petit univers boursouflé, scié, fendu, qui va de la Loire, faible encore et très éloignée de l’Atlantique, au Rhône tout-puissant et voisin de la Méditerranée ? Il s’avance impérialement sur un vide subit, sur un gouffre immense qui est le val du Rhône entre les Alpes et les Cévennes : en cela pareil au Pic du Midi de Bagnères qui plonge sur la plaine du Bigorre, l'Armagnac et la Lande, à l’Aigoual qui plane sur le Bas-Languedoc, au V entoux qui s’abat sur le comtat d’Avignon. Voyant tant de terre et de ciel, tant de nuages effarés qui s’appellent, qui se fuient, il mérite un observatoire autant que Ventoux, Aigoual, Pic de Bagnères, et bientôt il l’aura. D'aucun des points de vue de Cévenne ou d’Auvergne le regard ne s’empare d’un plus vaste et plus beau tronçon de la France, du Cantal au Mont-Blanc, du Jura de la Bresse à la mer d’AiguesMortes. Dans les trop rares journées de transparence, quand le soleil n’appelle pas de vapeur dans l'air, on y contemple les glaciers et névés des Grandes Alpes, depuis la Dent du Midi de Valais, que le Rhône frôle avant d’entrer en Léman, jusqu à la neige éternelle du Pelvoux ; on admire leur froide, leur sereine splendeur, de la roche même qui vit des noirceurs de fumée, des rougeurs de flamme, des jets de soufre, des fleuves de pierre fondue, obscurément allumée, descendant à chaque crise sur les granits, les gneiss, ou les laves déjà répandues sur le sol antique. C’est, du versant de la Loire, d’un village situé
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plus haut encore que la Champ-Raphaël, à 1344 mètres, qu’on fait l’ascension du Mézene : bien à l’aise, dans de belles prairies animées en été par les moutons de transhumance que mène le pâtre languedocien ou provençal ; des autres côtés, qui sont sur le penchant du Rhône, la montagne tombe en précipice. Ce village, les Eslables, nos livres et nos cartes devraient l’appeler à la française les Étables, sans qu’il en souffre auprès des délicats : à une telle hauteur, sous un pareil climat, dans de si longues neiges, l’écurie,par sa douce chaleur, est le palais des montagnards. Les Étables ont quelque célébrité dans la science : non qu’un savant y ait vu le jour, mais les barbares du lieu tuèrent au siècle dernier l’aide de Cassini, qui venait mesurer le Mézenc. Les monts du Mézenc ne furent pas la seule fontaine enflammée des roches d’abord liquides, puis figées sur ces chaînons d’Ardèche appelés parfois d’un nom commun, le Tanargue, d’après une montagne au nord-ouest de Largentière — montagne prodigieusement frappée de pluie comme ses voisines : le Tanargue est une autre Aigoual. Des cratères indépendants de cette grande chaudière bavèrent aussi des fusions; il en sortit de larges, d’épaisses coulées qui couvrirent en la longueur ou barrèrent en la largeur des vallées du granit ou autre roche dure, le long de l’Ardèche et de ses affluents ou sous-affluents. Ces coulées, ces prismes de 20 mètres et plus de hauteur, le temps les a désagrégés, le flot les a rongés, et les gorges que le volcan prétendait combler à jamais sont aujourd’hui plus profondes que lorsqu’il y versait ses lents et lourds fleuves. Telle est l’œuvre du temps, « ce grand sculpteur ! » Et maintenant les vallées de l’Ardèche sont au loin célèbres par leurs colonnades de basalte, orgues, chaussées et pavés des géants, les unes droites, intactes, architecturales, les autres ébréchées, disloquées, renversées, usées par les siècles, le froid, la chaleur, les orages, les torrents, les cascades. De tous les cratères du sévère, noirâtre et rougeâtre Vivarais, si fier dans sa nudité, si beau dans sa rudesse, le plus vaste serait la Vestide du Pal, si l’on n’avait pas lieu de croire que ce cirque eut pour origine un effondrement du sol. Il s’ouvre aux sources de la Fontaulière, eau véhémente comme tous les torrents qui vont à la verte Ardèche el comme l’Ardèche elle-même : dans son creux de 300 mètres, avec 4000 mètres de pourtour au fond, un lac brilla, qu’on vida durant le moyen âge et
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pavé des géants qu’on monte ou qu’on descend que maintenant on se propose de remplir; cet évasement stérile redeviendra coupe d’eau vive où des par l’Echelle du roi », sorte d’escalier fait de la champs altérés boiront. main du temps dans une brisure de la colonnade : Le Ray-Pic a rejeté les laves qui descendent juscette paroi de basalte, la plus grandiose en Vivarais, a 65 mètres de moyenne élévation, çà et qu’au pont de la Baume, sur l’Ardèche, le long là plus de 80, et le torrent de Thueyts, qui porte du Burzet, puis de la Fontaulière ; sa coulée a donc 30 kilomètres ou même plus ; le torrent qui la scie un nom déshonnête1, s’abat sur l’Ardèche par de sa source à son embouchure, le Burzet, saute de la double cascade de la Gueule d’Enfer, dont 30 à 35 mètres, au pied même du vieux volcan, la hauteur dépasse 100 mètres. La Gravenne de Soulpar les cascades du Rayliols, cône rougeâtre enPic ; plus bas il court sur tre l'Ardèche et le Liun superbe pavé des gnon, versa ses entrailgéants. les sur cette rivière et La coupe d’Aizac (814 sur ce torrent. A ses mètres), bien ronde et pieds, dans les environs régulière, eut un lac de qu’elle a perdu ; des châNeyrac-les-Bains, taigniers énormes ombras'ouvrent trois trous gent ce cône qui cracha d’exhalaison, trois mofettes remplies, au fond, les basaltes où se déd’un gaz asphyxiant, mène la Volane, rivière acide carbonique plus toute en cascades blanlourd que l’air vital : la ches entre des roches poule y meurt en une noires. La Gravenne de Montminute, le chien en deux ou trois. Ce volcan pezat (845 mètres) s’élève entre Montpezat et n’est donc pas tout à fait Thueyts, entre les vallées mort, non plus que la de l’Ardèche et de la Foncoupe d’Aizac, au voisitaulière, qu'elle inonda nage de laquelle des mofettes également morjadis de ses vomissetelles aux animaux creuments. Aidé de son voisent aussi le sol du Visin le volcan de Thueyts, varais. Qui d’ailleurs ce cône tronqué jeta sur oserait prédire que l’inla Fontaulière un basalte cendie ne se rallumera où le torrent, mordant pas en France, dans l’antoujours, a dévoré tant tique région d’ignition ? de roche poreuse qu’il Femme du Mézenc endimanchée. — Dessin d’Émile Bayard, Ce serait alors autour y fuit aujourd’hui dans d’après une photographie. des sucs, des cônes, des l’étroite profondeur ; il puys, des dômes, un feu d'angoisse au-dessus des a même dépassé la lave, et c’est à présent le granit villages où flamboie encore tous les ans le « feu primordial qu’il use, sous un pont suspendu, de joie » du 24 juin, qui depuis maint millénaire dont la travée le domine de 42 mètres. Plus bas, célèbre fidèlement le Dieu de la clarté par une croulants des prismes portent ce qui reste d’un joyeuse avant explosion eux, de lumière. château croulé Pourcheyrolles ; et deLa coupe de Jaujac, rouge au milieu de vant ce château, la Pourseille ou torrent de Montmonts gris, est un cône harmonieux que les mépezat se précipite vers la Fontaulière du haut d’un téores n’ont point dégradé; elle a gardé la mur basaltique. Dans l’autre vallée remplie par pureté de sa forme; une forêt de châtaigniers escette « gravenne », l'Ardèche a puissamment calade ses pentes, elle envahit son cratère; à érodé les laves, à leur contact avec le granit, et taillé dans la masse un long sillon d’abîme; elle 1. Méderic, pour Merderic. coule aujourd’hui devant les prismes noirs d’un
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ses pieds le Lignon coule à 50 mètres de profondeur entre un pavé des géants et un mur de granit. Rien n'est beau comme les torrents du Vivarais
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quand ils passent entre ces pierres noires, verts dans leurs dormants et leurs gours, blancs dans leurs cascades ; rien n’est terrible comme eux quand des fleuves y mugissent et rugissent, nés brus-
Jeune fille et vieille femme des environs du Puy-en-Velay. — Dessin d’Émile Bayard, d’après une photographie.
quement d'un typhon dans le cirque des hauteurs, et qu’ils descendent avec un fracas de tonnerre sur le granit et la lave des pentes, par les ravins nus et les châtaigneraies. Comme ces corridors dans la roche sont étroits, l’eau des orages y monte très vite, très haut, et l’Ardèche, grandie d'affluents qui lui ressemblent, a des crues comO.
RECLUS. — EN FRANCE.
parables à celles des fleuves les plus fantasques du Tropique. On visite ces coupes et ces gravennes bien plus souvent que les autres volcans du Vivarais, parce qu’elles sont plus près des villes de la plaine, moins empâtées dans la masse du plateau, et qu'elles opposent de plus hautes coulées à de plus vigouI - 8
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reux torrents. Parmi les volcans caducs pour qui se détourne rarement le voyageur en Ardèche, le suc de Bauzon (1474 mètres) a parure de sapins et de hêtres; la moitié de sa coupe est encore intacte, l’autre détruite, et ce n’est plus qu’un demicratère ; il barre le chemin du sud à la Loire naissante emportée par sa pente vers le vallon supérieur de la rivière Ardèche. Le Cherchemus est un voisin du lac d'Issarlès. Les sept ou huit volcans de Coucouron crachèrent sur un plateau que détériorent patiemment de petits torrents du bassin de la Loire. Le mont de Banne domine le cirque originaire de l’Ardèche et les pins, les hêtres, les vastes pâturages de Mazan dont l’église romane rappelle une abbaye de l’ordre de Cîteaux. Le Sauvageon, le Montalafiat, le Chapelas du Plagnial (1404 mètres), le Chapelas de Mas Vedran, bavèrent sur l’Espézonnette, dont l’eau, rare en été, s’en va vers l’Allier supérieur, et surtout disparaît dans la prairie qui la boit. Les volcans de Saint-Étienne de Lugdarès vomirent sur le Masméjan, frère de l’Espézonnette. La butte de Loubaresse porte une vieille tour : c’est la roche volcanique la plus méridionale de l’épanchement, la plus septentrionale étant près de Saint-Clément de Valamas, à quelques kilomètres au nord-est du Mézenc. Un affluent de gauche de l’Ardèche, la Volane, qui est la rivière de Vals et d’Antraigues, a limé scs gorges dans les laves de la coupe d’Ayzac ; en remontant ce torrent jusqu’au principe de son eau tapageuse, on arrive au plateau de la ChampRaphaël. Là se détache, courant au sud-est, une chaîne qui de mont de granit se fait mont de calcaire, puis va tomber sur la rive droite du Rhône à Rochemaure, après avoir séparé la vallée d’Aubenas du bassin de Privas. Là où le granit fait place au calcaire commence le Coiron, qui cache ses roches sous une draperie de laves. Mais ce vêtement qui a parfois jusqu’à 125 mètres d’épaisseur, ce manteau fait de porosités autant que de matière, le temps, les eaux endiablées des cascades, les crues tourbillonnantes, les météores l’usent; quand il a cessé d’habiller les calcaires, ceux-ci s’en vont rapidement en ruines ; quand il les couvre encore, sa lave tombe à grands pans lorsque l’eau sournoise a suffisamment abaissé le socle par le délayement et par le transport des argiles et des marnes. Ce mont, qui eut de larges épaules, devient de plus en plus une
arête étroite, avec des sillons de torrents poussant des eaux rares à l’Ouvèze, au Rhône, à l’Ardèche — sillons très profonds que tout orage creuse, si bien qu’un jour, à force de ronger chacun de son côté le vieux Coiron, les ravins des versants opposés tailleront, puis agrandiront des cols, et, de siècle en siècle, feront plusieurs montagnes de ce qui fut un seul plateau. Le Roc de Gourdon (1061 mètres), sa plus haute cime, ainsi nommé d’un village qu’il commande de près, appartient à un bastion détaché plutôt qu’au Coiron lui-même, de la masse compacte duquel il est séparé par la baissière du col de l’Escrinet (792 mètres) qu’emprunte la route de Privas à Aubenas. Dans le Coiron propre, le culmen (1017 mètres) domine justement ce col au sudouest. Il semble que le maître cratère parmi les vomitoires qui éructèrent sur cette montagne ait été celui de Freyssenet dont on peut encore deviner le contour antique, lequel fat de cinq à six kilomètres, mais la coupe usée, comblée, presque partout effacée, ne se voit plus. Aux Balmes de Montbrul, non loin de Saint-Jean-le-Centenier, qui doit à ses roches volcaniques son autre nom de Saint-Jean-le-Noir, on reconnaît bien mieux une paroi de cratère : Montbrul ou Mont Brûlé, ce seul mot remémore les flammes de jadis; balmes ou cavernes, cet autre mot rappelle les cinquante grottes étagées du bas en haut des 150 mètres de la colonnade basaltique. Avec sa pierre sombre, ses ouvertures des antres qu’habitèrent nos « anciens des jours », cet escarpement recuit éternellement par le soleil du Languedoc est grand, singulier, plus que beau. C’est au bout oriental du Coiron qu’est la beauté, à Rochemaure en amphithéâtre sur sa colline brune. Là le Rhône impérieux et impétueux, la nature mouvante, coulante, vivante, heurte la nature morte, le coteau de basalte qui porte le château de la ville, le haut dyke obscur qu’un donjon couronne, et l’immense pavé des géants du volcan de Chénavari (508 mètres). C’est au sud-est du Mézenc que s’étalent les chaînons du Tanargue et le dos du Coiron ; c’est au nord, entre la Loire et son affluent le Lignon Vellave, que se développe le Mégal. Le Mégal, qui, vu de loin, des mamelons du Puy, a quelque chose de la dentelure des Pyrénées, est un massif gneissique couvert par la pâte refroidie des cratères. Ses cônes phonolithiques, assis sur les hauts plateaux d’Yssingeaux, sont peutêtre faits de la dégradation d’une coulée prodi-
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gieuse qui, partant du Mézenc, aurait dépassé les lieux profonds où coule aujourd'hui la Loire et se serait enfin buttée, en même temps que les laves du Velay, contre l’obstacle granitique des monts de la Chaise-Dieu. Soit qu’un gigantesque fleuve de pierre fondue ait lentement voyagé de ce volcan à ces granits, soit que les cratères de l’ouest ou cratères vellaves aient eu part, comme ceux de l’est, Mézenc ou Megal, à la formation des levées de basalte en avant du Puy, toujours est-il que la Loire perce deux lois la pierre volcanique par de superbes défilés : d'abord de Peyredeyre à la Voûte ; puis à Chamalières, entre le Miaune (1069 mètres) et le Gerbizon (1049 mètres); ici, à Chaumalières, les gorges du fleuve, qui n’est, du moins en été, qu’un clair torrent, ont été sciées à 500 mètres de profondeur dans la lave et les roches plus dures que cette lave cachait à la lumière du jour. Autant que les orgues, les dykes et les roches sombres-rouges du Velay, les épanchements du Mégal, tels que le temps les a faits, contribuent à la beauté singulière de la Loire supérieure dans le bassin du Puy-en-Velay. Le principal pic est le Mégal ou Testoaire (1438 mètres), à gauche de la roule du Puy à Yssingeaux, au nord du village de Montusclat. Montusclat, les Usclades, noms qu’on trouve en maints endroits de la France volcanique, viennent, comme, par exemple, notre mot de combustion, d’un radical indiquant feu, brûlure, incendie. Son unique lac est le Saint-Front ou lac d’Arcône, a 1232 mètres d’altitude, non loin de la pastorale Fay-le-Froid — car si des noms remettent en mémoire la flamme du temps passé, d’autres témoignent des glaces du temps présent sur nos plateaux du Centre. — Recueilli dans une coupe de phonolithe qui peu à peu se comble, il fut plus grand; il n'a guère maintenant, dans sa forme intermediaire entre le cercle et l’ellipse, que 700 mètres sur 600, une aire de 40 hectares à peine, une profondeur de 6 mètres en moyenne et au plus creux de 8 à 10 ; ses eaux pures font la Gagne, tributaire de la Loire. Toujours à ce même Mézenc se nouent au nord les sauvages Boutières1, qui s’en vont vers le nordest, sur la frontière commune à la Haute-Loire et à l’Ardèche. Granits et gneiss, elles s’enflent en chaînons tordus, abrupts, entre des gorges dont les 1. Ou Bouttières.
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torrents font l’Érieux, le Doux, l’Ay, la Cance, courants du bassin du Rhône, et, sur l’autre versant, le Lignon Vellave et la Semène, qui se précipitent. vers la Loire. Leur plus haute cime, le Grand Felletin, au sud-ouest d’Annonay, offre un repos à l’aigle par 1390 mètres au-dessus des mers, et son voisin au nord, le Pyfara, n’a que 7 mètres de moins. Les Boutières se terminent par le Mont Pilat, dont le plus haut sommet est le Grêt de la Perdrix (1434 mètres). Deux fois plus près du Rhône que de la Loire, le Pilat touche au fleuve lyonnais par le pied de quelques avant-monts. En bas forêt, pâturage en haut, sources cristallines et bonds de torrents, ce belvédère de granit, de gneiss, de quartz, de micaschiste, regarde à la fois le Cantal et le Mont-Blanc. Les Cévennes y finissent en même temps que les Boutières. Malgré l’humilité de sa taille, il n’a point de rival au nord sur le toit des eaux qui continue l’arête cévenole d’entre les deux mers; et jusqu’aux Vosges il n’a pas d’égal. Plus haut dans le ciel que tous ses voisins, c’est, un vrai « pilier des tempêtes ». Il appelle et concentre les flocons de l’air ; quand la brume cache son front, c’est qu’il va pleuvoir : « Pilat prend son chapeau, prends ton manteau, » dit le peuple des vallées où il est le roi de l’horizon. Ainsi, dans l’autre France, « quand le Tessala met son bonnet de nuit, Sidi-Bel-Abbès est dans la joie ». Ses bois, sa calme pelouse, envoient leur eau claire à des villes turbulentes qui les corrompent de leur ordure et de leurs industries, à d’énormes assemblées d’usines qui crachent des fumées noires : au nord-ouest, c’est la cité de la houille, du fer et des rubans, Saint-Étienne, et les grands bourgs d’industrie qui la continuent jusqu’à la Loire le long du Furens ; au nord, c’est le val du Gier, qui n’est, qu’une longue rue sous différents noms, une fumeuse avenue de houillères, de cheminées, de fourneaux, de forges, d’ateliers, tout le long du Gier, jusqu’au Rhône ; au sud-est, c’est Annonay, la mère du papier, l’ouvrière en cuirs. Comme ses fontaines, si nombreuses qu’elles soient, ne donnent à la fin des grandes chaleurs que 39 000 mètres cubes par jour, elles ne peuvent suffire à toutes les roues, à toutes les cuves, à toutes les fosses de. ces ateliers immenses. On a donc barré ses gorges. Derrière des digues puissantes, les réservoirs de Rochetaillée (ou Gouffre d’Enfer) et du Pas de Riot, sur le Furens, retiennent ensemble plus de 3 millions de mètres cubes à l’usage de Saint-Étienne ; le réservoir du Ternay
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rassemble 3 500 000 mètres cubes pour le service d’Annonay ; le Gier a 2 millions de mètres cubes en réserve dans le bassin du Janon ; le réservoir du Couzon suspend sur le vallon d’un affluent de droite du Gier 1500 000 mètres cubes pour les éclusées du canal de Givors.
XVIII. Du Pilat aux Vosges. Monts de Lyon. — Du mont Pilat aux Vosges, la grande ligne de faîte n’a que trois cimes atteignant ou dépassant 1000 mètres, tous trois dans les monts de Lyon. Il y a lieu de réunir sous ce nom de montagnes de Lyon les hautes croupes qui barrent à la grande ville du Rhône les horizons du sud-ouest, de l’ouest, du nord-ouest, et séparent les eaux emportées au midi par Saône et Rhône des eaux emportées au septentrion, puis à l’occident par la Loire. Les belles collines escarpées, chargées et couronnées de palais et d’églises, qui s’avancent à Lyon même sur la rivière calme que le fleuve inquiet va dévorer, Vaise, Fourvières, Saint-Irénée, Sainte-Foy, sont un contrefort de ces montagnes ; un de leurs massifs, le mont d’Or (625 mètres), sert d’assise au fort le plus redoutable de la nouvelle enceinte lugdunienne ; de ses coteaux voués maintenant au tumulte de la guerre, on contemple une campagne paisible, admirable d’ampleur et d’opulence, des vallons gracieux, la Saône ondoyante, le plateau de la Dombes et, par delà plus de cent étangs, la ligne droite tracée dans le ciel par le fronton du Jura. Les monts de Lyon comprennent les monts du Lyonnais au sud, les monts de Tarare au centre, les monts du Beaujolais au nord.
Monts du Lyonnais. — Les monts du Lyonnais, gneissiques, granitiques et métamorphiques, ne sont pas de ceux qui arrivent à 1000 mètres, mais plusieurs dépassent 900. Ils interposent leur masse entre le Rhône et la Loire, dans l’ancien département qu’on avait équitablement appelé Rhône-et-Loire et qui continuait Saône-et-Loire au midi : ces deux noms voisins étaient en parfaite harmonie, s’appliquant l’un et l’autre à deux pays de grand faîte, mais on partagea le Rhône-et-Loire en deux. Mainte forêt a disparu de la pente des monts du Lyonnais, maint village agricole et pastoral y est devenu bourg industriel associé aux bonnes et males fortunes de Lyon. Mais leur ossature est
solide, ils ne se sont point avachis; avec moins de pluies ils sont comme un Limousin sans étangs d’où l’on voit au couchant la croupe du Forez, à l’orient l’amphithéâtre des Grandes Alpes.
Monts de Tarare. — Les monts de Tarare environnent une ville qui doit tout aux industries modernes, car il n’y a pas cent ans, avant qu’elle tissât velours et mousselines, Tarare était un pauvre bourg; ses voisines, Amplepuis, Thizy, Cours, qui ont grandi avec elle et par elle, n’étaient que des villages. Au nord-ouest de cette ruche d’ouvriers pittoresquement bâtie sur un torrent du bassin de la Saône, le tunnel des Sauvages (2926 mètres) perce en plein porphyre l'obstacle d’entre Rhône et Loire, et le chemin de fer de Paris descend vers Roanne par le beau vallon du Rhins ; au sud-ouest, le Boussièvre monte à 1004 mètres : c’est là le culmen du massif. Monts du Beaujolais. — Ainsi nommés de ce qu’ils couvrent la contrée dont la capitale était Beaujeu, les monts du Beaujolais sont faits de porphyre, de vieux grès, de calcaires. Ils entrent dans la région de l’air supérieure à 1000 mètres par le Saint-Rigaud (1012 mètres) et par le Monné (1000 mètres), proches voisins que sépare un col de 945 mètres. Ces deux cimes dont la Roche d’Ajoux (973 mètres), troisième en altitude, n’est point éloignée, sont le couronnement d’un petit massif central d’où divergent la Grosne, l’Ardière, l’Azergues, affluents de la Saône, et le Sornin, tributaire de la Loire. Le quatrième sommet s’appelle Tourvéon (953 mètres). Il fut un temps où le porphyre du Beaujolais, se continuant indiscontinûment vers l’ouest, allait s’unir avec le porphyre par lequel la Madeleine termine au septentrion la chaîne du Forez ; derrière la pierre dure dormait un grand lac de la Loire, lac sournois, comme toute onde immobile ; il lima la roche, et la Loire prit le chemin de la mer. Ainsi dissociés de la Madeleine, les monts du Beaujolais se prolongent au nord par les monts du Charolais. S’ils ont perdu beaucoup de bois autour de tant de mamelons, maintenant chauves, d’où l’on voit des lambeaux d’Alpe, de Jura, de Morvan, de Forez, leurs versants orientaux ont agrandi les vignobles d’où le vin généreux du Beaujolais coule. Monts du Charolais. — Dans les monts agrestes du Charolais, point de roche au-dessus de 774
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mètres; de vifs ruisseaux y mouillent des prairies que paissent des bœufs de renom, et cette herbe croît sur un noyau de granits qu’entourent des calcaires. Le massif du Charolais s’arrête à l’ouest, en face du Morvan, sur la baissière où passe le canal du Centre. L’étang de Longpendu, bief de partage de cette ligne d’eau, ne domine le niveau des mers que de 301 mètres, et les deux rivières qui commencent aux environs de ce col singulièrement bas se continuent admirablement : l’une, la Bourbince, sous-affluent de la Loire, va vers le sud-
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sud-ouest; l’autre, la Dheune, tributaire de la Saône, s'en va vers le nord-nord-est ; et toutes deux suivent un seul et même sillon malgré leur pente contraire. Le long de la dépression, Montchanin, Blanzy, Montceau, et près d’elle Épinac, Montcenis, surtout le Creusot, tirent du sol profond des montagnes de houille.
Morvan. — Le Morvan ou Morvand, rejeté à l’ouest, n'a point de part à l’arête européenne : il ne fait que séparer deux rivières du penchant de l’Atlantique, la Loire et l’Yonne, branche de la
Tarare : viaduc du chemin de fer de Roanne à Lyon. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
Seine. Quatre départements y concourent, Saôneet-Loire, Côte-d’Or, Yonne, et principalement la Nièvre. Son nom nous rappelle une des origines de notre peuple, l’antique nation des Celtes qui foula notre sol avant le Romain et le Germain, après les antres obscurs. Morven ou Montagne Noire, ainsi s’appelle encore un mont de la Haute-Ecosse chanté par les bardes, en un dialecte celtique, qui vit toujours, mais mort à demi. Dômes de granit et de porphyre, forêts de-hêtres, de chênes et de châtaigniers, grandes prairies, ouches, autrement dit bassins où de grands étangs reçoivent des ruisseaux et renvoient des rivières, le Morvan s’honore de ses bois, de ses torrents, de
ses prairies. L’hiver qui est long, la pluie qui est drue, la neige qui fait en hiver de la « Montagne Noire » une Montagne Blanche, y entretiennent la saveur des herbes et le suc des forêts. Ses rivières, ses ruisseaux, qui ça et là se déchirent en cascades, font un double travail. Ils arrosent les prés, ils portent les ramures que le bûcheron enlève tous les ans aux sylves morvandelles et qui vont en bateaux ou par radeaux à Paris sur la Cure, l’Yonne et la Seine : bûches, cotrets, fagots et charbon, la grande ville se chauffe aux dépens du Morvan. Dans l’ellipse allongée de 88 kilomètres sur à 48 que ces monts froids embrassent, il ne se dresse pas un seul dôme de 1000 mètres : le
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Ilaut-Folin, entre Autun et Château-Chinon, n’a que 902 mètres; le Prénelay, aux sources de l’Yonne, en a 850 ; le Beuvray, 810. Ce dernier porte sur son plateau terminal des ruines confuses, des bosses de terre, des levées, des apparences de rues et de maisons où l’on a trouvé l’antique Bibracte, cette illustre cité gauloise que les archéologues cherchaient à Autun. L’Yonne, la Cure, l’Arroux sont les principales rivières morvandelles ; grandes en hiver, grandes aux neiges fondantes, grandes après les orages, elles diminuent beaucoup pendant les sécheresses : ainsi se comportent par tout pays les courants descendus des terres fortes, des structures compactes. Si forestier qu’il soit encore, le Morvan n’a point tous les bois du temps aboli, quand ils lui valurent son nom de « Montsombre » ; tel de ses sites au bord des étangs ou sur la croupe dévêtue est pareil à ceux du Limousin dénudé. Morvan et Limousin ont d’ailleurs même nature, même substance et même histoire « cosmique » ; l’un et l’autre appartiennent au Massif Central, mais le Limousin s’y noue toujours, et le Morvan en fut dénoué quand la Loire scia le porphyre en aval de Roanne.
Côte d’Or. — Les monts du Charolais se prolongent par la Côte d’Or, qui est une chaîne basse, non sans quelques beautés : forêts, gorges dans l’oolithe avec escarpement de fronton et, sur ce fronton, des plateaux qui sont de petits causses aussi secs que ceux du Gévaudan, du Rouergue et du Quercy : d’où, dans la profondeur des ravins, en des « bouts du monde », les sources lucides, les fraîches eaux de cascatelles. Sur leur penchant d’orient, à la lisière de la grande plaine de la
Saône, la vigne donne un vin puissant, gloire de la bourgogne. La Seine en descend, la Saône y grandit. Le chaînon qui s’appelle plus spécialement Côte d'Or s’élève au sud-ouest de Dijon ; il commande la rive droite de l’Ouche, affluent de la Saône. Le Bois-Janson, à l’ouest de Nuits, en est le soulèvement le plus haut: il n’a pourtant que 636 mètres.
Plateau de Langres. — A la Côte d'Or succède le plateau de Langres, également calcaire (car il est fait de lias et d’oolithe), également tailladé sur son contour, plein de bois avec des fontaines qui donnent naissance à l’Aube, à la Marne, à la Meuse. Son altitude est faible; cependant beaucoup de gens du Nord et du Nord-Est croient de bonne foi que la froide ville forte dont il a le nom, Langres, à 473 mètres seulement au-dessus des Océans, est le séjour le plus haut de la France. Des coteaux y atteignent 450 ou 500 mètres : tels le Haut-du-Sec (516 mètres), à l’est d’Auberive, au sud-ouest de Langres ; et le mont Saule, (512 mètres), à la source de l’Aube. Faucilles. — Les Faucilles ne sont point des monts, mais un plateau monotone, de très peu de pente, déchiré sur ses rebords : obstacle très facile à franchir, et le nom de Faucilles signifie probablement les passages, les cols. Craies, calcaires, trias, ce prolongement du Plateau de Langres vers l’est a de vastes bois; il donne à la Saône ses premiers filets d’eau. Un de ses coteaux a 472 mètres, à Vioménil ; il domine de 76 mètres, si c’est là dominer, la source de la molle rivière bourguignonne. La Tête Haute, cime suprême, a 504 mètres. Au bout des Faucilles, les Vosges.
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LES VOSGES XIX. Les Vosges, leurs forêts, leurs lacs. Trouée de Belfort. — Presque tous les torrents des Vosges courent vers le Rhin ou la Moselle, affluent du Rhin, et le Rhin les emmène avec lui vers la mer du Nord, dans le domaine de l'Atlantique. Mais, tout au sud de la chaîne, là même où elle a le plus d’ampleur, des rivières s’inclinent aussi vers la Saône, tributaire du Rhône qui confisque leurs eaux pour la Méditerranée : entre autres la Semouse, l’Eaugrogne de Plombières, la Combeauté qui passe, à la cascade de Faymont, des sapinières du Val des Roches aux prairies du délicieux Val d’Ajol, le Breuchin de Luxeuil, l’Ognon qui plus bas devient un pur courant de l’oolithe et presque le rival de la Saône, le Rahin, la Savoureuse de Belfort, etc. Ainsi les Vosges contribuent à la ligne de divorce européenne. On s’accorde assez sur la celticité de leur nom, mais on ne sait trop ce que ce nom signifie. Celtique aussi, à moins qu’il ne soit allemand, le mot de bâlon, ballon, qui désigne leurs cimes, que ces cimes se terminent en rondeur par des dômes, ce qui est le cas général, ou quelles finissent en table, et, ce qui est fort rare, en pointe. Avant 1870, les Vosges nous appartenaient par leurs deux versants, et de l’est à l’ouest on était frères : bien que parlant des patois du deutsch, les Alsaciens, les Lorrains de la Sarre, de la Nied orientale, de la basse Moselle, se sentaient et se disaient Français ; même les hommes de l’Ouest, fi s vrais Français, étaient moins épris de la France que les hommes de l’Est, les ex-Allemands. Alors la plus haute cime de ces montagnes, le Ballon de Soultz ou de Guebwiller (1426 mètres), qui n'est plus nôtre, ne regardait que des vallons français : c'est à moitié chemin de l’horizon qu’il voyait la borne fluide de notre héritage, le flot inconstant. du Rhin. De l’Allemagne il n’apercevait qu'une plaine confuse, et, par delà cette plaine, les dômes bleuâtres du Schwarzwald ou ForêtNoire, chaîne extrêmement semblable aux Vosges, un peu plus haute et moins variée, qui envoie des eaux jusqu’à la Mer Noire, car elle cache les sources du Danube. Le Ballon de Soultz est. le « roi des Hautes Vosges ». Le « roi des Basses Vosges » a passé comme lui de la France à l’Allemagne : on surnomme ainsi
le Grand Donon, qui n’a que 1008 mètres ; mais, isolé dans sa majesté, et quelque peu conique lorsqu’on le contemple de loin, de Strasbourg ou de la Lorraine, on le crut longtemps le géant de la chaîne; il se dresse au nord-est de Saint-Dié, aux sources de la Sarre Blanche. Les Vosges avaient alors chez nous plus de 150 kilomètres de longueur, au delà de la moitié des 280 000 mètres qu’il y a de leur commencement à leur fin, depuis Belfort jusqu’au Rhin vers Mayence; et leur plus grande largeur était en France : 70 kilomètres environ, de Luxeuil à Colmar. Elles étaient plaquées plus ou moins sur six départements : Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle, Meurthe, Vosges, Haute-Saône ; tandis qu’aujourd’hui trois départements seulement, Meurthe-et-Moselle, Vosges, Haute-Saône, et le Territoire de Belfort, ont part à leurs dômes et à leurs forêts. Ces massifs de granit, de schiste, de grès rouge, de grès rose appelé grès des Vosges, étaient les plus boisés de nos monts, et dans ce qui nous en reste, ils le sont encore. Sur leurs sommets, ballons ou hautes chaumes, la forêt livre l’espace aux gazons, à la mousse, à la bruyère, à la roche pure, aux granits, à des grès divers : car les Vosges connaissent toutes les rigueurs du climat continental : au-dessus de 600 mètres d’altitude ce n’est plus le ciel de « Douce France », ou môme le ciel d’Allemagne qui règne sur la montagne teutono française ; mais celui du Canada ou de la Scandinavie. Plus de vigne après 500 mètres de hauteur, plus de châtaigniers après 650, plus de noyers après 700, plus de chênes après 800, plus de sapins et de hêtres après 1200, sinon des hêtreaux et des sapineaux nains comme ceux des pays mi-polaires. Hors de ces cimes suprêmes, tout ce qui n’est pas hameau, village, usine, scierie, prairie, culture, route, rivière et ruisseau, porte une livrée sylvestre, plus ou moins verte selon la prédominance, la minorité, l’absence des sapins, des pins, des épicéas, des mélèzes. Le hêtre, le chêne, le châtaignier n’y manquent point, mais ils n’y font pas de forêts aussi vastes que celles des arbres aciculaires, qui souvent gravissent uniformément tous les penchants, les mamelons, les dômes, et descendent dans tous
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les ravins jusqu'à la borne de l'horizon. Le calme des vallons, où chuchotent plutôt qu’ils ne grondent les clairs ruisseaux des scieries, n’a d’égal dans les Vosges que le silence de la forêt quand
le vent n’en fait pas vibrer les aiguilles ; sur les hautes chaumes, la paix est plus profonde encore. Si nous avons perdu le dôme culminant des Vosges et de vastes forêts, au moins nous reste-t-il
Saut des Cuves (voy. p. 65). — Dessin de G. vuillier, d’après une photographie.
leur versant pluvieux, celui qui maintenant épanche les plus belles rivières vosgiennes et qui jadis inclina vers le nord-ouest des glaciers deux fois plus longs qu’aujourd’hui les mers de glace des Alpes : ainsi fut le glacier de Moselle et Moselotte dont les deux grandes branches s’unissaient audessus de Remiremont et qui finissait vers Éloyes,
en amont du confluent de la Moselle et de la Vologne ; une moraine de 60 mètres de hauteur, où la rivière a forcé son passage, marque le bout inférieur de ce fleuve cristallisé qui avait sa source dans les névés de monts appelés de nos jours Ballon d’Alsace, Gresson, Drumont, Ventron, Rothenbach, Haut d’Honeck.
O RECLUS.
—
Es FRANCE.
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A mainte levée de pierres de moraine laissée par les glaciers disparus, les Vosges doivent leurs petits ou très petits lacs, qui ont le Gérardmer pour maître et seigneur. Le lac de Gérardmer, quoique le premier de toutes les Vosges, n’a que 2000 mètres de long sur 500 à 750 ou 800 de large, 5000 mètres de contour, 122 hectares, avec des profondeurs qui ne vont, paraît-il, qu’à 35 mètres seulement. A 631 mètres d’altitude, son eau transparente reflète au midi des coteaux, au nord une montagne de 929 mètres ayant bois et prés. « Sans Gérardmer et un peu Nancy, que serait la Lorraine ? » dit le Lorrain des Vosges. La moraine de retenue du lac, haute de 70 à 80 mètres, se dressant à l’ouest, là justement où le sol trouvait sa pente naturelle, le Gérardmer s’écoule à l’est, devant la ville dont il a le nom ; il s’en va par le torrent de la Jamagne, et la Jamagne court se mêler à l’ « honneur des Vosges », à la belle Vologne, qui, faite par les lacs de Longemer et de Retournemer, vient de se briser à la célèbre cascade du Saut des Cuves. Le Longemer (75 hectares) est à 716 mètres audessus des océans; long de 1800 mètres, mais n’ayant que 300 à 500 mètres de large, avec 32 mètres de creux extrême, la sapinière qui le domine monte jusqu’à 1070 mètres sur les flancs du mont de la Brande. La troisième « mer » de la Vologne, le Retournemer, a 8 hectares d’aire et 13 mètres de profondeur, à 780 mètres d’altitude. Cette mer n’est qu’un étang d’entre-monts, dans la pelouse, entre de splendides hêtraies et de non moins belles sapinières. Ces trois lacs, on voulait les transformer en trois bassins pour le service des écluses du canal de l’Est : Retournemer aurait tenu 1 450 000 mètres cubes en réserve, Longemer 5 162 500, Gérardmer 3 400 000. Mais on a préféré puiser l’eau dans la Moselle aux environs de Remiremont et l’amener par une rigole de 43 kilomètres au lac artificiel de Bouzey dont la contenance est de 7 100 000 mètres cubes. Une quatrième mer, à 1050 mètres de haut, c’est Blanchemer, que la tourbe envahit, au pied des sapins et des hêtres du Rothenbach ; on en a fait ce qu’on n’a pas fait de Retournemer, Longemer et Gérardmer: une réserve d’eau, non pour un canal, mais pour les prairies et les engins de la Moselotte supérieure. Le lac du Corbeau, soumis au même
sort que Blanchemer par les usiniers de la Moselotte, dort à 900 mètres entre des monts d’un granit porphyroïde rougeâtre assombri par des sapins. Le Haut d’Honeck ou Hoheneck est maintenant le monarque de nos Vosges : ayant 1366 mètres, il ne le cède au Ballon de Soultz que de 60 mètres, pas môme la hauteur des tours de Notre-Dame, ce qui en fait le second sommet de toute la chaîne. Moselotte, Vologne, Meurthe naissent à ses pieds et il domine la fameuse Schlucht1 dont la route2 est si belle au-dessus du Longemer et du Retournemer, jusqu’au col d’où l’on arrive soudain sur les horizons de l’Alsace. De ce Haut des Chaumes, nom que les paysans lorrains donnent au Hoheneck, de préférence au mot allemand qui leur écorche le gosier, le regard se perd sur les monts, collines et plaines de Lorraine, sur le grand val d’Alsace, le ruban du Rhin, les lointains profils de la Forêt-Noire et du Jura. De là au sud, le Ventron monte à 1209 mètres, le Drumont à 12263, le Cresson à 12494, le Ballon d’Alsace, mont sombre, à 12425 : on pourrait aussi bien l’appeler Ballon de Lorraine ou Ballon de Franche-Comté, car le département des Vosges et celui de la Haute-Saône s’y appuient comme l'ancien département du Haut-Rhin. Le ballon de Servance (1210 mètres), vers les sources de l’Ognon, porte à son faîte le fort Salbert, l’un de ceux qui défendent les abords de Belfort ; le Ballon de SaintAntoine atteint 1128 mètres, le Ballon de Lure ou Planche des Belles-Filles 1149, le Bærenkopf 1077 ; puis les Vosges s’abaissent précipitamment sur la Trouée de Belfort, dépression qui n’a que 320 mètres d’altitude. La trouée de Belfort, point très vulnérable, est un passage naturel pour les armées, les voies de fer, de terre et d’eau entre les versants du Rhône et du Rhin. Le canal du Rhône au Rhin en profite pour pénétrer du bassin du Doubs, rivière suisse et comtoise, dans le bassin de l'III, rivière alsacienne, longtemps parallèle au Rhin qui finit par la boire ; le chemin de fer de Paris à Bâle emprunte également ce large sillon, qui sépare les Vosges du Jura. Belfort, place qui donne son nom à la trouée, est chargée de garder ce bas-fond, porte de l’Allemagne sur la France, de la France sur l’Allemagne. 1. 2. 3. 4. 5.
Mot allemand : la gorge, le défilé. D’Épinal à Colmar. Sa tète est en Allemagne. Son sommet est « deutsch ». Sa cime est germaine.
LE JURA
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LE JURA XX. Jura : Cluses et Combes. — Presque toutes les Vosges ont. été nôtres, mais nous n'avons jamais possédé qu’une partie du Jura : cette montagne emplit la Suisse occidentale, franchit le Rhin à la cascade de Schaffhouse, et, passant en Allemagne, y traverse le Danube ; puis ses plateaux, se prolongeant au loin sur « l’empire des bonnes mœurs et de la crainte de Dieu », vont former la Rude-Alpe (Rauhe Alp), montagne de Souabe, à laquelle succède le Jura de Franconie, montagne de Bavière. Dans le « pays de la frivolité », c’est-à-dire chez nous, il recouvre en tout ou en partie le Doubs, le Jura, l’Ain, avec un lambeau de Saône-et-Loire, et sa longueur y est d’un peu plus de 250 kilomètres, du nord-est au sud-ouest. Il est principalement formé des calcaires qui ont pris de lui le nom de jurassiques; mais on y trouve aussi des roches plus anciennes, lias et trias, et des roches plus modernes : notamment le néocomien, craie qui doit justement son nom à Neuchâtel, en latin Neocomum, ville assise à l’orient du massif, au pied du Jura d’Helvétie, au bord d’un lac d’où déflue un tributaire de l’Aar, autrement dit un sous-tributaire du Rhin. A l’occident et au sud, les torrents se bâtent vers le Rhône : le Jura fait donc partie de la grande crête européenne. Moins boisé que les Vosges, il a beaucoup plus de masse. Au lieu de cimes arrondies, on trouve ici de longues arêtes parallèles, sur des plateaux qui tantôt sont nus, tantôt voilés de forêts où les sapins et les épicéas dominent. Le retrait des roches, les secousses et poussées intérieures, les météores, les glaciers préhistoriques, tant ceux du Jura même que les grandes mers de glace des Alpes, qui furent assez longues, assez hautes pour passer par-dessus les cols jurassiens, enfin l'eau libre, extérieure, des torrents, et l’eau captive, intérieure, qui use les chambres de pierre et les prépare à l’effondrement, ces causes de tout temps franchement ou sournoisement agissantes ont tellement coupé ces plateaux, que, sans parler du Jura d’Allemagne, le Jura francosuisse se divise en cent soixante chaînons plus ou moins profondément isolés les uns des autres. En ses cassures, des ruisseaux très froids et très clairs glissent dans des abîmes étroits, presque obscurs, tant ils s'éloignent du ciel entre de
gigantesques rochers droits. Ces couloirs et corridors, on les appelle en Franche-Comté des cluses : telles celles du Doubs, de l’Ain, de la Bienne, de l’Albarine et de la Valserine. Une infinité de petites fuites ou de larges gouffres percent le plateau, qui est morne, tourbeux, marécageux et d’un climat rude. Les eaux d’occasion, les ruisseaux, même de petites rivières, filtrent invisiblement dans ces trous comme dans un crible, ou se perdent en cascade, puis elles retournent à la lumière par des fontaines superbes. Peu de ces « avens » du Jura sont grands et beaux à voir. L’un n’est qu’un cailloutage où passe le ruisseau, l'autre une fuite obscure dans un antre étroit, ou un entonnoir encombré de blocs, ou une cascade de pierres, de ronces, d’arbustes, avec la rumeur de l’eau quand la pluie ou la neige fondante évoque un torrent. Parmi ceux dont on sait on dont on soupçonne à quelles fontaines des niveaux inférieurs ils répondent, on nomme : Les gouffres qui soutirent la Voye et la Voître, dans le bassin de Sancey, qui est un plateau dominé au nord par le chaînon du Lomont, à 10 ou 12 kilomètres au sud-est de Clerval ; cette Voître. cette Voye, les torrenticules absorbés par les puits des environs de Vellevans et de Servin, tout cela, suppose-t-on, rejaillit par la puissante source du Cuisancin, tributaire du Doubs en face de Baumeles-Dames. Le Creux-sous-Roche où descend le ruisseau du Pontot, et le Grand Terreau qui confisque la source de la Vaivre, dans le bassin fermé de Saone et de la Vèze, à l’est et non loin de Besançon, par delà l’escarpement de la rive gauche du Doubs. Où rejaillissent les eaux attirées par ces deux avens? Par les trois belles sources d’Arcier, en amont de Besançon? ou par le puits de la Brême, gouffre voisin d’Ornans, sur le bord d’un affluent de la Loue et qui, tantôt aspire cet affluent, tantôt régurgite un bruyant torrent trouble ? Le creux de Renale, le creux de Passegros et de nombreux « emposieux » des plateaux de Goux, de Sept-Fontaines, de Levier, de Chaffois, etc. : ils réunissent, dans l’ombre sourde, leurs mille ruisseaux pour composer la maîtresse fontaine de tout le Jura, dans le cirque où la Loue jaillit écumante et bondissante.
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Le creux de Biard ou de Billard : c’est un fort aux Grands Causses méridionaux. Il s’en distingue, beau précipice de 300 mètres de tour où tombe, de en beauté moindre, par l’absence de dolomies 123 mètres (?), un tout petit torrent au bord dudélitables ; ses parois de rebord sont moins brilquel on ne rencontre plus depuis longtemps l’anilamment et diversement colorées, et surtout mal sensé, rangé, familial qui lui valut son nom moins sculptées en tours, en pignons, en obélisques, en donjons, forts, palais et cathédrade l’Oursière. Cet abîme, au fond duquel on peut les, cités aériennes d’une miraculeuse grandeur. descendre en s’aidant des aspérités de la roche, Inférieur, donc, et quelques autres à nos Causses pour avens du voisinage la découpure fantassont, à n’en pas tique des rebords, douter, les bouches il leur est infinisupérieures de la ment supérieur par caverne d’où.fuit le la parure des arsuperbe Lison. bres. Le Causse n’a Loue, Lison, que des bois chéOrbe, les fontaines tifs, et là seulede ces trois rivières, ment où la malisont des merveilles gnité des hommes de la nature. Cette lui a laissé quelque dernière , fraîche bouquet de pins, Vaucluse, n’est pas quelques buis, quelà nous, mais elle que chêne raboujaillit tout près de la gri ; tandis que le frontière, en Suisse, s’honore de liJura à quelques pas de vrer aux vents des Vallorbe, assez semhauteurs et de faire blable à notre Sortriompher des neigues du Larzac par ges de l’hiver mainJe site, le jaillissete vaste sapinière ment, l’abondance. presque sans rivale C’est au fond d’un en Europe. Aucun cirque barré par des bois du plateau des parois immenou de ses chaînons ses que ces trois n’a les 20 000 hecsources et mille tares de la forêt autres saluent la de Chaux, chênes, splendeur du jour. hêtres et charmes Aussi, quand on requi couvrent, à monte, en sa cluse, l’occident et au un des courants du Carte des Vosges et du Jura. pied même du masJura, faut-il toutoute la presque sif, jours butter, à l'oripresqu’île d’entre Doubs et Loue en amont de leur gine môme de ces eaux joyeuses, contre quelque confluent, mais il n’y a guère de sapins plus colossal escarpement de pierre vive. élancés, plus élevés, plus souples et forts que Ainsi, des hauts plateaux durs, maussades, batceux de la plupart des triages de la montagne, tus des vents contraires, effacés en hiver sous la notamment dans la Haute-Joux, au sud-est de neige épaisse; des trous, des abîmes, qui, sous la ville de Salins. d’autres noms, sont des avens engouffreurs de Très large est la masse du Jura1, très dure son torrents; et, tout autour du terre-plein, des esascension depuis les plaines de la base. Heureusecarpements de roc droit tombant sur des talus raides ou, d’un seul apic, jusqu’à la transparente 1. Jusqu’à 86 kilomètres. rivière d’en bas : en cela le Jura est très pareil
Une cluse du Doubs. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie
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ment pour les routes et chemins de fer que çà et là des cirques appelés combes entaillent le mur des rocs et montent jusqu’à l’entablement des hautes plaines ; heureusement aussi que de profondes brèches sabrent les chaînons parallèles et mènent les hommes, les chariots, les convois d’une cluse à l’autre sans trop harasser les attelages, sans trop essouffler les locomotives. Telles, entre autres, les deux brisures de Silan et des Hôpitaux : l’une, entre le lac de Nantua et celui de Silan, laisse passer, à 623 mètres d’altitude, le chemin de fer direct de Paris à Genève ; l’autre, entre la cluse de l’Albarine et le vallon du Furand, conduit la voie de Paris à Turin par un col qui n'a que 370 mètres au-dessus des océans. Le premier des pics du Jura, le Crêt de la Neige, entre Rhône et Valserine, se lève près des défilés où le beau fleuve, en aval du lac de Genève, perce les montagnes pour descendre de coude en coude aux plaines du Lyonnais et du Dauphiné. Il n’est point éloigné de la petite ville française de Gex, il regarde la grande ville suisse ou plutôt cosmopolite de Genève, le lac Léman, le Mont-Blanc, frontière d’Italie, et l’entassement des monts helvétiques. Belvédère pour admirer les Alpes, il humilie ses 1724 mètres devant leurs 4810 mètres, ses crêtes devant leurs pointes, leurs cornes et leurs pyramides, ses neiges d’une saison devant leurs glaciers éternels. Nulle part on ne voit mieux la majesté des « Montagnes Blanches ». Mais si, du haut d’un pic aventureux des Alpes, on peut mépriser les lignes droites du Jura, dans les cluses, thébaïde profonde, on peut oublier les Alpes. Où vivre plus loin du monde? Et quel pays a des eaux plus transparentes, des roches plus nobles et plus symétriques ? Le plus grand parmi ses frères, ce Crêt de la Neige ne les regarde pas de bien haut, car près de lui le Reculet de Thoiry monte à 1720 mètres, et sur le même chaînon se dressent aussi le Colombier-de-Gex (1691 mètres), le Montoissey (1671 mètres), le Montrond (1650 mètres), et le Grand-Crédo (1624 mètres), qui a pour vrai nom le Crêt-d’Eau. Celui-ci n’est pas le premier venu : à ses pieds, le Rhône, qu’il serre contre le Vuache, mord la pierre du lit profond qui le dégage peu à peu de l’étreinte des deux montagnes ; à son flanc escarpé s’accroche le fort de l’Écluse ; dans ses entrailles un tunnel de 3900 mètres livre passage au chemin de fer de Genève à Lyon ; de sa cime on voit le Léman, le lac du Bourget, le lac d’Annecy.
Ces monts majeurs sont tous les six dans l’Ain, près de la frontière suisse ; dans le Doubs, le Noirmont (1550 mètres), et dans le Jura, le Mont-d’Or (1463 mètres), avoisinent également l’Helvétie; ils la touchent même. Quand de cette arête supérieure, la plus orientale en France, on marche vers l’occident, et qu’on franchit l’un après l’autre les chaînons, c’est comme si l’on descendait les degrés d’un prodigieux escalier dont la dernière marche tomberait sur la Bresse et la Bombes, terres plates. L’eau la plus puissante du Jura de France est le Rhône, que le Léman tempère : terrible pourtant, en guerre éternelle contre sa montagne et sa plaine. La montagne le serre de toutes ses forces, mais il lui échappe, comme un serpent glissant qu’on tient dans la main; la plaine, faite des boues qu’il apporta dans les lacs abolis par lui, il la fouille et fend, il la déplace et dévore. L’Ain, rivière magnifique, lui arrive directement, de cluse en cluse, augmentée de la Bienne translucide et de l’Albarine aux hautes cascades; le Doubs lui vient très indirectement, par la Saône. Le Doubs reçoit un fort beau courant jurassien, la Loue, fameuse par sa fontaine, ses gorges et précipices, ses détours saccadés et la fontaine de son Lison. Il prend d’abord le chemin du Rhin de Bâle, et l’on peut croire qu’il l’atteignit autrefois par les défilés où courent maintenant la Sorne et la Birse ; puis, de cassure en cassure, qu’il ait ou non taillé sa route lui-même, une autre pente le roule au sud-ouest vers la Saône phlegmatique. C’est lui qui forme, à 850 mètres d’altitude, le plus grand lac du Jura français, le Saint-Point. Comparé aux lacs du Jura suisse qui s’épandent à l’orient de la chaîne, le Saint-Point, n’est qu’une mare : avec les 400 hectares que lui fait une longueur de 6000 mètres sur une largeur de 600, 700, 800, il arrive à peine au dixième du lac de Bienne (4320 hectares), au cinquante-septième du lac de Neuchâtel (23 010 hectares)1, au cent-quarantetroisième du Léman (57 320 hectares). Bleu, profond, des fontaines du roc accroissent l'onde que le Doubs lui confie; des monts le commandent, des sapins l’ombragent, des villages l’égayent, dont un lui donne son nom, qui depuis quatre ou cinq cents 1. Depuis la « régularisation » des eaux du pied du Jura de Suisse, autrement dit depuis qu’on a versé te lac de Bienne dans l’Aar par une voie artificielle plus courte que la voie naturelle, la surface de ces deux nappes a diminué.
LE JURA ans remplace celui de Damvautier. Autrefois, disent les vieux conteurs du pays, il n’y avait pas ici de lac ; le Doubs coulait, étroit et rapide, au pied d’une ville de Damvautier ; quand le lac naquit, il s’appela comme la cité qu’il venait d’engloutir. Si le Doubs élevait de quelques mètres le seuil de son déversoir, le Saint-Point s’unirait au sud-ouest, pardessus des prés humides, au petit lac de Remoray dont la Taverne apporte le tribut au Doubs : il aurait alors 10 kilomètres de long. Cette expansion du Doubs est un lac de vallée, par opposition aux lacs de cluse, tels que celui de Nantua, et aux lacs de combe, tels que celui de Châlin. Le lac de Nantua serait sévère s’il n’avait à l’un de ses bouts la petite ville sous-préfectorale qui l’a baptisé, et à l’autre une plaine do quelque ampleur. Des monts dominent de 300 à 400 mètres son miroir, parois vives ou talus escarpés avec sapins, buis et hêtres. Ayant 2500 mètres de long sur 400 à 700 de large, il remplit d’une eau pure, profonde de 45 mètres, un bassin de 144 hectares, à 475 mètres d’altitude. Une petite rivière de 756 litres de portée moyenne le verse dans l’Oignin, tributaire de l'Ain. Le chemin de fer de Paris à Genève, qui longe le lac de Nantua, en remonte ensuite le maître affluent, le torrent de Merloz, et bientôt après il descend, au delà d’un col de 623 mètres, sur un autre et plus petit lac de cluse, le lac de Silan : celui-ci n’a qu’une largeur de fleuve, 250 mètres, avec 2 kilomètres de longueur et 50 hectares d’étendue ; solitaire, il dort au pied des rochers hautains de Champbraillard, à 595 mètres d’altitude. Son eau s’en va vers la Valserine, affluent du Rhône. Nappe de Silan, vallon du Merloz, eau de Nantua, plaine de l’Oignin furent jadis un seul et même léman. Le plus grand des lacs de combe, le lac de Châlin, reçoit son cristal de trois ruisseaux sortis d’un fond de roche entre de grands blocs couverts de mousse humide. 2500 mètres sur 500 à 1000, 220 hectares à moins de 500 mètres au-dessus des mers, telle est sa grandeur ou sa petitesse : un court torrent dont l’étiage ne passe pas 123 litres par seconde, mais dont la moyenne est de 801 et l’extrême puissance de 26690, le Bief d’Œuf emporte à l’Ain, sur une pente raide, l’excès de cette « mer », comme diraient les Vosgiens. Les lacs de combe sont moins profonds, moins sombres que les lacs de cluse, et il en est de même des lacs de vallée. De nature calcaire, le Jura ne saurait manquer de ces « katavothra », espèces d’avens où s’englou-
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tissent des déversoirs de lacs dans le Péloponèse. Ainsi arrive-t-il au lac de l’Abbaye (90 hectares), sis à 879 mètres d’altitude sur le morne plateau de Grandvaux : son émissaire s’abîme en cascades et on ne le revoit plus, à moins que cette onde égarée dans la nuit ne soit l’origine de l’Enragé, grande source de la rive droite de la Bienne, près Molinges, à 20 kilomètres au sud-sud-ouest de l’engouffrement. Ainsi encore, le lac d’Antre, blotti à 824 mètres entre de tristes montagnes : son eau descend souterrainement vers un tributaire de cette même Bienne, vers l’Héria, dans le vallon duquel elle bouillonne en fontaines près des ruines de la ville d’Antre, cité gallo-romaine fondée, dit-on, sous Auguste. Des arêtes intérieures du Jura, cernées par d’autres arêtes, la vue est courte et triste, excepté du front des rochers qui regardent le précipice des cluses, l’effondrement des cirques et l’argent des rivières. Fût-il circulaire, le panorama n’y embrasse qu’étangs, sapins et prairies, avec quelques champs; et par la hauteur de leur socle les monts les plus hauts ne sont ici que des collines. Mais des deux arêtes extérieures le spectacle est immense : des créneaux du talus d’orient, le plus haut de tous, on voit le Léman, le Jorat, la Suisse de l’Aar, les Grandes Alpes, les névés éclatants, le MontBlanc, notre Gaourisankar. Des créneaux du talus d’occident, plus bas que tous les autres, une plaine fuit jusqu’à des montagnes bleues où sombre le soleil. Cette plaine, entre Saône et Jura, s’appelle de deux noms : au sud la Dombes, au nord la Bresse. XXI. Dombes et Bresse. — La Dombes s’étend à 260-300 mètres d’altitude, sur 113000 hectares, entre le rebord de trois talus : l’un qui plonge sur la rivière d’Ain, l’autre sur le val de Rhône, le troisième sur la rive gauche de la Saône. Inclinée, mais faiblement, du sud-sud-est au nord-nordouest, dans le sens de ses ruisseaux impurs dont le plus grand s’appelle Chalaronne, elle se déposa dans un antique lac de la Saône, qui n’avait pas encore démoli son barrage de roche au pied du Mont-d’Or, en amont de Lyon ; puis les immenses glaciers manièrent et remanièrent son argile et la sillonnèrent de faibles replis parallèles. Quand les forêts l’habillaient, elle était salubre, et depuis l’an 1853 elle le redevient ; mais pendant de longs siècles 19000 à 20000 hectares d’étangs en firent un hôpital caché dans les brouillards ;
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il y a trente ans à peine, on ne vivait en moyenne que vingt-cinq années dans cette patrie des fébricitants, et d’une vie débile, scrofuleuse, qui n’était que fièvre et douleur. Dans vingt-un de ses villages, il y avait moyennement 117 morts pour 100 naissances. L’homme le la Dombes, « lourd, long, lent, lâche », méritait plus que son voisin du nord les quatre l’infligées au Bressan. Ces étangs, ombragés parfois par les arbres des buttes qu’on appelle les « poipes », et presque tous faits de main d’homme, dataient des siècles les plus religieux du moyen âge, de l’époque des couvents nombreux, des jeûnes rigides qui faisaient le poisson presque aussi nécessaire que le blé. Ils étaient aussi l’œuvre de la guerre : elle dépeuplait ce sol d’argile, il n’avait plus assez d’hommes pour diriger ses traînants ruisseaux, et peu à peu ceux-ci s’assemblaient en étangs. Alors on aida la nature dans cette œuvre de mort ; les gens de la Dombes barrèrent tout ce qui pouvait être barré. Ce fut leur manière de féconder ces terres froides : deux ans ou plus sous l’eau ; puis, l’étang vidé pour le poisson, un an de culture sur le sol exondé. En moyenne, sur 19215 hectares d’étangs, 12000 étaient couverts d’eau, plus de 7000 découverts. Depuis 1853 on y a tracé des centaines de kilomètres de routes et des chemins de fer ; on y a mêlé du calcaire au sol, curé des mares malsaines qui, devenues champs, bois ou prairies, n’enfièvrent plus l’air de la contrée ; 10000 à 11000 hectares d’eau croupie ont disparu. Le sang du pêcheur d’étangs charriait la faiblesse, la mort avant l’âge, celui du laboureur roulera l’ardeur et la force. La vie moyenne a passé de vingt-cinq à trente-cinq ans dans les bourgs les plus paludéens, et la population y a grandement crû. La Bresse, au nord de la Dombes, est plus grande qu’elle et un peu plus basse (200 à 250 mètres). Elle se déroule entre le Jura, la Saône et le Doubs tout à fait inférieur ; elle couvre le nord-ouest de l’Ain et une portion de Saône-et-Loire. La basse
Veyle, la Reyssouze, la Seille dormante, sont les rivières de cette plaine zébrée de bois, qui fut aussi peut-être un lac de la Saône. Elle eut, elle a des marais, mais bien moins que la Dombes, et jamais la fièvre n’y brûla, puis n’y glaça pour toujours autant de malades. Néanmoins tel de ses étangs devrait être séché, telle de ses prairies spongieuses « exprimée » par des canaux, tel de ses ruisseaux indolents hâté par des sections d’isthme. Si platement qu’elle s’étale, la Bresse descend assez du Jura vers la Saône pour qu’on n’y souffre aucune stagnance des eaux. Au nord du cours fantasque du Rhône, entre Genève et l’embouchure de l’Ain, toutes les chaînes parallèles s’appellent Jura. Au sud du fleuve, elles cessent de porter ce nom : on les comprend dans les Alpes, mais leur nature et parfois leur direction les rattachent au Jura, dont sans doute elles firent partie. Tout montre que le fleuve ne courut pas toujours dans son lit contemporain ; il fut un temps où il n’avait pas limé les monts qui l’enchaînent aujourd’hui, de l’évasement de Genève aux plaines de Lyon. A l’époque où le défilé de Pierre-Châtel était un bloc vif, le Rhône, qui passe maintenant dans cet étroit couloir, se frayait vers la Méditerranée des sentiers qu’il abandonna : il s’achemina peut-être par le lac d’Annecy et Albertville ; puis, à une autre période, par le lac du Bourget, Chambéry et le lac d’Aiguebelette ou le val que suit aujourd'hui l’Isère. Ces mutations de vallée semblent impossibles à l’homme qui voit, toute sa vie durant, la rivière couler fidèlement au pied du même coteau, ou tomber du même moulin sur les mêmes pierres, entre les mêmes arbres et les mêmes prairies ; mais le temps peut tout. S’il est vrai que le Rhône coula où coule de nos jours l’Isère, dans ces temps reculés la Grande-Chartreuse et divers massifs calcaires de la Savoie tenaient au Jura ; et sous nos yeux, au delà même de l’Isère, c’est encore le Jura qui, sous le nom d’Alpes, pousse vers le midi des montagnes dont la roche a la texture des chaînons jurassiens.
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Le Mont-Blanc, vu du Buet, d’après une photographie.
LES ALPES XXII. Les Alpes en Europe. -— Il y a dans le monde, en Asie, en Amérique, en Afrique, des monts plus élevés que les Alpes, mais il n’en est pas de plus beaux. Le « Palais des neiges », l’Himalaya, dresse dans le ciel un pic double du Mont-Blanc, le Gaourisankar, haut de 8840 mètres ; les Andes ont des pics de 7000 mètres, et, dans ce que nous connaissons de l’Afrique, une montagne se dresse à 1300 mètres au-dessus du monarque des Alpes. Mais l’Himalaya est sinistre, les Andes bien souvent très sèches et stériles, et les Monts Africains, plus vivement éclairés, n’offrent pas au soleil tropical d’aussi vastes champs d’éclatante froidure que la frissonnante épaule des Alpes. Leur nom vient-il d’un radical alb, signifiant blanc ? Il serait vrai, tant il y a d’étincelants névés et de glaciers poudrés de neige sur les épaules de O. RECLUS. —
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leurs géants. L’hiver éternel y luit sur des centaines de milliers d’hectares, quand dans nos Monts Français, en pleine Auvergne, au vent du nord, à l'ombre des rocs et des sapins, c’est, à peine si durant l’été, dans quelque fondrière où le soleil ne descend jamais, il reste encore assez de frimas pour dresser un homme de neige. Ces glaciers, ces névés font des torrents louches qui s’écroulent de roc en roc jusqu’au lac dont ils sortent purs. Ainsi naissent, ainsi grandissent les plus nobles rivières de l’Europe, le Rhône, l’Aar, le Rhin, l'Inn, le Tessin ; et trois mers, l’Atlantique, la Méditerranée, le Pont-Euxin, boivent aux lacs de la Blanche Montagne. Si trois mers se disputent l’éternel hiver des Alpes, cinq langues sonnent dans leurs vallées. L’allemand, de Bâle jusqu’aux portes de Vienne en Autriche ; le slave, en plusieurs dialectes, dans les I — 10
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Alpes orientales du bassin de la Brave et de la Save ; le français, de Fribourg à Nice ; l’italien, sur le versant du Pô et de l’Adige ; le roumanche, dans les gorges supérieures du Rhin et de l’Inn. Ces langues luttent entre elles, et l’allemand contre toutes : contre le français en Suisse, contre l’italien dans le Tirol méridional, contre le roumanche dans les Grisons, contre les langues slaves dans les Alpes autrichiennes ; l’italien est aux prises avec le français dans les montagnes italiennes qui se relèvent vers le Viso, le Mont-Blanc, le Mont-Rose, avec l’allemand sur le haut Adige, avec le slave aux horizons de l’Adriatique. Dans cette guerre, le français gagne sur l'allemand en Suisse et perd contre l’italien en Italie ; l’italien empiète sur le français et l’allemand, mais n’empiète plus sur le slave; l’allemand, qui recule lentement, devant le français et l’italien, avançait rapidement sur le slave, mais ce temps n’est plus, et le slave avance à son tour sur l’allemand. Quant au roumanche et à son frère le ladin, ces deux langues franchement néo-latines sont condamnées à mort, et c’est l’allemand qui va les exécuter. Cinq pays, la France, la Suisse, l'Allemagne, l’Autriche, l’Italie, ont leur part de ce suprême château d’eau de l’Europe dont les rocs, les pics, les gorges, les cirques, les chaos, les glaciers, les névés, les lacs, les forêts ont ensemble environ 25 millions d’hectares, qu’il faudrait dix vies d’hommes pour connaître et pour admirer. La part de la France est grande et belle. XXIII. Le Mont-Blanc. — Il y a vingt-cinq ans, la tête de nos Alpes, en même temps que de la France, était la Barre-des-Escrins, dans le Pelvoux de Vallouise, en Dauphiné. L’accession de la Savoie nous a valu divers pics supérieurs à 4000 mètres, et parmi eux le Mont-Blanc, qui dépasse le Pelvoux de 707 mètres. Le Mont-Blanc, en Savoie, sur les frontières de la Suisse et de l’Italie, est le prince des Alpes, le pic majeur de la France, même de l’Europe : pour monter plus haut, il faut aller jusqu’au Caucase. Inférieur de 852 mètres à l’Elbrous caucasique, il dépasse de 1256 mètres la Sierra Nevada de Grenade, de 1406 l’Aneto des Pyrénées, de 1760 le mont supposé le plus haut de la péninsule slavo-grecque, de 1819 le Gran Sasso des Apennins, de 2156 le Tatra des Carpates, de 2206 le culmen de la Scandinavie ; il a 2924 mètres de plus que le Puy de Sancy, 3086 de plus que le Jura, 5584 de plus que les Vosges.
Il fut gravi pour la première fois il y a juste cent ans, en 1786, par Jacques Balmat, pâtre du val de Chamonix. Il passait pour inaccessible. Aujourd’hui des gens de tout peuple en font l’ascension, hommes, femmes, en été, même en hiver, avec quelque danger, et beaucoup de peine à cause du mal de montagne, le soroche des Andes, qui fait siffler les tempes, bourdonner les oreilles, qui casse bras et jambes, sèche la gorge et donne la passion de dormir. Arrivé sur une arête de 200 mètres de long, avec un mètre seulement de largeur à l’endroit le plus haut, on est au sommet de l’Occident, en un climat d’une moyenne annuelle de — 17 degrés, à 3760 mètres au-dessus de Chamonix, bourg de la base du mont, à 4455 mètres au-dessus du lac de Genève, à 4810 mètres au-dessus de la mer. De ce beauregard suprême, qui fut plus haut encore, mais, lui aussi, les siècles l’usent, on voit nettement ou confusément, suivant la pénétrabilité de l’air, une partie de la Suisse, de la Savoie, de la France, du Piémont, des monts géants et des demicolosses, des névés et des glaciers sans nombre plus visibles que les pics ou les croupes dès que le soleil étincelle sur leur blancheur, des cols, des vallées, des lacs qui brillent, des noirceurs de forêts. Le monde que l’on contemple de là va des Vosges aux Apennins, et des créneaux de Cévenne aux neiges de Tirol. Le massif du Mont-Blanc, s’il est le plus élevé des Alpes, n’est pas, tant s’en faut, le plus long et large, le mieux cintré de puissants contreforts, car il n’a guère que 50 kilomètres du nord-est au sudouest, avec 14 d’ampleur extrême ; mais ce colosse de protogyne, de granit, de gneiss, de talc, de micaschiste, d’amphibole, épanche d’admirables glaciers dominés par des ruines de montagnes inouïes, par des aiguilles terribles qu’on ne gravira jamais qu’au péril de la vie : Aiguilles du Géant (4010 mètres), des Grandes Jorasses (4206 mètres), du Dru, du Midi, Aiguille Verte (4127 mètres). Ces aiguilles présentement pointues furent des coupoles, comme l’est resté jusqu’à ce jour le Mont-Blanc, que sa profonde neige a mieux garanti de la décadence. Le superbe glacier d’Argentière, vraie source de l’Arve, a 2600 hectares, et derrière la caverne d’où l’Arvéron fuit avec colère pèsent près de 6000 hectares de frimas, trois glaciers qui se réunissent en un fleuve compact appelé Mer de Glace. Avec leurs 7 milliards 580 millions de mètres cubes, les glaciers pendus sur le seul val de Chamonix allaiteraient pendant cinquante jours le
LES ALPES
Rhône, ce grand et beau fleuve, tel qu’il passe devant Beaucaire ; et, à leur supposer une épaisseur moyenne de 50 mètres1, les 28 250 hectares de glace de toute la montagne suffiraient pendant douze à quinze ans au courant de la Seine à son étiage extrême sous les ponts de Paris. De ces 28250 hectares, près de 17 000 confient
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à la France les eaux éternelles qui coulent dans les chambres de cristal du glacier : c’est à l’Arve, affluent du Rhône, qu'ils les envoient, à l’Arvéron et au Bon Nant, tributaires de l’Arve, à l’Isère, qui court vers le même fleuve que le torrent de Chamonix. 7000 hectares se versent en Italie, dans la Boire Baltée, affluent du Pô ; plus de 4000 s’incli-
Carte des Alpes françaises.
lient vers la Dranse valaisane et le Trient, courants suisses du bassin du Rhône. L’un de ces blocs immenses d’eau compacte, le glacier des Bossons, s’abaisse jusqu’à 1099 mètres, tout a fait dans la vallée de Chamonix, dont la bourgade est à 1050 mètres d’altitude. Vallée qui n’était point visible dans les temps reculés, pen1. Certains glaciers ont de 450 à 500 mètres d’épaisseur.
dant la période « glaciaire ». Alors les mers de glace du Mont-Blanc étaient vraiment des mers : l’une descendait dans le Piémont jusque vers les lieux où le Pô, vieil Éridan, apporte et emporte des alluvions ; une autre ne s’arrêtait qu’à la rive gauche du Rhône en aval de Lyon, une autre atteignait le Rhin en amont de Bâle ; et ces glaciers s’unissaient à ceux du Haut Rhône, du Jura, de la Forêt-Noire.
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Dans l'ère actuelle, les glaces du Mont-Blanc avancent ou reculent, par périodes ; en ce moment elles recommencent à marcher en avant, après avoir marché plus de vingt ans en arrière. En même temps que l’extrémité d’en bas des glaciers, monte ou descend aussi la frontière inférieure des neiges persévérantes, qui est pour l’instant à 2800 mètres environ sur le versant méridional, à 2700 mètres sur le versant du nord. Tel est ce géant des monts d’Europe, si beau dans sa blancheur immaculée, quand, venant de Genève, on l’aperçoit tout à coup du fond de la vallée de Sallanches.
XXIV. Du Mont-Blanc aux Alpes Maritimes : Vanoise. — Il est des Alpes françaises qui rivalisent avec le Mont de Chamonix. A une douzaine de lieues au sud-est du MontBlanc (par la route de l’aigle et de l’hirondelle), parmi des pics frontières dont le plus élevé1 s'approche plus de 4000 mètres que de 3500, naissent dans la neige immortelle deux torrents plus puissants et terribles qu’on ne saurait dire, l’Isère et l’Arc. Entre ces deux râpeurs de la grande montagne s’élance la magnifique Vanoise, dont Pralognan est le Chamonix. L’Aiguille de la Vanoise (3861 mètres) est la reine d’un peuple de cimes enfouies dans les mélèzes, les sapins et les neiges, cimes diverses de formes, de brèches, de cassures, d’aspects, car la Vanoise appartient à presque toutes les espèces de roches. Les gens du val d’Isère nomment cette aiguille la Pointe des Grands Couloirs ; et ceux du val de Bozel, l’aiguille de la Grande Casse. Un col de 2527 mètres d’altitude, encombré par la neige d’hiver, sépare la Vanoise propre du massif du Grand Pelvoz ou Chasseforêt, qui a pour tête la Dent Parrachée (3712 mètres). Le glacier de Chasseforêt ou glacier de la Vanoise est, sous différents noms, l’un des plus compacts et des plus vastes des Alpes ; long de 15 kilomètres, large de 4, des tranches noires de schiste et des calcaires ternes y pointent sur l’immensité blanche qu’allume de rose le dernier déclin du soleil. A son tour, le Grand Pelvoz est séparé par une baissière du massif du Péclet (3566 mètres), non moins vêtu de neige pressée en glace éternelle. A l’autre extrémité de la Vanoise une crête hautaine longe 1. La Grande Sassière (3756 mètres), entre la France et l’Italie.
la rive gauche de l’Isère et se relève à 3788 mètres par le superbe mont Thuria. Les plaines et les escaliers de glace de ce massif grandiose envoient le Doron de Bozel à l’Isère, qui est la rivière de la Tarentaise, et le Doron de Villard à l’Arc, qui est la rivière de la Maurienne. XXV. Tarentaise. — La Tarentaise a plus de goitreux que tout autre pays de Savoie. Comme par une ironie du sort, ces derniers des humains vivent dans les vallons les plus beaux sur terre ; mais ces vallons-là sont froids, dans un air peu courant, peu vivant ; par l’ombre excessive des hautes montagnes, le soleil, père des hommes, n’y regarde pas assez ses enfants. En l’année 1866, les crétins formaient en France une imbécile armée de près de 59 000 hommes et femmes, à divers degrés d’innocence ou de méchanceté bestiales ; et parmi ces 59 000 les départements de la Savoie en renfermaient 11 372, c’est-à-dire près du cinquième. Mais, la science ou la nature en soit louée! ces malheureux presque absents du monde et d’eux-mêmes diminuent tous les jours : non pas seulement en Tarentaise, mais aussi en Maurienne, et sur l’Arve, et dans toutes nos Alpes, et partout en France. XXVI. Maurienne. — La Maurienne surabonde aussi de gens au cou difforme : sur cent personnes, trente y portent goitre, ce dit-on. Telle que l’a faite la ruine de ses bois, c’est une très âpre contrée, tantôt blanche par ses calcaires, tantôt noire par ses schistes, ou jaune par les gerçures de ses éboulis que l’ocre de fer colore en orange. Le haut de cette vallée nourrit des montagnards vigoureux, mais sous un ciel si froid qu’à part quelques cirques gardés des vents mauvais par de sourcilleux escarpements, l’année n’y suffît pas à l’évolution du grain. Le seigle, l’orge, l’avoine, y demandent plus de quinze mois pour croître jusqu’à maturité d’épi dans de pauvres champs suspendus en terrasses au-dessus des précipices. La basse Maurienne, en aval de Saint-Jean, a des sillons meilleurs, de la vigne et du blé sous un climat moins barbare, mais la vallée de l’Arc y est palustre et fiévreuse dans les bassins qu’elle forme lorsqu’elle écarte ses deux parois de montagnes minérales. Du côté du soleil tombent sur la Maurienne les ombres d’une énorme chaîne en demi-cercle dont la convexité regarde l’Italie : la chaîne de la Maurienne où nombre de pics entre glaciers dépassent
L’Aiguille du Dru et l'Aiguille Verte, en face du Montanvert. — Dessin de A. de Bar, d’après une photographie.
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3000 mètres, et plusieurs 3500. La pointe qui y perce le plus de nuages s’élève en France ; c'est le Charbonnel (3760 mètres), au sud-est de Bessans ; mais la plus majestueuse de ces montagnes ne nous appartient pas : Rochemelon, qui incline vers nous de vastes champs de glace, a sa tête en Italie; sa pyramide s’élance à 3537 mètres, 1273 de moins que le Mont-Blanc ; et cependant il passa longtemps (ainsi que le Viso) pour le Goliath des Alpes, tant il a de souveraine grandeur, vu de la plaine du Piémont. XXVII. Routes et tunnels des Alpes. — Sur cette chaîne passe la route internationale du MontCenis, l’un des quatre grands cols allant de la vallée suisse ou française du Rhône à la plaine piémontaise. Le col du Mont-Cenis s’ouvre à 2098 mètres d’altitude, près d’un lac italien de 180 à 200 hectares, dit aussi du Mont-Cenis, dont les glaces de six mois sur douze témoignent de la hauteur du passage. Les cimes prochaines commandent le col de 500 à 600 mètres, les cimes éloignées de 1000 à plus de 1200. La montée commence en Maurienne, sur l’Arc, à Lans-le-Bourg, par environ 1400 mètres ; la descente finit en Piémont, par environ 500 mètres, à Suse, cité riveraine de la Boire Ripaire, laquelle est un grand torrent qui s’unit au Pô devant Turin. Entre la bourgade française et la ville italienne, 23 refuges sauvent de la malemort par le froid dans la neige ce chemin que tant d’hommes ont suivi de tout temps, voire les hommes d’armes, tant les troupes légères des anciens que les lourdes armées modernes avec leurs batteries de canons et leur train des équipages. La route du Simplon, également pourvue de maisons de refuge, part d’un fleuve français, mais hors de France et dans un pays de langue allemande ; elle commence sur le Rhône, dans le Valais germanophone, à Brieg, par 750 mètres au-dessus des mers ; elle atteint son col à 2020 mètres, au nord-nord-est de pics de 4000 mètres qui se rattachent au Mont-Rose (4638 mètres) ; puis elle descend à Domo d’Ossola, charmante ville italienne aussi méridionale que Brieg la Valaisane est septentrionale, le long d’un superbe torrent qui court au lac Majeur, la Toce : Domo d’Ossola n’est, qu’à 278 mètres d’altitude. La route du Grand Saint-Bernard a son départ sur le Rhône, dans le Valais francophone, à Martigny, par 480 mètres ; elle remonte la Dranse
Valaisane et parvient à un col de 2472 mètres dans la chaîne qui réunit les deux colosses des Alpes, Mont-Blanc et Mont-Rose. Ce col est le Grand Saint-Bernard, fameux par son hospice et ses chiens sauveurs, belles et puissantes bêtes qui vont flairant dans la neige les malheureux qu’elle vient d’ensevelir. La pente contraire, vers l’Italie, aboutit à la ville d’Aoste (680 mètres), sur la Doire Baltée, fort tributaire du Pô. La route du Mont-Genèvre, des quatre la plus facile, ne monte qu’à 1854 mètres, dans les Alpes de Briançon, entre le versant où naît la Durance et celui d’où le précipite la Doire Baltée, qui n’est encore ici que l’étroit, torrent de Césanne. L’utilité de ces passages a diminué et diminuera. Le vingtième siècle verra des routes dompter tous les cols, et, comme le fait déjà le tunnel des Alpes, des souterrains percer tout mont qui barre un grand chemin des peuples. Le tunnel des Alpes, foré d’outre en outre dans les entrailles d’un pic de la Maurienne, était le premier du monde avant que celui du Saint-Gothard, plus long de près de 2700 mètres, en eût effacé la gloire. Du côté de la France il s’ouvre à 1159 mètres d’altitude; du côté de l’Italie il a sa bouche à 1292 ; d’une gueule à l’autre il y a 12 234 mètres ; il mène les convois du bas-fond de Modane, où gronde l’Arc, au bas-fond de Bardonnèche, où mugit un affluent de la Doire Ripaire. La différence de 133 mètres de niveau entre l’entrée et la sortie fait que le train met 45 minutes de France en Italie, et seulement 25 d’Italie en France. Supérieure au tunnel du Saint-Gothard comme celui-ci au souterrain de Modane, la percée qu’on veut faire du Mont-Blanc lui-même aura, suivant les trois plans proposés, 16 000, 18 000, même 19 500 mètres de longueur. XXVIII. Grandes - Rousses. — La chaîne de Maurienne s’épaule à l’ouest aux Grandes-Rousses dont les pics de dominance, la Scie et l’Étendard, montent tous deux à 3473 mètres. Du nord au sud on y peut faire plus de dix kilomètres sur le cristal de glaciers soutenus par un gneiss dont l’ocre a relevé la couleur; de l’ouest à l’est l’ampleur du bloc de frimas n’est que de 1500 à 3500 ou 4000 mètres. Ses eaux vont pour une petite part à l’Arc ; pour une grande part à la Romanche, furieuse comme l’Arc, et comme le Drac auquel elle apporte ce qu’elle rogne incessamment dans sa montagne.
LES ALPES XXIX. Monts de l’Oisans : Pelvoux. — Les Grandes-Rousses dressent leurs rocs au nord de la Romanche ; au sud, des rocs plus hauts, des champs hivernaux plus, vastes, des cirques plus sinistres, des aiguilles plus dangereuses forment un monde éclatant, terrible, granits et glaciers entre Romanche, Drac et Durance, celle-ci froide, violente et louche comme les deux autres. ht tout d’abord au midi de la Grave, une des montagnes les plus grandioses de l'Europe, la Meije ou Aiguille du Midi, lève à 3987 mètres un front
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presque inaccessible ; elle a été escaladée pour la première fois en 1877. Ce Cervin des Alpes françaises fait partie du Pelvoux ; il s’élance dans le pays d'Oisans, qui, s’il avait plus de forêts, vaudrait l'Oberland lui-même. Sur 50 000 hectares, l’Oisans en a 16 000 ou 17 000 voués à la neige, à la glace éternelle, chaos de granits, de roches, de clapiers, d’éboulis, de moraines, de séracs, de crevasses, d’abîmes, de cascades, de ponts de neige, et de pans de glace aussi prodigieux que le sont, dans l’universelle-
La Meije.— Dessin de F. Schrader, d’après nature.
ment fameux Oberland, les champs cristallisés où naissent l’Aar, les deux Lutchines et le Kander. On peut y faire de 60 à 70 kilomètres sans quitter glace et névé (sauf de temps en temps quelque rocher, quelque taillante), du glacier du Mont de Lans à celui de la Muzelle, en tournant autour du cirque gigantesque dont le torrent de la Bérarde, le Vénéon, sort en aval de Saint-Christophe-enOisans. Parmi ces glaciers, celui du Mont de Lans n’a pas de rival en Dauphiné, et les Alpes n’en ont guère de plus massif: long à lui seul de 8 kilomètres sur 3 à 4 de large, il descend vers la rive gauche de la Romanche.
La Meije n’est pas la pointe supérieure des monts de l'Oisans, non plus que le Pelvoux de Vallouise (3938 mètres), qui pourtant a donné son nom au groupe, à cause de la noblesse de sa double pyramide. Le premier rang dans tout le Pelvoux, dans tou t l’Oisans, revient au géant détrôné de la France, à la Barre des Escrins (4103 mètres). Des antres de glace de ces montagnes sortent trois rivières qui ne craignent point l’été, car alors la chaleur du soleil fond l’hiver du Pelvoux : la Romanche, son tributaire le Vénéon, et le torrent du bassin de Vallouise, où les crétins foisonnent, la Gyronde, affluent de la Durance.
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XXX. Du Pelvoux à la mer. — La Gyronde tombe dans la Durance en aval de Briançon, qui est la plus élevée de nos villes d’arrondissement, à 1321 mètres; et de Briançon la distance est
courte jusqu’à Saint-Véran, le plus haut de tous nos villages. Saint-Véran est au-dessus du vallon de l'AigueBlanche, torrent qui court au Guil. À moitié vide
Le Mont Viso. — Dessin de Sabatier, d’après nature.
en hiver et n’ayant alors pour habitants que des pâtres dans des cabanes enfouies sous la neige, il a son site à 2009 mètres au-dessus des mers, au flanc de la montagne de Beauregard (3003 mètres). Comme disent en leur patois les bergers de ces lieux, « c’est la plus haute montagne où se mange du pain », et ce pain, on le mange pendant la
moitié de l’année sous terre, dans des espèces de cave-étable-écurie. Quand les iconoclastes de 1793 proscrivirent tous les noms rappelant religion, royauté, féodalité, noblesse, Saint-Véran fut plus heureux que tant de villes ou villages grotesquement baptisés par leurs parrains les « SansCulottes » : on l’appela Blanchefroide.
O. RECLUS.
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Il n’y a que quelques lieues de Saint-Véran au Viso. Le Viso, français par des versants d’en bas, a sa pointe en Italie. Merveilleux par l’élégance de sa pyramide, il est si grand contemplé du Piémont, si bien détaché des montagnes ses sœurs, il domine si royalement cette région des terres, qu’on l’a cru longtemps plus élevé que tous les autres pics des Alpes : il n’a cependant que 3843 mètres, presque 1000 de moins que le Mont-Blanc ; on le voit du Dôme de Milan, c’est-à-dire de 186 kilomètres. Sur le faîte entre Pô et Rhône, l’un des torrents épanchés par son massif est justement le Pô, qui abandonne presque aussitôt la gorge natale pour entrer dans l’immense plaine de la Haute Italie. Le Viso est la dernière Alpe très élevée sur le chemin de la mer du Midi ; les pics dépassant de beaucoup 3000 mètres deviennent rares, et à partir des sources du Var les Alpes s’abaissent rapidement vers la Méditerranée, mais elles sont toujours belles, et déjà de tièdes haleines font oublier le souffle du Nord, les lacs gelés et les sapins rigides. XXXI. Déforestation des Alpes. — Nos Alpes vaudraient Suisse et Tirol si leurs meilleures forêts n’avaient roulé sur leurs pentes, chaque arbre condamnant à la stérilité maudite le pan de terre dont on l’extirpe. En Savoie, en Dauphiné, en Provence, l’usinier, le marchand de bois, l’avide colon, le bûcheron, le pâtre, ont fait du cirque de verdure un ossuaire de rochers, de la source un puits sec, de la rivière un ardent caillou, et la sourde voix de la haute cascade à poussière irisée se tait maintenant dans la vallée morte. En Savoie et dans le Dauphiné septentrional, de vastes bois verdissent encore, mais la déforestation ronge le Dauphiné méridional, le Comtat Venaissin, la Provence. A mesure que dans sa téméraire imbécillité l’homme dépouille la montagne de sa dernière parure, ces Alpes-là deviennent un immense éboulis sans un ruisseau qui mouille la pierre aux heures du grand soleil d’été ; mais parfois une trombe crève sur le chaos, et alors de partout, des ravines, plis, coutures du sol, des entailles et sillons de la roche, des torrents niagaresques descendent à la conquête de la vallée. Des pays qui furent verts, boisés, gazonnés, ruisselants, arrivent sous nos yeux à la dernière limite du décharnement et du décarcassement, dans les Basses-Alpes, dans le Var, dans l’Embrunois, dans le val du Queyras où nombre de monts
s’appellent aujourd’hui du nom commun de ruines, et, dans tout ce magnifique Sud-Est qui vieillit parce qu’il est meurtri par ses fils. Il peut rajeunir encor Tout concourt à ce désastre immense : La montagne par ses roches friables, qui souvent servent d'assise à des roches plus dures et plus lourdes : le soubassement s’effrite, l’entablement chancelle et tombe ; La pente, qui met les torrents à l’allure de 14 mètres par seconde : soit la rapidité du cheval de course au galop ou la vitesse de la locomotive quand elle emporte son train à 50 kilomètres par heure ; Le ciel, par les noirs orages, les pluies fougueuses qui raclent le penchant des côtes et jettent le mont dans la ravine ; Les moutons, en arrachant l’herbe des pentes gazonnées, au lieu de la tondre comme la vache aux grands yeux; la chèvre, en broutant les arbustes que le temps aurait agrandis en arbres aux racines profondes ; L’homme enfin, plus méchant que tous, en tirant des lias, des calcaires, des craies, des grès mous, le tissu de racines qui maintient les escarpements prêts à choir. Sauf exceptions, la montagne est plus dégradée à l’adret qu’à l’avers, à la soulane qu’à l’ubac, autrement dit au midi qu’au nord : ici l’adret ou endroit désigne la pente frappée du soleil, ce qu’en Pyrénées on nomme la soulane ; l’avers ou envers, ou encore ubac1, désigne la pente comparativement ténébreuse, ce que le vieux français nommait si bien « l’ombre ». Tous ces mots sont précieux et donneront de la souplesse et de la richesse à notre langue. La ruine plus grande des versants méridionaux tient moins au soleil qui carbonise et pulvérise le sol qu’au plus long séjour que les troupeaux y font parce que l’hiver quitte plus tôt cette pente et qu’il y revient plus tard. Le spectacle éternel des inondations qui passent comme l’éclair en déchirant les derniers débris du sol ne décourage pas les gens de nos Alpes, race entêtée. La trombe écoulée, le montagnard relève sa digue, il recherche pieusement les miettes de son domaine et se confie encore à ses sillons indigents, à sa prairie aride, ensablée, ravinée, caillouteuse. Puis le mouton, la chèvre, les grands troupeaux transhumants du Piémont et de la Basse Provence remontent de pâturage en pâturage aux 1. Est-ce le latin opacum ?
LES ALPES
herbes suprêmes des pics, l’homme arrache les dernières souches et le mont s’éboule, et l’orage s’écroule, et le torrent repasse avec sa fureur. Voilà comment la Provence a vu fuir en trois siècles la moitié de sa terre végétale; comment, dans les Hautes et les Basses-Alpes, ce qui reste de sol nourricier descend par lambeaux vers la mer, pelouses des pentes, prés des fonds, pauvres et courts sillons, bosquets des hauteurs, arbres des jardins ; comment les villes tombent en bourgs, les bourgs en villages, les villages en hameaux. Et que de murs croulants sur des pentes chauves, lieux désormais seuls où croissaient vigoureusement des familles de montagnards ! Hautes-Alpes et Basses-Alpes, ces deux départements ont 150 000 habitants de moins qu’au moyen âge, 35 000 de moins qu’en 1836. Nos derniers recensements montrent que de 1861 à 1866 leur population a diminué de plus de 6000 âmes, de près de 7000 entre 1866 et 1872, de près de 3000 entre 1872 et 1876, de 1555 entre 1876 et 18811. Déjà presque déserts, ils perdent en moyenne mille hommes par an, malgré leur forte natalité. Ainsi que leur contrée, ces gens descendent la Durance : les uns vont à Marseille, d’autres à Lyon, et surtout à Paris ; il en est qui traversent la Méditerranée et s’établissent en Algérie ; beaucoup vont au Mexique et dans l’Amérique latine. Mais un aussi beau pays ne pouvait pas s’écrouler jusqu’à son dernier caillou, sa dernière argile, pour aller combler obscurément la Méditerranée. Ce qu’a détruit l’extirpation des forêts, d’ores et déjà le reboisement commence à le restaurer. En 1870 nous avions déjà replanté dans nos Alpes bien près de 100 000 hectares. En dehors de cette grande œuvre, on ombrage de chênes-truffiers les versants les plus stériles du Sud-Est, autour du Ventoux, au flanc du Lubéron et sur divers monts des Basses-Alpes. XXXII. Petites Alpes. — Les Petites Alpes, c’està-dire les monts qui vont des Grandes Alpes au Rhône, ont les beautés des régions calcaires ou crayeuses, les parois vives, les roches prodigieuses, les sources superbes, le contraste entre la sécheresse du roc et la fraîcheur de la source. Entre autres chaînons ou massifs, on y distingue 1. Le recensement de 1881 a tenu compte d’un grand nombre d’étrangers alors appelés momentanément dans les Hautes-Alpes par les travaux de chemins de fer. Sans cet élément, qui ne devait pas rester dans le pays, la perte de 1881 sur 1876 aurait été plus forte : à elles seules, les BassesAlpes ont diminué de 4248 habitants dans ces cinq années.
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les Petits monts de Savoie, la Grande-Chartreuse, les monts du Lans et du Vercors, les monts de Lure, les monts de Vaucluse, le Lubéron et les chaînons de Provence. XXXIII. Petits monts de Savoie. — Les créneaux des Petits monts de Savoie arrivent à peine à la moitié du Mont-Blanc, dont les neiges et les aiguilles sont la grande gloire de tous les panoramas de la Savoie crayeuse et calcaire. Sous différents noms, ces montagnes moyennes couvrent un charmant pays, de la banlieue de Genève aux collines que l’Isère effleure au sud-est de Chambéry. Parmi ces monts, le Salève (1380 mètres), au midi de Genève, regarde le Léman, le Jura, les Alpes de Savoie. Les Voirons, à l’orient de la belle ville du Rhône et de l’Arve, en vue du lac, en face du pays vaudois, montent à 1486 mètres. La Dent d’Oche (2225 mètres), si belle, admirée des heureuses villas de Lausanne, contemple ce même lac, ce même Jura, ces mêmes Alpes. La Tournette (2357 mètres) voit de l’orient le ravissant lac d’Annecy, que voit de l’occident le « Righi de la Savoie », le Semnoz (1704 mètres), souvent gravi pour son superbe horizon. Le lac d’Annecy brille à 446 mètres, entre monts crayeux; long de 14 kilomètres, large de 1000 à 3500 mètres, grand de 3210 hectares, profond de 30 mètres en moyenne, de 62 au maximum, il contient environ 750 millions de mètres cubes d’eau : cela veut dire qu’un fleuve comme le Rhône ou le Rhin ne le viderait qu’en quatre ou cinq jours. Cette eau froide, même très froide, entre 4° et 5°, est le reste d’un lac plus vaste qui s’étendit vers l’est-sud-est jusqu’aux lieux où l’Arly perce les monts entre Ugines et Albertville : la vallée palustre de l’Eau Morte jusqu’à Faverges et, à l’est de Faverges, la vallée de la Chaise, que rien ne sépare de celle de l’Eau Morte, pas même une taupinière, sont la preuve de son antique expansion. Le seuil de Faverges n’étant qu’à 500 mètres d’altitude, il suffirait au lac d’Annecy de monter de 54 à 55 mètres pour se déverser aussi par l’Arly dans l’Isère, comme il se déverse par le Fier dans le Rhône. Scs rives sont bordées de noyers, de vignes, de prairies ; de ses bourgs, de ses châteaux, on a le spectacle imposant de montagnes nues ou drapées de hêtres et de sapins encore habitées par l’ours. Buvant peu de ruisseaux, et ces ruisseaux étant petits, il ne se comble qu'avec une excessive lenteur.
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Le Mont du Chat (1497 mètres) trempe sa roche la plus basse dans le lac du Bourget, immortellement chanté par Lamartine en strophes magiques. Les vers du Lac dureront autant que le français, ou même lui surviront, comme Virgile au latin. A 231 mètres de moyenne altitude, il a 13 kilomètres de long sur 1500 ou 1800 à 3500 mètres de largeur et 4450 hectares, avec des profondeurs qui descendent à 80 mètres, même à 100, près du rivage d’ouest, au pied du Mont du Chat. Rhône ou Rhin n’épuiseraient qu’en dix-neuf jours ses 3 milliards 280 millions de mètres cubes. 4450 hectares, c’est beaucoup pour un lac français; ce n’est rien au prix de son antique étendue, quand le Bec de l’Échaillon tenait toujours aux roches qui lui font face de l’autre côté de l’Isère en aval de Grenoble : alors le Rhône, qui n’avait pas encore troué le Jura vers Pierre-Châtel, s’étendait en une immense nappe où tombaient l’Isère et, près du Bec de l’Échaillon, le Drac et la Romanche. Son eau frappe à l’occident une rive droite, froide à l’ombre de la montagne, tandis qu’à l’orient elle pénètre en baies dans un rivage plus chaud, moins haut, moins accore. Une rivière sans véhémence, le canal de Savières l’unit au Rhône par 4 kilomètres de cours dans les terres noyées, les prairies tremblantes, les roseaux, les joncs du marais de Chautagne, dont on fait venir le nom de calida stagna, les chauds étangs. — Pourquoi chauds ? L’homme botté, guêtré, qui y chasse le canard sauvage, les dirait plutôt froids. Aussi bien que les jonchères et roselières de la Chautagne, celles du marais de Lavours faisaient autrefois partie du lac dont le flot tranquille réfléchissait alors aussi le Jura ; mais le Rhône, traînant une immensité de débris, éleva des digues de sable, de galets, et sépara la nappe en deux parties : l’une devenue, sur la rive droite du fleuve, le marais de Lavours, traversé par le Séran ; l'autre, sur la rive gauche, devenue le marais de la Chautagne, plus ce qui reste encore de l’antique bassin lacustre, c’est-à-dire l’eau du Bourget. Entre l’un et l’autre palus, la colline de Vions (321 mètres), au-dessus de la rive gauche du Rhône, fut une île de cette petite mer intérieure. Quelque espace que la terre ait déjà gagné sur le lac, l’œuvre de comblement n’est pas terminée ; elle ne peut l’être que par l’effacement du Bourget tout entier, sur la rive nord duquel empiète incessamment la Chautagne. La principale ville riveraine du Bourget, Aix-lesBains, appelle à son eau sulfureuse douze à quinze mille malades par an; son affluent majeur, le
Laisse, baigne l’ancienne capitale de la Savoie, l’aimable Chambéry, dans un frais bassin que Chateaubriand compare à la vallée péloponésienne où fut Lacédémone, au pied du Saint-Élie qu’on nomma le Taygète ; un monument célèbre se peint dans ses flots, château sépulcral au-dessus d’une onde immobile : c’est l’abbaye de la Haute-Combe, le Saint-Denis des princes de la maison de Savoie. La Dent du Nivolet (1558 mètres) commande le val de Chambéry. C’est un bastion des Beauges, plateau d’un peu moins de 1000 mètres d’altitude, qui, dit la tradition plutôt que l’histoire, servit longtemps de retraite aux Sarrasins ; mais si cette haute plaine, cette espèce de causse calcaire infiniment moins sec que Méjan, Sauveterre et Larzac, ne fut point l’acropole de ces mécréants, elle aurait certes pu l’être : d’où qu’on vienne, on y monte par des rocs escarpés, élevés. Dix mille hommes y demeurent, ayant bois de sapins et bois de hêtres, champs de pommes de terre et prairies admirables. Au delà du Chéran, torrent pittoresque allant vers le Fier, cette forteresse de 20 kilomètres de long sur 12 de large ayant ses fondements à l’orient et près du lac du Bourget, se prolonge normalement par le Semnoz, qui plonge sur la rive occidentale du lac d’Annecy. XXXIV. Grande-Chartreuse. — Au sud de Chambéry, vis-à-vis du Nivolet, le Granier (1938 mètres) menace le val d’Isère au-dessus de FortBarraux ; sur son flanc des rochers pendent, qui certainement tomberont, en renouvellement de la tragédie de 1248. Cette année-là, un pan du Granier s’écrasa sur la ville de Saint-André et sur cinq villages. De petits lacs qu’on nomme Abîmes de Myans reposent dans des creux de ce colossal éboulis, séparés par des monticules qui sont comme les tertres funéraires des cinq mille hommes subitement ensevelis. Le Granier est un redan de la Grande-Chartreuse. Le massif de la Grande-Chartreuse tire son nom d’un monastère fondé en 1084 dans une gorge sauvage, à 975 mètres d’altitude. Il a de longueur 40 kilomètres, entre Grenoble et Chambéry, de largeur 12 à 18, de tour à peu près 125, parfaitement délimités : à l’est et au sud, par le val du Graisivaudan, que descend la rapide Isère ; à l'ouest, par des défilés où fuient divers torrents du bassin du Rhône ; au nord, par la large dépression de Chambéry, seuil bas entre hauts monts qui fut évidemment l’un des passages du grand Rhône préhistorique.
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Le pilier le plus haut des. cathédrales du Nord, le sapin qui vibre et murmure au-dessus du torrent qui gronde, a gardé la dominance en ces bienheureuses montagnes et, d’année en année, sous la sombre nef et sous les bas côtés des sapineaux, il feutre toujours la roche par la chute de ses aiguilles qui font un sol élastique. Aussi, bien que crayeuse et calcaire, la Grande-Chartreuse n’estelle point décadente. Comme on doit l’attendre de sa texture, elle n’est que bastions, fentes, anfractuosités, brèches, blocs écroulés, escarpements d’où l’on admire le val de l’Isère et, de l’autre côté de la rivière trouble, les granits de la « Belle Dame », de Belledonne (2981 mètres), très belle en effet quand sa robe d’hiver la pare. Mais les gazons et les bois voilent presque partout la carcasse de pierre. Chamechauve est sa tête la plus haute, le Casque de Néron son mont le moins accessible, le Guiers son maître torrent. Chamechauve, c’est-à-dire Cime chauve, et non pas Chamechaude, a 2087 mètres, sur la route idéale qui joindrait Grenoble à Chambéry, mais loin de la capitale de la Savoie, près de celle du Dauphiné. Le Casque de Néron (1305 mètres), extrêmement dur à gravir, fut séparé du massif par le travail des torrents, qui continua sans doute un antique retrait de la roche; il monte pyramidalement sur la rive droite de l’Isère, qui reçoit ici même le terrible Drac. Il n’eut rien de commun avec l’empereur de Rome, accusé de tant de crimes, qui mourut en disant : « Quel grand artiste perd le monde ! » Néron, c’est tout simplement Nez-rond. Le Guiers, rivière admirable et digne de sa montagne, réunit le Guiers mort et le Guiers vif, très vivants tous les deux : le Mort commence dans des blocs en chaos ; le Vif sort d’une grotte, sous un ceintre de roche, dans un escarpement splendide. XXXV. Monts du Lans et du Vercors.—Les monts du Lans et du Vercors ont pour premier éperon un superbe cap de vallée, le Bec de l’Échaillon, levé à 200 mètres au-dessus de la plaine où l'Isère, qui depuis Grenoble coule vers le nord, passe au sud-ouest par un brusque détour. De même nature que vis-à-vis d’eux la Grande-Chartreuse, ils en firent certainement partie, avant d’en être distraits par l’entaille de la rivière. Le Grand-Veymont (2346 mètres) a la primauté dans Lans et Vercors, puisque aucune roche ne monte aussi haut sur aucun de ses chaînons parallèles, que vêtent des bois immenses où l’ours habite encore. Mais il n’a pas le grandiose escarpement
frontal et l’apparente inaccessibilité de son voisin le Mont Aiguille (2097 mètres), dressé dans le ciel dauphinois comme un défi d’escalade. Qui le contemple (et l’admire) des environs de Clelles ou de maint endroit du chemin de fer de Grenoble à Gap, penserait qu’on n’y peut arriver sans les ailes de l’oiseau : pourtant on a gravi plus d’une fois ce calcaire, depuis qu’un capitaine de Charles VIII y mit le pied le premier, en 1492, cent quatre jours avant qu’un autre et plus grand pionnier, Christophe Colomb, foulât le sol de l'Amérique. Parmi les beautés dont abonde cette GrandeChartreuse méridionale, on nomme surtout les défilés du Furon de Sassenage, pleins du fracas d’un torrent qui court à l’Isère, et les « Goulets » de la Vernaison, torrent central du Vercors. La Vernaison ouvre son lit de pierre à la magnifique fontaine d’Adouin, qui doit sa force de 700 litres par seconde à l’étiage, de 900 en temps ordinaire, de 20 000 en crue, au puits d’Arbounouse, au précipice du Trison et autres moindres scialets ou gouffres d’absorption du plateau néocomien. Quadruplée soudain par ce jet de rivière, elle entreprend une course folle à travers les Grands Goulets, en un couloir de roches ou grises ou jaunâtres ; une route longe ce précipice, « par encorbellements, galeries et tunnels, quelquefois à 150 mètres au-dessus des eaux blanchissantes » ; puis viennent les Petits Goulets. Ces deux couloirs ont ensemble 8 kilomètres, et la Vernaison s’y abat de 400 mètres, la cascade y suivant le rapide, et le rapide la cascade; après quoi, plus calme, elle va s’unir à la belle Bourne, aflluent de l’Isère, dans l’espèce d’abîme que fait l’embrassement des rochers couronnés par les maisons de Pont-en-Royans. Du Vercors au Dévoluy le pays de Trièves, jaune de teintes quand il n’est pas gris, lève des pans déchirés entre les torrents qui déchiquetèrent son plateau. De tous côtés des monts barrent ou scient l’horizon : ceux de l’ouest sont les monts de la Drôme. XXXVI. Monts de la Drôme. — Ils vont de 1000 à 2000 mètres ; ils sont faits de parois imitant monuments, obélisques, bastions, citadelles; ils ont des gorges désordonnées, cassées, heurtées, stériles le plus souvent, par instants touffues, et déjà méridionalement lumineuses où le frileux olivier se chauffe au soleil presque provençal, pour se consoler des lugubres déchirements de l’air quand le mistral passe en ouragan ; on y voit des torrents à cascades, des scialets, entonnoirs où
LES ALPES
tombent les eaux des forêts, des ravins, des plateaux supérieurs, et, dans la ravine inférieure, les flots bouillonnants que les sources dégorgent en jets imprévus, tels que les Romains d'Italie, d’Espagne, des Gaules aimaient à les amener triomphalement dans leurs villes par des aqueducs monumentaux. Ainsi fait, le Brudour : il coule dans une haute vallée du mont, il entre dans un scialet, il reste sous terre pendant 3800 mètres, on ne sait en quels ténébreux précipices, et ressort de deux cavernes, sous le nom de Cholet, dans
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la paroi des rochers de Laval, haute de 300 mètres. Les monts du Vercors alignent dans la Drôme plusieurs de leurs arêtes parallèles de grès vert; ils y ont leur val de la Vernaison, leurs Grands et Petits Goulets ; ils s’y prolongent au sud par les monts Glandaz (2025 mètres), escarpements magnifiques, vus de Die, ville à leur occident : on dirait les murs, les redans, les tours, les retraits d’un fort sans pareil, et cette puissante architecture est chaudement colorée. Au couchant du Vercors, le Royannais dispose
Le Casque de Néron. — Dessin de A. de Bar, d’après une photographie.
des crêtes parallèles, semblables aux alignements vercoriens par la texture, par la direction de la roche, et versant au nord leurs eaux (dont le Cholet-Brudour n’est, pas la moins belle) à la même rivière de Bourne. Leur cime (1710 mètres) est un rocher de la vaste forêt de Lente. Au sud, là où on les nomme Monts d’Ambel et plateaux de Chaffal, les torrents suivent une pente contraire : la Gervanne, qui est le courant des gorges d’Omblèze, s’élance de 40 mètres par la gracieuse cascade de la Druise, puis court à la Drôme, rivière dont la grève ensoleillée embrasserait sans peine un fleuve. Au delà de ce grand torrent «élastique», au-
jourd’hui minime, immense demain, car quelques heures l’épanchent ou le resserrent, Rochecourbe (1592 mètres) plonge sur la forêt de Saou par son apic méridional. Dans la France du bas Rhône, forêt veut dire souvent ex-forêt, et par conséquent nudité. Le cirque allongé de Saou tient sa beauté des rocs vifs plus que des bois opaques ; c’est un monde à part du monde, exactement ceintré de montagnes en lame de couteau, et l’on en sort en suivant le cours de la Vèbre par un passage étranglé. Sa longueur est de 12 500 mètres, sa largeur de 2000 à 2500.
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Vis-à-vis de Rochecourbe commence une autre lame de coutelas, le Couspeau (1546 mètres), arête étroite, aiguë, étirée vers le sud, entre Drôme et Roubion ; sa crête conduit à la petite assemblée de montagnes où régnent le mont Angèle (1608 mètres) , le Miélandre (1450 mètres) et la Lance (1340 mètres), qui sont un toit des eaux pour Drôme, Roubion, Lez et Eygues. Du Miélandre diverge le beau défilé du torrent de Trente-Pas, qui s’ouvre sur l’Eygues en amont de Nyons. XXXVII. Dévoluy. — Malgré sa petitesse, le Dévoluy porte sur trois départements, HautesAlpes, Isère et Drôme. Il se sépare des monts de la Drôme au col de la Croix Haute (1166 mètres), dont use le chemin de fer de Grenoble à Marseille. Il darde ses pics décharnés au nord-ouest de Gap et divise ses eaux entre le Drac, affluent de l’Isère, et le Buech, tributaire de la Durance — eaux rares d’ailleurs, car le Dévoluy n’a plus d’arbres, et avec les arbres il a perdu les sources pérennes. Il perd aussi son reste d’humus, et avec son humus ses hommes ; 3000 personnes à peine y vivent dans la lividité des roches, sur 48 000 hectares, du seigle de quelques maigres champs, et du lait, de la chair de troupeaux qui paissent le caillou autant que l’herbe. On a dit que Dévoluy vient de devolutum (roulé, entraîné), mais en France il faut se défier, comme du feu, des étymologies latines, même de celles qui paraissent le plus simples : d’ailleurs au vieux temps gallo-romain cette montagne, alors boisée, n’était pas comme aujourd’hui croûlante en avalanches de pierres. Il y a lieu de penser que ce nom tient à de plus vieilles racines sur le sol de la Provence, qui eut ses peuples avant les Grecs de Marseille et les Romains d’Aquæ Sextiæ (Aix). Mais le Dévoluy n’a rien de contraire à cette étymologie ; même il y a tout droit depuis que les moutons (tant ceux du pays que les troupeaux venant annuellement de la Basse-Provence) ont pâturé dans la forêt après avoir détruit la prairie, ou du moins fait de son herbe épaisse un gazon rare entre les pierres. A force de brouter et rebrouter les rejetons qui voulaient continuer l’ancestrale forêt, ils ont-tué tous les bois, et ce qui fut en vieux français « Pleineselve » ou « Pleine-sylve » est devenu « Montusclat » et « Mont Hiverneresse ». Montusclat, parce que le soleil y brûle comme chez le Touareg Hoggarien, dans des cirques de pierre grise ou blanche sans un arbre et sans un buisson, le long des coulées de débris, sur le bord
de la source éteinte. Mont Hiverneresse, parce que la neige y gît profonde pendant cinq, six et jusqu’à sept ou huit mois par an, suivant les hauteurs ; comme dit le Dauphinois du sud, en parlant de l’homme qui n’en finit jamais : «Il est long comme l’hiver en Dévoluy ». Donc, le Dévoluy s’éboule sur ses pentes. Vieux, décharné, il s’en va mourant, et ses torrents sont morts en été, sauf le bouillonnement des sources qu’épanche le dédale des puits et cavernes de ce calcaire. Ainsi jaillissent, en un site vauclusien, deux Vaucluses proches l’une de l’autre, les FontsGillardes en aval de Saint-Disdier-en-Dévoluy, dans un pays de loups attentifs aux moutons : elles donnent à la Souloise, affluent du Drac, 2000 litres par seconde à l’étiage, 2500 en eaux ordinaires, 4000 en crue. A la même Souloise arrive, en amont du même village, le flot du Puits des Bancs, grotte souvent sèche, vide et muette, mais qui souvent aussi vomit une retentissante rivière. Le Ruissant coule du roc, sur l’autre versant du Dévoluy ; il descend au Petit Buech près de Montmaur, lieu rappelant, avec plusieurs autres, le long séjour des Sarrasins dans les « Montagnes de l’écroulement ». Montagnes qu’on raffermit maintenant et qu’on ose espérer de rajeunir en reboisant la roche branlante. Déjà se restaurent le bassin du Rif Lauzon et celui de la Sigouste, qui est un tributaire du Petit Buech. Le maître pic du Dévoluy, l’Obiou, monte à 2793 mètres; l’Aurouze atteint 2712, au pic de Bure. XXXVIII. Ventoux. — Ventoux, parce que le vent rage sur son dos crayeux, qu’il bougonne et bourdonne dans ses vallons : même sur le versant méridional il secoue le vol des abeilles autour des ruches apportées au printemps et remportées en automne par les paysans du pied du mont. Pour nous servir d’un mot biblique, c’est du Ventoux que « découle » en partie l’illustre miel de Narbonne. Avant son reboisement, qui consiste en chênes, en pins sylvestres ou maritimes, en cèdres, et surtout en chênes-truffiers faisant naître on ne sait comment, on ne sait pourquoi, la truffe odorante dans le sol qu’ils ombragent, le Ventoux était si nu, si rocheux et sans verdure qu’on l’avait comparé à une montagne de macadam. Il ne jette à la plaine aucun ruisseau constant, ses torrents ne coulent qu'aux pluies ou à la fonte des neiges, et presque toutes les eaux qu’aspirent ses pierres
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arides se rassemblent en sources rares dont, deux ayant quelque puissance, l’une et l’autre au pied du versant septentrional. La font de Notre-Dame des Anges sort des rochers de la rive gauche du Toulourenc. Le Groseau fuit, bouillonnant et libre, de la pierre escarpée, en un cirque dont les parois ont plus de cent mètres d’élévation ; son eau immuablement froide, entre 10 et 11 degrés, baigne des cressons ; des herbes flottantes ondulent dans son cristal comme des queues de couleuvre, puis le Groseau précipite sa pente vers la ville de Malaucène et le torrent de l’Ouvèze. Les Romains
s’étaient emparés de ses 173 litres par seconde; ils les amenaient à la capitale des Voconces, Vaison, peut-être même à l’élégante Arausio (Orange). Le Ventoux a pour grands traits son avancement sur la plaine du Rhône, son panorama géant qui va des Pyrénées au Mont-Blanc, du Mézenc et de la Lozère aux Alpes du Viso, scs étages de climats et de plantes, comme en a chaque montagne en proportion de sa hauteur ; mais, le Ventoux s’élançant d’une plaine chaude, colorée, le contraste entre ses pieds et sa tête est plus éclatant : en bas, c’est la Toscane pendant toute l’année ; en haut, c’est la
L’Observatoire du Mont-Ventoux. — Dessin de A. Tissandier.
Suède et presque la Laponie durant les cent jours de l’hiver. Le Ventoux appelait un observatoire des vents, des pluies, des tempêtes, sur son sommet dont l’azur trompe : où le passant d’en bas, où l’homme des vallées voit un éther dormant, il se livre au contraire un éternel combat des puissances du ciel. Cet observatoire, il l’a maintenant, et l'on y dégagera, si l’on peut, les lois qui président aux passages des nues, aux mêlées des souffles de l’air.
XXXIX. Monts de Lure ; plateaux de Vaucluse. — Par des craies arides, des croupes nues, des gorges sauvages, les monts de Lure contiO. RECLUS.
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nuent le Ventoux vers l’est jusqu’à la vallée de la Durance en aval de Sisteron. Ils ne font pas de belles rivières à pleins bords, mais de très capricieux torrents où tantôt l’on ne voit pas d’eau, tantôt pas de roche quand la crue remplit le défilé. Les uns, Ouvèze, Nesque, vont au Rhône ; les autres, Jabron, Largue, Laye, Coulon, vont à la Durance : Largue et Laye ont chacune pour mère une fontaine abondante. Le Mont de Lure (1827 mètres), au nord de Saint-Étienne-les-Orgues, est le plus haut soulèvement de cette arête, qui tombe d’aplomb au nord et descend en moindre pente au sud sur les plateaux de Vaucluse.
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Ces plateaux ont deux noms : Plateaux de Vaucluse, parce que leur découpure occidentale arrive à la plaine de Rhône, Sorgues et Durance par l’escarpement des monts de Vaucluse, et aussi parce que la fontaine par excellence, « Vaucluse », tire de cette haute plaine le flot vert qui fait sa gloire ; Plateaux de Saint-Christol, parce qu’ils s’étendent autour du village de Saint-Christol, bâti par environ 900 mètres d’altitude, à quelques kilomètres au nord du Saint-Pierre de la Garde (1242 mètres), qui est leur bosse la plus renflée. Nul causse oolithique n’a plus d’avens que le socle crayeux de Vaucluse, sur le plateau proprement dit et dans les replis des monts d'alentour, du Ventoux jusqu’au Lubéron, des hauteurs de la vallée de la Durance au-dessous de Sisteron jusqu’à toucher le front des roches qui s’abattent brusquement sur l’ancien lac du Comtat, devenu vallée plus que magnifique. On en cite quarante à cinquante plus larges ou plus profonds que les autres, sur une aire d’environ 165 000 hectares, et, parmi les plus terribles : Les avens de l’Aze et de Cervi, près de SaintChristol ; L’aven de Jean-Nouveau, qui brise la cuirasse néocomienne au sud-ouest de Sault, près de la route d’Apt. Entonnoir d’environ cent pieds de tour qui se rétrécit vite jusqu’à n’être bientôt qu’un trou noir de 7 à 8 pieds de diamètre, la sonde y descend à 180 mètres. Cela ne veut pas dire qu’il ne perce point encore plus la craie : tous les avens ne sont pas des puits droits ; beaucoup sont inclinés ou tordus et, dans ceux qui tombent à pic, il suffit d’une pointe, d'un encorbellement, d’une saillie dans l’étroite cheminée pour arrêter le poids qui pend au bout de la corde ; L’aven du Grand-Gérin, qui, peu éloigné du JeanNouveau, a deux orifices, bouches qui s’unissent à 10 mètres de profondeur : la sonde y atteint 95 mètres ; L’aven du Toumple, qui s’ouvre à 5 ou 6 kilomètres à l’ouest de la route de Sault à Apt, dans la forêt de Javon et de Saint-Rambert, par un vide régulier d’un mètre de large sur quatre de long : la corde s’y affale également jusqu’à 95 mètres ; L’aven de Coutelle, voisin de Lardiers ; sa profondeur est abominable : le caillou qu’on y lance est muet pendant sept secondes, jusqu’à ce qu’il heurte une protubérance du roc ; puis pendant six ou sept autres secondes c’est un écho sourd
qui va s’affaiblissant ; puis, le silence ; mais rien ne dit que la pierre ne roule pas encore dans la gangue ténébreuse; L’aven de Cruis, ainsi nommé du village prochain : son orifice a 300 pieds d’enceinte et l’on y est descendu jusqu’à 65 ou 70 mètres. Cet abîme pèse sur l’imagination des gens du pays ; on assure qu'on y jeta les femmes infidèles ; on conte qu’un berger y disparut avec ses moutons par une nuit sans lune, sans étoiles, le vent soufflant en tempête, et rien ne reparut du troupeau, ni de l’homme, sinon son bâton, qui ressortit au Gour de Vaucluse. Sauf la différence du bâton au fouet, c’est ce qui se dit dans le Causse Méjan sur l’aven de la Picouse. Si la houlette du pâtre revint au jour par la fontaine de la Sorgues, l’aven de Cruis serait presque le plus oriental des gouffres où s’abîme l’eau qui, de nuit de caverne en nuit de caverne, de cascade obscure à lac ténébreux, va s’épancher en flots éternels au pied du rocher de la source. Mais peut-être ce manquement de la craie et les trous de son voisinage communiquentils avec les beaux jets qui font la Laye et la Largue, rivières bien moins éloignées que la Sorgues. Les grands avens changent peu : l’orage n’y roule pas d’assez vastes rochers pour les oblitérer, et il faut une cassure, un glissement formidable pour les boucher par écroulement de parois. Il en est autrement des petits avens : l’un se comble de cailloux, de terre, de débris, de branches ; l'autre reçoit du torrent rouge suscité par la pluie de Provence un énorme bloc qui le scelle ; dans un troisième le mur de craie succombe et sa chute aveugle le puits. A côté de tel aven qui se ferme, tel nouvel aven s’ouvre, quand fléchit la voûte de pierre : là où l’on croit marcher sur la roche pleine, on se hasarde sans le savoir sur l’arche d’un pont dont la clef peut s’écrouler dans les abîmes XL. Lubéron, Alpines. — Le rougeâtre Lubéron ou Léberon, à moitié crayeux, tombe, au nord sur les gorges du Coulon, faible torrent, au midi sur la large plaine de la Durance, torrent colossal. U revêt ses rochers de teintes méridionales sous le chaud soleil. S’il fut sylvestre, il ne l’est guère, mais on y plante des chênes truffiers, et les forestiers essayent d’y conquérir 4000 hectares à des bois futurs. Son plus haut sommet (1125 mètres) se lève au sud-est d’Apt, dans le Lubéron oriental — car il y a deux Lubérons ; il y en a même trois.
LES ALPES
La profonde combe de Lourmarin, où la route d’Apt à Aix suit de haut l’Aiguebrun, tributaire de la Durance, divise le Lubéron d’orient, lequel fait face aux plateaux de Saint-Christol, du Lubéron d’occident (720 mètres), qui fait face aux monts de Vaucluse. Des cimes du Lubéron d’occident, au-dessus de Ménerbes, d’Oppèdes, de Mérindol, on voit au cou-
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chant, par delà l’embrasement lumineux du grand, du splendide val de Durance, le troisième Lubéron, que le redoutable torrent, changeant un jour de lit, sépara de la masse de la montagne, et dont il fit une citadelle isolée sur de vastes plaines. La Durance, aujourd’hui, passe au nord de ces petits monts, qu’autrefois elle frôlait au sud. Ils se nomment, ces petits monts, les Alpines ou
Les Baux, d’après une eau-forte d’Eug. Burnand.
les Alpilles. Ils n’ont que 492 mètres de culminance, aux Houpies, roches voisines d’Eyguières, sur un bastion détaché ; et 386 seulement dans le corps du massif, à la Chaume, au-dessus de SaintRemy. Les Alpines sont richement colorées par les rayons du midi. Au moyen âge, dans un de leurs rocs, tendre calcaire, on tailla des maisons sculptées, un vaste château, une enceinte, toute une cité, les Baux, qui eurent 4000 âmes. Effrité,
rongé, menaçant, tout cela dure encore ; mais aucun homme n’habite la Pompéi provençale : l’ennemi ne l’a point détruite, le sol ne s’est pas cabré sous elle, nul volcan ne l’a saisie ; son peuple l’a quittée ; le paysan des environs brise à son gré ce fantôme de ville, qui pourtant, tout entier, est « monument historique », et le temps, dans le vide et le silence, en use les chambres de pierre. Si petites qu’elles soient, les Alpines paraissent grandes, tellement tout est bas et plat autour de
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leurs calcaires pelés. Elles s’élèvent du sein de la Crau, plaine qui fut d’une stérilité mémorable. XLI. Crau. — La Crau était un plan de poudingues ou pierres cimentées d’origine marine quand le Rhône et la Durance y déposèrent, non des alluvions, mais des cailloux. On calcule que le Rhône apporta les six septièmes de ces galets, la Durance à peine un septième1. Ainsi cailloux sur cailloux, elle méritait bien son nom, crau, radical celtique ayant la signification de roche, de pierre. Si les rocs lui manquent, sauf les parois vives de ces Alpines dont elle borne la première assise, les galets en font, ou plutôt en faisaient tout le sol avant l’arrivée des canaux tirés de l’eau noirâtre de la Durance. Ces pierres sans herbe, ou parfois avec des brins maigres, courts et rôtis, ce plancher raboteux avait étonné les anciens, comme il surprend aujourd’hui les voyageurs que le chemin de fer mène d’Arles, ville morte à Marseille, cité vivante. Dans son Prométhée enchaîné, le poète aux vers d’airain, le tragique Eschyle, nous raconte comment Hercule rencontra dans ces vastes champs l’armée des Ligures : le héros n’avait pas l’arc infaillible et les flèches mortelles; il succombait, quand le maître des hommes et des dieux, son divin père, fit tomber du ciel une pluie de cailloux dont Hercule aussitôt lapida ses ennemis. Ce sont ces cailloux célestes qui couvrent la Crau. En hiver, au printemps, s’il tombe un peu de neige, la plaine des pierres peut un instant ressembler à la Sibérie ; mais en été c’est un Sahara qui dévore ; le véridique soleil y devient le père du mensonge, et, dans l’air embrasé qui vibre, le mirage fait flotter des lacs transparents. En cette saison, les troupeaux qui broutent, l’hiver, entre les galets, quittent la Crau sous la conduite de leurs hayles ou bergers et s'en vont dans les pâtis élevés, savoureux, de la montagne des Alpes. Mais le grand quart des 53 000 hectares de la Crau n’est déjà plus la Crau : portés par les canaux pris à la Durance, les limons ont empâté les graviers et fait du désert un jardin. Des « cousous », c’est-à-dire des oasis, grandissent en tout sens avec le damier d’arrosage, chaque canal envoyant des embranchements, chaque embranchement des rigoles : damier tracé dans l’air comme il est dessiné sur le sol, car les grands et petits fossés dont il se compose, longues lignes droites ou courbes, sont accompagnés d’arbres élevés, peupliers, or1. Ou même un seizième seulement.
meaux, beaux cyprès, rageusement balancés par le mistral. Des prairies, des oliviers, des mûriers, des amandiers, des vergers et jardins, des cultures, la verdure s’empare ainsi du Sahara, disons mieux, de la « Hammada »1 provençale, grâce aux canaux d’arrosement, canal de Crappone et canal des Alpines divisés en nombreux sous-canaux. Elle s’en emparera bien plus vite encore lorsqu’une saignée nouvelle, plus épuisante qu’aucune, enlèvera 80 mètres cubes par seconde au grand torrent de Provence pendant les mois de l’année où il peut les fournir : la prise d’eau de cette vaste rivière limoneuse qu’une infinité de rigoles épandra sur la Crau sera voisine de celle du canal des Alpines, à Mallemort. Ainsi la Crau tend à disparaître en tant que Crau ou plaine de pierre aride, telle qu’elle fut avant qu’Adam de Crapponne y dirigeât la « plastique » Durance, alors qu’elle avait pour tout rafraîchissement les torrents des Alpines, les gaudres, si rarement coulants. La culture s’en saisit, comme elle se saisira du grand delta français, de la Camargue provençale, qui fait vis-à-vis à la Crau par delà le fleuve du Rhône, et comme elle s’est emparée déjà de la Camargue languedocienne. Car la lisière littorale étroite qui va du Rhône au Saint-Clair de Cette n’est autre chose qu’une Camargue antique, plus ou moins mêlée de Crau, avec dunes et salines le long d’étangs littoraux qui se comblent avec lenteur. De Cette au golfe de Fos, des Cévennes et des Garrigues à la Méditerranée, ces plaines, filles du Rhône, attendent çà et là que l’homme les délivre de la fièvre. XLII. Monts de Provence. — Quand la Durance n’avait pas encore diverti les Alpines d’avec le Lubéron, alors qu’elle apportait sa part de cailloux au golfe dont sortit la Crau, son flot bourbeux, plus puissant qu’aujourd’hui, tombait entre monts dans ce golfe, à l’endroit qu’occupe le village de Lamanon. Le pertuis de Lamanon s’est admirablement conservé. Porte ouverte entre Nord et Sud, entre val de Durance et plaine du Littoral, il donne passage à la route d’Avignon à Marseille, au chemin de fer de Cavaillon à Miramas, au canal de Crapponne, au canal des Alpines, et le futur grand canal de Mallemort à la Crau trouvera là, comme jadis le torrent, son issue dans le Campus lapideus des Latins. 1. Ce mot désigne, en pays arabes, notamment dans le Sahara, les plateaux de pierre sans herbe.
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À l’ouest du Pertuis, la montagne du Défends (309 mètres) se rattache aux Alpines ; à l’est, Roquerousse (326 mètres) se rattache aux monts de Provence, nus, secs, hachés, beaux de formes et de couleur, beaux surtout du climat qui les illumine. Courts chaînons, petits massifs, crêtes, plateaux, bastions plus divers de noms que d’aspect, ils ont tous plus ou moins même orientation, même texture calcaire ou crayeuse, mêmes « embues », mêmes « foux » constantes au bord des torrents inconstants, et le même soleil magique descendant en chaude lumière. La Trévaresse fait face au Lubéron, sur l’autre rive de Durance, mais elle est plus de deux fois moins haute : son sommet, la Fin de Trévaresse, près du petit volcan de Beaulieu, a tout juste 500 mètres. La Touloubre, affluent de l’étang de Berre, la sépare, au sud, de la Sainte-Victoire. La Sainte-Victoire serait ainsi nommée du triomphe de Marius sur la horde du Nord à la bataille de Pourrières dont les « Barbares » se vengèrent quelques siècles après en abattant Rome elle-même. Jusqu’à ces dernières années les gens du pays célébraient inconsciemment cet anniversaire de l’extermination des Teutons et des Ambrons par des feux de joie allumés sur la montagne. La Sainte-Victoire a pour avant-monts : au nord, le Grand Sambuc (780 mètres), qui domine le val de Durance ; au sud, le Cengle, qui domine la vallée de l’Arc ; sa plus haute cime est la Croix de Provence (1011 mètres), voisine d’un aven ou, pour parler comme les gens du lieu, d’un garagaï de très sombre profondeur, qui, si la légende est vraie, servit aux œuvres basses de Marius : il y jeta cent des vaincus de Pourrières. A quelles « foux » s’échappent les orages engloutis par ce « garagaï » et par beaucoup d’autres ouverts sur les cavernes de la Sainte-Victoire ? On l’ignore de presque tous. La plus belle fontaine voisine de ce chaînon, l’Eau de Traconnade, jaillit dans le vallon de Jouques, à la racine du Grand Sambuc ; son nom, les Bouillidous, suffit à la décrire ; les Romains menèrent par un aqueduc, à Aix, leur joyeuse Aquæ Sextiæ, cette onde fidèle qui n’a jamais tari ; rarement elle descend au-dessous de 300 litres par seconde et à l’ordinaire elle en roule 2000 ; quant à ses expansions, elles sont terribles, jusqu’à 200 mètres cubes, lorsque le Cougoublaou, gouffre des environs, vomit deux torrents par la gueule de deux cavernes : cette puissance de crue
semble prouver que Cougoublaou et Bouillidous ne versent pas seulement les eaux internes du Grand Sambuc, mais aussi celles des plateaux de Rians. La Croix de Provence contemple de 750 mètres l’ex-golfe de la mer devenu la plaine presque circulaire où les Domains détruisirent les Germains, leurs femmes et filles, leurs chevaux et leurs chiens, derniers défenseurs du chariot de famille. Au midi du champ sanglant montent les rochers de l’Étoile. La chaîne de l’Étoile, entre Arc, Huveaune, étang de Berre et Méditerranée, dresse comme la SainteVictoire son escarpement suprême au-dessus de la conque de l’Arc, entre Trets et Saint-Maximin ; là son sommet (893 mètres) porte un grand nom classique, Olympe1. Plus humbles de 100, 200, 300 mètres sont les monts du massif spécialement appelé l’Étoile, au nord-nord-est et tout près de Marseille, avec leur Pilon du Roi (710 mètres) dont on n’a pas encore maîtrisé la cime, roche droite, isolée, qu’on ne gravira qu’en la taillant ou en y fixant une corde. Entre l’étang de Berre et la mer, un prolongement de l’Étoile, la haîne de l’Estaque, s'opposait au passage brusque et turbulent des convois : le chemin de fer de Paris à Marseille l’a transpercée par le tunnel de la Nerte (4638 mètres), resté longtemps le plus long de la France. C’est la Sainte-Baume qui se répand en roches éclatantes, si belles, si nettes, dans la lumière diaphane, sur le littoral de Marseille, de Cassis, de la Ciotat, de Toulon ; elle qui lance en Méditerranée les caps de la Gardiole, le can Canaille, le Bec de l’Aigle, et tant d’autres, jusqu’à la côte plane qui sépare du massif des Maures les monts calcaires de la Provence. Sainte-Baume, c’est-à-dire Sainte-Caverne, on appelle ainsi le massif d’après une grotte où Marie-Madeleine aurait pleuré ses péchés. Des pèlerins en grand nombre y montent, aussi pécheurs qu’elle et moins repentants. Audessus de la Baume et du couvent qui l’avoisine, le Saint-Pilon porte son roc à 994 mètres ; non loin vers l’est, le Joug de l’Aigle atteint 1125 mètres, et un sommet sans nom 1154. Cette taillante, culmen du chaînon, sépare les eaux de quatre fleuves côtiers, Argens de Fréjus, Gapeau d’Hyères, Huveaune de Marseille, et, plus petit que le moindre de ces trois courants, le torrent qui descend vers le plan de Cuges. 1. Appelé aussi l’Ouripe.
LES ALPES
Le plan de Cuges, bassin fermé, fut longtemps, par l’obstruction de ses avens, un marais semblable à ceux qui empoisonnent certains bas-fonds du Péloponèse : dans les ex-palus de Cuges, desséché dès le temps du bon roi René, le torrent trouve sa mort apparente ; les trous de la pierre le boivent. On présume qu’il afflue dans la mer même, sous l’eau du golfe de la Ciotat. Dans les monts que la Sainte-Baume disperse aux environs de Toulon, et que tranchent les célèbres gorges d’Ollioules, les avens se nomment « ragagés » plutôt que « garagaïs ». Tel est, derrière le mont Faron, le Ragas, gouffre de 61 mètres au fond duquel naît une eau fraîche, abondante, que Toulon a confisquée par un tunnel à son jet même, au fond du puits. Après les grandes trombes de pluie on a vu ce flot innocent monter soudain jusqu’à la margelle de l’abîme. On a fait au Faron, qui domine de près la ville, une verte ceinture de pins d’Alep : il n’a que 546 mètres, mais de ce mont chargé de canons la vue est merveilleuse sur la dentelure des côtes et sur la mer jusqu’à la Corse. Plus vaste encore est le panorama du Coudon (702 mètres), qu’on destine également à cracher la mitraille. A ces chaînes plus ou moins « marseillaises » s’unissent diversement à l’est, par crêtes ou plateaux, des chaînes crayeuses qui s’en vont vers l’orient jusqu’à la rencontre des Grandes Alpes du Var. Il y a tantôt beaucoup de forêt, tantôt nudité complète sur leurs roches sabrées par des dus d’immense profondeur où jaillit le cristal des « foux », les sources les plus belles qu’on puisse rêver; par les chemins de l’ombre, leurs eaux d’argent viennent des « causses » d’en haut dont la craie tendre laisse tomber les torrents goutte à goutte ou flot par flot dans les alvéoles de la montagne ; elles vont à des fleuves côtiers, à l’Argens, à la Siagne, au Loup, à la Gagne, au Var, et au Verdon, affluent de la Durance. Les plus puissantes sont l’admirable foux de la Siagne et, près de la rive gauche du Verdon, Font l’Évêque ou Font de Sorps, dont Vaucluse elle-même double à peine l’étiage, qui est de 3000 litres par seconde. Parmi ces chaînons de craie parallèles entre eux, qui montent plus haut que ceux de Provence, la prééminence est au Chéiron (1778 mètres), long mur de roche au-dessus de Coursegoules, entre la dus du Loup et celle de l’Estéron, affluent du Var.
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XLIII. Montagnes des Maures. — Entre les Maures et l’Estérel, massifs littoraux de Provence, et la montagneuse Corse il y a cinquante lieues de mer profonde, et cependant ces monts riverains ressemblent beaucoup plus à ces monts insulaires qu’aux chaînons calcaires et crayeux d’entre Var et Crau dont ils ne sont séparés que par d’étroites plaines de torrents. Les Maures, petites et basses, l’Estérel, plus bas et plus petit encore, prouvent souverainement que la beauté n’est pas seulement dans la masse et dans l’altitude. 80 000 hectares, c’est à peu près le lot des Maures, qu’isole des monts de Toulon, de Brignoles, de Draguignan, la baissière où coulent sur un versant le fleuve Gapeau et son affluent le Réal Martin, et, sur l’autre versant, l’Aille, puis le fleuve Argens, où l’Aille tombe. Au sud et à l’ouest du massif, l’origine et l’essence des roches lui rattachent des collines insulaires ou péninsulaires qui furent toutes des îles, quand le travail d’union ou désunion dont la Terre n’est jamais fatiguée, ne les avait pas encore séparées de leur montagne. Les collines restées îles, c’est l’archipel d’Hyères, si baigné de lueurs orientales que scs trois terres méritent l’un des deux noms de l’une d’elles : île du Levant. Les îles devenues presqu’îles sont : au sud d'Hyères, la péninsule de Giens, cousue au continent par deux flèches de sable qu’apporta la mer; et, au sud-ouest de Toulon, la péninsule du cap Sicié (359 mètres). Schistes, granits, serpentines, quelque peu de basalte, voilà ce que sont les Maures, en avant des assises régulières et des flanquements droits de la Provence calcaire. Des bois de châtaigniers, de pins d’Alep, de chênes-lièges couvrent leurs rocs durs, point féconds faute d’humus, et à cause de cela peu habités. A côté de ces bois, ou entre eux, des arbres, des arbustes essentiellement méridionaux rappellent l’Italie, l’Espagne, l’Afrique, la Syrie, la Judée : pins parasols, aloès agaves, myrtes, lauriers-roses, et les palmiers et les herbes odorantes. Deux de leurs cimes, la Sauvette et Notre-Dame des Anges, point éloignées l’une de l’autre, atteignent toutes deux 779 mètres; elles commandent l’ensellement de Gonfaron, col d’à peine 200 mètres grâce auquel le chemin de fer de Marseille à la frontière d’Italie, qui ne peut longer le littoral hérissé par les Maures, passe aisément du bassin du Gapeau dans le bassin de l’Argens.
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EN FRANCE
Les Maures sont la Provence de la Provence, dit Élie de Beaumont en parlant plus spécialement de la vallée de Cogolin, dont le plus qu’humble fleuve a son terme dans le splendide golfe de Grimaud ou de Saint-Tropez. Elles sont aussi l’Afrique de la France, et ce fut il y a mille ans la France de l’Afrique. Nous foulons impunément, par delà les flots méditerranéens, vis-à-vis des Maures, un long rivage arabo-berbére ; mais il y eut un temps où, de ce rivage maintenant humilié, des Berbères et
des Arabes venaient injurier la blanche Provence. Nulle part en France ces mécréants, ces Maures dont le massif a retenu le nom, ne bravèrent plus longtemps qu’ici les chrétiens dont la djéhad ou guerre sainte leur faisait un devoir de rougir de sang les hameaux et les villes ; ils y régnèrent au IXe et au Xe siècle, et ce n’est qu’en 973 qu’on les chassa du roc de Fraxinet, maintenant nommé la Garde-Freinet, d’où ils dominaient la montagne aromatique, au milieu de forêts plus grandes
Pins d’Alep. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
qu’aujourd’hui. Toutefois les Maures sont le massif le plus bocager de la Provence : la Gueuse parfumée, comme on la surnomme, est peu vêtue. XLIV. L’Estérel, deux à trois fois plus petit que les Maures, est un pays de porphyre, surtout de porphyre rouge. Il s’étend des maremmes du bas Argens jusqu’à la petite plaine du fleuve Siagne. Le Vinaigre, son Mont-Blanc, disparaît dans les nuées inférieures, car il ne dépasse pas 616 mètres. La forêt véritable y manque, mais non le
maquis, la garrigue, les chênes-lièges, les pins d’Alep, les arbousiers, les bruyères arborescentes. Dans les ravins raboteux, encombrés de roches, les palmiers, l’oranger, les herbes de suave odeur sont la parure de ce massif, l’un de ces pays méridionaux qui se sentent autant qu’ils se voient. Désert à son centre et sur ses sommets, il a des villas au bord de la Méditerranée : il y plonge par de merveilleux caps de grès rouge et de porphyre, entre Fréjus où les Romains avaient des palais et Cannes où nous bâtissons des châteaux.
LES PYRÉNÉES
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Le cirque de Gavarnie (voy. p. 102). — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
LES PYRÉNÉES
XLV. Les Pyrénées, leurs glaciers, leur noblesse. — Les Pyrénées, que l’Espagnol appelle Pirineos, et, au singulier, el Pirineo, sont, de mer à mer, un petit Caucase, moins large, presque deux fois moins haut et deux fois et demie moins long que le Caucase d’entre Europe et Asie. Le Caucase, entre Pont-Euxin et Caspienne, est fort abrupt et très régulier de structure; les Pyrénées, d’Atlantique à Méditerranée, montent tout droit d’en bas et leur structure est simple et normale. Les plaines que le Caucase regarde au nord furent un détroit de la mer; celles que les Pyrénées contemplent au septentrion portèrent jadis une onde agitée, qui fut comme un détroit de Gibraltar entre l’Atlantique et la Mer intérieure — détroit que prétend renouveler un gigantesque canal à point de partage dont les marins n'useraient guère : ils O. RECLUS.
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EN
FRANCE.
détestent de perdre le temps et l’argent dans des biefs d’écluses. Le Caucase divertit l’Europe de l’Asie, avec de très hautes entailles et, au bord de chacune de ses deux mers, un subit affaissement qu’emploieront un jour les routes et les chemins de fer ; les Pyrénées, dont les « ports » ou cols sont fort élevés, s’abaissent à l’occident (du moins en France) pour laisser passer, au bas de la Rhune, près de l’Atlantique, la voie ferrée de Paris à Madrid ; elles se font aussi plus petites à l’orient, au bord de la Méditerranée, sur la ligne de Paris à Valence ; mais de l’un à l’autre littoral elles se lèvent en mur titanique, entre la France, qui est Europe, et l’Espagne, qui est Afrique à demi par son climat, sa nature, les origines de sa race. Les Pyrénées ? D’où vient ce nom sonore ? On ne I — 13
EN FRANCE
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sait. Il ne dérive certainement pas du mot grec ■hvp, le feu, comme l'enseignaient les étymologistes de jadis. Eussent-elles un volcan fumant comme « Elle triangulaire1 », des Champs Phlégréens comme Naples, des jets de flamme comme le pied du Caucase, elles ne furent point parées d’un nom grec par les Hellènes qui visitèrent les premiers ces monts plus hauts que leur Olympe, aventuriers, marchands, voyageurs de commerce, chercheurs de mines, touristes venus de Marseille ou des ports méditerranéens de l’Espagne; ils les appelèrent comme ils les entendirent appeler dans la langue du pays par un peuple qui sans doute avait hérité ou sous-hérité de ce nom : car il arrive souvent que les mots restent quand les nations passent. Ce nom indigène, déjà vieux peut-être comme dix ou vingt générations de chênes, les Grecs nous le transmirent suivant les lois d’euphonie de leur beau langage. Le terme de Pyrénées ne serait-il pas le frère du mot immémorialement ancien de biren ou piren qui, dans la bouche des paysans de l’Ariège, désignait autrefois les pâtures des cimes, par opposition aux prairies des vallées ? Et ce mot biren n’est-il pas le ber ou bir ou pir des Celtes, qui a pour pluriel birennou, c’est-àdire les pics, les cimes ? Les Pyrénées, à peine moins hautes en moyenne que les Alpes, couvrent beaucoup moins d’Europe qu’elles : six à sept fois moins quand on ne considère que la chaîne hispano-française, vaste d’environ 4 millions d’hectares. Si l’on ajoute à la chaîne d’entre Méditerranée et Atlantique la longue suite des Pyrénées littorales, ou Pyrénées Cantabres, qui sont exclusivement espagnoles, et qu’on porte ainsi l’aire totale à quelque dix millions d’hectares, la « Pirinée » est encore deux fois et demie plus petite que « l’Alpe ». Plus méridionales, — car elles vont (à peu près) du 42 au 43 de latitude, — elles sont de trois degrés en moyenne plus chaudes à hauteurs égales. Chaîne très simple, surtout en France, contrairement aux Alpes, qui sont un immense remous de massifs, leur plus haute crête voit de très près la plaine ; elle n’en est pas séparée par d’autres crêtes de taille gigantesque, et la place y est trop petite, la pente trop dure pour l’amoncellement des neiges. Un climat plus tiède, une moindre ampleur, un apic plus grand, voilà trois raisons suffisantes pour les 4000 à 4500 hectares seulement de glace éternelle dans les Pyrénées, e
1. La Sicile.
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tandis qu’il y en a près de 210 000 dans les seules Alpes de la Suisse. Dans les Grandes Alpes ayant plus ou moins 4000 mètres d’altitude, et jusqu’à 4810, du Viso italo-français au Grand Sonneur1 tirolien, sept hectares sur cent ont glace ou blanc névé; dans les Grandes Pyrénées ayant plus ou moins 3000 mètres, et jusqu’à 3404, du Balaïtous aux glaciers orientaux de la Maladetta, il n’y a d’« immaculé » qu’un hectare sur deux cents. 4500 hectares seulement d’eau cristallisée sur le versant septentrional d’une chaîne qui a plus de cent lieues de long et de vingt lieues de large, quel prodigieux recul depuis l’ère, antérieure à toute histoire, dont nous entretiennent les moraines, les roches striées, les blocs erratiques! Alors, des crêtes bien plus hautes que de nos jours où nous voyons maintenant le Mont-Perdu dans son calme silence, où nous entendons la cascade du Marboré dans sa plainte éternelle, un glacier descendait au loin vers le nord; il ne s’arrêtait qu’à 72 ou 75 kilomètres, en plaine, aux lieux où s’élève le bourg d’Andrest, entre Tarbes et Vic-de-Bigorre. Liant sa froidure à celle de Campan, il couvrait 140000 à 150 000 hectares de gorges, de vallées où passent aujourd’hui des gaves aussi rapides qu’il était lent, aussi joyeux qu’il était morne, aussi clairs que pouvaient être impurs les torrents sortis de ses arches terminales après avoir rassemblé leurs gouttes sur un sol écorché par le campement de cet océan massif. Car il devait labourer profondément la roche, ce « glacier d’Argelès » dont on croit que la puissance était de 360 mètres à l’endroit que nous nommons Lourdes, de 790 au lieu que nous appelons Argelès, de 1350 à celui qui a nom Gavarnie. Une de ses vieilles moraines retient à 150 mètres au-dessus de la rive droite du Gave de Pau, entre des collines semées de blocs erratiques, une eau mélancolique entourée de bruyères : c’est le lac de Lourdes, qui a 3200 mètres de ceinture et seulement 8 mètres de profondeur. A l’orient de cette mer de glace, de l’autre côté des monts de Néouvieille, une autre mer figée, le « glacier d’Aure », pesait sur les vallées d’où coulent maintenant les branches de la Neste. Vastes étaient aussi les mers de glace de la haute Ariège, du val d’Ossau, du val d’Aspe, d’autres encore. Tels sont les glaciers, tels sont les névés. Le fœhn, vent, du Sud qu’on dit fils du sirocco, fond infiniment plus de neige sur les flancs alpins que 1. Cross Glockner.
LES PYRÉNÉES
l’autan, fils du même sirocco, n’en tiédit et n'en délaye sur le flanc des Pyrénées. Sans nous arrêter aux frimas vulgaires que l'hiver ramène et que l’été remporte, les 4500 hectares pyrénéens de glace dite éternelle disparaissent en ce moment sous nos yeux, comme d’ailleurs celles qui glissent pesamment sur les épaules des Alpes. Que de lois encore ces glaciers redescendront de nouveau vers l’ aval pour remonter ensuite vers les cimes ! Si dans les immensités de l’espace un soleil n’est pas même un grain de sable, dans l’immensité des temps deux périodes, si longues soient-
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elles, l’une travaillant à l’encontre de l'autre, sont à peine un fugitif instant, bien quelles dépassent mille fois notre néant passager. Les glaciers qui grandissent ou diminuent, les roches qui se soulèvent ou s’abaissent, les continents qui naissent ou meurent, la mer qui s'avance ou recule, ce qui se cimente ou se disloque, les cycles terrestres ou cosmiques, tout cela, c’est ce qu’on nommerait les jeux de la nature, s’il pouvait entrer quelque idée de caprice dans un travail infini de durée, infini d’espace, éternellement réglé par des lois augustes. Dans l’instant présent, le glacier pyrénéen des-
Le Vignemale. — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
cendant le plus bas, c’est, le glacier septentrional du Vignemale, qui s’abaisse jusqu’à 2200 mètres, plus ou moins ; les deux plus vastes, 600 hectares chacun, cuirassent deux géants espagnols, le Mont Perdu et la Maladetta. Inférieures aux Alpes en grandeur, mais non pas en grâce, en lumière, en beauté, les Pyrénées, pauvres en lacs (elles n’ont, au vrai, que de protonds laquets), envoient de faibles torrents à leurs cascades, et au plat pays des fleuves que seuls le Gascon et le grandiloquent Espagnol, qui voit partout des « Rios Grandes », osent comparer au Tessin, à l’Inn, au Rhin, au Rhône, au Pô ; enfin, [dus que les Alpes, elles mènent le deuil de leurs
forêts. Sans doute elles n'ont pas de régions aussi nues que les Basses-Alpes : il leur reste, en profonds massifs, des hêtres, des sapins, des pins, mais en moyenne elles ont moins de bois que les Alpes, même que les Alpes françaises. En trois choses elles valent bien les Alpes : l’élévation des cols, la noblesse du profil, la hauteur apparente. Jaillissant brusquement de la plaine, elles ont, vues d’en bas, toute la grâce de leur élan subit, toute la majesté de leur hauteur. XLVI. Grands Belvédères. — Des monts qui semblent les rois de la chaîne trônent orgueilleusement, en avant de leurs frères, sur les vallées, les plaines, les bas plateaux. Sauf le peu ou le
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point de glace on les croirait égaux aux colosses des Alpes : encore y a-t-il des ans plus longuement ou plus durement hivernaux que les autres, qui les parent jusqu’aux pieds de la robe d’hermine. Ainsi paradent le pic du Midi de Bigorre, l’Arbizon, le Mont Vallier, le pic de Tabe, le Canigou. Du pic du Midi de Bigorre ou de Bagnères (2877 mètres), on peut dire qu’il « s’élance». Point de sommet voisin qui l’offusque et l’écrase; il est libre, aux sources de l’Adour, si fier dans son ascension de l’azur, si dominateur quand on le fixe de la vallée du fleuve, continuée par la plaine immense des Landes comme un golfe l’est par la mer, qu’on saluait autrefois en lui le maître des Pyrénées. C’est en 1787 seulement que Ramond, le fameux explorateur de ces montagnes, lui ravit cet imaginaire honneur. Sa cime règne sur un monde, de la mer de Biarritz à la fin de la Neste sous Montrejeau, des vignes de l’Armagnac et des pins de la Lande au sévère Posets et à la Maladetta : s’il voit beaucoup de montagne, il voit aussi beaucoup de plaine, et ce contraste est une grande beauté. Ce cône de gneiss, ce « pilier des vents » prévoit maintenant les tempêtes ; un observatoire vient d’être construit à 7 mètres de son sommet. Bien qu’entrant dans la neige éternelle, la candeur de ce mont ne dure que de l’automne au commencement de l’été : trop dure est la pente de sa pyramide, trop droite son escarpe du nord, et les frimas glissent en bas du pic, qui n’a plus son vrai nom. On l’appelle pic du Midi de Bigorre ou de Bagnères, de ce qu’il monte exactement au midi de la charmante ville de Bagnères de Bigorre ; c’était auparavant le pic d’Arize ou d’Arizès, nom que portent encore un de ses lacs, une de ses gorges. L’Arbizon, d’ascension malaisée, presque périlleuse, « s’élance » aussi, à 2831 mètres, au sud-est et non loin du vieux pic d’Arize, entre le versant de la Garonne et celui du naissant Adour, au-dessus de la route des cols qui relie les deux Bagnères, Bagnères de Bigorre à Bagnères de Luchon par les cols d’Aspin et de Peyresourde. Pic du Midi comme tout autre pic ayant ville ou bourgade à son septentrion, il se dresse au sud de Capvern, dont les eaux attirent beaucoup de dolents. Peut-être contemplet-il moins de bas pays que son voisin le « père de l’Adour », mais il regarde plus de montagnes au loin vers l’orient, et il voit le Lannemezan et les plissements étoilés qui se dégagent de ce plateau. Le peuple de ces « landes » dont il coupe su-
perbement l’horizon l'a cru longtemps plus élevé qu’aucune autre Pyrénée. Le Mont Vallier (2839 mètres) lève au sud de Saint-Girons, à l’ouest d’Aulus, sa pyramide abrupte dont les écharpes de neige font des torrents qui s’abattent sur le Salat. Il touche presque à l’Espagne, mais il n’a devant lui du côté de la France que des pics inférieurs, et c’est un magnifique beauregard d’où l’on plane à la fois sur le tohu-bohu des sierras et des neiges et sur la « simplicité » de la grande plaine de Garonne qui, vue de si haut, s’uniformise avec ses collines. De cette plaine même, entre Toulouse et Boussens, le Vallier est le « miracle » de l’horizon. Pic du Midi de Bigorre, Arbizon, Vallier, tous trois entre 2700 et 2900 mètres, dépassent de 500 mètres le pic de Tabe ou de Saint-Barthélemy (2349 mètres), lequel dresse la tête au sud-est de Foix, à l’origine de l’Hers Vif, grand affluent de l’Ariège. C’est le roi d’une avant-Pyrénée parallèle à la fois à la Grande Chaîne, qui scintille au sud, et aux Petites Pyrénées du Plantaurel, trois fois plus basses, qui sont à son septentrion. H admire au midi la dentelure et tout le démantèlement septentrional de l’arête hispano-française ; au nord, le Plantaurel, plutôt colline que mont, ne peut lui cacher les massifs, les coteaux et les plaines qui fuient vers Toulouse, Castelnaudary, Carcassonne. « Pic chargé de forêts Que blanchit du matin la clarté baptismale1 »,
le Canigou (2785 mètres) ou, à la catalane, le Canigô, est plus majestueux qu’aucun des colosses d’avant-mont. Aussi fut-il de tout temps (et peutêtre est-il encore) le monarque de la chaîne pour les gens du Roussillon et du Languedoc : il a pourtant 619 mètres de moins que le pic d’Aneto dans la Maladetta. Il monte entre Tet et Tech, au midi de Prades. On le voit de très loin dans la plaine, et lui il contemple la mer, du Saint-Clair de Cette, et même de Marseille2, au Jouich de Barcelone ; il règne sur la Catalogne littorale, et, dans notre Roussillon, sur des gorges profondes, des roches à l’infini, des plaines fauves, sèches, ardentes : car si la tète de sa pyramide est dans un climat tout 1. Victor Hugo. 2. On peut à la rigueur voir le Canigou de Marseille, à 300 kilomètres de distance, dans les jours très clairs, et quand il cache exactement le soleil couchant.
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septentrional d’une moyenne annuelle d'un degré sous zéro, ses assises les plus basses baignent dans l’air chaud qui fait le tour de la Méditerranée1. Ces cinq monts, et certes beaucoup d’autres, ont l’espace libre autour d’eux ; ils ont quatre côtés, tantôt pour l’ombre ou le soleil, tantôt pour la neige, la pluie, les fureurs du vent ; mais, tout le long de la Grande Chaîne, la plupart des Pyrénées ont à leur droite une Pyrénée, et à leur gauche une autre Pyrénée dont elles ne se dégagent ni par le flanc, ni même par l’épaule, et seulement par le sommet de la tête. Aussi les cols sont-ils très hauts, rarement au-dessous de 2400 mètres dans la partie de la sierra qui en a près ou plus de 3000 : un grand nombre s’ouvrent entre 2500 et 3000 mètres, et le col de la Maladetta, en Espagne, à 3202. XLVII. Troumouse, Estaubé, Gavarnie. — Il est des Pyrénées, au centre et parmi les plus hères, qui sont taillées à plus grands coups de hache que les autres, et plus belles en ce présent et court moment des avatars de la nature. C’est le massif du Mont-Perdu, bloc calcaire; ce sont ses cirques, ses ouïes ou marmites, comme disent les pâtres de la montagne : Troumouse, Estaubé, Gavarnie, Bielsa, Barrosa. Les cirques français, Troumouse ou Trumouse, Estaubé, Gavarnie, qu’on peut admirer tous les trois à la hâte en une seule journée, voient les premiers ébats de trois des torrents qui font le Grand Gave, tête de la rivière de Pau. Colisées calcaires, leurs gradins passeraient ailleurs pour des montagnes, mais ils ne sont ici que les étages d’un monument inouï, les marches d’un amphithéâtre aussi supérieur aux œuvres de la grandeur romaine, aux Arènes de Nîmes, à elDjem de Tunisie, au Colosseum, que le chêne peut l’être au brin d’herbe. Sur les degrés supérieurs, dans les champs polaires, luit nuit et jour la froide splendeur des neiges, et, suivant la saison, l’eau de ce monde engourdi s’écroule en cascades, ou suinte en gouttelettes, ou pend en blocs de glace. Il n’y a point d’arbres, point de bruits humains dans ces larges gouffres contemplés par les aigles; rien que la mélopée des cascades, la chanson du ruisseau sur les pierres, la roche, les cailloux, la mousse, les torrents, les ponts de neige, et, sous le vent des cataractes, la brume ou l’arc-en-ciel de la poussière d’eau. 1. La moyenne annuelle de la plaine de Roussillon est de 14 à 15 degrés.
Le cirque du Troumouse porterait des millions d’hommes sur les marches de son enceinte ; il a 8 kilomètres de tour. Un pic de 3150 mètres, la Munia, que la neige n’abandonne jamais, voit de 1350 mètres de haut, tapi à 1800 mètres, ce cirque où s’assiérait un grand peuple, mais où ne passent que des isards, des aigles, des vautours, peut-être mais bien rarement un ours, de temps en temps un chasseur, et, dans la saison brillante, dès que mai fond l’hiver, des troupeaux, des bergers, et les touristes qui viennent admirer l’immensité de ces froides arènes. Le torrent, précipité de son couronnement de glaciers, qui s’y vaporise en cascades, c’est le Gave de Héas, ainsi nommé d’un hameau à 1480 mètres d’altitude. En quittant le cirque, il serpente dans les prairies qui ont remplacé le lac temporaire formé en 1650 par un prodigieux amas de rocs, de blocaille et de terre, tombé par décollement du pie des Agudes, après une pluie torrentielle de trois jours. C’est aussi une pluie d’orage qui creva la digue et supprima le lac cent trente-huit ans après, en 1788 ; mais les blocs sont toujours là, champ de débris chaotique appelé la Peyrade, c’est-à-dire la Pierrière. Le cirque d’Estaubé, entre celui de Troumouse à l’est et celui de Gavarnie à l’ouest, est le moindre des trois. De l’arête qui lie les deux amphithéâtres, d’étroits et raides glaciers pendent, dominés au sud par le Mont-Perdu : il en reçoit de petits gaves, bientôt unis en un plus grand, le Gave d’Estaubé, que le Gave de Héas boit dans son chaos de la Pierrière, au bas d’un ressaut de cascades. Le cirque de Gavarnie ou cirque du Marboré, plus petit que Troumouse, mais plus beau, n’a que 3600 mètres d’enceinte au sommet du premier de ses trois gradins. Casque du Marboré (3006 mètres), Tours du Marboré (3018 mètres), Épaule du Marboré (3118 mètres), pic du Marboré (3253 mètres), Astazou (3024 mètres), le dominent de 1400 à 1700 mètres, le cirque ayant 1640 mètres environ de moyen niveau. Un gave né du glacier du Marboré, par 2231 mètres, sur une marche de l’amphithéâtre, arrive au bord de la corniche, tout petit le matin, le soir, la nuit, quand la neige et la glace fondent peu, moins faible de dix heures à quatre heures de l’après-midi, grand lorsque le soleil d'été luit, qu’une pluie tiède lèche le glacier ou qu’un vent chaud le caresse ; et là, tout à coup, ce gave, origine de la verte rivière d’Orthez et vraie source de
LES PYRÉNÉES
l’Adour, plonge de 422 mètres, six à sept fois Notre-Dame : en haut c’est un torrent, en bas c’est une pluie sur des rocs éboulés, de loin c’est, une écharpe balancée par le vent, peinte par le soleil. En mai, au commencement de juin, à la grande fonte des frimas, d’autres cascades tombent des degrés de l’amphithéâtre et vont unir leurs flots au torrent de la Grande Chute, qui coule sous des ponts de neige. Vingt gaves quelquefois, et le plus souvent treize, soudain réveillés du rigide hiver, sautent alors dans le cirque dont le soleil
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hispano-français fait un large gouffre de chaleur et de lumière ; puis quand revient la saison de la blancheur glacée, les torrents meurent, et raidis, changés en une pierre d’eau dont le moindre rayon tire d’humides étincelles, ils montent en colonnes marmoréennes du fond du cirque à son premier entablement. Les cirques de Bielsa et de Barrosa s’ouvrent en Espagne. Le cirque de Bielsa, en français Béousse, en-
carte des Pyrénées.
tame le Mont-Perdu sur le versant opposé au colisée d’Estaubé, dont une étroite paroi le sépare ; les cataractes de la Béousse, chute de 800 mètres, y versent en blanche écume l’eau d’un lac glacé : cette écume, cette onde, c’est la naissance du beau Rio Cinca, maître tributaire de la Sègre. Le cirque de Barrosa répond outre-monts à celui de Troumouse, comme celui de Béousse à celui d’Estaubé, et c’est également le pic de la Munia qui le commande. Un torrent, issu de glaces, y descend par le plus droit chemin, en un bond de 500 mètres, et se dirige vers le Rio Cinca.
En Espagne aussi, là même et à quelques lieues à l’est, montent les trois Goliaths des Pyrénées : le Mont-Perdu (3352 mètres), « roi des calcaires » ; le Posets (3367 mètres), que nulle pointe francoespagnole, si ce n’est peut-être le Pic du Marboré, n’égale en ampleur de panorama ; le pic d’Aneto (3404 mètres), à tort appelé Néthou, parmi les lacs, dans les neiges désolées de la Maladetta ou Monts-Maudits. XLVIII. Le Vignemale ; Thermes, lacs des Pyrénées. — Le prince de nos Pyrénées, le Vignemale (3298 mètres), courbe à peine la tête devant les trois géants espagnols : s’il a 1512 mè-
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très de moins que le Mont-Blanc, il n’est inférieur que de 106 au pic d’Aneto. Fait de huit pointes respectueusement rangées auprès de la Pique Longue ou Grand Vignemale, il perce l’azur hispano-français à 12 kilomètres au midi de Cauterets, ville de bains dont les fontaines de santé sont l’espoir d’innombrables mal-en-train qui viennent demander la guérison à des eaux de températures très différentes, les unes froides, les autres chaudes : d’où, prétend-on, le nom du lieu, le mot béarnais caut signifiant chaud, et ret voulant dire froid. Peu de sources minérales ou thermales des Pyrénées ont la célébrité de celles de Cauterets ; peu naissent près des cascades d’un si beau gave, à la rencontre de deux gorges aussi grandioses; mais tout le long de la chaîne, ces eaux de la santé, ces fontaines de Jouvence sont aussi nombreuses que variées d’éléments et diverses de température. Combien d’entre elles n’ont peutêtre pas encore un nom dans la bouche des pasteurs, et pourtant on en connaît déjà plus de 550 dans les six départements du pied des Pyrénées françaises. De l’occident à l’orient, d’Atlantique à Méditerranée, elles attirent une foule où les amis du jeu, du plaisir, de la vanité, des fêtes, et les plats courtisans de la mode tiennent encore plus do place que les endoloris. Cambo la Basquaise, douce de climat, charmante au sommet de sa colline de gazon frôlée par la Nive, offre une eau ferrugineuse aux affaiblis ; la tiédeur de son hiver appelle et retient les étrangers. Ahusquy, basquaise également, sur un plateau de 900 à 1000 mètres, reçoit en été les Escualdunacs qui viennent y boire à la « fontaine des chèvres » ; les chèvres aussi hument avidement cette eau fraîche. A une dizaine de kilomètres au sud d’Oloron, tout près de l’entrée du val d’Ossau, dans un très gracieux pays, les sources de Saint-Christau jaillissent exactement au pied des Pyrénées, devant le mont Binet où la broussaille épaisse cache des ours rêvant le jour aux brebis qu’ils surprendront pendant la nuit ou au maïs dont ils iront piller les épis, desquels ils sont très friands. Elles apportent avec elles, de la profondeur du sol, du fer et
quelque peu de cuivre. D’après le vieux dicton du pays : A Saint-Christau, Lépreux change de peau.
Aux Eaux-Chaudes on ne retrouve pas la douce et souriante nature de Saint-Christau ; ce bourg thermal longe le Gave d’Ossau, par 675 mètres d’altitude, entre de sévères montagnes, âpre couloir qui mène au pic du Midi de Pau, puis à l’Espagne aragonaise. Malgré son nom, ses eaux, dont usent catarrheux et rhumatisants, ne sont pas toutes chaudes, et nulle n’est douloureusement brûlante : 10°,6 et 36°,25 voilà leurs extrêmes. A 5 kilomètres à peine en droite ligne au nordest des Eaux-Chaudes, dans une gorge latérale du même Gave d’Ossau, les Eaux-Bonnes (12° à 32°) ont le soufre pour élément. Nos ancêtres les nommèrent au XVIe siècle « Eaux d’arquebusades », de ce qu’elles avaient réparé les plaies de certains seigneurs gascons blessés dans la plaine lombarde à la déroute de Pavie, mais aujourd’hui les médecins y envoient surtout les gens à poitrine délabrée. Près de 10 000 personnes y viennent tous les ans, ceux-ci pour guérir leur mal, ceux-là pour gravir les belles montagnes. La bourgade est à 748 mètres au-dessus des mers. Eaux d’arquebusades aussi, celles de la tristissime et froide Barèges, à 1232 mètres au-dessus des mers, dans le val du torrent de Bastan où l’hiver entasse toujours quinze pieds de neige, mais où les avalanches ne roulent plus avec un bruit de tonnerre depuis qu’on a reboisé la montagne. A pareille hauteur, l'été ne dure ; et la saison des bains, qui commence en juin, finit en septembre. Ces eaux sulfureuses (32° à 44°,25), très difficiles à manier, voire périlleuses quand on en abuse, car leur puissance est très grande, combattent les rhumatismes, les scrofules, les lésions des os, les douleurs et gonflements d’articulations ; elles guérissent des coups, plaies et blessures. Entre la toute morne Barèges et la toute pimpante et sémillante Bagnères de Bigorre, il n’y a qu’une épaisseur de montagne. Cette ville délicieuse, à 551 mètres d’altitude, sur les ruisseaux de cristal tirés du jeune Adour, trahit par son seul nom les « Bains » qu’on prend dans ses eaux imprégnées de divers éléments, soufre, sel, fer, à divers degrés de chaleur (18°,7 à 51°,5) : à ses fontaines variées on accourt, tant celui que le fer peut restaurer
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que celui dont le soufre et le sel répareront l’organisme. Bagnères de Bigorre, qui est en même temps ville d’hiver , reçoit une infinité d’invalides et de valides1, depuis le vieux temps des Romains, qui l’appelaient de trois noms : Aquæ Bigerrionum, Vicus Aquensis et Balneariæ2. Saint-Sauveur est plus voisine de Barèges que Bagnères (car on n’a qu’à descendre jusqu’à l’embouchure dans le Grand Gave la pente endiablée du rumoreux Bastan). Le climat n’a pas la douceur « bigordane », Saint-Sauveur étant à près de 800 mètres de haut, sur une colline dominant le Gave que franchit une arche dont la voûte s’arrondit à 65 mètres au-dessus du torrent. Ses eaux (20°, 9 à 54°) apaisent, elles fortifient et relèvent ; on les ordonne aux surmenés, aux affaiblis, aux névropathes.
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sulfurées, très excitantes, s’attaquent aux scrofules et autres misères humaines. Capvern est au nord de ce même Arbizon, à la racine du Lannemezan, par 370 mètres ; son eau sulfatée calcique, entre froid et tiède (19°, 3 à 24°,2), soulage la plus douloureuse des maladies de la triste vieillesse, dont il semble que la nature aurait dû faire le beau « soir d’un beau jour ». Encausse, à 362 mètres, est peu fréquentée : ses eaux sulfatées calciques (28°, 75) lavent, reposent, reconstituent.
Si Encausse a peu de visiteurs, Bagnères de Ludion en a plus qu’aucun autre therme des Pyrénées : 25000 et au delà par an, parmi lesquels moins de souffrants ou de malingres que de touristes et d’hommes ou de femmes qu’attirent le plaisir, la dissipation, les émotions du noble jeu de baccara, Cauterets, à 925 mèoù l'on ne compte plus tres, ne peut être ville beauté les tricheurs. Les Therd’hiver, mais sa mes Onésiens des Rode nature et sa prodimains, consacrés au gieuse richesse en dieu topique Ilixo1, sources de santé3, suldisposent par jour de fureuses ou salines, entre 29° et 61°, lui 1 465 000 litres d'eau Guide des Pyrénées. — Gravure de Thiriat, d’après une photographie. assurent un grand condiversement chaude cours de bien por(entre 39°, 96 et 66°), tants et de malades. Chaque année, 25 000 perferrugineuses, salines, sulfureuses surtout2. sonnes y passent. Audinac, délaissée depuis qu’Aulus s’est fait connaître, est à 5 kilomètres de Saint-Girons, à Cadéac, l’un des lieux d’où l’on gravit l’Arbizon, 500 mètres d’altitude. On y boit une eau calcique a son site à 725 mètres, sur le bord de la Grande et magnésienne ni froide, ni chaude (22° à 25°), Neste ou Neste d’Aure ; ses eaux froides, fortement en se promenant sous d’immenses platanes aux branches étendues. 1. Jusqu’à 25 000 par an. 2. Même nom que Bagnères. 3. Plus de 1 600 000 litres par jour. O. RECLUS. — EN FRANCE.
1. D’où Luchon. 2. « C’est la série d’eaux sulfurées la plus belle et la plus complète que l’on connaisse. » I — 14
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Aulus borde le Garbet1, tributaire du Salat, dans une petite plaine, lac écoulé, entre des monts de 1500 à 2500 et près de 2800 mètres. Ses eaux froides (14° à 20°), sulfatées calciques et ferrugineuses, sourdent par 760 mètres d’altitude, au pied du Montrouch, d’où les ours ont cessé de descendre dans les champs de maïs. Dyspeptiques, arthritiques, herpétiques, obèses et contaminés y trouvent le soulagement ou la guérison. Ax, c’est l’Aquæ des Romains, à 716 mètres, au bord de l’Ariège. Comme à Dax, autre Aquæ, l’eau chaude y sort de partout, en 60 à 70 sources soufrées, entre 24°,6 et 78°. Les rhumatisants, les scrofuleux, les dartreux, y cherchent la fin de leurs peines. Ussat, plus bas sur l’Ariège, à 500 mètres d'altitude, émet des eaux sédatives (36°, 20 à 38°), bonnes pour les enfants, les névrosés, les convalescents. Fontcirgue, eau saline froide, émerge à la droite du Grand Hers ou tiers Vif, singulière rivière forte ou faible de demi-heure en demi-heure, selon que Fontestorbes vomit ou non son torrent intermittent : là même l’Hers a coupé la blanche barrière calcaire que lui opposait le Plantaurel ou Petite Pyrénée. Carcanières et sa voisine mètres environ, donnent des diques et sulfurées iodiques sant du granit au fond d’une l’Aude.
Escouloubre, à 700 eaux sulfurées so(25° à 59°) jaillisdus formidable de
En descendant ce fleuve étranglé, le dolent peut choisir entre les abondantes fonts ferrugineuses de Campagne (24°,6 à 28°) ; les sources sulfatées cal ciques et magnésiennes de Ginoles (23° à 27°), qui jaillissent en un vallon latéral; les trois jets chauds et ferrugineux et les deux jets froids et salés de Rennes-les-Bains, dans la gorge du Sals, affluent de droite; enfin les eaux chaudes (29° à 30°), stimulantes, antidyspeptiques d’Alet. Sur la Boulzane, tributaire du petit fleuve Agly, Caudiès-Saint-Paul offre la source thermale d’Aiguebonne. Les bains des bords de l’Aude n’ont plus au-dessus 1. Probablement Gavet, ou Petit Gave.
d’eux le même ciel que ceux des vallées basques, béarnaises, bigordanes, languedociennes du versant de l’Atlantique. Encore moins Caudiès-Saint-Paul et les autres thermes du brillant, du sec Roussillon : Molitg, les Graus d’Olette, le Vernet, la Preste, Amélie-les-Bains, le Boulou. Molitg-les-Bains est à 450 mètres, dans un défilé de la Castellane, torrent qui court vers la Têt : ses eaux sédatives, sulfurées sodiques (32° à 37°,8), combattent heureusement l’herpétisme et le rhumatisme. Les Graus d’Olette, au bord de la Têt, emploient les eaux de 31 sources sulfurées sodiques, alcalines, ayant de 28° à 78°. Douze de ces fonts minérales s’unissent en un ruisseau dont la triple cascatelle, haute de 30 mètres, soufre le rocher dont elle tombe. Le Vernet a pour torrent le Castell, tributaire de droite de la Têt, à 620 mètres, dans un plissement du Canigou ; ses eaux sont minérales, grâce surtout au soufre, et thermales, entre 29° et 58°. L’altitude de la Preste, 1000 mètres, y abrège beaucoup la saison pour les étrangers, qui ne viennent, guère avant le 1er juin et s’en vont dès le 1er octobre. La Preste, très voisine de l’Espagne (mais la montagne ardue l’en sépare), domine les étroits du Tech, fleuve côtier qui n’est encore ici qu’un faible torrent ; ses eaux soufrées ont 44°. Amélie-les-Bains n’est qu’à 243 mètres, sous un ciel gai, doux, bienveillant, où 210 jours sur 365 n’ont pas un seul nuage ; aussi la saison dure-t-elle toute l’année dans cette ville riveraine du Tech qui s’appelait Arles-les-Bains avant que la flatterie lui donnât, sous Louis-Philippe, le nom de la reine Amélie ; de ses sources sulfurées sodiques, la plus chaude monte à 70°, la plus froide à 46°, et toutes ensemble donnent par jour 1 400 000 litres. Les eaux du Boulou (15°,6 à 20°,9) naissent à Saint-Martin du Fenouillat, non loin de la rive droite du Tech, à une très basse altitude, et l’on s’y baigne toute l’année ; ferrugineuses et gazeuses, elles ressemblent à celles de Vichy. De même que le Vignemale domine l’un des grands thermes pyrénéens, de même il commande l’horizon d’un lac célèbre. Il porte des glaciers aussi profondément crevas-
LES PYRÉNÉES
ses que ceux des Alpes, parmi lesquels le plus grand a 3000 à 4000 mètres de long sur 1000 de large : c'est le glacier d’Ossoue, ou glacier de Montferrat, ou encore glacier oriental du Vignemale. L’une de ces petites « mers de glace » laisse échapper un torrent qui, de cascade en cascade, va se reposer un instant, à 1745 mètres au-dessus des mers, dans le lac de Gaube, grand de 16 hectares. Seize hectares seulement et ici éclate l’infériorité inouïe des lacs pyrénéens comparés aux lacs des Alpes. Si fièrement que son nom résonne dans les plus altières des montagnes de la chaîne hispano-franco-catalane, le lac de Gaube n’est qu’un étang de 720 mètres sur 320, eau profonde et bleue, entre des monts escarpés, nus, sauvages, dans un vallon qui remonte vers le Vignemale dont la neige étincelle à l’horizon du midi. Mérite-t-il seulement qu’on le nomme après le sombre Wallensee, qui reçut jadis et renvoya le fleuve Rhin ; après le lac des Quatre-Cantons Forestiers, fait de golfes reflétant des roches et des bois; après l’harmonieux Léman, qui est une mer d’eau douce? Plusieurs conques bleues ou vertes des Pyrénées françaises doublent, triplent et au delà le lac de Gaube, tant parmi les nappes isolées dans leur val de torrent que parmi les « gourgs » et les « laquets » qui font comme un collier d’azur autour des monts de Néouvieille et du massif de Carlitte. De tous le plus grand, le Lanoux, dans le massif de Carlitte, a 110 hectares : sept fois plus que le lac de Gaube, mais cinq cent vingt et une fois moins que le Léman, et soixante-seize mille fois moins que le Supérieur des Canadiens et des Yankees ! Ce Lanoux est à 2154 mètres au-dessus des mers : altitude plus que neigeuse, inférieure cependant à celle d’une foule d’autres « gourgs », car si beaucoup de laquets pyrénéens sont blottis entre 1500 et 2000 mètres, beaucoup aussi reposent entre 2000 et 2500 ; le soleil de l’hiver ne les a jamais vus, il brise ses rayons sur la neige qui couvre leur glace. Plus hauts encore, le lac du Portillon, à 2650 mètres, et le lac supérieur d'Oo, à 2670, portent en été des glaçons flottants, même en juin, même en juillet, même en août. XLIX. Pyrénées d’occident : de la Rhune au Balaïtous. — Des plages d’Hendaye sur l’Atlantique aux caps catalans de Port-Vendres sur la Méditerranée, la chaîne des Pyrénées a 429 à 430 kilomètres en droite ligne, 570 en suivant les principales sinuosités de l’arête. Sa largeur, augmentant de l’ouest à l’est, est d’environ 60 kilomètres
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dans le pays Basque, de 90 dans la haute montagne au sud de Lourdes et de Montrejeau, de 120 sous le parallèle de Foix. Dans cette largeur, la part de la France, moindre que celle de l’Espagne, ne dépasse guère un tiers : dans le « Pirineo » d’Ibérie, plus complexe que celui de France, des sierras secondaires accompagnent l’arête-mère, la « sierramadre », et elles en suivent assez fidèlement l’orientation. Leur hauteur moyenne, d’après Elie de Beaumont, serait de 1500 mètres, et, dans la partie centrale, du pic du Midi d’Ossau au Puy de Carlitte, de 2600 mètres. 1500 mètres de moyenne hauteur, c’est, peut-être une altitude supérieure de 300 mètres à la réalité. Elles couvrent plus ou moins six de nos départements : les Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées, la Haute-Garonne, l’Ariège, l’Aude et les PyrénéesOrientales. Près d’une plage de sable fin qu’apporte et qu’emporte l’orageux Atlantique, Hendaye est un bourg des Basses-Pyrénées, sur la Bidassoa, vis-à-vis de l’Espagne, en face de la noble Fontarabie, ville aux châteaux déserts, aux maisons à miradores1 qui en font une cité d’apparence merveilleusement espagnole : et cependant elle est basquaise. Les montagnes les plus belles de son horizon sont des Pyrénées d’Espagne, mais tout près d’elle commencent les Pyrénées françaises, au Chouldocogagna, que des conglomérats couronnent. Le premier mont qui ne soit plus réellement colline, c’est la Rhune, qui lève son échine au-dessus de Saint-Jean-de-Luz, conque où l’Océan phosphorescent tonne. Elle n’a que 900 mètres, mais son panorama vaut celui de bien des pics deux, trois, quatre fois plus hauts : il embrasse le pays Basque, le Béarn, des montagnes sans nombre en Espagne et en France ; et la mer, des caps de la Biscaye aux dunes, aux sables, aux pinadas du Marensin. De la Rhune au pic d’Orrhy, les hameaux, les villages, les torrents, les pas, les forêts d’où la Nive découle, portent des noms retentissants qui ne ressemblent ni aux noms sonores de l’espagnol, ni à ceux du français ou du béarnais. On est dans le pays Basque, dont la langue aime les longs mots composés, comme Chouldocogagna, Orbaïceta, Estérençuby, Arimaluchénéa, Bastangoerrech, Errémondébéhère, Armendarits, Immelestéguy, Larratécohéguya, Leiçar-Athéca, Altabiscar, qui domine 1. Espèce de balcons vitrés.
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EN FRANCE
le val espagnol de Roncevaux, où Roland souffla vainement dans son cor. Un mot encore plus disproportionné, c’est celui de Azpilcuétagaraycosaroyarenbérécolarréa (?) : ce qui veut, dire bas champs du haut coteau d’Azpilcuéta (?). A partir d’Hendaye, le pic d’Orrhy (2016 mètres), mont rond, est le premier sommet qui atteigne 2000 mètres; le premier qui monte à 2500 est le pic d’Anie, pyramide élégante de 2504 mètres appuyée sur des contreforts pastoraux ou boisés, au faîte entre le Gave, affluent de l’Adour, et l’Aragon, tributaire de l'Èbre.
Jusqu’au pic d’Anie on est en pays Basque, et l’Anie lui-même a des gorges où l’on parle toujours la langue des Escualdunacs, devant laquelle notre français n’est qu’un jargon né d’hier. Les gorges basquaises à l’occident du pic sont sur le penchant du Saison ou Gave de Mauléon ; dans celles de l’orient on ne parle plus que le béarnais, qui est un patois d’oc, mais il semble que ce versant, incliné vers le Gave d’Aspe, fut aussi jadis le domaine des hommes qui nomment encore le pic d’Anie Ahunemendi ou Mont du Chevreau, et dont plusieurs peut-être croient
Le Vernet. — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
encore au « Seigneur sauvage », Dieu ou Démon de cet Olympe. L’Anie voit tout le pays Béarnais, tout le pays Basque, l’Aragon, la Mer, la Lande ; il contemple les Pyrénées de France les plus idylliques : ailleurs il tombe plus de neige sur la chaîne plus haute, mais ici, dans le prochain voisinage d’un grand océan pluviogène, il vient du ciel plus d'eau douce et tiède sur des gazons plus verts, des bruyères de plus de sève et des arbres plus juvéniles. La terre des Basques est une Arcadie ; et aussi la terre des Béarnais. Au delà du Somport1, ouvert à 1640 mètres 1. Ce mot veut dire : grand, suprême col.
entre le versant du Gave d’Aspe et celui de l’Aragon, sur la route d’Oloron à Huesca, on se heurte au pic du Midi de Pau ou pic du Midi d’Ossau, premier granit des Pyrénées pour qui part de l’Atlantique. C’est une très noble montagne à deux pointes, haute de 2885 mètres, qui s’élance au-dessus de gorges dont les torrents composent le Gave d’Ossau. Il faut courir le monde pour trouver une pyramide plus libre, plus aérienne que ce pic vu de Pau, la ville enchanteresse. Sa cime se cassant presque à pic, il a peu de neiges au front. Vaste est son périorama, mais triste, sur des précipices, sur des croupes qui furent et ne sont plus des séoubes1 : il ne vaut pas celui 1. Forêts : de sylva.
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EN FRANCE
du pic de Ger (2612 mètres), qu’on gravit des EauxBonnes, ni celui du Gabizos (2684 mètres), qui se lève au sud de la magnifique route du col de Tortes menant des Eaux-Bonnes à Argelès, c’est-à-dire de la vallée du Gave d’Ossau à celle du Gave du Lavedan ou Gave de Pau. L. Pyrénées supérieures : du Balaïtous au Montcalm. Le massif de Néouvieille. — Dès qu’on entre dans le département des Hautes-Pyrénées, on se cogne à des pics de 3000 mètres, et d’abord à la seule montagne tout à fait dangereuse des Pyrénées, au « Cervin du Midi », au Balaïtous ou Bat-Laétouse ou Marmuré (3175 ou 3146 mètres) : de cette aiguille environnée d’abîmes descend, long de 3 kilomètres, le glacier des Neiges, premier hiver éternel des Pyrénées du côté de l’Atlantique. Après le Balaïtous on suit la crête du port de Marcadau (2556 mètres) par où passe le sentier de Cauterets aux célèbres bains espagnols de Panticosa. Puis on rencontre le Vignemale et les montagnes espagnoles ou françaises entaillées par les grands cirques : le Gabiétou (3033 mètres), d’où part un glacier dont les aiguilles ou séracs, Babel à tout instant croulante, ont 50 à 60 mètres de haut; le Taillon ou Daillon (3146 mètres), qu’un beau glacier crevassé râpe; la crête que fend la Brèche de Roland, fissure de 40 mètres de largeur, de plus de 100 mètres de profondeur entre la France et l’Espagne; le Casque, la Tour, le Pic et le Cylindre du Marboré, le Mont-Perdu. Du premier au dernier de ces monts on marche pendant 16 kilomètres sur la glace ou la neige, sans interruption durant neuf ou dix mois de l’année, avec lacunes au fort des chaleurs. Au nord des colisées de Gavarnie, d’Estaubé, de Troumouse, en avant de la Grande Chaîne, les Monts de Néouvieille ', qui sont de granit, suspendent sur des lacs nombreux leur neige, tantôt fondant sous la pluie, sous l’air chaud, tantôt se cimentant en glace; sauf au Puy de Carlitte (à l’orient de la chaîne), nulle part les barrages de rochers ne retiennent plus d’eau de montagne. Les lacs de Néouvieille se divisent, comme ses torrents, entre le versant d’Adour et Gave et le penchant de la Neste d’Aure, incliné vers la Garonne supérieure : ceux-ci sont les plus vastes. Le Cap de Long (50 hectares), à l’altitude de 2230 mètres, est scellé pendant plusieurs mois de 1. C'est-à-dire : Vieille neige.
l’année, au pied de parois qui le dominent d’une immense hauteur et dont la corniche porte des neiges à peu près éternelles ; il recueille des torrents éperdus qui ne sont qu’une longue cascade, les uns descendant du pic de Néouvieille, les autres du pic Long, du Badet, du Campbieil. Du Cap de Long au lac d'Orredon, la Neste court furieusement, toute blanche et toute brisée. L’Orredon ou Oredon ou Doredom (40 hectares), à 1852 mètres au-dessus des Océans, reçoit de lumière ce que ne lui dérobent pas sa montagne et ses sapins ; il ne boit pas seulement la Neste du Cap de Long ; la Neste d’Aubert lui arrive, rapide et frémissante, avec l’onde « scandinavement » froide puisée dans le lac d’Aubert (2160 mètres), voisin du lac d’Aumar (42 mètres). Cet Orredon où tant de neige fondue descend, on voulait le relever de 40 mètres par un barrage cyclopéen, digne de ces montagnes. Mais on a craint que cette haute levée de pierre ne succombât sous le poids et l’effort du lac surhaussé : on n’a donc monté le mur de retenue qu’à 16 ,80, mettant de la sorte en réserve 6 millions de litres, soit 500 à 600 litres par seconde pendant les quatre mois d’étiage de la Neste. Or ce précieux torrent n’aura jamais trop d’eau, malgré son abondance : il soutient le fleuve de Toulouse ; il abreuve le plateau de Lannemezan ; il porte quelques flots aux fossés, injustement nommés rivières, qui traversent en éventail le département du Gers du sud au nord, au nord-ouest, au nord-est, avec peu ou point d’onde pendant la saison caniculaire. Sur le versant opposé des monts de Néouvieille. d’autres lacs dans des gorges désolées, au sein de montagnes en ruines, emplissent le Bastan de Barèges ; et par delà le Bastan, dans le massif du pic du Midi de Bigorre, prolongement septentrional du Néouvieille, le lac Bleu profite à l’Adour comme l’Orredon à la Neste. Un canal dans la roche, creusé à 20 mètres au-dessous de son niveau, vide les eaux supérieures de cette vasque de 49 hectares d’étendue, de 116 mètres de profondeur. Il verse au fleuve de l’Adour, qui certes en a besoin, 2 à 10 millions de mètres cubes suivant l’humidité de l’année : à 2 millions de mètres, c’est 1 mètre par seconde pendant 23 journées de 24 heures; à 10 millions, c’est 2 mètres par seconde pendant près de deux mois. Le lac Bleu, qui s’appelle aussi Lhéou, n’a plus ses courtines de forêts; des pierres, des pâtis s’y mirent, à 1968 mètres au-dessus des mers. m
LES PYRÉNÉES Remarquable par sa profusion de « gourgs », dont beaucoup seront retenus et soutenus par des digues, le Néouvieille ne l’est pas moins par ses altitudes inférieures de 100 à 200 mètres seu-
Ml
lement à celles des géants espagnols de la chaîne. Le Néouvieille (ou pic d’Aubert), qui nomme cette réunion de montagnes, n’en est pas le sommet majeur : il n’atteint que 3092 mètres, tandis qu’à
Glacier du Gabiétou. — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
son sud le pic Badet, pointe presque inaccessible, s’élève à 3161, le pic de Campbieil à 3175, le périlleux pic Long, qu’escortent deux glaciers, à 3194 : 104 de moins que le Vignemale, 210 de moins que la Maladetta. De ces quatre observatoires en avant de la Grande Chaîne on admire mieux les pointes, les tours, les
brèches, les névés, la glace de la paroi de frontière, que de ces pointes et de ces tours elles-mêmes, qu'on voit d’ici se dérouler au midi, au-dessus de l'effondrement de Gavarnie, sous l’œil du MontPerdu, dans toute la majesté de leurs tiares de neige. Mais aussi la Grande Crète contemple ce que ne voit point Néouvieille, tout le monde étrange
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EN FRANCE
Après les glaces de Gavarnie brillent celles de Troumouse , puis l’arête entre les deux nations s’abaisse à 2800 mètres environ, à peine échancrée par les cols qui mènent des affluents de la Neste en France à ceux du Rio Cinca en Espagne. Ces passages ne sont pas des entailles profondes entre de hauts pics, mais de simples fléchissements d’une crête onduleuse, et la neige les encombre pendant près des trois quarts de l’année. La chaîne se relève à 3000 au pic de Batoa (3055 mètres), au pic de Lustou (3025 mètres), merveilleux beauvoir isolé, splendide lorsque, des Monts-Maudits au Balaïtous, le soleil tire de la pâleur les glaciers et névés du fronton des Pyrénées supérieures. Le Pétard ou Tonnerre ou Grand Batchimale, belvédère plus magnifique encore, a 3178 mètres, mais il appartient à l’Espagne. Au delà des glaciers du port de Clarabide (2629 mètres), on entre dans la Haute-Garonne, au grand glacier des Gours Blancs, père d’un torrent — on ne dit plus ici gave — qui traverse, à 2165 mètres d’altitude, le bleu lac de Caillaouas et court à la Neste de Louron. Des pointes de granit où la neige n’a pas de prise regardent soucieusement ce glacier, lambeau du Pôle touchant à l’Espagne, terre brûlée et parfois saharienne qui mène à la dévorante Afrique : la plus élevée est le pic de Crabioules (3119 mètres). Pic des Gours Blancs1 ou des Hermittans (3114 mètres), pic Spijoles (3049 mètres), Seil de la Baque (3060 mètres), éclatant de blancheur, pic Quaïrat (3059 mètres), pic de Crabioules, pic de Boum (3010 mètres), tuc de Maupas (3110 mètres), etc., les monts de Luchon, qui font en partie la Garonne supérieure, ont presque la taille des monts de Gavarnie, qui font en partie le Gave béarnais. C’est ici que sont les plus hauts pas de nos Pyrénées, le port d’Oo (3002 mètres) et le col du Portillon (3044 mètres) ; ici que pèsent, des Gours Blancs aux Graouès, 14 kilomètres de glaciers, semblables aux 16 kilomètres qui, dans la région des Cirques, vont du Taillon au Mont-Perdu : Gours Blancs, champs de Crabioules, glaces de Maupas, Graouès ou Graviers, ils suspendent un faix immense d’eau cristallisée au-dessus des eaux libres,
folles, exubérantes, qui s’appellent Neste de Louron, Neste d’Uo, Lis et Pique. Ces fleuves figés sont un faible reste de l’antique mer de glace qui couvrit toute la vallée de la Neste d'Oo, devenue dans la suite une ravine de lacs unis par des cascades. La moraine de Garin marque l’endroit où elle s'arrêtait devant l’obstacle des monts que fend à l’ouest et non loin de là le col de Peyresourde, sur la route de Bagnères à Luchon par Arreau. Levée colossale, cette moraine de 4000 mètres de long, de 1500 de large, a 240 mètres d’élévation : tel entre Montmartre et le Panthéon un mur quatre fois plus haut que les tours de Notre-Dame, mille fois plus épais que les parois de nos monuments. Nul soleil n’amollit ici tout à fait les lacs qui, de par leurs 2650 mètres d’altitude, ne sont jamais assez tièdes pour que toute glace les abandonne. Dans la vallée de la Neste d’Oo, les lacs gelés du Portillon et d’Oo s’unissent en un torrent qui descend au Saounsat (1962 mètres), lac désolé, puis à l’Espingo (1875 mètres), enfin au lac de Séculéjo (1500 mètres). Dans ce dernier lac il ne descend pas, il tombe, par une des belles cascades du monde, bond de 273 mètres sur des blocs écroulés. Le Séculéjo (39 hectares) a 65 mètres de profondeur extrême. Il y a cent ans, plus ou moins, la cascade sautait dans le lac même, qui fut plus vaste, plus profond, mais les hautes roches qui l’entourent ne l’observent pas depuis tant de siècles sans lui jeter par instant quelque bloc, et le torrent qui s’y calme n’en sort pur que pour y avoir déposé le fardeau de ses boues. Voilà pourquoi le Séculéjo se comble ; voilà comment dans moins de deux cents ans peut-être il aura cessé d’exister : en 1831 la sonde y descendait à 75 mètres, dix de plus qu’aujourd’hui. Du Séculéjo sort l’Onne, qui rencontre, à Bagnères de Luchon, la Pique, augmentée du Lis ou Lys: celui-ci, fameux par sa chute du Gouffre Infernal et sa cascade d’Enfer, rassemble les eaux du cirque du Lis ou cirque de Crabioules, amphithéâtre merveilleux par le contraste du tendre et du terrible, du vert, du sombre et de l’éclatant ; il réunit tout, prairies, cascades, forêts, rochers, névés, glaces. Derrière ces belles montagnes, et plus haut qu’elles» trônent le Posets, dont les torrents vont en Espagne, et la Maladetta, qui, bien qu’espagnole, verse par une cascade dans un abîme, puis par un canal sous terre, enfin par de grandes fontaines, un tribut d’onde éternelle à la France.
1. Exactement : des Gourgs Blancs, des Lacs Blancs : de quelques laquels environnés de neige.
A l’est de la Haute-Garonne, dans l’Ariège, au
du versant de la Soulane, c’est-à-dire du Sud : des pics, des dos fauves, des déserts de pierre cachant des cirques et des abîmes inouïs où les cascades tombent de mille et deux mille pieds.
LES PYRÉNÉES delà du val d’Aran, qui par contresens appartient à l’Espagne, les Pyrénées de l’ancien pays de Savartès ou Sabartès ont une grande largeur, faites quelles sont de trois rangées parallèles.
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Ces trois rangées sont la Grande-Chaîne, régulière et fort élevée, sur la frontière d’Espagne; la chaîne de Tabe ou de Saint-Barthélemy, usée par l’Ariège en aval de Tarascon ; le Plantaurel ou Petite Pyré-
Lac d’Oo. — Dessin de Lancelot, d’après une photographie.
née, que l’Hers coupe à Fonteirgue, l’Ariège audessous de Foix, l’Arize au Mas-d’Azil par une caverne sublime. Les Pyrénées d’Ariège, la plupart de craie, faciles à limer, à vider, sont pleines de grottes imO. RECLUS. — EN FRANCE.
menses, allant jusqu’à franchir les monts d’outre en outre, parfois avec un torrent qui les accompagne. On vante surtout, dans le pays de Tarascon et d’Ussat, celle de Bédeillac dont la voussure domine le sol de 70 à 80 mètres ; celle de Niaux où 15
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EN FRANCE
deux lacs dorment; celle de Lombrive dont les couloirs ont 4000 mètres et qui s’unit probablement à travers montagne à la caverne de Niaux. Certes, l’antre de Bédeillac n’est point le tombeau de Roland, comme le dit la légende; mais la plupart de ces cavernes sont remplies d’ossements. On y lit obscurément quelques feuillets de l’histoire des climats, des bêtes et des hommes ; on y trouve les restes d’animaux qui depuis longtemps ne vivent plus chez nous, dont plusieurs étaient autrement terribles que le loup ou l’ours débonnaire qu’on peut encore rencontrer par grand hasard dans les monts ariégeois. A ces os de bêtes sont mêlés des os de l’homme préhistorique, sans parler de ce qu’ont laissé de débris les persécutés, les proscrits, les fugitifs, les criminels : en un mot les malheureux et les « hors la loi » qui vinrent de tout temps demander asile à ces cavernes où vivent des êtres sans yeux qu’on n’ose pas dire aveugles tant ils marchent délibérément dans leur obscurité. Sans doute l’odorat ou le toucher, ou peut-être un sens inconnu, les dirige. Si solides que soient les piliers, les voûtes de ces prisons ténébreuses, le jour venu, cette architecture s’effondre sur telle ou telle crypte, ou bien les roches descendent peu à peu avec le sol qu’elles portent. Il arrive alors que des sommets cachés l’un à l’autre se contemplent de mieux en mieux à mesure que baisse une cime intermédiaire. Ainsi la Bastide-de-Sérou, bourg escaladant un coteau de l’Arize, n’apercevait point Montagagne : ce village a d’abord montré la pointe de son clocher, puis insensiblement il s’est dégagé tout entier ; on eût dit qu’il montait, mais c’était une colline interposée qui descendait avec lenteur; il voit aujourd’hui la Bastide et la Bastide le voit, à la distance de 7 kilomètres. Ainsi encore, on aperçoit aujourd’hui, de la vallée de Tarascon sur Ariège, le village de Génat, invisible autrefois, caché qu’il était par un dos de montagne dominant la rive gauche du Vicdessos. Aucun pic de la Grande-Chaîne n’arrive à 3000 mètres dans les Pyrénées occidentales de l’Ariège, entre l’Espagne et le vieux pays de Couserans dont les innombrables torrents sont comme les nervures d’une feuille : la nervure centrale, c’est le val du Salat, belle rivière qui sort de la montagne à Saint-Girons-Saint-Lizier. Vers les sources de cette eau turbulente, le port de Salau (2052 mètres), l’un des vingt-deux pas entre le Couserans et l’Espagne, marque à peu près le lieu où l’on pourra percer à la moindre altitude et avec le plus d’avantages le
tunnel du chemin de fer des Pyrénées centrales, de Toulouse à Saragosse. Les deux pics ariégeois supérieurs à 3000 mètres, en même temps que les derniers vers l’Orient, pointent au sud-est d'Aulus, entre le bassin de l’Ariège et celui de la Noguera Pallaresa. Dôme plutôt que pic, le Montcalm (3080 mètres) aperçoit au moins mille écueils de la mer pétrifiée des sierras, de la Maladetta jusqu’au Canigou ; un col le sépare de la Pique d’Estats (3140 mètres). Ils regardent au midi le Val d’Andorre, pays de 55 000 hectares, qui a rang de république autonome. En réalité il relève d’Espagne, ou plutôt de Catalogne, tant par la nationalité de ses 6000 habitants1 qui sont Catalans, que par l’exposition méridionale de ses monts nus, d’où coule un beau torrent, la Valira ou Embalire, tributaire de la Sègre. Les Andorrans payent à la France un tribut annuel de 960 francs, et 450 francs à l’évêque d’Urgel. Il n’y a point de névés sur les épaules du Montcalm et de la Pique d’Estats, et cependant on fixe à 2800, et même à 2730 mètres seulement, la hauteur des neiges éternelles dans les Pyrénées françaises : la ligne de séparation des frimas passagers et des frimas durables passerait donc à trois ou quatre cents mètres au-dessous du front des deux géants de l’Ariège. Mais c’est précisément parce que les choses varient à l'infini qu’on essaye de fixer des moyennes. Pour ne pas sortir des Pyrénées, tels pics de 3000 mètres y sont libres de neige en été, tandis qu’un glacier du Vignemale descend à 2197 mètres. La nature a fait les monts, les glaciers, les plaines et les sillons de neige, l’homme a créé les lignes inférieures des neiges persévérantes; mais les barres inflexibles qu’il a décorées de ce grand nom n’existent que dans nos livres, dans nos cartes, dans nos calculs, sur nos lèvres fragiles ; nulle part elles ne sont tracées sur le flanc des montagnes en lignes architecturales, et depuis qu’il y a des Pyrénées, la frontière des neiges perpétuelles y ressemble au profil ondoyant des mers : elle monte ou descend incessamment, comme par un flux ou un reflux, dans tous les lieux, à tous les instants, suivant la forme des pics, la nature des roches, les souffles du vent, la température des heures, des jours, des mois, des saisons, des années et des siècles. Il ne reste plus aux Pyrénées ariégeoises, entre leurs chaînes parallèles, aucun des grands lacs du passé. Le détritus de la montagne les avait déjà 1. D’autres disent 10 000 ou 12 000.
LES PYRÉNÉES fort diminués quand les torrents, à cette heure plus puissants qu'aujourd’hui dans des sierras plus hautes, vainquirent la roche d’obstacle : alors Ariège, Salat, Arize, Lèze, Douctouyre, Touyre, Grand Hers, vidèrent le résidu des lémans. A l’est du Grand Hers, les eaux du plateau de Belcaire ne s'assemblent point en lacs ou laquets, le sol étant de craie non compacte : elles descendent dans des puits d’abîme et courent jusqu’à des sources de ravin dont la plus belle est la fameuse Fontestorbes, mère de l’Hers. Parmi les laquets de la Grande Chaîne, il en est un qui deviendra pour l'Ariège ce qu’est l’Orredon pour la Neste, le lac Bleu pour l’Adour. L’étang de Naguille a 47 hectares, avec 7 à 15 mètres de profondeur : dans la masse du barrage qui relèvera de trois mètres le plan de ses eaux, une vanne le videra jusqu’à trois mètres du fond; ces flots lacustres, le torrent du déversoir les portera dans l’Oriège, l’une des branches de la rivière de Foix ; et cette réserve de l’hiver pour l’été rendra l’Ariège capable d’irriguer 22 500 hectares dans les campagnes de Pamiers et de Saverdun. LI. Pyrénées orientales; du Montcalm à la Méditerranée; Corbières, Albères. — Aucun pic de 3000 mètres ne jaillissant de la sierra d’Espagne et France à l’orient du Montcalm, on peut arrêter ici les Pyrénées centrales ou Pyrénées supérieures, comprises de la sorte entre deux pointes de plus de 3000 mètres. La chaîne entre les deux nations n’en reste pas moins longtemps encore fort élevée, avec serres, pointes et taillantes de plus de 2800 mètres, voire 2900 : Pic de Rialp (2905 mètres), au-dessus du port de Siguer (2594 mètres) ; Pic de Serrère (2911 mètres) ; monts des sources de l’Ariège (2852 mètres), qui dominent le col de Puymorens ; Pic Pédroux (2831 mètres); Puy de Carlitte (2921 mètres). Rejeté un peu au sud de la ligne de faîte entre Océan et Méditerranée, le Puy, ou plus exactement, à la catalane, le Puig de Carlitte regarde ses propres ruines, sur un plateau trop élevé pour que la nature les pare avec luxuriance ; il domine un royaume vide et froid, des blocs de granit, des éboulis, l’herbe rare, la mousse et des lacs sans sourire. L’un d’eux, le plus vaste de nos Pyrénées, le Lanoux ou lac Noir (110 hectares), a de long 3000 mètres, de large 550 à 600, par 2154 mètres, altitude qui lui vaut d’être gelé de septembre à juin, sinon quelquefois juillet. Il n’attend qu’un canal pour arroser la Cerdagne Française, à laquelle
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il envoie la Font-Vive, branche mère de l’Aravo ou Sègre de Carol. La Têt, l’Aude, des affluents de l’Ariège naissent également sur les granits du plateau lacustre de Carlitte, qui est un grand château d’eau, surtout pour la Sègre. Le bassin supérieur de cette Sègre, Haute Cerdagne ou Cerdagne Française, tourné vers le Midi, c’est-à-dire vers l’Espagne, nous appartient contre nature, quelque facile que soit le col de la Perche (1622 mètres), plateau de gazon qui conduit sans dure montée, sans pente vertigineuse, à la vallée de la Têt, sur le versant septentrional de la chaîne : la citadelle de Montlouis surveille ce passage. Au nord de cette place de guerre, un col presque aussi facile, la Quillanne (1720 mètres) mène du val de la Têt à la haute plaine du Capsir, qui est la conque natale de l’Aude. Au sud du col de la Perche, au sud-est du Carlitte, et séparé de lui par toute la largeur du grand cirque de la Haute Cerdagne, le Puigmal (2909 mètres) est massif et sans harmonie. C’est le dernier pic de 2900 mètres. Les pics de la Vache, de l’Enfer, du Géant (2881 mètres) sont les derniers qui dépassent 2800. Aux sources du Tech, fleuve côtier, naît le fier chaînon du Canigou (2785 mètres), d’où l’on voit si bien à l’est la Méditerranée, au nord les Corbières, qui sont le dernier épanouissement septentrional des Pyrénées, et au midi les Albères, qui sont le bout oriental de la chaîne. Les Corbières sont des monts de craie dépouillés, arides, brûlés, fendus en gorges de très vaillante allure, paysages de pierre vive, d’onde rare et. claire, de parois colorées, de soleil éclatant. Elles ont pour pointe un puy sauvage, isolé, grandiose autant que mainte cime perdue dans le nuage aux plus hautes altitudes : le Puy de Bugarach, qui n’a pourtant que 1231 mètres. Leur site le plus parfaitement beau, c’est, l’ermitage de Saint-Antoine de Galamus, thébaïde cachée au monde par des rochers lumineux, craie blanche ou dorée, au-dessus du grisâtre précipice où gronde l'Agly, qui a là sa vraie fontaine, au gouffre de la Dalle. A cet Agly, à l’Aude, fleuve plus grand, non moins fantasque, accourent les torrents des Corbières ; ou plutôt Aude et Agly reçoivent ce que le crible du sol n’a pas englouti, ce que le soleil a dédaigné de boire. Quand le voyageur qui va de Toulouse à Cette a dépassé Carcassonne, il voit à gauche un fleuve, l’Aude, et à droite, des monticules pierreux, de
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pâles oliviers courbés par la bise des Cévennes. Audessus de ce paysage déjà méditerranéen (si près qu’on soit des herbes mouillées de la Montagne Noire), se dresse une longue et fauve paroi, le Mont d’Alaric, haut de 600 mètres. C’est là le dernier bastion des Corbières, mais l’Aude inférieure n’a pas toujours existé. Ce qui, du Mont d’Alaric aux monts de Saint-Chinian, est de nos jours vide immense avec air, vents et soleil, fut autrefois un immense bloc, roc, terre et métal. Alors les Pyrénées tenaient aux Cévennes. Derrière ce grand barrage le torrent qui est maintenant l’Aude refluait en lac dans la plaine carcassonnaise, puis courait sans doute vers l’Atlantique : il passait alors soit par la dépression que suit la rigole de la Plaine entre le Sor et le Fresquel, soit par tel ou tel col de ce terreux Lauraguais où s’ouvre, par 189 mètres, le passage le plus bas entre l’Océan et la mer Méditerranée. Après la source du Tech et la bifurcation du chaînon du Canigou, il n’y a qu’une cime approchant de 2500 mètres, Costabonne (2464 mètres) ; puis pas un seul pic montant à 2000 ; puis pas une roche qui atteigne 1500. La chute de la crête est brusque, profonde. On arrive aux Albères. Les Albères ont pour culmen un pic de 1265 mètres, le Neulos (le Neigeux), qui se dresse à la frontière, au-dessus des chênes et des chênes-lièges de la forêt de Sorède. Les Albères, cela veut dire sans doute les Blanches : toutefois l’éclat de la roche y est souvent voilé par de beaux bois, du maquis, des gazons. Très raides sur le versant français, ces monts vivement illuminés sont bien des Pyrénées « orientales », dans le sens grec ou syrien du mot : oliviers, chênes-lièges, la Méditerranée bleue, le soleil d’Égypte, qui dirait qu’il n’y a guère que cent lieues entre leurs ravins et les vallons des Basques? Rarement hauts de 1000 à 1200 mètres, ils entourent de leurs derniers rocs, en s’abîmant dans la mer, les charmantes criques du Roussillon méridional. Dressés sur un passage des peuples, ils ont vu couler des rivières de sang; ils étaient hérissés de châteaux forts et de tours de guet. Leur meilleur col, celui du Pertus, sur le chemin de Perpignan à Barcelone, est à 290 mètres d’altitude : une citadelle sur un cône y défend l’entrée de la France, Bellegarde, en partie taillée dans la roche, à 420 mètres au-dessus de la Méditerranée. Ce ne sont pas là toutes les Pyrénées : outre le large revers espagnol du versant français, une haute
sierra dentelée s’élève en terre castillane qui, sous différents noms pompeux, continue la chaîne française-espagnole jusqu’à la frontière du Portugal, donnant de la sorte aux « Montes Pirineos » une longueur de 1400 à 1500 kilomètres, 1018 à vol d’oiseau, sur plus de 10 millions d’hectares. Elle couvre le Guipuzcoa, la Biscaye et l’Alava, terres où la langue des Escualdunacs vibre encore, l’Asturie de Santander, l’Asturie d’Oviédo, « berceau de la triomphante Espagne », et la Galice dont elle embrasse les « rias », qui sont des estuaires, des fiords, avec des ports tels que l’Europe n’en a pas de meilleurs. C’est elle que le chemin de fer d’Hendaye à Madrid franchit entre Saint-Sébastien et Vitoria, par déblais, remblais et tunnels, audessus de torrents teints de sang espagnol et basque par les cuchilladas1 de la guerre carliste. LIE Plateau de Lannemezan ; plateau de Ger. — En aval de Sarrancolin, les monts qui contiennent la rive gauche de la Neste s’abaissent tout à coup. Aux neiges éclatantes où passerait l’ombre du condor, s’il y avait des condors en France, aux rocs, aux croupes, aux précipices, aux pics baignés par le lac transparent d’en haut, succède au nord un plateau de 500 à 650 mètres d’altitude, pauvre, humble, laid, fendu en vallons par les eaux, durement sabré par les vents qui accourent du nord ou refluent des monts du midi. C’est le plateau de Lannemezan, beau dans sa laideur par l’apparition violette, blanche et bleue des Pyrénées, qui se lèvent au sud, avec une prodigieuse grandeur, au-dessus de Lannemezan et des bains salutaires de Capvern. Lannemezan veut dire : au milieu des landes ; et en effet ce plateau est un steppe. Steppe très sec il y a vingt-cinq ans, malgré son altitude au pied des Pyrénées neigeuses et nuageuses. L’orage glisse incontinent sur son argile, et ce qui peut entrer ici, là, sous le sol, se perd sans retour dans les profondeurs, aucun niveau d’eau n’arrêtant les ruisseaux souterrains pour les verser en sources dans le vallon. Mais la Neste a vivifié cette lande. Confisquée par le canal de la Neste ou de Sarrancolin pour un peu plus d’une moitié de son flot, dont la levée du lac d’Orredon soutient un peu l'étiage, elle envoie quelques milliers de litres par seconde à la tête du plateau, vers 630 mètres d’altitude. Ce froid trésor de la Neste, fontaine de vie et de 1. Coups de couteau, coups de sabre, combats à la baïonnette.
LES PYRÉNÉES verdure, des canalicules, des rigoles le versent sur le dos du Lannemezan. Il féconde à la fois les plissements et les rides de ce grand tertre de cailloux et de glaise d’où divergent une dizaine de rivières qui s’appellent, de l’orient à l'occident : Louge, Save, Gesse, Gimone, Arrats, Gers, Bayse Devant, Baysolle, Bayse Derrière, Bouès, rivières dont les neuf premières vont à la Garonne et la dixième à
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l’Adour. Puis le canal anime ces rivières ellesmêmes, autrefois mortes en été. C’est entre ces dix vallées en éventail que le Lannemezan se prolonge au nord-est, au nord, au nord-ouest, par les collines terreuses de l’Armagnac et de la Lomagne. Au nord de Lourdes, au nord-est de Pau, le pla-
La Maladetta, vue du Posets (voy. p. 112). — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
teau de Ger est semblable à celui de Lannemezan, mais d’un grand tiers moins haut. Fait également de graviers et d’argiles, non moins imperméable, non moins indigent en fontaines, il est plissé de vallons qui divergent aussi vers le nord-est, le nord, le nord-ouest, avec de mauvais ruisseaux opaques, bourbeux, impuissants contre la sécheresse, indignes d’être nommés, qui tous finissent par gagner l'Adour, tandis que ceux du Lannemezan descendent tous vers la Garonne, sauf un.
On ne lui a pas donné de nom. Plateau de Ger est celui qui lui convient le mieux, car c’est dans les landes de Ger, au-dessus de la plaine d’Adour et d’Echez, que commence, par environ 400 mètres d’altitude, l’écartement de ses principaux ruisseaux. Les landes de Ger servent de champ de tir aux troupes cantonnées à Tarbes. Il lui manque, à ce plateau, un canal du Gave qui, pareil à celui de la Neste, prendrait quelques mètres cubes par seconde au torrent vert du Lavedan, en amont
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de Lourdes, pour les distribuer sur la lande élevée, et confier ensuite leur surabondance aux ruisseaux des ravines, aussi morts pendant la moitié sèche de l’année que le furent jamais ceux du Lannemezan. Entre ces ruisseaux le plateau de Ger se découpe; il s’élargit avec leur écartement et devient la Chalosse, longues lignes de hautes collines dont les villages voient les Pyrénées dans toute leur gloire, par delà d’autres collines, à la distance d’où l’on admire le mieux leur aérienneté, leur élancement, leur grandeur. LIII. Landes. — Des coteaux de l’Armagnac et de la Chalosse jusqu’à la Garonne, à la Gironde, à la mer, un pays de 1 400 000 hectares étale une plaine sans descente et sans montée visibles, sauf à l’ouest, dans les dunes que tout récemment encore1 le vent de mer lançait de 20 à 25 mètres par an à la conquête de la France. Ces 1 400 000 hectares, on a proposé de les fertiliser avec les limons que les rivières en éventail leur apporteraient du sud-est. On emploierait les eaux de ces rivières à ronger, sur une pente rapide, les collines molles de l’Armagnac et de la Chalosse, grâce à l’accroissement de force que pourraient leur donner des canaux empruntés aux bassins de la Neste et du Gave. Réservoir de la Leyre, du Ciron, de la Midouze, des Courants ou Fuyants et des Jalles, ce pays plat se nomme les Landes. Pins et chênes-lièges sont les arbres qui se plaisent dans ses sables de l’ère pliocène quelque peu mêlés d’argile, grains à milliards de milliards, quelquefois jusqu’à deux cent cinquante pieds de profondeur. Les pins surtout couvrent la contrée, hormis la grande aire nue, la lande rase, bruyères que l’hiver inonde, que l’été brûle, et que chaque année diminue, car ce n’est plus le temps où cette arène était sans valeur. Il y a soixante ou quatrevingts ans, tout un « espace » s’y vendait quelques louis à peine. Mares temporaires, brandes, lits de tourbe, çà et là un pin, point de routes entre les hameaux assiégés par la fièvre et par la pellagre, laide maladie souvent mortelle, comment n’auraiton pas vendu pour quelques francs, loué pour quelques sous l’insalubre désert? Mais aujourd’hui qu’on a de belles routes et le chemin de fer pour emporter au loin les bûches, les planches, la résine on plante en pins, partout où l’on peut planter, 1. Quatre-vingts ans au plus.
ce sol porté par l’alios1, couche qui retient les eaux comme le ferait la plus dure argile et empêche les racines des arbres de pénétrer profondément dans le sein de la terre, ou, pour parler véridiquement, du sable. Cette imperméabilité des Landes étendrait indéfiniment l’eau des pluies en marais sans les fossés qui la versent, quelquefois par un long voyage, soit dans une rivière, soit dans un étang. D’ores et déjà le soleil de l’Occitanie y jette sur 600 000 hectares l’ombre légère du pin maritime, jeune forêt qui remplace la forêt antique après des siècles d’outrage à la nature. Car la Lande fut sans aucun doute une sylve, mais le berger la dépouilla pour agrandir le domaine de ses moutons : alors le sable du sous-bois, dégagé du filet des racines, devint mobile à tout vent, il fut fluide et coulant, et la dune marcha vers l’orient, assez vite pour se promettre d’engloutir Bordeaux entre l’an 3500 et l’an 4000. En même temps que le pin reconquérait et reconquiert la lande rase, 2500 kilomètres de « crastes » et de fossés ont desséché 300 000 hectares de marais et demi-marais. Tel homme qui traversa les Landes par un jour de cuisants rayons, sous un vent qui cinglait du sable, devint aussitôt leur calomniateur : brûlé de soleil, énervé d’air chaud, fouetté de poussière, étourdi par la turbulence du wagon qui l’entraînait éperdument à toute vapeur sur les plus longues lignes droites des chemins de fer français, il n’y vit qu’une plaine vide ou des pins, et des tranchées dans la dune avec le cordeau sanglant tracé par la noire ligne noirâtre ou rougeâtre de l’alios. Mais celui qui connaît profondément les Landes les admire et les aime. Pour lui leur monotonie est espace et grandeur. Devant leur vaste étendue lumineuse, il comprend que les poètes aient souvent chanté les grandes plaines ; même il y peut oublier la montagne, si belle, mais froide et hautaine, où l’on ne se sent libre que sur les sommets supérieurs ; la montagne où la gorge étreint, où l’abîme oppresse, où le torrent coasse, où le roc et la forêt cachent le divin soleil aux fontaines. La joie sérieuse qu’éprouve l’homme assis au rivage devant l’infini bruyant de la mer, le voyageur la retrouve devant le vide et le silence de la plaine landaise. Çà et là elle semble également infinie, quand le regard ne s’y heurte pas aux dunes, 1. L’alios est une espèce de grès, sable agglutiné par le tannin provenant de la décomposition des végétaux : ce tannin est mêlé de fer.
LES PYRÉNÉES aux pinadas qu’on n’a pas encore éclaircies, au rideau des pins arrivés à toute leur taille, et qui, selon que leurs troncs sont distants ou serrés, laissent passer avec éclat ou filtrer obscurément l’horizon. Ces grands pins sont ébranchés ; de longues blessures d’un blanc jaune, taillées dans leur chair, en expriment la résine : et malgré ces plaies coulantes d’où sort incessamment sa vie, cet arbre héroïque met cent ans et plus à mourir : on dit de ces pins qu’ils sont gemmés. Sous leurs rameaux d'un vert noir, le sable est blanc, la fougère est verte, la rivière est sombre, la bruyère
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a des fleurs rouges et le genêt des boutons d’or. Des moutons paissent, gardés par des bergers qui ont presque tous abandonné leurs échasses de quatre à cinq pieds, jambes de géant d’où le pasteur suivait de l’œil son troupeau dans les ajoncs et les brandes. Plus grand que nature et balançant le long bâton sur lequel on peut s’asseoir, il marchait à pas énormes, dominant les bruyères, les fougères, les genêts auxquels il ne se piquait point ; les jeunes pins n’arrêtaient pas sa vue; il commandait tout le sous-bois; il traversait à sec les lagunes dont la saison des pluies recouvre au loin le désert,
Lourdes (voy. p. 118). — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
et sans ponts il passait à son gré les ruisseaux plus larges que le saut d’un homme : beaux ruisseaux rassemblés sous le sable, sur l’alios, toujours abondants, vifs, clairs, malgré le rouge dont les teint le fer que contient le sol de la Lande. Vers Biscarosse et autres villages à l’orient et en avant des dunes, là où les grands étangs sont entourés de rives incertaines1, on voit encore des pâtres, même vieux, des femmes, des enfants augmentés d’un grand tiers, sinon presque doublés de hauteur par leurs « chanques2 ».
Au bord do ces gais ruisseaux colorés qui sont les sujets de l’Adour, de la Leyre, des Courants, du Ciron, les hameaux de bois aux tuiles rouges se montrent dans la clairière ou se cachent à demi entre les pins et les chênes-lièges, dans un air qu’embaument les « parfums résineux, atomes ravivants qui s’exhalent des pins secoués par les vents1 ». Pour arrêter la course des incendies que le hasard et souvent le crime allument dans ces bois combustibles, on a taillé des avenues que les langues du feu ne sauraient franchir ; mais il arrive
1. Quoiqu’on ait régularisé le débit des Courants qui relient entre eux ces lacs ou les unissent à la mer, leurs bords sont encore marécageux, excepté sur le rivage occidental où leurs eaux plus profondes baignent le talus des dunes. 2. Si ce mot est, comme on croit, d’origine anglaise, il
prouverait presque que les Landais sont devenus des « échassiers » à l’époque où l'Aquitaine, qui comprenait les Landes, relevait des rois d’Angleterre. 1. Barthélemy.
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parfois que des flammèches vont sur l’aile du vent porter au delà des coupées le flamboiement qu’on espérait cerner. Ces avenues et la plupart des chemins fuient droit jusqu’à l’horizon comme une étroite allée qui n’atteindrait jamais son château; puis, tout à coup, la forêt s’ouvre et la plaine est comme un golfe entre des caps et des falaises d’arbres, ou comme une mer dont on verrait indistinctement le noir et lointain rivage. Les Lanusquets, on dit aussi les Landescots1, ne
marchaient point partout à grande enjambée dans une plaine unie comme la mer au repos. Ce peuple d’échassiers qui perdra ses dernières échasses avant que toute la Lande rase, terre de parcours, soit devenue forêt, ces pâtres nourris de maïs ont chez eux des collines autrefois errantes, arrêtées aujourd’hui. De la Gironde à l’Adour 90 000 hectares sont faits du sable que la vague de l’Atlantique pousse éternellement contre le littoral, et qu’éternellement aussi le vent d’ouest
Dans les Landes. — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
range en bataille contre le continent de France. C’est un bien beau pays que ces dunes où l’Océan sonne, où le pin murmure, où le vent qui jadis éparpillait les collines trace à peine des raies dans le sable fin des lèdes : les lèdes ou lètes sont les vallons sans nombre que le jeu des souffles de l’air a creusés dans la dune avant qu’on la fixât ; les crastes sont les fossés d’écoulement ou les ruisseaux naturels qui courent aux étangs dont la dune est bordée ; les courants ou fuyants sont les rivières, 1. Lanusquets répond mieux à Lannes, qui est le vrai nom du pays, comme en témoigne, entre autres mots, celui de Lannemezan.
tordues vers le sud-ouest, qui portent à la mer le tribut de ces étangs. Au sud du bassin d’Arcachon, ces dunes se nomment le Maransin : de Maris sinus, a dit maint savant. Au midi du Maransin elles s’achèvent sur la Maremne, pays de beaux chênes-lièges, et contrée palustre encore de par ses étangs qu’on a plus ou moins vidés, de par ses ruisseaux traînants attirés de courbe en courbe par le fleuve Adour qui mêle à ses eaux leurs eaux. Le nom de Maremne, s’il vient de Maritina, rappelle que la mer Atlantique est aux portes, derrière la courtine des dunes.
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Dans les Ardennes. — Dessin de Lancelot, d’après nature.
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES LIV. Cévennes et Monts Français, Vosges, Jura, les Alpes, les Pyrénées, voilà nos montagnes. Tout le reste n’est que hautes collines, moyens coteaux, plateaux bas et plaines. Chez nous le Centre, l’Est, le Sud, sont à la montagne, à l’orient d’une ligne très sinueuse qu’on tracerait d’Avricourt (près de Lunéville) à Bayonne, avec un fort contour vers l’ouest pour englober toutes les dépendances du Massif Central. Le Nord, le Nord-Ouest, l’Ouest, sont au coteau ou à la plaine. Là le divorce des eaux suit la tranche de collines de 100 à 200 mètres, plus rarement de 200 à 300 ; même le faîte est souvent invisible, sur des plateaux vaguement ondulés. Telle, entre Loire et Seine, la vaste Beauce, qui obsède par son éternelle égalité de niveau et sa nudité verte ou jaune selon que le blé croît ou que la moisson s’approche. O. RECLUS.
— EN FRANCE.
LV. Argonne ; Woëvre. — Des coteaux qui n’ont pas 430 mètres cernent le petit vallon d’une source, là où le plateau de Langres va prendre le nom de Faucilles, à peu près à 25 kilomètres au nord-ouest de Langres, l’une des trois hautes villes froides du bassin de la Seine : les deux autres sont Laon et Château-Chinon. Cette fontaine dans ce ravin, c’est la Meuse naissante, longtemps ruisseau, puis longtemps étroite rivière en une étroite vallée. La Meuse va vers le nord sur une pente rapide, tandis que les collines de droite et de gauche gardent à peu près la même latitude de 350 à 400 mètres. Ces deux talus d’oolithe, qui relient les lias et les calcaires de Langres aux schistes des Ardennes, portent le nom commun d’Argonne. Celui de la rive droite est l’Argonne orientale, celui de la rive gauche l’Argonne occidentale. I — 16
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L’Argonne orientale, à l’est de Commercy, de Saint-Mihiel, de Verdun, sépare le val de Meuse du val de Moselle. Elle a très peu de largeur. Des prairies du fleuve elle monte en quelques kilomètres à son faîte, puis s’écroule brusquement sur la vaste plaine de la Woëvre où ses villages voient des clochers en foule, des bois, des lueurs d’étangs, et des coteaux à l’horizon de Pont-à-Mousson, de Metz, de Thionville. Cette lente ascension de l’Argonne orientale, suivie d’une chute rapide, c’est comme la dernière lame qu’un océan lance vers un rivage : du pied de l’avant-dernière vague, la dernière s’élève mollement, puis elle retombe soudain. La Woëvre, dont l’altitude varie entre 200 et 250 mètres, fut un grand lac; elle est restée fort aquatique; mais aucun grand rocher ne borde ses étangs; aucun gouffre ne les creuse, et cependant on n’en voit pas le fond, leurs eaux étant sans transparence ; et des ruisseaux lourds en sortent qui, sinueux et de lente descente, se laissent couler vers la Moselle par l’entremise de l’Orne de Woëvre et de la Made. Malgré son excès d’eau stagnante la fièvre ne ravage pas cette plaine suffisamment féconde, ample et comme faite pour les chocs d’armées que lui présage la proximité de l’Allemagne. Les champs les plus tragiques de 1870, Mars-la-Tour, Vionville, Rezonville, Gravelotte, Saint-Privat, appartiennent à la Woëvre française ou à la zone frontière de Woëvre que les Prussiens ont annexée. L’Argonne occidentale a beaucoup plus de largeur que l’orientale : elle ne domine pas seulement une rive de la Meuse, mais elle remplit le pays entre Meuse et Aire, la contrée entre Aire et Aisne, et dépasse même un peu cette dernière rivière, au sud de Sainte-Menehould, pour dresser quelques collines et répandre quelques étangs à la lisière de la Champagne Pouilleuse. Grandes y sont encore les forêts, surtout entre l’Oise et l’Aisne, nombreux les étangs sur l’Aisne supérieure, innombrables les petites sources où viennent boire moins de sangliers, de cerfs, de chevreuils qu’autrefois,quand les bois de l’Argonne, ceux des Ardennes et de la Germanie contiguë n’étaient qu’une seule et même sylve, et l’ours a cessé d’y humer l’eau des fontaines. Là où la plus vaste forêt, celle d’Argonne, couvre uniformément toutes les collines au nord, au nordest, à l’est, au sud-est de Sainte-Menehould, jusqu’à Grand-Pré, jusqu’à Varennes, jusqu’à Clermont, jusqu’à Beaulieu, des défilés entament l’Argonne
occidentale, passages faciles entre coteaux bas, le long de petits ruisseaux. On les vantait pourtant comme les « Thermopyles de la France » depuis qu’ils servirent en 1792 à retarder l’invasion prussienne arrêtée peu après à Valmy. Ce n’est pas l’Argonne qui sauva les Français en 1792, mais la sottise et l’indécision de l’ennemi ; elle ne nous garantit pas non plus en 1814, en 1815, en 1870; elle nous garantira de moins en moins. Au temps jadis, le peuple dont on violait les foyers avait de grands recours contre l’envahisseur : l’immensité, la continuité des forêts, les grands marais, l’embourbement dans la glaise, les champs sans routes, sans routins, les rivières sans ponts, les petites places fortes dont des canons inertes bombardaient inutilement les murs pendant des mois ou des ans, l’intendant qui sortait monstrueusement riche de la guerre où les soldats étaient morts de faim, le typhus, la variole, les fièvres. L’ennemi fondait comme la neige. Aujourd’hui deux millions d’hommes (et bientôt dix millions), amenés en quelques jours, en quelques heures, dans les plaines de l’assassinat, se heurtent furieusement en une tempête de feu, de fer, de bronze et d’acier; ils se tuent à deux pas ou à dix kilomètres, et des deux nations, l’une tombe sur le champ de bataille et ne se relève plus. Les historiens de l’avenir raconteront comment Marius ne détourne plus le destin de Rome, ni Pélage celui de l’Espagne ; mieux encore que nous ils nommeront le chemin de fer ce qu’il est réellement : le Premier ministre de la servitude. Les cinq passages de l’Argonne occidentale, les cinq « Thermopyles » franchies par l’ennemi, comme Xerxès avait forcé celles de la Grèce, sont du sud au nord, en tirant sur les Ardennes, les défilés des Islettes, de la Chalade, de Grand-Pré, de la Croix-aux-Bois, du Chesne Populeux.
LVI. Ardennes. — Le massif schisteux des Ardennes monte à peu près à 700 mètres, mais pas chez nous, en Belgique. En France, leur lieu culminant, au nord-est de Monthermé, sur la frontière belge, la Croix Scaille a 504 mètres seulement. Ardennes est un nom celte : pour les uns il veut dire Pays élevé, pour les autres il signifie Forêt ; et en effet, les bois de ce massif, si vastes soient-ils en divers cantons français, luxembourgeois, allemands ou belges, ne nous montrent qu’un faible débris de l’immense nation d’arbres qui couvrit
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES jadis cette marche de la Gaule et de la Germanie. Partant du pays de Paris, sur la Seine et sur l’Oise, elle ne s’arrêtait qu’au Rhin, pour recommencer de l’autre côté du grand fleuve sous le nom de forêt d’Hercynie 1. Les Romains, les Germains, les Celtes l’entamèrent peu ou point ; le moyen âge la redoutait, il la peupla de légendes, mais il finit par y porter la cognée; l’âge moderne tend à la détruire, comme presque tout ce qu’il touche des œuvres de la nature accessibles à sa petitesse. Triste en dehors des vallées et vallons est cette
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contrée que la nature du sol, la langue des habitants font France, mais dont l’incohérence des événements nous enlève au moins les trois quarts : sans rien dire de la part qui revient naturellement à l’Allemagne entre Malmédy et Coblence. Triste et plus froide que ne l’exigeraient altitude et latitude, surtout autour des « fagnes » d’où monte un brouillard glacé ; le passant frissonne de tous ses membres quand il arrive la nuit dans ces bas-fonds, même pendant le plus beau de l’été. Fagne est un mot du vieux français ; on le re-
Carte des plaines du Nord-Est.
trouve dans toutes les provinces d’oïl, même dans la plus éloignée de l’Ardenne, dans la Saintonge et autour de la Roche-Chalais2 où un hameau se nomme la Fagnouse et où le rural appelle toujours fagne ce que le citadin appelle déjà de la boue. C’est, la fange du langage classique, c’est la hangue des Béarnais, etc. Les fagnes sont des cuvettes boueuses ayant à leur centre ou à leur plus bas un étang sans profondeur que l’imperméabilité du schiste dur ou du quartz retient à la surface du sol. Autour de la mare, les 1. L’Hercynie, c’est le Hartz des Allemands. 2. Dordogne.
mousses, joncs et roseaux s’étendent peu à peu, et dans son eau sombre la tourbe croît, qui finira par les effacer tous de la terre d’Ardenne, comme elle en a déjà comblé des centaines sur le plateau. Avec le temps le bourbier, devenu prairie humide, augmente le domaine des Ardennais, qui est fort court : l’humus masque trop peu cette roche sans générosité où rares sont les villages, rares aussi les hameaux, misérables les maisons dans la lande froide ou devant la forêt profonde. La lande a ses pâtures, ses « rièzes », dos ou plaines qui ne dressent pas un arbre, scs fagnes, ses rocs gerçant la terre, ses pins et genévriers, ses genêts, bruyères
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et fougères, et les mélancolies de toute lande. La forêt a les beautés de toute forêt, des chênes, des hêtres, des sycomores, des bouleaux, des pins ; l’ours en a disparu, non le cerf; ni le loup et le sanglier, qui sont les grosses bêtes malfaisantes de ce pays natal de Saint-Hubert, patron des chasseurs. L’ours fut évidemment le plus fort des animaux qui rôdèrent dans l’Ardenne depuis que l’homme écrit l’histoire, mais, quand les chevaliers euxmêmes n’entraient pas sans frémir dans sa forêt « surnaturelle », nos ancêtres la peuplèrent de bêtes étranges, inouïes, apocalyptiques. Toutes se sont évanouies comme songe et mensonge ; ni dragons cuirassés, ni monstres volants, n’y veillent à la porte des palais enchantés; la guivre n’y garde plus les avenues, les gués, les gueules de caverne, et l’Ardennais n’a d’autre ennemi que son schiste à la complexion froide et stérile. En grand contraste avec la morosité du plateau, les vallées des Ardennes sont belles; elles seraient splendides avec des roches plus éclatantes, dans une moindre parcimonie de soleil, les talus de la coulière montant si droit et si haut que le chaud rayon ne baigne la basse moitié du val que tard dans la journée et pour quelques heures seulement. Ainsi descend la plus large des rivières ardennaises, la Meuse, avec ses villes et ses bourgades tordues comme elle, car la brusquerie du mur de schiste, si proche du fleuve que souvent il s’y mire, les force à suivre le méandre de l’onde ; ces bourgs sont donc longs, sinueux, pittoresques, très animés par leurs ferronneries, leurs engins, leurs usines, leurs immenses carrières d'ardoises. Au-dessus d'eux la roche se dresse à 200, même 270 mètres, presque toujours sombre, et partout concave ou convexe en sa ligne, comme le courant qu’elle accompagne A Lavaldieu, près de Monthermé, l’un des sites grands et sévères du val de Meuse, une rivière arrive de droite au fleuve entre des schistes dominant le confluent de plus de 250 mètres : cette rivière, c’est la Semoy, à la fois plus pure que la Meuse et plus sinueuse encore en une torsion de gorges plus grandioses; mais elle n’a de français que la fin de son cours : pour tout le reste elle est belge, ainsi que les autres maîtres torrents des Ardennes, Lesse, Ourthe, Amblève, Vesdre, dans les trois provinces de Namur, du Luxembourg, de Liège. Cette dernière possède le culmen du massif franco-belge, en même temps que de la Belgique, la Baraque Michel (689 mètres), à la frontière même de l’Allemagne, dans le pays ardennais spécialement nommé les Hautes Fagnes.
Dans ces mêmes Hautes Fagnes, une cime germaine domine de 6 mètres la Baraque Michel. Les Ardennes françaises divisent leurs eaux entre la Meuse (autrement dit le Rhin) et la Seine par l’Aisne et par l’Oise. LVII. Champagne Pouilleuse. — Des Ardennes on voit au sud la Champagne Pouilleuse, de l’Argonne on la voit à l’ouest. Cette grande plaine blanche s’étend plus ou moins sur quatre départements : Ardennes, Marne, Aube, Aisne. Elle n’est pas belle, elle n’est pas riche, elle n’est, point bocagère, elle a de tristes chaumières et de laids villages. Son nom la peint : Pouilleux ne signifiait pas seulement couvert de poux, rongé de vermine, il voulait aussi dire pauvre, misérable, nu : ce qu’est justement le plateau de la Champagne. Beauce par la platitude, la sécheresse de la plaine, la rareté des vallons où murmure une eau courante, la Champagne Pouilleuse ne livre pas aux souffles de juillet le jaune océan d’épis qui fait l’orgueil des champs beaucerons. Quand on ne l’a pas brisée pour la mélanger de marne, sa dure carapace n’entretient que des herbes rabougries ; même généreusement engraissée de fumier, elle donne à regret une vie languissante aux semences qu’on lui confie; les résineux qu’on y plante montent sans ardeur d’un sol qui n’a pas assez de sucs pour composer des troncs vigoureux. Les vallées de la craie champenoise brillent au contraire par un grand luxe de prairies, d’arbres, de sources vives, de ruisseaux bleus. Parmi les flots qui reflètent les ponts de Paris, beaucoup sont sortis des fontaines de la plaine pouilleuse. Fontaines qui, suivant les années, descendent ou remontent le vallon où elles naissent; il y a là nombre de lieux dont le nom commence par Somme, c’est-à-dire tête; et ces lieux marquent en effet la première fontaine d’une rivière : SommeSois ou Somsois, Somme-Puy ou Sompuis, SommeSoude, Sonnne-Sous, Somme-Aisne ou Sommaisne, Somme - Yèvre, Somme - Bionne, Somme - Tourbe, Somme-Suippe, Somme-Py, Somme-Vesle, etc. Mais cette source habituelle, ancienne, historique, diminue par les longues sécheresses : un cycle d’années ardentes peut même la tarir ; alors elle va jaillir plus bas dans la vallée, à tel niveau inférieur qui reçoit les eaux cachées d’un plus vaste bassin, audessous d’un confluent souterrain de ces lacs invisibles qui sont les mamelles des ruisseaux. La Champagne Pouilleuse, vaste de 860 000 hec-
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tares, assit sa craie blanche, qui a jusqu’à 400 mètres d’épaisseur, sur un lit de roches plus anciennes, entre un pourtour de rivages devenus dans la suite des temps les coteaux d’enceinte de la plaine marâtre : ils se dressent maintenant autour d’elle comme le premier gradin d’un cirque inachevé, sous différents noms : Argonne, avantcollines des Ardennes, Montagne de Reims, Monts d’Épernay, de Vertus, de Sézanne ou de la Traconne, etc. Outre ces reliefs d’enceinte, elle possède quelques « monts », à vrai dire collines, mais on les appelle de la sorte en Champagne rase, et de fait, isolées dans l’immensité plane, ces taupinières ont fierté de montagne. Le Mont de Berru (267 mètres) et le Mont-Haut (257 mètres) voient, grâce à cet isolement, plus d’espace que tel pic des Alpes embarrassé par ses voisins : le Mont de Berru porte, à 10 kilomètres à l’est de Reims, deux des forts de ceinture qui défendent cette ville rapidement grandissante. Le Mont-Haut, à 12 kilomètres plus loin dans la même orientation, regarde Mourmelonle-Grand et les 12000 hectares de son Camp de Châlons qui fut jusqu’en 1870 le grand champ de manœuvres de l'armée française dont rien ne gênait les évolutions sur la vaste platitude nue ; rien non plus n’y contrarie maintenant la brigade de cavalerie, le champ d’expériences et l’école de tir qui conservent à cette ville militaire un peu de son ancienne animation. LVIII. Massif de Sancerre. —Près du centre de la France, une ville qui fut une « Petite Rochelle », une place d’armes des gens de la « religion prétendue réformée », Sancerre, occupe, à 300 mètres d’altitude, le sommet d’une colline conique isolée regardant de plus de 150 mètres de haut le lit de l’inconstante Loire. Elle donne son nom à un massif crayeux, petit château d’eau qui s’épanche en ses vallons par de pures fontaines. C’est le massif des monts de Sancerre. La Motte d’Humbligny, qui domine le vallon natal de la Sauldre, y atteint 431 mètres, et le coteau de SensBeaulieu, près Neuilly-en-Sancerre, 427. Ces altitudes suffisent pour que cette protubérance de craie n’ait pas de rivale sur le chemin du Nord et sur le chemin de l’Ouest, dans tout le quart de la France qui est le Nord-Ouest : en tirant vers le septentrion, de Sancerre à la mer du Nord devant Dunkerque, peu de coteaux approchent de 250 mètres ; vers le couchant, de la Motte d’Humbligny jusqu’à l’em-
bouchure de la Loire dans l’Atlantique, ceux de 200 mètres sont rares. Dans notre Nord-Ouest deux sommets seulement dépassent 400 mètres, sans atteindre tout à fait la hauteur des deux culmens du Sancerrois : ils portent des forêts normandes, au voisinage d’Alençon, c’est-à-dire à quelque 250 kilomètres du massif de Sancerre. La rivière majeure issue des craies d’Humbligny, la Sauldre, mène en quelques lieues à l’une de nos plus vastes et de nos plus tristes plaines, la Sologne, que d’autres plaines monotones prolongent. LIX. Sologne. — On peut croire que le nom de Sologne a le même radical que celui de segalas. Ce n’est pas qu’une plaine à pinières avec étangs d’eau rousse verdis par le nénuphar ressemble à nos plateaux granitiques ou schisteux du Midi : mais ces plateaux et cette plaine ont de tout temps dressé beaucoup plus d’épis de seigle que d’épis de froment ; or, seigle se dit en latin secale : d’où, d’une part, segalas, et, d’autre part, Secalaunia, et par corruption Sologne,— nom que d’autres ont tiré de Sabulonia, la Sablière. Elle partage ses 450000 à 500000 hectares et ses 100 000 habitants à peine entre deux départements, le Loir-et-Cher et le Cher. A la Ferté-SaintAubin, à la Motte-Beuvron, à Salbris, le chemin de fer d’Orléans à Vierzon la traverse à peu près par le milieu. Elle s’étend du Cher à la Loire, sur le Cosson et le Beuvron, tributaires de gauche de la Loire, et sur la Sauldre, affluent de droite du Cher. Parmi les affluents du Beuvron, qui est la rivière centrale de la Sologne, il en est un qui s’appelle la Bièvre. Beuvron, Bièvre surtout, ces mots nous reportent à l’époque où la France avait, comme le Canada, sa nation des bièvres ou, pour parler à la moderne, son grand peuple de castors, aujourd’hui réduit à quelques familles peureuses, invisibles, introuvables par juste défiance des arts et traquenards de l’homme. Ce n’est pas en Sologne qu’habitent les quelques castors de France ; le petit quadrupède coupeur de bois, constructeur de levées, créateur d’étangs, a ses dernières cachettes dans les marais du Rhône inférieur. Il couvrit pourtant tout notre pays, comme en témoignent encore les noms de maint courant d’eau : la Bièvre parisienne, la Bièvre de l’Aisne1, la Bièvre d’Argonne2, la Bièvre d’Isère ou Bièvre d’Aoste3, le 1. Affluent de l’Ailette. 2. Affluent de l’Aisne. 3. Affluent du Rhône.
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES
Beuvron de Saint-James1, le Beuvron de Clamecy2, la Beuvronne3 et la Biberonne4 de Seine-et-Marne, les cinq Beuvronnes du bassin de l’Isle, dont trois vont à l'Isle et deux à la Dronne, etc., etc., etc. Imperméable, stérile, dure au colon, la Sologne a des bois qui la parent, des étangs qui la ruinent. Récemment encore, dans le seul arrondissement de Romorantin, près de mille bassins d’eau croupie reflétaient le ciel et distribuaient la mort. Ces lagunes font la misère du peuple solognot : moitié lacs et moitié marais sur fond d'argile et de mâchefer, elles abandonnent en été leurs rives ; alors la fièvre, née des limons fervescents, frappe à la
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porte des cabanes; la Sologne est malsaine autant quelle est pauvre. Mais ce destin peut changer, déjà même il change : un plateau penché, jadis forêt, peut vider ses palus, eût-il peu de pente ; or la Sologne est assez inclinée. Sécher les étangs, planter des arbres, mêler de la marne ou du calcaire aux éléments froids du sol, ainsi peut-on régénérer le chétif pays où l’on accusait à tort un village, Tremblevif, aujourd’hui Saint-Viâtre, de tirer son nom des frissons de la fièvre. Malgré l’inclémence d’un hiver1 qui a tué des millions et des millions d’arbres2, les pins ma-
Château de Chambord. — Dessin de H. Clerget.
ritimes, les pins de Riga, les chênes, les bouleaux, jeune forêt, poussent maintenant en Sologne, et l’on espère qu’ils finiront par y vêtir près de 300000 hectares, laissant ainsi les deux cinquièmes du sol à la culture, champs, prés, jardins, que le drainage assainira, que les amendements fertiliseront en donnant aux argiles siliceuses le calcaire ou la craie qui leur manquent. Déjà le canal de la Sauldre porte de Blancafort à la Motte-Beuvron les marnes crayeuses du massif de Sancerre. On attend plus encore du canal de la Sologne, qui, partant 1. 2. 3. 4.
Affluent de la Sélune, petit fleuve normand Affluent de l’Yonne. Affluent de la Marne. Affluent de la Beuvronne.
de la Loire à Châtillon, gagnera le Cher à Monthou par un voyage de 148 kilomètres, le long duquel il épanchera les eaux fécondantes de la Loire et de la Sauldre. C’est justement à la lisière de cette plaine pauvre et mélancolique qu’un ami du luxe et de la joie, un fastueux monarque, François Ier, bâtit au bord du Cosson, rivière lourde, le somptueux château de Chambord à la place d’un rendez-vous de chasse et d’amusement. Henri II finit ce que François I avait commencé en 1526. Ce palais de 156 mètres de façade sur 117 de profondeur, avec 440 chambres, est donc une œuvre de la pure Renaissance, avec er
1. 1879-1880. 2. On évalue le dégât, à 60 millions.
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tours et tourelles, clochers et clochetons, fenêtres ouvragées, profusion de sculptures. Renaissance si l’on veut, mais combien plus beau dans sa simplicité fut l’art austère qui précéda cet art charmant et touffu! Qui n’oubliera tous ces vains et brillants châteaux sous la grande nef de la cathédrale ou romane ou gothique avant la flamboyance de l’ogive, dans le silence où chaque pas est sonore?
fer de Paris à Toulouse la traverse entre ces deux villes, et le voyageur n’y maudit pas la rapidité du train; rien n’y charme, ni vallons et vallées, ni bois, ni prairies, ni lignes fières à l’un des quatre horizons. Cette Champagne, nue, uniforme, est semblable aux autres Champagnes de France, mais elle a bon sol, salubrité d’air et moutons très bien lainés.
LX. Brenne, Champagne Berrichonne. — Une autre plaine voisine, la Brenne ou Sologne de Berry, est quatre à cinq fois plus petite que la grande Sologne. Elle sème aussi la fièvre sur des bourgs et des hameaux du Centre, dans le département de l’Indre, à 50 ou 60 kilomètres en droite ligne au sud-sud-ouest des étangs solognots, entre l’Indre et la Creuse, à des altitudes de 100 à 150 mètres. Condamnée par son peu de pente à la lenteur des eaux et, par surcroît, imperméable, elle a 8000 hectares d’étangs sur 105 000. Ces étangs ne couvrent pas toute l’année la boue funeste de leur lit; la sécheresse les éloigne en été de leurs rives d’hiver, la vase alors fermente, et son poison ravage la Brenne. L’homme, bête nuisible, a dénaturé ce pays : de forêt mouillée mais salubre, il l’a fait marais à partir du treizième siècle, en barrant les vallons pour suspendre le cours des ruisseaux et les retenir en étangs. Ces digues, qu’on nomme ici des bondes, on les jette à bas depuis quelques années ; on affermit le marais en vidant l’eau par des canaux de délivrance ; on remplace la mare par la prairie, on sème, on, plante, on commence des forêts. Voilà comment se restaure ce misérable séjour où, récemment encore, la moyenne de la vie n’était guère que de vingt-deux ans dans les plus fiévreuses de ses vingt-trois communes. Très peu des étangs de la Brenne vont à la rivière d’Indre. C’est la rivière de Creuse qui les reçoit, par la ravissante Bouzanne, par une foule de petits ruisseaux, par le Suin, et surtout par la Claise, qui traîne indolemment une eau louche, telle que la fait la pourriture du jonc, du roseau, des herbes aquatiques, dans la stagnance des marécages. La patrie des Brennous n’est séparée du pays des Champignous par aucune montagne ou colline ; il n’y a que les prairies de l’Indre entre la Brenne et la Champagne berrichonne. Celle-ci, plaine calcaire de 81 000 hectares, entre 150 à 175 ou 200 mètres d’altitude, s’étend de l’Indre à l’Arnon, aux envions de Châteauroux et d’Issoudun ; le chemin de
LXI. Beauce. — La Beauce appartient à cinq départements : Loiret, Seine-et-Oise, Eure-et-Loir, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire. A grandes lignes, elle va de l’Essonne à la Brenne ou rivière de Châteaurenault, de l'Eure et du Loir à la Loire. Du clocher de Chartres, de Châteaudun, des hauteurs de Vendôme, de Blois, d’Orléans, de Pithiviers, d’Etampes, on voit également se perdre à l’horizon son plateau sans collines, sans halliers, sans rivières. Belsia, triste solum, cui desunt bis tria solum : Fontes, prata, nemus, lapides, arbusta, racemus.
Ainsi disait, en vers léonins, Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers. Beauce, triste pays, il te manque six choses : Fonts, prés, bois, rocs, arbres, vigne.
Et pourtant la Beauce avait alors plus de bois qu’aujourd’hui. Même elle fut forêt, comme son seul nom le ferait croire, à supposer que Belsia vienne bien de bleiz, mot gaulois qui signifie loup. Ayant plus d’arbres, elle avait plus de sources, plus de courants d’eau sous les yeux de nos ancêtres ; et jusqu’à nos jours des ruisseaux beaucerons ont tari ; d’autres ont porté leur premier jaillissement beaucoup plus bas dans la vallée. Ainsi a fait le ruisseau le Loir, qui devient plus bas belle rivière. Il sortait jadis en toute saison de l’étang de la Gâtine, à 7 kilomètres en ligne droite au sud-ouest de Courville ; maintenant c’est seulement en temps de longues pluies qu’il part de cette eau, située à 210 mètres d’altitude; sa font constante jaillit à un niveau plus bas de 50 mètres, à 10 kilomètres en aval de l’étang originaire, à Guignonville, à 3 ou 4 kilomètres, en amont d’Illiers. Belle font, qu’a célébrée le grand injustement flétri, Ronsard, né sur les bords du Loir, dans le pays de Vendôme : Source d’argent toute pleine Dont le beau cours éternel Fuit pour enrichir la plaine De mon pays paternel,
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES Sois hardiment brave et fière De le baigner de ton eau : Nulle française rivière N’en peut laver un plus beau.
Il n’est campagne plus banale que la Beauce,
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toute en céréales et en prairies artificielles. D’autres plaines ont la majesté de la nature libre ou les anneaux d’un fleuve ou le miroir d’un lac ou la courtine des forêts. Il en est que borde la mer grondante ou que réjouissent, en mille canaux,
Carte des plaines de l'Ouest.
des torrents venus à flots pressés de neiges éternelles qu'on voit briller à l’horizon. La Beauce ne connaît pas ces magnificences. C’est une terre fertile dont le sol léger ne retient pas les eaux pour en créer des rivières, des lacs, tout au moins des étangs. Des fossés, quelques mares sont tout ce O. RECLUS. — EN FRANCE.
que lui accordent ses avares Naïades. L’herbe n’y verdoie point, le soleil y poudroie, terrible, faute d'ombre et d’eau. Aller en été, dans un jour sans brise, d’un bourg de Beauce à l’autre, par un sentier bordé d’épis, baie jaune et qui réverbère, c’est voyager dans un Sahara qui serait le Tell par I — 17
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EN FRANCE
excellence, un Tell tout à fait français, monts en moins, meules de paille en plus. Les routes qui relient ses bourgs vont tout droit devant elles, sans ombrage, ou quelquefois entre des arbres misérablement étriqués, sans jamais varier d’horizon : un clocher, des paillers, des moulins à vent reculent et s’effacent derrière le voyageur, pendant que d’autres ailes de moulin, d’autres meules de paille, d’autres clochers d’église grandissent devant lui. Ces chemins passent bien rarement devant des jardins et des fermes : sauf les « meuneries » qui profitent du moindre mamelon pour livrer leur toile à la brise, sauf aussi quelques domaines, les Beaucerons vivent loin des champs qui font leur richesse, dans des bourgs sans monuments, presque sans histoire, et dans des villages aux maisons toitées de chaume. L’altitude de ce « grenier de la France » varie entre 100 et 150 mètres; son aire est de 735 000 hectares. LXII. Gâtinais. — À l’est la Beauce devient insensiblement le Gâtinais. Le Gâtinais, en Loiret et en Seine-et-Marne, s’étend jusqu’aux talus de la rive gauche du Loing, vis-à-vis des coteaux où commence la Bourgogne, la grande province clef de voûte qui participe à la fois de la Seine, de la Saône et de la Loire. Le Gâtinais du nord ou Gâtinais français, en tirant de Pithiviers et du petit val de l’Essonne jusqu’à Nemours, n’a guère plus d’imprévu que la Beauce, et il lui manque à peu près les six choses que le Beauceron ne connaît pas. Nulle fontaine, aucun ruisseau, voire ruisselet sur ce plateau de 120 à 150 mètres; les animaux boivent à la mare, que l’été fait d’abord puante, puis qu’il tarit jusqu’à la dernière goutte; l’homme tire son eau du fond de grands puits qui sont des abîmes de 50, 60 et 70 mètres de profondeur. Pas d’arbres non plus, et peu de fermes, peu de hameaux, tout le monde habitant dans de longs villages ruraux, presque vides pendant la journée, quand les paysans sont aux champs, occupés à leur blé, à leur fourrage, à leur safran. Les clochers de ces villages, les grandes meules de paille, les moulins à vent, échoppes en bois plantées sur la maison du meunier, telles sont, dans un large horizon, les plus rares splendeurs de ce Gâtinais, qui a fertilité, vivacité d’air et richesse agricole. Le Gâtinais du sud ou Gâtinais Orléanais ressemble à la fois à la Beauce et à la Sologne, mais il est moins malsain que celle-ci, moins fécond que
celle-là. Parcouru par les ruisseaux faibles et de peu de pente qui convergent vers le Loing dans le bassin de Montargis, il a des étangs, comme la Sologne, étangs plus petits, beaucoup moins nombreux que dans le pays de Beuvron et de Sauldre, et qu’on va desséchant tous les jours, si bien qu’il ne restera bientôt que ceux dont le canal d’Orléans et le canal du Loing tirent des eaux d’éclusée. Ayant des étangs, il les ombrage de bois, même de forêts dont la plus grande est celle de Montargis, sur la rive droite du Loing, car ici le Gâtinais franchit cette rivière : elle couvre 8516 hectares; bouleaux, charmes, chênes, pins et sapins et des gouffres dans la craie y aspirent l’eau des ravines. La fièvre qui se dégageait des eaux stagnantes a diminué en même temps que ces eaux s’effacaient du sol et devenaient prairies. Sur les mamelons croît la vigne, qui n’est ni de Bordelais, ni de Bourgogne, mais le Gâtinaisan boit volontiers son vin; il en est fier comme de son miel, de son safran et de son blé. Dans son ensemble, le Gâtinais, grand de 197 000 hectares, plus ou moins, va de la plus vaste forêt de France à l’une des plus belles. LXIII. Forêts d’Orléans et de Fontainebleau. Brie. — La forêt d’Orléans, chênes, charmes, bouleaux, est un débris de l’antique dôme d’obscurcissement qui cacha tous ces laids plateaux Orléanais et parisiens, Beauce, Sologne et les deux Gâtinais et la Brie, quand ils étaient un seul et immense bois vierge.Vaste encore, elle a 40308 hectares, à cheval sur la Beauce, le Gâtinais, le val de Loire. Faute de fontaines vives, il ne sort de son ombre que de pauvres et paresseux ruisseaux dont les uns descendent à la Loire voisine, les autres à la Seine lointaine par le Loing et par l’Essonne. La forêt de Fontainebleau, contenue par la Seine entre Moret et Melun, longe de près ou de loin la rive gauche de ce fleuve, et, en amont de Moret, la rive gauche du Loing, son charmant affluent. Percée de tant de routes que ses chemins et sentiers mis bout à bout feraient 2000 kilomètres ou le vingtième du tour de la Terre, elle a 90 kilomètres d’enceinte et 17100 hectares, dont 4000 de rochers, grès alignés en une dizaine de chaînes parallèles à peu près orientées de l’est à l’ouest. Bois magnifique ayant chênes de sept mètres de tour, hêtres superbes, charmes, bouleaux; mais pas un torrent n’y gronde, pas un ruisseau n’y murmure ; ses mares ne sont que de légères érosions dans la table de grès avec quelques gouttes d’eau
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES
pour la soif de l'oiseau, du cerf, du chevreuil et du sanglier. Il y passe bien une rivière, fraîche, pure, toujours égale, mais qui la traverse sans la toucher, et qu’on ne voit jamais, car elle coule tantôt sous terre dans des tubes, tantôt en l’air sur un rang d’arcades : c’est le siphon de la Vanne, qui verse aux Parisiens des fontaines de la Bourgogne. Les peintres fixés en colonie à Barbizon au sud de la forêt, et à Marlotte à la lisière d’orient, près du Loing, ont fait à cette sylve un renom célèbre que ses « mares » ne méritent pas, mais rien n’est plus sauvage que ses lignes et ses empilements de grès; rien ne semblerait plus désertique, plus éloigné des villes, de l’homme, de ses bruits et de ses arts, si justement l’homme n’y coupait la pierre de sable qu’il nomme, suivant sa dureté, le pif, le paf et le pouf. Le carrier n’attaque pas le pif, qui résiste à ses outils ; du paf il fait des pavés ; le pouf, qui est friable, se brise en un sable blanc, et ce sable, les verriers l’achètent à beaux deniers comme étant la précieuse matière de la verrerie, de la vitrerie et des glaces. La Seine coule à grands replis entre la forêt de Fontainebleau et la Brie. La Brie, reine des blés, princesse des fromages, s’étend presque jusqu’aux portes de Paris, entre la Seine tortueuse et la Marne plus errante encore dont certains cingles sont presque des anneaux ; un village qui n’est, par un chemin de fer très sinueux, qu’à 20 kilomètres de la place de la Bastille, Sucyen-Brie, lui doit son surnom. Si près de Lutèce par son terme occidental, des millions d’hommes connaissent cette plaine de 622 000 hectares, plus ou moins bosselée : de nom seulement, ou pour l’avoir traversée en wagon, de Paris à Melun, de Paris à Brie-Comte-Robert, de Paris à Provins, de Paris à Coulommiers, et pour avoir fugitivement vu sa plaine admirablement labourée par des attelages de forts chevaux, ses châteaux, ses grosses fermes, ses grands domaines, ses champs d’épis superbes, et sa nudité plus souvent que ses forêts, dont cependant plusieurs sont restées vastes et belles jusqu’à ce jour. Telle est la forêt de Sénart : elle va de la Seine à la rivière centrale de la Brie, à la ravissante Yères, petit Méandre de Brunoy qu’on admire un instant du haut des viaducs du chemin de fer de Paris à Marseille, lent en sa prairie, dans l’ombre de deux rideaux d’arbres. Ainsi encore la forêt de Crécy au-dessus du Grand Morin, autre jolie rivière vagabonde, et la forêt d’Armainvilliers, voi-
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sine de gouffres où ruisseaux et ruisselets s'abîment. Car la Brie a des sols percés, des réseaux souterrains de cavernes et, à leur issue, des fontaines dont la plus puissante, la source de Chailly, verse 450 litres par seconde à la rive gauche du Grand Morin. Mais à côté de sa terre perméable elle a les argiles imperméables auxquelles justement elle doit son nom. Bray, braye, broye, brie, ce sont les formes d’un vieux mot çà et là conservé par des patois d’oïl, mais perdu par la langue littéraire, grâce à de pauvres sires qu’on nommait les arbitres du goût. Il signifie terre boueuse, sol argileux, fond marécageux. On le retrouve dans la Normandie, où le pays de Bray est une contrée d’argile humide ; dans la Suisse romande, où la rivière de Broye arrive au lac de Morat dans un lit de vase, par un cours presque immobile entre joncs et roseaux; dans l’Aunis et la Saintonge, où les terres fortes s’appellent terres de Brie, et ailleurs encore. Au delà de la Marne d’autres plateaux s’étendent, dont l’altitude est plus ou moins celle de la Brie, de la Beauce et de la Sologne : plateaux crayeux ou calcaires ou tertiaires qui vont jusqu’à la mer de la Manche, à travers l’Ile-de-France, la Picardie, la Normandie. Entre autres le Multien, la Goelle et le Valois, entre la Marne et l’Oise. Et, de l’Oise à la plage marine, le Vexin, la Thelle, le pays de Chaussée, le Sangterre, le Ternois, le Ponthieu, le Vimeux, le Petit-Caux, le pays de Bray, le pays de Caux, etc.
LXIV. Monts Normands. — Des monts de Sancerre aux coteaux du Perche, distants de 150 kilomètres vers le nord-ouest, pas une franche colline; rien que du plateau : Sologne et Beauce. Le Perche, l’une des patries des grands, gros et forts chevaux, serait partout un gracieux pays : à côté de la Beauce, il est presque sublime; moins la vigne il a surabondance de tout ce dont la Beauce a disette, notamment de bois et ruisseaux. De ruisseaux surtout. Peu perméable ou point, il n’épargne pas les eaux de surface pour le trésor caché des Vaucluses, mais chaque entre-deux-talus possède son ru, sa riviérette, et plus de quinze courants sortent du Perche, en un tour complet d’horizon : Eure, Blaise, Avre normande, Iton, Rille; les fleuves de Touques, de Dive et d’Orne ; puis la Sarthe, l’Orne
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saosnoise, l’Huisne, plus percheronne qu’aucune autre en ses détours et redétours au milieu même du pays; et la Braye, l’Yères, l’Ozanne, le Foussard, la Thironne, affluents du Loir : ainsi ce château d’eau se distribue entre la Seine, la Loire et des fleuves côtiers. La sylve, interrompue d’étangs, qui voila jadis tout le Perche, a singulièrement diminué, en même
temps que les étangs, séchés ou remplis, s’effacaient. Les forêts de maintenant, d’ailleurs bien belles avec leurs hautes futaies de chênes et de hêtres, leurs pins sombres, leurs bouleaux pâles, les grands bois de Senonches, de la Ferté-Vidame, de Longny, de Reno, de Bellême où le chêne est géant, de Perseigne, de Bonnétable, de Vibraye, etc., etc., ne sauvent du grand jour éclatant
Une route dans la forêt de Fontainebleau. — Dessin d’après Desjobert.
qu’une minime portion du massif; mais, même en ces lacunes, en ces clairières devenues dix fois plus grandes que la vieille forêt, la terre percheronne est verte, chaque route, chaque sentier, chaque grand domaine ou petit enclos étant bordés de haies vives touffues, et chaque courtil ombrageant d'arbres la maison rustique dont il est la gaieté. Aucun coteau percheron ne dépasse beaucoup 300 mètres. Les seules cimes normandes supérieures à 400 appartiennent au pays d’Alençon, à 17 kilomètres à vol d’oiseau l’un de l’autre.
La forêt d’Écouves, au nord d’Alençon, atteint 413 mètres, sur le faîte entre le fleuve Orne et la rivière Sarthe. Le mont des Avaloirs, dans la forêt de Multonne, a 4 mètres de plus que la forêt, d’Ecouves ; ses 417 mètres en font le « géant du Nord-Ouest » : il domine les sources de la Mayenne, près du bourg de Pré-en-Pail. Altitudes si faibles qu'il y a quelque hardiesse à parler ici de montagnes; mais chacun loue sa chacunière, et les riverains de la Sarthe en aval
Sentier de la forêt de Fontainebleau. — Dessin d’après Desjobert.
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d’Alençon disent orgueilleusement en parlant de deux de leurs collines, le Narbonne (119 mètres) et le Haut-Fourché (128 mètres) : Si Haut-Fourché était sur Narbonne, On verrait Paris et Rome.
C’est comme le dicton d’Auvergne, qui, lui du moins, parle de monts et non pas de collines : Si Dôme était sur Dôme, On verrait les portes de Rome.
A 30 kilomètres au midi du mont des Avaloirs,
dans le pays de Sillé-le-Guillaume, d’Evron, de Sainte-Suzanne, les Manceaux donnent aux Coëvrons le surnom d’Alpes mancelles, dont il ne faut sourire qu’à demi : ces coteaux de 357 mètres, dont Paris tire du porphyre pour son pavage, ont des ravins austères, des forêts silencieuses. A peu près à même distance du mont des Avaloirs, vers l’ouest-nord-ouest, les coteaux de Domfront (370 mètres) sont aussi des Alpes, toute révérence à part. Granits et schistes dont la teinte sombre prolonge la Bretagne en Normandie, ils ont au flanc
Dans les monts d’Arrée. — Dessin de Grenet.
la très belle forêt d’Andaine, qui porte peut-être le même nom que la « grande forêt terrible », car on suppose qu’Andaine est une corruption d’Ardenne. Régulièrement orientée à l’ouest-nord-ouest, leur chaîne est, régulièrement aussi, scindée en tronçons par des torrents du bassin de la Mayenne : la Vée tranche leurs roches dans le beau parc de Bagnoles, célèbre hameau thermal; la Varenne, dix fois plus puissante que la Vée, les perce à la vallée des Rochers, défilé de plus de 70 mètres de profondeur que dominent de soucieuses falaises de grès couronnées sur une rive par le pin et par la bruyère, sur l’autre par la ville de Domfront et les ruines de son donjon roman.
Après quoi cette chaîne se dirige vers la mer ; la Canse l’ouvre par les gorges où elle tombe de 20 mètres à la cascade de l’Abbaye Blanche, près des ruines d’un antique monastère; puis, de cascatelle en cascatelle, le torrent arrive à Mortain. C’est là une des jolies villes de la Normandie. La Canse et le Canson l’embellissent : leurs eau* courent sur un lit pierreux, entre rocs, en rapides» en chutes dont les plus niagaresques sont le Saut du Diable et le Saut du Puits. C’est l’épanouissement de ces « monts » qui forme le Bocage de Vire (368 mètres); ils s’achèvent au-dessus de la baie du Mont-Saint-Michel par les promontoires de la charmante Avranches.
PETITS MONTS, GRANDES PLAINES
Des monts Normands à la Manche se suivent divers plateaux et plaines de la Normandie. Entre ces plateaux ou dans ces plaines, des rivières s’assemblent en petits fleuves, dans des prairies qui seraient dignes de Théocrite si leur soleil était plus colorant, leur roche plus colorée, comme dans ces monts du Midi où la chèvre, ramassant ses quatre pieds sur une aspérité de corniche, broute, la tête en bas, les arbustes du précipice. Les gazons normands sont merveilleux de verdure, de saveur, de force, d’expansion ; un sol plastique les entretient en sève et en suc; un ciel mouillé leur prodigue
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ses pluies, et leurs rivières ont toute puissance d’arrosement par la vertu d’admirables fontaines nées de l’enfouissement des eaux du plateau, qui est de sous-roche ou crayeuse ou calcaire. La plaine de Saint-André, la Campagne de Neubourg, le Roumois, l’Ouche, le Lieuvin, vont de l’Eure et de la Seine à la Rille par-dessus la Touques, à des altitudes qui se tiennent le plus communément aux environs de 150 mètres. L’Auge, divisée en Haut Pays et Vallée, celle-ci ayant des pâtures de renom, celui-là forêts, s’étend sur la Touques et la Dive. La Campagne de Caen, sur
Rochers sur un affluent de l’Aune. — Dessin de Grenet.
l'Orne, est un calcaire fécond, mais nu, sec, tandis qu’à l’occident de cette « Campagne » ou « Champagne », le Bessin ou pays de Bayeux est un plantureux herbage. LXV. Monts de Bretagne. —Les monts Bretons n’ont même pas la basse hauteur des monts Normands. Peu s’en faut, mais si la cime suprême de Normandie dépasse de 17 mètres les 400 mètres qui sont le douzième du Mont-Blanc, il manque à la roche supérieure de Bretagne 9 mètres pour arriver à ce douzième. Sur le faîte entre la Vilaine, tributaire de l’Atlantique, et des fleuves plus humbles entraînés sur granit et schiste à la Manche vers Saint-Malo
et vers Saint-Brieuc, le Méné1 ou Ménez, couvert de landes, atteint 340 mètres au sommet de Bélair. Ce n’est point à l’horizon de Saint-Brieuc, c’est beaucoup plus loin vers l’ouest, à moins de 30 kilomètres sud-sud-ouest de Morlaix, à 40 kilomètres est-sud-est de Brest, que la chapelle de SaintMichel marque le culmen de l’Armorique (391 mètres), au centre d’un chaos armoricain, rocs, schiste et délitescences de schiste, marais, bruyères, chênes et taillis, et, à deux horizons, une lueur confuse de la mer : au nord la Manche, à l’ouest. l’Océan ; sombres sont les couleurs, entre le gris et le noir, et triste le paysage de granit et 1. L’expression de Monts du Méné est une tautologie, le breton Méné ou Ménez signifiant justement montagne.
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d’ardoise. La chaîne que le Saint-Michel commande, au-dessus de la route de Morlaix à Quimper, se nomme Arrée ou Arhès, c’est-à-dire la Montagne de bornage, de frontière; elle barre au nord le bassin du fleuve Aune, que barre au midi, de plus près et plus abruptement, la chaîne des Montagnes Noires. Les Montagnes Noires ne sont pas plus noires que l’Arrée, mais elles le sont autant, de par leurs schistes. Elles dressent leur Mont de l’Auge ou Méné-Hom (330 mètres) entre le Milwern1 des Bretons bretonnants, Châteaulin des Français, et le rivage de la baie de Douarnenez ; trois cimes pierreuses le terminent, toutes trois historiques ou préhistoriques, vêtues de bruyères et de genêts épineux : l’une porte un dolmen, l’autre un cromlech, et la troisième une levée de terre qui forme une enceinte. Ainsi les Monts Bretons ne sont que des collines, mais la Bretagne a sa grandeur. C’est le pays des granits et des schistes, des landes solitaires, gaies sous le soleil, plaintives dans le vent, merveilleusement mélancoliques aux approches du soir; c’est la terre des chênes, des haies odorantes, des blés noirs à la tige rouge, à la fleur blanche, des genêts fleuris, des bruyères qu’empourpre le renouveau ; la dure Armorique embrassée par l’Océan, comme le dit son nom breton d’Arvor ou Armor, la Mer. C’est la presqu’île pâle ou noire, austère, osseuse, intime et calme en ses vallons, bruyante à son rivage parmi les souffles et les sanglots, dans la bataille des vents et des flots contre la roche, au bout des fiords où sommeille la vague apaisée. Dans la lande intérieure comme sur le littoral engraissé de plantes marines auquel ses jaunes moissons ont mérité le nom de la « Ceinture d'or », c’est la patrie des hommes du devoir, des capitaines qui meurent au feu2, des marins qui meurent à la mer : tel bourg de cette côte a deux cimetières, l’enclos béni pour les Bretonnes, l’Océan pour les Bretons. Nulle province n’a tant fait pour 1. Mille aunes, mille vergnes. 2. Il se peut que Breiz. nom breton de la Bretagne, signifie « pays des Guerriers ».
l’honneur de la France, en France et à tous les carrefours du monde. O Breiz-izel ! O kaéra brô ! Coat enn hé c’hreiz, môr enn he zrô ! O Bretagne ! O très beau pays, Bois au milieu, mer à l’entour !
Ainsi dit le poète armoricain dans la langue que la moitié, sinon les deux tiers des Bretons ont quittée pour le français; et pourtant, cet idiome, vieux de plusieurs mille ans, est plein de chansons d’amour, de ballades religieuses, d’épopées sombres, de chants lugubres, de stances naïves où le sourire brille à travers les larmes : poésie où respire l’âme simple, forte, résignée, dévouée, passionnée, de ce premier des peuples français. Premier parmi toutes nos tribus, soit par les éléments de durée, de force et de constance déposés dans son être pendant les commencements de sa race, par les ancêtres ténébreux d’avant l’histoire, d’avant l’écriture ; soit parce qu’il est plus qu’aucun peuple de France embrassé par l’Océan, qui est un provocateur à la lutte, un conseiller d’héroïsme. De la Bretagne aux Pyrénées les maîtresses collines, inférieures à 300 mètres, s’élèvent dans un pays presque littoral qui fut Bretagne avant que la Loire isolât l’Armorique des granits devenus le Poitou bocager d’entre mer et plateau. Un autre Saint-Michel y domine, dans le Bocage Vendéen, à la source de la moindre des deux branches du fleuve Lay : Saint-Michel de Mont-Mercure (285 mètres), « haut lieu » dont le nom nous rappelle qu’il fut consacré à un Génie topique remplacé dans ses droits à la révérence par le Mercure classique lorsque Rome eut courbé les nation? gauloises. On retrouve ici, dans l’Ouest, le Dieu latinisé qui eut un temple dans le Centre, sur le sommet du Puy de Dôme, un autre dans le Sud, à la forêt de Mercoire. Le Terrier de Saint-Martin-du-Fouilloux (272 mètres) couronne la Gâtine de Poitou, fin des roches anciennes de Bretagne. Du massif qu'il faite jusqu’aux bastions occidentaux du Massif Central, également granitique, la plaine poitevine est un monceau d’oolithe.
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Carte du bassin de la Seine.
CHAPITRE III RIVAGES ET RIVIÈRES
I. Petitesse des fleuves français. Ce que le temps a fait de nos rivières, de nos cascades. — Les eaux de la France vont à la mer par une infinité de ruisseaux côtiers ; par un fleuve devenu tout à fait étranger, le Rhin ; par la Meuse et l’Escaut, mi-français, mi-forains ; et par sept fleuves français : la Seine, la Vilaine, la Loire, la Charente, la Gironde, l’Adour et le Rhône. La Seine, la Gironde et le Rhône ont hors de France un très petit peu de leur bassin. Le Français casanier croit ses fleuves grands : ils sont petits. Le plus long, la Loire, avec ses mille et quelques kilomètres, est près de trois fois plus O. RECLUS.
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court que le Danube, près de quatre fois moins long que la Volga. Et si nous sortons de l’Europe, nous voyons la rivière orléanaise et nantaise cinq à six fois plus brève que l’Amazone, sept à huit fois plus que le Nil, ou le Mississippi pris à la source du Missouri, dans le Parc National du Pays des Merveilles. Si des longueurs on passe aux surfaces, les 12 109 210 hectares du bassin de la Loire font presque le quart de la France; mais le Danube absorbe les torrents, les rivières, les marais de 81 695 000 hectares, soit plus d’une France et demie, et à la Volga courent les eaux d’un pays I — 18
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où tiendrait presque trois fois la France. Hors d’Europe, le fleuve qui baigne la Louisiane telle que la possédèrent les Français ses découvreurs et ses maîtres, c’est-à-dire la région qui va des Grands Lacs au Golfe du Mexique, le Mississippi, passe devant la Nouvelle-Orléans avec le tribut de 330 millions d’hectares, aire égale à 540 de nos départements. Et si l’on divisait à la française le bassin du Paranatinga des vieux Guaranis, du Marañon des Espagnols de la Cordillère continué chez les Portugais du Brésil par le Rio de Solimôes, puis par le Maranhâo, il y aurait 1140 de nos villes préfectorales sur les 700 millions d’hectares du versant de l’Amazone. Si des aires on passe aux volumes d’onde, mêlée plus ou moins de bourbe, que les fleuves apportent à l’Océan, notre Rhône roule moyennement plus de 1700 mètres cubes par seconde, peut-être 2000, quelques-uns disent même 2603 ; mais le Danube en entraîne 9180, le Mississippi 19111, la Plata 42 800, l’Amazone près de 80000. Et pour prendre les fleuves dans la saison qui leur est contraire, à leurs eaux extrêmement basses, le Rhône, qui est de beaucoup le plus puissant de nos courants en temps d’étiage, arrive à ne verser à l’azur marin que 550 mètres cubes par chaque seconde, tandis que le Mississippi ne descend qu’à 6230, l’Amazone à 18 000, la Plata à 18 815 (?). Enfin, dans l’Afrique non sèche et non saharienne, le Congo est un Amazone, et le Zambèze est un Niagara. Seule notre Gironde est immense, et celui qui longe sa rive médocaine ou sa rive saintongeaise n’aperçoit que confusément la berge opposée. Mais c’est une fausse immensité : le fleuve qui passe entre Saintonge et Médoc, si rayé de boue qu’il est terre fluide, roule sa vase et non pas ses eaux ; le flot de la mer, raclant la fange, monte et descend, puis remonte et redescend l’estuaire avec au moins 300 000 mètres cubes par seconde qui noient vingt fois les crues excessives de la GaronneDordogne, deux cent cinquante à deux cent soixante fois leur module, trois mille cinq cents fois leur moindre étiage. Mais ni longueur, largeur et profondeur, ni les grands vaisseaux, ni les barques ventrues, ni les cargaisons de blé, de coton, de houille, ni les quais, ni les docks, ni les grues tournantes, ne font la magnificence des rivières. Le Mississippi, dont la force est grande, l’ampleur superbe, la course audacieuse et rapide, a la puissance et n’a pas la beauté ; il détruit, il crée, il transporte, mais c’est un ouvrier brutal et banal ;
ses larges eaux jaunes sont un prodigieux fossé dans la vaste plaine qui, de savane déserte, devient un champ populeux il étonne et n’émeut pas, à moins qu’on ne le contemple de loin, ou de haut, d’un des rares mornes levés sur la rive de son flot impérieux. L’Amazone, plus grand encore et non moins troublé, ne tire pas sa beauté de lui-même. Suivre son milieu, c’est naviguer sur une mer sans rives, sans rochers, sans vagues bleues ou vertes, sans sillage où la blancheur pure brode fonde glauque ou l’onde azurée. Parmi les grands fleuves illustres, le seul Saint-Laurent reste immuablement, chaste, depuis les abîmes de ses lacs jusqu’aux abîmes de la mer où vogue au printemps la flotte infinie des glaçons semi-polaires. La fluidité, c’est la noblesse des rivières. Leur devise est : Nunquam fœdari1 ! Tout ce qui les tache les avilit, et le fleuve de fange ne vaudra jamais le ruisseau de cristal. Qui n’a de regards que pour les grands charroyeurs de boue n’est pas digne de communier avec la nature. Quelle splendeur que la limpidité bleue, la clarté verte ou la transparence brune des eaux ! Le nuage y flotte, le soleil y vibre, l’ombre y descend, le ciel s’y peint et fait les flots aussi profonds qu’il nous paraît haut. La beauté des eaux courantes est aussi dans leur course même : elle est dans l’onde muette en son dormant, sournoise en son remous, bruyante en son rapide, chantante en son écluse, tonnante en sa cascade insensée. Elle est enfin dans ce qui n’est point la rivière : dans les coteaux qui se la renvoient, toujours flexible, courbée et recourbée comme l’onduleux serpent, dans la prairie qui suit ses contours, dans la forêt qui s’y mire, dans la ville qui s’y penche, dans les tours caduques, les châteaux dépéris, les cathédrales vieilles et fatiguées qui la voient passer éternellement jeune ; elle est dans l’épanouissement de lumière des cirques et des plaines, dans l’obscurité froide, presque nocturne, de la cluse ou de la gorge, entre les parois de marbre ou les rocs de granit. Ce qui manque à la France, c’est le lac et c’est la cascade. Hors de Savoie, et sans regarder le Grand-Lieu, qui n’est ni grand ni beau, nous avons les rouilleux étangs des Landes, d’ailleurs honnis seulement par l’homme inférieur qui liait la dune, le vent de la mer, la voix des pins, les bouts du monde et la solitude. Nous avons les mares littorales du Roussillon et du Languedoc, 1. Pas de souillure !
Le Saut du Doubs. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.
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prises jadis aux flots purs de la mer, mais, depuis quelles s’en séparèrent, envahies par la boue, l’herbe et les joncs, entre des rives plates ravagées par la fièvre des eaux pourries. Il y a dans le Jura, les Alpes, les Pyrénées, de charmants laquets serrés dans la roche, et, en Auvergne, des cratères où l’onde bleue, profonde, froide, immobile, coupe elliptique ou ronde, a remplacé la fumée rouge, les gaz sifflants, la pierre liquide et bouillonnante qui montait et descendait comme le pouls du volcan : tel est l’admirable Pavin. Mais en dehors du Bourget, de l’Annecy, de notre part du Léman, les grands lacs sont à d’autres qu’à nous. Et aussi les grandes cascades. Les bonds profonds des torrents sont aussi terribles en France qu’ailleurs : témoin le grand nom de Gavarnie ; mais nous n’avons pas de grandes rivières passant, par un déchirement subit, d’une plaine, jadis lac, à une plaine plus basse, jadis aussi lac ou fond d’estuaire. A peine si nous pouvons montrer aux étrangers deux modestes « Niagaras », le Saut du Tarn et le Saut du Doubs; et, parmi les élancements de rivières moindres, mais rivières encore, ceux de la Vézère, de la Maude, de la Rue, de l’Argens, de la Cèze. Le temps, Saturne, a usé la vieille Gaule : il a comblé les lacs, devenus les jardins de la France, il a scié les barrages de pierre qui suspendaient ces lacs, raboté l’escalier des anciens torrents exaspérés, fous. Ainsi le grand aplanisseur a passé son niveau sur les épanouissements et sur les écroulements des rivières de France. Mais il leur a laissé les beautés les plus rares, la grâce, l’harmonie, la transparence, le cours à pleins bords. Nos sources surtout sont superbes, grâce à l’abondance, à la constance des pluies, et surtout à la perméabilité des craies et des calcaires qui sont une des deux moitiés de Belle France. On ne compte pas chez nous les « Vaucluses » qui sont l’orgueil de leur cirque de rochers ou de leur vallon de prairies. Doux ou douix, gourgs, trous, abîmes, creux, puits, fonts, foux, dormants, bouillants ou bouillidours, sous quelque nom qu’ils montent vers la lumière, ces beaux jaillissements s’épanchent aussitôt en ruisseaux, parfois en rivières qui passent avec leur fraîcheur, leur clarté,
leurs joyeux chants d’écluse devant les villages qui n’en troublent point le cristal, puis devant les cités qui les divisent et les corrompent. II. Les trois mers françaises. — Trois mers baignent « Douce France », une grande, une moyenne, une petite. La grande mer, c’est l’océan Atlantique, de la corne de la Bretagne à Hendaye : sans la courbure de la Terre, avec un regard capable de percer plus de mille lieues, l'homme d’Hendaye verrait à l’ouest, en face de sa dune, le rivage du Maine, dans les États-Unis ; l’homme de la fin des terres de Bretagne verrait le littoral de la Gaspésie, dans le Canada, qui est une autre France. La mer moyenne, d’Espagne en Italie, c’est la Méditerranée, le lac au milieu des terres, comme son nom latin le dit : les Français de cette côte ont vis-à-vis d’eux, au sud, la rive algérienne, qui est aussi une autre France. La petite mer, c’est la mer du Nord, qui ne regarde qu’un vide ouvert sur le Pôle entre Albion et la Scandinavie. Par deux détroits, le Pas de Calais et la Manche, cette moindre de nos eaux communique avec la plus grande. Flots turbulents, bruyants, colériques, les mers bordent chez nous un rivage où le péril est partout, sur des bancs, des sables, des alluvions, des galets, des écueils. Notre littoral est hominivore, aux falaises normandes comme aux granits bretons, aux « côtes sauvages » de l’Atlantique ainsi qu’aux dunes de Gironde et d’Adour. Là où les ports sont vastes, abrités, profonds, dans la Bretagne déchirée, on n’y pénètre que par un chemin dangereux, à travers les épaves du continent, roches, récifs, traînées, chaussées, plateaux sousmarins qui boursouflent l’Océan, le dispersent en écume, le tordent en remous, le divisent en courants terribles; la Méditerranée elle-même, clémente et charmante, a de subites fureurs. Mais 600 phares, lueurs fixes ou feux intermittents, brillent du haut de nos caps, du bord de nos îles, du piédestal des rocs qui sont l’avantgarde de la France ; et maintenant, sur cette rive où, il y a cent ans à peine, des barbares assommaient les naufragés, tranquille devant le complot des ténèbres, des vents et des vagues, le marin cherche sa route à ces étoiles de la mer
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L’entrée du port de Boulogne. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie de M. Hautecœur.
DE LA FRONTIÈRE DE BELGIQUE A L’EMBOUCHURE DE LA SEINE III. La mer du Nord, Dunkerque. — La mer du Nord est une fosse de peu de profondeur, excepté dans le voisinage de la Norvège, que longe une fosse ayant 800 mètres de sonde. Cette Norvège, terre des fiords étroits, profonds, solennels, le plat Danemark, le bas et marécageux Schleswig-Holstein, l’Allemagne de l’Elbe et de la Weser inférieures, la Hollande, pays des tourbes, des sables et des alluvions, enfin la Belgique et la Flandre française bordent la mer du Nord à l'est et au sud ; à l’ouest la Grande-Bretagne, Angleterre et Écosse, se lève en brise-lames contre la houle de l’Atlantique. Ainsi contenue, la mer du Nord communique avec trois autres mers : à l’est, avec la Baltique, mer fermée, lac futur, par les détroits d’entre Norvège et Danemark ; à l’ouest, avec l’Atlantique par le Pas de Calais et la Manche ; au nord, avec des flots où l’Atlantique se mêle à l’océan Glacial : de
ce côté, large est l’ouverture, entre Écosse et Norvège, autour des Shetland mélancoliques. C’est à 13 kilomètres à l’orient de notre ville de Dunkerque, mère de marins, que son rivage méridional cesse d’être belge pour devenir français. Ce changement de souveraineté laisse la nature et l’homme intacts : dans les deux pays, à l’est comme à l’ouest, chez le Belge comme chez le Français, c’est toujours la Flandre, et, derrière les sables littoraux, la même plaine basse, lit d’un ancien golfe de la mer. Sous la même pâleur de ciel, ce sont les mêmes villages dont les villageois parlent flamand et parleront français : au moins dans notre Flandre à nous, qui renonce de plus en plus à son vieux nederduitsch. A trois cornes de la France, trois verbes meurent : le flamand à Dunkerque ; le breton en pays de Tréguier, en Léonais, en Cornouaille, en terre de Vannes; le basque en Labourd,
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en Soule, en Navarre; et au quatrième coin, un patois, jadis langue, expire, le provençal, que ses poètes, les félibres, ne ranimeront point. Notre littoral de la mer du Nord a 72 kilomètres, de la frontière belge à Calais, ville devant laquelle cette mer s’étrangle et prend le nom de Pas de Calais. Il est fait de dunes qui valurent à Dunkerque son nom, corruption de deux mots flamands signifiant l’Église des dunes. Ce sable issu de la mer où d’autres sables fins, immergés encore, s’étendent en bancs parallèles au rivage, est la levée naturelle derrière laquelle on a pu dessécher le marais de Flandre ; mobile autrefois, la dune dunkerquoise est immobile ; on cultive son arène et il y a là des jardins magnifiques. La côte est droite, ouverte au plein nord jusqu’à la Glace du Pôle, mais les Bancs de Flandre, que baignent à peine 4 mètres d’eau, par endroits 2 mètres seulement, brisent la vague du large en avant de la fosse de Dunkerque, transformée de la sorte en une rade assez propice aux navires : même à marée basse ils ont là 10 mètres d’eau, sur une largeur d’un kilomètre, dans une longueur de 20 000 mètres. La dune flamande étant très basse, avec 10, 15, rarement 20 mètres de haut, Dunkerque a pour assise un terrain bas, plat, coupé de canaux qui font sa force comme place de guerre, car, en ouvrant leurs portes d’écluses, on noierait tout le pays, jusque vers Bergues, à plus de profondeur qu’il n’en faut pour arrêter les fantassins, l’artillerie, les chevaux1. Devenue le quatrième port de France, après Marseille, le Havre et Bordeaux, cette ville reçoit en vive eau les navires calant 6 mètres ; quand seront achevés les travaux qui complètent ses bassins, elle recevra, même en morte eau, les vaisseaux qui demandent sous eux 7 mètres 1/2 de profondeur. Le Dunkerquois pêche la morue dans l’océan d’Islande ; c’est un marin héroïque, digne, en temps de paix, du vaillant homme de guerre qui brûla 80 navires anglais dans la seule année 1691 : Jean Bart, le fils le plus glorieux de cette mère des corsaires, a sa statue sur une des places de la ville; son épée menace l’Angleterre. IV. L’Aa, les Wateringues et les Moures. — Le petit fleuve Aa n’eut pas toujours la même embouchure. Il se peut qu’il ait gagné la mer au lieu qu’occupe la ville belge de Nieuport, dans la coupée 1. Environ 1 mètre 1/2.
de dune où s’achève aujourd’hui le menu fleuve Yser ; il se peut encore qu’il ait eu sa fin à près de 70 kilomètres ouest-sud-ouest de Nieuport, vers Calais : ce sont là les deux extrêmes possibles de ses variations dans la plaine très basse, très molle, très aquatique des Wateringues et des Moures, delta qui lui doit en partie son existence. En tout cas, sa présente embouchure à Gravelines, à 20 kilomètres environ à l’ouest de Dunkerque, n’a même pas 150 ans de date : faite de main d’homme, elle a remplacé une bouche plus rapprochée de F « Église des dunes ». L’Aa n’est pas le seul Aa de l’Europe. Beaucoup de rivières s’appellent ainsi en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie, en Lithuanie. Aa, vieux mot germanique, signifiait eau, rivière; c'était un parent de l'apa sanscrit, de l'ahva gothique, de l'abh celtique, de l'aqua latin, devenu en français eau, de l'ève de nos paysans de divers pays de la langue d’oïl. Semblables aux Basques, chez lesquels on appelle indifféremment tous les torrents l’Eau, ou quelquefois la Grande Eau (ce que font aussi d’autres peuples), nos ancêtres n’eurent aucun souci de varier les noms qu’ils donnaient aux rivières. N’était-ce pas assez de les suivre sans routes, de les traverser sans ponts, d’en conquérir les gués sur l'ennemi ? Ils les appelèrent simplement Eau : la Grande Eau, l’Eau noire, l’Eau blanche, l’Eau rouge, l’Eau bleue, l’Eau verte, l’Eau claire, l’Eau lente, l’Eau rapide, ou bien encore l’Eau du mont, l’Eau du roc, l’Eau des bois, l’Eau des sources. En scrutant profondément les noms de nos rivières, on trouve que la plupart d’entre ces noms ont à leur origine un radical qui voulait dire eau. Déjà l’on connaît quelques-unes de ces racines : av ; ant ; car; on, qui termine chez nous des milliers de ruisseaux; dour, sous la forme simple comme Dore, Doire, ou avec redoublement comme Tardoire, ou combiné avec on comme Dronne. Le temps, faisant son œuvre obscure chez des hommes qui n’écrivaient pas, a mêlé, tordu, broyé, mangé ces syllabes. Cette corruption nous cache l’extrême simplicité de la géographie de nos arrière-pères : où nous voyons mille noms de rivière, il n’y en a peut-être pas vingt. Aucune difficulté pour des mots comme Dronne, Dronnejou, Drôme, Dromme, Dropt, Daronne, Déron, Héronne (pour Déronne), Dorinet, Dorme, Dorne, Doron, Drouance, Tarn, Tarnon, Tarun, Tharonne, Thérouanne, Thironne, Tronne, Tourne, etc. ; ces courants ont de toute évidence un seul et
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même radical. Mais qui croira que l’Allier et, l’Hérault sont homonymes ? Rien pourtant n’est plus vrai, puisque des textes appellent l’Allier Elaver, et l’Hérault Elavris : textes latins, sans doute, mais les Romains n’inventaient pas les noms; ils les écoutaient de la bouche du barbare et les écrivaient comme les entendait leur oreille « latine ». L’Aa commence dans le vallon de Bourthes-lesHameaux, par 125 mètres environ d’altitude, au sein de collines qui en ont 200. Il coule dans de gracieuses prairies où les villages touchent aux villages, les bourgs aux bourgs, tellement qu’en aval de Fauquembergues, en amont de Lumbres, et d’Esquerdes à Saint-Omer, sa vallée n’est qu’une longue rue où la campagne se mêle à la ville. A Saint-Omer il devient un canal à longues lignes droites ; à Watten sa vallée s’ouvre sur des plaines qui furent un golfe de la mer, puis un marais. Mais les Flamands sont, comme leurs cousins germains les Hollandais, des endigueurs, des pompeurs et dessécheurs ; ils ne souffrent pas que le marais, que la mer même leur résiste derrière les dunes qu’elle a dressées sur le rivage comme la borne de son empire. Ils ont creusé des watergangs1 parallèles ou perpendiculaires entre eux, au nombre de plusieurs centaines ; mené ces watergangs aux grands canaux, notamment à l’Aa d’entre digues ; muni tous ces fossés, tous ces canaux de portes qui se ferment contre la marée haute et s’ouvrent sur la marée basse. Ainsi, ces hydrauliciens émules du castor presque disparu maintenant de notre Europe, dure à l’animal qui n’accepte ni le chenil, ni l’écurie, ni l’étable, ces descendants des anciens Morins2 ont retiré leur pays de l’eau croupissante. Point tout à fait cependant. Quand l’Aa gonfle outre mesure, en même temps que les autres fossés et ruisseaux de « Morinie », l’ancien golfe redevient çà et là plaine d’eau, lac doux au lieu de baie salée; et il faut ensuite ouvrir à deux battants pendant des semaines, des mois, toutes les portes d’écluse jusqu’à Gravelines, Dunkerque, Calais, qui sont en France les trois bouts du réseau des canaux compliqués de l'Aa. Six mois après, il arrive parfois qu’il faut fermer au contraire les issues pour rendre aux watergangs à demi séchés par le soleil l’eau sans laquelle ils sont à la fois inutiles et dangereux : inutiles parce qu’ils n’arrosent plus la 1. Mot flamand : courants d’eau, ce qui veut dire ici fossés. C’est à tort qu’on écrit watergands. 2. Le nom de Morins signifie évidemment les Maritimes, les Hommes du littoral.
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terre et ne portent plus les bateaux, dangereux parce que la fièvre sort de leurs limons ; toutes portes barrées, l’Aa reflue de canal en canal, de watergang en watergang. La plus basse cuvette du pays des Wateringues, celle où les pluies, les crues, les fuites à travers digue amènent constamment le plus d’eau, se partage entre la France et la Relgique, à l’est de Dunkerque, à l’ouest de Furnes. Trop en contre-bas, elle ne peut se vider naturellement de son onde stagnante : des pompes la versent dans une grande « ceinture », fossé qui la mène au canal des Moures, et celui-ci s’en va vers Dunkerque. Ainsi que son canal, ce pays inférieur à tout autre en Flandre française a nom les Moures, c’est-à-dire les Roues, les Marais. Mieux vaut écrire ce nom à la française que de lui conserver son orthographe flamande ; trop d’hommes en France ignorent et ignoreront toujours le nederduitsch pour qu’il soit sage d’écrire Moeres ce qu’il faut prononcer Moures1. Au sud du pays des Wateringues et des Moures, un mont s’élance dans le ciel, magnifiquement, souverainement, comme un géant de la Terre. Ce dominateur splendide, le mont Cassel, n’a que 163 mètres : tel est le mensonge et la magie de l’isolement dans la plaine ! H porte une ville que sa haute assise dans un pays si bas et plat recommandait aux Romains conquérants des Gaules. Ils y bâtirent un castellum : d’où Cassel. De la terrasse que couronna ce castellum, remplacé plus tard par un château fort, on voit cent trente villes, bourgs et villages de Flandre, en France, en Belgique, et à l’horizon la mer dunkerquoise. La baie que l’Aa remblaya en partie, à l’abri du cordon des dunes, puis que l’homme sut conquérir et garder par de sages travaux, devait avoir 80 000 hectares environ. Aujourd’hui qu'elle n’est plus, on peut lui donner un nom rétrospectif : haie de Flandre, ou golfe de Saint-Omer, de la ville qui fut bâtie à 30 kilomètres à vol d’oiseau du présent rivage, au bord d’un lac salé communiquant avec ledit golfe par le détroit de Watten. C’est a partir du vii siècle que l'on commença d’exonder le pays, autour de quelques îles basses. Ainsi l’Aa, qui est très petit2, a travaillé dans e
1. En hollandais et en flamand, deux langues presque identiques, oe répond à notre ou. C’est ainsi que Boers doit se prononcer Bours ; or presque tous les Français, trompés par l'orthographe, prononcent Boérs ; même ils écrivent Boërs, comme Moëres. 2. Cours, 80 kilomètres ; bassin de 100 000 hectares ou un peu plus ; eaux ordinaires, 3000 litres par seconde ; eaux basses. 1800; étiage extrême, 1000; grandes crues, 60 mètres cubes.
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un grand delta. Entré dans la plaine, il s’y divise en plusieurs branches canalisées : la Colme se dirige au nord-est, vers la Belgique, par Bergues ; le canal de Bourbourg s’en va vers Dunkerque ; le canal de Gravelines est l’Aa proprement dit; le canal de Calais finit à Calais. V. Pas de Calais. — Le Pas de Calais, où voguent par an plus de 200000 navires, ouvre une route entre la mer du Nord et la Manche. Il tire son nom de Calais, port d’où les bateaux à vapeur vont à Douvres, ville anglaise, en une heure et demie, et quelquefois en une heure un quart. 225 000 personnes par année s’embarquent à Calais pour Douvres ou, parties de Douvres, viennent débarquer à Calais. Contenu dans un lit de craie dont la moindre largeur a 31 kilomètres, le Pas de Calais fut un isthme quand Albion n’était pas une île : sur ses deux rives, en France et en Angleterre, même nature crayeuse, même disposition, même inclinaison des roches. Cet isthme sans doute ne fut pas haut, comme aussi le détroit est peu profond, la sonde n’y trouvant nulle part plus de 70 mètres. A 20 kilomètres de la France, à 15 kilomètres de l’Angleterre, deux bancs de craie, le Varne et le Colbart, se lèvent dans son flot, mais n’arrivent pas tout à fait à fleur d’eau, double écueil où la mer se brise pendant les tempêtes. De collines de l’isthme antique devenus récifs de l'onde, ils partagent le Pas de Calais en deux sillons d’eau : l’un du côté des Anglais et l’autre du côté des Français, celui-ci plus large, mais plus périlleux, plus tourmenté de rocs, plus impatienté par les vents d’ouest. Ces rafales, ces dangers, les heurts toujours à craindre en temps de nuit, en jour de brouillard, sur cette mer qui n’est qu’un fleuve immense plus sillonné de bateaux qu’aucune autre eau douce ou salée du monde, ont fait concevoir le projet le plus audacieux qui ait encore hanté l’esprit de l’homme : un pont s’appuyant sur l’écueil de Varne et Colbart; ou bien, de Sangatte à Douvres, un tunnel de 48 kilomètres1 sous la craie qui soutient l’ébranlement et les divers courants de ce fameux passage de la mer. 1. Sur 48 kilomètres, 11 du côté français, 11 également du côté anglais, seraient consacrés à descendre en rampe dans ce nouveau Tartare. Ici la mer n’a que 54 mètres de plus grande profondeur, mais on descendrait à 127 mètres audessous du niveau des eaux : il faut à tout prix forer le souterrain dans la craie grise ou craie inférieure, la craie blanche qui domine la grise étant une roche fissurée.
Le tunnel nocturne éclairé par le gaz ou la lumière électrique, avec ses trains descendant chez Pluton et passant sous Neptune, l’emportait sur le pont sublime fuyant dans les airs, par-dessus la mer, en d’immenses travées. On était à la veille de creuser le souterrain : Facilis descensus Averni. Mais l’Angleterre vient de refuser sa demi-part de l’œuvre : elle craint une invasion des Français, dit-elle. C’est plutôt la France que les Anglais auraient peut-être envahie brusquement, même en pleine paix, après avoir noué contre nous dans l’ombre quelque coalition de l’Europe, pour une querelle de finance, de commerce, de colonies, de douanes, au nom du libre-échange comme au nom du monopole. A 8 kilomètres à l’ouest un peu sud de Calais, à Sangatte, finit le marais flamand, qui, de ce côté, n’est plus en communauté d’idiome avec le pays des Wateringues et des Moures : bien que probablement d’origine nederduitsch, les campagnards du Calaisis, à plus forte raison les habitants de Calais, ne connaissent que la langue de France. Aux basses plaines tant bien que mal égouttées par le damier des canaux succède le massif du Boulonnais, qui s’abat sur la mer, d’abord par de blanches falaises de craie, puis par des promontoires de calcaire, falaises continues, sauf les petites entailles appelées ici crans ou crens. Leur plus haut promontoire est le Blanc-Nez (134 mètres). A ce nom, l’on se figure aussitôt des parois éblouissantes; le mot Blanc-Nez pourtant n’est qu’une altération des mots scandinaves Black Ness, c’est-àdire Cap Noir : mémorable exemple des singulières distorsions des mots dans leur passage d’une langue à une autre langue. Sur cette côte de coupure abrupte il y eut dans l’ère historique, même dans celle qui nous avoisine, de bons petits ports dans les rentrants de la roche; mais la mer y a poussé son sable. Ainsi a disparu le havre de Wissant, dont tels archéologues ont cru démontrer que c’est le Portus Itius d’où fit voile vers la Grande-Bretagne la flotte qui portait « César et sa fortune »; tandis que tels autres ont prouvé (non moins victorieusement) que Portus Itius est Mardick, ou Calais, ou Ambleteuse, ou Boulogne, ou même Isques, village riverain de la Liane en amont de Boulogne. N’étant pas ou n’étant plus arrêté par les racines du roseau des sables ou oyat1, la dune de Wissant marche : 1. Arundo arenaria.
RECLUS. —
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en 1777 les Wissantois durent s’enfuir devant elle, tant s’ensevelissaient promptement leurs demeures. Au delà de ce faux ou vrai Portus Itius, le Griz-Nez ne s’appelle point ainsi de la couleur de son roc, mais, par corruption, des mots normands-scandinaves Craig Ness, le cap des falaises. Le Griz-Nez est la terre française la plus rapprochée de l’Angleterre ; il s’éloigne à tout petits pas de la fière Albion, car en moyenne il recule de 25 mètres par siècle devant la mer, et la fière Albion s’éloigne aussi de lui par l’érosion des falaises crayeuses de Douvres et de Folkstone. A ce cap Griz-Nez finit le Pas de Calais : le rivage tourne directement au sud, le détroit s’élargit, il devient la Manche. VI. La Manche : Canche, Authie, Marquenterre. — La Manche n’est point un « flot sans bornes », c’est un simple détroit d’entre Atlantique et mer du Nord, ayant au septentrion la côte méridionale de l’Angleterre, au midi la côte septentrionale de la France, en Picardie, Normandie, Bretagne. De longueur elle a 500 kilomètres, de largeur maxima 250, depuis le fond de la haie de Lyme jusqu’au bout des grèves du Mont Saint-Michel sur la marche de Bretagne et Normandie ; l’ouverture sur l’Océan, entre la Cornouaille anglaise et les promontoires au nord de Brest, ne dépasse pas 150 kilomètres, et le fond du goulot, qui est le Pas de Calais, n’en a que 31. Ce n’est pas non plus une mer creuse : sa profondeur moyenne, 65 mètres, n’engloutirait même pas les deux tours de Notre-Dame de Paris, qui montent à 68. D’où il suit que, petite et sans abîmes, la Manche n’a dans sa conque anglo-française que le deuxcent-cinquante millième de l’eau des Océans. Pourtant aucune onde salée n’est fendue par autant de navires ; des centaines de milliers de vaisseaux, vaisselets et barques y passent dans l’année, et elle restera le plus grand chemin des nations jusqu’au jour où Londres aura cessé de régner sur le commerce du monde. Le premier port qu’on y rencontre après avoir doublé le Griz-Nez, Ambleteuse, où n’abordent plus que des barques de pêche, marque l’embouchure de la Slack1, Wimille celle du Wimereux, Boulogne celle de la Liane2. 1. Cours, 22 600 mètres; eaux ordinaires, 715 litres; étiage, 147 litres. 2. Cours, 39 kilomètres; eaux ordinaires, 1129 litres; étiage, 1071 litres.
Boulogne, c’est Bologne, ainsi que les Romains l’appelèrent en l’honneur de la Bologne d’Italie, et le nom celtique, Gesoriacum, fut oublié. Son port, devenu l’un des premiers en France, bien qu’il ne reçoive encore que des bâtiments de 800 tonnes, envoie des centaines de navires à la pèche du hareng et de la morue; la seule Calais embarque plus de continentaux pour l’Angleterre et voit débarquer plus d’Anglais sur le continent. Peu après Boulogne finissent les mamelons du Boulonnais. Aussitôt commence une longue dune qui ne s’achève qu’au pied des falaises normandes : dune ébréchée trois fois par trois golfes sablonneux où tombent deux petits fleuves, la Canche et l'Authie, et un fleuve moins élémentaire, la Somme. Récemment encore, ce sable déroulait son tapis stérile sur des terres fécondes, couvrant chaque année pour toujours 20, 25, 30 mètres de continent ; à cette vitesse, mille ans l’auraient étendu sur une partie de l’Artois et de la Picardie. Mais un roseau d’un vert pâle, l’humble oyat, l’arrête aujourd’hui dans les mailles de ses racines, et, après l’oyat, le pin s’y fera forêt sonnante. La Canche et l'Authie se ressemblent en tout. Séparées par un plateau de 10 kilomètres de large, elles sont parallèles, de leur source dans les collines de l’Artois jusqu’à leur embouchure dans des estuaires incommodés de sable ; en leur chemin vers le nord-ouest, elles sont fidèlement suivies, au sud, par la Somme en aval d’Amiens ; claires toutes les deux, elles se ploient et reploient dans des vallons gracieux, si peuplés que villes, bourgs, villages, hameaux, moulins, usines, sont comme un faubourg sans fin, varié de prairies, de champs, de vergers, de bosquets ; les deux sillons qui les contiennent sont également creusés dans des plateaux de craie sèche où presque tous les ruisseaux, ondes transparentes, jaillissent plus bas qu’autrefois dans le vallon natal : sans doute ou peut-être par l’effet du déboisement des collines de l’Artois et de la Picardie. La Canche1 commence à l’ouest d’Arras, sur le plateau du Ternois, pays d’où descend aussi son maître affluent, la Ternoise2, qui est la rivière de Saint-Pol. Elle baigne la colline de Montreuil, ville dite Montreuil-sur-Mer, ce qui ne l’empêche pas d’être à près de 20 kilomètres de la Manche par le 1. Cours, 97 250 mètres ; bassin, 138 450 hectares; eaux ordinaires, 14 744 litres; crues, 97 mètres cubes. 2. Cours, 40 100 mètres; bassin, 32 800 hectares ; eaux ordinaires, 3738 litres
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fil du fleuve, à plus de 12 à vol d'oiseau : mais il est probable que l’antique baie de Quentovic (Quentovicensus sinus) remontait jusqu’au pied de ce coteau, et c’est jusqu’en ce lieu que la marée pousse aujourd’hui les bateaux calant 1m,30. À Étaples, que pourraient visiter les navires de 150 tonnes, mais qui ne reçoit plus guère que des barques de pêcheurs, elle est déjà fort large à mer haute, et le pont de 16 travées qui l’y franchit n’a pas moins de 500 mètres; puis, immédiatement après, elle devient un estuaire de 1000, 1200, 1500 mètres de large, au bord duquel on défouit aujourd’hui les troncs noirs d’une forêt fossile enfouie jadis par la vase et le sable de la mer. Les vagues où finit son onde sont irritées par la Bassure de Bas, hauts-fonds aréneux où les vaisseaux talonnent, car, s’il y a parfois 8 mètres d’eau sur leurs crêtes, parfois aussi il n’y en a que 5, ou même 3. Cette Bassure accompagne notre côte depuis avant Boulogne jusqu’à la baie de la Somme. L’Authie1 n’acueille que de courts tributaires, venus : à droite, du plateau sans nom qui la divise de la Canche ; à gauche, du plateau du Ponthieu, qui la divise de la Somme. Elle traverse Doullens. Navigable au treizième siècle jusqu’à l’abbaye de Dommartin près Dompierre, elle ne sert maintenant qu’à des barques de pèche, et seulement pendant H kilomètres, du Pont de Colline à la Manche. Elle entre en mer par un golfe de 4500 mètres d’ouverture, entre les dunes de Berck au nord et les dunes de Saint-Quentin en Tourmont au sud : ce sont là des sables fins qu’on fixe par des oyats, et déjà, çà et là, par des pins, si bien qu’un jour des forêts de grande et bonne odeur mêleront leur arome aux saines senteurs de la mer, autour de l’hôpital que Paris vient de bâtir à Berck pour ses enfants scrofuleux. Beaucoup de ces innocents tiennent leur mal de pères hébétés par le cabaret et la tabagie; c’est à la nature libre, à ses vertus, à son baume, à ses brises, de reverdir ce que la ville dorée, mais impure, a flétri. On a projeté de verser ce petit fleuve de l’Authie dans la baie de la Somme, espérant que cet accroissement donnerait à la rivière d’Amiens et d’Abbeville assez de force pour se tailler un lit régulier dans les sables de son embouchure : d’ailleurs l’Authie, selon toute vraisemblance, s’unissait autrefois à la Somme, quand celle-ci, remontant vers le nord, coulait dans les alluvions du Marquenterre ; son ancien lit est encore visible, dit-on. 1. Cours, 100 kilomètres; bassin, 103 700 hectares; eaux ordinaires, 7910 litres; étiage, 5265; crues, 72 000.
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Au nord, et surtout au midi de l’Aunthie, entre la Canche et la Somme, on appelle Marquenterre une alluvion d’environ 20 000 hectares sillonnés de digues, à l’abri des dunes. Il y a dix siècles, la haute mer y flottait encore autour des îles de craie d’un golfe qui recevait la Somme et l’Authie : alors Rue était un port de la côte, et non pas comme aujourd’hui une riveraine de la Maye, à 10 kilomètres du littoral. Grâce aux canaux, aux digues cimentant les îlots aux îlots, la boue liquide, indécise d’abord entre ses deux éléments, se tassa en sol ferme. Des atterrissements nouveaux augmentent tous les jours ces tourbeux et quelque peu fiévreux polders, dont le nom passe pour être la corruption de Mare in terrâ, la Mer en terre (?). Le Marquenterre n’ayant ni l’étendue ni la complication du Grand Marais de Flandre, il n’a pas exigé de l’homme autant de travaux, et, s’il y a là une contrée de « Wateringues », on n’y voit pas de Moure tellement basse qu’il en faille éternellement pomper les eaux pour les verser dans un bief de ceinture. Ici quelques canaux suffisent ; les Tringues vident le marais dans la Canche, à l’écluse de Villiers près Étaples ; la Petite Arche l’évacue dans l’Authie près de Groffliers ; le canal de la Maye va de Bernay sur Maye au Crotoy sur Somme. A quoi bon dessécher le marécage, après l’avoir garanti des expansions de haute mer, si la dune, roulant vers l’est, continuait de cerner, puis de couvrir à jamais les villages, comme Rombly, conquis par le sable au quinzième siècle dans les environs d’Étaples? Il faut donc arrêter net les collines errantes de Cucq, de Berck, de SaintQuentin en Tourmont. L’oyat y pourvoit, en attendant que le pin verdisse leur talus jaunâtre, à la gauche du voyageur qui suit toute la longueur du Marquenterre, de Noyelles à Étaples, sur la ligne de Paris à Boulogne et Calais : à la droite le Ponthieu monte en collines qui ne sont point sable, mais craie ; et de la craie au sable s’étend le vieux golfe extravasé, tantôt champ, tantôt pâturage, ici tourbe, là mollière, c’est-à-dire terre molle avec tendance au marécage; et partout la digue, le canal, la rigole des pays bas encore inconsistants.
VII. La Somme. — La baie de la Somme bâille entre la pointe de Saint-Quentin en Tourmont et la pointe du Hourdel, au nord-ouest de Saint-Valérysur-Somme. A marée basse elle découvre de vastes grèves,
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des plaines de sable gris, des vases, des mollières et des prés salés : c’est environ 10 000 hectares de platitude. La Somme1, autrefois Samara, n’a pas aussi bien conservé son antique appellation qu’une rivière, jadis homonyme, du même nord de la France, la Sambre, affluent de la Meuse. Il arrive parfois que la chute d’une seule lettre détruit l’air de parenté de deux noms, ou même, comme dans le cas de Sambre et Somme, leur identité parfaite. Elle serpente entre des collines de craie, à l’ombre des saules, des peupliers, des trembles, dans un val plein de flaques d’eau, entre les lèvres noires des trous laissés par l’extraction de la tourbe, cette terre qui brûle : aussi n’est-ce point de la terre, mais une espèce de houille humide, qui se consume lentement, avec une fumée lourde et mal odorante. Elle est d’une mansuétude extrême : son étiage étant de 20 mètres cubes par seconde, ses crues n’en roulent que 88, soit à peine quatre fois et demie le volume des eaux les plus basses. Or, en France également, mais sur un autre sol, sous un autre climat, le Vidourle mène à la Méditerranée cinq mille, dix mille fois son moindre débit. Quand les deux picards étaient plus mouillés, et plus vastes les forêts picardes, presque tous ses affluents jaillissaient plus haut qu’aujourd’hui dans leurs vallons originaires : telle la Cologne de Péronne, qui partait de Roisel et naît maintenant à 4 kilomètres en aval, à Tincourt-Boucly ; telles encore l’Ancre, dont les fontaines sourdaient bien audessus de Miraumont, qui est aujourd’hui son lieu de naissance ; la Hallue, qui commence à Vadencourt, au confluent de deux ruisseaux taris; la Noye, qui a ses surgeons à Vendeuil, dans un vallon qu’on peut remonter fort au-dessus de ce village pendant une quinzaine de kilomètres, jusqu’au delà d’OurcelMaison ; et nombre d’autres ; et la Somme ellemême, qui a sa source constante, sa font réelle, à plus de 2 kilomètres de l’origine antique, encore « officielle ». Cette source « officielle » n’est qu’à 80 mètres, près du village qui lui doit son nom de Fontsomme. La Somme passe, très petite encore, à SaintQuentin, puis coule dans des prés marécageux où elle a tendance tantôt à se séparer en bras, tantôt à s’épanouir en étangs devant les collines qui sont le rebord des riches plaines de l’ancien 1. Cours, 245 kilomètres; bassin, 553 000 hectares; eaux ordinaires, 42 500 litres; étiage absolu, 20 mètres cubes; crues, 88.
pays de Sangterre ; elle passe devant Ham, que son donjon fait célèbre; Péronne, dont le château est plus illustre encore; Bray, qui n’est pas éloignée des sources de la Neuville, dont la constance est merveilleuse1; Corbie, qui, pareille à tant de cités de notre vieille France, se cristallisa autour d’un couvent. Entrée dans Amiens, elle y roule en douze bras ; plus une branche tirée de son meilleur affluent, l’Avre Picarde, rivière d’une singulière égalité d’humeur2. La cathédrale d’Amiens est l’un des grands monuments de l’art, le chef-d’œuvre de l’ogive religieuse. L’église parfaite, c’est : Clocher de Chartres, nef d’Amiens, Chœur de Beauvais, portail de Reims.
Aucune basilique de France ne peut recevoir tant de fidèles, debout en révérence, ou courbés, ou agenouillés. Trois églises d’Europe sont plus grandes : Saint-Pierre à Rome, Sainte-Sophie à Stamboul, et la plus haute des cathédrales, à Cologne; mais ni l’allemande, ni la grecque, ni l'italienne ne sont aussi belles. D’Amiens à Abbeville la Somme boit des rus d’un flot très vif et des fontaines-rivières qui seraient des Vaucluses s’il ne leur manquait le cirque des roches farouches : telle est, près de Fontainesur-Somme, la source des Planches3, voisine de celle des Croupes 4. Arrivée à Abbeville après avoir traversé le Ponthieu, elle s’y absorbe dans un canal de 50 mètres de largeur, de 3 ,60 de profondeur, qui porte les navires de 200 à 300 tonnes. Ce canal bordé de peupliers mène, en une ligne directe de 13 à 14 kilomètres, les vaisseaux d’Abbeville à Saint-Valéry, dans un val effacé que bordent à droite, d’abord les hauteurs du Ponthieu, puis le bas-fond du Marquenterre, et à gauche, les coteaux du Vimeux. Le Vimeux lève son dos plat de 100 à 150 mètres d’altitude entre la Somme et la Bresle ; du côté de la mer il se casse en falaises qui sont le bout nord-oriental du grand escarpement littoral de la Normandie. C’est un pays de belle et bonne culture, de belle et bonne pâture, avec bœufs, chevaux et moutons. Grands y sont les villages, peuplés de laboureurs et de serruriers5, mais m
1. Eaux ordinaires, 1024; étiage, 1016 litres; crues, 1050. 2. Eaux ordinaires, 4260 ; étiage, 3280 litres ; crues, 5230. 5. Eaux ordinaires, 1660 litres; étiage, 800; crues, 3500. 4. Eaux ordinaires, 424 litres; étiage, 280; crues, 800. 5. Le Vimeux est au loin célèbre par ses ateliers de serrurerie.
DE LA FRONTIÈRE DE BELGIQUE A L’EMBOUCHURE DE LA SEINE
on ne les voit pas de loin, pas même leurs clochers, si ce n’est la pointe des plus hauts d’entre eux, des arbres superbes entourant ces bourgades Vimeux, ce nom veut dire évidemment le pays des Osiers, des Vimes, comme on les appelle encore en plus d’une contrée d’oïl, notamment en Saintonge : ainsi, cette région de Picardie touchant à Normandie est en communauté de nom
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avec l’une des sept collines de la Ville Éternelle1. Saint-Valéry-sur-Somme, principal port de la Picardie, ne verra plus sortir de flotte comparable à celle qui porta Guillaume le Conquérant et ses barons en Angleterre il y a huit cents ans ; mais il fait encore quelque pêche et quelque commerce avec des navires de 300 à 500 tonneaux, les plus forts qu’il puisse recevoir : encore ne leur est-il
La Somme à Péronne. — Dessin de Taylor, d’après une photographie,
accessible que dans les plus hautes marées, dix ou douze jours par mois seulement, en attendant peutêtre que le progrès des atterrissements le ruine à jamais en l'incorporant au sol ferme. L’eau qui n’entre pas dans le canal d’Abbeville à Saint-Valéry, celle que ce canal perd, celle des affluents qui tombent dans son contre-fossé, l’apport des petites ou grandes crues, en un mot la Somme naturelle s’ouvre en estuaire à quelques kilomètres en amont de Saint-Valéry. L’expansion du fleuve est
déjà de 2500 mètres à l’endroit où le traversent la chaussée et l’estacade ou pont de bois de 1367 mètres qui relient Saint-Valéry au chemin de fer de Paris à Boulogne. La marée, qui ne remonte guère aujourd’hui que jusqu’à Port-le-Grand, s’en allait jadis bien plus loin, jusqu’au delà d’Abbeville. Il est possible que le sol du continent se soit ici quelque peu relevé, suivant un de ces mouvements 1. Le Viminal.
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tantôt de hausse, tantôt de baisse locale, qui tenet distendent perpétuellement la « peau » de la Planète ; il est possible aussi que la diminution du flot de mer vienne de l’atterrissement seul, qui continue plus que jamais, du fait de la nature et du fait de l’homme. Entre Noyelles et Port-leGrand, tout le long de la rive droite du fleuve, les « renclôtures » empiètent journellement sur l’espace vague et libre, les « mollières » s’étendent, l’estuaire diminue. De même que la Somme coula vers le nord par le Marquenterre, de même elle coula sans doute aussi vers le sud-ouest, quand le sol qui porte la ville de Cayeux était une île de la Manche : à l’abri de cette île et derrière les amas de galets, au pied de l’ancienne falaise, 5000 hectares environ de terres alluviales se sont ici déposées, qu’on nomme les Bas-Champs de Cayeux. C’est un petit Marquenterre, continuant exactement le grand par delà l’estuaire de la Somme. Vauban voulait faire au fleuve une embouchure normale en eau profonde : il l’aurait versé tout entier, à Saint-Valéry, dans un canal suivant fidèlement la ligne du bas de falaise, au pied du Vimeux, à la lisière interne des Bas-Champs de Cayeux; ce canal devait atteindre la mer auprès du bourg d’Ault. Maint ingénieur a pensé ou pense encore à ce canal, d’exécution facile. Mais comment lui faire un port sûr, commode, et surtout durable, le long d’un rivage encombré par la procession des galets, marche éternelle, vers le nord-est, de la falaise normande éternellement sapée?
VIII. Falaise normande; petits fleuves normands. — Vers Ault le rempart du Vimeux rencontre la mer, et dès lors commence l’escarpement gris, la falaise de craie qui est la gloire de la Normandie avec les beaux herbages, les ravissants vallons, les sources pures et la Seine sinueuse. Ce rempart du continent recule devant les flots, à vitesses variables, ici d’un pied par an, là d’un mètre, là de deux. C’est l’élément terrible par sa fluidité, c’est l’onde inexorable qui le renverse : non pas seulement le flot salé, la « mer qu’on ne peut apaiser », mais aussi le flot doux. La Manche, elle, attaque en face ; l’eau des fontaines, sournoisement, en arrière et par-dessous. Tombée des filtres du plateau, l'eau « continentale » s'unit en ruisseaux souterrains déblayant sous la roche le sable ferrugineux qui porte la falaise ; il se forme ainsi des
cavernes, la roche est suspendue, et quand les vagues la frappent, elle s’abat, souvent par blocs énormes. Telle tempête a fait crouler des milliers de mètres cubes de paroi. Il semblerait que de pareils talus de ruines devraient protéger longtemps la falaise qui les a laissés choir ; mais ce qui tombe ici par grands pans réguliers n’est ni du granit ni du porphyre ; c’est du roc mou : les flots le diluent, les courants l’emportent. La falaise normande, haute de 100 mètres (tantôt moins, tantôt plus), s’ouvre çà et là par des valleuses : ainsi nomme-t-on des brèches ouvrant l’entrée du lit des mers à des fleuves tout petits» mais très clairs, très vifs, point paresseux, car on en a fait de grands arroseurs de prés, de grands tourneurs de roues d’usine et de meules de moulin. Le premier de ces charmants myrmidons hydrographiques est la Bresle1, frontière entre les Picards à l’est et les Normands à l’ouest; elle descend des collines au sud d’Aumale, et s’épanche, gracieuse au possible, dans sa prairie normande ou picarde, qui est à la fois campagne, parc et ville : les arbres y sont splendides sur le penchant des collines, on ils continuent les forêts du plateau, et les villages s'y touchent : plus de vingt-cinq de la source à l’embouchure. A Sénarpont, Blangy, Gamaches, elle sépare le Vimeux (à droite) du pays dit le Petit Caux (à gauche). Devant la ville d’Eu, un canal la confisque et l’emmène en 3375 mètres au Tréport, sur une plage de galets qui fait son embouchure mauvaise : il y a donc peu de navires sur ce canal, calculé pour les bâtiments calant jusqu’à 4 ,20. A la Bresle l’Yères2 succède, qui est essentiellement la rivière du Petit Caux, et à l’Yères succède la Dieppette ou rivière d’Arques, à laquelle concourent trois courants « arcadiens » : l’Eaulne de Londinières3, dont la vallée, touffue de villages, est comme une rue infinie, irrégulière, avec bosquets superbes; la Béthune4, qui passe à Neufchâtel, l’ancien chef-lieu du Pays de Bray, terre d’argile imperméable à bon droit fameuse par ses prairies et par ses arbres de splendide venue; l'Arques ou Vam
1. Cours, 70 kilomètres; bassin, 68 000 hectares; eaux ordinaires, 8 mètres cubes; étiage, 5870 litres; crues, 20 mètres cubes. 2. Cours, 43 kilomètres; eaux ordinaires, 2000 litres par seconde; étiage, 1500 litres. 3. En réalité Aune, corruption d'Aven, c’est-à-dire eau. Cours, 51 kilomètres; eaux ordinaires, 3000 litres; étiage, 984 litres. 4. Cours, 79 600 mètres; eaux ordinaires, 2500 litres » étiage, 777 litres.
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rennes , arrivée de Saint-Saens et de Bellencombre. C’est au pied du vieux château d’Arques, immortalisé par une victoire du Béarnais, que ces trois rivières s’unissent; c’est à Dieppe que la Dieppette2, leur commun continuateur, s’engloutit, à 6 kilomètres d’Arques. Dieppe s’appelle ainsi de la profondeur de son port : son nom est la corruption légère d’un vieux mot normand, autrement dit Scandinave, puisque les terribles pirates qui conquirent la Neustrie maritime avant de vaincre et de modeler les Saxons de la Grande-Bretagne venaient des pays habités par les Norvégiens et les Danois. Ce mot, diep, que reproduit l’anglais deep, comme l’allemand tief, veut dire profond, et en effet le port de Dieppe est le plus creux que nous ayons sur la Manche normande entre la Somme et la Seine : 7 ,20 à la basse mer, 9 ,97 en vive eau d’équinoxe; très sûr, il reçoit des navires de 1200 tonneaux. Ses marins ne courent plus comme autrefois les mers à la recherche, à la trouvaille des pays nouveaux (et d’ailleurs il n’en est plus à découvrir) ; eux qui abordèrent à peu près en même temps que les Portugais, sinon même avant eux, sur tel rivage d’Afrique, ils pèchent maintenant pour le dévorant Paris plus de poissons que n’importe quels autres riverains de « Belle France ». Près de 100 000 hommes par an y traversent la Manche entre Dieppe et l’anglaise Newhaven. Aucun port de la Manche n’est aussi voisin de la capitale, et l’on a prétendu, l’on prétend encore y faire arriver de Paris un canal de grande navigation à travers les plateaux normands. La formule de ce rêve, à supposer qu’il y ait des rêves industriellement parlant, c’est : « Paris port de mer ». De Dieppe qui, pendant des siècles, fut un port cent fois supérieur au Havre de Grâce, jusqu’au Havre qui a tellement éclipsé Dieppe, la falaise est plus belle encore que des dunes de Picardie à la bouche de la Dieppette. Le bateau qui la longe passe devant l'embouchure de la Scie3 et devant celle de la Saane4, rivière presque incomparable en France pour le rapport de l'onde écoulée avec l’aire du bassin d’écoulement.
Scie et Saane entaillent le pays de Caux, contrée la plus grasse de la grasse Normandie. Yvetot, sa principale ville, ne fut jamais qu’un grand bourg, sans autre potentat que le joyeux compère d’une immortelle chanson, Normand ivre de cidre et non de royauté. Mais si les limons de ce plateau n’ont jamais nourri de monarques, ils ont engraissé des paysans, race matoise qui vit dans de grands villages et dans des « herbages », fermes ombragées d’arbres magnifiques, hêtres avec quelques chênes. A l’abri de ces géants, autour de la maison, croît le pommier, cher aux héritiers des pirates : ils en tirent le cidre, qui est leur vin. Puis, c’est Veules, port de pêche et ville de bains, où une toute petite rivière1 sort de la falaise, et au bout de quelques cressonnières et de quelques usines entre humblement dans la mer ; c’est SaintValéry-en-Caux, qui envoie des bateaux de pêche dans les eaux du Nord, et ces bateaux sont moins exposés sur les vagues lointaines qu’à l’entrée même du port, obstruée de galets voyageurs : il y a des séries d’années où Saint-Valéry perd en mer un marin sur six. Près de Veulettes, c’est l’embouchure de la Durdent2, aussi merveilleuse que la Saane pour le grand flot d’eau tiré d’un bassin microscopique; c’est, à l’embouchure du Valmont5, la ville de Fécamp, qui lance vers le banc de Terre-Neuve des navires élégants tenant admirablement la mer : ce port est le premier de France pour la pêche de la morue, du hareng, du maquereau. Après Fécamp vient Yport, lieu de bains ; et après Yport, la fameuse Étretat. Étretat n’a pas les falaises les plus hautes de la Normandie, mais elle a les plus belles, fiers monuments de l’architecture de la mer sculptés par l’éternel départ et l’éternel retour des flots. La Manche y heurte là falaise et la renverse en vastes pans dont ensuite elle fait des blocs couverts de la luisante humidité salée qui ressemble au verglas; elle y palpite en des cavernes qu’elle a creusées dans la tendrière4 ; elle y clapote sous trois arches qu’elle a percées, Porte d’amont, Porte d’aval et Manneporte ; elle y danse orageusement autour de deux obélisques, aiguilles qu’elle a séparées de ce
1 • Cours, 41 kilomètres ; eaux ordinaires, 3500 litres (?). 2. Cours, jusqu’à la source de la Béthune, 85 kilomètres; bassin, 88 500 hectares; eaux ordinaires, 9 mètres cubes; étiage, 2068 litres ; crues, 20 mètres cubes. 3. Cours, 33 kilomètres ; bassin, 24437 hectares; eaux ordinaires, 1700 litres; étiage, 1000; crues, 4500. 4. Cours, 34 350 mètres; bassin, 26459 hectares ; eaux ordinaires, 3000 litres; étiage, 1790; crues, 6000.
1. Cours, 1175 mètres ; eaux ordinaires, 600 litres; étiage, 470 litres. 2. Cours, 22 900 mètres ; bassin, 37555 hectares; eaux ordinaires, 4700 litres; étiage, 2734. 3. Cours, 12 400 mètres; bassin, 17 782 hectares (?); eaux ordinaires, 2900 litres; étiage, 1317. 4. Portion de la craie plus délitable, plus tendre que les autres.
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qui fut en son temps la paroi de falaise, et, chaque siècle, chaque année, elle agrandit l’espace entre le continent et ces deux écueils pointus attaqués en tempête par tout l’air et par toute la mer. Il y a plus de 1000 mètres entre la paroi littorale et l’Aiguille de Belval ou de Bénouville; l’Aiguille d’Étretat a 67 mètres de haut : à un mètre près, c’est la grandeur des tours de Notre-Dame.
Tout ce chaos change incessamment suivant l’heure et la lumière et l’ombre et le vent, selon que l’Océan dort ou veille, selon qu’il monte ou descend, qu’il attaque ou qu’il fuit, qu’il se concentre ou qu’il se disperse. Jadis Étretat avait une beauté de plus, une jolie riviérette qui descendait du pays de Caux, et dont on peut suivre le vallon bien au delà de Goderville.
Le château d’Arques. — Gravure de Hildibrand, d’après une photographie.
Elle est aujourd’hui tarie, tout au moins en apparence, car elle coule invisiblement et rejaillit sur la grève même d’Étretat par des eaux vives que noie la marée haute et que la marée basse laisse à leur joyeuse expansion. Soit par la déforestation, soit que des vents d’humidité ne soufflent plus sur la terre de Caux, mainte vallée a perdu son ruisseau, ou ce ruisseau jaillit plus bas en val. Ainsi, pour revenir d’Étretat vers Dieppe, la rivière de Ganzeville, branche de la rivière de Fécamp, ne
commence plus à Daubeuf, mais à 4 kilomètres plus bas, au-dessous de l’église du Bec de Mortagne, dans le bois de Notre-Dame. La rivière de Saint-Valéry-en-Caux a tour à tour paru, dis paru, reparu; on ne l’a pas revue à plein ciel depuis le XVI siècle. Enfin Fontaine-le-Dun ne mérite plus son nom, depuis que la source du Dun, très petit fleuve à l’est de Veules, sort de terre à Antigny. Le cap d’Antifer, voisin d’Étretat, divise ici le e
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RECUS. — EN FRANCE.
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courant de la Manche en deux sous-courants côtiers : l’un se porte versle nord jusqu’en Picardie, masquant et comblant en route les ports à l’issue des valleuses — c’est celui qui déposa les Bas-Champs de Cayeux; — l’autre s’en va vers le sud-ouest pour prendre part au comblement de l’estuaire de Seine. Le cap de la Hève, haut de 105 mètres, est à pic sur la mer. Dévoré de deux mètres par an, il portait au moyen âge le bourg de Saint-Denis-chefde-Caux, qui tomba quand s’éboula sa falaise ; puis la mer délaya les débris : à 1400 mètres de ce qui est aujourd’hui l’estran, le banc de l’Éclat indique à peu près le pied de l’escarpement que couronna la bourgade aérienne. Aérienne au nord seulement, comme tous les
villages du bord de la falaise; au sud, ils allongent sur le plateau leurs rues et ruelles, leurs courtils, leurs champs : de ce côté (sauf la fierté des arbres) ils ressemblent à quelque bon bourg beauceron, tandis qu’ils plongent au septentrion sur le vide et la mer. Si Boghar en Afrique est un « Balcon du Sud », eux ils sont des « Balcons du Nord ». Toutefois aucun d'eux, ni le hameau, ni la villa, ni le phare, ne s’avancent tout à fait jusqu’au rebord du gouffre, de peur d'être prochainement précipité dans l’abîme avec le pan de la roche. Le cap de la Hève commande la fin de la Seine et le port du Havre, qui serait le premier de France si nous n’avions pas Marseille. L’estuaire où la Seine se mêle à la Manche a 9 ou 10 kilomètres d’ampleur.
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La Seine à Paris. — Dessin de Benoist, d’après une photographie.
LA SEINE
I. De la source du fleuve à Paris. — La Seine n’est que le troisième fleuve de France pour la longueur, après la Loire et le Rhône; le quatrième pour l’étendue du bassin, après Loire, Rhône et Gironde; le quatrième aussi pour le flot versé dans la mer; mais son débit est régulier, et son eau passe dans Paris : ce sont là deux supériorités. Elle est verte, elle est claire, elle est gaie, elle a de charmants détours, elle réfléchit des châteaux et des parcs; et, comme elle passe dans la ville du plaisir, de la jeunesse et des arts, des millions d’hommes l’adorent ou l’ont adorée, car elle a vu couler les plus beaux de leurs jours. Mais elle est indigne de Paris : à grande ville on voudrait grand fleuve. Certes elle a longueur et largeur quand on la 1
1. Cours, 776 kilomètres; bassin, 7 776 920 hectares; module, ou débit moyen par seconde, 600 mètres cubes (?).
compare à son homonyme la Senne de Bruxelles, à la Sprée, grenouillère de Berlin, au Manzanarès de Madrid où le vent ne raye que des sables lorsque le soleil du printemps a « brûlé » les neiges de la Guadarrama. Mais, sans même sortir du petit recoin nommé l’Europe, oserait-on vanter la Seine côté de la Néva de Saint-Pétersbourg, du Danube de Vienne, du Bosphore de Constantinople ou du Tage de Lisbonne? Devant les palais du tsar, la Néva bleue est comme un Saint-Laurent. À Vienne le Danube, encore germain et tout près d’être hongrois, a déjà reçu de puissants torrents des Alpes. De Stamboul à Scutari, le Bosphore est un détroit d’entre deux mondes. Sous les soi-disant sept collines qu’escalade la « Ville d’Ulysse », le Tage est immense : il porterait dix fois tous les navires, tous les canots de pêche du Portugal et des îles, tous ceux de
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l’Espagne, voire toute la batellerie des Néo-Latins. De la mer il ne monte à Paris que de petits navires, lentement, par les boucles du fleuve, et d’écluse en écluse ; mais le fleuve salé de Byzance et celui qui s’avance vers l’Atlantique au pied de la montagne de Cintra portent sans peine les vaisseaux les plus encombrants qu’il plaise à l’homme de lancer dans les flots; même ils recevront aisément les « Léviathans » de l’avenir. La Seine devant Paris n’est rien ; la Seine maritime a seule quelque grandeur. Le bassin de la Seine a 7 776 920 hectares, sur lesquels il tombe en moyenne 683 millimètres de pluie par an, sinon 700, la moyenne de la France étant de 770, sinon de 800 ou plus : le tout en France, moins ce que l’Oise arrose en Belgique par elle-même ou par ses premiers tributaires, faibles ruisseaux. Or ce sol est aux trois quarts perméable : sur les 7 777 000 hectares, 1 900 000 seulement ont un plancher compact. A cette porosité la Seine doit la sagesse et la constance des rivières qu’elle unit dans son lit : leur sagesse, parce que la terre perméable est comme une éponge pour les pluies et les neiges; leur constance, car l’eau qu’aspire cette éponge s’amasse en lacs dans la sous-roche, sur l’argile, sur toute couche étanche; et ces lacs, renouvelés toujours, s’expriment en sources « fidèles ». Aussi les arches de Paris ne sont-elles jamais remplies jusqu’au cintre par le passage tournoyant des crues, à la différence de tant de torrents de la Cévenne et des Alpes méridionales qui atteignent ou dépassent leurs ponts, sur la grève où l’on voyait hier, où l’on verra demain l’enracinement des piles; pourtant ces folles eaux du Midi, souvent plus larges que la Seine à Paris, arrivent à ces ponts au bout d’un bassin de quelques dizaines, rarement de quelques centaines de milliers d'hectares, tandis que le fleuve entre dans Lutèce avec . le tribut de l’Aube champenoise, de l’Yonne morvandelle et bourguignonne, du Loing gâtinaisan, de l’Essonne, de la Marne, qui a 525 kilomètres de long, et c’est l’épanchement de plus de 4 millions d’hectares qui passe en grande crue sous les trente ponts de la ville magnifique. La grande montée de 1876, qui donna plus de 4 milliards de mètres cubes en cinquante-cinq jours, ne dépassa pas 1660 mètres à la seconde entre les quais de Paris. Peut-être la Seine ne porte-t-elle jamais 2500
mètres par seconde à la Manche, environ le cinquième des grandes ires de la Loire, de la Garonne et du Rhône. Son module, qu’on estime à 300 mètres cubes (?) dans la traversée de Paris, est de 600 (?) tous affluents reçus; aux eaux basses elle roule au-dessous du confluent de la Marne 75 mètres par seconde, volume qui descend quelquefois à 45, à 40 et même à 33, à la suite de sécheresses « séculaires », c’est-à-dire telles qu’il n’y en a guère d’aussi fortes que tous les siècles. La Seine a 776 kilomètres; elle en aurait 100 de plus si la Marne était sa branche mère. Plus de 7 millions d’hommes boivent ses eaux et celles de ses affluents. Ses premières fontaines jaillissent par 471 mètres d’altitude, à une trentaine de kilomètres en ligne droite au nord-ouest de Dijon, dans un vallon calcaire de la Côte-d’Or, près de Saint-Germain-laFeuille, et non loin du long tunnel de Blaisy. Jadis les fontaines étaient des lieux augustes. En temple romain consacrait les premiers murmures de la Seine; aujourd’hui c’est une statue élevée par la Ville de Paris, une nymphe appuyée sur l'urne qui, chez les anciens, symbolisait l’onde intarissable. Mais ici l’urne peut mentir, car les six sources du fleuve craignent les chaleurs, et il arrive parfois que l’été les hume entièrement. Ce ruisseau a grand’peine à devenir rivière; l’oolithe lui verse de belles « douix », mais cette roche décousue boit la Seine à mesure : si bien qu’en certains étés il n’y a plus d’eau dans son lit aux approches de Châtillon. Mais, là même, d’une grotte sort un douix supérieur aux autres, onde éternelle, rivière pure de 5 mètres de large, audessous de laquelle on n’a jamais vu sécher le fleuve de Paris : elle peut n’épancher que 50 litres par seconde, mais son volume ordinaire est de 600 litres, ses crues de 3000. Douix, Douy, Doux, Douze, Douce, Dhuis, Duis, Dhuys, Douée, Douet, Duides, sous ces formes à peines diverses c’est, un mot qu’on trouve en toute France, surtout Douix en Bourgogne et Doux dans le Sud-Ouest. On nomme de ce nom des sources très abondantes, comme précisément la Douix châtillonnaise ; et la Dhuis dont Paris reçoit les eaux par un aqueduc; et, à d’autres bouts du pays, la Doux de Coly, mère d’un affluent de la Vézère, et la Doux du Durzon, puits du pied des Cévennes, au bas du Larzac. Près de passer des calcaires de la Bourgogne aux craies de la Champagne, à Bar, le fleuve n’est plus
Notre-Dame et la pointe de la Cité, — Gravure de Meunier, d’après une photographie.
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qu’à 162 mètres d’altitude; à Troyes il est à 101. Il passe devant Romilly, devant Nogent, devant Montereau, puis, grossi de l’Aube, de l’Yonne, du Loing, serpente entre le plateau de la Brie, mer de moissons, et les collines de grès ombragées par la forêt qui tire son nom de Fontainebleau, ville sise à 3 kilomètres de la rive gauche de la Seine, à côté d’un des grands châteaux de l’Europe; elle passe ensuite à Melun et boit l’Essonne à Corbeil. Au confluent de la Marne elle entre dans Paris. II. Paris. —Paris a 2 269 000 habitants1, presque le dix-septième de la population de la France. Il en a plus de 2 600000, entre le quinzième et le quatorzième de la nation, quand on lui ajoute les villes et bourgs de ceinture, qui, quoique situés en dehors des murailles, font réellement partie de la capitale et en continuent les rues, les boulevards et les promenades : Neuilly, Levallois-Perret, Clichy, Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin, Montreuil, Vincennes, Charenton, Saint-Maur, Ivry, Gentilly, Issy, Vanves, Meudon avec SaintCloud et Sèvres, Boulogne, Puteaux, Courbevoie, Asnières, pour ne nommer que les cités supérieures à 10000 âmes. Et ces villes de première ceinture envoient des tentacules vers d’autres villes. Des rues de jardins, des hameaux de villas, des avenues de château, des pièces d’eau, des parcs, continuent encore Paris au milieu d’une campagne frivole qui peut donner de l’ombre et des fleurs et des fruits, mais qui n’a point l’intimité, la vertu, le calme et la tranquillité des champs. C’est ainsi que Versailles, par exemple, tient réellement à la métropole. Les Parisiens habitent plus de deux mille rues, des galeries ou passages, de grandes places et des boulevards bordés de maisons banalement monumentales. Ces boulevards, ces rues, ces places s’enchevêtrent ou plutôt — car la grande ville est de plus en plus régulière — se distribuent sur les rives de la Seine, dans la plaine du fleuve et dans des vallées aujourd’hui méconnaissables dont les ruisseaux ont disparu; mais sous le luxe et l’apparat de la ville pompeuse, sous les trottoirs, les pavés de bois, les carrés de grès, le bitume ou le macadam, court dans l’ombre, avec des regards sur le jour et de grandes portes sur la rivière, un admirable réseau de canaux immonditiels. Un autre réseau moins sordide complique sous terre le dédale des conduits d’ordure et des tuyaux 1. Recensement de 1881
de gaz. C’est celui des eaux de source amenées à Paris de la province lointaine. Meilleurs que les boissons fraudées, que les vins arrivés purs ou impurs dans les entrepôts, puis suradultérés par la puissante corporation des débitants, ces eaux viennent de la Bourgogne, de la Champagne et de l’Ile-de-France. La Bourgogne envoie par un aqueduc de 173 kilomètres1, sur une pente de 25 mètres2, un cristal pris à 13 fontaines fraîches (11° à 12°), d'extrême limpidité, filtrées par la craie : Ces 13 « naïades » de la Vanne promettaient 1160 litres par seconde à Paris, mais, si les sources achetées par la Ville versent à l’ordinaire 1242 litres, les longs étés les réduisent à 900, même en certains jours à 600, et le réservoir de Montsouris ne reçoit que les deux tiers ou la moitié de son dû, qui est de 100000 mètres cubes par jour. La Champagne fournit moins d’eau, mais cette eau, prise à 130 mètres, entre à Paris par 108 mètres et peut monter aux étages supérieurs des maisons, même dans les rues élevées ; l’aqueduc, long de 131 kilomètres, puise dans la source de la Dhuis , à Pargny (Aisne) : il apporte en temps d’étiage près de 32 litres par seconde, environ 27 500 mètres cubes par jour, à son réservoir terminal de Ménilmontant. L’Ile-de-France fournit diverses petites sources d’un débit total de 13 000 mètres cubes par jour, soit 15 litres par seconde; c’est elle aussi qui donne les eaux les moins pures, celles que le canal de l’Ourcq4 amène des anciens pays de Tardenois, d’Orvois, de Valois, de Multien, et celles que des pompes élèvent de la Seine5 et de la Marne6. Quant aux eaux les moins fraîches, c’est Paris lui-même qui les donne à Paris, par quatre puits artésiens. Le trou de sonde de Grenelle a 548 mètres de profondeur; l’eau7 qu’il appelle de l’abîme intérieur est à 27°. Du trou de Passy, profond de 586 mè3
1. De ces 173 000 mètres il y en a 42 000 sous terre et 17 000 en l’air, sur des ponts sans beauté, sur des arcades basses. 2. Altitude du départ de l’aqueduc principal, à Theil-surVanne (Yonne), 105 mètres; arrivée à Montrouge - Paris, 80 mètres. 3. La Dhuis, sous-affluent de l’Aisne par le Surmelin, commence par une belle fontaine dont le jet ordinaire est de 25 litres. 4. Longueur, 108 kilomètres ; volume apporté à Paris, 90 000 à 105 000 mètres cubes par jour, ou 1042 à 1215 par seconde. 5. 88 000 mètres cubes par jour, ou 1018 par seconde. 6. 123 000 mètres cubes par vingt-quatre heures, soit par seconde 1423 litres. 7. 6 litres par seconde.
LA SEINE
Ires, sortent des eaux quinze fois plus abondantes1. Deux autres puits se forent : l'un dans le Paris du sud, à la Butte-aux-Cailles ; l’autre dans le Paris du nord, à la Chapelle. L’onde pure des sources étant pour l’usage de l’homme, l’eau souillée pour les rues, les jardins, les égouts, il semble que les sources acquises chez le Bourguignon, chez le Champenois et dans la banlieue de Lutèce pourraient étancher la soif la plus ardente des deux millions et demi de Parisiens : dès lors la Seine et la Marne, au besoin l’Oise, et surtout la Loire, amenée de haut, distribueraient avec abondance et surabondance ce qui manque en eaux de propreté, d’arrosage, de noiement et d’éloignement de vidanges. Mais, soit par maladministration, soit par gaspillage des Parisiens, Paris gémit sur l’insuffisance des eaux qu’on lui donne à boire, et la grand’ville s’empare en ce moment même2 des plus belles fontaines à 100 kilomètres à la ronde : sources de Cochepies3, près de Villeneuve-sur-Yonne ; fontaines de la charmante Voulzie et du Durtein, qui sont la fraîcheur, l’orgueil et la joie de la « ville des roses »4; source de Chaintreauville, près Nemours, admirable par sa constance5, belle par son site au pied de grès escaladés par les pins et sapins ; sources de l’Avre normande et de son affluent la Vigne, près de Verneuil, etc., etc. Summum jus, summa injuria6. Non seulement les ruisseaux et les marais ont disparu du sol de Paris, mais aussi nombre de coteaux n’existent plus depuis qu’on a fait monter les ravins à leur hauteur ou qu’on les a nivelés pour les couvrir de palais. De la plaine, des anciennes vallées, les maisons escaladent au nord les collines des Batignolles, de Montmartre (105 mètres), des Buttes-Chaumont (101 mètres), de Belleville et de Ménilmontant (108 mètres) ; au sud, le Mont-Parnasse et le Panthéon (60 mètres). Paris a 7802 hectares, dont 3594 en quais, rues, places, boulevards, squares et jardins : trop peu pour 2269 000 habitants, puisque 291 personnes se partagent un hectare; et si l’on distrait, comme il est juste, des 78 kilomètres carrés de la ville les 36 kilomètres carrés qui ne sont pas maisons, il y a moyennement 539 individus sur chacun des 4208 hectares couverts de bâtisses. 1 92 à 93 litres par seconde. 2. 1886. 3. Débit moyen, calculé sur cinq années, 315 litres par seconde. 4. Provins. 5. Eaux ordinaires, 248 litres ; étiage, 236. 6. Excès du droit, c’est injustice.
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L’enceinte murée, bastionnée, longue de 34 kilomètres, s’ouvre par 67 passages dont 56 pour rues et boulevards, 9 pour voies ferrées, 2 pour canaux. Dix-huit forts la protègent, qui ont laissé bombarder la ville en 1870-1871, mais qui ne l’ont point laissé prendre. Les « héros du Nord », jetés sur nous par « l’Hercule intellectuel du dix-neuvième siècle », ne sont point entrés ouvertement dans Paris, par mines et tranchées, par assauts et par batailles, en marchant sur leurs morts et les nôtres : la famine a fait la brèche, et les Allemands ont passé. Le plus redoutable de ces dix-huit forts couronne le Mont-Valérien (161 mètres), fière colline détachée de la masse des autres coteaux, au-dessus de la ville de Suresnes et de la rive gauche du fleuve. Ils forment une enceinte de 55 kilomètres, qui ne suffit plus, n’ayant point empêché l’ennemi de tirer à boulets rouges sur Paris du haut des coteaux de Châtillon. Les forts de l’enceinte nouvelle, également au nombre de dix-huit, entourent l’ancien bastionnage à variables distances, de 6 à 20 kilomètres, suivant une ligne capricante ayant pour points extrêmes : au nord, les forts juchés sur des cimes de la forêt de Montmorency; à l’est, le fort de Vaujours, au-dessus du canal de l’Ourcq, et le fort de Villiers, dominant la rive gauche de la Marne; au sud, le fort de Villeneuve-Saint-Georges, commandant la Seine d’amont, au confluent de l’Yères,et le fort de Palaiseau ; à l’ouest, le fort de Saint-Cyr, par delà Versailles, et celui d’Aigremont, qui fera feu sur la Seine d’aval dans les environs de Poissy. C’est un pourtour de 122 kilomètres, embrassant 91 500 hectares. Londres a presque deux fois autant d’habitants que Paris, sur une aire à peu près quadruple, et divers casernements humains l’emportent sur notre capitale par le tumulte des rues, l’industrie, le commerce, la grandeur et l’antiquité des monuments. Mais nulle cité n’est sa rivale pour la variété des plaisirs, la facilité de la vie, les recherches du luxe, le déploiement des richesses, le concours d’hommes d’esprit, de savants, d’artistes, et la valeur réunie des académies, écoles et facultés, des musées, des collections et des bibliothèques Parmi ces dernières, une seule a tant de rayons pour ses livres, brochures et manuscrits, pour ses cartes et pour ses atlas, et ces rayons, longs tous ensemble de 55 kilomètres, portent tant de volumes, qu'il y a peut-être là 2 500 000 livres, 250000 cartes et 2 500000 estampes et gravures;
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plus une merveilleuse réunion de 250 000 monnaies et médailles, des camées, pierres gravées, bijoux d’art, bronzes, statuettes, vases antiques, etc., etc. Cette bibliothèque est « nationale », « impériale » ou « royale », selon le pouvoir dont il faut flatter l’immortelle splendeur. On ne compte pas les instituts, les écoles, les cours publics ou privés en français ou en tout autre idiome, sur toute chose de savoir et désavoir. Ces musées, ces écoles, ces bibliothèques habitent de vieux ou de jeunes palais dont plus d’un n’a que la grandeur et n’est point monumental. Paris, d’humeur iconoclaste, a détruit presque tout ce que les âges abolis lui avaient laissé de grand, d’antique, de vénérable; ses aligneurs de rues, perceurs de boulevards larges et droits, ont culbuté les vieilles pierres romaines, « basilicales » ou féodales qui osaient se dresser, solides ou caduques, avec la majesté de l’âge, sur la plus courte ligne d’un point à un autre, et l’entrepreneur abat des murs de mille années pour construire un monument fait en un jour pour durer un jour. Malgré tout, la grande ville montre encore de superbes architectures, dans tous les styles, de celui de l’an 300 à celui de 1886. Rome y revit dans d’informes arènes et dans les thermes du palais bâti par Constance Chlore, habité par Julien l’Apostat. Le moyen âge triomphe avec notre NotreDame et sa merveilleuse façade, avec la SainteChapelle, qui est le « bijou » de l’art ogival; et dans tous les quartiers anciens de la métropole il dresse çà et là une église, une tour, une tourelle, un débris. La Renaissance a le Louvre et son admirable cour carrée ; l’après-Renaissance, le Palais du Luxembourg et le Palais - Royal ; le siècle de Louis XIV, le palais des Invalides, la Porte SaintDenis, la Porte Saint-Martin; le XVIII siècle, le Panthéon ; le XIX siècle a la Madeleine, grande copie d’un temple grec, et l’Arc de l’Étoile, la porte de triomphe la plus haute1, la plus puissante et massive qu’il y ait au monde, au bout de l’avenue des Champs-Elysées, non moins triomphale et faite pour le passage d’un peuple; il a son fastueux Opéra, ses Halles Centrales, fer et verre plus que pierre et marbre, et des hôpitaux, des hôtels et caravansérails, des cafés luisants de glaces et de dorures, des théâtres, des ponts, des viaducs. Une pierre qui n’est plus énigmatique, et dont on sait que ses hiéroglyphes proclament la force, la souveraineté, la vertu, les victoires d’un Pharaon,
l’obélisque de Louxor, lève son granit rose au bas de l’avenue des Champs-Elysées, à plus de 2000 mètres de l’Arc de triomphe qui célèbre, à l’autre extrémité de l'allée grandiose, les batailles de la France pendant la République et l’Empire. Sur sa place de la Concorde, immense et magnifiquement décorée, il ne voit que des monuments ayant 5000 à 3500 ans de moins que lui ; mais ce n’est pas un témoin de nos splendeurs ou de nos ruines ; il n’a de français que le granit breton de son piédestal ; son granit à lui est du granit d’Égypte. Pris dans les ruines de Thèbes aux cent portiques, au bord du Nil limoneux, à l’entrée du grand désert fauve, on l’a planté dans le sol de Paris en 1836, devant le jardin du château des rois, les Tuileries, grand palais de la Renaissance, détruit en 1871. La ville brillante, opulente, est facile au plaisir, étourdie, joyeuse, mais l’immense corruption qu’on lui reproche, et qu’on trouve dans les autres capitales, ne vient pas seulement des Parisiens euxmêmes et des Français ; les hommes de loisir que nous envoient les nations dites vertueuses apportent et soulèvent autant de fange que nous dans le bourbier de Lutèce. Quand ces Pharisiens partent pour leurs pays hypocrites, ils secouent sur nous la poussière de leurs pieds en criant : « Nous sommes plus justes que ces hommes-là » ; et ils prédisent un dieu vengeur à la Babylone moderne. Ils espèrent que Paris sera brisé comme le château d’Edenhall1. L’avenir exaucera leur vœu, car il n’y a que deux sortes de villes : celles qui sont mortes et celles qui mourront. Pour l’instant très vivante et fière d’elle-même malgré quelques défaillances, elle ignore ses premiers commencements. Quand les Romains virent pour la première fois la Seine parisienne, vers le milieu du siècle qui précéda notre ère, ses deux rives, encore bois et marais, étaient presque désertes. La Marne bue, le fleuve dévorait deux ruisseaux. Sur la rive gauche, la Bièvre, descendue de coteaux bocagers, s’amortissait en palus dans le vallon, derrière les chaussées du castor dont elle a gardé le vrai nom français. Un ruisseau venu des collines de Montreuil et Rosny s’épanchait dans la plaine de la rive droite; il s’y divisait en deux bras : le plus court, allant au sud, tombait dans la Seine presque en face de la Bièvre, à l’issue des bas-fonds mouillés dont le souvenir vit encore dans le nom que porte le quartier du Ma-
1. 49 mètres d’élévation; 29 mètres à la clef de voûte.
1. Dans le Verre d’Edenhall, ballade du poète souabe Uhland.
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rais ; l'autre s’en allait, palustre aussi, vers l’ouest, dans d’humides prairies qui furent plus tard des jardins, puis des rues, quand Paris, devenu géant, brisa ses entraves. Ces bras sont maintenant invisibles ; la voûte de pierre leur fait un cours nocturne, et le plus long des deux transporte autant d’ordures qu’il roula jamais de flots clairs : aujourd’hui tronçon du « Grand collecteur », il concentre des abominations et des fétidités. Au-dessous du confluent de la Bièvre, cinq îles de peu de hauteur éparpillaient la Seine en deux ou trois branches. Sur l’une d’elles, une bourgade
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fluviale peuplée de mariniers, Lutèce (ou peut-être Lucète), appartenait aux Parisiens, tribu celtique dont il paraîtrait que le nom voulait dire : les Vaillants. Nous n’en savons pas plus. Ces « Vaillants » avaient-ils fondé leur ville? ou la prirent-ils à d’autres Celtes qui l’avaient eux-mêmes acquise par la politique du fer et du sang? Et ces autres Celtes ne la tenaient-ils point, par force ou ruse, de Celtes ou d’Antéceltes attirés dans l'île par la richesse de la pèche, la facilité de la défense? L’ile de Lutèce, qui contint tous les Parisiens,
Paris sous Philippe Auguste.
est aujourd’hui le lieu de Paris qui en renferme le moins, occupée qu’elle est presque tout entière par ses quais, son boulevard, ses places, ses grands monuments, Notre-Dame, Hôtel-Dieu, Palais de juslice et Sainte-Chapelle, Tribunal de commerce, etc. Plus petite encore que maintenant, elle ne s’était pas encore annexé l’îlot d’aval qui est aujourd’hui le terre-plein du Pont-Neuf. Les « Vaillants », peu à peu romanisés quant à la langue, agrandirent leur ville : très lentement sous les Mérovingiens, petits despotes insensés, pillards et ripailleurs tant qu’ils restèrent guerriers, vides et lâches quand ils devinrent fainéants ; plus lentement encore sous les Carlovingiens, tant qu' il fallut lutter pour l’existence contre les 0.
RECLUS.
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pirates normands arrivés de la mer sur des flottilles de cuir. A partir de l’an mille, après l’intronisation des Capétiens, le développement fut rapide sur les deux rives du fleuve, et, lorsque s’apprêtait la guerre de Cent Ans, la ville de la Boue (si c’est là ce que signifiait le nom de « Lutèce ») avait 275 000 habitants sur environ 400 hectares; mais cette guerre « inexpiable » arrêta net sa croissance; même la ville se rapetissa : tellement que, deux cent cinquante ans après, quand s’allumait une guerre plus courte, non moins frivole et meurtrière, lorsque protestants et catholiques allaient s’arquebuser et se daguer dans toutes les rues, sur tous les ponts, devant tous les châteaux de France, Paris ne comptait guère plus de I — 21
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250 000 âmes. Il y en avait 500 000 à la fin du règne de Louis XIV; 550 000 en 1800; 725 000 en 1820; 925000 en 1840; près de 1 700 000 en 1860, après annexion de la banlieue d’alors, entre les boulevards extérieurs et le justaucorps de l’enceinte; et 2269 000 en 1881. Cette prodigieuse expansion ne durera pas ; peut-être même Paris a-t-il fini de grandir. La ville issue de l’ilot marécageux de la Seine n’a rien de ce qui fait les cités immortellement souveraines, toujours sûres de revivre après mort violente, de rajeunir après caducité passagère ; elle n’a pas la mer, le port profond, ample, abrité
que ne comblent ni sable, ni galet, ni vase; elle n’a pas le fleuve de 5000 kilomètres portant les vaisseaux de haut bord ; il lui manque la centralité dans d’immenses plaines, et le commandement d’un long chemin des peuples. L'histoire la fit géante, la nature la rapetissera, ou du moins des rivales croîtront sans qu’elle croisse autant qu’elles. Paris était merveilleusement situé pour être l'âme de la France antique, lorsque la langue d’oc n’était pas encore soumise à la langue d’oïl; car la patrie, c’était alors la Seine, la Saône et moitié de la Loire. En ce temps l’Angleterre elle-même,
Paris sous Louis XIII.
du moins dans ses villes et dans ses hautes classes, était plus française que le sud de la France. Aujourd’hui que la Loire d’en haut, la Garonne, le Rhône et l’Atlas ont porté l’axe de la France au midi, Lyon, Avignon, Toulouse, Marseille, seraient de meilleures capitales. Paris, devenu très excentrique, a l’ennemi presque à ses portes; tandis que Lyon, sur un fleuve supérieur à la Seine, sur une rivière supérieure à la Marne, a derrière lui les créneaux du Jura; Avignon, entre l’Espagne et l’Italie, a les Alpes à gauche, les Cévennes à droite, le Rhône à ses portes, la mer en face et tout près ; Marseille regarde Alger, au bout d’une France, à portée de l’autre; Toulouse règne entre l’Ouest et l’Est, entre
l’Atlantique et la Méditerranée, non loin des ports dont nous partons pour l’Afrique. Qu’y pouvons-nous?La France est une personne adulte, ses organes fonctionnent depuis des siècles; un peu contre nature, elle a son cœur à Paris, et ce cœur agite un sang âcre, enflammé, subtil. III. De Paris à la mer. — A Paris le fleuve ne domine plus la mer que d’environ 25 mètres. Sous ses ponts passe une eau qui n’est pas absolument la même sous les arches de gauche et sous les arches de droite : à gauche coule la rivière maîtresse, la Seine, différente en couleur, en pureté, de la rivière moindre, la Marne, et celle-ci heurte un flot moins vert, moins clair, contre le quai de
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la rive droite. En aval de Paris, les deux courants, brassés ensemble et brunis par l'infamie du grand égout, ne sont plus qu’un seul fleuve. Fleuve incroyablement sinueux qui, de Lutèce à la Manche, erre pendant 365 kilomètres, quand son droit chemin n’est que de 180 à peine. Il baigne d’abord le pied de collines chargées de villas qui continuent la vivante splendeur de Paris jusqu’à la splendeur morte de Versailles, à ces avenues solennelles, à ce vaste château, à ces jardins immenses, pleins de vases de marbre, de statues, de bassins. L’Eure, amenée par un aqueduc,
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devait donner la vie au plateau, au château, à la ville, et verser l’onde aux bassins par la bouche de leurs déesses, de leurs dieux et de leurs nymphes de pierre. Mais la rivière Eure n’a point coulé jusqu’à Versailles, l'aqueduc de Maintenon n’est que ruines, et il n’y a plus de gloire et d’éclat dans la cité du roi « qui se serait fait adorer par les hommes s’il n’avait eu peur du diable ». Deux siècles à peine se sont écoulés depuis la fleur de jeunesse de cette humanité polie ; la cour de Versailles fut la société la plus dorée, la plus élégante, la plus spirituelle sous le soleil ; l’Europe
La Seine à Château-Gaillard, d’après une photographie.
en fit son idéal, et la France fut alors le premier des peuples, son roi le premier des rois. Si Versailles est un faubourg de Paris bâti sur un plateau de la rive gauche de la Seine, SaintDenis est un peu plus bas un faubourg de plaine sur la rive droite. Un autre faubourg, c’est SaintGermain-en-Laye, sur un talus de la rivière, au bord d’une forêt de 4400 hectares. Le fleuve, accru de l’Oise, arrose ensuite Poissy, dont le pont, fait sous saint Louis, avait 37 arches et n’en a plus que 24 ; Mantes, surnommée la Jolie ; Vernon ; les Andelys, que des ruines superbes contemplent, celles des trois enceintes du Château-Gaillard, l’œuvre de Richard Cœur de Lion, prince français dont la gloire est anglaise; Poses, où déjà la marée sou-
lève presque imperceptiblement les eaux que va gonfler le tribut de l’Eure; Elbeuf, riche de ses draps; Rouen, l’ancienne capitale de la Normandie. Rouen est chez nous la ville cotonnière par excellence. Sur un grand fleuve à marée, au pied de collines altières, ses monuments, ses églises, sont dignes d’une métropole. Puisque le maître lieu de la France n’en devait pas occuper le centre, Rouen eût mérité plus que Paris d’être le site élu ; les Français s’y seraient familiarisés avec les choses de la mer, et sans doute que sur plus d’un rivage maintenant anglais, espagnol ou portugais résonnerait aujourd’hui la langue de la patrie. En aval de Rouen, la Seine, très sinueuse, s’élargit à peine jusqu’à Quillebœuf; mais à partir de ce
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port elle se fait estuaire entre des rives qui s’écartent jusqu’à près de 10 kilomètres. De récents travaux ont approfondi, régularisé la Seine inférieure, ils ont gagné sur l’estuaire des plaines d’alluvion devenues prairies superbes. Rouen, que les vaisseaux délaissaient, qui ne recevait plus que des bateaux de 3 mètres à 3 mètres 1/2 de cale, voit arriver des navires de 6 mètres, même parfois d’un peu plus de 7, malgré la barre, toujours fort incommode. Cette sœur du mascaret de la Dordogne fait de 5 à 7 mètres 1/2 par seconde, quelquefois 10, 12, 15, à contre-courant, car elle vient de la mer : tenant toute la largeur du lit, sa vague, haute de 2 à 3 mètres, couronnée d’écume, se cabre et fait danser le fleuve; les canots, les bateaux qu’elle saisit par le travers, chavirent et sombrent. Mais bientôt elle n’épouvantera plus personne ; elle ne peut mener à mal les grands navires, et les petits, ceux qui ne demandent pas plus de 3 ,25 de profondeur, se riront de son tumulte : à peine s’ils verront sa blanche écume et s’ils entendront de loin son tonnerre, du canal de Tancarville au Havre (25 kilomètres) qu’on creuse en ce moment pour eux. On dit ce canal menacé d’avance par l’inconsistance de la vase et par les nombreux jets de fontaine du pied des falaises. Ces falaises, rebord du pays de Caux, sont dignes de leur château puissant de Tancarville, dignes de leur fleuve, comme le sont de leur mer les falaises du littoral. Elles ont cependant perdu la moitié de leur beauté depuis qu’elles plongent sur l’alluvion, sur la prairie, et non sur l’eau mobile du fleuve que les atterrissements ont éloigné d’elles : alors elles étaient presque, elles aussi, des falaises marines, car le flux et reflux les heurtait en montant et en descendant la Seine. Sur la rive gauche, le plateau du Lieuvin s'abat sur l’estuaire séquanien par un escarpement moins blanc que la tranche du pays de Caux. En même temps qu’ils rétrécissaient singulièrement le golfe, condamné par eux à devenir une étroite embouchure, les envasements enfouissaient ou masquaient des ports. Lillebonne reçut des vaisseaux quand elle était gallo-romaine, et plus tard pendant le moyen âge ; aucune barque ne remonte aujourd’hui son ruisseau, tributaire de l’estuaire. Harfleur, voisine du Havre, offrait aux grands navires l’asile de l’anse abritée où sa rivière, la Lézarde, s’ouvrait sur la rencontre de la Seine et de la mer : maintenant l’anse est comblée, la Lézarde fend plus de 3 kilomètres d’alluvion avant m
d’atteindre le flot, et il faut de hautes marées pour mener à Harfleur un modeste navire. C’est, pour la moindre partie que la Seine contribue à l’atterrissement de sa baie, déjà diminuée d’environ 9000 hectares; la masse des alluvions est amenée de loin, des rivages de la Normandie d’occident ou Basse Normandie, par un courant littoral chargé de débris schisteux ou calcaires. Le Havre fait à peu près le cinquième du commerce de la France; beaucoup d'émigrants dont le moins grand nombre est Français, le plus grand nombre Allemands, s’y embarquent pour l’Amérique. En couronnant d’une digue, à 2 ou 3 kilomètres en mer, les deux bancs de l’Éclat et des Hauts de la rade, qui sont une assise d’ancien rivage, on lui ferait un avant-port, de 700 hectares, en eau profonde ; mais on hésite à défier ici la mer, rouleuse infatigable de galets et traîneuse de vases qui ne sauront où se déposer quand elles auront comblé l’estuaire du fleuve de Paris. De sa naissance à l’Aube, la Seine reçoit de grandes fontaines et point de grandes rivières : à peine doit-on nommer la Laigne et l’Ource. IV. Laigne1. — Un ruisseau naît près de Bagneuxles-Juifs, coule dans un vallon de l’ancien pays de Desmois et s’engouffre en un puits de l’oolithe, dans l’aride contrée qui justifie le nom de Coulmierle-Sec : c’est, la Laigne supérieure, longue de 16 kilomètres. A 20 kilomètres au nord-ouest de la perte, à un niveau d’environ 120 mètres plus bas, la Laigne souterraine revient à la lumière par une fontaine puissante, dans le bourg de Laigne. La Laigne inférieure arrose l’ancien pays de Lassois, traverse la triple bourgade des Riceys et se perd dans la Seine à Polisy, par environ 150 mètres d’altitude, après un cours de 32 kilomètres. V. Ource. — L’Ource2 descend du Mont-Aigu, dans un massif de 504 mètres; belles et nombreuses sont les douix qui s’y versent, mais la lâcheté de son lit d’oolithe laisse filtrer et s’enfuir presque autant d’eau qu’elle en reçoit des plateaux boisés du Châtillonnais. N’ayant passé que devant 1. Cours, jusqu’à la source de la Laigne supérieure, 68 kilomètres; bassin, 51 779 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres; étiage, 387; crues, 43 000. 2. Cours, 97 kilomètres; bassin, 79 746 hectares ; eaux ordinaires, 3500 litres; étiage, 727 litres; crues, 75 mètres cubes.
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deux tètes de canton, Recey, Essoyes, eue s’unit à la Seine par un peu moins de 150 mètres au-dessus des mers, en amont et tout près de Bar-sur-Seine. VI. Aube. — Al’oolithe de son bassin supérieur, à la craie champenoise de son bassin inférieur, l’Aube1 est redevable des claires fonts dont elle tire une onde abondante. Ce nom d’Aube, c’est le radical celtique, en même temps que latin, d’alb, qui veut dire blanc; elle est en effet blanche, transparente : quand elle rencontre la Seine à Marcilly, par 70 mètres, à peu près à distance égale entre la source du fleuve et Paris, elle amène des eaux moins foncées que celles qui lui font perdre assez injustement son nom, car l’Aube est égale à la Seine, sinon même un peu supérieure. Elle naît sur le plateau de Langres, à une vingtaine de kilomètres en ligne droite au sud-est de la ville forte qui nomme ce plateau, entre les deux coteaux les plus élevés de ce bas et menu tronçon de la grande ligne de faîte européenne : Haut du Sec (516 mètres), Mont-Saule (512 mètres). C’est la rivière d’Auberive, de Montigny, de Clairvaux, de Bar-sur-Aube, de Brienne, d’Arcis-sur-Aube, d’Anglure. Ainsi que la Seine, l’Ource et la Marne, ainsi que l’Aujon2, qui est son grand affluent et, pour mieux dire, l’une de ses deux branches mères, elle diminue à son passage sur la grande oolithe, et ce que les fontaines lui jettent se perd dans les trous et fentes de la roche. Après avoir embelli de ses eaux, de sa prée, des arbres de ses bords, son canton de Champagne Pouilleuse où elle se divise en une infinité de bras, faux-bras, ruisseaux, coulées, fossés, elle se heurte au fleuve, dont elle dépasse la longueur, dont elle équilibre au moins le volume : si la verte Seine a plus de profondeur, la rivière « blanche » a plus de largeur et plus de courant. VIT. Voulzie. — La Voulzie3 reçoit à Provins le Durtein4, ruisseau de sources convoité, comme la Voulzie elle-même, par la toute-puissance de Paris. Provins fut une des cités les plus industrieuses, les plus animées de la vieille France, avant d’être vidée 1. Cours, 248 kilomètres; bassin, 461 500 hectares; eaux ordinaires, 20 à 25 mètres cubes (?) ; basses eaux ordinaires, 10 mètres cubes; bas étiage, 3546 litres; crues extrêmes, 348 mètres cubes (?). 2. Cours, 69 400 mètres; bassin, 48 790 hectares; eaux ordinaires, 3500 litres; étiage, 549 litres; crues, 25 mètres cubes. 3. Cours, 48595 mètres; eaux ordinaires, 1000 litres; étiage, 600 litres. 4 Eaux ordinaires, 350 litres; étiage, 160.
par la Peste noire, par la famine, par la guerre de Cent Ans. Elle eut, dit-on, jusqu’à 100 000 âmes dans son enceinte de 5 kilomètres presque entièrement conservée, et c’était la gloire de la Champagne. Ses anciennes murailles, ses tours, son donjon, ses églises, ses restes de palais, ses maisons du XIII siècle en font une de nos villes monumentales. e
VIII. Yonne. —A Montereau, l’Yonne1 heurte la Seine par 50 mètres d’altitude, au-dessous d’un pont célèbre par un crime et par une bataille Une plaque remémore le crime ; elle porte quatre vers ; En l’an mil quatre cent, dix-neuf, Sur ce pont agencé de neuf, Fut, meurtri Jehan de Bourgogne, A Montereau y fault l’Yonne.
Une statue équestre de Napoléon, avec ces mots: « Mes amis, le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu », rappelle une victoire inutile sur les Allemands en 1814; elle s’élève sur un terreplein, entre le pont de l’Yonne et celui de la Seine, qui étaient l’enjeu du combat. L’Yonne commence en Morvan, sur le flanc du Préneley (850 mètres), au sud de Château-Chinon, à l’ouest d’Autun. Coulant d’abord sur le grand des forêts morvandelles, ce n’est encore qu’un ruisseau rapide en un vallon profond quand elle passe au pied de la colline de Château-Chinon, qu’on pourrait ironiquement appeler une « ville d’hiver», parce que l’hiver est long, dur, charge de neiges, sur son coteau de 609 mètres. A Clamecy, par un peu plus de 140 mètres, le Beuvron2 la double presque; 1400 litres par seconde contre 1700. Rivière de l'oolithe, onde tram quille et constante, le Beuvron ne se confond pas tout de suite, dans le lit commun, avec l’eau moins pure du torrent de Morvan. En aval de Clamecy, les roches jurassiques en font rapidement une belle rivière, tant elles épanchent de grandes sources ; puis la Cure fait comme le Beuvron : elle double l’Yonne, ou peu s’en faut. De la Cure à la Seine, l’Yonne baigne Auxerre, boit le Serein et l’Armançon, coule devant Joigny, Villeneuve et Sens, lieu du confluent de la charmante Vanne appauvrie par la soif de Lutèce. 1. Cours, 293 kilomètres; bassin, 1 088 730 hectares ; eaux ordinaires, 75 mètres cubes (?) ; étiage, 17 mètres (?) ; eaux les plus basses, 10 mètres (?) ; crues extrêmes, 1200 mètres cubes. 2. Cours, 40 kilomètres; bassin, 50 660 hectares; eaux ordinaires, 1400 litres; crues, 10500.
LA SEINE
Quand les deux rivières, Yonne et Seine, se rencontrent, celle des deux qui garde le nom jusqu’à la mer est plus courte en un bassin plus petit, moins visité des pluies ; elle est moins large, moins abondante à l’étiage, en eaux ordinaires, en grandes crues : car l’Yonne, lorsqu’elle arrive au rendezvous de Montereau, peut rouler dans son lit de 80 à 100 mètres de largeur, 800 à 1200 mètres cubes par seconde, contre les 400, 500, 600 peut-être qui passent dans la Seine, large moyennement de 70 mètres; les eaux ordinaires de l’Yonne (75 mètres cubes) dépassent probablement celles de la Seine de 15 mètres cubes, et les 17 mètres cubes (?) de l’étiage « icaunien1 » sont très supérieurs aux 10 mètres (?) de l’étiage « séquanien ». Ainsi le fleuve que pressent les quais parisiens pourrait ou devrait se nommer l’Yonne plutôt que la Seine : mais celle-ci, sortie des terrains poreux plus que des imperméables, est plus constante, plus vive et claire que l’irrégulière et fantasque « Icauna », dont le bassin supérieur, granits, gneiss, micaschistes, lias, est une roche dure, étanche. L’Yonne conduisait autrefois à la Seine, pour l’usage de Paris, près de 250 000 stères de bois par an; elle ne lui en amène guère aujourd’hui que 150000 : les bois du Morvan diminuent. IX. Cure2. — La Cure a ses naissants en Morvan, sur les monts très boisés de Gien et d’Anost (dépassant 700 mètres), dans l’un des pays de France où il pleut le plus : il y a ici une précipitation annuelle d’environ 2 mètres, la moyenne du bassin entier de la Seine n’étant que de 683 millimètres. Encore ruisseau, mais ruisseau de grande abondance par cet excès de pluie, elle remplit, à 4 kilomètres de Montsauche, le grand réservoir des Settons, à 580 mètres d’altitude. Le réservoir des Settons couvre de 22087 000 mètres cubes d’eau le fond d’un ancien vallon marécageux qui rapproche tout à coup ses sauvages collines et de bassin devient gorge. La digue de granit qui force la Cure à reculer en lac a 267 mètres de longueur, 20 mètres de hauteur, plus de 11 mètres de largeur à la base et près de 5 au sommet. Vaste de 404 hectares, avec 16 kilomètres 1/2 de contour, 18 mètres de profondeur à coupe remplie, l’étang des Settons a été fait de Icauna est l’ancien nom latinisé de l’Yonne. 2. Cours, 109 kilomètres; bassin, 127 500 hectares; eaux ordinaires, 16144 litres; eaux basses, 2500 litres; eaux très basses, 1314 litres, et même 1000 seulement, quand les Settons n’épanchent pas leur réserve; crues extrêmes, 450 mètres cubes.
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1855 à 1858 pour aider au flottage estival de la Cure, à la navigation de l’Yonne, aux éclusées du canal du Nivernais et du canal de Bourgogne. Avec de semblables retenues, nous grandirions toutes nos rivières : sans même sortir du bassin de la Cure, on pourrait arrêter 10500000 mètres cubes dans la gorge de Bussières, sur le Tournesac, tributaire du Cousin. Régularisée par cette réserve, qui lui assure 2500 litres de plus par seconde pendant les trois ou quatre mois torrides de l’année, la Cure, qui est comme l’Yonne une grande flotteuse de bois, se tord dans les granits et sur les granits, au fond de gorges qui ne sont nulle part plus belles qu’à Chastellux, où les commande un antique château. Des roches anciennes elle passe au lias, et du lias elle entre dans le calcaire oolithique à Pierre Pertuis qui, le nom l’indique, est un passage, un défilé, le dernier de la rivière, à la fin de la montagne du Morvan. Un monument célèbre, l’église de Vézelay, marque le lieu le plus historique, de toute la Cure : c’est dans cette vaste basilique dominant de sa masse la ville déchue, pleine de débris, que vers le milieu du XIIe siècle saint Bernard prêcha la deuxième croisade ; et, avant que le siècle fût achevé, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, suivis de hauts et puissants seigneurs, y juraient de délivrer par une troisième croisade le tombeau du Christ qui venait de tomber au pouvoir des « felons » Sarrasins. La Cure frôle des coteaux à vignobles ; elle se cogne à la côte de Chaux, cap calcaire qu’elle contourne. Cette « côte » est percée par les cavernes d’Arcy : dans la plus basse d’entre elles, la grotte des Goulettes, la rivière s’engouffre en partie quand ses eaux sont très hautes, et le bras disparu va reparaître de l’autre côté du promontoire. Elle atteint l’Yonne au-dessous de Vermenton, à Cravant, par 115 mètres. Son affluent majeur, le Cousin1, lui ressemble par ses sinuosités dans le granit, par son passage dans le lias, puis dans le calcaire, par l’énorme écart entre le plus bas étiage et la plus haute crue : une ville fièrement campée sur un roc de granulite, la très pittoresque Avallon, est la riveraine du Cousin, mais elle l’est de plus de 100 mètres de haut. X. Serein. —Au passage sur les roches craque1. Cours, 64 788 mètres; bassin, 45 000 hectares; eaux ordinaires, 5000 litres; étiage, 436; crues, 300 000 (?).
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lées de la grande oolithe, le Serein ou Serain1 perd toutes les eaux qui ruissellent pour lui sur les gneiss, les lias des froids plateaux de Saulieu. Il n’a pas une goutte en été quand il arrive à Noyers, mais là même il renaît par des fontaines vives dont l’étiage varie habituellement entre 225 et 650 litres par seconde. Il passe à Chablis. C’est dire qu’un beau vin blanc descend de ses collines : si l’Yonne a sa « côte » d’Auxerre, l’Armançon sa « côte » de Tonnerre, le Serein a sa « côte » de Chablis. XI. Armançon. — Roulant des eaux troubles dans sa gorge supérieure, qui relève du lias, l’Armançon2 n’est longtemps qu’un pauvre et laid ruisseau dans le pays d’Auxois : il faut de longues pluies pour qu’il veuille bien courir et non dormir autour du promontoire de Semur, ville escarpée, digne d’une rivière, même d’un fleuve, et qui n’a qu’un fossé. En aval de Semur, la roche change, l’Armançon aussi, que le calcaire, puis la craie pourvoient de magnifiques eaux de source, telles que la Font d’Arlot3 près Cry, la Font de Saint-Jean 4 près Tonnerre et, à Tonnerre même, la Dionne5 ou Divonne, c’est-à-dire l’Eau Divine. Dans la prairie de Saint-Florentin lui arrive une presque homonyme rivière, la limoneuse Armance6, remarquable par la force et la pérennité des fontaines de son bassin crayeux ou calcaire, entre autres celles de Chaource, lieu de son origine. De tout autre nature est le plus long tributaire de l’Armançon, la Brenne7, qui sèche presque en été, mais dont les grands orages font un fleuve — parce que c’est un courant du lias. En remontant cette pauvre Brenne, on arrive à la plaine des Laumes, où se lève, au-dessus de trois mauvais ruisseaux, Oze, Ozerain, Brenne, une colline isolée de 418 mètres, assez dure à gravir. Ce haut coteau, c’est le Mont-Auxois, acropole naturelle ayant sur son plateau le village d’Alise et la statue de Vercingétorix. Mais ce colosse est-il bien à sa place ? Le héros gaulois regarde-t-il le 1. Cours, 150 kilomètres; bassin, 138 500 hectares; eaux ordinaires, 6637 litres; crues extrêmes, 300000. 2. Cours, 174 kilomètres ; bassin, 290 000 hectares ; eaux ordinaires, 24 mètres cubes (?) ; étiage, 1500 litres; grandes crues, 253 mètres cubes. 3. Eaux ordinaires, 350 litres. 4. Eaux ordinaires, 400 litres. 5. Eaux ordinaires, 100 litres. 6. Cours, 45 kilomètres ; bassin, 53406 hectares; eaux ordinaires, 3500 litres (?); étiage. 1000 (?) ; crues, 25 000 (?). 7. Cours, 60 kilomètres; bassin, 75 000 hectares; eaux ordinaires, 1514 litres; étiage à peu près nul; crues, 60 mètres cubes.
vrai lieu de sa défaite, Alésia, proie de César implacable ? D’aucuns en doutent, qui placent le champ fatal bien loin de ce plateau de 100 hectares, long de 2000 mètres sur 800 de largeur; certains l’installent en Franche-Comté, à Alaise, dans un pays de montagnes boisées, au-dessus des précipices du Lison. L’Armançon finit près de la Roche, à l'altitude de 80 mètres.
XII. Vanne. — On reconnaît du premier coup d’œil dans ce nom, qui est identique à Ouanne, à Onne, etc., l'On celtique, autrement dit l’Eau. Eau par excellence, comme Paris l’a prouve quand il a pris treize des sources de ce bassin, dans les environs de Saint-Benoît et de Rigny-leFerron. La Vanne1 commence à Fontvanne, station du chemin de fer d’Orléans à Châlons-sur-Marne, par des fontaines qui donnent de 100 à 300 litres à la seconde; courte elle-même, aucun de ses affluents n’est long, pas même ceux qui lui viennent du plus loin, de la lisière de l’immense forêt d’Othe, mais ses 947 kilomètres carrés, tous perméables, étant faits pour deux tiers de craie blanche et pour un tiers de cailloux dispersés dans un limon rouge, regorgent de fonts limpides comme l’air : les plus puissantes sont celles d’Armentières près de SaintBenoît2 et l’abîme de Cérilly3. L’ensemble des sources achetées par la grand’ville épanche un volume d’onde fort variable : le mois le plus indigent4, octobre 1870, a donné 717 litres à la seconde; le plus abondant, mars 1879, en a fourni 2225. La Vanne est lente, en un val marécageux, sur un lit de tourbe, entre les roseaux; elle rencontre l’Yonne à Sens. XIII. Loing. — De l’Yonne à la Marne, la Seine engloutit le Loing et l’Essonne. Le Loing5 réunit deux branches mères, Loing et Ouanne. Deux rivières qui ont le même nom : car Loing c’est Ouanne, avec incorporation de l’article et addition d’un g nasal. Et Loing et Ouanne, c’est encore, c’est toujours On, l’Eau. 1. Cours, 58 750 mètres; bassin, 94652 hectares; eaux ordinaires, 4643 litres ; étiage, 2500. 2. Étiage, 235 litres. 3. Moyenne mensuelle la plus faible, en dix années, 72 litres; la plus forte, 310. 4. Moyenne de dix ans. 5. Cours, 160 kilomètres ; bassin, 415 000 hectares; eaux ordinaires, 15 mètres cubes (?) ; étiage, 4(?) ; crues, environ 300.
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LA SEINE
Le Loing garde le nom, mais il ne vaut pas l’Ouanne. La Puisaye, petite région de sol non poreux, bocagère, pauvre en sources, est son pays natal et celui de ses hauts affluents, sortis comme lui d’étangs ombragés de forêts. Descendu d’un massif de 330 mètres, près de Saint-Sauveur-enPuisaye, c’est la rivière ou plutôt le gros ruisseau de Saint-Fargeau, de Bléneau, de Châtillon, et il y a peu d’eau courante en été dans son lit quand il passe devant la Fosse aux Lions de Chennevières, charmant petit amphithéâtre romain voisin de Montbouy.
L’Ouanne1 a aussi ses ruines romaines, à Triguères; c’est la rivière de Château-Renard, ville des beaux arbres. Plus longue que le Loing, plus abondante, écoulant un bassin de 30 000 hectares plus grand, elle le rencontre en amont de Montargis, ville dans l’ample bassin de laquelle arrivent aussi quelques méchants ruisseaux du Gâtinais. A ces ruisseaux le Loing doit moins qu’à mainte source invisible de la région des grès de Fontainebleau. Il y a là des ravins qu’on ne peut oublier, qui, de détour en détour, sont comme un long
Le Loing à Moret. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.
bout du monde, un chaos de roches grises montant avec leurs pins à l'assaut des collines. Extérieurement, ces roches sont ternes; la pluie les a brunies, la mousse les a verdies, mais intimement elles sont blanches, ainsi que le prouve, à leur pied, le sable fin qui s’en détache; et des blancheurs éclatantes montrent de loin les grès où le carrier travaille. À l’origine des ravins l’horizon s'ouvre tout à coup et le sentier s’aplanit sur la table du Gâtinais. A ces ravines il manque l’eau qui mordait leur pierre de sable, sur une rive, puis sur l’autre, à chaque inflexion de la coulière. De mémoire O. RECLUS. — EN FRANCE.
d’homme, elles sont sèches. Nulle part le lit du ruisseau n’est visible, il s’est, comblé, on le cultive comme tout le fond du val. Elle est là, pourtant, l'onde gâtinaisanne, profondément sous terre; sauf à de rares fontaines, dont la plus puissante est à Chaintreauville, elle ne jaillit plus dans sa vallée, pas même au plus bas bout, mais dans le Loing même, et sous le Loing. Le débit des affluents apparents, fontaines ou ruisseaux, n’explique qu’à demi la grande croissance de la rivière entre Montargis et la gracieuse 1. Cours, 65 kilomètres; bassin, 91 000 hectares; étiage, 830 litres (?). I — 22
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EN FRANCE
XV. Marne. — A voir la Marne3 en face de la Seine à Charenton, aux portes de Paris, par 25 mètres d’altitude, on ne croirait guère qu’elle a 100 kilomètres de plus que le fleuve fait de la rivière de Troyes et de celle d’Auxerre. Malgré sa longueur de 525 kilomètres, dans un bassin de 1 267960 hectares, elle n’est que pour un tiers dans les flots irrités par les ponts de Paris. En moyenne, elle ne roule guère que 60 mètres cubes d’eau par seconde, ou même moins. La Marne décrit un arc de cercle régulier, har-
monieux, dont la convexité regarde le nord, et cet arc enveloppe celui du fleuve. Elle commence par la Marnotte, très humble fontaine, en un pays de lias point favorable aux sources, à 5 kilomètres à vol d’oiseau au sud-est de Langres, dans un cirque de petites montagnes couronnées par des forts et des batteries qui font partie du formidable polygone de défense de la « cité des Lingons » : ces montagnettes ont de 450 à 474 mètres d’altitude, soit de 70 à plus de 90 au-dessus de la source de la rivière, laquelle est à 381 mètres au-dessus des mers. C’est un ruisseau de 16 litres à l’étiage devant Langres, ville à 473 mètres; ce n’est pas une rivière à Chaumont-en-Bassigny, où telle sécheresse la réduit à 170 litres par seconde, car, si le calcaire qui succède au lias lui filtre de jolies fontaines, la grande oolithe sur laquelle elle coule boit cette eau vive à mesure. Là où expire le promontoire qui porte la ville de Chaumont, la Marne reçoit la Suize par 250 mètres d’altitude, à Condes (confluent), nom celtique identique à Condat, à Condé, à Candes, etc. La Suize1 révèle par son indigence finale les pertes d’eau d’un lit dont la roche oolithique n’a pas de tenue. Elle passe, en avant de Chaumont, sous un splendide viaduc du chemin de fer de Paris à Belfort, long de 600 mètres, haut de 50. En aval de Chaumont les sources sont belles» nombreuses; la Marne garde ses eaux dans une roche plus compacte, elle augmente rapidement, et de ruisseau se fait rivière, mais son onde, occupée à laver dans les patouillets les minerais qu’on tire abondamment de cette région très ferrifère, devient rougeâtre, opaque : d’ailleurs beaucoup moins qu’autrefois, par la diminution du nombre des lavages. Au-dessous de Donjeux, le Rognon2 lui ajoute 908 litres par seconde en eau basse, ellemême en roulant alors 992 : désormais la Marne est faite. Elle baigne Joinville, Saint-Dizier, la plaine Perthes, d’où tira son nom le pays du Perthois. absorbe la Blaise3, rivière à forges venue de Vassy, traverse Vitry-le-François, puis s’unit, par moins de 90 mètres, à son maître affluent, la Saulx, qui lui est à peine inférieure en estivale saison Elle entre ensuite dans la Champagne Pouilleuse,
1. Cours, 90 kilomètres; bassin, 185 000 hectares; eaux ordinaires, 8 mètres cubes; étiage, 5; étiage « séculaire», 2800 litres ; grandes crues, 30 000. 2. Cours, 50 kilomètres; bassin, 65 500 hectares; eaux ordinaires, 2500 litres; étiage, 1800; crues, 6500. 3. Cours, 525 kilomètres ; bassin, 1 267 960 hectares; eaux ordinaires, 60 mètres cubes (?) ; étiage, 11 ; crues, 700 à 800.
1. Cours, 51 500 mètres; bassin, 29 028 hectares; eaux ordinaires, 400litres ; étiage, 32 litres ou même 11 ; crues, 9523. 2. Cours, 77 500 mètres; bassin, 65 000 hectares; eaux ordinaires, 3320 litres; étiage, 908; crues, 36 380. 3. Cours, 70 kilomètres; bassin, 50 762 hectares : eaux ordinaires, 1300 litres; étiage, 650 litres; eaux très basses, 350 litres ; crues, 60 mètres cubes.
Nemours, entre Nemours et Moret la charmante, ville auprès de laquelle le Loing rencontre la Seine par 42 mètres au-dessus des mers La fonction de la vallée du Loing, c’est d’unir par une route facile, toujours en plaine, le bassin de la Seine à celui de la Loire. Ce val est comme une baissière entre les deux fleuves. De grandes voies en profitent, routes, chemin de fer et l’un des canaux les plus navigués de France, le canal du Loing, qui se divise près de Montargis en deux sous-canaux : le canal de Briare et le canal d’Orléans. XIV. Essonne. — L’Essonne1 s’achève à Corbeil, par 30 mètres environ d’altitude. C’est une rivière modèle, utile à l’industrie, inoffensive aux riverains; les sources qui la font, celles qui l’accroissent, continuent des ruisseaux cachés dans la profondeur de la terre sous le filtre du plateau beauceron. Jamais cette onde pure ne sèche beaucoup; jamais non plus elle n’éventre sa vallée par endroits humide et tourbeuse : il y a des années où son niveau reste le même à 30 centimètres près. La sage Essonne a deux branches mères, assez médiocres ruisseaux nés à la lisière septentrionale de la forêt d’Orléans : la Rimarde, et l’Œuf, qui passe à Pithiviers. En amont, en aval de Malesherbes, des roches de grès s’avancent sur les larges prairies humides où elle coule, rarement en un seul bras. La Juine2 d’Étampes ressemble en tout à l’Essonne, qui n’a pas de meilleur affluent: c’est également une rivière des mieux ordonnées, des plus constantes, qui a ses réserves sous la Beauce.
LA SEINE
dans la craie dure dont les sources rares, mais de grande puissance, soutiennent fort son étiage; elle y est, comme le Nil en Égypte, une longue oasis, un ruban vert dans la plaine blanche des « Champs catalauniens ». Les Catalauni, tribu celtique, ont laissé à la ville de Châlons leur nom, corrompu, romanisé, réduit, qui signifiait les « Prompts au combat », les «Joyeux à la bataille ». Au delà de Châlons la Marne emporte la SommeSoude1, à laquelle on pensa d’abord pour étancher la soif de Paris, mais son étiage extrême est trop bas (car les sources de la craie champenoise, pays
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de peu de pluie, sont très sensibles à la longue sécheresse), et l’on préféra confisquer la Vanne et la Dhuis. Où cesse la vaste expansion des Champs catalauniens, commence une vallée charmante, sinueuse, entre des collines illustres d'où coule un vin pétillant : on est dans le pays de France le plus révéré des francophiles comme des francophobes avec le Bordelais et la Bourgogne, devant les vignes d’Ay, d’Épernay. La Marne accueille ensuite le clair Surmelin, diminué de ce que Lutèce a pris à son affluent la
La Marne à Château-Thierry. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
Dhuis ; elle frôle Château-Thierry, la Ferté-sousJouarre, où tombe le Petit Morin2, boit d’un trait le filet d’eau laissé dans l'Ourcq3 par l’indésaltérable Paris, traverse Meaux et se courbe en détours fantastiques : l’un, en amont de Meaux, a 25 kilomètres d’anneau pour 4500 mètres d’isthme; un autre, à partir de l’embouchure du Grand Morin, 17500 mètres de contour, la section n’en ayant pas 3500; un troisième, celui de Joinville, long de 13 kilo1. Cours, 80 352 mètres; largeur, 12 mètres; bassin, 70500 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres; étiage, 300 et même moins ; crues, 4600. 2. Cours, 90 kilomètres; largeur, 10 mètres; bassin, 61 970 hectares; belles eaux ordinaires. 3000 litres; étiage, 900; étiage exceptionnel, 320; crues, 35 000. 3. Cours, 78 kilomètres; bassin, 108 700 hectares.
mètres, duodécuple presque l’épaisseur de son isthme, laquelle dépasse à peine 1100 mètres. Joinville, c’est déjà Paris, où la Marne meurt dans la Seine, laquelle est deux fois plus grande et beaucoup plus claire. XVI. Saulx, Ornain. — La Saulx1 écoule un territoire assez exactement divisé entre les sols perméables et les sols étanches : au passage sur le calcaire de Portland, roche craquelée, elle perd une partie de son onde, qui est fraîche, qui est pure, mais elle en perd de moins en moins parce 1. Cours, 126 kilomètres ; bassin, 239 000 hectares; belles eaux ordinaires, 8000 litres; eaux ordinaires, 5000; très bas étiage, 2461 ; grandes crues, 300 000.
EN FRANCE
que le lavage des minerais de fer dépose dans les failles du lit, une boue qui les aveugle peu à peu. Née dans des collines de 427 mètres, elle n’embellit que des bourgades, comme Montiers-sur-Saulx. En route pour la Marne, route singulièrement tournoyante, elle dérobe à l'Ornain1 son nom, bien que l'Ornain, réduit par les emprunts du canal de la Marne au Rhin, ait 20 kilomètres de plus, un bassin double, une largeur presque double, un étiage plus fort, des eaux ordinaires plus grandes, des crues plus puissantes : malgré tout cela, quoiqu’il perde moins d’onde par les défaillances du calcaire
et qu’il s’ouvre à des fontaines plus constantes, son nom disparait dans celui de la Saulx. L’Ornain commence sur des plateaux et coteaux de 400 à près de 450 mètres. C’est la rivière du Barrois. Il passe à Ligny et à Bar-le-Duc. XVII. Grand Morin. — Le Grand Morin 1, rivière de la Brie, doit à la perméabilité des terres à meulières de ce plateau la superbe « Vanne », c’està-dire « l’Onne » ou fontaine de Chailly2, qui naît à Saint-Remy-la-Vanne, à 9 kilomètres en amont de Coulommiers. Il baigne Coulommiers et Crécy.
L’Ourcq à la Fère-en-Tardenois. — Dessin de Dosso, d’après une photographie.
Issu de prairies marécageuses, il n’a parcouru que 6 kilomètres quand il arrive à la lisière de l’ample forêt de la Traconne (5000 hectares), à Mœurs, village que 3 kilomètres séparent de la ville de Sézanne : là il se dédouble. La branche de droite garde le nom de Grand Morin : c’est elle qui va s’unir à la Marne. La branche de gauche a d’autres destinées: elle descend vers Sézanne sous le nom de rivière des Auges et, quittant une région de collines variées pour la plate monotonie de la Champagne Pouilleuse, de1. Cours, 115 kilomètres; bassin, 88000 hectares ; eaux ordinaires, 4300 litres; étiage. 800, diminués à 320 par les confiscations au prolit du canal de la Marne au Rhin; crues, 130 mètres cubes.
vient la Superbe, affluent de l’Aube. Depuis que le bois a reculé, la pluie diminué, le Grand Morin n’est plus assez fort pour se diviser de lui-même en deux ruisseaux, et sans l’obstacle d’un barrage il irait tout entier vers la Marne. Grand Morin, Superbe, Aube, ce sont là, dans la petite France, en sa Champagne, province impluvieuse, notre Orénoque, notre Casiquiaré, notre Rio Negro. XVIII. Oise. — Par 15 mètres d’altitude, l’Oise3 accroît la Seine à 23 kilomètres sous Paris, près 1. Cours, 112 kilomètres; bassin, 90 800 hectares; eaux ordinaires. 4000 litres; eaux les plus basses, 1300 litres. 2. 450 litres par seconde. 3. Cours, 300 kilomètres ; bassin. 1 667 680 hectares ; eaux ordinaires, 100 mètres cubes (?); étiage, 30 (?) ; crues, 650.
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EN FRANCE
de Conflans-Sainte-Honorine, en amont de Poissy, en face de la forêt de Saint-Germain. Ses grandes crues vont à peine à 650 mètres cubes, moins que les extrêmes de l’Yonne et de la Marne, mais elle dépasse la portée ordinaire et les basses eaux de l’une et de l’autre. Une des plus belles forêts de France, des plus grandes aussi, c’est la forêt de Compiègne, entre le val de l’Oise au couchant, le val de l’Aisne au nord, le val de l’Automne au sud. Hêtres, chênes, charmes s’y rangent sur 1350 kilomètres d’avenues et d’allées, mur vivant, bruissant, frémissant, dont chaque renouveau paré de feuilles lève plus haut le glorieux faîte. Elle a presque 95 kilomètres de tour et plus de 14 500 hectares de surface : même 17 500 quand on l’unit à la forêt de l’Aigue, dont l’Aisne seule la sépare. Ce coin du pays gaulois est parmi ceux où la main profane a le moins profané : beaucoup de grands bois y sont debout, qui tiendraient les uns aux autres sans les lacunes de quelques clairières. Au sud-ouest de la forêt de Compiègne, par delà l’Automne, la forêt de la Hallate (4260 hectares) va jusqu’au charmant vallon de la Nonette; par delà la Nonette il y a les bois d’Ermenonville (5152 hectares) et de Chantilly ; aux sources de l’Automne, la forêt de Villers-Cotterets touche presque à celle de Compiègne, qui dresse de ce côté la colline où un duc d’Orléans bâtit entre 1393 et 1406 le splendide château de Pierrefonds, trop restauré de nos jours. A 2 kilomètres en amont de Compiègne, à l'orée de la forêt, deux rivières s’unissent : l’Oise et l’Aisne. Celle qui garde son nom, l’Oise, est la moindre des deux, mais elle entraîne l’Aisne avec elle vers le sud-ouest : le plus fort le cède au plus faible, qui coule dans l’axe général du bassin. N’étaient les vieux livres, les chartes, les pouillés des abbayes, qui se douterait que l’Oise a le même nom que l’Isère ? Tel est pourtant le cas. Le grand torrent schisteux qui roule vers le Rhône à travers Savoie et Dauphiné, l’Isère, a conservé le r d'Isara ; la claire et tranquille rivière de la Thiérache et du Valois l’a perdu. L’Oise a 300 kilomètres : elle en aurait 390 si l’Aisne était la branche mère; 400 si c’était l’Aire, affluent de l’Aisne. C’est sur les schistes qu’elle commence, en Belgique (province de Namur), dans les bois de l’immense commune de Chimay, à quelques kilomètres au sud-est de cette ville. Froid est ce pays
de 300 à 350 mètres d’altitude, qui termine à l’occident le plateau des Ardennes ; humide aussi, sur ses fagnes ou argiles boueuses, autour des étangs de la forêt sombre. Après 12 ou 15 kilomètres au plus, petit ruisseau qu’économisent de petits étangs dont le déversoir anime des forges, elle quitte la terre de Belgique pour la France, et les schistes ardennais pour les craies, les calcaires» les grès et sables éocènes du bassin de Paris. Aucune grande cité n’est assise à son bord. Guise est petite ville, ainsi que la Fère, Chauny, Noyon1, Compiègne, Creil, Pontoise. XIX. Serre. — Rivière de la craie, la Serre2 passe devant Marle et Crécy. C’est une belle eau de fontaine ; elle s’accroît du Vilpion3, qui vient du pays de Vervins, et de la Souche4 marécageuse, prise presque dès sa source, à Sissonne, par un canal a lignes inflexibles auquel d’autres canaux de dessèchement versent une eau lente et palustre. L’Oise, divisée en plusieurs ruisseaux, et la Serre se rencontrent dans les larges prairies de la Fère : à ne juger que par la constance et le volume des eaux, la Serre vaut mieux que la rivière née sur l’ardoise belge. XX. Ailette. — L’Ailette5 se perd dans l’Oise à Manicamp. Elle passe dans le vallon que domine Coucy, la ville des Enguerrands qui disaient : « Ne suis ne roi, ne prince, ne duc, ne comte aussi; je suis le sire de Coucy ». De ces seigneurs puissants en France, le plus puissant, celui qui pouvait détrôner saint Louis enfant et qui ne le voulut point, bâtit sur un promontoire de l’Ailette un colossal château dont il reste des murs, des tours et un donjon qui n’a point de rivaux au monde. Haut de 55 mètres, avec plus de 30 mètres de diamètre et des murailles de 7 à 8 mètres d’épaisseur, donjon de Coucy, fait de 1225 à 1230, est un de ces monuments dont on dit qu’ils semblent bâtis pour l’éternité : contemporain des cathédrales, il témoigne avec elles pour la gloire de nos ancêtres. Dans le même pays que Coucy, dans le même bassin de l’Ailette, une de ces vieilles basiliques 1. Noyon ne borde pas l’Oise : elle est à quelque distance de la rive droite, sur la Verse. 2. Cours, 100 kilomètres; bassin, 185000 hectares; eaux ordinaires, 6650 litres; étiage 4350; étiage extrême, 2500 ; crues, 80 000. 3. Cours, 46 423 mètres; eaux ordinaires, 2284 litres, étiage, 914; crues, 41110. 4. Cours, 36 550 mètres; eaux ordinaires, 1860 litres. 5. Cours, 62 750 mètres ; eaux ordinaires, 970 litres ; étiage, 450 litres.
LA SEINE
signalerait de loin une ville « historique et monumentale », si cette cité, jadis vigilante et guerrière, aujourd’hui paisible, endormie, n’avait son site à hauteur de domination, à 100 mètres audessus du val de l’Ardon. Son fier coteau, nommé « mont », fut, dès longtemps avant l’histoire, un refuge, une forteresse au-dessus des forêts mouillées et des marais de Souche et Serre. XXI. Aisne 1. — L’antique Axona prend sa source à 20 kilomètres au nord de Bar-le-Duc, à 240 mètres d'altitude, entre des coteaux qui montent à 293, dans le village très bien nommé Sommaisne (tète de l’Aisne), au sein des bocages de l’Argonne, pays humide et couvert dont les forêts entretiennent des ruisseaux sinueux. A Sainte-Menehould, sa rive gauche côtoie déjà la Champagne Pouilleuse dont elle reçoit de petites rivières nées des forts jaillissements de Somme-Yèvre, Somme-Bionne, Somme-Tourbe, etc. Plus bas, au-dessous de Vouziers, sa rive droite cesse également de longer l’Argonne, et, désormais tout à fait champenoise, l’Aisne grandit rapidement par le tribut de fontaines, de courts ruisseaux préparés sous la craie. Par ces jets imprévus, clairs, abondants, elle fait plus que doubler entre Sainte-Menehould et Vouziers; elle double encore entre Vouziers et Rethel, puis entre Rethel et Soissons. A son mariage avec l’Oise elle la dépasse de 80 kilomètres, et son bassin l’emporte d’un grand tiers sur celui de la rivière dont le nom triomphe. Elle lui apporte en dot l’Aire, la Suippe, la Vesle : l’Aire2, parallèle à la Meuse en une étroite vallée, est par excellence la rivière de l’Argonne, mais la grande forêt d’Argonne a pour cours d’eau central la Biesme, affluent direct de l’Aisne. La Suippe3, courant tranquille, dans la craie champenoise, a des eaux vives ; elle sort peu de son lit ombragé d’aunes et de frênes ; jamais elle ne fouille sa vallée, Jamais non plus elle ne lui manque. La Vesle ou Vêle4 a son cours supérieur dans la plaine « pouilleuse » de Champagne, son cours inférieur entre des collines du bassin de Paris. Pure en amont de 1. Cours, 280 kilomètres; bassin, 775 230 hectares; eaux ordinaires, 45 mètres cubes; bas étiage, 9 mètres cubes; crues, 550 mètres cubes (?). 2. Cours, 130 kilomètres; bassin, 195419 hectares; eaux ordinaires, 3000 litres; étiage, 1500 litres; grandes crues, 100 mètres cubes. 3. Cours, 83 kilomètres; bassin, 95 000 hectares; eaux ordinaires, 3343 litres; étiage, 1560; eaux très basses, 300 à 700; crues, 7000 (?). 4. Cours, 135 kilomètres; bassin, 155 000 hectares (?) ; eaux ordinaires, 3000 litres; étiage, 1000; eaux les plus basses, 250; crues, 50000 (?).
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Reims, elle est sordide en aval, tant cette grande ville de fabriques, glorieuse de sa cathédrale, y verse de débris et de « chimies ». XXII. Automne. — L’Automne1, rivière du Valois, n’a guère de rivales en France pour la presque immuabilité des fontaines ; ses grandes crues triplent à peine son débit normal et ne quadruplent pas son étiage ; jusqu’à ses « fureurs » tout est paisible en elle. Non moins tranquille, constante, charmante est, plus au sud, la Nonette2, rivière de Senlis et de Chantilly. XXIII. Thérin. — Le 30 avril 1573, au chant des matines, le Thérin3 ou Thérain, précieux aux usines, passait encore devant la Babel la plus haute que l’homme eût jamais dressée pour escalader la nue. La flèche de la cathédrale de Beauvais s’élancait à 153 mètres: elle tomba ce jourlà, vers sept heures, sans tuer personne.
Bu confluent de l’Oise à l’embouchure, la Seine ouvre un lit de plus en plus ample, d’abord fluvial avec eau douce, puis maritime avec eau salée, à de fort jolies rivières et à de ravissantes riviérettes normandes. XXIV. Epte. — Gisors est la « reine de l’Epte4», reine aujourd’hui pacifique à tout prix dans sa riche vallée, mais, il y a six ou sept cents ans, elle entendait souvent le choc des armures. L’Epte sépara longtemps la France de la Normandie, qui relevait des rois d’Angleterre, alors francophones. Philippe Auguste tenait la rive gauche, le Cœur de Lion la rive droite, Gisors, sa colline et, sur cette colline, un château formidable, place d’armes à double enceinte dont les ruines, devenues un jardin public de 4 hectares, sont restées grandioses jusqu’à ce jour : l’herbe, le lierre, l’ombrage y mêlent à la mort la vie ; dans les fossés, qui n’ont plus d’eau, devant des murs et tours de l’enceinte 1. Cours, 31550 mètres; bassin, 30000 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres; étiage, 1600 litres; crues, 6 mètres cubes. 2. Cours, 41 400 mètres ; bassin, 35 000 hectares (?) ; eaux ordinaires, 1500 litres; étiage, 1000; étiage extraordinaire, 733 ; crues, 6000. 3. Cours, 86 kilomètres; bassin, 115000 hectares; eaux ordinaires, 4800 litres ; étiage, 3500; eaux très basses, 2000; crues, 11 000. 4. Cours, 101280 mètres; bassin, 87 245 hectares; eaux ordinaires, oscillant, suivant la pluviosité de la saison, entre 6000 et 9000 litres; étiage, 4 mètres cubes; crues, 35 mètres cubes.
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extérieure, le feuillage frémit dans des arbres d’une hauteur et d’une ampleur magnifiques; entre la pelouse et les allées tournantes du jardin, sur la plus haute butte, s’élance la tour octogonale d’un donjon qui plane dans le ciel du Vexin normand. XXV. Andelle. — C’est au terme de la marée que l’Andelle1 atteint le fleuve, à Port-de-Poses. Née (comme l’Epte) dans le pays de Bray, elle s’en va serpentante, claire et froide, d’usine en usine, dans la prairie, entre hauts et beaux coteaux presque partout couronnés de forêts. Rivière très industrielle, mais ses industries la souillent peu : elle reste digne de la belle nature qui l’entoure, de la force et de la sève des arbres qui l’ombragent.
XXVI. Eure.— Nous, les modernes, nous disons l’Eure, mais nos arrière-grands-pères disaient l’Ure, tout en écrivant Eure comme nous : la Henriade en fait foi, qui lui donne pour rime, en vers prosaïques, nature et structure. L’Eure2 commence dans le Perche, sur des argiles imperméables où les eaux s’amassent en étangs, au pied de collines ondulant avec des forêts dont les plus grandes s’appellent forêts de Longny, de la Ferté-Vidame, de Senonches. Sa première direction la mène vers la Loire d’Orléans plus que vers la Seine de Paris ou de Rouen. Du Perche elle tire peu d’eau, et, là où le roi « sans égal » essaya de la prendre pour Versailles, son jardin, ses étangs, ses cascades, ses nymphes et ses dauphins vomissant à plein jet, ce n’est encore qu’un gros ruisseau d’allure inconstante, très faible en temps caniculaire. La digue de refoulement, œuvre de Vauban, calculée comme calculait ce grand homme, bâtie comme il bâtissait, arrêtait l’Eure au Boizard, en amont du bourg de Pontgouin, et l’Eure reculait jusqu’à Belhommert. Au bout du Perche, à l’orient, c’est la Beauce : l’Eure entre dans la plaine des blés ; elle se courbe au nord, passe devant Chartres dont la cathédrale superbe, presque sans rivale, montre avec orgueil le plus parfait des clochers, puis elle s’égare dans la délicieuse vallée de Maintenon, où le temps ronge 1. Cours, 55 480 mètres ; bassin, 71 065 hectares ; eaux ordinaires, 5000 litres; étiage, 3750 litres; crues, 12 mètres cubes. 2. Cours, 225 kilomètres; bassin, 550 000 hectares; eaux ordinaires, 10 à 12 mètres cubes ; étiage, 7; crues, 230.
les tronçons de l’aqueduc commencé en 1684 pour le passage des eaux de Versailles. Si les 30 000 hommes qui construisaient ce pont l’avaient achevé, il serait d’une grandeur plus que « romaine », long de 4600 mètres, avec triple rang d’arcades superposées : le rang d’en bas, qu’on termina, aligne quarante-sept arches, à 30 mètres au-dessus de la rivière, sur 975 mètres de longueur. Arrivée dans la craie supérieure, elle croît très vite, par deux petites rivières à l’eau transparente, Biaise de Dreux, Avre normande, et par des sources de merveilleuse beauté, telles que les cinq naissants du ruisseau des Fontaines 1, à Fontaines-sousJouy, et surtout les sources de Cailly, qui sortent de terre à 16 kilomètres nord-est d’Évreux ; elles jaillissent tout près de l’Eure, en face du village dont elles tiennent leur nom, au pied d’abruptes collines boisées portant le plateau crayeux de 100 à 144 mètres qui sépare la vallée de l’Eure de celle de Elton et se rattache au sud à la grande plaine de Saint-André. C’est justement cette nature de roche dont les fissures et fendillements boivent avidement les eaux de pluie qui explique l’extrême puissance de ces fontaines. Elles sont, au nombre de sept, toutes voisines, et d’une constance incroyable, tellement que leurs eaux ordinaires et leur étiage se confondent à peu près : la plus forte donne 1300 litres par seconde, une autre 340, une troisième 200, une quatrième 150; les trois autres sont faibles — en tout 2 mètres cubes par seconde. Un peu en aval des sept fonts de Cailly, l’Eure boit Elton, elle fournit ensuite la force tournante aux usines de bouviers « la drapière », puis s’engloutit dans la Seine en amont du Pont-de-l’Arche. XXVII. Avre normande. — L’Avre normande3 sort du Perche ainsi que l’Eure ; elle y a ses sources dans le pays de Tourouvre, d’où partirent, voici deux cent vingt ans, pour Québec, 80 familles de Percherons qui furent la souche de 250 000 à 300 000 Canadiens-Français. Sur toute sa moitié supérieure, jusqu’à Verneuil, c’est un ruisseau qui peut tarir, mais dans cette ville il lui arrive une onde étrangère, bien nommée lz Bras forcé, car c’est par force qu’elle va de l’Iton à l’Avre, depuis les premières années du XII siècle : détournée de Elton par Henri I d’Angleterre, un canal de 8000 mètres l’amène à Verneuil e
er
1. Eaux ordinaires, 500 litres; étiage, 400; crues, 800. 2. Cours. 72 kilomètres; bassin, 98 000 hectares; eaux ordinaires, 4000 litres; étiage, 2658; crues, 50 000.
LA SEINE
à raison de 250 litres par seconde à l’étiage, 350 en eaux ordinaires, 1800 en crue. Dès que l’Avre a pénétré dans la craie, de tout côté surgissent des fontaines, et bientôt, devenue rivière, elle ne fait jamais défaut à l’irrigation des prairies, au mouvement des usines. Mais voici que Paris convoite les meilleures de ses sources, près de Verneuil et de Rueil-la-Gadelière. XXVIII. Iton. — Également percheron par son
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cours supérieur, l'Iton 1 descend aussi des forêts de Tourouvre et coule dans l’austère vallon de la Trappe, fameux par son couvent. Il a déjà fait plus de la moitié de sa course, quand, la roche solide lui manquant, il disparait sous terre devant Villalet, à la lisière de la forêt d’Évreux; mais son lit, dit Fol Iton ou Sec Iton, n’est pas toujours vide et, à la moindre crue, une rivière visible gronde au-dessus des cavernes de la rivière invisible, qui reparaît à 6 ou 7 kilomètres au nord de Villalet,
Donjon du château de Gisors (voy. p. 175). — Dessin de Barclay, d’après une photographie.
à la Bonneville, par la Fosse aux Dames1 : cette renaissance augmente la rivière, elle ne la recommence pas, car à quelque mille mètres en amont Iton le Sec vient de rencontrer le Rouloir de Conches, eau de source presque invariable2. L’Iton baigne Évreux. Avant de se perdre dans l'Eure, il reçoit des cheminements souterrains du plateau de Neubourg une des plus puissantes fonts normandes, la source d’Hondouville3, supé-
rieure à la Fosse aux Dames et presque égale au Rouloir.
1. Eaux ordinaires, 500 litres; étiage, 400; crues, 550. 2. Eaux ordinaires, 900 litres ; étiage, 700 ; crues, 1000. 3. Eaux ordinaires, 760 litres; crues, 1000.
1. Cours, 123 kilomètres; bassin, 112 500 hectares ; eaux ordinaires, 3250 litres ; étiage, 2500 litres; crues, 40 mètres cubes ; crues extrêmes, 85 mètres cubes. 1 — 23
O. RECLUS. — EN FRANCE.
XXIX. Ruisseaux normands. — Le Robec a pour yeux, comme dit l’Arabe, des fontaines magnifiques, sortant des cavernes de la craie blanche ; les plus belles se nomment des cressonnières, du cresson qu’y nourrit l’eau pure. Quand on gravit les côtes escarpées de l’étroit vallon où il surgit,
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on arrive sur les limons rouges du pays de Caux, plaine immense qui recouvre ces roches crayeuses. Le Robec est l'âme de Darnetal, ville industrielle de 6000 habitants, en réalité faubourg de Rouen ; il s’achève dans cette grande cité, ainsi que l’Aubette, autre rivière de la craie blanche qui lui ressemble par la force des sources et l’activité des eaux sur un chemin d’usines. Ensemble, Aubette et Robec, qu’un bras commun relie dans Darnetal, ces deux courants qui n’ont, le premier que 8312 mètres de long, et le second 10167, versent de 1000 à 1960 litres suivant la saison. Le Cailly est un Robec plus grand : fontaines de toute beauté faites par les millions de gouttes qui, passant à travers les limons de Caux, entrent dans les veines de la craie pour en sortir à grands flots au fond de cirques étroits; eaux admirablement limpides si l’industrie ne les déshonorait pas; usines sans nombre; embouchure à Rouen : non pas dans la ville, mais dans la banlieue, audessous de Maromme, ville de fabriques attachée à Rouen par des rues. Long de 31 kilomètres, le Cailly donne 1727 litres en étiage, 3405 en eaux ordinaires : tel est le tribut d’un bassin qui dans maint pays d’argile entretiendrait à peine un ruisseau vidé par deux jours de chaleur. La Sainte-Austreberte, aussi nommée Aisne ou Esne, ne diffère ni du Cailly, ni du Robec. Ses fonts ont même origine, même abondance, et ses flots ne sont pas moins actifs. Elle porte au fleuve, à Duclair, au bout de 18 500 mètres de cours, 2000 litres en temps normal, 1523 en grand étiage. Le Rançon, à Caudebéquet, roule 1150 litres; or il n’a que 3400 mètres; à 2 kilomètres à l’ouest, à Caudebec, le Caux, fait de l’Ambion et de la Sainte-Gertrude, n’a que 3888 mètres, de sa source la plus reculée à la Seine, et cependant sa portée ordinaire est de 1400 litres, son étiage de 1043. Courtes sous le soleil, ces riviérettes sont longues sous les plateaux du « royaume d’Yvetot ». Le Bolbec, qui anime les industries de Bolbec
et finit à Lillebonne, a moins de constance : son étiage, 497 litres, est trois à quatre fois au-dessous des 1760 litres du débit normal. La Lézarde vaut les meilleurs courants issus de la craie blanche. Cette rivière de Montivilliers et d’Harfleur, dont tout le cours n’atteint pas 15 kilomètres, verse 2375 litres, que les plus longues sécheresses n’abaissent qu’à 1500. XXX. Rille. — Trois fois plus forte que l’Iton, la Rille1 ou Risle de Laigle et de Pont-Audemer lui ressemble en trois points : origine dans les argiles du Perche, engouffrement, renaissance. Vers la Ferrière et Ajoux, double village, la Rille commence à s’en aller sous terre, par les fissures d’un lit crayeux ; au Nover-en-Ouche la disparition devient complète, en temps très sec seulement, une partie des eaux continuant de couler à ciel ouvert dans la saison pluvieuse. A 4 kilomètres environ de la perte est la réapparition, non loin de Grosley, par la Fontaine Roger (et non, comme on l’a dit, Fontaine Enragée), qui sort de terre avec un volume de 1920 litres par seconde en temps normal, de 1800 à l’étiage : source admirable, presque immuable. Peu après, à Beaumont le Roger, les fontaines de Beaumont donnent 180 à 220 litres» suivant la saison de l’année; puis, un peu en aval de cette ville, les sources de la rivière de Vieilles épanchent 670 litres en eaux ordinaires, 550 à l'étiage, 20000 en crues. Ainsi reformée, la Rille reçoit la Charentonne2, augmentée du Cosnier Bernay 3, ruisseau superbe ; à Pont-Audemer devient navigable, grâce à la marée, l’espace de 15 kilomètres, et dès lors serpente languissamment (sauf les mouvements contraires du flux et du reflux) dans une large vallée basse. Quand elle atteint le fleuve, celui-ci n’est plus fleuve, mais bras de mer. 1. Cours, 140kilomètres; bassin, 231 000 hectares; eaux ordinaires, 10 mètres ; étiage, 8 ; crues, 330 (?). 2. Cours, 58 kilomètres; bassin, 47 500 hectares; eaux ordinaires, 2860 litres; étiage, 2440; crues, 95 000. 3. Eaux ordinaires, 530 litres; étiage, 500.
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DE LA SEINE A LA LOIRE I. De la Seine au Coutantin. — Quand, du Havre à Honfleur, on a traversé l’estuaire où la Seine se mêle à la Manche, on aborde sur une plage de peu de profondeur que découvre au loin la mer basse. Sables et vases travaillent ici à l’agrandissement du continent, et déjà les anciennes falaises ne craignent plus le flot qui les rongeait : l'ancien rivage est dans les terres. A Honfleur, c’est la vase qu’on redoute : avec la vague flottante elle flotte, dans la vague dormante elle descend, elle se dépose et chaque grain qui s’attache au liséré de la côte agrandit infinitésimalement la terre ferme. Elle a troublé le destin de Honfleur, ville marine tombée de sa gloire. Si la rive droite de la Seine triomphe aujourd'hui grâce à son port du Havre, la rive gauche triomphait aux siècles passés grâce à son port de Honfleur, d’où partaient des marins aventureux, pionniers de découverte, de commerce, de colonisation. Maintenant on ne s’y occupe guère de l’Amérique ou des iles : on y traverse l’estuaire pour trafiquer avec le Havre, on envoie à l’insatiable Londres, deux fois plus grand que Paris et beaucoup plus gros mangeur, ce que le paysan de Basse Normandie tire de son jardin, de son poulailler ; et chaque jour la crainte augmente de voir l’envasement bloquer le port, puis, à la longue, faire de la ville en amphithéâtre sur sa gracieuse et pittoresque côte de Grâce un « Beauregard » d’où l’on dominera plus de prairie que de fleuve. A l’ouest de Honfleur, ce n’est plus la vase, c’est le sable fait de la trituration des rivages du Calvados qui s’accroche au littoral, se déroule en dunes devant l’antique falaise, allonge les petits fleuves et les rend inhabiles aux navires. Le premier de ces fleuves, au delà de Villerville, dont beaucoup de baigneurs font en été leur passager séjour, la Touques, arrive en mer sur la plage de Trouville-Douville, bains à la mode qu’un jour la mode abandonnera pour donner à d’autres lieux ses frivoles faveurs. II. Touques. — Issue des collines du Merlerault, herbages touffus avec chevaux excellents, la Touques1 va droit du sud au nord, d’abord 1. Cours, 108 kilomètres ; bassin, 135 000 hectares; eaux ordinaires, 5350 litres; étiage, 3500; crues, 100 000.
dans la craie, puis dans l’oolithe, à travers le pays d’Auge. L’Auge est un fécond terroir qui a de beaux chênes et de beaux hêtres, mais l’Augeron leur préfère les pommiers dont se fait le meilleur cidre. Cette contrée où tout vient à souhait brille comme le Merlerault par le luxe de ses pâturages, par la force, la puissance massive, la santé, le lustre de ses animaux. La Touques reçoit l’Orbec 1 à Lisieux, la Calonne2 à Pont-l’Évêque, où elle rencontre la marée. Touques, Orbec, Calonne, tout cela est clair et charmant. Entre la Touques et la Dive, la falaise de Bénerville, les « Vaches noires » de Villers, d’Houlgate et Beuzeval, tombent sur les sables qu’amène et qu’emmène la mer : mais elle en apporte plus qu’elle n’en emporte, et ces infiniment petits, ces débris presque impalpables des énormes écueils, encombrent la côte, bordée de villas, d’hôtels, de casinos, de tripots hardis ou occultes. Pour une famille qui vient demander la force ou l’ébat à l’écume salée, dix ne cherchent ici que les plus vaines vanités de Paris. III. Dive. — En 1066 Guillaume de Normandie, le Bâtard, qui allait devenir le Conquérant, rassembla dans l’estuaire de la Dive3, c’est-à-dire de la « divine », tous les navires de guerre et de transport que lui purent fournir ses ports de Normandie. Il en vint 700, assez pour porter à Saint-Valérysur-Somme, puis en Angleterre, 250 000 hommes ; 200000 « varlets » et 50 000 « gens d’armes » qui allaient vaincre à Hastings, puis fouler les Saxons et les Celtes. On aurait cru qu’ils agrandiraient la France, ils la rapetissèrent dans le monde en créant l’Angleterre. Sur un littoral non granitique, mâché et remâché par le flot, un siècle suffit pour remplacer la terre par la mer et la mer par la terre : à plus forte raison huit cents ans. A cette heure, des plages de sable bordent l’embouchure de la Dive; elles ont prolongé le cours du fleuve de 2000 mètres, 1. Eaux ordinaires, 1400 litres; étiage, 955. 2. Eaux ordinaires, 850 ; étiage, 587. 5. Cours, 116 kilomètres; bassin, 185 000 hectares; eaux ordinaires, 4700 litres; étiage, 3000
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et de grandes prairies s’étendent, planes comme le repos de l’Océan, dans l'anse abolie où se rallièrent les vaisseaux du Bâtard. Il faut la haute marée pour que les navires d’Angleterre ou de Scandinavie entrent dans l’estuaire, qui sépare deux villes de bains, Cabourg et Dives : les bâtiments calant 4 mètres passent alors sans peine et trouvent un abri derrière la levée de sable nommée pointe de Cabourg. Un monolithe levé sur la colline rappelle le départ de Guillaume et de ses barons pour l’Angleterre ; une statue équestre du Conquérant célèbre sa gloire dans la ville où il naquit, ville petite (bien que la plus grande du bassin de la Dive), mais singulièrement belle au bord de son ruisseau d’Ante ; un immense château militaire du douzième siècle, ayant seize tours et deux donjons, y couvre un cap de grès dur mêlé de quartz : à cette roche sauvage taillée en précipice, au mont Mirat, aux roches de Noron, la ville doit son nom, qui est Falaise. La Dive épanche un pays où domine de beaucoup le calcaire. Née dans le Merlerault, comme la Touques, elle a son cours supérieur dans le vieux pays d’Hiémois ou Exmois. De l’embouchure de la Dive à l’estuaire de l’Orne il n’y a que 10 kilomètres, sur le sable.
Longue de 14 780 mètres, cette Orne artificielle permet à Caen de lancer des caboteurs dans la Manche, d’envoyer des navires en Angleterre. Après avoir traversé de merveilleuses prairies, fleuve et canal entrent en mer, sur la rive de sable, devant un bourg qui porte le nom singulièrement germanique d’Ouistreham.
IV. Orne. — L’Orne 1, jadis Olne, écoule des terrains divers, granits et schistes du Bocage normand, craie, oolithe, terrains tertiaires. Ruisseau devant Séez, rivière à peine devant Argentan, elle est extraordinairement sinueuse à son passage entre les roches dures, dans les environs de Putanges comme dans ceux de Thury-Harcourt ou d’Harcourt-Thury, sites normands qu’on pourrait croire limousins, et çà et là presque pyrénéens ou alpestres. Puis l’humble fleuve quitte haute roche, prairie et bosquet pour la platitude nue de la Campagne de Caen, sol calcaire et sec donnant froment, orge et, colza. Cette plaine s’appelle ainsi d’une ville où l’Orne rencontre la dernière ondulation du flot de marée, Caen, noble cité parée par le moyen âge et qui n’a pas détruit, comme tant d’autres, tous les joyaux de son écrin, vieilles églises, vieilles maisons, vieux hôtels, bâtis d’une pierre superbe. Ici le fleuve se verse en partie dans un canal de 4 mètres, qu’on doit approfondir jusqu’à 5 ,20.
V. Rochers du Calvados. — En 1588 l'invincible Armada perdit un de ses vaisseaux, le Salvador, sur un écueil du littoral qui continue vers l’ouest-nord-ouest les sables de l’Orne ; littoral où Lion, Luc, Langrune, Saint-Aubin, Arromanches, deviennent rapidement des villes de bains. Quand la terre sera normalement peuplée, toute plage aura, suivant son climat, des villas d’hiver ou des villas d’été : non seulement (pour le répéter encore) parce que la mer restaure, mais surtout parce que les casinos ont des tables de jeu, et que la frivolité, la vanité, le luxe, tout ce qui est petit en face de ce qui est grand, règnent souverainement autour de ces palais du Hasard. On appela cet écueil le Salvador; et Salvador serait Calvados, filiation romanesque et dont la preuve est à faire. Que son nom soit une corruption de l’espagnol, ou qu’il vienne, plus probablement, de radicaux celtiques, il désigne une traînée de roches sousmarines et de têtes d’écueils, ensemble de hautsfonds ayant. 16 kilomètres de long sur 3 à 4 de large, et peut-être 1 mètre de surrection par les pointes les plus hautes, quand la mer est au plus bas. Ces traîtres rochers de calcaire marquent la ligne d’antiques falaises qui ont croulé dans le flot. Il n’y a pas encore quatre cents ans que la Normandie avait là une de ses forêts, Hautefeuille, vis-àvis de Bernières et de Langrune, dans des lieux ou l’Océan se livre maintenant à cet éternel travail du flux et du reflux qui semble une œuvre de Sisyphe, mais n’en a point l’inanité, puisqu'il fait et défait la Terre. Devant la ligne de ces rochers où chaque marée, chaque jusant, chaque vent exaspère les flots, un fleuve entre dans la Manche, un ruisseau plutôt, la Seulles1, fille du Bocage normand; son embouchure est à Courseulles, bourg ostréiculteur. Au delà d’Asnelles la Belle Plage, vers Arromanches, l’écueil spécialement nommé Calvados marque à peu près la fin de la traînée.
1. Cours, 152 kilomètres ; bassin, 257 000 hectares ; eaux ordinaires. 13150 litres; étiage, 9200 litres (?) ; crues, 300 mètres cubes.
1. Cours, 60 kilomètres ; bassin, 44 500 hectares; eaux ordinaires, 2025 litres; étiage, 1500.
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Pêcheuses de la côte normande, d’après Beyle.
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On dit que l’effort de la mer contre le littoral a raccourci le cours de la Seulles de 3000 mètres en 300 ans: exagération sans doute, mais ici la côte recule; plus de dunes pour la protéger ou pour l’agrandir. Au sable succède la grève, en avant de falaises démantelées ; et c’est, justement de cette grève, de cette falaise que provient la dune déroulée aux bouches de l’Orne, de la Dive, de la Touques, jusqu’à l’estuaire de la Seine. Des pointes, des scies, des blocs, tout un sombre chaos irrite deux fois par jour la vague, au pied de la falaise dont il est le débris. Comme devant Étretat, l’eau dévore la « tendrière » plus vite que la roche dure, et celle-ci reste en place, debout, tandis que la pierre molle s’émiette, tombe et s’en va, sable futur, avec le courant qui l’emporte. Ainsi se sculptent et, le temps venu, chancellent, puis se renversent des obélisques. Les Trois Sœurs ou les Trois Demoiselles de Fontenailles étaient les plus hautes de ces pointes obéliscales. Deux sont tombées. La dernière vacillait déjà sur sa base amincie par le rongement de la mer : maçonné par en bas, en 1880, ce polylithe1 d’environ 30 mètres de haut est maintenant raffermi ; il survivra longtemps aux deux autres. La Demoiselle de Fontenailles et ses deux sœurs faisaient encore partie de la falaise vers 1745 : depuis lors la côte a reculé de 60 mètres. D’Arromanches aux grèves de la Vire, la côte est une roche que n’interrompt, aucune large brèche pour l’entrée d’un fleuve, ou tout au moins d’un ruisseau.
où se perdent les eaux : tels sont, entre autres, le Souci de Cubjac (Dordogne), où s’engouffre la moitié de l’Auvezère, et le Souci de Pierrefiche (Aveyron), qui boit en partie le ruisseau de Serre et détourne l’eau qu’il en absorbe de son bassin naturel, car la Serre est un affluent de l’Aveyron, et la fontaine où reparaît l’onde attirée sous terre s’épanche vers la rivière du Lot. Il y a quatre fosses du Souci, dont aucune n’est une merveille de la nature : la Tourneresse, où l’eau tournoie lentement, la Grippesulais, la Grande Fosse, la Petite Fosse. A peine unie à la Dromme, l’Aure se divise : son bras oriental disparaît dans l’entonnoir de la Tourneresse et dans les fendillements de la marne qui est le fond inconsistant de la Grippesulais : c’est lui qui reparaît outre colline par les Droues de Port-en-Bessin. Le bras occidental se diminue et s’arrête parfois au passage de la Grande Fosse ; ce qui s’en échappe disparait dans la Petite Fosse, sauf quand la rivière est très forte : alors ce dernier entonnoir n’aspire pas tout le reste de l’Aure, et un ruisseau, suivant la pente du vallon, va se jeter dans l’Aure Inférieure, qui est une renaissance de la Supérieure ; mais pendant les trois grands quarts de l’année les Fosses hument le bras d’orient et le bras d’occident, sans fracas, sans tragédie, sans cascades, par des crevasses cachées dans l’herbe, les buissons, la broussaille, les bois morts et les souches. De la Petite Fosse à la source de l’Aure Inférieure, la distance n’est que de 780 mètres;
VI. L’Aure : les fosses du Souci.— A Port-enBessin, des filets d’eau s’échappent du roc ou soulèvent à marée basse le sable du littoral. Ces « Droues » ne sont pas des fontaines ordinaires. A 3 kilomètres au sud de Port-en-Bessin, non loin de Bayeux, deux rivières se rencontrent, l’Aure et la Dromme, toutes les deux venues du Bocage normand. La moindre des deux, c’est l’Aure, longue, d’à peine 40 kilomètres, la Dromme en ayant 57 à 58, dans un bassin double ; mais l’Aure, passant à Bayeux, qui est la grande ville du pays, conserve le nom. Elles s’unissent dans une prairie, en amont et tout près des Fosses du Souci. Souci, Soucy, nom générique, se retrouve dans diverses contrées de la France, en ancien pays d’oc comme en ancien pays d’oïl. Il désigne les creux
L’Aure Inférieure continue exactement la direction prise par l’Aure Supérieure au-dessous de Bayeux, quand, devant l’obstacle des collines littorales, elle fléchit vers l’ouest, parallèlement à la ligne du rivage. A 400 mètres de la renaissance elle s’engouffre encore, pour 250 mètres au plus, puis cesse tout à fait d’être un Styx, un Achéron des « Enfers » normands, et serpente à grands replis, large de 12 mètres, dans les herbages de Trévières et d’Isigny, parmi les magnifiques prairies du Bessin. Comme il y a une Provence de la Provence, les Maures, il y a une Normandie de la Normandie, le Bessin : cette contrée de calcaires et de polders, ce pays de lait et de beurre, reçut plus de Normands que la région rouennaise ; la langue Scandinave y régna deux cents ans, ce qu’elle ne fit point dans la Haute Normandie; et l’on dit que le type du Nord y domine plus qu’ailleurs en France,
1. Monolithe, parce que c’est un seul bloc; polylithe, parce que ce bloc est fait de plusieurs assises.
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sauf dans la presqu’île du Coutantin, au delà du golfe des Veys ou estuaire de la Vire, vaste grève qui reçoit l’Aure1. VII. Vire. — L’estuaire de la Vire s’ouvre à l’ouest, des roches de Grand-Camp ; il est digne d’un fleuve par sa largeur de 5 à 6 kilomètres, il ne l'est point par sa profondeur : la mer basse y découvre des sables immenses, des varechs, des
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galets, des vases dont l’endiguement fait des polders. Sur ses rives prospère une industrie qui s’empare toujours plus de nos côtes : on y drague l’huître, on la parque, on l’engraisse, on l’instruit même en ce sens qu’on l’habitue à fermer strictement ses coquilles pour garder son eau de mer. Et tous ces soins hypocrites pour la manger plus vivante ! La Vire1 descend du Bocage normand, granits, schistes, et grès rouges qui sont une nature un peu
La Demoiselle de Fontenailles. — Gravure de Barbant, d’après une photographie.
sombre et sauvage, encore Normandie par la fraîcheur des prés, la beauté des arbres, l’industrie des bourgs ; mais ses villages d’où l’on émigre comme d’Auvergne, ses hameaux où la vie fait plus que réparer les brèches de la mort, ses animaux qui n’ont ni la taille, ni l’opulence de chair, ses champs indigents, ses rocs épars, l’hiver qui charge de neige des hêtres et des châtaigniers au lieu d’y mouiller de pluie, comme dans le bas pays, 1. Cours, 79100 mètres; bassin, 71 000 hectares; eaux ordinaires, 1850 litres; étiage, 1180; crues, 17 200.
des peupliers, des ormes et des chênes, rien de cela ne rappelle la province à la fois fertile de sol et stérile en hommes dont le Tasse eût pu dire, autant que de la Touraine, qu’elle est agréable, délectable et molle. Vire et Virène, descendues de collines supérieures à 350 mètres, s’allient devant Vire, à l’issue des vaux les plus charmants du Bocage : ainsi les 1. Cours, 120 kilomètres; bassin, sans l’Aure et sans l’Ouve, 117 000 hectares; eaux ordinaires, 6mètres cubes (?); étiage, 2 (?); crues, 100 (?).
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deux torrents et leur ville commune portent le même nom. Vire, sur son rapide promontoire, est une vieille ville hardiment campée, comme le sont, dans ces monts de Normandie, Domfront, Fougères et la jolie Mortain. Dans le bas pays, le petit fleuve passe devant Saint-Lô, qui fut pour nos aïeux le Pont-de-la-Vire (Briovira), comme Amiens était le Pont-de-laSomme (Samarobriva), Chabris et Gièvres le Pontdu-Cher (Carobriva), et vingt, cent autres qu'on pourrait citer. Mais quand l'Église eut triomphé des Dieux, beaucoup de ces lieux de passage prirent le nom d'un saint thaumaturge : ainsi fit le Pont-de-la-Vire. L’estuaire des Veys n’est pas seulement rayé pendant la mer basse par le chenal d’Isigny, passe commune des eaux de la Vire et de l’Aure : il reçoit aussi du sud-ouest, par la passe de Carentan, le tribut de trois rivières qui s’unissent, misérablement traînantes, dans la prairie de Carentan, excellent herbage. Ouve ou Douve, née près de Cherbourg, dans des schistes où son onde est vive et serpentante ; Sève sans pente qui traverse le vaste marais de Gorges; Taute qui a ses origines vers Coutances, ces trois « courants » ne courent plus quand ils sont arrivés dans le palus carentanais : palus à peu près exondé, mais que les eaux renoieraient sans les digues dressées contre le flot de mer et le flot, de rivière. Ces prairies ne furent pas toujours terre ferme ; le marais qu’elles remplacent et qui, sans l’endiguement, les remplacerait à son tour, fut un fiord de la mer, une eau tranquille où les siècles déposèrent la matière des herbages de Carentan. C’est à travers ces terres molles, entre la Vire et l’Ay, que Napoléon voulut tracer un canal, pour épargner aux navires le pourtour du Coutantin septentrional.
VIII. Le Coutantin. — L’Ouve1 est la principale rivière du Coutantin, qu'elle coupe en deux, de Cherbourg à Carentan. Un de ses affluents, qui coule devant la triste Valognes, grandeur déchue, s’appelle Merderet. Disons à l’honneur du Nord que les noms de ce genre y sont beaucoup plus rares que dans le Midi : à peine si l’on peut citer au nord de la Loire le Merderet de Valognes, un Merdaret, un Merdereau, deux ou trois Roulecrottes ; tandis que dans le sud on rencontre en foule des 1. Cours, 70 kilomètres; bassin. 90000 hectares.
Merdaillon, des Merdalou, des Merdaret, des Merdaric, des Merdariou, des Merdanson, des Merdens, ruisseaux éminemment dignes d’être nommés ainsi, puisque le mot doit rappeler la chose. On dit communément le Cotentin, mais il y a lieu de revenir au vrai mot, qui est. Coutantin, tiré de la ville de Coutances. La presqu’île du Coutantin, granitique et schisteuse, est la seule un peu grande en France, avec la Bretagne. Elle peut avoir quelque 330 kilomètres de rivage, à grandes lignes, sans tous les petits retraits, bien moins nombreux que jadis, car les alluvions y ont effacé beaucoup de fleurs ou flieurs, c’est-à-dire de baies 1. Par son climat doux, son ciel tout en pluies fines, ses prairies humides, ses fleuves que la mer guette et dévore avant qu’ils soient grands, ce vaste bloc entouré de flots sauvages rappelle plus qu’aucune autre région française l’herbagère et moite Albion. Falaises, grèves, sables et dunes s’y suivent le long des eaux irritables ; mais partout la côte est frangée de criques, et où la nature n’avait point échancré de ports, l’homme en a taillé. Le rivage oriental du Coutantin va de l’estuaire de la Vire à la pointe de Barfleur. Des grèves le bordent, et, c’est un littoral difficile, entamé, rongé par la mer qui râpe les écueils et qui pourtant n’égalise point l’estran, car à chaque récif amenuisé, puis enfin détruit, succède un autre récif fait de la dissociation des roches du rivage : la vague emporte les éléments mous, le noyau résistant demeure, et c’est un écueil. Le seul grand infléchissement de cette rive du Coutantin, la rade de la Hougue ou la Hogue, vit en l’an 1692 notre plus grand homme de mer, Tourville, perdre douze des quarante-quatre vaisseaux qu’il venait de hasarder dans une glorieuse bataille au large du Coutantin : la flotte hollandoanglaise était double de la sienne et forte de 41000 hommes, faisant cracher 7000 canons : journée superbe, qui eût dû raffermir les Français dans l’amour de la mer; au contraire, elle les en découragea. Or, pour un peuple bloqué par les Vosges, les Alpes, les Pyrénées, ayant derrière lui toute l’Europe, à sa droite l’Angleterre, éternellement ennemie, à sa gauche l’Espagne, dont l’empire ne voyait jamais coucher le soleil, perdre l’Océan c’était perdre sa part du monde. Le port de Saint-Vaast-de-la-Hougue est abrité, 1. Fleur, flieur, c’est le fjord, ou fiord norvégien, resté dans la langue du pays comme un héritage des conquérants et colons normands.
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profond; on y construit des navires, on y parque l’huître. Il faillit devenir ce qu’est aujourd’hui Cherbourg, forteresse, arsenal, rassemblement de navires de guerre à l’encontre des Anglais ; mais Vauban préféra Cherbourg, alors tout petit port dans une anse schisteuse de la côte septentrionale du Coutantin. Du littoral de l’est on passe à ce littoral du nord en tournant la pointe de Barfleur ou de Gatteville, qu’éclaire un phare superbe, une colonne de. 75 mètres de haut qu’on a faite avec 11000 pierres de granit.
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La face septentrionale du Coutantin, granit et schiste, du cap de Barfleur au cap de la Hague, est une côte sauvage. Elle forme le golfe très évasé au fond duquel Cherbourg a grandi « malgré vents et marées », car les vents y sont mauvais, la mer fort dure. Mais une immense digue en eau profonde lui a fait une rade. Dans la mer lourde, à 10, 15, jusqu’à 20 mètres de profondeur, on a coulé des pierres lourdes, des quartz, des granits, des gneiss, taillés aux promontoires de la côte; et, pour que la vague ne les roule
Cherbourg. — Dessin de Barclay, d’après une photographie.
pas comme un fétu, ces pierres sont des blocs énormes amoncelés en une colline de 3780 mètres de long, de 200 mètres de large là où elle s’appuie sur le sol sous-marin, et de 60 au niveau des basses marées. Sur ce monstrueux cairn s’enracine un mur cimenté, de 9 mètres d’épaisseur, dominant la mer basse de plus de 9 mètres. Levée et murailles commencées par Vauban, terminées cent soixante-douze ans après, en 1858, distraient de l’inconstance du flot un millier d’hectares qui, par malheur, s’ensablent, mais lentement : 200 hectares y sont aptes à recevoir les navires de haut bord, et 40 vaisseaux de guerre y évoluent à grand’aise. O. RECLUS. — EN FRANCE. .
Vauban n’avait pas seulement hésité entre Cherbourg et la rade de la Hougue, près des éperons terminaux de la corne orientale du Coutantin. Son regard s’était aussi fixé sur la corne occidentale, sur la presqu’île de la Hague, Coutantin du Coutantin que les Normands, d’autres disent les Celtes, isolèrent jadis du reste de la chersonèse par un retranchement de 6 à 7 kilomètres allant de mer à mer, de la côte d’Omonville à celle de Jobourg : cette levée, qui a de 6 à 7 mètres d’élévation, est encore visible sur environ 4 kilomètres; on l’appelle Haguedyck, nom essentiellement Scandinave. L’anse de Saint-Martin se prêtait mieux qu’aucun des rentrants de la Hague à l’établissement d’un grand port de guerre : la mer y est creuse, la rive I — 24
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haute, l’eau tranquille à tout vent , moins au vent de nord. À peine l’a-t-on dépassée qu’on arrive au cap de la Hague, roche syénitique. Là le littoral tourne de l’est au sud ; on est sur le rivage occidental du Coutautin. On y admire d’abord les rochers grandioses du Nez de Jobourg, terminant, à 128 mètres de hauteur, un plateau dont les arbres nains sont tordus par le vent de la mer : plateau qui se continue jusque vers Cherbourg par les landes de Beaumont. Il y a plus de crêtes nues que de boisées dans le Coutantin d’ouest, qui, de par ses roches sombres, stériles, granits et schistes, est en réalité Bretagne, tandis que le Coutantin d’est, ayant lias, calcaires, atterrissements, prairies opulentes, est en réalité Normandie. Du Nez de Jobourg au cap de Flamanville, l’anse de Vauville est un golfe très évasé, qui ressemble fort à la baie d’Audierne, ouverte plus grandement encore sur l’océan Atlantique, de la pointe du Raz aux roches de Penmarch, devant une mer encore plus orageuse. Le cap de Flamanville est aussi un « nez », sur une face de granit superbe, facile à tailler, et qu’on taille en effet le long du rivage : le petit port de Diélette en embarque beaucoup, surtout pour Paris. De la protubérance de Flamanville à Granville, des sables forment l’estran. Amenés des roches triturées de la Bretagne par un courant de l’ouest à l’est, ils ont rempli des anses, oblitéré des havres, roulé sur le continent des mielles, c’est-à-dire des dunes dont la culture, voire l’horticulture, s’emparent. Voilà pourquoi et comment ont diminué dans leur ampleur, dans leur profondeur, les havres de Carteret, de Portbail, de Surville, de Saint-Germain-sur-Ay, de Regnéville, ce dernier à la rive méridionale de l’estuaire de la Sienne. Sans l’ensablement, ces ports, havres, estuaires, seraient précieux, car la marée, très haute ici, jette un grand flot dans leurs ruisseaux. La Sienne1 est très sinueuse, à la façon des courants qui contournent les roches dures, malaisées à creuser. Elle connaît toutes les orientations ; ses grandes directions sont l’ouest, le nord-ouest, le sud-ouest; quant aux petits détours, on en ferait une rose des vents. Tombée des mêmes monts normands que la Vire, elle coule devant Villedieu-lesPoêles, très chaudronnière en effet, plus que ne le fut jamais Saint-Flour, puis devant Gavray. Elle 1. Cours, 72 kilomètres; bassin, 52500 hectares; eaux ordinaires, 4 mètres cubes (?).
reçoit la Soulle, rivière de Coutances dont on voit de la mer les deux hautes flèches de cathédrale. Coutances, c’est Constantia, l’un des rares noms romains qui remplacèrent le nom celtique de nos villes anciennes, appelées d’ordinaire d’après la peuplade dont elles étaient soit la forteresse, soit le grand lieu de gué, de passage, soit le centre de provisions et d’échanges. L’estuaire où la Sienne mêle son eau douce à l'onde amère, vaste grève abandonnée par la mer basse, devient une huîtrière où l’huître prospère en attendant sa mort violente, obscure sensation si le bivalve est aussi peu nerveux qu’on le suppose. Granville, port de pêche avec pêcheurs intrépides, s’avance au-dessus de la rive par un rocher semblable à celui de Monaco, moins la splendeur du Midi. Les Granvilloises sont belles, d’une fière beauté brune qu’on attribue à des ascendants méridionaux, Espagnols, dit-on, sinon Italiens : car il se peut que quelques compagnons de guerre des Tancrède de Hauteville, barons du Coutantin qui conquirent les Deux-Siciles, aient ramené au pays natal quelques Siciliennes dorées de soleil, à la fois grecques, italiennes, arabes et berbères par le sang de leurs veines. A 12 kilomètres du large de Granville, les îles Chausey, durs granits, fournissent des pavés à Paris. Elles tinrent au continent : même elles ne s’en seraient séparées qu’il y a mille ans (?), quand disparurent les terres qui portaient la forêt nommée Sessiacum nemus par les vieux documents. A marée haute on en voit cinquante, dont quinze, n’étant pas absolument roche pure, ont quelque terre et un peu d’herbe ; à marée basse elles sont plus de trois cents : non pas des îles à vrai dire, mais des îlots et des écueils où le flot laisse, en s’en allant» des fucus. Trois cents hommes y vivent, dans le retentissement de la mer. IX. Iles Normandes.— Les Chausey sont françaises : ce que n’est plus l’archipel voisin. Les « îles du Canal », c’est-à-dire de la Manche, obéissent à l’Angleterre malgré leur antique jointure avec le Coutantin, malgré leur proximité présente, malgré l’origine normande et le patois normand de leurs insulaires : du moins à la campagne, car l’anglais tend à l’emporter à la capitale et dans les villes. Ensemble, elles n’ont que 19 600 hectares, dont 11 600 pour Jersey, 6500 pour Guernesey, 800 pour Aurigny, 700 pour Serck; mais elles portent
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87 730 hommes : soit six à sept fois la moyenne densité de population de la France. Du continent les séparent le Raz Blanchard, le Passage de la Déroute, l’Entrée de la Déroute : ce sont là des détroits où la coquille de noix que nous nommons navire bataille contre des courants de 16 kilomètres par heure, sur des bancs et des roches qui sont l’antique assise d’un sol où des tribus celtes habitèrent. Jersey n’est qu'à 28 ou 30 kilomètres des dunes de Saint-Germain où finit l’Ay, fleuve microscopique bordant la grande lande incultivée de Lessay. Il y en a 45 de Guernesey au cap de Flamanville ; 37 à 38 de Serck au continent, et moins de 15 entre Aurigny ou Alderney et le promontoire de la Hague. Albion nous défie de près. Alderney, Guernesey, Jersey, Chausey, ces noms se terminent par ey, mot Scandinave qui veut dire île : il est possible que Jersey signifie l’île de César, et il est probable que Guernesey répond à île Verte, sinon à île du Rocher.
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justement la France a là deux de ses plus grands golfes, la baie du Mont Saint-Michel et la baie de Saint-Brieuc. X. Sée, Sélune et Couesnon. — A la marche de la Normandie et de la Bretagne, la Sée, la Sélune et le Couesnon filtrent dans les sables mobiles de la baie du Mont Saint-Michel.
Sée. — Voisine, par ses sources, de la Vire et de
la Sienne, ta Sée coule dans un vallon droit, d’orient en occident, gros ruisseau que des ruisselets entretiennent. Devant Avranches elle devient soudain un fleuve navigable. Fleuve en apparence , et seulement par l’ampleur de son estuaire , navigable sans qu’on y navigue, même à la faveur de la marée : car vaisseaux de quille profonde et bateaux plats redoutent la mobilité des grèves de l'embouchure. Par l’effondrement subit de sa cathédrale en 1790, Avranches a perdu ce que le moyen âge lui avait légué de plus précieux, mais il lui reste quelque chose Les îles Normandes, ou Anglo-normandes, ou îles de bien plus antique, son du Canal, ont tenu à la nom, qui vient, presque Normandie quand elle sans mutilation, de la n' était pas encore nornation des Abrincates. mande : à quelle époque, Du haut de leur « oppiGranvilloise. — Gravure de Thiriat, d’après une photographie on l’ignore ; mais à cela de M. Godard de Granville. dum » ces Celtes voyaient nul doute. On peut croire surtout des marais et des forêts planes, l’Océan n’ayant pas encore conquis qu’Aurigny fit corps avec les syénites de la Hague, ce bois et palus, soit parce que le sol du continent que Guernesey continuait Aurigny, que de Guernesey la côte se poursuivait au sud-ouest, là où il y notait point aussi bas que de nos jours, soit parce a maintenant 60 à 70 mètres d’eau, jusqu’au pays que les rocs du littoral n’avaient pas encore fléde Tréguier, aujourd’hui bordé d’îles éparses. chi sous l’effort de la mer. Maintenant, des lieux Archipel normand, récifs d’Écrehou, îles Chausey, élevés et ouverts de leur toute gracieuse Avranches, les Avranchins contemplent au delà de leur esplateau des Minquiers, Roches Douvres, pointes tuaire de Sée et Sélune, au bout de leurs coteaux isolées dans le flot, écueils trécoriens, c’est tout ce qui reste de la terre, toujours sapée, qui, verdoyants, tantôt la marée folle qui s’empare de s’écroulant toujours, devint la conque d’un océan 1. Cours, 60 kilomètres; bassin, 42000 hectares; eaux ordont les marées ont une puissance formidable ; et dinaires, 3 mètres cubes (?). 1
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la grève autour de Tombelaine et du Mont SaintMichel, tantôt, quand la vague d’envahissement est retombée dans l'urne des eaux profondes, cette grève elle-même et son sable couleur de cendre.
Sélune. — Plus ample que la Sée, sans être bien puissante, la Sélune1, ou Célune, confond son estuaire avec celui du ruisseau-fleuve d’Avranches. Rivière du schiste, elle est toute en circonflexions, dans un val de grande fraîcheur, nature mi-bretonne et mi-normande, sous un ciel pluvieux. A chaque pas lui arrivent de courts, de tortueux ruisseaux qui sont de petites Sélunes; la pittoresque Mortain lui envoie sa pittoresque Canse. Classée comme navigable à partir des ponts de Ducey, sans que le moindre navire y flotte (vu l’inconstance des grèves de l’estuaire), elle s’évase en fleuve. à Pontaubault, et, prenant 500 à 1200 mètres de largeur, mêle ses marées et en même temps son peu d’onde an peu d’onde et aux marées de la Sée. Couesnon. — Ainsi que Sélune, Couesnon2 est à la fois breton et normand par l’aspect de sa vallée qu’un ciel humide garantit contre toute sécheresse des gazons; mais, tout comme sur la Sélune, la nature des roches, qui sont schiste ou granit, rappelle moins la Normandie que la Bretagne. Il a d’autres traits de ressemblance avec la Sélune, avant tout la sinuosité d’un cours en arc de cercle d’abord dirigé vers la Vilaine, affluent de l’océan Atlantique, et l’inanité de sa prétendue navigation à partir d’Antrains : lui aussi, la grève capricieuse du Mont Saint-Michel le ferme aux vaisseaux de la mer; enfin, de même que la Sélune a Mortain, il a sa ville charmante, sur un affluent de droite. Charmante et imposante, car (non plus qu’aucune autre ville de l’inquiète Europe) Fougères n’a pas toujours joui paisiblement du calme de sa campagne, et, jadis batailleuse, soit qu’elle attaquât, soit qu’elle se défendit, elle conserve en partie son armure de guerre, ses remparts du nord et de l’ouest, et le château qui dresse encore treize tours. Le Couesnon inférieur ne coule pas sur des roches dures ; il va du sud au nord ou du nord au sud, suivant le mouvement de la marée, dans des terres déposées, de fertilité grande, qui sont le remblai d’un ancien sous-golfe de la baie du Mont Saint-Michel. A ce remblai ont participé le 1. Cours, 70 kilomètres; bassin, 87500 hectares; eaux ordinaires, 6 mètres cubes (?). 2. Cours, 85 kilomètres; bassin, 97 500 hectares; eaux ordinaires, 7 mètres cubes (?).
sable de la Manche et l’alluvion du petit fleuve, ici normand par sa rive droite, breton par sa rive gauche : on l’accusait de changer incessamment la limite des deux grandes provinces en divaguant sur la grève, tantôt vers l’est au dam de la Normandie, tantôt vers l’ouest au détriment de la Bretagne. Aujourd’hui prisonnier entre digues, il est amené de force, ne varietur, jusqu’au delà du Mont Saint-Michel. XI. Le Mont Saint-Michel. — Entre les deux piliers de sa porte d’entrée, de la pointe de Champeaux en Coutantin à la pointe du Grouin en Bretagne, la baie a 24 kilomètres d’ouverture. La baie se nomme ainsi d’un bloc granitique de 50 mètres de haut, de 900 mètres d’enceinte, escaladé par des tours, des remparts, des maisons, avec une église et une superbe abbaye au sommet. Roche sombre et murs austères, ces remparts, ces tours, ces précipices, ces clochers, ce couvent, cette église, ce granit percé de cryptes autant que couronné de monuments, tout ce prodigieux amphithéâtre qui fut citadelle, monastère, pèlerinage et prison, qui brava les Anglais et les Calvinistes, ce moutier de Bénédictins, thébaïde entre le ciel et l’eau fondée au huitième siècle, refaite au treizième, agrandie, reprise, restaurée depuis, cet auguste musée mérite cent fois le nom de la Merveille donné aux plus belles salles de son immense architecture. C’est une gloire de la France, un triomphe de l’art, une apparition sublime. De toutes les îles françaises la plus petite et la plus belle, cette roche est à la veille de perdre ses grèves, ses vagues, ses festons d’écume, ses beautés de la nature autour des miracles de l’art. Le continent va reprendre dans la baie 25 000 à 30 000 hectares qui lui appartenaient jadis et qui furent des prés, des champs, une grande forêt et des bourgs ou villages dont tout n’a pas disparu ; il en reste le souvenir, les noms, des débris cachés sous l’onde, et quelquefois, mais très rarement, entrevus pendant certains reflux, quand la Manche est extraordinairement basse et que l’affouillement de la marée descendante fait visible pour quelques heures ce qui était occulte depuis des siècles : ainsi put-on revoir, même visiter, en 1735, SaintÉtienne de Paluel, bourg depuis longtemps englouti. Ensevelies pareillement dans le sable et la vase mêlée de coquillages cassés et de restes de plantes marines, il y a par ici d’autres demeures de l’homme, Bourgneuf, la Feuillette, Mauny, PorzPican, dont le nom est tout celtique, Saint-Louis,
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Sainte-Anne, Sainte-Marie, Tommen ; et partout des débris de forêt, troncs, rameaux noirs ayant encore parfois conservé quelques feuilles. En attendant les levées qui fermeront un jour tout ou partie de la baie à la poussée des vagues, la mer y monte en moyenne de 12 ,30, tandis que sa hauteur n’est que de 1l ,44 à Saint-Malo, de 9 ,90 à l’île de Bréhat, de 8 ,22 à Roscoff, de 6 ,38 à Ouessant, et de 4m,50 à 6 ,50 en Bretagne occidentale, dans les ports de l’Atlantique. On voit même tel flux dépasser 15 mètres, hauteur qui n’est atteinte que dans trois goulots : dans la baie de la Severn (Angleterre), dans la baie de Fundy (Amérique du Nord) et à l’entrée du détroit de Magellan (Amérique du Sud). A cette puissance de marée, le flot apporte et disperse ici 1345 millions de mètres cubes et 700 millions en morte eau. C’est à cette irruption terrible que l’île devait son nom de SaintMichel-au-Péril-de-la-Mer. Quand Louis XI fonda l’ordre de Saint-Michel, en mémoire d’une défense héroïque de la forteresse du rocher contre les Anglais, cet ordre prit pour devise : IMMENSI m
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TREMOR
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OCEANI.
L’ile de Tombelaine, bloc granitique au nord du Mont Saint-Michel, est beaucoup plus élevée (140mètres), mais elle a perdu son château fort, comme avant ce château fort elle avait perdu son église romane. La reconquête des terres enlevées au continent par la Manche autour de Saint-Michel et de Tombelaine a commencé dès le onzième siècle, à l’ouest-sud-ouest de ces deux rochers. Le Mont Dol, voisin de la ville de Dol-en-Bretagne, est une butte granitique de 65 mètres de hauteur qui commande un vaste horizon de terre et de mer : il y a neuf cents ans, il ressemblait exactement, les grands monuments en moins, à ce qu’est à ce jour le Mont Saint-Michel dans sa baie tour à tour grève, mer qui vient, mer étalée, mer qui s’enfuit. Une digue fut entreprise, haute d’une dizaine de mètres, qui finit par atteindre le Couesnon à Pontorson, puis s’avança jusqu’à la plage où la Sélune s’ouvre sur la baie. Derrière cette levée de 45 kilomètres on cultive les 15 000 hectares du marais de Dol, petite Hollande ayant ses canaux, appelés bieds, ses moulins à vent, ses marais, ses brumes grises, son pâle mais doux et charmant soleil : Hollande encore en ce que la grande levée de ceinture pourrait fléchir et se rompre, éternel effroi
des vingt-deux communes qui ont leur part de ce plan d’alluvions littorales. La tempête qui jetterait par terre le rempart de défense noierait un pays devenu singulièrement riche, le meilleur dans l’horizon du Mont Dol, d'on l’on voit soixante clochers de village. Superbes y sont les blés, et bien fleurissants les pommiers à cidre. Ces pommiers, des saules, le marais de Dol n’a guère d’autres arbres. L’opulence des champs n’y est pas égale partout : certaines parties basses, encore mal exondées par les bieds, ne donnent que du roseau et de la mauvaise herbe.
XII. Saint-Malo : la Rance. —Là où le marais de Dol se termine au nord-ouest, là se lève la pointe de Château-Richeux, premier roc littoral de la fameuse côte de Bretagne, que des glaciers façonnèrent, puis que la mer ourla de promontoires, d’anses, d’estuaires dans le granit et dans le schiste, celui-ci plus entamable et se prêtant mieux au creusement des grandes baies, comme sont entre autres la rade de Brest et le golfe de Douarnenez. Les glaciers ne travaillent plus à strier, à user, à polir, à transporter les roches bretonnes, l’Armorique n’ayant plus un climat assez froid, des monts assez hauts ; mais la mer est toujours à l’œuvre devant ces caps abritant les ports d’ou s’élançaient nos plus braves corsaires, d’où sortent nos plus durs marins; jour et nuit elle cisèle ce dur rivage. La première bourgade qu’on y rencontre est Cancale, la première ville Saint-Malo Cancale engraisse des huîtres illustres. Née sous le nom breton de Concaven, près d’une bourgade bretonne, Porz-Pican, que la mer effaça de la terre, elle est en ce jour à 85 kilomètres en ligne droite à l’est des frontières de la Bretagne encore celtique, dite Bretagne bretonnante. Tel fut, dans le premier moyen âge, le recul de la vieille langue, par la poussée des Normands sur les Armoricains. Saint-Malo, c’est le « Vieux Rocher » ; c’est la « Cinquième partie du monde », comme disaient jadis les Malouins isolés sur leur granit sombre en la mer enragée : aux plus fortes marées d’équinoxe, la grande tumultueuse, l’éternelle inconstante se soulève de 15 mètres contre le refuge des marins qui l'ont toujours domptée. Dans la bataille de l’Océan contre le rivage ma-
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louin, l’élément mouvant, qu’aide l’air, élément subtil, l’emporte sur l’élément inerte ; la vague racle la roche, puis emporte au loin la raclure. Ainsi l’îlot de Cézembre n’est plus qu’un grand écueil à quelques kilomètres au large : du XII au XVe siècle, des prairies marécageuses ont disparu devant le flot, et ce délayement a séparé du continent le fronton de Cézembre. Cézembre, sur la côte de Bretagne, c’est exactement le même nom que Cezimbra, port de la Lusitanie méridionale, sur le littoral d’Estrémadure, au bord de la baie de Sétubal. Les peuples « néolatins » sont frères, non par les « Latins », mais par les nations, les sous-nations, les clans qui précédèrent la conquête romaine et la naissance même de Rome. Si toutes les villes marines de France avaient valu Saint-Malo, les Français auraient découvert, colonisé tous les rivages, et l’Angleterre ne serait rien, elle qui est presque tout dans une moitié du monde. Les Malouins eurent longtemps pour meilleure fortune la chasse aux navires de l’île que la France doit appeler Albion la triomphante, mais que Saint-Malo pouvait nommer Albion la vaincue. Au temps de nos grandes guerres navales, sur toute mer d’entre les deux Pôles, quand deux navires se rencontraient, l'un anglais, l’autre malouin (en réalité bretons tous les deux), et qu’accrochés on s’y fendait le crâne à la hache d’abordage, le vaisseau « saxon » était perdu d’avance. Ces guerres finies, Saint-Malo ne fut plus tout à fait Saint-Malo la ville des loups de mer, des découvreurs, des aventuriers et pionniers, des marchands riches comme des rois et hardis comme des pirates. Un peu repliée sur elle-même après avoir été très dispersée sur les océans, elle donne toujours à la France des marins en foule, elle commerce encore, surtout avec sa vieille ennemie l’Angleterre ; elle navigue, elle pêche à Terre-Neuve, elle accueille des baigneurs à ses bains de plage, notamment à Paramé et à Dinard. Paramé est une espèce de faubourg de la « ville des forbans », sur la côte du nord-est, et Dinard lui fait face, à l’autre rive de l’estuaire de la Rance. Un bassin à flot, sur ladite Rance, sépare Saint-Malo, place murée, de SaintServan, sa voisine, son égale en population, mais non pas en gloire. e
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par un lit qu’un des grands fleuves du monde emplirait à peine. Tout le long de ce littoral de Bretagne s’ouvrent de vastes estuaires que remontent les navires, mais bientôt ce qui semblait une immense rivière s’étrangle en un ruisseau. « Plus de marée, plus de fleuve ! » c’est la devise de ces faux Saints-Laurents. La Rance est un des plus gros de ces petits « Saints-Laurents » bretons, qui n’ont que l’estuaire, sans les Grands Lacs, les Laurentides infinies, les forêts sans bornes, les « Saults » et le Niagara. La Rance est un Couesnon plus long, plus large, et un Couesnon retourné ; le Couesnon coule au sudouest, comme pour aller se verser dans la Vilaine, puis tourne au nord ; la Rance coule au sud-est, aussi vers la Vilaine, puis fléchit vers le septentrion. Elle commence dans les landes du Méné, près de Collinée. Ruisseau devant Saint-Jean de l’Isle et devant Évran, elle devient rivière dans les gorges de Dinan, ville qu’on peut dire belle et charmante, austère et riante. Dinan domine de 75 mètres, du haut de son granit abrupt, le cours du fleuve que commence à soutenir la marée. 16 tours, reste de 54, les débris de son enceinte, ce qu’elle conserve de l’ère féodale, la pierre sombre de ses vieux édifices, voilà pourquoi elle est austère ; les villas, les jardins, les beaux arbres, le gazon, voilà pourquoi elle est gracieuse. Un viaduc de 40 mètres de haut, de 250 mètres de longueur en 10 arches, y franchit à la fois la Rance et tout son vallon. A quelques kilomètres en aval de Dinan, qu’atteignent en vive eau les bâtiments calant 3 ,30, la rivière, plus haut si modeste, s’épanche tellement que son lit, fiord antique, est digne au moins d’un Danube. Sauf un étranglement de 250 à 300 mètres, la Rance a désormais 500, 1000, 1500, 2000 mètres de large, même plus, mais l’embouchure ne dépasse pas 700 mètres. m
XIII. De Saint-Malo au Rocher du Four. —
Le fleuve de Rance1 finit devant Saint-Malo,
A la Rance succède l’Arguenon1, la rivière de Jugon et de Plancoët, qui tombe en mer près des ruines du Guildo : Arguenon, corruption d’Ar Gwenn, cela veut dire la Blanche — encore un nom breton dans la Bretagne francophone. L’antique fiord, atterri de plus en plus, où son cours s’achève est une des sous-anses du golfe sans nom, de contour singulièrement déchiré, qu’il convient d’appeler la baie de Saint-Malo :
1. Cours, 100 kilomètres ; bassin, 119500 hectares ; eaux ordinaires, 8 mètres cubes (?).
1. Cours, 52 kilomètres ; bassin, 01 500 hectares ; eaux ordinaires, 4 mètres cubes (?).
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baie comprise entre les promontoires malouins et cancalais à l’est et la péninsule du cap Fréhel à l’ouest. En tournant le cap Fréhel, on passe des eaux de la baie de Saint-Malo dans les eaux de la baie de Saint-Brieuc, qui reçoit le Gouessant et le Gouet. Le Gouessant1 passe à Lamballe et, quand il n’est plus qu'à 3 kilomètres de la mer, il tombe d’une
chaussée d’étang par une cascade de 14 à 15 mètres. Le Gouet1 coule dans le vallon de la Méaugon. que le chemin de fer franchit par un viaduc de 59 mètres de hauteur à deux rangs d’arcades; il baigne la colline de Saint-Brieuc au pied de laquelle est son port maritime, le Légué, distant de la mer d’à peine 2 kilomètres : ce port très étroit, tout en longueur, avec gare pour tourner, il ne le
Saint-Malo, — Dessin de Taylor d’après une photographie.
forme qu’avec le secours du flux ; à mer basse c’est un bassin d’échouage. Dans la baie triangulaire de Saint-Brieuc, la mer basse découvre de vastes plages. Ici l’Océan conquiert : on prétend qu’il a mangé 31 000 hectares de roc et de terre entre le cap d’Erquy (à l’est) et les îles de Saint-Quay (à l’ouest) pendant les douze à quinze cents ans qui nous séparent
de la décadence de Rome. Aux lieux où ses sables finissent, par delà Binic, port profond» la rade de Portrieux doit son calme à ces îles de Saint-Quay, grands rocs de granit faisant briselames sur environ 8 kilomètres de longueur, à 5000 ou 6000 mètres du littoral. C’est de la rade de Portrieux que part, tous les ans, à la fin d’avril ou au commencement de
1. Cours, 40 kilomètres ; bassin, 45 000 hectares ; eaux ordinaires, 5 mètres cubes (?).
1. Cours, 48 kilomètres ; bassin, 31000 hectares ; eaux ordinaires, 2 mètres cubes (?).
O.
Cancalaise. — Dessin de Rousseau, d’après Feyen-Perrin. RECLUS — EN FRANCE.
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mai, dans l’après-midi d’un dimanche, la flotte de terre-neuviers que les ports de la baie de SaintBrieuc expédient à la pêche aux bancs. Il y a là, plus ou moins, 4000 hommes de mer. L’heure venue, l’ancre levée, le canon tonnant, les navires s’ébranlent; la foule des parents et des amis, pressée sur la rive, envoie ses adieux aux pêcheurs, qui, debout, tête nue, chantent sur le pont le cantique : Ave, maris Stella. Vers Paimpol, qui par ses corsaires fut un petit Saint-Malo, qui l’est encore par ses marins, par ses pêcheurs en Islande et au banc de Terre-Neuve, la côte devient encore plus « bretonne », dans l’acception sauvage, même sinistre de ce mot : au moindre vent, la mer s’émeut sur des écueils sans nombre, elle secoue et traîne les galets avec un bruit de ferraille, elle entre en tonnant dans les cavernes, et les promontoires tremblent. Elle est aussi plus bretonne que de la baie du Mont SaintMichel à Paimpol, parce que le français, bien qu’il se soit presque emparé des villes, n’a pas encore enlevé au vieil idiome celtique la souveraineté du rivage qui va de la rade de Portrieux à l’embouchure de la Vilaine. L’Océan de Bretagne n’est pas seulement un dévoreur d’hommes, un démolisseur de rocs, un rouleur et traîneur de cailloux, un souffleur de vents lugubres, un hurleur de sanglots. Sans lui mourraient de faim les Bretons, trop nombreux sur leur sol. Certes ils lui doivent avant tout d’être un peuple de marins, une race de héros; mais c’est aussi lui qui leur fait le doux climat de la côte armoricaine, devenue grâce à son souffle humide un jardin de primeurs; lui qui les nourrit de poissons; lui qui leur apporte, pour féconder leurs champs, les plantes marines et la tangue, vases calcaires merveilleusement utiles à la vieille presqu’île, où précisément le calcaire manque. En suivant cette mer effroyablement colérique (mais elle a de charmants sourires), on rencontre en un voyage émouvant, à l’ouïe des fracas éclatants ou des harmonies confuses : L’île de Bréhat, îlette à peine, puisque 309 hectares de roche rouge, syénites et porphyres peuplés de 1200 hommes, font tout son domaine, y compris huit îlots annexes : elle abrite une rade accessible aux vaisseaux de guerre; L’embouchure de Trieux, presque vis-à-vis l’îlette de Bréhat : le Trieux1 coule des mêmes petits monts que le Blavet, tributaire de l’Atlantique, et ser1. Cours, 71 400 mètres ; bassin, 85000 hectares ; débit variant d'ordinaire entre 4 et 25 mètres cubes.
pente en un vallon de grande profondeur, étroit comme un sillon, sombre par cette profondeur et cette étroitesse, comme aussi par la couleur de ses roches « anciennes » ; puis il égaye la riante et verdoyante vallée de Guingamp. A Pontrieux il commence à s’enfler de marée, mais il ne s’élargit qu’à partir du confluent de Leff, poétique rivière qui lui arrive au pied des ruines du château de Frinandour, c’est-à dire Nez dans l’eau. Dès lors, entrant dans un ancien fiord de l’Océan, il prend toutes les apparences d’un fleuve, entre raides talus de 40, 60 et jusqu’à 80 mètres de hauteur, qui sont des supports de plateau ; la vallée y est à peu près réduite au seul lit du Trieux. A Lézardrieux, dont il serait aisé de faire un port de guerre, il a 100 mètres de largeur, 13 mètres d’eau à marée basse ; et de là jusqu’à la Manche on trouve partout, même en l’absence du flot, 8m, 50 à 16 mètres de profondeur : la marine militaire n’a aucunement profité de ces avantages, et ce sont des bricks de 300 tonneaux seulement qui remontent à Lézardrieux. En approchant de son terme, son ampleur est de 200 mètres ; Le sillon de Talbert, flèche sablonneuse, et les Épées deTréguier, roches néfastes avant que brillé sur elles la lumière du phare des Héaux ; L’embouchure du Tréguier1, formé à Tréguier par la rencontre du Jaudy et du Guindy : ce vieux fiord a de 250 à 500 mètres entre rives austères, et la haute mer y verse un tel flot d’eau qu’alors il peut porter tout navire de guerre ou de commerce ; L’archipel des Sept Iles, au large du village de Ploumanach, qui a des amoncellements de rochers splendides ; L’embouchure du Léguer2, né tout près du Blavet, sur des hauteurs de plus de 300 mètres : il baigne le vallon de Belle-Isle-en-Terre, effleure l’escarpement couronné par les ruines du château de Tonquedec, qui est le « Pierrefonds de la Bretagne ». Tout à coup, à partir de la ville de Lannion, son cours s’élargit sans que son vallon cesse d’être fort étroit ; il devient une espèce de fleuve qui porte, la marée l’aidant, des bateaux de 4 mètres de cale ; L’embouchure du Dossen3, qui amène à Morlaix 1. Cours, jusqu’à la source de Jaudy, 50 kilomètres ; bassin. 50 000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 3 et 18 à 20 mètres cubes. 2. Cours, 65 kilomètres ; bassin, 54000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 4 et 27 mètres cubes. 3. Cours, 40 kilomètres ; bassin, 25 000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 680 et 5000 litres.
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« Nous sommes à trois cents lieues et à trois cents les navires de 500 à 400 tonnes : il se forme, à ans de Saint-Pol » ; Morlaix, de l’union du Queffleuth et du Jarlot, petits Roscoff, maraîchère et marinière, sous un climat torrents issus des Monts d’Arrée. Morlaix la charque l’entour de la mer fait humide et clément, sur mante, disent ceux qui l’ont visitée comme ceux qui des terres devenues si fertiles à force d’engrais de n’ont fait que l’entrevoir du haut du viaduc giganhaut de 58 mètres, en deux terre et de mer, par la longue opiniâtreté du 284 de tesque, long val le par-dessus traverse maicolon, que les Roscovites se disputent à prix d’or qui d’arcades, rangs plus ses jardins de priet rivière, sons et meurs : on y paye de qu'à l’élévation du 12000 à 16000 francs clocher de l’église. l’hectare planté d’arAu-dessous de la tichauts, d’asperges, ville le profond sild’oignons, de choux, lon du Dossen s’élarde tout légume qu’agit en un estuaire chètent. Paris, la Holqui fut jadis un lande, l’Angleterre et grand fiord, et ses riavant tout la Corves s’écartent jusqu’à nouaille, vis-à-vis 5000, 3500 mètres. même de Roscoff. Les C’est là la baie de jardins dits de Rostire ne qui Morlaix, coff, enclos que des certainement pas son murailles de pierre nom du latin Mons sèche garantissent relaxus, mais bien des lubies et furies des deux mots bredu vent de mer, s’étons : Mor laes ou le tendent le long de Grand Pertuis ; L’embouchure de la côte, sur environ 20 kilomètres, jusque la Penzé, ruisseau de vers Plouescat ; 35 kilomètres qui, L’île de Batz, en soudain, se fait pafleuve, de Roscoff dont face reil à un beau la sépare un chenal puis se perd dans la sans profondeur à baie de Saint-Pol-demer basse. Batz a Léon, qui est une 1200 habitants; ses sous-baie de la baie de Morlaix, comme femmes sont grandes elle fut dans le loinet belles. C’est un tain des âges un granit de 307 hecsous-fiord du fiord tares, autour duquel morlaisien ; l’Océan s’élève de Saint-Pol-de-Léon, 6 ,40 à 9 ,70 suivant Saint-Pol-de-Léon : chapelle du Creizker. — Dessin de Taylor, récemment encore la force de la marée; d’après une photographie. menacée par la marune terre nue, sauf che des dunes : cette ville du Léonais ou pays de quelques tamaris; un « Empire d’Éole », ainsi que Léon, ancien duché, montre avec orgueil trois clol'auraient dit « élégamment » nos classiques grandschers d’aérienne légèreté : deux à sa cathédrale et pères : on y a vu les vents arracher la semence le troisième, le plus haut (77 mètres), le plus beau, aux sillons; célèbre en toute Bretagne, même en toute France, Pontusval, seul port qui puisse en mauvais temps à la chapelle du Creizker. Saint-Pol, la « cité des sauver un navire sur tout le littoral entre l’île de Batz et la bouche de l’Aber-Vrach ; encore n’y clochers à jour », est la ville calme, silencieuse, entre-t-on pas aisément. Le menhir de Pontusval, monacale ; elle semble déserte, et les gens de sanctifié, ou, comme l’on dit ici, baptisé par une Morlaix, lieu bien plus vivant, disent avec dédain : m
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croix, a 10 mètres de haut : il s’appelle Men Marz ou Pierre du Miracle ; L’Aber-Vrach chanté par Brizeux, le poète de la Bretagne : C’est l’Élorn que la mer sale de son écume, Et le triste Aber-Vrach environné de brume.
Ce « Havre de la Fée », ou « Havre enchanté », à moins que ce nom breton ne signifie : « le havre du bras de mer », agite ou endort, dit-on, ses eaux marines sur une grande ville engloutie, sur Tolente riche en navires. C’est, un estuaire de 12 kilomètres de longueur, bien abrité des vents dangereux ; il est capable de recevoir et de garantir les grands vaisseaux échappés aux rocs, aux grèves, au heurt des îles, des îlots, des écueils, sur cette plage tourmentée par les vents, par les flots; l'Aber-Vrach continue le vallon d’un ruisseau de 3m,20 de moyenne largeur ; L’Aber-Benoît, autre havre au bout d’un ruisselet de 2 mètres de large ; c’est, un estuaire de 10 kilomètres de long qui ne vaut pas l'AberVrach : il peut cependant, recevoir des frégates. Aber-Vrach, Aber-Benoît et autres petits courants du granit entrent en mer sur une côte jadis impie, quand les riverains allumaient des feux la nuit pour égarer les vaisseaux. Puis, assommant les naufragés épargnés par les flots, ils se partageaient les dépouilles des morts sur les épaves du navire en remerciant leurs trois complices, l’Océan, la Tempête et les Ténèbres. Une partie de ce littoral porte encore, dans l’usage commun du peuple, le nom de Lan-ar-Paganis ou Terre des Païens : non point à cause de ces crimes nocturnes, mais parce que le paganisme, ou du moins certaines coutumes remontant à l’ère antéchrétienne y ont subsisté jusque dans l’ère moderne. C’est au dix-septième siècle seulement que les missionnaires effacèrent ici les dernières traces des rites païens, si même il n’en reste pas encore, mêlés et comme tissés dans leur pratique du christianisme. Fût-elle moins granitiquement têtue que les Armoricains, une race, quelle qu’elle soit, reste longtemps fidèle aux dieux de son enfance. Les fées, les nains, les géants, les trépassés, les fantômes dansant en rond au clair de lune, les spectres dans l’ombre, tout ce que, la nuit, devant les grandes pierres, le Celte d’il y a deux mille ans voyait passer sur la Lande, le Breton d’aujourd’hui le redoute encore sur la même bruyère et devant les mêmes dolmens. 1. Le mot, breton aber est notre mot « havre ».
On considère que la Manche s’arrête, au Rocher du Four, bloc de 60 à 70 mètres de hauteur entouré d’eau clapotante qu’éclaire un phare dont la lame peut parfois noyer pour un moment la lanterne : il a pourtant 28 mètres de hauteur. Nous avons vingt-trois départements maritimes : la Manche en baigne huit, qui sont le Pas-de-Calais, la Somme, la Seine-Inférieure, le Calvados, la Manche, l'Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère : ensemble 1120 kilomètres de littoralLe département du Finistère tire justement son nom1 de sa situation à la borne de la Manche et de l’Atlantique, au bout de la presqu’île de Bretagne, à la fin des terres. Fin des terres : nom sinistre, lieu souvent lugubre devant la mer effroyable ? On se demande comment la Terre existe encore et, pourquoi l’Océan ne l’a pas dévorée.
XIV. De la borne de la Manche aux roches de Penmarch. — La France oppose à l’océan Atlantique 1585 kilomètres de côtes, le long de huit départements : Finistère, Morbihan, Loire Inférieure, Vendée, Charente-Inférieure, Gironde, Landes et Basses-Pyrénées. A peine a-t-on tourné le dernier promontoire de la Manche, qu’on se trouve dans le chenal du Four, courant de rapide allure, souvent dangereux» séparant le continent d’un archipel confus d’ilots, de rochers, de bancs, de traînées, tous écueils qui furent terre ferme, comme le fut aussi le chenal du Four. Il y a là Béniguet (l’île Bénie), où l’on brûle en tas le varech pour en tirer de la soude ; Guemenez, dont chaque tempête emporte un morceau; Molène, plus vaste que les autres îlots de la sporade, et qui a plus de terre végétale, qui même en exporte vers le continent, comme la Sicile vers Malte; la chaussée des Pierres Noires, qui, bordant au nord l’Iroise, où les navires passent à milliers» a vu mille et mille fois, quand souffle l’implacable sud-ouest, des Bretons murmurer la dernière prière et mourir dans la mer de Bretagne. Au bout de cet archipel le passage du Fromveur est un des courants les plus violents d’Armorique. Rapide jusqu’à 12, 14 et 16 kilomètres à l’heure» heurté, saccadé, fantasque, ayant à droite, à gauche, des pierres pour le brisement, des pointes pour l’éventrement des vaisseaux, il faut le fran-
1. Qui devrait s’écrire Finisterre.
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chir pour aborder à Ouessant, terre qui se lève à 23 kilomètres du littoral. XV. Ouessant. — Fromveur, ce mot breton signifie Grand Effroi. Ouessant, Heussantis Enez, c’est l'île du Terrible, l’île du Dieu redoutable, la Terre de l’Épouvante. Toute cette mer est affreuse; et, comme dit le marin breton : Qui voit Belle-Isle Voit son île ; Qui voit Groix Voit sa joie ; Qui voit Ouessant Voit son sang !
Prodigieusement irritée par les rochers sousmarins, les îlots, les plateaux, les chaussées, les pointes, elle s’agite avec fureur ou dort avec hypocrisie dans les passages et déferle avec exaspération sur les écueils et les falaises. Elle se démène surtout contre Ouessant, lambeau qui fut continent, puis une péninsule diminuée toujours, puis une île fatalement condamnée à devenir îlot, bruissements de récifs, et peut-être, pour finir, mer calme et profonde. Ouessant n’a plus que 1558 hectares, avec 2564 habitants, famille débonnaire, honnête, unie, faite aux plus durs travaux : les hommes sur la mer qui souvent les dévore, les femmes dans l’eau du rivage dont elles recueillent le goémon, et sur le sol presque sans arbres dont elles font sortir, maigrement, l’orge, l’avoine et quelques pommes de terre. Les vents soufflent, et de jour, et de nuit, sur cette Ultima Thule de la Bretagne où 7000 petits moutons noirs et des chevaux très menus paissent une herbe entretenue par l’embrun, le brouillard et la pluie. Ce n’est pas là « douce France », mais le français en chasse le breton, qui fut le seul langage de ces prisonniers de la mer. Les femmes d’Ouessant, parmi lesquelles il en est tant qui pleurent un père, un mari, des fils, sont blondes, grandes, bien faites. Le lieu du continent d’Armorique qui fait le plus exactement face à File d’Ouessant, c’est l’estuaire de l'Aber-Ildut, au bord duquel on taille des granits pour Paris et pour Londres. Au delà du petit port du Conquet, la Pen-ar-Bed ou Fin des Terres, notre pointe de Saint-Mathieu, combat la mer féroce des Pierres Noires, là où le chenal du Four s’unit au beau golfe de l’Iroise. Le golfe de l’Iroise ou canal d’Is (en breton
Kanol Is) a 34 kilomètres d’ouverture, de la pointe de Saint-Mathieu au nord à la pointe du Raz au sud. Il reçoit la rade de Brest et la baie de Douarnenez. XVI. Rade de Brest. — La rade de Brest, séparée de la baie de Douarnenez par la presqu'île de Crozon, s’ouvre étroitement sur l’expansion de l’Iroise par un goulet hérissé de batteries, comme il convient au passage qui garde un arsenal immense, une flotte de vaisseaux de guerre et une sorte de mer intérieure assez vaste et profonde pour les évolutions de 400 navires de haut bord. Le goulet, long de 5 kilomètres, a de 1624 à 5000 mètres environ de largeur. La rade, ayant un entour de 56 à 40 kilomètres, sans une infinité d’anses minuscules, est donc grande à peu près comme Paris ; elle vaut plus de deux Lutèces avec son prolongement d’est, avec l’estuaire de la rivière de Châteaulin, qui est un large golfe avec nombreux sous-golfes entamant profondément un rivage de schiste. A sa rive septentrionale, Brest, la sombre, l’humide et pluvieuse, borde l’estuaire de la Penfeld par une longue et monotone ligne double d’immenses établissements militaires. Ce puissant port de guerre, ce Toulon du Nord, n’a pas conquis l’Amérique, ainsi que le Toulon du Sud l'Afrique, et de plus en plus la force et les intérêts de la France passent de l’Océan à la Méditerranée. Mais il se peut que l’avenir lui réserve de hautes destinées : aucun port de France et de toute l’Europe continentale (l’Espagne exceptée, qui est un monde à part) ne s’approche autant que lui de l’Amérique septentrionale. Un jour, qui n’est pas loin peut-être, Brest, ayant derrière lui plusieurs grandes nations, recevra et renverra des navires autant que New-York ; et si la « Nouvelle-France » grandit comme on l’attend d’elle, c’est vers la ville bretonne, vers la rade merveilleuse qu’elle dirigera ses vaisseaux. La rade de Brest reçoit l’Élorn et l’Aune. XVII. Élorn. — Ruisseau qui s’appela Dourdoun ou l’Eau creuse, sinon Dourdu, l’Eau noire, l’Élorn1 ou Eau de l'épouvante, marquait la séparation de deux pays, de deux dialectes bretons : à sa rive droite il avait le Léonais, à sa rive gauche la Cornouaille. Il commence dans les brandes, les roches noires 1. Cours, 52 kilomètres ; bassin, 38 500 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 5 et 6 mètres cubes.
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ou grises, les marais, les solitudes de la montagne d’Arrée; il s’élargit en estuaire à Landerneau, l’une des villes que les vaudevillistes et boulevardiers ridiculisent; or elles sont précisément gracieuses, en de gais ou beaux pays : Brive-la-Gaillarde, Carpentras, Quimper-Corentin, Pézénas, Landerneau, « dont la lune est plus grande que celle de Paris ». Près de sa rive droite, il reste de Joyeuse-Garde un souterrain, une porte et du lierre. Ce château, qu’aujourd’hui tous ignorent, eut une immense popularité chez nos ancêtres, bercés de son nom par les romans de la Table-Ronde : là vécurent ou passèrent Lancelot du Lac, Tristan le Léonais, la blonde Iseult, Merlin, Viviane, des héros, des enchanteurs, des fées, de belles dames, tout un monde épique et magique, toute une chevalerie qui charma longtemps les nations chrétiennes, quand du breton l’on eut traduit ces beaux contes en français et dans les diverses langues du moyen âge. Rien aujourd’hui n’est plus oublié que cette fraîche source de poésie où l’Europe, alors naïve, se désaltéra longtemps. De Landerneau jusqu’à la rade de Brest, l’estuaire de l’Élorn, qu’on n’appelle guère que Rivière de Landerneau, porte en haute marée des navires de 4 mètres ; sa largeur varie entre 500 et 1000 mètres. XVIII. Aune. — Le nom de ce fleuve n’a rien à démêler avec l’arbre qui croît dans les terres humides et sur le bord des courants d’eau. Aune, c’est un nom celtique. Les Bretons ne l’appellent pas aussi brièvement : son nom complet, c’est Steir Aoun ou Profonde Rivière. L’Aune1, eau des plus sinueuses en France, revient constamment sur elle-même dans les environs de Châteauneuf-du-Faou et de Châteaulin, comme la Seine sous Paris, le Tarn en amont d’Albi, le Lot au pays de Cahors : c’est qu’elle coule dans les schistes durs. Issue du massif de 326 mètres que couronne la forêt de Beffou, elle passe devant de nombreux hameaux, devant peu de villages et de villes, cas ordinaire en Bretagne, où la population, presque partout disséminée, ne se concentre guère dans les bourgs. Elle unit à son flot le flot de l'Élez, c’est-à-dire Eau sombre, et celui de Filière ou Aven. L’Elez descend du culmen de la Bretagne, du Saint-Michel de Braspart (391 mètres), mornes hauteurs nues ou couvertes de bruyères, rochers 1. Cours, 140 kilomètres ; bassin, 187 500 hectares ; eaux ordinaires, 12 mètres cubes (?) : étiage, 4 (?) ; crues, 100 (?).
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noirâtres et mousses jaunâtres; elle tombe de 70 mètres par les sauts de Saint-Herbot. L'Hière amène à l’Aune le canal de Nantes à Brest1. A 3 kilomètres en aval de Châteaulin, à Port-Launay, elle rencontre la marée et devient un tortueux estuaire qui, plus large à chaque courbe, finit par étaler son flot sur 500 à 600 mètres de largeur. A sa gauche se lève la Montagne Noire, schiste dont on peut croire que d’ici à la fin de l’homme les ardoisiers n’épuiseront jamais l’ardoise. Le viaduc qui franchit ce petit fleuve en aval de Port-Launay, pour le passage du chemin de fer de Nantes à Brest, a 357 mètres de long, 49 à 50 mètres de haut. XIX. Presqu’île de Crozon. — La schisteuse presqu’île de Crozon, nue, stérile, démantelée, où s’agitent partout des ailes de moulins à vent, sépare la rade de Brest de celle de Douarnenez. Elle a sa racine à la rive gauche de l’Aune inférieure, au pied du Méné-Hom, et s’achève par les caps de la presqu’île de Roscanvel, les granits désolés de Toulinguet où s’accrochent quelques bruyères, et le cap de la Chèvre. La presqu’île de Roscanvel est formidablement armée : ce n’est point une roche comme le « mont de Tarik », digne de terminer un monde, l’Europe, et d’en contempler un autre, l’Afrique; mais ses lignes de Quélern ont tant de canons qu’on l’a surnommée le « Gibraltar de la France ». Étant bretonne, la péninsule de Crozon, aux deux tiers inculte, porte sur son plateau d’innombrables mégalithes, dolmens, menhirs, alignements de hautes pierres dans la lande sauvage : telles les allées de Kercolléoch ou de la Maison du Curé ; tel aussi l’alignement de Toulinguet, au-dessus d’une mer hurlante, dans une presqu’île de la presqu'île, entre l’anse de Camaret, tournée vers l’entrée du goulet de Brest, et l’anse de Binant où le Dot a creusé des arches, comme à Étretat. Aucune côte de la France, peut-être même du monde, n’a vu plus de naufrages que ce bout de la chersonèse de Crozon, péril suprême des marins pendant les tempêtes de l’hiver, quand le vent d’ouest jette contre ses roches les barques et navires hasardés sur les eaux de l’Iroise. 1. Longueur, 359 kilomètres, dans les bassins de la Loire, de la Vilaine, du Blavet et de l’Aune, 232 écluses. Principales réserves : les deux étangs du Vioreau, d’une contenance de 8160 000 mètres cubes ; le réservoir de Bosméléac ou de Bara, sur l’Oult supérieur (2 millions de mètres cubes) ; le réservoir de Loron (2 770000 mètres cubes).
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XX. Baie de Douarnenez. — La baie de Douarnenez est une conque de la mer entre la presqu’île de Crozon au nord, celle de Cornouaille au sud. Elle a 10 kilomètres d’entrée, 4 seulement de réelle ouverture à cause des récifs qui continuent au sud le cap de la Chèvre. Si ce promontoire, au lieu de projeter une traînée d’écueils, s’avançait vers le sud par une véritable levée ou par un dos de collines, la rade de Douarnenez, avec ses 25 à 30 brasses de profondeur, vaudrait la rade de Brest elle-même. Bordée par douze cents petits hameaux de pêcheurs, dominée, non sans majesté, par les trois cimes du Méné-Hom, elle tient son nom d’une ville de sa côte méridionale qui lance tous les ans 4000 pêcheurs sur 800 bateaux à la prise de la sardine : la saison finie, chaque homme a tiré 9000 sardines de leur élément vital, soit 360 millions pour toute la pêche. Il n’entre que de petits ruisseaux du schiste et du gneiss dans cette baie d’environ 75 kilomètres de contour, qui serait la lin naturelle de l’Aune si le Méné-Hom ne dressait son ardoise entre le val de Châteaulin et la vague amère de Douarnenez. XXI. Cornouaille. — Des eaux de Douarnenez on passe aux eaux d’Audierne par le raz de Sein, entre l’ile de Sein et les promontoires de la Cornouaille, au pied du cap Sizun ou pointe du Raz que la mer secoue, que même, en ses heures terribles, elle escalade en écume jusqu’au sommet, à 72 mètres de hauteur. Là, quand il passe en barque, le Breton s’écrie : Va, Doué, va sicouret da tremen ar Raz : Rac valestr a zo bihan ac ar mor a zo braz ! Mon Dieu, secourez-moi dans le passage du Raz : Ma barque est si petite et la mer est si grande !
A cette pointe de la Gaule (si le mot Cornouaille vient bien des mots latins Cornu Galliæ)1, s’élevait, d’après de vieilles légendes bretonnes, la grande et' brillante ville d’Is, qui fut criminelle comme Sodome et que le Ciel détruisit comme elle. Is, si belle, dit la tradition, que Paris a pris son nom des deux mots par Is, égal à Is. Son peuple impie et lascif est aujourd’hui couché, raconte encore la légende, dans les ruines de ses demeures, sous les eaux de l'étang de Laoual, près de la pointe du 1. C'est bien plutôt le mot celte kerné, c’est-à-dire le pays des cornes, des caps, des pointes, qui désigne également la Cornouaille anglaise, presqu’île effilée dont le breton a disparu au siècle dernier.
Raz, au bord de la baie des Trépassés, dont l’histoire est aussi lugubre que le nom. — C’est là que les remous de l’onde amènent les cadavres des noyés et les épaves des navires. Toutefois la tradition fixe mal ce tombeau d'une ville : elle le met aussi vers le cap de la Chèvre ; ou quelque part sous la lame du golfe de Douarnenez ; ou ailleurs encore, au bord de l’Iroise, que les Bretons nomment le canal d’Is. Is ne périt point par le soufre et le feu, comme les Villes Maudites. Elle disparut sous les vagues» au matin d’une orgie nocturne : Ahes, fille du bon roi Grallon, enleva du cou de son père endormi la clef d’or des écluses de la mer et la tendit en gage d'amour à son danseur de la nuit, au beau prince dont les yeux luisaient comme la braise : c’était Satan, roi des Ténèbres ; il ouvrit les écluses, et l’Océan croula sur la ville. XXII. Sein ou Sizun. — A 6 ou 7 kilomètres de la pointe du Raz, 800 hommes ont leur demeure à la brise du grand large, sur une île de 2500 mètres de long, de 56 hectares d’étendue» sur l’effroi de l’Armorique, L’ile des Sept Sommeils, Sein, l’ile druidique, Si basse à l’horizon qu’elle semble un radeau1.
Son vrai nom breton, Sizun, veut dire, en effet» les Sept Sommeils ou la semaine. Des flots tumultueux, orageux, blanchissants» des écueils, une écume dont l’embrun cache l’île à la mer et la mer à l’île, pas d’arbres, quelques épis d’orge, des landes nues où souffle un vent qui porte avec lui la fraîcheur de l’Océan, l’odeur marine et le fracas des larges eaux vertes, une roche branlante, un dolmen et deux menhirs, voilà Sein, dont les habitants, aujourd’hui pêcheurs et sauveurs de naufragés, furent, jusqu’au siècle dernier, des sauvages, des briseurs de navires, des « démons de la mer », que vint convertir un missionnaire breton. Avant les Romains, et de leur temps encore, sinon même après eux, neuf vierges habitaient cette île ébranlée par l’Océan : prêtresses de la religion des druides, elles en célébraient les rites sous la lune voilée de l’Armorique ou au flambement des torches ; elles disaient l’avenir, elles enchaînaient la tempête ; et Sein était un sanctuaire des Celtes. L’ile des Sept Sommeils n’est pas tout à fait l0 bout de la Cornouaille, sa Pen-ar-Bed ou Fin des 1. Brizeux.
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terres : elle se prolonge de 15 kilomètres vers l'occident par la chaussée de Sein, ligne d’écueils qui sont la dernière bataille du continent contre le flot turbulent de la grande mer. Les uns toujours au-dessous de l’onde, même à marée basse,
d’autres toujours au-dessus, même à marée haute, d’autres encore que l’éternelle oscillation de l’Océan cache ou montre, tous ces récifs de la chaussée font moins de femmes veuves et d’enfants orphelins depuis qu’ils sont éclairés par le
Paysan breton. — Gravure de Thiriat, d’après une photographie.
phare d’Ar-Men, c’est-à-dire de la Pierre. Ce phare fut planté là malgré la mer. Les hommes qui l'enracinèrent dans l’un des récifs de la traînée les plus aventurés au large, travaillaient crispés à la pierre en attendant la vague de submersion : presque à chaque minute, en ses retours réguliers, elle les engloutissait, et parfois les mains cramponnées lâchaient prise, mais un canot suivait la lame et re0.
RECLUS.
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cueillait le pêcheur, car ces vaillants constructeurs étaient presque tous des pêcheurs de Sizun. XXIII. Baie d’Audierne. — La nature terrible de la Cornouaille se continue au delà du passage du Raz et des granits grisâtres de l’Enfer de Plogoff, le long des sables fins de la baie d’Audierne1, qui 1. Le vrai nom, le nom breton, est Oddiern. I — 26
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est non line baie, mais une légère courbure en arc de cercle. Il n’y a ni villes, ni hameaux, ni prairies, ni moissons, ni jardins sur sa rive sans arbres; on y est seul avec les fureurs de l’Atlantique, et peut-être avec ses sourires : car là même il arrive que le fleuve Océan se calme et s’endort, par des heures de paix, de joie, de soleil, où les oiseaux de mer cessent un instant de prédire ou de célébrer la tempête. Elle s’appelle ainsi d'une bourgade presque littorale, d’un port d’échouage sur l’estuaire du Goayen ou Goyasen : Audierne fut ville, quand la morue pullulait sur cette côte; la morue partie, la ville décrût en village. De bourgade tout à fait littorale il n’y en a pas une seule sur le rivage de la baie d’Audierne. Tous les villages et hameaux sont sur le plateau, loin de la rive sans arbres où croasse l’oiseau pêcheur, qui pêche toujours, tandis que l’homme est soucieux de ne pas affronter, sur ces galets et ces sables, les tempêtes que la mouette, le goéland, le cormoran méprisent. La baie d’Audierne s’achève aux roches de Penmarch, meurtries par des vagues puissantes. Il y a quatre mers implacables devant la Bretagne : celle d’Ouessant; celle du bout de Crozon ; celle de Sein ; celle de Penmarch, en avant d’une ville plus déchue qu’Audierne. Penmarch fut au temps des Valois une rivale de Nantes. Elle pouvait mettre au service de l’évêque de Quimper 2500 hommes tirant de l’arc, elle commerçait au loin, elle pêchait la morue. La morue s’en alla frayer ailleurs, et la ville, aussitôt diminuée, devint avec le temps ce qu’elle est aujourd’hui, des noms de rues, des ruines, un éparpillement de hameaux autour de six églises, dans les environs de Penmarch, de Kérity, de Saint-Guénolé. Parmi les terribles rochers noirs de ce rivage, celui dont les cavernes répondent à l’entrée de la mer par le tonnerre le plus éclatant, c’est la Torche de Penmarch : quand le vent souffle du sud-ouest, on entend à Quimper, éloignée de 30 kilomètres, l’engouffrement de l’eau dans la Torche.
XXIV. Des roches de Penmarch à la Loire : Odet et Laita. — Aux pointes de Penmarch la côte cesse de regarder l’occident. Elle se tourne vers le midi, et désormais la mer s’insurge moins contre son continent. Au large, des brise-lames l’arrêtent : grandes îles comme
Belle-Isle ou Groix ; petites îles comme Hœdic ou Houat ; îlots comme les Glénans; et puis des écueils» des éclaboussures de rocs, des plateaux sous-océaniens avec nom ou sans nom. Toute cette digue» ici brisée, là ébréchée et découronnée, est le reste d’un ancien rivage. Belle-lsle, plus avancée dans l’Océan que Hœdic, que Houat et que les Glénans, fit partie d’un littoral antérieur. L’anse de Benodet est la première échancrure de cette Bretagne moins bruyante en sa mer, moins stérile et nue sur son rivage, souvent même bocagère jusqu’au liséré de la haute marée. Benodet, affaiblissement de Penodet, c’est, en breton, la Tête de l’Odet : non son commencement, mais sa fin. Odet veut dire les Rivages. Eu amont de Quimper, l’Odet1, fils de la Montagne Noire, dépasse à peine la dignité de gros ruisseau. Cette ville charmante doit son nom à la rencontre de l’Odet et d’un courant d’à peu près force égale qui s’appelle Steir, c’est-à-dire tout simplement la Rivière : le mot celtique Kimber désigne un confluent. Avant d’être Quimper tout court, ou Quimper-Corentin (d’après un saint qui fut le premier évêque de Cornouaille), elle se nommait Kimber-Odet, ou confluent de l’Odet. L’Odet y devient sensible à la marée et, de la ville à la mer, pendant 17 kilomètres on le navigue par 3 ,30 en eau vive, par 2 ,10 en morte eau, dans un estuaire de 200, 500, jusqu’à 1000, 1200, 1500 mètres de largeur. Cet ancien fiord du littoral ressemble à l’un des grands fleuves de la Terre ; il reçoit des sous-fiords, autres apparences de fleuve continuées en amont par de petits ruisseaux. Il entre dans l’anse de Benodet à 8 kilomètres à l’orient de Pont-l’Abbé, qui est port d’échouage sur l’Aven, ruisseau à marée. m
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La seconde échancrure est la gracieuse anse de la Forest, que bordent les chênes, et qui fut ellemême forêt (d’où son nom), mais l’Océan roule depuis longtemps sa vague sur cette sylve engloutie dont la très basse mer révèle parfois quelque débris. L’anse de la Forest serait un demi-cercle presque parfait sans les trois estuaires qui l’irrégularisent en la prolongeant par trois cornes vers le nord. Une pêcheuse de sardines, Concarneau, touche 1. Cours, 56300 mètres ; bassin, 75000 hectares environ : débit variant ordinairement pntre 7229 litres (?) et 51 mètres cubes.
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presque à cette anse, vers l’entrée orientale, partie sur terre ferme à l’issue d’un beau fiord, partie sur un îlot où son quartier de Ville-Close est muré, comme une sombre Aigues-Mortes, par un vieux rempart de granit. Concarneau est devenue piscicole et l’on célèbre son aquarium, mais il paraît que la sardine s’en éloigne : elle diminue plutôt par excès de poursuite, et sa disparition ruinerait les ports de ce littoral, comme le départ de la morue a ruiné Àudierne et Penmarch. A 15 kilomètres en mer, juste en face de la baie de la Forest, l’archipel des Glenans a neuf îles, qui, toutes ensemble, ne sauraient sauver de la faim leurs 75 insulaires, tant cette sporade, décombre d’une ancienne grande terre, est aujourd’hui roche éparpillée. Pour vivre, le Glénantois pèche, comme tout bon Breton des îles. La troisième grande anse boit l’Aven de Rosporden1, estuaire à partir de la rocheuse Pont-Aven, la « Ville des Meuniers » : — « Pont-Aven, cité de renom; quatorze moulins, quinze maisons ». La quatrième anse, du Pouldu ou de l’Étang Noir, boit la Laita. Il paraît que ce nom breton devrait s’écrire Lêta, pour Let Aw, c’est-à-dire : près de l’Océan. Dans Quimperlé, exactement Ivimber Ellé ou confluent de l’Ellé, s’unissent les deux jolies rivières qui forment la Laita2 : L’Ellé, plein de saumons, et son frère l’Izôle, De Scaer à Quimperlé courant de saule en saule3.
L’Ellé, Ellez, Elez, autrement dit l’Eau sombre, passe au bas du Faouet ; elle arrive à Quimperlé avec une largeur moyenne de 15 à 16 mètres, après un cours de 55 kilomètres. L’Izôle passe à Scaer et atteint l’Ellé au bout de 42 kilomètres, avec une largeur de 14 à 15 mètres. Quimperlé, toute gracieuse, fraîche et pimpante, dans « l’Arcadie de Basse-Bretagne », étage- ses jardins fleuris sur son « Rhône » et sur sa « Saône », a 15 kilomètres de l’Océan, qui pousse jusque-là son flot de marée et fait la Laita navigable en vive eau pour les bateaux qui n’exigent pas plus de 2 mètres 1/2 de profondeur. De la ville à la mer 1. Cours, 36 kilomètres ; débit variant entre 1500 litres et 20 mètres cubes. 2- Cours, 70 kilomètres ; bassin, 95 000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 5 et 55 mètres cubes. 3. Brizeux.
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le fleuve coule dans un fiord, comme les autres rivières maritimes de Bretagne. XXV. Blavet. — A la Laita succède un fleuve plus grand, dans un plus vaste estuaire ; le Blavet. Le Blavet1, c’est-à-dire l’Eau jaillissante, l’Eau courante, se forme sur des collines de 500 mètres, à 15 ou 18 kilomètres au sud de Guingamp. Près de Lanrivain, il disparaît, l’espace d’environ 400 mètres, au Toul Goulic2 ou Perte du Blavet. Ce n’est pas là une perte véritable, semblable à celle des rivières du calcaire ou de la craie, qui entrent tout à coup dans l’ombre profonde, pour y couler sourdement, plus froides, sans reflets, sous l’arceau des nefs ténébreuses. Le Blavet ne s’enfonce pas dans un obscur palais de marbre : des granits, blocs énormes, sont tombés en chaos d’une double colline ; des rocs, encore hésitants, pendent, comme à la dernière minute de leur équilibre, et près de rouler, parmi genêts et bruyères, jusqu’aux pierres depuis longtemps enchevêtrées dans le fond de la ravine au-dessus du fleuve écrasé : sous ces granits F « Eau courante » court ou dort, invisible, pareille au Tarn sous les rouges rochers du Pas de Souci. A Goarec il se mêle au canal de Nantes à Brest, puis il serpente entre deux chaînes de coteaux escarpés, talus de schistes grisâtres qui dominent de 100 à 150 mètres ses eaux sombres. Après avoir étreint le chauve promontoire de CastelFinans, couvert de bruyères, et laissé à l’est Mûr de Bretagne, il sinue dans un val sans caractère où lui arrivent divers ruisseaux ayant de petits étangs dans leur bassin. A Pontivy, qui s’appela Napoléonville après que Napoléon l’eut doublée d’une cité militaire, il cesse d’être incorporé au canal de Nantes à Brest, mais il continue d’être artificiellement navigable, sous le nom de canal du Blavet, pendant 60 kilomètres, jusqu’à Hennebont ; là commence la navigation maritime, qui a 15 kilomètres de longueur. En aval du viaduc du chemin de fer de Nantes à Brest, dit viaduc d’Hennebont, qui a 222 mètres de long, 25 de haut, le Blavet devient un ample estuaire, un golfe de mer haute, la mer basse le changeant à moitié en vasière : le sillon du Blavet y a 5 à 8 mètres de profondeur pendant les basses eaux ordinaires, 10 à 13 au plein du flot. Ce golfe, antique fiord, s’unit devant Lorient au 1. Cours, 140 kilomètres ; bassin, 261 500 hectares ; eaux ordinaires, 15 mètres cubes (?) ; étiage, 6. 2. Le mot breton toul veut dire « trou ».
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sous-golfe du Scorff1, jadis sous-fiord, à la rivière de Guéméné, de Pontscorff, de Kérantreeh. Le poète national de la Bretagne et des Bretons, Brizeux, a chanté passionnément ce Scorff, lieu de ses souvenirs; il décrit ainsi les deux fleuves de Lorient : C’est le Scorff, tout barré de moulins, de filets, Et le Blavet, tout noir au milieu des forêts.
Lorient, en réalité l’Orient, dut sa naissance à la Compagnie de l’Orient, association de marchands qui trafiquait avec l’Inde. Fondé en 1628, il fut longtemps digne de son nom par son commerce avec la presqu’île d’indus et Gange ; il eut même une fleur de jeunesse durant laquelle aucun port, de Franco n’entretint plus de relations par mer avec les lointains pays. La conquête de l’Inde par les Anglais le ruina ; mais il devint port militaire, port de pêche et grand chantier de constructions navales. Scorff et Blavet confondus en un bras de mer vont passer devant Port-Louis, nommé de la sorte en l’honneur de Louis XIII. Cette ville, qui décroît depuis que Lorient grandit, s’appela d’abord Blavet, comme son fleuve. Le Blavet s’ouvre sur l’Atlantique à 8 kilomètres au nord-est de Croix. XXVI. Groix. — Cette île de 18 à 20 kilomètres de contour porte 4660 habitants sur 1476 hectares, soit 515 au kilomètre carré, ou quatre à cinq fois la densité de population de la France. C’est l’Enez-er-Hroek ou Enez-er-Groach des Bretons, soit, en français, l’île des Sorcières, peutêtre des Prêtresses ou des Druidesses. Haute d’une cinquantaine de mètres à son culmen, entre des falaises de schiste, elle a des côtes sauvages, des cavernes profondes que vide et que remplit tour à tour la mer, des anses qui reçoivent la barque des pêcheurs, ses seuls habitants ou à peu près. Il y a là des dolmens, des menhirs, dont un très haut christianisé par la croix de son sommet, un tumulus, des restes d’enceinte : en un mot, tout le vieux passé de la Bretagne antéchrétienne. XXVII. Grands champs de mégalithes. — A l’est de l’embouchure du Blavet, le chenal de l’Etel, Entel, Intel, gêné par sa barre, qui est sable sur roc, conduit à la haie d’Etel, fiord de 13 kilomètres de longueur, à chaque instant compliqué 1. Cours, 65 kilomètres ; bassin, 49 000 hectares ; eaux ordinaires, 5000 litres (?) ; étiage, 2500 (?) ; crues, 50000.
de sous-fiords où d’étroits ruisseaux se perdent. Puis on longe un littoral fameux par ses mégalithes. Autour d’Erdeven, Plouharnel, Carnac, Locmariaquer, se lèvent des milliers de pierres barbares : des menhirs1 ou peulvans2, monolithes isolés ou plantés en avenues ; des cromlechs ou croumlechs3, enceintes de menhirs rondes ou semi-circulaires, rarement carrées; des dolmens et des allées couvertes, chambres de pierres, bloc sur bloc, sans ciment, une dalle énorme ou plusieurs dalles formant toiture sur des piliers bruts; des tumulus, buttes arrondies ou elliptiques recouvrant un dolmen; des galgals, tumulus de petites pierres ou de gros cailloux. Ces monuments rudimentaires, généralement de granit, on les avait nommés pierres druidiques : on croyait que les dolmens, par exemple, étaient des autels de sacrifice ; même on cherchait et l’on trouvait sur leur table la rigole où coula le sang des victimes. On sait aujourd’hui que les dolmens, les tumulus, les galgals furent des tombeaux, et que ces sortes de monuments sont de tous les lieux, de tous les siècles : il y en a dans les cinq parties du monde, en Sibérie, en Judée, dans l’Inde, aux îles Mariannés, en Afrique, notamment par milliers et dizaines de milliers dans notre province de Constantine ; on en éleva toujours, et maintenant encore des tribus sauvages marquent par une pierre debout ou par un cercle de blocs la sépulture des chefs, la limite des territoires, le champ d’une bataille ou tel autre lieu consacré pour eux. A l’ile de Pâques, en Océanie, loin de toutes les terres, un peuple disparu tailla des têtes colossales dans la lave, et ces têtes il les planta par le cou dans le sol, en rangs, en groupes, en cercles, comme les Bretons plantaient leurs menhirs. Les champs de mégalithes étant des cimetières, on peut admettre que les allées couvertes étaient, comme les Pyramides en Egypte, la chambre funéraire d’une dynastie de brenns5, ou de très grands personnages druidiques ou laïques; le petit dolmen et le menhir marquaient la sépulture de personnages moindres, et les assemblements de menhirs» celle de la foule et, pour ainsi dire, une « fosse commune ». Carnac, nom ayant la même racine que cairn. 1. 2. 3. 4. 5.
Mot breton : Mot breton : Mot breton : Mot breton : Chefs.
pierre longue. pilier de pierre. lieu courbe. pierre en table, table de pierre.
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semble signifier le Monticule d’os, l’Ossuaire; et son voisin Plouharnel, pour Ploucarnel1, serait le village de l’Ossuaire. Là sont les témoins les plus extraordinaires de ce passé douteux. Les alignements de Carnac, dirigés vers le nordouest, s’ajustent à travers le territoire de Plouharnel aux onze lignes de pierres d’Erdeven, dont la lande montre encore 1120 menhirs ou débris de menhirs; parmi les piliers intacts, beaucoup sont couchés dans la brande. Carnac dressait, dit-on, douze à quinze mille pierres debout, en onze lignes faisant dix avenues; et il est certain qu’il en avait encore trois ou quatre mille à une époque peu éloignée de nous. Les alignements du Ménec2, partant d’un cromlech, d’une enceinte sacrée faite de menhirs de 4 à 5 mètres de haut, lèvent encore 874 peulvans; les avenues de Kermario en lèvent 855 ; les piliers gigantesques, au nombre de 262, qui commencent au tumulus et au cromlech de Kerlescan, forment 13 alignements au lieu de 11. Et partout des dolmens, des demi-dolmens, des allées couvertes, des galgals, des tertres indécis qui furent des mamelons sépulcraux. Tout cela dans la lande mêlée de culture et pâture, sur le sable, entre des bruyères et des genêts, au vent de la mer, qui est un chant grave, au murmure des pins, vague et sérieux aussi comme la voix des eaux. Chaque année remplace ces genêts, ces bruyères, par des champs sans opulence ; chaque année abat quelque sombre bloc peu à peu rongé par la lèpre du lichen; mais tels quels, malgré les vides, bien que la plupart soient tombés, que beaucoup aient disparu, les peulvans de Carnac montrent toujours plus ou moins leurs dix allées, et d’un bout à l’autre on peut suivre leurs onze lignes. L'un des grands dolmens de la Bretagne, la Roche aux Fées, de Corcono s’élève dans ce champ de pierres, que domine la butte de Saint-Michel, tumulus sans rival en France, haut de 20 mètres au-dessus de la plaine, long de 80 : la chapelle chrétienne de cette butte hérita du temple romain bâti sur la tombelle celtique ou anticeltique. De cet ossuaire commun peut-être à plusieurs tribus de même sang ou de même culte, de ce champ des. morts ayant sans doute ses enceintes révérées, ses temples bruts, ses panthéons barbares, des romanomanes avaient fait un camp de César, avec lignes de blocs plantés debout par les légionnaires « pour caler leurs tentes contre les vents 1. Plou, analogue à populus : peuple, clan, village. 2. Ce nom répond à notre mot « Pierrière ».
furieux ». Non moins stérile est l’exégèse du celtomane et du germanomane. On ignore l’âge de ces « fantômes de la Lande », monuments gris sous un ciel gris : Immobiles rêveurs, sur vos landes arides Vous avez vu passer tous les hommes d’Arvor1 ;
ainsi dit le poète breton2. Laissés à la seule nature, ils verraient passer aussi les Français ; mais le peuple, qui jadis les redoutait, cesse de les craindre ; il les couche ou les brise pour bâtir une grange, enclore un champ, débarrasser un sillon, paver un routin. Carnac aussi s’en va : ce sont là les embellissements de la France. Mais il s’en va de moins en moins, depuis que la Commission des monuments historiques acheta ses menhirs pour les sauver du pic et du marteau XXVIII. Quiberon. Houat. Hœdic. — La côte d’Erdeven, Plouharnel, Carnac, que bordent des dunes, se prolonge en mer, bien au loin, par la presqu’île de Quiberon. Un long cordon de sable dont l’isthme n’a que 60 mètres de largeur unit au continent cette île de granit, qui d’ailleurs fut part intégrante de la terre ferme avant que la mer l’arrachât du rivage de Bretagne : la flèche aréneuse, dite falaise de Quiberon, quoique pas un rocher n’y monte, a recousu ce que les flots avaient déchiré. On vêt de sapins cette sablonnière ou fleurit l’œillet des dunes. Le cordon quiberonnais a 7 ou 8 kilomètres de long ; et le bloc de granit 8 ou 10, avec 2000 à 3000 mètres de largeur : granit bas, puisque le plus haut de ses tertres, où tournent des ailes de moulin à vent, n’a que 29 mètres. La protubérance entière a donc au moins 16 kilomètres, de sa racine de sable en Plouharnel jusqu’à sa dernière pointe de roche au delà de Port-Haliguen. Elle protège des vents de nord-ouest et d’ouest la vaste baie de Quiberon, mouillage excellent qui n’est ouvert que du côté du sud, par un bâillement de 18 kilomètres d’ampleur entre le bout de deux chersonèses, qui sont, à l’ouest, la péninsule effilée de Quiberon, et, à l’est, la presqu’île de Rhuis. Dans cette baie débouchent par un estuaire commun la rivière d’Auray et le golfe du Morbihan. Même du côté de sa large entrée, la baie de Quiberon n’est pas sans brise-lames. Des îlots rompent ici la mer du sud, à bonne distance au 1. Arvor, c’est Armor, l’Armorique. 2 Brizeux.
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large, et une île casse la mer du sud-ouest : les îlots, Houat et Hœdic, continuent exactement la péninsule de Quiberon vers le sud-est, dans la direction du golfe de la Loire ; l’île est Belle-Isle. Houat1, environnée d’écueils, dépend de BelleIsle, mais c’est avec le granit de Quiberon qu'elle fit corps et elle lui est réunie sous onde par une levée d’écueils. Elle a 4500 mètres sur 500 à 1200, et 264 hommes y vivent, nommés Houatais ou Ilois. Ils parlent la langue qui a nommé le dolmen et le menhir.
Comme Houat n’a jamais vécu de la vie du monde extérieur, qu’elle ne s’est pas vieillie et pourrie à l’exemple des gens du continent d'Europe, les Houatais valent mieux que nous : ils ne connaissent ni le crime, ni la jalousie, ni les procès, ni la haine; ils vivent simplement : et simplement, c’est saintement. Ce sont des marins au coeur droit, à la parole sûre, à la main vaillante; les Houataises cultivent le blé, qui est bon, l’avoine» et font tout ce que ne fait pas l’homme; or ici l’homme vit de la vie de la mer, et souvent il en meurt : il pèche, il navigue, il chavire.
Belle-Isle : le Palais. — Dessin de Dosso, d’après une photographie.
Et entre-temps il chasse le canard sauvage dans la falaise. Hœdic, pour Houatic2, moins grande que Houat (2000 mètres sur 1000 à 1200), mais plus peuplée (517 habitants), dépend aussi de Belle-Isle. Ile sablonneuse, basse, que ses récifs garantissent à peine de la mer, elle semble plus menacée de destruction que sa sœur Houat. On y cultive 70 hectares,.prodigieusement divisés : en moyenne 53 à 54 parcelles par hectare. 1. Ce nom breton, Houat-Enez, veut dire « île des Canards sauvages ». 2. Le mot breton Huoatie-Enez veut dire « île des Canetons sauvages ».
Qui dit Hœdic, dit Houat ; qui dit Houatais, dit Hœdicois. C’est la même grande mer, le même vent salé qui gonfle généreusement la poitrine, et le marin d’Hœdic est simple, droit, fidèle comme le marin d’Houat. XXIX. Belle-Isle. — Belle-Isle, gneiss et schiste, est séparée de la grande terre par le détroit de moins en moins sardinigène appelé le Coureau. Elle a 8960 hectares, en un contour de 48 kilomètres, avec 18 de long, 4 à 10 de large. Si petite, c’est après Oleron la saintongeaise, et Corse à part, la plus grande de nos îles. 99000 personnes l'ont pour demeure, qui parlent à la fois le français et le breton ; cela ferait 110 habitants
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par kilomètre carré, si ces 9900 individus ne comprenaient aussi les 550 à 600 habitants des îlots annexes, Houat et Hœdic. Belle-Isle, haute d’une cinquantaine de mètres, envoie à 64 criques les tout petits ruisseaux qui ont gazouillé sur ses pentes nues, entre des coteaux à bruyères, des prairies, de fertiles champs de blé, sans un seul grand bois, quoiqu’une de ses landes se nomme la forêt de Bangor. Parmi ces 64 criques, il y a de bonnes anses, dont deux, le port du Palais et le Port-Sauzon ou Port-Philippe, sauvèrent, dit-on, dix mille cabo-
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teurs français, pendant les guerres de la République et de l’Empire. Bien différents sont ses deux rivages : celui qui regarde la terre ne lutte pas contre une mer aussi hardie que la « côte de fer » ou « côte sauvage » qui regarde le grand large; mais l'un et l’autre montent en falaises que la vague a superbement taillées : grottes, arcades, conques, rochers, obélisques, Ilots tonnants devant le schiste, tout cela est Bretagne. Bretagne aussi le peuple marinier, les pêcheurs de sardine, de thon, de homard, les familles où
La Table des Marchands (voy. p. 210). — Dessin de F. Sorrieu, d’après une photographie.
l'Océan prélève plus que la dîme, les hommes francs et sans dol, la lande, les petits bœufs et les petits chevaux, les tumulus, les dolmens et les pierres debout. Mais c’est une Bretagne clémente en ses petits vallons, plutôt qu’une Bretagne terrible, excepté sur la côte, pendant la tempête homicide. Une partie des gens de Belle-Isle descend de familles acadiennes. L’Acadie, qui fait aujourd’hui partie du Dominion ou Puissance du Canada, sous le nom de Nova-Scotia ou Nouvelle-Écosse, était une colonie fondée par la France au bord de l' Atlantique, près du Canada. Prise par les Anglais, comme plus tard le Canada lui-même, beaucoup d’Acadiens, traversant l’Atlantique, vinrent de0.
RECLUS.
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FRANCE.
mander un asile à la mère patrie, et Belle-Isle en reçut quelques-uns. Les Bretons donnent à Belle-Isle le nom de Guerveur ou la Grand’ville. Pourquoi Grand’ville? On en dispute. XXX. Rivière d’Auray. Morbihan. — Les plages de Locmariaquer continuent dignement la rive carnacoise. Locmariaquer fut le Dariorig celtique, puis le Dariorigum romain, si Vannes a tort de prétendre à ce vieux nom. De fait, il y a quelques débris romains à Locmariaquer, mais la gloire de cette bourgade est dans ses mégalithes : grotte sépulcrale ou tumulus-dolmen de Mané-er-Hroek ou I — ‘27
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Mont de la Fée, devant lequel se levait un peulvan de 16 à 17 mètres, cassé maintenant et gisant en morceaux; tumulus de Mané-Lud ou Butte des Cendres, long de 78 mètres, large de 50 ; allée couverte et grand dolmen de la Table de la Fée (Dol-er-Hroek) ; allée couverte des Pierres Plates (Men-Platt), qui a 21 mètres de longueur; énorme dolmen de la Table des Marchands (Dol-ar-Marchadourien), et, tout près, la Pierre de la Fée (Menar-Hroek), menhir géant, par malheur brisé, couché dans l’herbe, en quatre tronçons : il avait 21 mètres de haut, 5 de large, 3 à 4 d'épais, et son poids était de 400000 livres. C’était le plus haut des peulvans, à moins qu’un menhir de la Saintonge, qu’on a cassé pour en faire du moellon, n’ait eu, comme on prétend, 25 mètres d’élévation. Ainsi, nous rompons nos obélisques de France, et nous allons voler un monolithe à l’Egypte pour le planter sur une place de Paris. De la pointe de Locmariaquer au bout de la presqu’île d’Arzon, qui termine la péninsule de Rhuis, l’ouverture de Port-Navalo, laquelle n’a pas tout à fait 1000 mètres de large, laisse passer les eaux réunies de la rivière d’Auray et du golfe du Morbihan. La rivière d’Auray1, dite en son cours supérieur le Loc, reste longtemps un ruisseau ne dépassant 5 mètres de largeur que derrière les écluses des moulins; elle laisse à 2 kilomètres de sa rive gauche l’église de Sainte-Anne d’Auray, sanctuaire infiniment révéré des Bretons, but d’un pèlerinage pérannuel, avec foule immense pendant la semaine de la Pentecôte ; puis elle serpente près des lieux célèbres dans nos guerres civiles sous les noms de Champ des martyrs, Chapelle expiatoire, Chartreuse de Brech. Là elle rencontre le flot marin; elle s’élargit et devient navigable au bas de la colline d’Auray, à 14 kilomètres de l’Océan, pour les navires de 3 mètres 1/2 à basse mer, de 5 mètres à haute mer. D’Auray, c’est-à-dire de la Halle, du Palais du Roi (Hall Ré), jusqu’à la baie de Quiberon, le fleuve, éternellement gonflé, puis dégonflé, coule dans un vieux fiord ayant 500, 500, même 1000 mètres de largeur. A la lisière du pays classique du « mégalithisme », son estuaire se transforme en champ d’ostréiculture, ainsi que tant d’autres plages de la Bretagne. 1. Cours, 52 kilomètres ; bassin, 58 000 hectares ; débit ordinaire, 2500 litres (?).
Le Morbihan tire son nom, nullement français» tout à fait breton, de mor, la mer, et de bihan, petite : la Petite mer, séparée de la Grande mer par la presqu’île de Rhuis. Ce golfe a, dimensions extrêmes, 17 kilomètres sur 10, avec un contour variable suivant que la haute mer y couvre de vastes plages ou que la basse mer les découvre ; contour presque impossible à préciser, tant son haot bihan ou petite côte (par opposition à l'haot braz ou grande côte de l’Océan) est ondoyante, sinueuse, indentée d’estuaires avec ruisselets au bout. Sa surface est d’à peu près 16 000 hectares, sa profondeur de 15 à 20 mètres à mer basse : sans les périls de l’entrée, ce serait donc une autre rade de Brest, mais 2 mètres 1/2 d’eau seulement» rarement 3 mètres, couvrent la barre quand le flot est bas et que les courants y roulent comme un mascaret, tantôt à 15 kilomètres par heure, tan tôt même à 18. Elle vaudrait encore mieux que la rade de Brest, par la tranquillité, la sécurité de son avant-mer, car la baie de Quiberon, garantie du large, ne ressemble point à l’orageuse Iroise, golfe ouvert que le moindre vent défonce. Sur ses 16 000 hectares, l'île d’Arz en réclame 323, l'île aux Moines 318 ; l'île de la Chèvre (Gavr’enez ou Gavr’iniz) est fameuse par son galgal, tumulus de 100 mètres de tour, de 8 métrés de hauteur, qui couvre un dolmen précédé d’une galerie de 13 mètres. Dans la chambre sépulcrale de ce dolmen, des mains barbares tracèrent sur le roc des pierres debout des hiéroglyphes qu’on n’a pas déchiffrés encore. Un dicton du pays donne au Morbihan autant d’îles qu’il y a de jours dans l’année ; ainsi, dans plusieurs grandes villes, telle énorme maison passe pour avoir 365 fenêtres. En réalité, il n’y a guère dans la « Petite mer » qu’une cinquantaine d’îlots avec terre de culture, dont quarante à peine sont habités; tout le reste ne mérite que le nom de rochers plus ou moins engloutis sous la vague de la haute marée. Les habitants des ilôts, des estuaires du Morbihan restent fidèles au destin du Breton des rivages. Ils voguent sur l’eau, tout près comme pêcheurs à la côte, ou très loin comme marins, et beaucoup s’en vont « dormir sous les goémons verts1 » ; puis l’orphelin fait comme avait fait son père : il quitte son roc sablonneux, sa dune» sa 1.
Victor Hugo.
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lande, son menhir qui marque un mort en terre, et il part, souvent pour mourir en mer. L’Océan remplit presque à lui seul le Morbihan. Dans les chenaux de ce golfe, sur ses béhins, qui sont des champs de vase noire, il ne passe guère que de l’eau salée, tant sont petits les tributaires de ce golfe : l’un d’eux passe à Vannes, c’est-à-dire la Blanche. Entre « Petite mer » et « Grande mer », la presqu’île de Rhuis baigne dans un climat d’une extrême douceur. Le laurier-rose, le grenadier,
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l’aloès, arbres d’Afrique, y viennent en pleine terre, non par le soleil qui luit sur l’Atlas, mais par les vents humides que l’Atlantique souffle sur cette péninsule de 11000 hectares où l’on ne compte pas les mégalithes. Son antique forêt de Rhuis a disparu ; ses vignes lui restent, qui « produisent un des vins les plus âpres et verts du royaume de France, témoin le chien d’un conseiller au parlement de Bretagne, lequel, pour avoir mangé une grappe de raisin breton, aboya le cep de vigne, comme protestant
Vue d’Auray. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
se venger de telle aigreur qui jà commençait lui bouillir le ventre ». C’est que si le ciel armoricain ne proscrit pas les plantes du Midi, son soleil tamisé ne dore point assez la grappe. La figue mûrit aussi mal dans ce pays de myrtes, de camélias, de pins d’Italie, qui a deux grands débris du passé : le tumulus de Tumiac et les ruines de Sucinio. Le tumulus de Tumiac, semblable au Saint-Michel de Carnac, montre, comme la tombelle de Gavriniz, des dessins hiéroglyphiques, des reliefs jusqu’à ce jour indéchiffrés sur les parois de son réduit sépulcral. Le château ducal de Sucinio,
décombre superbe, domine la rive de la Mor braz ou Grande mer, côte sauvage tailladée par la saccade, la tempête et la houle. XXXI. La Vilaine. — Ce plus long de nos petits fleuves après la Charente, l’Adour et la Somme est, après l’Adour, celui qui reçoit les eaux du plus vaste bassin. La Vilaine1 apparaît dans les vieux cartulaires, aux ix , x et xie siècles, sous les noms des e
e
1. Cours, 230 kilomètres ; bassin, 1 088 240 hectares ; module, 80 mètres cubes (?) ; étiage, 8 (?) ; crues, 800 (?).
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Visnonia, Vitisnonia, Visiona, Viceniona. Elle ne s’appelle donc ainsi que par corruption, et non pour la laideur de ses eaux ou de sa vallée : Vilaine a remplacé Visnaine ou Vinaine. Ses premières eaux lui viennent du trop-plein de quelques étangs, au nord-ouest de Laval, dans des collines de 200 à 225 mètres dont le versant contraire se penche vers la Mayenne, tributaire de la Loire. Encore faible rivière, elle longe la colline d’ardoise de Vitré, ville qui a gardé fidèlement le noir aspect d’autrefois, les rues tortes, les ruelles obscures et biscornues, les impasses, les carrefours, les pavés inégaux, les vieilles maisons en bois ou en pierre sculptées, les fortes murailles avec tours et donjon. A Cesson, bourg où il lui reste encore 144 kilomètres d’ondoyant voyage avant d’atteindre la mer, elle devient navigable pour les bateaux qui n’excèdent pas 70 tonnes. Peu après elle arrive devant l’ancienne capitale de la Bretagne, Rennes, ville sombre et sévère, de par son granit, trop grande pour ses 60000 habitants, et presque inanimée, sauf à certains instants du jour, à certains jours de l’année. Rennes fut un des nombreux Condate de la Gaule : la Vilaine, qui déjà n’est qu’à 22 mètres d’altitude, y reçoit en effet une rivière, ou plus véridiquement un ruisseau d’à peine 40 kilomètres, l’Ille, et cette Ille lui amène un canal reliant la Vilaine, c’est-à-dire l’Atlantique, à la Rance ou fleuve de Saint-Malo, c’est-à-dire à la Manche : son nom est canal d’Ille-et-Rance1. De Rennes à Redon, de petites rivières supérieures à l’Ille entrent dans le fleuve breton sur lequel on ne parle plus la langue de Bretagne, qui même a disparu de presque tout le bassin de la « Visnaine ». Leurs eaux, puisées dans le schiste, sont des eaux sombres. Le Meu (72 kilomètres), issu des landes du Méné, passe à Montfort. La Seiche (78 kilomètres), singulièrement sinueuse, remplit les deux longs étangs de Carcraon et de Marcillé-Robert, l’un et l’autre étroits comme lac, mais larges comme rivière, et qui donnent à la Seiche l’ampleur d’un fleuve dormant. Elle 1. Longueur, de Rennes au Châtelier sous Dînant, où commence la navigation maritime de la Rance, 84794 mètres : 20 écluses pour 42 mètres de pente sur le versant de la Vilaine, 27 pour 60 mètres de pente sur le versant de la Rance ; tirant d’eau de l ,30 à l ,60 ; charge moyenne des bateaux, 30 à 35 tonnes ; charge extrême, 80 tonnes. Principale réserve d’eau, l’étang du Boulet (5 440000 mètres cubes). m
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tombe dans la Vilaine à l’endroit où celle-ci quitte les vastes prairies du bassin de Rennes, ancienne conque lacustre, pour s’engager dans une gorge ou, si le mot a trop d’ambition, dans un passage embelli par les rocs et les promontoires, par les bruyères et les ajoncs sans lesquels il n'est point de Bretagne, par les bois, les vieux châteaux» les jeunes villas. Le Samnon ou Sernnon (62 kilomètres) s’amortit dans un étang des plus vastes en Armorique» l’étang de la Forge, qui a 4 kilomètres de longueur, en ligne sinueuse, entre collines : c’est comme un fleuve immobile de 150 à 250 mètres de large, dominé près de l’extrémité d’aval par le bourg de Martigné-Ferchaud. La Chère (80 kilomètres) est la rivière de Châteaubriant. Le Don (65 kilomètres) s’unit à la Vilaine dans les prairies très humides de Masserac, dont la pluie d’automne et d’hiver fait un étang tourbeux de 164 hectares qu’on nomme mer de Morin 011 de Murin ; cette « mor » est un paradis pour des oiseaux sauvages, oies et canards dont les frères avilis peuplent nos basses-cours. Entre Masserac et Redon, la Vilaine a son premier contact avec la mer, à la rencontre du flot de marée; aussi peut-elle recevoir à Redon, en vive eau, les navires d’un tirant de 4 mètres. Redon s’appelle en somme comme Rennes, car Rennes, après avoir été le « Condate » des Celtes, prit sous les Romains le nom de la nation des Redones : ce nom, Rennes l'a diminué, assourdi» Redon le conserve plus intact. Amples, basses, palustres, inondées en crue sont ici les prairies, avec quatre rivières : la Vilaine, l’Oult, l’Arz, l’Isac; plus le canal de Nantes à Brest qui arrive dans la vallée avec le cours de l’Isac (70 kilomètres), traverse le fleuve devant Redon, puis remonte l’Oult, maître affluent de la Vilaine. XXXII. Oult. —L’Oult est bien l’Oult, et non pas l’Oust, comme presque toujours on le nomme : Ult, Ulto, Ultum, Hult, ainsi l’appellent les plus vieux documents, ceux du IXe au XII siècle. Ost, Aoust, Août, Oust, ne viennent que plus tard. Et Oult, c’est Olt, nom véritable de la belle rivière du Lot. L’Oult1 part d’un coteau de 320 mètres d’où descend aussi le Gouet, qui est le petit fleuve côtier e
1. Cours, 155 kilomètres ; bassin, 363000 hectares ; module, 25 mètres cubes (?) ; étiage, 3 (?).
DE LA SEINE A LA LOIRE
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galithes marquent des sépultures, elle n’est pas de Saint-Brieuc. Il laisse Loudéac à quelques kilodevenue la ruche des vivants : il n’y a pas de ville mètres à gauche, baigne Roban dont une grande sur la haute plaine du Tertre de Lanvaux, longue famille a pris le nom, Josselin que pare un des de 50 kilomètres sur 2 à 5 de largeur, par 80 à plus grands châteaux de France, et boit le Ninian, 160 mètres au-dessus du prochain Océan ; point de la Claie, l’Aff et l’Arz. village non plus, et à peine quelques hameaux sur Le Ninian (52 kilomètres), issu du même massif sa bruyère, près des muets confidents de la race que la Rance, serpente au pied de la lande de Mipassée, devant les dolmens et les menhirs, qui sont Voie, immortelle par le combat des Trente (1551), surtout nombreux la que consacre une où la lande se nomme pyramide de granit bois de Brambien, près remplaçant un chêne entre RoPleucadeuc, tombé de vieillesse. chefort et Malestroit. Son grand affluent, Peu de ces pierres planmême son égal, l'Ivel tées sont restées de s'épan(45 kilom.), bout ; couchées de leur qu’on che en un étang long dans la brande, peut presque traiter de dispersées brisées, lac : l’étang du Duc a sans ordre apparent, près de 5000 mètres aucune d’elles ne de long sur 200 à 800 borde un ruisseau, car ou 1000 de large, 11 à le Lanvaux n’a point 12 kilomètres de conde sources, point d’eau tour, des eaux profoncourante ; les urnes des où joue la truite; de la pluie s’y versent le l’Ivel en sort, sous dans des étangs sans une nom de Duc, par ombrage. mètres, cascade de 7 de ville près de la Devenue fleuve de Ploermel. 150 à 200 mètres entre L’Aff (60 kilomèrives, la Vilaine passe tres), rivière de la sous la travée du pont Gacilly, vient des halde la Roche-Bernard bers de la forêt de (197 mètres), élevée Paimpont, qui couvre de plus de 30 mètres un massif de 255 mèau-dessus des grandes n’est tres. Cette forêt marées d’équinoxe ; bois du qu’un reste puis elle s’épand en de Brocéliande, qui estuaire, et c’est par Paludier de Guérande (voy. p. 214). — Gravure de Thiriat, d’après ombrageait il y a mille une photographie de M. G. Person, de Guérande. une embouchure de ans tout le milieu de 2 kilomètres qu’elle la Bretagne entre Montfinit, sur des vases couvertes de 2 à 3 mètres fort-sur-Meu, Quintin et Loudéac : Brocéliande, par la mer basse, de 8 par la mer haute. sylve merveilleuse célébrée par les romans de la Table Ronde; à sa fontaine de Barenton, le grand XXXÏIÏ. Presqu’île de Guérande. — De l’esenchanteur Merlin puisait une eau magique. kilomètres) tuaire l’Arz (72 de la Vilaine au golfe de la Loire on est toukilomètres) et La Claie (60 plateaux jours en Bretagne, mais non plus en Bretagne bretonparallèles les vallons serrent entre leurs nante : les hommes ont même sang que les Celtes arides, les roches grises, les mamelons nus, les aux longs cheveux, même énergie passionnée, même marais, les étangs rouilleux, les bruyères et les amour pour la mer, leur sauvage nourrice ; mais ils herbes sèches de la Lande de Lanvaux. parlent français. Après le vieux langage, les vieilles Lande solennelle par son vide, son silence et ses mœurs s’en vont de la chersonèse de Guérande. pierres barbares. Vieux cimetière, puisque les mé-
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La presqu’île guérandaise donne sur la mer, tantôt par des roches et falaises, tantôt par des dunes qu’on a fixées; au nord, elle s’arrête au fossé de Mesquer, estuaire non profond, bordé de 425 hectares de salines, qui part du golfe nommé Trait de Pennebé ou Penbaie ; à l’est, elle finit sur les tourbes et les marais desséchés de la Grande Brière. Elle a pour ports Piriac, accessible aux barques et point aux navires, même petits; la Turballe, où n’entrent et d’où ne sortent que des bateaux de pêche; le Croisic, le Bourg de Batzet le Pouliguen. Le Croisic, nom rappelant que le breton régna sur cette côte : qu’il signifie la Petite croix ou la Petite grève, c’est un diminutif de la langue celtique. Ville bien plus marinière et commerçante il y a deux cents ans qu’aujourd’hui, ses bains de mer lui redonnent quelque chose de sa vieille fortune, alors qu’elle entremêlait des rues et des ruelles là où s’étend à cette heure une banlieue de jardins et de prés. Le Bourg de Batz, assis sur sa dune, vendait autrefois le sel des salines de Guérande à toutes les paroisses de l’Armorique, et même en dehors de la vieille province. Ses « paludiers » parcouraient le pays, quelque peu semblables par le costume à des « arrieros » espagnols, coiffés comme eux d’un grand chapeau et, comme eux, suivis de mules aux pompons coquets. Leur commerce était exempt de fraude, puisqu’ « une boule lancée dans les rues de Batz s’arrête toujours devant la porte d’un brave homme ». Ces bonnes gens n’allaient jamais chercher femme hors de Batz ; ils étaient tous cousins, et Pune des familles du bourg, les Lohuédé, compte près de 500 personnes : telles, en Canada français, les familles issues des premiers pionniers de la Nouvelle-France, les Gagnon, les Tremblay, les Labelle, etc. Autour de Batz, en quelques hameaux, 400 hommes, plus ou moins, parlent encore le breton, à 55 kilomètres en ligne droite de ce qui reste encore Bretagne celtophone.
Le Pouliguen, port de pêche, ville de bains : autre nom celtique, à peine altéré, qui signifie la Petite baie blanche. Le Pouliguen, Bourg de Batz, le Croisic, occupent tous trois une antique rangée de petites îles parallèles à l’ancien rivage, aujourd’hui fort reculé dans les terres : îles qu’envasement et ensablement rattachèrent au continent l’union est consommée depuis environ 400 années. Dans cet apport de la mer, pris autre part à la terre, les riverains, tant ceux de la vieille cote que ceux des vieux îlots soudés à la France, creusèrent, croisèrent,, entre-croisèrent les étiers et canaux des salines. Ces salines, la noble ville de Guérande les domine, encore entourée de sa muraille de grand flanquée de dix tours. Féodale au dehors par cette enceinte dont l’eau des fossés reflète immobileinent le lierre et le chèvrefeuille, Guérande l’est, au dedans par de vieilles maisons seigneuriales. Il y avait là 1600 hectares de salines, travail et richesse de Guérande, de Saillé, de Batz, du Croisic. C’est, une prospérité passée; les paludiers, vendant de moins en moins leur sel, abandonnent leurs « oeillets » ; le marais salant devient marais saumâtre, insalubre, et la vaillante population des sauniers décroît à vue d’œil. L’Anse du Pouliguen donne sur une baie conquis par une mer agressive : au large, des écueils marquent la ligne de ce qui fut, la côte. La rive nouvelle est, sable et, pins. Sable rejeta par l’Océan, pins qui clouent et maintiennent les dunes de la Bôle et d’Escoublac, qu’il était grand temps d’arrêter : quand, de mouvantes on les a faites fixes, elles avaient couvert des hameauxdes vallons, et tout un village, l’ancien Escoublac abandonné depuis 1779. Au delà de Pornichet, plage magnifique de sable fin, on arrive à la pointe de Chemoulin, terme septentrional du golfe de la Loire, dont la borne méridionale est la pointe de Saint-Gildas : de l’une à l’autre il y a plus de 10 kilomètres.
LA LOIRE
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La Loire à Tours. — Dessin de Boudier, d'après une photographie.
LA LOIRE I. La Loire, son régime, sa pauvreté, ses crues. — Il y a trente à quarante ans, nos bons professeurs nous apprenaient que le nom de Loire1, en latin Liger, vient, par la chute des deux syllabes finales, des deux mots lignurn gerens : qui porte du bois. En effet, nous disaient-ils, ce fleuve descend de montagnes qui furent jadis très boisées, il traverse des forêts, il est flottable et l’était autrefois à partir de plus haut, il est navigable et le fut évidemment plus que de nos jours, il reçoit des trains de bois et en recevait plus encore: il méritait donc le nom de Porte-bois, il n’en pouvait avoir d’autre. Ces sornettes ont fait leur temps. Nous n’expliquons plus l’origine du mot Loire, et nous avouons l’ignorer. 1. Cours, 1000 à 1020 kilomètres ; bassin, 12109210 hectares ; module, 985 mètres cubes (?).
Nous nous demandons seulement s’il n’aurait pas la même racine que le nom des Ligures, ce peuple énigmatique, ibère suivant les uns, celte suivant les autres, qui vivait sur des rivages et dans des îles de la Méditerranée. Ce qui distingue essentiellement la Loire de la Seine, c’est l’imperméabilité de la presque moitié de son bassin de 12109 210 hectares. 45 pour 100 de ce bassin n’absorbent pas les eaux, tandis que le fleuve de Paris a les trois quarts de sa conque dans les sols perméables. Ainsi, dans la moitié du bassin de la Loire, ou peu s’en faut, les eaux tombées à petites gouttes ou celles que l’ouragan jette à pleines cascades s’enfuient à la hâte, parfois d’une course vertigineuse, et le sol ne les boit pas au passage. Qu’il pleuve longtemps ou en brève averse, par un orage noir et
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compact ou dans une souriante ondée du printemps, entre deux soleils ou pendant le soleil, chaque pli de ces terres sans porosité rassemble un torrent, chaque ravin concentre un fleuve, et ces déluges s’écroulent sur la « mer » de la Loire. Tous les ans, et souvent plusieurs fois dans l’année, la Loire mène autant de flots qu’un grand fleuve d’Amérique, et ce Mississippi fait d’orages détruit plus que le Meschacébé des Yankees, fait de lacs et de fontaines. La rivière de Nevers, d'Orléans, de Tours n’épuise pas sa colère, comme le fait encore le « Père des Eaux », sur des plages à demi désertes, sur des savanes et sur des marais; ce n’est pas une solitude qu'elle noie, c’est une vallée féconde, parée, pimpante, des jardins, des parcs, des châteaux, des villes, des quais orgueilleux, des ponts superbes. Quand la crue passe, elle menace l’œuvre de vingt générations, dont il lui arrive même parfois de troubler les tombeaux1. Jadis la Loire avait de vastes étendues à couvrir de flots jaunes, rayés de boue et de sable, avant de sillonner les champs, de fouiller les jardins, de cerner les maisons de sa vallée devant les riverains pâles d’épouvante. En lits vivants ou morts, en flaques, en îles, en longs bancs de sable, en terres vagues, en berges variables, elle avait, par exemple, 7 kilomètres de largeur devant Jargeau, et 3 kilomètres 1/2 devant Orléans, ville où l’on a cru la museler dans un canal de 250 mètres d’ampleur. Le riverain de la Loire est pareil aux autres paysans du monde sublunaire : il a fait comme le Sicilien qui s’empare de la lave à peine refroidie du volcan, à deux pas du cratère sournois. Dans le partage qu’il méditait entre sa plaine et son fleuve, il a lésé la Loire, et la Loire se venge. L’homme de l’Orléanais, de la Touraine, de l’Anjou a donc entrepris d’enchaîner la Loire. Partout où le fleuve n’est pas naturellement contenu par de hautes berges ou par des collines, il a construit des levées : d’abord jusqu’à 3 ou 4 mètres de hauteur ; puis, sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, jusqu’à 7 mètres. Ces digues, supérieures aux crues moyennes, gardent le val tant qu’il plaît à la Loire de ne pas s’épancher par-dessus leur crête ; mais, ce faisant, elles retiennent dans le fleuve le sable et la vase qu’il répandait dans la campagne quand on le laissait à sa libre et large expansion. Ainsi s’exhausse lentement, mais toujours, le lit de la rivière « Porte-bois » de nos bons étymolo1. C’est ainsi qu'en 1856 elle fouilla les ossements du cimetière de la Chapelle-sur-Loire (Indre-et-Loire).
gistes. Il faudrait élever les digues à mesure ; on celles-ci ne peuvent monter indéfiniment. Devant Orléans, Blois, Tours, dans son lit tel que l’homme l’a voulu réduire, passent aisément 6500 mètres cubes par seconde, mais les crues en amènent 8000, 10000, peut-être 12000 ; il arrive un moment où le fleuve a beau se bomber à son milieu et, passant du trot au galop, courir plus vite que le cheval sauvage : l’instant venu, la digue devient une crête de cascade et la campagne est éventrée. On n’a point oublié 1856 : les levées rompues à 73 brèches ; les villes cernées, ébréchées, les plaines triturées ; la vallée de Beaufort, qui était habituée à un ruisseau paisible, envahie tout 3 coup par un fleuve exaspéré ; les ardoisières de Trélazé comblées en quelques heures par un Niagara fangeux, quand il avait fallu tant d’années et tant d’hommes pour creuser leurs cavernes dans le schiste des coteaux angevins. Dès sa sortie des gorges du Saut du Pinay, audessus de Roanne, à l’issue d’un bassin de 640000 hectares seulement, la Loire roule en crue 5000 mètres cubes par seconde, ou 600 fois l’étiage, qui n’est guère là que de 5 mètres, et 75 fois le volume des eaux ordinaires. Telle « phénoménale » avalanche, pluie fondue de printemps, immense orage d’été, peut la gonfler jusqu’à 5000 et 6000 mètres cubes devant la colline de Nevers, soit trois à quatre fois la Seine dans Paris à sa plus grande puissance, comme la fit l’inondation de 1876. au-dessous de Nevers arrive l’Ailier : or ce frère de la Loire vient d’aussi loin qu’elle, dans un bassin non moins vaste et non moins imperméable Mais, par bonheur, on voit rarement les deux grands torrents jumeaux arriver avec la même fureur au Bec d’Allier. — Pour diverses raisons» leurs crues ne concordent guère. Au-dessous du Bec d’Allier, la Loire en déborde ment croît peu ou point. Les moyennes et grandes rivières d’aval, Cher, Indre, Vienne, Maine, Thoueb Sèvre Nantaise, ne montent jamais au maximum en même temps que les torrents d’amont; puis chaque brèche des levées étale au loin pour sa part la crue sur le val ; enfin l’excès des eaux va se perdre dans des espèces de bras latéraux indépendants de la Loire en étiage, anastomosés avec elle en inondation. Sur la rive droite, c’est la Cisse et l’Authion, rivières de coteau qui ne s'appartiennent plus qu’à demi lorsqu’elles sont entrées dans la vallée du fleuve, quelles suivent parallèlement ; sur la rive gauche, ce sont les branches du bas
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Cher et de l’Indre inférieure, puis le réseau de bras coulants, de bras obstrués, de ruisseaux de plaine, qui va des Ponts-de-Cé à Saint-Florent le Vieil; sans parler de la rivière d’Angers, lit sans pente qui boit une partie de la crue ligérienne, puis la régurgite. Ce sont là les petits igarapés1 d’un très petit Amazone. En aval du confluent de
cette rivière d’Angers, qui est la Maine, la Loire ne roule jamais beaucoup plus de 6000 mètres cubes, moins qu’à Nevers en crue « formidable ». L’été venu, quand la sécheresse est longue, la Loire se change en un sable où coulent çà et là des ruisseaux clairs et, près du bord, un chenal régulier qu’on s’efforce de tenir navigable.
Carte du bassin de la Loire.
Elle peut descendre à 24 mètres cubes devant Orléans : à peine ce qui passe dans la Seine lors des sécheresses séculaires, avant que la Marne ait accru d’un tiers le fleuve étroit de Paris. Elle roule en temps d’étiage 52 mètres cubes à son entrée dans l’Orléanais, 52 au-dessous du confluent du Cher, 72 en aval de celui de la Vienne, près de 100 (?) en aval de celui de la 1. Fausses rivières, bras latéraux, 0.
RECLUS.
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Maine. Quant à son débit normal, le Cher l'élève à 215 mètres cubes, la Vienne à 500, la Maine à 375 (?). A Nantes, le fleuve dépasse en tout temps 700 mètres cubes ; mais les quais de la ville ne pressent pas seulement la Loire : il y a surtout du flot de mer entre ces quais, et ce flot de mer retient et régularise les eaux d’amont. Dix fois trop d’onde ou dix fois trop peu : c’est le blason de la Loire, qui boit moins de fonts 1
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vives que la Seine et pas un seul glacier, comme le Rhône en a tant, la Garonne quelques-uns. On a projeté, même étudié 68 barrages qui, sur la Loire et l’Ailier, pourraient retenir ensemble 520 millions de mètres cubes : assez pour verser au fleuve 60 mètres de plus par seconde pendant cent jours d’eaux basses ; et les crues seraient diminuées de tout ce que les réservoirs immobiliseraient derrière les digues. Mais ces barrages, les dressera-t-on jamais? Trois seulement sont faits : celui de Rochetaillée ou du Gouffre d’Enfer, et celui du Pas de Riot, sur le Furens, en amont de Saint-Étienne ; celui du Saut du Pinay, sur la Loire elle-même. Ce dernier date de 175 ans; les deux autres ont été construits sous nos yeux. Trente, quarante de ces soixante mètres cubes par seconde pourraient être enlevés par un grand canal au-dessous du Bec d’Allier sans que les riverains d’aval en murmurent, puisque la Loire d’Orléans, de Blois, de Tours, même diminuée de ces 50000 à 40000 litres, serait une Loire supérieure au fleuve qui passe aujourd’hui devant ces villes. Prise assez haut en Loire, on amènerait cette rivière bienfaisante sur le plateau de Gien : elle arroserait le Gâtinais, la Beauce, la Brie, et verserait des ruisseaux dans les ravins anhydres de la forêt de Fontainebleau, qui serait alors, non pas la belle, mais la plus belle ; arrivée dans Paris, cette eau doublerait la Seine estivale. On ferait ces digues, ces lacs, ce canal avec la moitié de l’or que Lutèce a dépensé pour sa fausse élégance. Sept millions d’hommes vivent dans le bassin de la Loire, presque égal au quart de la France. Le bassin de la Seine, sept fois plus petit que la France, a, grâce à Paris, plus d’habitants que toute la conque de la Loire. IL De la source à Orléans. — A moins de 150 kilomètres de la plage méditerranéenne, que, du Peyrou de Montpellier, on voit, blanche et bordée de bleu, à distance égale du Puy, de Privas et de Largentière, une source jaillit sans bruit, dans l’Ardèche, à 1575 mètres d’altitude, sur un versant du Gerbier-de-Jonc (1551 mètres). Le Gerbier-deJonc, phonolithe nu, se lève coniquement dans les Cévennes, au midi et non loin du Mézenc, prince de ces monts. Oubliant le sage proverbe : « Les petits ruisseaux font les grandes rivières », on s’imagine volontiers que les grands fleuves ont un grand commencement;
que, sortis du sein mystérieux de la Terre, d'une caverne, d’une forêt, d’un cirque, nés à peine et déjà féconds, ils passent avec la majesté du triomphe, amples, calmes, profonds, vénérables, devant les premiers fossés ou les premiers torrents qui s'attachent à leur fortune. Eh bien, la source de la Loire entre aussitôt dans une auge, et il peut arriver qu’en humant son filet d’eau claire, un bœuff aux larges naseaux suspende un instant le courss du plus long de nos fleuves. Au lieu de bondir vers le Rhône, dont la vall^ se devine à l’est du haut du Gerbier-de-Jonc, au lieu de descendre au sud vers la Méditerranée comme l’Hérault, la Loire ne tarde pas à tourner au septentrion pour aller chercher au loin l’Atlantique. Mille chemins, un seul but! Rejetée au nord par le suc de Bauzon, elle passe au pied du mont qui contient le lac d’Issarlès, coupe ovale dont elle ne reçoit aucun ruisseau visible Puis elle s’en va serpentant, claire et vive, dans les gorges du Velay, où la verdure de son val contraste avec le talus des rougeâtres basaltes. Elle n’a point perdu les allures d’un torrent qui tantôt mouille à peine ses pierres, tantôt menace d’engloutir sa vallée, quand, par 600 mètres environ d’altitude, elle arrive dans le bassin de la cité des dentelles, le Puy, ville étrange qu’elle laisse à 4 kilomètres à gauche, dans le vallon latéral dela Borne. Large de 30 à 60 mètres, limpide sur un lit de pierre, elle passe, par les gorges de Peyredeyre, entaillées dans le granit, du bassin du Puy, lac écoulé, dans l’Emblavès, autre lac disparu ; et de l’Emblavès elle pénètre dans le défilé de Chamalières, profond de 400 à 500 mètres, entre le Miaune à gauche et le Gerbizon à droite. Puis le Lignon Vellave lui mène des eaux rapides venues des mêmes monts que la Loire, par un chemin presque deux fois plus court : aussi ne roule-t-il guère que la moitié de l’eâu du fleuve qui brise sa course. Aux gorges de Saint-Victor, deux fois moins profondes que les étroits de Chamalières, la Loire, ici voisine de Saint-Étienne, passe entre l’enracinement des monts du Forez à l’ouest et l’enracinement du Pilat à l’est. Celui-ci voit deux rivières inégales, à peu près parallèles ; au couchant la fantasque Loire, qui marche vers le nord; au levant, le vaste Rhône, qui court vers le sud. La percée de Saint-Victor s’ouvre par 380 mettres au-dessus des mers sur la plaine du Forez. . Ayant à l’occident les monts du Forez, à l’orient
LA LOIRE
les monts du Lyonnais, ceux-ci beaucoup plus rapprochés du lleuve que ceux-là, la plaine du Forez est longue de 40 kilomètres, large de 45 à 20 : en tout 62000 hectares, dont 40000 sur la rive gauche. Elle est de climat humide et brouillardeux, et de sol froid, avec nombre d’étangs qu’on dessèche, moins pour gagner des prés au dail ou des épis à la faucille que pour détruire le miasme des eaux mortes. En même temps on vivifie le sol par les artères, les artérioles et les rigoles d’un canal qui prend 5 mètres cubes à la seconde, qui en prendra 10, et même 13, quand la Loire, accrue par des réserves, pourra les lui fournir. Le lleuve y laisse à gauche, au loin, Montbrison, tout à la lisière de la plaine, au pied des monts du Forez, sur la pente d’un des trente petits volcans qui éclairèrent la vallée du fleuve si déjà c’était une vallée, son lac si c’était encore un lac; il y passe près de Feurs, qui donna son nom au Forez; il y reçoit un Lignon1 moins âpre et moins violent que le Lignon Vellave. Au bout de cette plaine, autre long étranglement sinueux entre les monts du Forez et les monts du Lyonnais : c’est le défilé de Roanne avec son Saut du Pinay et son Saut du Perron. Saut du Pinay et Saut du Perron sont des rapides entre roches de granit. Au Saut du Pinay, un barrage de 17 mètres de haut, datant de 1711, a profité de ce qui restait des piles d’un pont romain jeté de rive à rive sur l'étroit de la Loire ; 12 à 13 millions de mètres cubes refluent derrière la levée, dans la gorge, puis en plaine, jusque vers le pont de Feurs. Au-dessous du Saut du Perron, la Loire se calme, son lit s’ouvre, elle s’épanche dans la plaine de Roanne par 275 mètres d’altitude : là elle boit le Rhins. En aval de Roanne dormait jadis, comme en amont, l’eau d’un léman du fleuve, retenu par une digue de porphyre alliant ce qui est, en ce tempsci, monts de la Madeleine à ce qui est monts du beaujolais et Morvan.
Cette digue s’usa lentement, vu son extrême dureté : alors Morvan et Beaujolais furent disjoints du plateau central. Désormais rivière de plaine affranchie des étranglements, la Loire baigne à Digoin les onze piles de l’aqueduc de 217 mètres qui porte le canal du Centre2 de la rive droite à la rive gauche du fleuve ; 1. Le Lignon du Forez. 2. Jadis canal du Charolais : longueur, 116 kilomètres, de la Loire de Decize jusqu’à la Saône de Châlon, en suivant la
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puis, laissant à 4 kilomètres à droite BourbonLancy, ville thermale, elle va former l'île de Decize, où commence le canal du Nivernais1 ; après quoi elle passe aux forges d’Imphy et à Nevers. Aux forges de Fourchambault, à la Charité, au pied de la montagne conique de Sancerre, à Cosne, le fleuve coule encore au nord, comme il ne cesse de le faire depuis sa source, sauf quelques détours; mais vers Briare, où commence un canal menant à la Seine, et vers Gien, il incline à l’ouest et prend décidément le chemin de l’Atlantique. S’il gardait fidèlement sa direction première, il gagnerait la Seine par Montargis, et Paris presserait entre ses quais une rivière plus large. III. D’Orléans à la mer. — Devant Orléans et Blois, le val du fleuve se relève au nord vers la Beauce, au sud vers la Sologne, par de simples talus ou d’insensibles pentes. Vers Blois commence le « Jardin de la France », de tout temps vanté comme notre plus séduisant paysage. Cette renommée vient de ce que l’ancienne France, celle qui a modelé la nation, notre vraie mère, ne comprenait que la moindre partie du pays formé par l’alliance des langues d’oïl et d’oc. Cette France-là n’opposait à la Touraine que l’Orléanais, l’Ile-de-France, la Champagne et la Bourgogne; elle n’avait pas alors les terres de beauté, Franche-Comté, Dauphiné, Provence, Auvergne, Languedoc, Limousin, Guyenne et Béarn. Plus tard les courtisans, les favoris, les poètes payèrent d’hyperboles en prose, en vers, l’hospitalité des châteaux royaux. Il faut autre chose que des peupliers, des saules, des îles basses, des châteaux et des parcs pour être la première des vallées dans un pays où passent le Doubs, le Rhône, l’Isère, le Tarn, le Lot, la Dordogne et les Gaves. Toutefois, •s’il n’a pas des cluses comme le Doubs et le Rhône, des montagnes comme l’Isère, des gorges lumineuses comme le Gard et l’Hérault, des cagnons comme le Tarn, des créneaux de rochers comme le Lot et la Dordogne, Bourbince et la Dheune ; point de partage à 301 mètres d’altitude ; 50 écluses et 78 mètres de pente sur le versant de la Loire, 52 écluses et 431 mètres de pente sur le versant du Rhône ; eaux d’éclusée tirées de l’Arroux, de la Bourbince, de la Dheune, et de 14 réservoirs d'une contenance totale de 7600000 mètres cubes. 1. Longueur, 174 kilomètres, de la Loire de Decize à 1 Yonne d Auxerre, le long de l’Aron et de l’Yonne ; point de partage à 265 environ d’altitude, 55 écluses et 74 mètres de pente sur le versant de la Loire, 81 écluses et 166 mètres sur le versant de la Seine. Eaux d’éclusée tirées de l’Aron, du Beuvron, de l’Yonne, et de 4 réservoirs d’une contenance totale de 7375439 mètres cubes.
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des promontoires de granit et de gneiss comme le Viaur, le Taurion, la Creuse, la Vézère, des cirques et des cascades comme les Gaves, le val de Loire est ime campagne clémente, riante, paisible, parée de villas, de parcs, de châteaux, douce en hiver, brillante en été, charmante en automne. Amboise, au château célèbre, précède Tours, le centre du Jardin de la France. Devant cette ville, à Langeais, à Saumur, aux Ponts-de-Cé qu’un dos de collines sépare d’Angers, à Chalonnes qui a des mines de houille, à Ancenis même, la Loire n’est qu’une ample rivière; à Nantes, c’est un fleuve de grande apparence, mais un fleuve de plus en plus encombré par les sables et par les vases. Les grands navires, jadis, remontaient jusqu’à Nantes ; vers le XIII ou le XIV siècle ils ne dépassaient plus Couëron, bourg où le Sillon de Bretagne commence à s’éloigner de la rive droite de la Loire. On nomme Sillon de Bretagne des gneiss, des schistes, des granits d’humble altitude, couverts de chênes et de bruyères. Le fleuve les a séparés des roches de nature semblable qui s’élèvent sur la rive gauche à de variables distances; c’est lui qui, de l’embouchure de l’Authion jusqu’à l’Océan, a fait d’un seul plan granitique deux plateaux dont l’histoire n’a pas été la même : au nord la Bretagne, au midi le Poitou. Aujourd’hui les lourds navires ne montent plus au delà de Paimbœuf, et encore leur faut-il attendre la haute marée pour entrer en Loire, la barre n’ayant que 4 mètres d’eau à mer basse. Aussi la ville aux quais magnifiques redoute-t-elle de céder à Saint-Nazaire toute la splendeur de son ancien commerce. Cette ville, c’est Nantes, où revit le nom des Nannètes, peuple gaulois, à l’endroit où le fleuve, divisé par des prairies basses en plusieurs bras que traversent seize ponts, reçoit l’Erdre, qui est une rivière « fiordique », et l’eau sombre de la Sèvre Nantaise. Quatrième port de France quand on naviguait en petits vaisseaux et quand son fleuve était moins encombré, elle ne vient plus qu’au douzième rang. D’année en année, la Loire maritime empire. On a beau la draguer, il s’y dépose annuellement 590 000 mètres cubes de sable et de vase. Nantes ne reçoit plus en tout temps que des navires de 2 mètres et demi de cale ; ceux de 3 mètres lui arrivent aussi, mais pas toujours, avec danger d’échouer sur le banc. En ce siècle où des vaisseaux de 1000, 2000, 5000 tonnes font le service e
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de la mer, les bateaux qui montent à Nantes jaugent en moyenne 71 tonneaux. Défi moderne à la vieille étymologie de lignum gerens, la Loire ne porte presque plus d’embarcations. Il n’y a d’autre recours contre l’incapacité du fleuve que le creusement d’un grand et profond canal de Nantes à la mer, sur la rive droite, ou sur la rive gauche, n’importe, sans participation du cours de la Loire. En aval de Nantes, surtout de Couëron, la Loire s’élargit. Elle frôle au midi le pays de Retz, fertile en grains, et au nord un ancien golfe maintenant remplacé par les marais de Donges et les brières. Les marais de Donges redeviennent golfe en hiver, car alors la Loire les couvre, et ici le fleuve est moins un courant d’eau douce qu’un estuaire d’eau salée; on y élève la sangsue. Les brières sont des prairies tourbeuses. La principale de ces prairies, la Grande-Brière, domine la mer de 3 mètres au plus : ouverte sur la Loire, elle le serait aussi sur l’Océan, sans l'obstacle des collines de Guérande ; elle a 15 kilomètres de long sur 10 de large. Ses habitants, les Briérons, ont leurs demeures à quelques pieds,à quelques mètres au-dessus d’elle, sur de petits tertres qui furent îlots ou caps quand la semiaquatique Brière était tout à fait dans l’eau. Pleine encore de troncs noircis par un long séjour dans la tourbe, on la voit tour à tour, et suivant la saison, nappe sans profondeur où l'on chasse les oiseaux d’eau, prairie où paît le mouton et d’où les Briérons tirent par milliers de tonnes le combustible que des bateaux à fond plat, nommés blains, mènent à l’étier de Méan, dernier affluent de droite de la Loire, à toucher Saint-Nazaire. Si voisine de ce port est la GrandeBrière qu’on pensa d’abord à creuser dans sa tourbe les bassins de la ville ambitieuse qui aspire à l’héritage de Nantes. Le fleuve a 4 kilomètres de large devant Paimbœuf, dont toute vie a disparu depuis que les lourds vaisseaux s’arrêtent à Saint-Nazaire. Presque vide à cette heure, cette cité qui fut bretonne, car Paimbœuf c’est Pen-Bo ou la Tête de bœuf, servait d’avant-port à Nantes : les navires s’y allègeaient avant de monter plus haut, ou ils y attendaient bon vent, bon flux. Cette largeur de 4 kilomètres est le maximum de la Loire. A l’embouchure même, 2000 mètres seulement séparent la pointe de Mindin (rive gauche) de Saint-Nazaire (rive droite). Sur un estuaire trop ouvert aux vents du
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LA LOIRE
large, Saint-Nazaire commande l’entrée en Loire comme le Havre l’entrée en Seine ; mais le Havre a derrière lui Rouen et Paris : Saint-Nazaire n’a que Paimbœuf et Nantes. Avant qu’on commençât à y creuser (1845) les bassins qui reçoivent en foule des vaisseaux de commerce et des courriers transatlantiques, il n’y avait ici qu’une noire bourgade bretonne à côté d’un dolmen.
De sa source jusqu’à l’Ailier, la Loire supérieure ne boit que des ruisseaux dont les crues cinqcentuplent l’étiage, de longs torrents et deux ou trois rivières excessives. IV. Borne. — La Borne1 est le torrent vellave par excellence, avec les deux grands aspects de la Vellavie.
Nantes : vue du port. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
Sur le plateau de ses sources, autour du cratère de Bar, sont les volcans usés d’où l’on voit la Margeride par delà l’Ailier, le Mégal par delà la Loire : pays de terres rouges, de bois de pins, de neige en hiver, de vent tout l’an. Puis, dans le val profond, ce sont les basaltes, les « étroits », les prairies ruisselantes, la tremblotante écharpe des cascatelles, les vieux châteaux et vieilles pierres, et toutes les merveilles du Puyen-Velay.
Elle finit à 592 mètres d’altitude. V. Lignon Vellave. — Issu du Mézenc, accru par les Boutières et le Mégal, le Lignon Vellave2 reste longtemps ruisseau pastoral sur les hautes pelouses de Fay-le-Froid, jusque vers Tence ; puis 1. Cours, 43 kilomètres; bassin, 43 700 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 1300 et 2100 litres. 2. Cours, 96400 mètres ; bassin, 72 500 hectares ; eaux ordinaires, 12 mètres cubes (?) ; étiage, 1500 litres (?) : crues, 500 mètres cubes (?).
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il devient torrent tragique à la percée du plateau d’Yssingeaux. Il finit par un peu plus de 450 mètres au-dessus des mers, à Confolent (confluent), en amont de Bas-en-Basset.
qu’il écume, tandis que le Lignon de l'Astrée folâtre et bondit en amont de Boën et s’apaise en aval. Il se perd en Loire, près de Feurs, par environ 320 mètres.
VI. Ance Forézienne. — Ce torrent1 l’emporte en longueur, en bassin, en volume, sur son homonyme l’Ance Margeridienne, affluent de l'Allier supérieur. Née par 1400 mètres, elle coule plus paisiblement dans son haut pays, là où les prairies de Saint-Anthême sont le fond d’un lac aboli, que dans sa vallée basse, en amont de l’entrée en Loire, dans les gorges de Chalençon, nommées ainsi d’un vieux château croulant. Son embouchure est par 440 mètres, à 7 kilomètres en aval de celle du Lignon Vellave.
IX. Rhins. — Rhins ou Rhin1, cet humble homonyme du fleuve qui nous a fui, vient des monts du Beaujolais par une vallée très industrielle où des bourgs dépendants d’Amplepuis et de Thizy retentissent du bruit des fabriques : vallée trop nue, mais qu’embellissent les eaux de la rivière, souventefois traversée par le chemin de fer de Roanne à Lyon. L’embouchure est en aval de Roanne, par à peu près 265 mètres.
VII. Furens. — Furens2, id est, furieux, disaient les étymologistes latinisants : en tout cas moins qu’autrefois depuis qu’on a régularisé ce torrent du Pilat par deux barrages, au Pas de Riot et au Gouffre d’Enfer. Leur contenance totale, trois millions de mètres cubes, assure durant la plus sèche sécheresse 300 litres par seconde, eau précieuse, aux usines de Saint-Étienne, l’immense ville d’industrie continuée par d’autres villes industrielles. La digue de Rochetaillée ou du Gouffre d’Enfer a 40 mètres de hauteur, sur autant d’épaisseur à la base, et 100 mètres de long. Le Furens a son terme près d’Andrézieux, par environ 360 mètres. VIII. Lignon Forézien. — Moins puissant que celui de Vellavie, le Lignon du Forez3 part des forêts, des broussailles, des pâtis qui s’étagent sur les monts du Forez jusque dans la froide région où Pierre-sur-Haute déchire des nuages indécis entre le versant de la Loire et celui de l’Ailier. Torrent dans les gorges, il devient rivière dans la plaine du Forez, à Boën ; en quoi il diffère essentiellement du Lignon de Tence : c’est dans sa moitié d’en haut que celui-ci coule sans fureur, dans sa moitié d’en bas qu’il rugit et 1. Cours, 60 kilomètres; bassin, 50 000 hectares ; débit variant, d’ordinaire entre 1000 ou 1500 et 3000 litres ; les crues sont énormes. 2. Cours, 56 kilomètres ; bassin, 13 000 hectares ; eaux ordinaires, 2580 litres (?) ; étiage, 500 litres ; crues, 175, même 200 mètres cubes. 3. Cours, 59 kilomètres ; bassin, 71500 hectares ; eaux ordinaires variant entre 920 et 6000 litres ; crues extrêmes, 356 mètres cubes.
X. Arconce. — L’Arconce2 ou Reconce, rivière de Charolles, ouvre son lit à maints ruisseaux sortis d’étangs de l’agreste Charolais. A ces ruisseaux et ruisselets, comme à ces étangs boivent des bœufs superbes, nourris des herbes touffues qui sont la parure et la fortune du pays de Charolles. XI. Arroux. — Parti d’un massif clef de voûte» haut de 419 mètres, qui forme faite entre Loire, Seine et Rhône, l'Arroux3 frôle Autun. Autun, ombre d’elle-même, n’occupe plus que cent des deux cents hectares qu’enfermait sa muraille de 6 kilomètres où veillaient 62 tours. Capitale des Éduens, Gaulois qui furent traîtres à la Gaule, elle devint une cité gallo-romaine dont quelques restes sont debout : deux portes, un poste hors murs dit Temple de Janus, et partout de menus débris. Rien ne parle de l’amphithéâtre dont on dit qu’un seul cirque du monde romain, celui de Rome, le dépassait en amplitude. Grossi sur sa rive droite par des torrents issus des plus hautes forêts du Morvan, l’Arroux reçoit sur sa rive gauche des ruisseaux d’étangs formés dans les collines houillères où vient de naître, où grandit le Creusot, l’immense usine à fer, la prodigieuse fabrique de machines. Il tombe dans la Loire par 221 mètres d’altitude, à 2 kilomètres 1/2 sous Digoin. Son maître affluent, la Bourbince4, prête sa vallée au canal du Centre. 1. Cours, 58 kilomètres; bassin, 50 000 hectares ; ordinaires, 6200 litres; étiage, 510. 2. Cours, 70 kilomètres; bassin, 69 000 hectares; ordinaires, 4000 litres (?). 3. Cours, 116 kilomètres; bassin, 325 000 hectares; ordinaires, 10 mètres cubes. 4. Cours, 72 kilomètres; bassin, 91200 hectares; ordinaire, 1700 litres.
eaux eaux eaux débit
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XII. Bèbre ou Besbre1. — Cette fille du Puy de Montoncel, et des Bois Noirs dont le Montoncel est le géant, passe près de la seule mine de cuivre qu’il y ait France, aux environs de Charrier. Ses gorges cessent vers la Palisse, et c’est comme rivière de vallée qu'elle coule devant Jaligny et devaut Dompierre, Elle finit en Loire par environ 205 mètres.
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XIII. Aron1. — Ceci est une rivière morvandelle soutenue par des ruisseaux issus d’étangs dans les bois. Accru d’une foule de petits courants qui sinuent dans les prairies humides, l’Aron se diminue de ce qu’il verse au canal du Nivernais, — canal qui l’accompagne par Châtillon-en-Bazois et Cercyla-Tour jusqu’à la perte en Loire vis-à-vis Decize, par 191 mètres au-dessus des mers.
Le Creusot : ouvriers abattant le charbon. — Dessin de A. de Neuville.
XIV. Nièvre. — Après l’Aron, qui coule dans les granits et les lias, la Nièvre2 appartient à l’oolithe : de l’une à l’autre rivière on passe du noyau résistant de la France, des roches primitives du Massif central aux roches plus tendres et plus perméables. La Nièvre, que plusieurs centaines de kilomètres 1. Cours, 100 ordinaires, 5000 2. Cours, 45 ordinaires, 1600
kilomètres ; bassin, 88 700 hectares ; eaux litres (?). kilomètres ; bassin, 61 700 hectares ; eaux litres; crues, 24 000.
séparent de l’origine de la Loire, est le premier affluent du fleuve qui soit véritablement une rivière de sources, avec bon étiage, belles eaux vives, crues modérées. Ayant son embouchure à Nevers, elle doit à son passage en cette ville d’avoir nommé un département : elle n'y avait point droit, vu sa petitesse. 1. Cours, 68 kilomètres; bassin, 172 500 hectares ; eauxordinaires, 5 mètres cubes (?).
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Faite de plusieurs Nièvres, ruisseaux bien coulants en vaste forêt, c’est une rivière active : à Guérigny, là où se rencontrent ses deux branches maîtresses, les forges de la Chaussade emploient 1500 ouvriers; en arrivant à Nevers, elle anime les engins d’une grande fonderie de canons pour la marine, seconde en France, la première étant celle de Ruelle, sur la Touvre, qui vaut dix Nièvres.
XV. Allier. — L’Allier1 vaut-il la Loire ? Vaut' il moins? Vaut-il plus? On ne le sait encore. Cette seconde ou première des deux branches mères du fleuve central de la France rencontre la Loire à 6 kilomètres sous Nevers, au Bec d’Allier, par 172 mètres au-dessus des mers. En ce choc de deux larges eaux, c’est l’Ailier qui l’emporte : il pousse au nord la Loire qui, depuis Nevers, coule vers le sud-ouest.
Laves et colonnades sur l’Allier supérieur. — Dessin de Lancelot.
L’Allier naît à 25 kilomètres en droite ligne au nord-est de Mende en Lozère, à 1423 mètres d’altitude, au pied du Maure de la Gardille (1501 mètres), dans les montagnes misérablement dépouillées où la forêt de Mercoire, jadis très vaste, n’habille aujourd’hui qu’un petit nombre de ravins. Il marche d’abord vers l’orient, comme pour aller se perdre sans gloire dans l’Ardèche, affluent du Rhône; mais bientôt il tourne au septentrion : à la Bastide, où le rencontre le chemin de fer de Nimes à Paris, qui lui reste longtemps fidèle, il coule déjà vers le nord. Devant ce glacial hameau
situé à plus de 1000 mètres au-dessus des mers on le franchit d’un bond, mais il s’accroît vite de ruisseaux semblables à lui venus de monts ruinés par des défilés stériles. Divinement limpide, il passe entre les laves du Velay et les gneiss de la Margeride, à de sombres profondeurs, en des gorges ici nues, là boisées, dont il était seul à troubler l’auguste silence quand la locomotive n’y sifflait pas 1. Cours, 410 kilomètres; bassin, 1443 580 hectares ; étiage absolu, 12 mètres cubes (?) ; étiage ordinaire, 25 (?) ; eaux ordinaires, 65 (?) ; crues extrêmes, 5760 (?) ; module, 125 (?) à 150 (?).
L’Alagnon naissant et le puy de Chavaroche (voy. p. 226). — Dessin de Taylor, d’après une photographie de M. Louis Rousselet. 0. RECLUS. — EN
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encore et que les convois n’y roulaient pas de nuit et de jour sur une ligne conquise à force de courbes, de tranchées, de remblais, de viaducs, de ponts et de tunnels. Au bout de ces défilés, dans le bassin Rouiller de Langeac, l’Ailier est déjà rivière, grâce à de courts et lucides torrents, Chapeauroux, Ance de Margeride, Seuge et Desge. L’Allier supérieur coule dans une étroite vallée d’entre-monts sevrée des vents de la grande mer de l’Ouest comme de ceux de la petite mer du Sud, et la France n’a pas de bassin plus continental. Aussi la rivière d’été y diffère-t-elle singulièrement de la rivière d’hiver. Dès que les frimas ont fondu, c’est à ne pas la reconnaître : ce ruisseau qui ne mouille pas sa pierre dans la prairie sèche, entre des roches torrides, est-ce bien le torrent hivernal ou printanier, si plein, si clair et courant dans sa montagne, devant les sapins argentés par la neige, plus blanche sur ces arbres sombres, et ces arbres plus sombres sous cette neige blanche? Ces filets d’eau sont-ils bien le Masméjan de Saint-Étienne de Lugdarès, l’Espézonnette, issue de la forêt de Bauzon, le Langouyrou de Langogne, le Chapeauroux, et l'Ance, et la Seuge, et la Desge ? Dans la plaine de Langeac, lac comblé, l'Allier n’est plus qu’à 500 mètres au-dessus des océans. Des « étroits » moins serrés et profonds le mènent dans la plaine de Brioude, laquelle n’est plus qu’à 400 mètres. A cet autre lac vidé d’eau, rempli de terre, d’autres gorges succèdent : l’Allier passe à Brassac, ville de houille; il boit l’Alagnon, son rival en été; il coule devant la charmante Issoire ; il se tord entre les durs porphyres de Saint-Yvoine, jadis mieux nommé Pierre-Cise, puisque la rivière a scié cette roche, de siècle en siècle. C’est là son dernier défilé, sa fin de montagne. Il entre alors dans la Limagne d’Auvergne, autre vieux lac à fond de granit où les torrents déposèrent 300, 400 mètres de débris terrestres, et où les volcans jetèrent des cendres, si bien qu’il devint plaine féconde, vantée comme un paradis. Peu de nos vallées ont une telle profusion d’eau vive, de vergers, de grands noyers, d’arbres au-dessus desquels on voit trôner les Dore, les Dôme et les Monts du Forez. Tout vient à souhait dans cette terre grasse, qu’il ne faut point visiter en temps de pluie : on enfonce alors dans une
boue tenace et l’on emporte la Limagne à la semelle de ses souliers. L’Allier y saisit en passant des torrents à cascades fournis par les Dore et les Dôme ; il n’y rencontre que des cités médiocres et laisse à 10 kilomètres à gauche la grande ville de Clermont-Ferrand ; puis du môme côté, à 15 kilomètrés, Riom, trois à quatre fois plus petite que Clermont; enfin, encore à gauche, Gannat, deux fois moindre que Riom. La Limagne d’Auvergne se continue au nord par la Limagne bourbonnaise, jusqu’à Saint-Pourçain. L’Allier dévore la Dore ; il passe à Vichy, ville d’eaux salutaires que 25000 personnes au moins visitent chaque année ; il emporte avec lui la Sioule, qui est son affluent majeur, puis baigne à Moulins les treize arches d’un pont de 500 mètres. Ce n'est plus ici le torrent froid, pur, fantasque du Velay, c’est un fleuve plat où l’été découvre de vastes bancs de sable. Avant de finir il lave les dix-huit piles de l’aqueduc du Guétin (500 mètres), qui porte le canal latéral à la Loire. L’Allier reçoit l’Alagnon, les Couzes, la Dore et la Sioule. XVI. Alagnon. —L’Alagnon1 naît dans les monts du Cantal, du même château d’eau que la Cère, affluent de la Dordogne. Rapide continuel, c’est lui qui passe devant le Lioran, puis devant Murat, ville à 937 mètres d’altitude, au pied du Bonnevie, rocher basaltique de 140 mètres. Son val est plein de merveilles : il a roches hardies, basaltes, colomnaires, murs et donjons féodaux, tenture de sapins, luxe d’herbe et d’eau vagabonde. Chaque pré y ruisselle, chaque torrent y est une « clamouse ». La haute montagne de gneiss et de lave qui découpe ce bassin reçoit tant de pluies, et ces pluies, retenues par le gazon, s’écoulent si régulièrement que l'Alagnon vaut presque l’Ailier quand il le heurte au Saut du Loup, par 390 mètres audessus des mers : étiage et crues ne donnent à l’Ailier qu’un léger avantage, et pendant les belles eaux ordinaires le torrent de Brioude n’est supérieur que d’un tiers au verdâtre torrent de Murat : 21 mètres cubes contre 14. Pourtant le cours de l’Ailier est plus que double, son bassin plus que triple. XVII. Couzes. — Les Couzes sont des riviérettes alertes, coulant sur les roches anciennes ou sur 1. Cours, 80 kilomètres; bassin, 105 000 hectares; eaux ordinaires, 14 mètres cubes; étiage, 2000 à 2500 litres; crues, 425 mètres cubes.
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les laves émises jadis par les volcans des Dore. Il y en a trois, chacune réunissant d’autres Couzes. — C’est ici un nom générique des torrents et torrenticules. La Couze d’Àrdes descend du Cézallier : elle passe au pied du pic de 945 mètres portant le château de Mercœur, qui avait titre du duché. La Couze-Pavin est une fille du Puy de Sancy. Elle reçoit l’émissaire du Pavin et contourne le coteau basaltique de Saint-Pierre-Colamine : c’est en louvoyant autour de cette roche qu’elle coule devant les grottes de Jonas, habitées il n’y a pas longtemps encore par une petite tribu de véritables troglodytes. Son passage à Issoire, ville entourée de vergers, lui vaut son autre nom de Couze d’Issoire. La Couze de Chambon commence dans ce même Sancy. On la nomme également Couze de Chaudefour, de ce qu'elle réunit ses premiers ruisseaux (qui ne sont que de longues cascatelles) dans le cirque trachytique de Chaudefour ; et Couze de Champeix, de la seule bourgade qu’elle traverse. C’est cette Couze-là qui remplit le lac de Chambon ; elle qui serpente au pied de Murols ; elle enfin qui tombe aux cascades des Granges et de Saillans, l’une et l’autre de peu de hauteur : mais leurs flots transparents ont une abondance inconnue à la plupart des cataractes de la montagne d’Auvergne, muettes pendant la moitié de l’année ou dont il ne reste pendant six mois qu’un filet d’argent. Aucune des Couzes ne dépasse beaucoup 40 kilomètres; mais toutes les trois glissent à beau flot, clair sur la noire pierre « plutonienne », et, si leur étiage est petit, leur portée moyenne est relativement grande. XVIII. Dore. — Les monts du Livradois commencent la Dore1, les monts du Forez l’augmentent et l’amènent à son plein : c’est dire qu'elle a son bassin dans les roches primitives, les gneiss, les granits, les micaschistes. Verte rivière, ou plutôt torrent qu’on prendrait parfois pour un Gave, elle baigne devant Arianc, devant Ambert, la vallée du Livradois, qui fut un lac allongé; puis elle use des 1. Cours, 135 kilomètres ; bassin, 163 500 hectares étiage, 5 mètres cubes; eaux ordinaires, 15 mètres cubes (?) ; crues extrêmes, 800.
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rochers dans la gorge d’Olliergues. Entre Courpière et l’embouchure, laquelle est à 268 mètres d’altitude, lui arrive la pétulante, variable et pittoresque Durolle. La Durolle, autrement dit la Petite Dore, court dans une ville aux rues escarpées, en casse-cou, escaladant les durs talus du Mont Besset. Elle y bondit d’usine en usine, entre des porphyres étreints par le lierre et autres plantes grimpantes ou descendantes. Cette ville de rochers, d’ombrages, de festons et guirlandes au bord de l’eau brisée par les écluses, est un amphithéâtre de maisons noires en bois, en brique, en pierre, un dédale d’escaliers tournants, une ruche, un immense atelier. On la nomme Thiers : c’est la cité des couteaux. XIX. Sioule1. — Ce maître affluent de l’Ailier forme ses ruisseaux d’en haut dans les Monts Dore et les Monts Dôme, parmi des puys de 1200 à 1400 mètres d’altitude. La Sioule a combattu longtemps contre la lave raboteuse des Dômes. Quand cette roche fondue barra son vallon, elle l’éteignit à force de la baigner d'une eau qui sifflait et montait en vapeur dans les airs; puis elle devint lacs derrière les digues refroidies ; elle passe aujourd’hui librement, car elle a scié l’obstacle, de Pontgibaud jusqu’au delà de Pranal. Châteauneuf, dont les eaux minérales appellent chaque année plus de baigneurs, Ébreuil, ville de colline, Saint-Pourçain, ville de plaine, ce sont là les seuls lieux bien vivants de la Sioule. Peu de bourgs, même peu de villages se mirent dans les flots de cette belle rivière qui coule presque partout loin des hommes, tantôt bruyante, tantôt lente et sournoise, au fond de superbes gorges, profondes, tordues et retordues.
De l’Ailier au Cher, la Loire admet quatre rivières ; le Nohain, le Loiret, le Cosson, le Beuvron. XX. Nohain2. — Rivière nivernaise, mais non point morvandelle, tant s’en faut, puisque l’oolithe et la craie, pierres lâches, font tout 1. Cours, 159 kilomètres; bassin, 260 000 hectares ; module, 24 mètres cubes ; étiage, 7 ; étiage absolu, 3500 litres ; crues, 700 mètres cubes. 2. Cours, 45 kilomètres; bassin, 55000 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres; étiage, 1050 ; crues, 22400.
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son bassin, non loin des lias, des granits, de la pierre serrée du Morvan : de là sa pureté d'eau, son flot jamais tari, ses crues sans désastres. Né vers Entrains, près des frontières de la Puisaye, il baigne l’ancien pays de Donzois, passe devant Donzy et se divise en bras dans les prairies de Cosne, ville où il atteint la Loire, par environ 145 mètres. XXI. Loiret. — Ce flot bleu n’augmente réellement pas la Loire : il ne lui rend probablement que des eaux perdues en amont par le fleuve dans son sable et dans ses graviers. Il sort de deux sources dont on a trop célébré l’abondance, mais le site est gracieux, les arbres sont beaux. Il jaillit au sud-est et près d’Orléans, ville qui boit maintenant son onde, dans la vallée même de la Loire, au pied d’un talus bas dont le sommet commence la Sologne, dans le parc du château de la Source. Sa première et gracieuse fontaine, le Bouillon, la plus forte des deux, ne bouillonne (suivant son nom) que depuis 1672 : auparavant, toute l’eau sortait de l’Abîme, trou profond. Quand le Bouillon naquit, déchirant soudain la terre du Val de Loire, il courut aussitôt vers l’Abîme, qui n’était éloigné que de 117 mètres; il le noya, et cet antique surgeon du Loiret ne fut plus qu’un de ses gouffres, et en même temps une source de fond. Bouillon, Abîme, donnent ensemble 700 litres par seconde aux eaux basses. Le Loiret a 12 kilomètres d’un cours pur, frais, ombragé, très endormi par les usines.
s’ouvre à des ruisseaux qui lui apportent les eaux rousses d’une multitude d’étangs : eaux qui ne traînent plus seulement la pourriture de la rouche, du jonc, du glaïeul, des bruyères, mais aussi les aiguilles des sapins et pins dont s’est ombragée la lande. Il n’y a d’autres villes à son bord que la Motte-Beuvron, Neung et Bracieux : encore ne sontelles que des bourgs. Il entre en Loire à Lande (c’est-à-dire confluent), par environ 55 mètres, entre Blois et Amboise.
XXIII. Beuvron. — Le Beuvron2, c’est un Cosson plus grand. Rivière centrale jde la Sologne, il
XXIV. Cher. — Rivière centrale de la France, le Cher1 a son origine dans les Monts de la Marche, à moins de 25 kilomètres en ligne droite au nord-est d’Aubusson. C’est là un pays de roches primitives ayant des suintements de prairie, des étangs, d’épaisses hrumes le soir et le matin, des ruisselets sans nombre, mais pas de vraies sources venant de la profondeur : aussi le Cher reste-t-il longtemps faible, même quand l’a doublé ou triplé la Tardes, par 275 mètres d’altitude. Lorsqu’il sort des gorges supérieures, gorges très étroites, fort creuses, très tournoyantes comme toutes celles des gneiss, granits, schistes cristallins, il en sort comme un ruisseau qui s’enfle parfois en torrent ; souvent même il est presque sec à Montluçon, ville industrielle qui brûle la houille de Commentry, sa voisine : fumeux le jour, ce « petit Manchester », qui fond du fer, qui coule du verre et des glaces, brille la nuit comme un incendie. Par 168 mètres lui arrive un affluent semblable à lui par la structure du bassin, la rareté d' onde estivale, la puissance des crues : c’est l’Aumance. A Saint-Amand-Mont-Rond, le Cher n’est plus dans le terrain compact : désormais dans l’oolithe ou la craie, il change peu à peu de nature et prend plus de constance. Il reçoit l’Yèvre, rivière tranquille, à Vierzon, cité d’industrie, puis l’Arnon, puis la Sauldre, qui vient de traverser la Sologne, enfin le gentil Fouzon; il baigne les piles de pierre qui portent le gracieux château de Chenonceaux, aimé de Catherine de Médicis, puis coule longtemps dans la même plaine que la Loire. Tours serait le lieu normal de son embouchure, mais la rivière s’obstine à ne pas atteindre le fleuve, qu’elle suit de très près, sans rien de dur
1. Cours d’une centaine de kilomètres; bassin, 72 500 hectares ; eaux ordinaires, 3000 litres (?) ; étiage, 1000 (?). 2. Cours, 125 kilomètres ; bassin, 145 000 hectares; eaux ordinaires, 5000 litres (?) ; étiage, 1700 (?).
1. Cours, environ 350 kilomètres; bassin, 1340 970 heclares; eaux ordinaires, 45 mètres cubes; étiage, 16700 litres, étiage absolu, 10 mètres cubes (?) ; crues extrêmes, 1690 mètrès cubes.
XXII. Cosson. — Si Loiret est pur, Cosson1 ne l’est guère, qui traîne des eaux louches et lourdes, tribut d'étangs de la Sologne. Après avoir passé devant Chambord, l’immense château qui malgré sa présence manque d’eau vive comme en manquait le Versailles du Roi-Soleil, il coule derrière Vienne, faubourg de Blois. Puis il se coupe en deux : le Vieux Cosson, branche la plus faible, va dans la Loire ; le Jeune Cosson va dans le Beuvron.
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et d’élevé qui l’en sépare, à seulement 2000,1500, 1000, 800 mètres de distance. Laissant à droite la grande ville tourangelle, dans une plaine où les deux cours d’eau mêlent leurs débordements, le Cher ne finit en Loire qu’à 20 kilomètres en aval, par moins de 40 mètres d’altitude, au Bec du Cher, entre Luvnes et Langeais, vis-à-vis de CinqMars et de sa « pile », immédiatement au-dessous d’un pont de 19 arches qui porte le chemin de fer de Tours à Saint-Nazaire, de la rive gauche à la rive droite du fleuve. La « pile » de Cinq-Mars est une pyramide romaine qui a 29 mètres de hauteur. Pour quelle raison dressa-t-on cette étroite tour carrée en briques ayant quatre petits pyramidions à son faîte? Porta-t-elle un fanal pour guider la nuit les voyageurs? XXV. Tardes. — Pourquoi le Cher garde-t-il le nom quand il rencontre la Tardes, issue des roches primitives? Il n’y a certes aucune cause apparente : le Cher n’a encore parcouru que 56 660 mètres, la longueur de la Tardes étant de 73 740 ; son bassin n’est que de 56 000 hectares, tandis que la Tardes en égoutte 97 500 ; enfin, c’est la Tardes qui impose au Cher sa direction. La Tardes, rivière marchoise et combraillaise, baigne Chamhon et passe près d'Évaux, ville de bains, dont les 18 sources thermales varient entre 28° ou 29° et 56° ou 57°. C’est par des gorges magnifiques, par un défilé digne de la grande montagne, qu'elle s’avance vers le Cher : le pont du chemin de fer de Montluçon à Eygurande, travée de 105 mètres de portée, y domine de 100 mètres le fil des eaux de la rivière. XXVI. Aumance. — L’Aumance 1 concentre des ruisseaux dispersés en éventail dans le pays de roches anciennes que traverse à partir de Commentry, ville de houille et d’industrie, le sinueux chemin de fer de Montluçon à Moulins. Elle aussi serpente au fond de gorges encaissées, en amont et en aval de la pittoresque Hérisson. XXYII. Yèvre. — Tout autre que Tardes et Aumance, l'Yèvre2 montre l’éclatante supériorité des rivières tranquilles de l’oolithe sur les courants brusques de la roche dure Quand le soleil a long1. Cours, 58 kilomètres 73 jusqu’à la source la plus reculée du bassin; bassin, 100 425 hectares; eaux ordinaires, 10000 litres (?) ; étiage, 450 ; crues, 300000 (?). 2. Cours, 67 400 mètres : 116350 jusqu’à la source de l’Auron; bassin, 227 000 hectares ; eaux ordinaires, 5700 litres ; étiage, 3600.
temps dardé sur la France centrale, son étiage de 5600 litres égale ou dépasse celui du Cher, et l’on peut imaginer telle sécheresse « séculaire » qui tarirait tout à fait la rivière de Montluçon et de Saint-Amand, quand celle de Bourges roulerait encore un flot d’eau vive : or le Cher est long, dans un grand bassin, l’Yèvre courte, en un bassin bien moindre. Deux eaux se rencontrent au milieu de jardins maraîchers et de prairies que les peupliers ombragent, au pied de la colline qui porte la majestueuse cathédrale de la ville des « rois du monde » ; c’est probablement là ce que voulait dire le nom des Bituriges, dont Bourges est devenue l’héritière. Ces deux eaux dans ces prés et ces jardins humides s’appellent l’Yèvre et l’Auron. L’Yèvre, de beaucoup la plus brève des deux, mais la plus abondante, côtoie le camp d’Avoir, grand champ de manœuvres; l’Auron (84 kilomètres), rivière de Dun-le-Roi, amène à l'Yèvre le canal du Berry1, et, à son tour, l’Yèvre trans met ce canal à la vallée du Cher, devant Vierzon, lieu de son confluent, par un peu moins de 100 mètres. XXVIII. Arnon. — Commencé dans les mêmes monts (508 mètres) que l’Indre, l’Arnon2 doit de fortes crues à la partie supérieure de son bassin, pays de vieilles roches attachées au Massif central de France ; à ces crues contribue peu son maître affluent, la Théols3, pure et tranquille rivière d’Issoudun, qui est pour moitié, ou près de moitié, dans son étiage. L’Arnon ne baigne que de petites villes, comme Lignières, Charost, Reuiliy. Il tombe en deux bras dans le Cher, en aval et près de Vierzon, par 95 et 93 mètres. 1. Longueur, 255 kilomètres, depuis le canal latéral à la Loire (tout près de Fougues) jusqu’à la Loire à Tours, le long de l’Aubois, de l’Auron, de l’Yèvre, du Cher, puis dans le Cher même, censé navigable, et qui ne l’est guère. Plus un embranchement de 70 kilomètres, du bief de partage de Fontblisse à Montluçon. En tout, 323 kilomètres, avec 246 mètres de pentes et contre-pentes, rachetées par 114 écluses. Eaux prises à l’Auron, à l’Yèvre, au Cher, etc. ; au réservoir de Valigny-le-Monial (3 780 000 mètres cubes), rempli par l’Auron supérieur; au réservoir de la Marmande (3725000 mètres cubes), rempli par la Marmande, affluent du Cher à Saint-Amand; au réservoir des Etourneaux (1 000000 de mètres cubes). Et avec tout cela le canal du Berry manque d’eau. On parle de soutirer à l’Ailier, à ou près de Moulins, une provision que l’on conduirait au bief de partage de Fontblisse par une rigole de 50 kilomètres. 2. Cours, 140 kilomètres; bassin, 202 500 hectares ; eaux ordinaires, 4353 litres ; basses eaux, 2500. 3. Cette rivière de l’oolithe n’a guère que 40 kilomètres : 70 jusqu’à la source de la Grande Thonaise.
LA LOIRE
XXIX. Sauldre. — De la craie du Sancerrois sort la Sauldre1 : c’est donc une riviérette claire quand en aval de Vailly, en amont d’Argent, elle quitte le pays des vallons ruisselants d’eau courante pour la plaine de l’eau morte, la Sologne constellée d’étangs. Cette Sologne qui eut de si vastes horizons, incessamment rétrécis par la sylve nouvelle, la Sauldre y trace un grand demi-cercle; elle y baigne Salbris, Romorantin, et va s’allier au Cher en aval et non loin de Selles, par 72 mètres audessus des mers.
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XXX. Fouzon. — Sinueux, entre prairies, le Fouzon1 arrive au Cher par de grands cingles, à 70 mètres d’altitude, entre Selles et SaintAignan. Cette rivière de la craie tire ses sources, et les sources de ses maîtres affluents, des plaines de Vatan et de Levroux, qui sont le septentrion de la Champagne berrichonne.
XXXI. Indre. — A 30 kilomètres à vol d’aigle au nord-ouest de Montluçon, une fontanelle des monts de Saint-Marien (508 mètres) épanche le
Gorges de la Tardes. — Dessin de G. Vuillier, d’après nature.
ruisselet qui deviendra l’Indre2, la rivière qui dort plus qu’elle ne court, la paisible, la profonde, qui ne ravage point sa prairie. Elle ne reste pas longtemps dans le terrain compact, gneiss, schiste, lias : vers la Châtre elle s’en dégage, quand c’est encore un ruisseau de 5, 8 ou 10 mètres de largeur, pour couler dans l’oolithe, puis dans la craie. Sans grands détours, elle cherche le nord-ouest, à travers le Boischaut ou Bocage de Berry et la Champagne berrichonne, par Châteauroux, Buzan1. Cours, 166 200 mètres; bassin, 247 500 hectares ; eaux ordinaires, 10 mètres cubes (?); étiage, 3405 litres. 2. Cours, 265 kilomètres; bassin, 364 260 hectares; eaux ordinaires, 16 mètres cubes; étiage, 5300 litres; crues extrêmes. 320 mètres cubes.
çais, Châtillon. A Loches elle est déjà tourangelle. Loches est double, même triple, car à la vieille ville et à la ville nouvelle s’ajoute Beaulieu, ville de plaine à l’extrémité d’une rue dont les ponts traversent plusieurs bras de la rivière, qui aime à se diviser, puis à se concentrer, puis à se séparer encore en riviérettes. C’est un bijou rare, la cité qui grimpe ici le coteau de l’Indre. Le vieux Loches monte amphithéâtralement sur un rocher tendre où les gens d’un faubourg se sont creusé des chambres, des caves dans le tuf. L’ami des pierres qui ont une beauté, des murailles qui ont une histoire, le 1. Cours, 61 kilomètres; bassin, 98 107 hectares; eaux ordinaires, 1500 litres (?); étiage, 550; crues, 48 000.
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EN FRANCE
visite avec ferveur : sur cette pente il y a murs d’enceinte et portes fortifiées; hôtels et maisons de la Renaissance; palais où des rois habitèrent, du « Victorieux » jusqu’au « Père du peuple », quand la Touraine était « française » plus que l’Ile-de-France ; château fort de plus de 2000 mètres d’ellipse, avec énorme donjon carré de 40 mètres de hauteur et donjon rond où Louis XI avait
des « cages » pour « oiseaux politiques » ; partout des tours, tourelles, clochetons de la Renaissance et, d’un âge plus vénérable que tous ces édifices militaires ou civils, l’église romane de SaintOurs dont un grand architecte1 a dit qu’elle est « unique au monde, et d’une étrange et sauvage beauté ».
En aval de Loches, l’Indre serpente entre deux
Loches : vue du Château et de la Collégiale de Saint-Ours. — Dessin de Barclay, d’après une photographie.
plateaux bas : à droite, la Champagne tourangelle, qui la sépare du Cher; à gauche, la plaine de Saint-Maur, qui la sépare de la Vienne ; la plaine de Saint-Maur se continue à l’ouest par la vaste Lande du Ruchard, devenue camp d’armée avec école de tir. Elle passe sous un viaduc de chemin de fer de Paris à Bordeaux, long de 751 mètres (en 59 arches), haut de 21; elle entoure l’île, que pare le joli château d’Azay-le-Rideau, bâti sous Fran-
çois I , et gagne la Loire près de Port-Boulet, entre Langeais et Saumur, par environ 30 mètres d’altitude. er
XXXII. Vienne. — Vignagne ou Vignane chez les paysans de sa rive, la Vienne2 a son principe à 20 kilomètres en ligne droite au nord-ouest 1. Viollet-le-Duc. 2. Cours, 350 kilomètres; bassin, 2146 730 hectares; eaux ordinaires, 70 mètres cubes; étiage, 20; crues, 2100.
Une rue de Chinon (voy. p. 234). — Dessin de Catenacci, d’après une photographie. O. RECLUS. - EN FRANCE.
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d’Ussel, sur le plateau bossu de Millevache, à la base du plus haut mamelon du mont Odouze. Puis ses eaux claires, bien que teintées de rouge, usent un chemin de pierre dans une délicieuse vallée tournoyante, entre des dômes boisés, dans les prairies où paissent les grands bœufs et les chevaux du Limousin. Elle suit deux routes : d’abord celle de l’ouest, comme pour gagner la mer vers la Rochelle ou Rochefort, par la voie que prend le petit fleuve de Saintonge; puis, quand elle n’a plus que quelques pas à faire pour envahir le vallon de la Charente et noyer dans ses larges ondes les quelques flots jaseurs roulés par ce ruisseau — car ici la Charente est tout près de sa source, — elle tourne subitement vers le nord. Née à 858 mètres d’altitude, elle descend si vite, par Eymoutiers et Saint-Léonard, qu’à Limoges son niveau n’est plus que de 210 mètres. Devant cette ville au loin renommée pour ses porcelaines, elle est large de 75 à 80 mètres, ayant déjà pris leur eau, leur nom, leur gloire à trois rivières inégales qu’aucun été ne peut espérer de tarir, à trois courants faits de ruisseaux nés sur des pelouses éternellement humides, à trois ondes rapides, expansives, indociles, à trois joyeux torrents immortellement jeunes qui, de l’amont à l’aval, et du plus petit au plus grand, se nomment la Combade, la Maude et le Taurion. À Aixe, à Saint-Junien, dans tout ce Limousin, « qui ne mourra jamais de sécheresse », et dans l’agreste pays de Confolens, la vallée de la rivière garde sa verte fraîcheur ; dans le Poitou elle s’élargit, perd ses blocs cristallins, devient plus féconde entre des roches calcaires. C’est la Vienne qui fait marcher la manufacture d’armes de Châtellerault; la dernière cité qui s’y baigne est une ville tourangelle, Chinon. Fils de Chinon ou de la campagne chinonnaise, Rabelais nous a vanté les prouesses mirifiques de Gargantua dans scs guerres sur la basse Vienne, autour de Seuilly, de Lerné, de la Roche-Clermault. Si cet Homère des « inestimables » géants Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, avait voulu conter les guerres vraies, les sièges réels, les hommes teints de sang, la Vienne rouge d’une bataille ou d’un assaut, sa patrie lui aurait offert, en abondance et surabondance, des Achilles, des Hectors, et sans doute aussi des Thersites, pour une Iliade énorme avec rire éclatant. Car le pays du Chinonnais, à la marche de la Touraine, du Poitou, de l’Anjou, fut longtemps terre d’épopée : un immense château
féodal y couronne Chinon, et des rois d’Angleterre dorment dans le silence de Fontevrault. Augmentée du Clain un peu en amont de Châtellerault, puis de la Creuse, elle arrive à la Loire avec une largeur d’environ 150 mètres, à Candes (c’est-à-dire confluent), par moins de 30 mètres au-dessus des mers. Il est probable qu’aucune des autres grandes rivières du bassin ligérien, Loire supérieure, Allier, Maine, ne roule autant d’eau lors des persistantes sécheresses, grâce aux calcaires et aux craies qui succèdent sur son cours aux roches primitives. XXXIII. Combade. — La Combade1 est une petite Maude, comme la Maude un petit Taurion, le Taurion une petite Vienne : une eau rapide, un courant teinté, ce que les Espagnols d’Amérique nommeraient un « Colorado ». Profond, très sinueux autour des avancées du gneiss, son vallon presque désert part du Gargan ; il s’achève au delà de Masléon, bastide calculée pour être ville, et qui est restée village triste. XXXIV. Maude. — On écrit indifféremment Maude ou Maulde : le l du nom ancien ayant été remplacé normalement par u, Maude vaut mieux. En descendant la Maude2 on va, suivant les détours de cette onde à torsions convulsionnaires, vers l’un quelconque des quartiers du ciel; et, en définitive, on marche vers l’ouest. La Maude coule des brandes et pâtures du plateau de Gentioux, haut de 800 à 900 mètres ; elle tombe de 12 à 15 mètres au Gour des Jarreaux près Saint-Martin-Château; elle verse à la Vienne ses flots d’un brun rougeâtre à 5 ou 6 kilomètres en amont de Saint-Léonard, à Lartige, site vraiment « limousin » par les rochers, les prairies, la turbulence des eaux sombres. XXXV. Taurion. —Thaurion, Thorion, Taurion, Torion : autant d’orthographes diverses. A bien écouter le paysan limousin, il semble qu’on devrait dire et écrire Tourion : les riverains prononcent en réalité Toouriou. Ainsi, dans une langue sœur, le Portugais du Traz-os-Montes nomme le Douro : Doourou. Comme la Maude, le Taurion3 s’épanche des froides bruyères du plateau de Gentioux; ainsi 1. Cours, 28 kilomètres ; bassin, 18 500 hectares; débit variant d’ordinaire entre 600 et 4000 litres. 2. Cours, 70 kilomètres ; bassin, 30 000 hectares; débit variant d’ordinaire entre 1400 et 8500 litres. 3. Cours, 125 kilomètres; bassin, 111 000 hectares; débit variant d’ordinaire entre 2300 litres et 17 mètres cubes.
LA LOIRE
qu’elle, il ne cesse d’arrondir sa courbe autour des granits, des gneiss, des schistes d’ou le soleil, illuminant le grain du mica, tire des étincelles d’argent; comme elle, il est vif et bruyant, rougeâtre aussi. Point de ville à son rivage, peu de villages en sa gorge; mais il passe près de Bourganeuf. Avant d’entrer en Vienne, à SaintPriest-Taurion, par 230 mètres, il frôle un ancien petit pays nommé le Dognon XXXVI. Briance. —Descendue de collines rattachées au Gargan, qui sont toit des eaux entre la Loire et la Dordogne, la Briance1 trouve sa fin à 6 kilomètres en aval de Limoges, audessous d’un viaduc de 29 mètres de haut (chemin de fer de Paris à Toulouse). C’est une onde obscure, comme le veulent les roches de son bassin. Aidée de son affluent la Ligoure, elle dégage du plateau le promontoire de Chalusset, château fort à trois enceintes (XIII siècle), devenu l’un de nos plus vastes de écroulements murs féodaux.
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XXXVII. Clain. — Gorges du Taurion. — Dessin Est-ce sur le Clain2 supérieur, à Voulon, qu’est le Campus Vogladensis où les Francs de Clovis battirent les Visigoths d’Alaric? Est-ce le Clain inférieur, à Moussais, qui roula le sang de la terrible mêlée, dite bataille de Tours, où s’arrêta l’expansion de l’empire universel arabe?
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Ni de l’un ni de l’autre site on n’est certain, même à demi; mais ces deux luttes entre le Nord et le Sud purent avoir pour lieu de plaies et de gémissements une vallée qui est la route naturelle entre la Loire et la Charente, entre Paris et Bordeaux. C’est la rivière tranquille et profonde, en un val sinueux, qu’on admire en amont de Poitiers, au pied de la roche de Passelourdin et du Roc qui va boire à midi (de ce que son ombre tombe dans l’eau du Clain vers le milieu du jour) ; elle aussi, qui est la beauté vivante de la vieille ville des Pictons, pleine de monuments illustres. L’antique oppidum des Pictons ou Pictaves, Poitiers, est hautement campé sur le plateau et les pentes les moins raides d’un promontoire, en un contour du Clain, au confluent de la Boivre. Le Celte lui légua le beau dolmen de la Pierre Levée; le Romain lui avait bâti des thermes, disparus sauf quelques pierres, substructions et linéaments; il lui avait de G. Vuillier, d’après nature. amené les eaux de la Font de Cé, belle source de Lusignan, par un aqueduc dont il reste quatre arcades, hors ville; il lui avait fait présent d’un amphithéâtre immense, ellipse de 156 mètres sur 130 1/2, presque effacé du sol. Mais nombreux sont les témoins du haut et du bas Moyen Age : Temple Saint-Jean, baptistère du IV siècle qui passe pour l’édifice chrétien le plus ancien de France; Saint-Hilaire, qui, bâtie vers la fin du IVe siècle, a des débris du VIIIe et du X ; Notre-Dame e
1. Cours, 55 kilomètres; bassin, 62 500 hectares; débit variant d’ordinaire entre 400 et 3500 litres. 2. Cours, 140 kilomètres; bassin, 325 000 hectares; eaux ordinaires, 12 mètres cubes (?); étiage, 3 (?).
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EN FORME
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la Grande, église romane dont la façade est une splendeur; Sainte-Radegonde, fière de son « pas de Jésus-Christ », légère empreinte dans la pierre, et de son tombeau de sainte Radegonde, abbesse, femme de Clotaire I ; la cathédrale (XII , XIII , XIVe siècles) ; le palais des comtes de Poitou (XII , XIII , XIV , XV siècles), devenu palais de justice ; restes de l’enceinte ; tours près d’un pont du XV siècle, qui marquent, au confluent du Clain et de la Boivre, la place de l’ancien château fort. Devant celte ville si vivante autrefois quand le Poitou était dans sa fleur, si morte aujourd’hui dans ses rues étroites, tordues, silencieuses, le Clain coule d’un flot dormant . Qui s’y baigne en été, passe souvent d’une eau tiède à l’onde glacée de fontaines qui jaillissent du lit même : car cette rivière de l’oolithe doit beaucoup de son flot frais et vif à des sources de fond. Né à 5 ou 6 ki omètres de la rive gauche de la Vienne de Confolens, le Clain part d’un plateau de 200 à 230 mètres ; il baigne la charmante Vivonne, la soucieuse Poitiers, et se perd dans la Vienne à 3500 mètres en amont de Châtellerault. Ses affluents lui ressemblent par la limpidité d’onde et la tortuosité de val, entre roches ardues ou talus couronnés de bois. La Vonne1 passe à Sanxay, la Pompéi pictave, la cité gallo-romaine avec temple, thermes, hôtelleries, théâtre exhumés récemment; puis elle effleure le coteau de Lusignan, où nulle grande ruine ne remémore le manoir célèbre par la légende de Mélusine et la famille de rois chrétiens que les Croisés intronisèrent à Jérusalem ; elle s’achève à Vivonne. La Clouère2 passe à ChâteauLarcher, au pied du plateau de Thorus, qui est comme un grand musée de mégalithes : il y a là plus de trente tumuli et beaucoup de dolmens. L’Auzance3 passe à Vouillé; elle descend du terrier de Saint-Martin du Fouilloux, qui est le culmen de la Gâtine poitevine. er
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XXXVIII. Creuse. — Ainsi que la Vienne, la Creuse arrive4 du plateau raboteux de Millevache, mais par une route beaucoup plus droite. Elle coule au bas de Felletin et dans la ravine où la ville qui tire un grand lustre de la splendeur de ses 1. Cours, 55 kilomètres; bassin, 51 000 hectares. 2. Cours, 64 kilomètres; bassin, 38 500 hectares. 3. Cours, 56 kilomètres; bassin, 32 500 hectares. 4. Cours, 255 kilomètres; bassin, 955 000 hectares ; eaux ordinaires, 32 mètres cubes (?); étiage, 9 (?); étiage extrême, 5 (?) ; crues, 970.
tapis, Aubusson, s’écarte en pattes d’araignée. Au fond d’un bassin fort étroit, qui n’est tout à fait gorge ni val, entre des prairies penchées, des bois de grands châtaigniers, elle serpente ensuite au long des coteaux houillers de Lavaveix et d’Ahun, puis elle effleure le massif de Guéret, qui domine de 150 mètres ses eaux vives mais sans abondance. Heurtée par les blocs, ridée par les pierres, fuyant sur les dalles, elle n’est point chaude, quoique très brisée, parce qu’elle coule sur des roches froides et qu’elle voit peu le soleil. Avant de quitter la vallée des prés ruisselants, des granits, des gneiss, des schistes cristallins, des hauts mamelons teints des fleurs de la bruyère, à Crozant, au pied de roches monumentales, la Creuse, qui est un glissement d’eau rougeâtre, reçoit la Sédelle, bouillonnement d’eau noire. Entre les deux rivières, du front d’un coteau, des ruines regardent ce confluent, merveilleux surtout à la première et à la dernière heure du jour. Pans tombés de la forteresse, murs fendus, tours cassées, vaste enceinte, c’est un grand ébrèchement que ce château. Sans doute il eut des maîtres sanglants, mais l’histoire ne les connaît point. Il semble pourtant que, d’une aire aussi Fièrement accrochée à l’antique frontière d’Oïl et d’Oc, il aurait dû sortir une de ces familles de seigneurs dont le temps fait des dynasties royales. Ce n’est pas du tertre de Bourbon-l’Archambault ou de telle autre butte entre deux vallons qu’on aimerait à voir descendre les Bourbons et les Valois, lignées tragiques : c’est de Crozant, bloc « fatal », paysage de pierre entre deux précipices. Mais Bourbon - l’ Archambault a de plus vieux souvenirs que Crozant. Nos très vieux ancêtres connurent dans le val, alors très marécageux, d’un petit affluent de gauche de l’Allier, une source chaude (51°, 25) au pied du coteau qui porta dans la suite (XIII siècle) le château de Bourbon, d’où sortit la race qui régna sur une partie de l’Europe; mais sa puissance est tombée comme les murs et tours de son manoir. Cette fontaine de chaleur et fontaine de santé, ils la révérèrent comme une puissance de la nature et la consacrèrent à un dieu ou à une déesse Borvo, dont le nom vit encore dans Bourbon-l’Archambault, Bourbon-Lancy, Bourbonne-les-Bains, et sans doute aussi la Bourboule : nom qui semble une heureuse onomatopée figurant admirablement des sources qui sont à la fois jaillissement d’eau et dégagement de gaz. Ainsi le nom de Bourbon plonge par ses racines dans le passé le plus profond. e
LA LOIRE
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La Creuse baigne la pittoresque Argenton, SaintGaultier, le Blanc, et apporte à la grande rivière limousine, poitevine et tourangelle le tribut de la Petite Creuse, de la Bouzanne, de la Gartempe et de la Claise.
vers Argenton), la Petite Creuse1 est excessive : aujourd’hui lourd torrent grondant, demain léger ruisseau sur les dalles de pierre. Aucune ville : car Boussac, sur un roc de la rive droite, est à peine une bourgade.
XXXIX. Petite Creuse. — Ayant son bassin en gneiss et granit (comme la Grande Creuse jusque
XL. Bouzanne. — Du massif d’Aigurande (423 mètres) descend la Bouzanne2, charmante aux
Ruines gallo-romaines de Sanxay : le Balnéaire. — Dessin de Barclay, d’après une photographie de M. J. Robuchon.
approches de la Creuse, et contournant incessamment des caps de colline que couronnent des ruines de châteaux forts, tels que Mézières, Prunget, Rocherolles. Rien de plus gracieux que ce vallon incessamment ployé, qu’on aperçoit un moment, dans une de ses courbes, du haut d’un viaduc du chemin de fer de Paris à Toulouse, à l’issue du tunnel des Petites Roches. Elle rejoint la Creuse en amont de Saint-Gaultier.
XLI. Gartempe. — Claire comme la Creuse, coulant longtemps comme elle dans des roches dures auxquelles succède le calcaire du Poitou, la rocheuse et pittoresque Gartempe3 est absolument parallèle à la Vienne. Des monts de Guéret (687 mè1. Cours, 86 350 mètres; bassin, 87 500 hectares. 2. Cours, 81 400 mètres ; bassin, 53 295 hectares ; eaux ordinaires, 700 litres; étiage, 550; crues, 130 000. 3. Cours, 190 kilomètres ; bassin, 397 500 hectares; eaux ordinaires, 10 mètres cubes; étiage, 2560 litres; crues, 390 mètres cubes.
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tres), lieu de son origine, elle va vers l’ouest en s’accroissant de ruisseaux qui boivent des fuites d’étangs; puis, dans le pays de Bellac, elle tourne subitement vers le nord un peu ouest, baigne Montmorillon, Saint-Savin, reçoit l’Anglin et se perd dans la Creuse à la Roche Posay. L’Anglin1, rivière de Belabre, d’Ingrandes, d’Angles, rassemble une foule de longs ruisseaux nés sur la roche dure, dans le pays où le chemin de fer de Paris à Toulouse serpente entre Argenton et la Souterraine; mais ces ruisseaux finissent dans l’oolithe, d’où l’Anglin tire sa réserve d’été, comme il tire du gneiss et du granit d’en haut ses crues subites, énormes. XLII. Claise. — Traînante, indolente, impure, la Claise2 est la rivière « essentielle » de la Brenne, ce pays d’étangs, moins nombreux que jadis, peuplé d’hommes moins hâves et moins misérablement empoisonnés qu’autrefois par les brouillards miasmatiques. Elle passe à Mézières-enBrenne, à Preuilly, au Grand Pressigny.
XLIII. Thouet. — Deux rivières très différentes forment le Thouet3, tel qu’il passe derrière Saumur : le Thouet et la Dive. Le Thouet appartient presque entièrement au granit et au lias : d’où très peu d’eau pendant les mois secs, et beaucoup d’eau pendant les mois mouillés. Il concentre les ruisseaux d’un pays où se livrèrent des « combats de géants », pendant la guerre dite de Vendée. Nom faux, car cette lutte où se perdit tant d’héroïsme s’étendit sur le Poitou, l’Anjou, le Maine, la Bretagne. Le Thouet sort de la Gâtine de Poitou, terre sans chaleur, schiste noir et granit gris, landes, haies vives, étangs ombragés, ruisselets tortueux. Ses flots sans clarté passent dans le profond vallon de Parthenay, puis, près d’Airvault, sous les onze arches du pont de Vernay, le plus vieux de tous ceux qui nous restent du Moyen Age (XI siècle). Le Thouet contourne ensuite, au pied de rochers sombres, le promontoire d’une ville féodale, Thouars, qui a gardé d’anciennes églises, un donjon, des débris d’enceinte; il y coule, presque e
1. Cours, 85 kilomètres; bassin, 172 500 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres ; étiage, 1500. 2. Cours, 86 512 mètres; bassin, 108 790 hectares; eaux ordinaires, 5 mètres cubes (?); étiage, 2 (?) ; crues, 120. 3. Cours, 140 kilomètres; bassin, 342 500 hectares; eaux ordinaires, 10 mètres cubes (?); étiage, 450 litres; crues, 300 mètres cubes.
endormi, sous un pont gothique, et sous la travée d’un pont suspendu haut de 27 mètres, et sous on viaduc de chemin de fer haut de 39. Puis il baigne la colline de Montreuil-Bellay, qui est un fort beau site, et, frôle Saumur, que lavent ainsi deux eaux inégales : le Thouet et la Loire. La Dive1, qui a Moncontour à son bord, et dans son bassin Loudun, doit scs eaux à la craie et à l’oolithe : d’où quelques grandes sources, entre autres celles de la Grimaudière et de Saint-Chartres, et de belles eaux tranquilles, dans une vallée dont la prairie est ou fut marécage.
XLIV. Maine. — Sombre rivière d’Angers, la Maine2 conduit à la Loire, par 12 ou 13 mètres, les eaux de la Mayenne, de la Sarthe et du Loir. Le nom de Maine continuant le nom de Mayenne, il semblerait que celle-ci doit être la branche mère. Il n’en est rien. La Sarthe est plus abondante que la Mayenne et plus longue de 80 kilomètres; de même aussi, par singulière coïncidence, la Sarthe est composée de deux rivières dont la moindre garde le nom : car, lorsque Sarthe et Loir se rencontrent dans l’immense prairie de Briollay, le Loir a parcouru 35 à 40 kilomètres de plus que la Sarthe et son étiage est supérieur. XLV. Mayenne. — Essentiellement granitique et schisteuse, sans un lambeau de calcaire ou de craie perméable, la Mayenne3 est celle des trois rivières qui contribue le plus aux crues de la Maine, celle qui contribue le moins à son étiage. Le ravin sylvestre où son premier filet d’eau scintille s’ouvre dans le mont des Avaloirs, c’est-àdire sur le plus haut massif entre la Seine, la Loire, le détroit qui déferle contre la Normandie et l’Océan qui écaille la Bretagne La Mayenne a deux branches mères : la Mayenne, rivière de Couptrain et de Couterne, et la Varenne4, rivière de Domfront et d’Ambrières. Les deux cours d’eau ont mêmes flots ternes, et à peu près même longueur, même volume, l’ étiage de l’un et de 1. Cours, 75 kilomètres; bassin, 95 000 hectares; eaux ordinaires, 3 mètres cubes (?); crues, 20. 2. Cours, 10 kilomètres : 205 jusqu’à la source de la Mayenne, 285 jusqu’à celle de la Sarthe, 320 à 325 jusqu’à celle du Loir; bassin, 2 189 970 hectares; eaux ordinaires, 75 mètres cubes (?) ; étiage, 18 (?); crues extrêmes, 1500. 3. Cours, 195 kilomètres; bassin, 589 000 hectares; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?); étiage, 4 (?); crues, 600. 4. Cours, 60 kilomètres; bassin, 69 000 hectares; débit variant d’ordinaire entre 427 et 5217 litres.
LA LOIRE
l’autre étant très faible. Elle baigne Mayenne, Laval où la franchit un viaduc de 28 mètres de liant (chemin de fer de Paris à Brest), ChâteauGontier, boit l’Oudon (80 kilomètres), venu de Segré, puis, grossie d’un premier bras de la Sarthe, s’allie au second à 1500 mètres.en amont d’Angers. XLVI. Sarthe. — La Mayenne est normande par la source, mancelle par le cours moyen, angevine par la basse vallée. De même la Sarthe1, née sur les collines de 300 mètres qui vont des forêts du Perche aux herbages du Merlerault. Mais en vérité
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vraie la Mayenne, errant dans sa roche ancienne, appartient à la dure péninsule, à la Bretagne, tandis que la Sarthe relève presque entièrement de l’oolithe et de lacraie inférieure, roches bien plus nouvelles : aussi est-elle mieux équilibrée. Comme la Mayenne, elle réunit deux courants à peu près égaux, qui se rencontrent dans le bassin du Mans : la Sarthe d’Alençon, l’Huîne de Nogentle-Rotrou. XLVII. Huîne. — L’Huîne1, rivière de la craie inférieure, est l’ornement du Perche; ses méan-
La Loire à Saumur. — Dessin de H. Clerget, d’après une photographie.
dres gracieux reflètent des prairies et des forêts. Partie de collines de 200 mètres, près Pervenchères, elle hésite d’abord entre la Seine et la Loire, mais de boucle en boucle, car elle aime fort à tourner les collines, elle prend le chemin du sud-est par Nogent-le-Rotrou, la Ferté-Bernard, Yvré-l’Évêque. Grande est la diversité de ses noms, tels que nous les ont transmis en latin ou en français les scribes du Moyen Age : Yrginia, Iogrinia, Yrnia, Hiena, Hyenna, Ionia, Yonia, Odana, Idonea, Giogina, Eguenia, Ayne, Aigne, Iaigne, Yaygne, Ienne, Uigne, Huigne. Exemple, comme on pourrait en donner cinq 1. Cours, 280 kilomètres; bassin, 589 500 hectares; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?); étiage, 6 ?) ; crues, 500.
cents autres, de l’anarchie d’orthographe, au temps des cartulaires, pouillés, actes et documents en bas latin, puis eu langue d’oïl. La diversité n’est qu’apparente ; au fond, tous ces noms sont évidemment l’on celtique, allié à un radical difficile à dégager. XLVIII. Loir. —AutreLignurn gerens, car Loir2 et Loire sont un même mot. Les vieux documents nous le présentent sous les noms de Ledus, Letum, Liddum, Lydus, Lydulus, Lidericus, Lipdis, Liz, Legrum, Liger, Ligerus, Ler, Lirun. 1. Cours, 150 kilomètres; bassin, 237 000 hectares; eaux ordinaires, 8 mètres cubes ; étiage, 6; eaux les plus basses, 3. 2. Cours, 312 kilomètres; bassin, 727 500 hectares; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?); étiage, 8 (?) ; crues, 400.
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EN FRANCE
Il avait 10 kilomètres de plus, quand la Beauce était moins sèche. A cette Beauce et au Perche il doit ses premiers ruisseaux. Au-dessus de sa source nouvelle, son sillon desséché, où les grandes pluies entretiennent un ruisseau, tend vers l’Eure, affluent de la Seine; son cours supérieur, à partir de la font moderne, tend vers la Loire orléanaise; puis il incline au sud-ouest. Ses trois maîtresses villes se nomment Châteaudun, Vendôme, la Flèche. C’est une eau pure, profonde, tranquille, lente en sa prairie, à l’ombre des peupliers, des saules,
des vergnes, amis de la fraîcheur humide. Il est aussi fort sinueux, et c’est notamment par de superbes courbes dignes d’un grand fleuve qu’il se rapproche de la Sarthe. Rivière de sources, dont beaucoup de sources de fond, il n’a d’autre grand affluent, que la Braye. XLIX. Braye. — La Braye1 vient du Perche par Vibraye et s’achève à Sougé, en aval de Trôo, bourgade semblable à plusieurs de la vallée du Loir, telles que les Roches, la Chartre, Mathefelon, en
Manoir de la Poissonnière. — Dessin de Sellier.
ce que beaucoup de ses maisons sont des grottes taillées dans le roc tendre. Ce confluent regarde la colline où le manoir de la Poissonnière vit naître Ronsard. Le poète avait choisi le lieu de son repos à la rencontre des deux rivières : Quand le ciel et mon heure Jugeront que je meure, Ravi du beau séjour Du commun jour, Je veuil, j’entend, j’ordonne Qu’un sépulcre on me donne Non près des rois levé, N’y d’or gravé,
Mais en cette isle verte Où la course entrouverte Du Loir autour coulant Est accolant, Là où Braye s’amie, D’une eau non endormie, Murmure à l’environ De son giron.
Erdre, Sèvre, Nantaise, Chenau, ainsi s’appellent les derniers affluents de la Loire. 1. Cours. 70 kilomètres ; bassin. 87 270 hectares; eaux ordinaires, 3500 litres (?); étiage, 1200 (?).
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EN FRANCE
L. Erdre. — L’Erdre1 afflue à Nantes même. Elle n’est longtemps qu’un ruisseau, jusqu’à Nort; mais là elle prend tout à coup une largeur de 200 à 1000 mètres. On croirait contempler un de ces fleuves du Canada qui sont lémans autant que rivières : elle en a l’indolence, l’ampleur et profondeur lacustres, mais les rapides entre lacs lui manquent, faute de pente, et elle est aussi dormante en ses étranglements qu’en ses expansions. Cet épanouissement du ruisseau de l’Erdre avec ses étroits entre granits et schistes, cet ancien fiord (car c’est bien un vieux golfe de la mer), se nomme, en ses deux amplitudes majeures, la « plaine » de la Poupinière, puis la « plaine » de Mazerolles. Il a 27 kilomètres de long, de Nort à Nantes même. Par lui commence magnifiquement le canal de Nantes à Brest, qui s’étrique dès qu’il quitte la plaine de la Poupinière et devient un fossé fait de main d’homme, dans des vallons de ruisseaux et de riviérettes. LI. Sèvre Nantaise. — Sèvre Nantaise2, de ce qu’elle a son embouchure à Nantes, par opposition à la Sèvre Niortaise, qui passe à Niort. La Gâtine de Poitou lui donne naissance sur les mêmes collines (259 mètres) que le Thouet et la Vendée. Lente en son voyage, sinueuse, mais par petits cingles (le nord-ouest étant sa route constante), tantôt en val, tantôt en gorge, son eau sans transparence, ni bleue, ni verte, reflète confusément des promontoires de granit sombres comme elle. Elle coule au bas de Mortagne, puis au pied de l’austère Tiffauges. La rivière de Cholet, lieu d’industries, ville moderne, la Moine3 lui arrive dans le « Tivoli de 1. Cours, 95 kilomètres; bassin, 103 500hectares; eaux ordinaires, 2000 litres; étiage, 200; crues, 125 000. 2. Cours, 136 kilomètres; bassin, 238 500 hectares ; eaux ordinaires, 8 mètres cubes (?); étiage, 1080 litres (?); crues, 375 mètres cubes. 3. Cours, 65 à 70 kilomètres; bassin, 40 000 hectares; eaux ordinaires, 800 litres (?); étiage, 80 litres (?); crues, 45 000.
l’Occident », à Clisson, site charmant et beau, près des ruines d’un château fort. LII. Chenau. — A tort on écrit l’Acheneau, pour la Chenau, par l’incorporation de l’article, qui défigure en France une multitude de noms. Chenau, autrement dit Chenal. Cette rivière n’est en effet qu’un canal menant du Grand-Lieu à la Loire, ou de la Loire au Grand-Lieu, car la marée du fleuve domine d’un mètre le miroir de ce lac: elle l’envahirait sans l’obstacle des portes de flot. Même elle le forma, conte la légende, ou plutôt l’agrandit, il y a treize cents ans, un jour qu’elle monta très haut dans son estuaire, soit par l’effort des vents, soit du fait de la mer ; des prairies, des fins de ruisseau, des forêts furent englouties, et toute une ville, Herbauge, avec son clocher sonnant qui, disent les pêcheurs, sonne encore pendant les tempêtes. Ce lac ou, plus véridiquement, cet étang, vase et sable sur granit, n’a même pas 2 mètres de plus profond creux; sa surface dépasse à peine 3700 hectares; plus 4000 hectares de marais de pourtour. C’est un vivier, une « canardière », à 12 ou 15 kilomètres au sud-ouest de Nantes. Nous n’avions pas de plus vaste conque d’eau douce avant que l’annexion de la Savoie nous donnât l’Annecy, le Bourget et .notre part de l’eau de Genève. On le dessécherait facilement : il suffirait de verser ailleurs ses deux « Rhônes », la Boulogne de Roche Servière et l’Ognon. Du Grand-Lieu sort l’étroite rivière de la Chenau1, aussi nommée rivière de Buzay ou Étier de Buzay. Régularisée au commencement du XVIIIe siècle, et depuis lors navigable aux bateaux de 100 tonnes, le palus qu’elle traversait d’un cours sinueux a fait place à de vastes prées où elle passe en lignes droites. Son embouchure est à 14 kilomètres en amont de Paimbœuf. 1. Cours, 21500 mètres; 95 à 100 kilomètres jusqu’à la source de la Boulogne; bassin, 117 500 hectares; eaux ordinaires, 2000 litres.
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Le vieux château de l’île d’Yeu (voy. p. 245). — Dessin de A. de Bar, d’après une photographie.
DE LA LOIRE A LA CHARENTE I. Marais Breton. — En passant de la pointe de Chemoulin à la pointe de Saint-Gildas ; en d’autres termes, en franchissant l’estuaire de la Loire, on ne quitte pas la Bretagne osseuse, et, au sud comme au nord du golfe ligérien, la mer se roule en frénésie sur des roches plus ou moins « primitives ». Mais bientôt elle butte contre un moins dur rivage. Au delà de Pornic, bains aimés des Nantais, et aussi des Parisiens, elle heurte une plage basse, faite des débris qu’elle a de siècle en siècle apportés par ses courants et laissés choir en son repos sur une ancienne grève pareille à la baie du Mont Saint-Michel. Là, dans ce que nous nommons maintenant la baie de Bourgneuf, entre la côte de France et Noirmoutier, elle a déposé, dépose et déposera des alluvions jusqu’à comblement, devant le continent
toujours accru, à l’abri de la roche et du sable de l’île qui se lève en brise-lames contre les vagues du grand large. Il n’y a présentement ici qu’une seule terre en mer, mais quand ce remblaiement commença, le rivage regardait trois îles : Noirmoutier au nordouest; Riez, rocher de schiste, au sud-est et, entre les deux, l’île de Monts, levée de dunes portant aujourd’hui trois bourgs nommés d’après elle Barre de Monts, Notre-Dame de Monts, Saint-Jean de Monts. Entre le continent et cet archipel allongé, des îlots calcaires se levaient au-dessus de la grève, comme le Mont Saint-Michel et Tombelaine dans le golfe normand-breton ; seulement Tombelaine, SaintMichel sont hauts, et ces îlots étaient bas : celui de Sallertaine ne montait que de 8 mètres, celui de Bouin que de 6, et non moins humbles étaient l’île Chauvet, et l’île Boisseau, et l’île Gaudin, et les
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îlots d’Ardillon, de Quinquenavant, de la Vacheresse, de la Villate. Ce que l’Océan laissa tomber ici, ce qui y tombe encore, c’est la ruine des caps bretons, la vase de la Loire, les menus fragments des caps de Noirmoutier, et quelques boues des ruisseaux du rivage. De plus, le sol s’exhausse : insensiblement, mais il s’exhausse — du moins on le croit. Ainsi s’allongent toujours vers le nord, par de nouvelles alluvions, les anciens marais commencés à partir du sud autour des îlots calcaires. Tout endiguement à part, la France a gagné durant les deux derniers siècles sept centaines d’hectares dans la baie de Bourgneuf, ainsi appelée de la ville de Bourgneuf-en-Retz, jadis riveraine, tandis que 2 kilomètres de plaine basse et de marais salants la séparent du flot à cette heure. De même, Beauvoir-sur-mer est à 4 kilomètres de la mer. Entre Bourgneuf et Beauvoir plus de 3000 hectares se sont ainsi consolidés autour des 60 hectares du calcaire de Bouin. C’est là, loin de la vraie Bretagne, le Marais Breton, aire de plus de 30 000 hectares où le Maraîchin, plus souvent fiévreux qu’à son tour, vit entre es étiers et les charrauds. Les étiers sont les estuaires, de moins en moins arges et profonds à mesure que le sol s’élève, que la terre s’accroît; les charrauds sont les canaux et sous-canaux qui coupent en tous sens la plaine molle; eux aussi se combleraient vite si l’homme des cabanes prochaines n’en curait la vase, s’il ne coupait la toujours renaissante forêt des joncs, des roseaux, des iris qui les encombrent : laissés à eux-mêmes, de corruption en corruption, ces fossés putrides deviendraient un spongieux marécage, puis, d’herbe en herbe, une prairie basse, très mouillée souvent. La cabane du Maraîchin n’est pas de pierre. Levée sur la boue, elle est de boue mêlée de brins de roseaux : également de terre le toit, joncs qu’on lie et qu’on alourdit par un mastic de fange, faute duquel il serait éparpillé par le vent de la mer. Dans sa bourrine — c’est le nom de son palais sans marbre — le Maraîchin se chauffe de bousat, paille pétrie dans la bouse de vache. Il n’a pas beaucoup plus de bois que de pierre dans son polder; quelques peupliers, quelques saules ne sont pas une forêt, et celui qui n’achète point bûche et fagot chez les Dannions ou Bocageons du voisin Bocage, brûle à son foyer la fiente musquée du bétail, puis vend la cendre au laboureur du pays
d’en haut, qui la répand sur la froide argile de ses plateaux et coteaux granitiques. En somme, terre encore embryonnaire, point tassée, point assurée, mal exondée, peu salubre; prairies ayant tendance à « s’arroucher », c’est-àdire à s’emplir de roseaux; champs de blé, d’orge, de fèves, de lentilles; marais salants que de plus en plus on abandonne; marais abandonnés déjà, qui, sous le nom de marais gats, sont la meilleure officine des fièvres de ce rivage ; vers le nord, au bout du plan d’alluvions grandissantes, le liséré glauque de l’Océan; à l’occident, Noirmoutier et la longue dune de Monts; à l’orient, la ligne des coteaux bas, ancien bastion du continent contre la mer Atlantique. Aucun vrai fleuve ne descend ici de l’intérieur; les étiers navigables qui vont au rivage à travers le Marais ne recueillent que des ruisseaux dont le plus grand a nom Falleron. Il passe devant Machecoul, ville morte, qui fut quelque peu plus vivante, alors qu’elle avait rang de capitale en son plat pays de Retz. II. Noirmoutier. — Ce nom, nous disait-on, c’est le Noir moutier, le Couvent noir : or l’ancien monastère de cette île s’appelait tout contrairement Notre-Dame-la-Blanche. L’insulaire ne nomme pas son pays Noirmoutier, mais Nermoutier : Moutier de Ner ou de Her ; — l’ île, suppose-t-on, s’appelait Her, au très vieux temps jadis. Ce ne fut d’abord qu’un grand écueil de l’Océan, à peu près ce qu’était aussi, vis-à-vis, à l’est, l’îlot de Bouin; mais, pendant que sable et vase effaçaient l’ample golfe, réduit maintenant à la baie de Bourgneuf, la même vase, le même sable accroissaient l’îlot de Her ou Ner de tant d’arène, d’alluvion, de marais facile à prendre au flot, que Noirmoutier devint longue de 18 kilomètres, sur 1000 à 6000 mètres de large, avec une cinquantaine de mille mètres d’entour ; elle a 4442 hectares, dont 900 pris par le sable encore mobile ou le sable arrêté déjà. Dès qu’on le voudra bien, ce ne sera plus une île. A marée basse elle fait presque partie du continent, le détroit de Fromentine n’ayant plus que 1500 à 2000 mètres de large à mer basse ; le double à mer haute. Même il n’est plus besoin de bateau pour passer de la terre ferme à la terre entourée de vagues. Deux fois par jour, en flot bas, on va de la côte à l’île et de l’île à la côte par le passage du Gouas
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ou du Gué, route empierrée de 4 kilomètres 1/2 : Bois de la Blanche et les 17 hectares du Bois de la en voiture, en charrette, à cheval, à pied, si l’on Chaise, pins et chênes verts. veut, quitte à se mouiller dans certains ruisseaux 7726 habitants y vivent : soit, sur 4422 hectares, d’eau marine dont le reflux ne débarrasse pas la 175 personnes par kilomètre carré, près de deux chaussée. Des poteaux supérieurs aux plus grandes fois et demie la densité de population de la France : hauteurs de la mer indiquent le chemin, qu’on perc’est que le climat est doux, l’air sain, la terre bien drait de vue pendant la brume, pendant la nuit; travaillée, bien engraissée de fumier, de plantes sept balises où l’on monte par des crampons en fer marines, de cendre de bousat; la mer est poissonet trois balcons-refuges semblables à la hune d’un neuse encore, la moule et l’huître délicieuses; et navire, sauvent d’un Noirmoutier fait du bain dans la vague, et sel, industrie menacée, quelquefois de la mort, dans 1200 hectares de le passant qui s’est marais salants. laissé surprendre par On dit que le Pilier, le rapide retour de îlot porte-phare à 3500 l’Atlantique. Cet emmètres de la pointe de pierrement vaseux est l’Herbaudière, tenait moderne : on n’use encore à Noirmoutier communément du pasil y a sept ou huit siècles, par une disage du Gué que degue allant d’écueil en puis 1766 ou 1767. Granit au nord, calécueil, alors que l’ile caire au sud, cette était moins grande au sud, à l’est, à l’ouest, île est pour les deux tiers en contre-bas du moins flanquée de maniveau des grandes rais, de sables, et plus marées. Sa cime suriche en mégalithes, prême n’atteint que dolmens ou menhirs, 21 mètres : on l’appela dont peu sont aujourcependant l’Ile-la-Mond’hui debout. tagne, en 1793, lorsIll. Ile d’Yeu. — qu’on débaptisa puériPresque exactement à lement les lieux par 25 kilomètres au sud milliers sans se douter qu’on n’arrache pas de Noirmoutier, l’île un nom du sol comme d’Yeu en diffère sinon en tire une pierre gulièrement. ou comme on déracine Ce n’est pas, comme un chardon. C’est alors l’antique Her, une île qu’on prétendit chan- Femme des Sables d’Olonne en costume de deuil (voy. p. 246). — Gravure terrienne, presque une de Thiriat, d’après une photographie de M. J. Robuchon. ger Lyon en Ville de chersonèse, mais au la Montagne, Compiècontraire une île très gne en Marat-sur-Oise, Château-Thierry en Égaproie à des puissantes. en vagues marine, lité-sur-Marne, Grenoble en Grelibre, Saint-Lô en De ces vagues, le sable la défend sur le littoral Rocher de la Liberté, Saint-Jean-de-Bournay en tourné vers la dune de Monts, continent du Poitou, et là est son Port-Breton ou Port-Joinville, havre Toile-à-Voile et Saint-Pierre-le-Moutier en Brutusle-Magnanime. d’échouage accessible aux bateaux de 150 tonnes, L’île n’a pas une fontaine, pas un ruisseau pour même de 200. Mais la rive qui regarde la grande une roue d’usine mais sur sa dune, au souffle des mer est une côte sauvage avec rocs assaillis, coubrises du large, s’agitent les grands bras des mourants terribles, vents sans frein, noires tempêtes, lins à vent. Sauf de beaux figuiers dans ses jardins, douloureux naufrages. elle n’a point d’arbres; ses seules forêts sont le Yeu fut Oga, Ogia ou Oya : on n’a donc pas le
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EN FRANCE
droit de la nommer Dieu, comme on le fait souvent par incarnation de l’article. Presque exactement deux fois plus petite que Noirmoutier, 9000 mètres font sa longueur, 3000 à 4000 sa largeur, 2247 hectares sa surface, gneiss que se partagent les sols de labour, les prairies et les bruyères. Pour que l’Anglais n’y débarque plus, qui s’en empara pendant la « guerre des géants » en 1795. on l’a garnie de forts capables de résistance. Pour que la mer y dévore moins de pêcheurs de l’île, moins de passants du large, on y a dressé des phares. Elle a des dolmens et des pierres plantées. Sa prairie, sa lande nourrissent des chevaux, des moutons presque « microscopiques »; sa terre est cultivée par les femmes et les filles, les hommes et garçons péchant, naviguant, arrachant s’il se peut la victime à l’Océan qui l’aspire. Pas plus que Noirmoutier Yeu n’a de celtophones, mais, si tout le monde y parle français, il est possible que les « gens de la Fouras » y aient longtemps conservé l’usage du breton : chez eux, au nord-ouest de l’île, les noms des hameaux commencent par le radical Ker, essentiellement celtique; tandis qu’au sud-est, chez les « Gruzelands », tous les noms sont de pur français. IV. Bocage Poitevin. — De l’île de Noirmoutier à l’anse de l’Aiguillon, des dunes qu’interrompent çà et là des rochers bordent le rivage de la mer. Il y a là, flanquant le département de la Vendée, près de 10 000 hectares 1 d’arène qui marchait et ne marche plus. Bourrelet de sable ou fronton de pierre, ce littoral laisse passer la Vie2 et l’Auzance. La Vie se jette en mer à 28 kilomètres à l’est de l’île d’Yeu, par le havre de Saint-Gilles, qui n’est accessible qu’avec le flot. L’Auzance finit par le havre de la Gachère, où ne montent plus les navires, depuis que des galets l’encombrent. Le seul port que recherchent ici les vaisseaux , c’est celui des Sables d’Olonne, dont le double nom rappelle à la fois les dunes de la côte et l’ancienne ville d’Olonne, devenue bourgade à la lisière de marais salants. Héritière d’Olonne, la jeune ville offre aux baigneurs en mer une magnifique plage de sable fin ; ses marins, les pêcheurs de ses cinq cents bateaux sont des bruns intrépides qu’on 3
1. Plus exactement, 9857. 2. Cours, 58 kilomètres; bassin, 76 000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 740 et 2125 litres. 3. Jusqu’à 350 ou 400 tonnes.
croit d’origine méridionale : leurs ancêtres seraient venus du pays des Escualdunacs, ou peut-être de l’Espagne. Entre les Sables d’Olonne et le Pertuis Breton s’ouvre l’estuaire du Pairé, Pairay, Perray, que visitaient les navires. Ils remontaient même jusqu’à Talmont, par un ruisseau que la marée faisait fleuve: aujourd’hui c’est à peine si les bateaux qui pénètrent dans ce havre ont 35 à 40 tonnes, et Talmont leur est inaccessible : le continent doit donc avoir surgi, puisqu’on ne peut attribuer aux envasements la moderne sécheresse de l’estuaire. Au rocher du Grouin du Cou commence le Perlais Breton, lequel sépare l’île de Ré de la côte plate où le Lay verse dans l’Océan le tribut de mille ruisseaux du Bocage Poitevin ou Bocage Vendéen, qui est en effet pays bocager. Non pas qu’une immense forêt ou, par endroits, de vastes bois couvrent ses roches cristallisées, ses lias, ses coteaux arrondis, ses plateaux; mais les arbres, surtout les chênes et les ormeaux, y sont partout, tantôt en bouquets, tantôt en lignes sinueuses le long des ruisseaux, ou en lignes droites au bord des routes et dans les baies vives qui ferment ici tous les champs. Les haies n’entourent pas le champ lui-même, semé en blé, ou planté de choux, ou livré à toute autre culture; elles ont à leur pied la cheintre, bordure qui le plus souvent n’a qu’un à deux pas de largeur et qui sert de pâture à l’animal. Très belles sont ces baies vives; plus belles et vraiment superbes seraient-elles avec leurs ormeaux et chênes, leurs frênes, leurs érables, leurs châtaigniers, leurs cerisiers, leurs pommiers, si le Bocageon n’ébranchait presque tous ces arbres, les fruitiers à part. C’est donc un Bocage, mais un Bocage étriqué, qu’on voit fuir vers l’horizon de la mer quand on contemple ces campagnes d’une des collines du faîte entre la Sèvre Nantaise et le versant côtier : du Mont des Alouettes (231 mètres) dont les sept moulins à vent, de tant de lieux visibles, furent, selon qu’on disposait leurs ailes, le télégraphe des Vendéens pendant leur guerre contre le reste de la France; de Saint-Michel-Mont-Mercure (285 mètres), culmen de tout ce pays ; du Bois de la Folie ou Mont de Pouzauges (278 mètres), qui sert d’amer aux navigateurs. Avant qu’on eût tracé des chemins en tous sens dans la contrée, ce Bocage poitevin, comme le Bocage angevin et le Bocage breton, était admirablement propre à la guerre de partisans, qui est une
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stratégie des bois ou une stratégie des monts. C’est pourquoi les « Blancs » et les « Bleus » s’y sont coupé la gorge. V. Lay. — Le Lay1 n’a pas donné son nom au territoire où il a tout son bassin, tout son cours, et dont il est la plus grande rivière. B est cependant, bien que petit, fort supérieur à la Vendée: mais peut-être aurait-on ri d’un département du Lay ou des Deux-Lays. Il se forme, à l’Assemblée des Deux-Lays, de deux faibles rivières, le Grand et le Petit Lay,
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descendus l’ un et l’autre, par voie tortueuse, des plus hautes cimes du Bocage de Poitou. Grand Lay et Petit Lay se ressemblent en tout : par leur passage dans les mêmes roches, granits, gneiss, lias, terrains houillers ; par l’excessive contractilité qui ne cesse de les courber, de les arrondir en un étroit vallon où pas une ville ne jette ses ponts sur leur eau brune; par une égale longueur d’une soixantaine de kilomètres. Mais le Grand Lay, dans un bassin plus vaste, l’emporte en volume sur le Petit Lay. Celui-ci descend de Saint-Michel-Mont-Mercure ; celui-là des coteaux de
Les Sables d’Olonne : entrée du port. — Dessin de Weber, d’après une photographie de M. J. Robuchon.
Saint-Pierre-du-Chemin. Leur rencontre à l’Assemblée des Deux-Lays n’est guère qu’à 20 mètres d’altitude. Le Lay reçoit la rivière d’Yon (55 kilomètres), venu de la ville aux trois noms officiels : BourbonVendée sous les rois « légitimes », Napoléon-Vendée quand règne un empereur, la Roche-sur-Yon lorsque la France est en République ou qu’elle a pour chef un roi citoyen. En réalité cette cité régulière, vide, aux monuments faux, ce campement d’administration, dut la vie à Napoléon I , qui la fonda sur un site appelé de tout temps la Roche-sur-Yon. er
1. Cours, 125 kilomètres ; bassin, 197 000 hectares ; eaux ordinaires, 6800 litres (?); étiage, 1971 (?).
Le nom courant, c’est Napoléon-Vendée, ou, plus courtement, Napoléon. Peu après le confluent de l’Yon, à la Claie, le Lay devient navigable, en même temps qu’il entre en un marais conquis sur la mer aux dépens de l’antique « baie du Poitou ». Allongé d’environ 7 kilomètres par une flèche de sable, il a 500 mètres de largeur devant l’Aiguillon, et 1200 à son embouchure. VI. Marais poitevin. — L’Aiguillon, qui est sur le Lay, à. 3 kilomètres de l’Océan, se nomme l’Aiguillon-sur-Mer et fut en son temps au bord même du flot. On peut croire qu’il occupa la langue de sable, qui, s’avançant toujours dans la
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mer sans perdre son ancien nom de pointe de l’Aiguillon, finit maintenant à 10 kilomètres au sudest du bourg. Elle termine une étroite presqu’île de 3 à 4 kilomètres de longueur qui s’avance, en se recourbant vers l’est, entre l’eau violente du Pertuis Breton et l’eau calme de l’anse de l’Aiguillon, qui est le dernier reste de ce qu’on nomme rétrospectivement la « baie du Poitou ». Cette anse, golfe de fond mou, ressemble à la baie de Bourgneuf en ce que l’imperceptible soulèvement du sol (?) et les dépôts de terre et de mer y rétrécissent de plus en plus le domaine de l’Océan. Il y a vingt siècles environ, la grande « baie du Poitou » poussait au loin des bras dans le continent, jusqu’à Luçon, Fontenay, Niort, Aigrefeuille. L’homme aidant la nature par ses canaux et ses digues, la petite mer intérieure, qui asseyait patiemment ses vases autour d’une vingtaine de dunes ou d’îlots calcaires de dix, de vingt, de trente et quelques mètres de hauteur, a lentement fait place au vaste palus que se partagent inégalement la Vendée, les Deux-Sèvres et la CharenteInférieure. C’est 40 000 hectares, sinon 50 000, qu’a perdus ce vieux golfe du Poitou devenu le Marais poitevin, campagne qui domine un peu la mer basse, qui môme ne craint pas le flux; mais les hautes marées de syzygie la dépassent de près de 2 mètres : elles s’écrouleraient sur sa vase plate sans l’obstacle des digues et des sous-digues. L’hiver, d’ailleurs, couvre d’eau cette plaine amphibie, à l’exception des îlots, des levées, des terrées et des mottes. Les îlots autour desquels s’est, cristallisé le Marais portent des villages, des bourgs, des villes qui brandissent des ailes de moulins à vent : Charron, Marans, l’île d’Elle, Maillé, Maillezais, le Gué de Velluire (36 mètres), Vouillé, Chaillé, les trois villages de Sainte-Radegonde, Puyravault et Champagne, établis sur la même ligne de dunes, Triaize, Saint-Michel-en-l’Herm, Grües, etc. Les levées sont plantées de saules et de frênes ; les terrées, buttes artificielles, portent également des frênes et des saules auxquels se mêlent des trembles, des peupliers, des aunes ; les mottes, exhaussements faits des boues fournies par le curage des fossés d’enceinte, servent de jardins aux cabaniers ou aux huttiers. — Ainsi se nomment les Maraîchins du palus de Poitou. Quand les premiers beaux jours sont venus, que le soleil dessèche le mol humus des vases
trempées, tout pousse avec élan dans la terre féconde : ce que l’homme sème ou plante, ce que la nature enfante sans l’homme ou malgré l’homme, blé, chanvre, légumes, les arbres, les herbes des étangs, les joncs du marécage, les nénufars des rivières, les carex, les rouches, les roseaux où le vent siffle, où niche le goéland. Alors le marais du Poitou, si morne l’hiver, n’est pas sans gaieté. Ses fils, les huttiers, l’aiment; ils le parcourent dans les barques qui sont leurs gondoles, sur les canaux ombragés et les rivières profondes, immobiles, qui sont leurs chemins. Telle est cette Venise sur vase et non sur sable, qui n’a ni souvenirs, ni marbres, ni monuments, cette Hollande sans grandes villes et sans navires. Hollande que des Néderlandais contribuèrent probablement à tirer du flot : le grand fossé qui arrête au nord les eaux du haut pays (haut par comparaison) en même temps qu’il amène en hiver au canal de Luçon l’excès des crues de la rivière de Vendée, se nomme la Ceinture des Hollandais. L’anse de l’Aiguillon, où l’on fait du sel, où l’on cultive les moules, se remblaye de plus en plus : elle perd en moyenne 30 hectares par an. D’ores et déjà l’on pourrait prendre par des levées 2000 hectares à ce golfe qui eut 30 kilomètres au moins d’ouverture et n’en a plus que 9, et dont l’empiétement dans les terres s’est réduit de 60 kilomètres à 7 ou 8. Elle a pour tributaire la Sèvre Niortaise. VII. Sèvre Niortaise. — Quand la « baie du Poitou » montait jusqu’à Niort par l’un de ses golfes, la Sèvre n’était qu’un grand ruisseau de l’oolithe, augmenté de petits torrents du granit et du lias. L’atterrissement l’a doublée de longueur et lui a réuni trois autres petits fleuves côtiers, l’Autise, le Mignon, la Vendée. La Sèvre Niortaise1 a pour origine deux charmantes riviérettes bleues, toutes deux filles du calcaire, qui se réunissent dans la vaste prairie, au-dessous de la Mothe-Saint-Héraye : la Sèvre et le Pamproux. La Sèvre naît à Sepvret, sur le même plateau (170 mètres) que des ruisseaux tributaires de la Loire par le Clain et de la Charente par la Boutonne; elle s’engouffre à Brieuil, reparaît près de là à Bagnaux; des fontaines vives l’accroissent, dont une, qui est puissante, jaillit dans son lit 1. Cours, 150 kilomètres; bassin, 358 000 hectares ; eaux ordinaires, 12 mètres cubes (?); étiage, 3 (?) ; étiage extrême, 1200 litres (?); grandes crues, 300 mètres cubes (?).
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même, au bourg d’Exoudun. Elle baigne la MotheSaint-Héraye. Le Pamproux1 commence à Pamproux, par une grande source, dégorgement constant des eaux souterraines dont la caverne de la Roche-Rufin est l’impétueuse issue quand tombe longtemps et lourdement la pluie. Ses deux brandies réunies, la Sèvre baigne Saint-Maixent ; elle reçoit, et des sources de la roche oolitbique, et des ruisseaux tortueux de l’imperméable Gâtine ; elle frôle la colline de Niort, puis s’engage dans le Marais : la elle coule comme elle peut, sans pente, sinueusement, péniblement, sans paraître couler, par des lits étroits, vaseux, profonds, vers lesquels tend le réseau compliqué des canaux du palus. Elle entre dans l’anse de l’Aiguillon près du bourg de Charron, qui cultive les moules, à quelques kilomètres au-dessous de Marans, ville qui reçoit des navires de 250 tonnes. Son maître affluent, laVendée2,traverse les trois régions naturelles de cette partie du PoiJeune fille du Marais de Luçon. tou : elle naît dans le une photographie quitte la elle flocage, fraîcheur et le silence de la forêt de Vouvant pour les campagnes sans ombrage de la Plaine, et s’achève dans le Marais. Elle passe à Fontenay-le-Comte.
VIII. Ile de Ré. — L’ile qui garantit l’anse de l’Aiguillon des vents du sud-ouest, Ré, s’approche fort du continent par son extrémité sud-est : de sa 1. Cours, 11 536 mètres; débit variant d’ordinaire entre 820 et 5250 litres. 2. Cours, 66 kilomètres; bassin, 67 500hectares; eaux ordinaires, 2500 litres (? ; étiage, 500 litres(?); crues, 120 mètres cubes (?). O. RECUIS. —
EN
FRANCE.
pointe de Sablanceaux à la côte rochelaise il n’y a pas beaucoup plus de 2500 mètres. Au nord, le Pertuis Breton, large de 10 à 12 kilomètres, la sépare de la rive poitevine. Au sud, le Pertuis d’Antioche, également large d’une douzaine de mille mètres, gronde sourdement entre la côte méridionale de Ré et la pointe septentrionale de l’île d’Oléron : le nom de ce dernier passage de l’ Océan serait un héritage d’Antioche, ville problématique depuis longtemps disparue sous la mer inclémente. L’Atlantique désosse les calcaires de Ré : il a distrait cette île du continent, comme il l’a fait également d’Oléron, effaçant de la sorte un antique rivage, sinon deux ; car les écueils de Rochebonne, à douze ou quinze lieues à l’occident de Ré, sont peut-être, eux aussi, des témoins laissés par un littoral englouti. Elle s’allonge du nordouest au sud-est, sur 25 kilomètres, avec 75 à 80 de tour, petites anses comprises. Sa largeur varie singulièrement : ici 4500 mètres ou 5000, là 2000 ou 3000, et — Gravure de Thiriat, d’après en un point 70 seulede M. Robuchon. ment, — ce qui en fait une île à la taille de guêpe, composée de deux îlettes inégales : au nordouest l’îlette d’Ars, au sud-est l’îlette de Saint-Martin, séparées par le Fier d’Ars, unies par l’isthme aux 70 mètres qui s’appelle isthme du Martray. Cet. isthme, on ne le sauve pas sans peine, par des levées empêchant l’Atlantique de le rompre, puis de le distribuer ailleurs en limons et en sables. Il a devant lui, vers le sud, 4 kilomètres d’écueils, restes de ce qui fut (ou ne fut pas) le piédestal d’Antioche. Une de ses bourgades s’appelle encore le Bois : I — 32
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elle fut donc sylvestre, et ne l’est plus. Pas de forêt, pas un bosquet pour briser le vent de l’Atlantique, et « il y a cinq ans de fers pour le chien qui lève la patte contre un arbre ». Ainsi nue et basse, nul mamelon n’y dépassant 18 mètres, la mer, si belle, est sa seule beauté. La Côte Sauvage, en face du grand large, à l’ouverture du Pertuis d’Antioche, défie le flot tonnant et le repousse; mais, de victoire en victoire, elle est vaincue, trouée, déchirée.
De ce côté nulle anse, nulle crique pour abriter un navire; mais le littoral tourné vers le continent de France lutte contre une vague de plus de mansuétude, et ses ports sont pleins de caboteurs. Peuplée à l’égale de Ré, la France compterait 110 millions d’habitants au lieu de 38. Sur les 7389 hectares de l’île que la mer menace de couper en deux, il n’y a pas moins de 15 370 insulaires : ils vivent de la navigation, du cabotage, de la pêche; ils ont 3000 parcs à huîtres, de vastes
Falaises d’Esnandes : bouchots à marée basse (voy. p. 252). — Dessin de Lancelot, d’après nature.
salines, des champs engraissés d’herbes marines, des vignes dont le vin sent le goémon.
IX. Ile d’Oléron. — L’ile d’Oléron aide l’île de Ré à garder des vagues du large le littoral de la Rochelle ; surtout elle protège les embouchures de la Charente et de la Seudre. Elle ressemble fort à Noirmoutier en ce que, dirigée du nord-ouest au sud-est, elle s’avance en dunes jusque près d’un rivage de dunes : sa pointe du sud, le cap de Maumusson, n’est même pas à 2 kilomètres et demi de la côte d’Arvert, terre continentale, distance que la plus basse mer réduit
à moins de 500 mètres d’une eau point profonde, courant violent sur sable dangereux : c’est là le Pertuis de Maumusson, passage mauvais comme le dit la première syllabe de son nom. Tout navire, toute barque hasardée sur ce détroit doit s’attendre à périr si le vent favorable cesse d’enfler ses voiles. Bruyant quand l’Océan s’insurge au vent soufflant de la mer, on l’entend quelquefois de quinze lieues, en pleine Saintonge : « Maumusson grougne », dit alors le paysan. Là était autrefois l’attache de l’île à la terre ferme. 30 kilomètres de long, 3 à 10 de large, 72 à 75 d’enceinte, 15 326 hectares : telles sont les dimen-
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sions de cette petite île, qui serait notre plus grande si nous ne tenions pas la Corse. Sur ses 15 326 hectares, 18244 personnes habitent : soit 119 par kilomètre carré, densité bien inférieure à celle de Ré, qui porte plus de deux hommes par hectare, mais bien supérieure à celle de la France, qui n’en porte que 71. Pareillement à Ré, ses deux littoraux contrastent fort, celui de l’ouest étant « côte sauvage », celui de l’est « côte clémente » avec petits ports abordables. Pareillement aussi, elle a pêcheries, marais salants, champs nus quoique avec plus d’arbres que l’île sœur, vignobles dont le vin doit son méchant goût aux goémons de fumure. Elle est un peu plus élevée ou, pour mieux dire, un mamelon de sable atteint 32 mètres dans ses dunes du sud. Ces dunes furent jadis agressives : sous l’une d’elles, près de salines, est caché à jamais l’ancien bourg de Saint-Trojan : le nouveau bourg, nommé de même, ne craint plus les sables roulants et volants, qu’ont fixés les pins et les tamaris.
X. De l’Anse d’Aiguillon à la Charente. — Charron qui, de son humble colline (7 mètres), ancienne île de la mer, regarde l’embouchure boueuse de la Sèvre Niortaise; Esnandes, autre riveraine de la haie de l’Aiguillon; Villedoux, dont la butte basse domina la « baie de Poitou » et ne domine plus que les digues, les canaux du Marais; Marsilly, sur la côte du Pertuis Breton, ces villages de bouchoteurs parquent les moules dans deux mille bouchots qui font une ville de piquets et fascines, un dédale de claies envahi par la haute mer : bout à bout, ces palissades auraient 150 kilomètres, et leurs enclos triangulaires s’étendent sur 4000 hectares de vase. Le rapprochement de l’île de Ré, inclinée au sudest, et du littoral, dirigé au sud-ouest à partir de l’anse de l’Aiguillon, rétrécit le Pertuis Breton en un détroit nommé rade de la Pallice. La rade de la Pallice est peu remuée par la Grande Mer. N’a-t-elle pas au nord la côte vendéenne, au sud Oléron, à l’ouest Ré, à l’est le littoral rochelais? C’est pourquoi l’on y creuse le nouveau port de la Rochelle, où pourront entrer
les plus pesants navires. Le vieux port, à 5 kilomètres vers l’est, devant les quais de la « ville calviniste », admet les grands vaisseaux que le flux lui apporte, mais il se vide au reflux, et les bâtiments n’y pénètrent qu’après avoir enfilé le goulet, de 100 mètres de largeur seulement, qui coupe en son milieu la Grande Digue. La Grande Digue (1454 mètres) est une levée de pierres sèches engloutie sous la haute mer. Richelieu l’assit dans la vase en travers de la rade, lors du fameux siège de 1627-1628, pour barrer à la flotte anglaise l’entrée de la ville rebelle; or les Huguenots n’avaient d’espoir que dans leurs bons amis les Anglais : la digue finie, la Rochelle était prise. Quand elle se rendit, il ne lui restait que 136 combattants capables de résistance. Blessée, mais non morte, elle prospéra durant cent cinquante années encore, jusqu’à la perte de ce Canada, regrettable à jamais, où les gens d’Angoumois, d’Aunis et de Saintonge envoyèrent pendant le dernier demi-siècle de notre domination plus de familles de colons que la Normandie, le Poitou, l’Ilede-France, les trois provinces qui avaient fondé la « France-Nouvelle » chez le peuple des Algonquins. A 15 kilomètres au midi de la Rochelle, l’île d’Aix commande l’embouchure de la Charente, à 6 kilomètres du rivage d’Oléron comme du rivage de Châtel-Aillon. Il y a cinq siècles, au lieu d’île Aix était bout de presqu’île ; mais la mer a démoli des pointes de continent dans ce fond du Pertuis d’Antioche. Elle a pièce à pièce emporté, qui sait où? la roche qui portait les deux villes de Montmeillan et de Châtel-Aillon. Celle-ci, première des quatre grandes baronnies d’Aunis, fut mise à néant plus tard que celle-là; mur à mur elle croula, par le croulement de sa falaise, et 1709 culbuta les restes de son donjon. Un fort, une plage de bains, une pointe d’écueil à plus de 3 kilomètres en mer, portent le nom de la ville sapée, puis dispersée par le flot. Aix est un croissant de 3000 mètres de long, de 300 à 600 de large, de 129 hectares de surface;un rocher fortifié, en même temps qu’un sable d’où l’on tire du vin et du froment. 280 personnes y résident.
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Château de la Rochefoucauld (voy. p. 254). — Dessin de Barclay, d’après une photographie.
LA CHARENTE I. Haute Charente. — La Charente1 se nomme Chérente parmi les paysans de l’Angoumois, de l’ Aunis et de la Saintonge. Elle ne draine qu’un million d’hectares, mais son bassin, presque entièrement calcaire ou crayeux, a des fontaines superbes, et le fleuve étroit s’y tourne et s’y détourne tant, qu’il finit par y faire 371 kilomètres; or il n’y a pas 150 kilomètres à vol d’oiseau entre sa source et la mer Atlantique. Cette rivière pure vient au jour en Limousin, à 9 kilomètres au sud-ouest de la ville de Rochechouart, entre des collines dont la plus haute n’a que 323 mètres. Dans un humble vallon elle sort d’une humble 1. Cours, 371 kilomètres; bassin, 1 000 160 hectares; étiage absolu, 18 700 litres; eaux ordinaires, peu différentes de l’étiage habituel, 35 000; module, 95 000 (?) ; crues, 150 000; crues extrêmes, 300 000 (?).
source, à Chéronnac, au milieu d’un pré qui remonte vers des châtaigniers. Ce pays est granit et gneiss. Il semble d’abord quelle ira s’engloutir dans la Vienne, en amont de Confolens : le petit ruisseau de vallon se rapproche jusqu’à moins de 3000 mètres de la rive gauche de la grande et belle rivière de Limoges; mais bientôt il s’en éloigne, en même temps qu’il passe de la roche dure à l’oolithe, de la nature limousine à la nature poitevine. Devenue rivière, la Charente coule paisiblement devant Civrai. De Chéronnac à Civrai, sa route, peu tortueuse, est vers le nord-ouest, en un val étroit; de Civrai à Angoulême elle est infiniment sinueuse, vers le sud-sud-ouest, dans les prairies d’une très large vallée. Elle laisse Ruffec à 1800 mètres, sur un coteau
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de la rive droite; elle boit, à Condat, le Lien, dont la source, au pied même de Ruffec, est la réapparition de la Péruse, ruisseau qui filtre dans le calcaire; elle passe à Mansle, ville près de laquelle lui arrive la Bonnieure, parfois grossie de la Tardoire : mais la Tardoire, soutirée en chemin, dépasse rarement les gouffres d’Agris; sa vraie fin est ailleurs, dans les cavernes. Au moment de toucher à la fière colline d’Angoulême, dont le plateau la domine de 72 mètres, la Charente se double ou se triple, suivant la saison, par la rencontre de la Touvre magnifique. La Touvre1 tient son origine des pertes de la Tardoire, de celles du Bandiat et de l’enfouissement de quelques ruisseaux et ruisselets. II. Tardoire. — La Tardoire2, issue des granits, des gneiss, des micaschistes du Limousin, naît des mêmes collines que le Bandiat, l’Isle et la Dronne, dans un massif de 500 mètres, au sudouest de Limoges. Elle passe près de la tour de Chalus, d’où siffla la flèche qui tua Richard Cœur de Lion. Ses eaux rouges courent allègrement au fond des gorges, entre des prairies qui se relèvent dès la rive pour monter vers la lisière des châtaigniers et des chênes. Tant qu’elle reste sur le lit dur que lui font les roches du pays natal, elle augmente, surtout par le Trieux, petite rivière du Nontronnais. Mais dès qu’elle arrive sur les calcaires lâches de l’Angoumois, elle filtre sous le sol, petit à petit, sans bruit, sans qu’on voie l’eau s’agiter. Les pertes commencent au-dessous de Montbron, et dans les étés fort secs la Tardoire peut finir à Rancogne,ou même au château de la Roche-Berthier. En aval de Rancogne, des fissures ébrèchent en cent lieux le lit que cachent des eaux noires. Celles qui boivent le plus la rivière s’ouvrent au pied de la colline de l’Age-Bâton et à la Grange, en amont et tout près de la Rochefoucauld : si bien qu’aucune année, si pluvieuse soit-elle, ne voit la Tardoire couler pendant les 365 jours sous le pont que regarde le château de la Rochefoucauld, splendide manoir; il y a toujours des mois, ou tout au moins des semaines où la rivière ne rampe pas jusque-là. Et quand elle arrive à ce pont, c’est pour aller se perdre dans les failles de Rivières et d’Agris. Dans 1. Cours, 10 kilomètres; bassin, 114 000 hectares; eaux ordinaires, 20 mètres cubes (?). 2. Cours, 92 kilomètres ; bassin, 51 500 hectares; module, 12 mètres cubes (?).
les saisons très pluvieuses elle se traîne jusqu’au bout de sa vallée, près de Mansle ; c’est alors un affluent visible de la Charente. III. Bandiat. — Moins fort que la Tardoire, le Bandiat1 puise ainsi qu’elle des eaux obscures aux ruisseaux limousins; grossi comme elle par des émissaires d’étangs, il tombe d’une douzaine de mètres entre les rochers, au Gour de Masfraulé. voisin d’Abjat, puis il passe au bas de la colline de Nontron ; après quoi il abandonne la roche « primitive » pour l’oolithe fendillé. Ses gouffres, ses suçoirs, tous sur la rive gauche, ont plus de grandeur que les fissures de la Tardoire. Le gouffre du Gros-Terme, sous les peupliers, les noyers et les frênes, est un cirque plein d’herbes : sans une levée qui en écarte la rivière, le Bandiat ne dépasserait ce coude que dans la saison des longues pluies ou par le hasard d’un très grand orage. C’est une digue aussi qui sauve la rivière en amont du pont de Pranzac, à un autre coude où l’ortie touffue cache les trous du sol. Plus loin, le Gouffre de Chez-Roby est le plus beau de tous : un mur y retient le Bandiat dans son lit, quand le Bandiat coule jusque-là, devenu grand parce que la neige limousine fond, ou que l’hiver, le printemps versent à flots la pluie, ou que l’été débonde les cataractes du ciel, au soir d’un jour électrique, parmi les éclairs et les tonnerres. Alors la rivière de Nontron coule à pleins bords devant Chez-Roby malgré les pertes d’amont : le Bandiat dépasse le mur et tombe en cascade dans un ravin plein de blocs et de cailloux; puis,buttant contre la roche, il fuit sous terre dans les collines qu’habille la forêt de la Braconne. Il faut de fortes crues pour le mener jusqu’à l’effondrement en terre rouge qu’on nomme le Trou de Gouffry; des crues plus fortes encore pour qu’il atteigne les cinq gouffres de la Caillère. De ces cinq gouffres, les deux premiers sont dos affaissements d’un sol caillouteux, le troisième et le quatrième des trous béants; le dernier, un crible de roches où les eaux entraînent des herbes, des rameaux, des débris, des pierres : il engloutit dans une sourde cascade les flots troubles amenés à l’improviste par l’un des deux torrents que la terre d’Angoumois aspire et soutire. Quelquefois le Bandiat, grâce à la pluie ou grâce à l’averse, va rejoindre la Tardoire à Agris. 1. Cours, environ 80 kilomètres ; bassin, 48 500 hectares; module, 8 mètres cubes (?).
LA CHARENTE
Les eaux des deux rivières descendent ainsi dans l’ abîme et vont courir en torrents ou s’épandre en lacs ténébreux sous les terres sèches, cassées, arides, que parent la forêt de la Braconne et la forêt du Bois-Blanc. La France doit avoir ici sa grotte de Han, sa caverne d’Adelsberg, sa Mammouth-Cave, des voûtes immenses, des couloirs dont on touche de la main les deux parois, des précipices, des cascades, des eaux luisant obscurément sous quelques rayons égarés. Des animaux inconnus, des batraciens, des poissons aveugles y vivent sans doute dans les eaux de ce Styx que n’a pas encore éclairé la lueur des flambeaux humains. On trouvera bien une entrée de gouffre, un corridor, une fissure, une avenue dans la roche pour conduire à ces noires merveilles. Il y a dans la forêt de la Braconne des « fosses » qu’on dit descendre sur l’eau souterraine : telles la Fosse Limousine, pleine de grands arbres; la Grande Fosse, qui a 50 mètres de profondeur; la Fosse Mobile, qui s’ouvre par un portail dans le roc, puis descend presque à pic dans des obscurités inconnues : la pierre qu’on y lance y réveille des échos étouffés, puis il semble qu’elle plonge dans un puits d’eau.
IV. Dormant et Bouillant : Touvre. — T’ouvre, à 7 ou 8 kilomètres à l’orient d’Angoulême, est un village de fort peu de maisons, avec une église humble et vieille à la cime du coteau. A quelques pas de l’église, dans une vigne, des lambeaux de murs et des pierres dispersées rappellent encore un manoir du seizième siècle : on le nomme château de Ravaillac, mais l’assassin de Henri IV n’y a point vécu et ne l’a point possédé. Au pied même de ces ruines informes, dans un pli du coteau, ravine étroite entre des flancs caillouteux, un gouffre, le Dormant, sommeille. Son onde pure, profonde de 24 mètres, est sombre par cette profondeur même et parce que sa colline lui cache une partie de la lumière du jour : quand le soleil y luit, ses rayons n’éclairent pas jusqu’au fond le froid palais des nymphes de la Touvre, et l’on ne voit point comment les entrailles de la roche mènent l’eau des lacs obscurs à la vague lueur du puits du Dormant. Mais, à l’endroit où les talus s’écartent, de grands bouillons s’élèvent au-dessus de la nappe indolente et versent sur elle toute une rivière. Près du Dormant, et moins puissant que lui, s’agite le Bouillant, profond de 12 mètres. A sa naissance même, un moulin lui verse le cristal de
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la Lèche, troisième et plus petite fontaine de la Touvre, née à quelques cents mètres de là, non comme un Dormant, mais comme un Bouillidour. Très courte est la rivière issue du Bouillant et grossie de la Lèche; elle coule pendant une centaine de mètres, dans les joncs, dans les herbes, puis s’unit au Dormant, qui est le vrai « père » de la Touvre. Les trois sources donnent en moyenne 20 mètres cubes par seconde (?), magnifique tribut d’un peu plus de 100 000 hectares. La Touvre n’a que 10 kilomètres. Large de 80 mètres à l’aval de la rencontre du Bouillant et du Dormant, elle se rétrécit bientôt à 50 ou 40. Ce fleuve à l’urne intarissable, cette onde fraîche et gaie court d’usine en usine; elle donne l’âme à de grandes papeteries, à la fonderie de canons de Ruelle, et s’unit à la Charente, plus faible en été, mais plus pure, par 30 mètres environ d’altitude. V. Basse Charente. — La Charente a dès lors toute sa grandeur. Profonde et tranquille, elle coule devant Jarnac, puis devant Cognac, petite cité, mais les eaux-de-vie de sa Champagne lui ont valu un renom fameux du Pôle à l’Équateur, et une fortune inouïe, dont le phylloxera vient de tarir la source. Elle traverse ensuite, au-dessous du confluent de la Seugne, la ville qui a donné son nom au pays de Saintonge, Saintes, où Rome a laissé des débris. Le moyen âge les avait mieux respectés que le temps moderne; il n’avait fait qu’ébrécher l’Amphithéâtre, ellipse de 133 mètres sur 108, capable de 20 000 à 22 000 spectateurs : ce colisée digne de Rome n’est plus qu’une ruine en tronçons. La Charente heurtait ici les piles d’un pont romain, précédé d’un arc de triomphe consacré à Tibère. L’arc de triomphe, transporté pierre à pierre et remaçonné près de là, n’a pas disparu, mais le pont à piles n’existe plus, et c’est sous un pont suspendu que passe le fleuve, déjà moins limpide. N’étant même plus à 3 mètres d’altitude devant Mediolanum Santonum, il obéit aux poussements alternatifs de la marée, qui soulève les vases du fond : le flux relève ici quelquefois les eaux à 3 mètres, et par les plus hautes mers il peut remonter jusqu’à 7 kilomètres à peine de Cognac, jusqu’au port du Lis, lieu d’embouchure du Né1. A Taillebourg l’onde où se reconnaît de moins en moins le jet pur de la Touvre coule entre un escarpement qui portait de fières tours féodales, et 1. Cours, 60 kilomètres; bassin, 64 000 hectares; eaux ordinaires, 1200 litres.
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do. larges prairies où saint Louis battit les Anglais ; elle baigne Saint-Savinien, où remontent les bâtiments de 200 tonnes; elle rencontre à Carillon une rivière louche comme elle après être née claire, la Boutonne; elle passe, à Tonnay-Charente, sous un pont suspendu de 18 mètres de hauteur, calculé pour que les petits navires marchands n’aient pas besoin de renverser leurs mâts. Devant Tonnay-Charente, la marée monte de 5 mètres 1/2 en vives eaux. Le fleuve n’est plus un sillon limpide, un ruban d’azur. Ce fils des plus claires fontaines devient une fange qui marche tantôt vers l’aval, tantôt vers l’amont, suivant les heures du jour; et sur cette boue profonde flottent des vaisseaux de guerre et de commerce. A 15 kilomètres au-dessus de l’embouchure, au milieu de marais encore malsains, Rochefort, l’un de nos cinq ports militaires, peut construire à la fois dix-huit grands navires. Ces vaisseaux, lourds comme tous les engins de guerre, Rochefort ne saurait comment les envoyer à l’Atlantique si les marées de cet océan n’étaient pas si puissantes— car on voit des jours où la barre du fleuve n’est cachée que par 60 centimètres d’eau. D’ailleurs, lancés dans le port, ils ne sont armés qu’en rade de l’île d’Aix. La largeur à Rochefort n’est que de 150 à 200 mètres; la Charente ne prend quelque ampleur qu’au delà de Soubise, et surtout après le coude du Vergeroux : elle a dès lors 500 mètres de rive à rive, à mer haute, quand ses vases d’estran sont recouvertes. Puis elle devient golfe de la mer, et il y a bien 2500 mètres à son embouchure, entre le fort de l’Ile Madame (au sud) et le bourg de Fouras (au nord). Tout le bas de son cours, depuis Taillebourg à peu près, est un ancien golfe remblayé d’alluvions, une terre très basse, très palustre, qui serait mortellement fiévreuse sans d’immenses travaux de dessèchement, qu’on se propose de compléter. D’Angoulême à la mer, la Charente boit quelques sources magnifiques, telle la très abondante fontaine de Veillards, qui se nomme Lèche, ainsi que le moindre des trois jets de la Touvre ; telle encore la font de Gensac; il lui arrive de charmants ruisseaux à papeteries et deux rivières, la Seugne et la Boutonne. VI. Seugne1. — Sévigne, nom littéraire, ou Seu1. Cours, 75 kilomètres; bassin. 125 000 hectares; eaux ordinaires, 3750 litres; étiage, 1850; crues, 35 000.
gne, nom courant, cette rivière descend des collines de Montlieu, faite entre Charente et Dronne. Ce n’est longtemps qu’un pauvre ruisseau marécageux, qui passe à Jonzac; puis de belles eaux l’accroissent, sources visibles ou sources de fond issues de la craie, et c’est comme rivière qu’elle coule devant la gracieuse ville de Pons. Rarement un seul lit la contient, et constamment elle s’anastomose, ici en deux bras, là en trois, ailleurs en quatre ou cinq. Onde éparpillée en riviérettes limpides malgré joncs et roseaux, dans des prairies à saules et à peupliers, elle s’épanche à la moindre pluie, car elle coule à pleins bords ; aussi ses prées sont-elles une herbe souvent mouillée, parfois tellement «jonchée », tellement mêlée de rouches, qu’elle est demi-marais ou palus véritable. La Seugne se perd dans la Charente par trois bras, en amont et près de Saintes, aux Gonds, jadis « Condate », confluent. VII. Boutonne. —La Boutonne1 est une rivière régulière, grâce à l’oolithicité de presque tout son bassin. Elle naît à Chef-Boutonne, la bien nommée, d’une grande fontaine qui doit son existence aux eaux absorbées par les plateaux et coteaux filtrants des environs, hauts de 120 à 170 mètres. On a « embelli », c’est-à-dire enlaidi cette source qui, jaillissant à 85 mètres environ, donne aussitôt l’être à diverses usines. Riviérette dès son origine, et bientôt rivière par les belles fonts de son vallon et des vallons latéraux, elle a tendance à se diviser et subdiviser comme la Seugne, puis à se concentrer pour se disperser encore à travers une fraîche prairie où les villages se suivent en se touchant presque. C’est même longtemps, en amont de Saint-Jeand’Angély, une rivière triple : à droite un courant longe la colline de droite, à gauche un courant accompagne la colline de gauche : ralentis tous deux par les moulins, les engins, les usines, ils envoient à chaque instant des branches à la « Rivière du Milieu », lente également par son éternel détour dans la prairie ; ou ils reçoivent d’elle des ruisseaux, des canaux, des fossés. De Saint-Jean-d’Angély à la Charente, la Boutonne est plus compacte. Censée navigable, et très peu naviguée, elle serpente en un val humide qui, de plus en plus aquatique, devient vers TonnayBoutonne un marais sans maisons, officine des 1. Cours, 92 kilomètres; bassin, 125 000 hectares; eaux ordinaires, 6000 litres; étiage, 3500; maigre absolu, 1000; crues, 55 000.
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fièvres intermittentes : les villages sont sur les coteaux (d’ailleurs fort bas), sauf Champdolent dont le nom semble indiquer la « douloureuse » insalubrité du pays. L’embouchure est à Carillon, à 7 kilomètres en amont de Tonnay-Charente. La Charente, cette eau si claire en une vallée
si gracieuse, jusqu’aux lieux où la marée la bouleverse entre deux rives palustres, est presque l’idéal d’un fleuve bien réglé, pour deux raisons : Presque toute son onde lui vient des sols perméables ; Les eaux d’allure irrégulière que lui envoient les roches compactes du Nontronnais et du Li-
Ruines du château de Taillebourg (voy. p. 255). — Dessin de Richner, d’après une photographie.
mousin l’atteignent rarement à ciel ouvert, et même alors ne lui arrivent que très diminuées par les gouffres du Bandiat et de la Tardoire. Entre ces pertes et les fontaines de la Touvre, un léman noir, un lac inconnu sert de régulateur à l’heureuse Charente.
VIII. De la Charente à la Gironde : la Seudre, Arvert. — Des marais salants inoffensifs, des marais gâts funestes pour peu qu’on ne les O. RECLUS.
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ait point parfaitement desséchés, des marais d’eau douce qui sont des « Champdolents » comme celui de la Boutonne, des laisses de mer non conquises encore par des digues : tel est le rivage insalubre qui va de la Charente à la Seudre. Là fut Brouage, peut-on dire, quoique Brouage existe encore : par les atterrissements et par la surrection du sol, cette patrie de Champlain, le fondateur de Québec, a tout perdu en perdant son port, lequel passait pour un des meilleurs de la Saintonge. I — 33
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Elle a gardé ses remparts, mais il n’y a pour animer ses rues que de rares habitants, le peu de matelots naviguant sur le canal de 2 ,60 de profondeur qui relie le bourg, d’une part à la mer, d’autre part à la Charente, et les soldats d’une petite garnison qu’on changeait naguère tous les cinq jours, tant ces lieux étaient miasmatiques : et ils n’ont pas cessé de l’être. m
La Seudre1 n’est qu’un long ruisseau terminé par un très vaste estuaire, par un faux fleuve, dans un pays de craie, puis d’alluvions. Quand elle arrive au bourg de Saujon, c’est un ruisseau de 6 mètres et demi de largeur qui varie entre 75 et 4800 litres par seconde, le volume ordinaire étant de 740. À partir du Breuil, elle s’écarte en estuaire, avec 500 mètres entre rives, et profondeurs de 4 à 10 mètres en marée haute. Sans les bancs de sable, sans la redoutable mer de son embouchure où « Maumusson grogne », on aurait voué cet estuaire aux établissements maritimes projetés par Colbert en Saintonge : on pensa d’abord à la Seudre, puis on choisit la Charente, et Rochefort devint arsenal et port de guerre. Des salines, des parcs où vivent (si c’est vivre) les huîtres vertes de Marennes, le cabotage d’une dizaine de ports vaseux situés sur la Seudre môme et sur quelques chenaux navigables, donnent un peu de mouvement aux rives plates et singulièrement monotones de la Seudre. On engraisse là chaque année 30 millions d’huîtres amenées du Poitou, d’Arcachon, de l’Armorique, et parquées dans cinq mille « claires » ; mais, si l’ « huîtrerie » prospère, les salins, qui furent les premiers de France, font de moins en moins du sel, parce que le Midi et l’Est en font de plus en plus et à meilleur marché. Les marais salants, abandonnés à eux-mêmes, deviennent des marais gâts qui se feront ensuite prairie : mais, en attendant que l’herbe les couvre, leurs exhalaisons empestent 1. Cours, 69 kilomètres; bassin, 85 497 hectares.
l’air du « colloques des Iles ». — Ainsi nommait-on la contrée de Marennes, aquatique presque autant que terrestre lorsque la haute mer enfle ses chenaux et canaux. La Seudre laisse la Tremblade à 1500 mètres à gauche, sur son chenal de l’Atelier, que pratiquent les embarcations de 60 tonnes; et à 3000 mètres à droite Marennes, dont le chenal porte des bâtiments de 80 tonneaux. La presqu’île d’Arvert, entre la Seudre et l’Océan, fait front sur la mer par un sable qu’ont cloué des forêts de pins. Il y a là 9000 hectares de dunes, prolongement de celles des Landes par delà l’estuaire de la Gironde, comme les dunes d’Oléron continuent les sables d’Arvert au delà du pertuis de Maumusson. Hautes sont ces dunes d’Arvert : l’une d’elles, à l’ouest de la Tremblade et non loin de la mer, a 62 mètres: soit 27 de moins que celle de Lescours, la première en France, entre l’étang de Cazau et l’Océan. Avant qu’on les arrêtât, elles marchaient vite. D’éparpillement en éparpillement, sous l’aile des vents marins, elles avaient enseveli Buze, village qui serait la Pompéi d’Arvert si l’on démolissait le puech1 de la Briguette; et, sous le nom d’Anchoisne, la ville de la Tremblade avait longtemps fui devant elles. C’était un dicton de la Saintonge que « les monts marchent en Arvert ». Tandis quelles se déroulaient inexorablement sur ce coin de la terre de France, celle-ci continuait à s’accroître aux dépens de l’Atlantique, et de plus en plus s’agrandissaient et se tassaient les plaines marécageuses que les alluvions marines, et un pou les fluviales, ont déposées dans l’antique estuaire de la Seudre en aval de Saujon, et dans les bas pays de Brouage et de Rochefort. Jadis il y avait là des flots océaniens battant deux presqu’îles : celle d’Arvert et de la Tremblade au sud, celle de Marennes au nord. 1. Le mot puech, colline — c’est le puy des dialectes méridionaux — désigne ici les dunes.
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Carte du bassin de la Gironde.
LA GIRONDE I. Estuaire de la Gironde. — Quand on tirait Loire de Lignum gerens, on faisait venir Gironde de Girus undæ, tournoiement d’onde. En réalité, Gironde est une forme de Garonne. Au moyen âge ce nom ne s’arrêtait pas, comme de nos jours, au Bec d’Ambès : il remontait la rivière bordelaise jusqu’à la Réole, et c’est seulement en amont de cette ville qu’on l’appelait Garonne et non plus Gironde. À 4 kilomètres en aval de ladite la Réole, là où le profond Drot sort de son gracieux vallon pour se faire aussitôt dévorer par le fleuve, Gironde est le nom d’un village de la riche et soleilleuse vallée. La parenté des deux noms est flagrante. La Gironde, large estuaire, transmet à l’Atlan-
tique les rivières d’un bassin de 8 481 110 hectares, peuplé de cinq millions d’hommes. Sauf au bord de la mer, nulle part en France l’astre du Sud-Ouest ne luit sur d’aussi vastes eaux ; mais, tandis qu’il émeut jusqu’au fond le cristal des ruisseaux clairs, il n’éclaire ici que la face des eaux. Car la Gironde est impure. Elle n’a ni la beauté verte, ni la beauté bleue. Le vent de mer, le vent de terre, le vent du Médoc et des Landes ou celui de Saintonge n’y impatientent que des vagues boueuses, et ces vagues ne frappent ni monts, ni caps vêtus de forêts. Elles meurent sur la vase, contre des bords plats, des polders, des falaises basses, des collines sans noblesse, sauf pourtant chez les Saintongeais, en
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approchant de l’Océan, à Talmont, à Meschers, à la pointe de Suzac. Là les roches sont droites, hautes, régulières, blanchâtres, comme il convient à des parois de craie. Le flot les ébranle, et celles qu’on ne protège pas tomberont, comme tant d’autres se sont écroulées déjà sur cette rive qu’ici la mer diminue, tandis que s’accroît la rive opposée. Sur la côte médocaine, des alluvions se déposent, des marécages se forment dont on tire des polders dominés par le bas mamelon de Jau, lequel, en pleine terre aujourd’hui, baignait il y a deux siècles dans l’estuaire. D’ailleurs toute la muraille crayeuse de la Gironde saintongeaise n’est pas minée par la vague : de Blaye à Port-Maubert l’antique falaise est maintenant dans les terres, au-dessus de marais modernes, qu’on traite à la hollandaise, par digues et canaux; mais ils ne sont pas encore bien secs, bien fermes, et la fièvre du miasme y rôde — aussi n’a-t-on pas bâti les bourgs dans la maremme, mais sur la cime du talus, devant un immense horizon : le Palus, la Gironde jaune, le Médoc, la Lande, la Dune ; derrière la dune est la Mer. La Gironde amène en moyenne à l’Océan 1100 (?) mètres cubes par seconde, tribut d’une contrée où la chute annuelle des pluies est de 823 millimètres. C’est 33 fois l’étiage de la Seine à Paris et les deux tiers de ses crues extrêmes ; et cependant tout ce grand flot d’eau douce est absolument perdu dans le flot de marée qui, deux fois par jour, monte et descend l’estuaire. La Gironde engorge à chaque flux et dégorge à chaque jusant au moins 300 000 mètres cubes par seconde. Son embouchure a varié dans la suite des siècles. Entre autres lits, elle passa manifestement dans celui que signalent, entre la rive gauche du fleuve et le littoral de l’Atlantique, les terres basses au sud de Saint-Vivien et une coupure dans la dune près de la plage de Montalivet. Maintenant elle s’ouvre entre Royan, qui est une ville de bains de mer attachée à la Saintonge, et, la pointe de Grave, qui est le terme septentrional des dunes landaises. De Royan à la pointe de Grave il y a 5 kilomètres, avec passe de 32 mètres de profondeur; en amont, on compte jusqu’à 10 ou 12 kilomètres entre la rive saintongeaise et le pied des collines du Médoc. La Gironde a pour affluents : à gauche, des Jalles, ruisseaux d’eau brune venus du sable des Landes; à droite, des fontaines très belles, filtrées par la craie de Saintonge : entre autres les Fonts
Bleues, près de Saint-Dizant-du-Guâ; la Font Devine1, à 1500 ou 1800 mètres à l’est de Mortagne; la source de Juliat ou d’Uzet2, voisine de SaintSeurin-d’Uzet.
II. La Garonne est la vraie mère de la Gironde. — Vers Mortagne est la plus grande largeur de l’estuaire, navigable aux plus lourds vaisseaux. Devant Pauillac, ville où les eaux ont encore de la salure, il n’y a même plus 5000 mètres entre rives; devant Blaye l’écartement dépasse peu3000. A 10 ou 12 kilomètres en amont de Blaye, on se trouve en face de deux fangeuses rivières égales en apparence, chacune ayant 1000 à 1200 mètres d’ampleur. Le lieu se nomme le Bec d’Ambès, c’est-à-dire le Bec, la pointe des deux. Des deux rivières, s’entend; ou, comme on dit dans le pays, des deux mers : on appelle ici mers les deux vastes fleuves, et la contrée si riante, si gaie, qui les sépare, merveilleusement riche avant le phylloxera, s’appelle Entre-deux-Mers. A ce confluent, la Dordogne arrive après un cours de 472 kilomètres en un bassin de 2 387 020 hectares; son étiage est de 50 mètres cubes; son module ne dépasse guère 300 mètres cubes, ses crues extrêmes 7200. Tandis que la Garonne parcourt 575 kilomètres en un bassin de 5 718 520 hectares; et, si son étiage descend à 40 mètres cubes, son module dépasse 700, ses crues 12 000. Ainsi, malgré leur égal déploiement de majesté, quand les deux fleuves, s’embrassant au terme de l’Entre-deux-Mers, mêlent leurs flots salis par les vases que remue la marée, la Dordogne est la plus courte, la plus faible.
III. Garonne3. — Contre toutes les lois du bon sens, la source de la Garonne n’est pas en territoire de France. Ce fleuve si français naît en territoire d’Espagne, dans le val d’Aran, en la province de Lérida (Catalogne). Les Aranais la font commencer par deux petites fontaines dites les Yeux de la Garonne, à 1872 mètres d’altitude, au pied du col de Beret, lequel, à 1889 mètres, mène dans le val de la Noguera Pallaresa, qui est un grand sous-affluent de l’Èbre, fleuve espagnol. Garonne et Noguera, il semble 1. Eaux ordinaires, 780 litres; crues, 2000. 2. Eaux ordinaires, 640 litres; crues, 4600. 3. Cours, 575 kilomètres; bassin, 5 718 520 hectares; étiage, 40 mètres cubes; crues, 12 000; module, 700 à 750.
LA GIRONDE que ce soit le même nom, sous deux formes. Le col de Beret s’ouvre dans des Pyrénées de 2000 à 3000 mètres, au sud-ouest du Mont Vallier. Mais le faible ruisseau du col de Béret est singulièrement inférieur au premier affluent de gauche de cette Garonne officielle, au Rio Ruda, venu des lacs du cirque de Sabourède et grossi du Rio Malo, torrent lacustre aussi. Encore plus le cède-t-il à l’Aiguamoch, qu’accroissent une infinité de petits lacs du cirque de Colomès et qui a son confluent par 1320 mètres, en amont de Tredos, premier village de la vallée.
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Aiguamoch, dans le patois du val d’Aran, cela veut dire « Beaucoup d’eau » : en effet, ce torrent est bien le courant majeur. En donnant aux deux fontanelles du col de Beret et au ruisseau qui les épanche le rang de tètes de la Garonne, en préférant cette petite onde au Ruda, à l’Aiguamoch, les pasteurs aranais ont fait comme les Valaisans pour le Rhône, comme les Savoisiens pour l’Arve. Seulement le torrent du glacier du Rhône, qui boit d’un trait le ruisseau fait des trois humbles sources que l’homme du Haut-Valais vénère comme l’origine
Royan : vue générale. — Dessin de Weber, d’après une photographie.
du grand fleuve, est une onde trouble, comme celles des autres mers de glace ; trouble également est l’eau du glacier du Tour qui hume en passant le ruisseau du col de la Balme élevé à la dignité de source de l’Arve; tandis que la Ruda et l’Aiguamoch, épurés par dix, par cent lacs de haute montagne, sont des eaux chastement pures, folles et rapides pourtant. Devant les ruines de Castelléon, par environ 800 mètres au-dessus des mers, la Garonne rencontre une autre Garonne, plus courte de 25 kilomètres, mais à peine inférieure grâce aux flots abondants de sa magnifique naissance. Ce très bref et très beau torrent c’est le Jouéou ou Garonne de la Maladetta, ou Garonne Occidentale, par oppo-
sition à la Garonne Orientale, fille du Ruda et de l’Aiguamoch. Le Jouéou commence à 1350 mètres d’altitude, à 15 ou 18 kilomètres au sud-est de Bagnères-deLuchon. En été, dix fontaines, les unes dormantes, les autres pressées de monter au jour pour courir et bondir; au printemps, quand fond la neige, deux sources puissantes, origine digne d’un fleuve, forment un torrent qui s’abat aussitôt de 30 mètres en deux bras, par deux cascades. Ce grand paysage entre monts et forêts, dans la roche et les sapins, ces eaux calmes ou bouillonnantes, ces deux cascades hurlant dans le même gouffre, tout cela se nomme Goueil de Jouéou, c’est-à-dire Œil de Jupiter, ou encore Source divine.
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Il y a 4 kilomètres, une montagne massive1 et près de 600 mètres de différence de niveau entre le Goueil de Jouéou et le Trou du Taureau, abîme où tombent en cascade les eaux des plus vastes glaciers de la Maladetta : au contraire il n’y a que peu de relief et peu de distance entre le Trou du Taureau et le val de l’Esera, rivière espagnole du bassin de l’Èbre : tout montre pourtant que les sources du Goueil sont bien le torrent que cet abîme a dévoré. À 50 kilomètres du commencement de la Garonne Orientale, le fleuve entre en France par 590 mètres au-dessus des mers, à l’étroite déchirure du Pont du Roi. Les villages qu’il va frôler ressemblent en tout point à ceux qu’il vient de rencontrer depuis Tredos, car les Aranais ont mêmes coutumes, même figure, mêmes contenances, même idiome que les gens d’aval — même face et mêmes contenances, pas toujours : puisque le goitre est commun dans le pays d’Aran et ne Test pas sur notre Garonne supérieure. Passant bientôt des roches « primitives » de sa conque natale dans la région de l’oolithe (que suivra celle de la craie), le fleuve rencontre SaintBéat, puis s’accroît de la rivière de Bagnères-deLuchon, de la Pique2, laquelle réunit trois torrents, la Pique, le fameux Lis, l’Onne. De ce dernier nom quelques étymologistes ont tiré la conclusion suivante : la Garonne est formée de l’union de deux branches, le Gar (ou Garonne), branche orientale, et l’Onne (ou Pique), branche occidentale : c’est ce qu’il faudrait démontrer. La Garonne coule au pied du rocher qui porte la petite, la solitaire et triste bourgade de SaintBertrand de Comminges, l’antique Lugdunum Convenarum, jadis capitale de la vallée; puis, à l’issue du défilé de Jaunac, reste d’un seuil de rochers retenant l’un des vieux lacs comblés, séchés, qui suspendaient son cours, elle va s’unir par à peu près 400 mètres au-dessus des mers, au pied de la colline élevée de Montrejeau, à la Neste qu’on peut regarder comme une seconde branche mère : la Garonne est beaucoup plus longue (85 kilomètres contre 65), son bassin plus vaste (127 000 hectares, contre 87 500), mais la Neste apporte autant, ou presque autant d’eau. Ici la Garonne change de route. Sa direction première, vers le nord-ouest, l’amènerait à Bordeaux par l’Armagnac et les Landes, par Mirande, Eauze, Bazas et Langon, mais elle tourne à l’est, 1. Lu Tusse de Bargas (2582 mètres). 2. Cours, 30 kilomètres; bassin. 36 449 hectares.
pour revenir ensuite au nord-ouest par le nordest et par le nord, et arriver ainsi devant cette même ville de Langon après avoir tracé de Montrejeau à Port-Sainte-Marie un harmonieux demicercle allongeant son cours d’une centaine de kilomètres. C’est l’immense entassement de cailloux déposés par les anciens glaciers au pied des Pyrénées, c’est le haut plateau de Lannemezan qui oblige le fleuve à ce grand détour. Au-dessous de la Neste, la Garonne court dans une plaine où jadis elle dormit longtemps quand il y avait là l’un des lacs qui modéraient le fleuve et lui gardaient sa grandeur en été, sa transparence en tout temps. Elle passe en vue de Saint-Gaudens et remplit le grand canal d’irrigation de SaintMartory, puis conquiert en passant le turbulent Salat. Et bientôt elle quitte sa haute vallée, Éden de grâce et de fraîcheur, pour les immenses plaines du Toulousain. La plaine de Toulouse, qui s’étend sur la Garonne et sur la basse Ariège, se compose de profondes alluvions dont les 10 mètres cubes par seconde1 du canal de Saint-Martory, calculé pour abreuver 14000 hectares, feront un des territoires opulents de la France; mais grande est sa monotonie. Pour toute verdure estivale elle a ses vignes, les arbres fruitiers de ses jardins, et des peupliers le long de ruisseaux qui sont des fossés secs pendant huit mois de l’année et pendant quatre autres mois des passages d’eau jaune; ses maisons sont en cailloux de rivière ou en briques parfois plaquées d’une chaux menteuse qui s’écaille et tombe. Au lieu de haies vives, les champs ont pour bordure des talus, et souvent des murs de terre avec des chapiteaux de brande sans lesquels la pluie délayerait de haut en bas ces misérables remparts. Des nuages de poussière volent en été sur cette plate campagne où la chaleur du ciel est lourde, où le sol réverbère, sur ces longs chemins droits, ces bourgs, ces fermes, ces tuileries qui sont l’officine de la seule pierre à bâtir qu’on puisse extraire de l’alluvion toulousaine. Une rangée de coteaux serre la rive droite du fleuve, mais n’y mire point de rocs, point d’escarpements; elle est basse, écrasée, nue, jaunâtre. Éclatant contraste avec la banalité des champs poudreux, les pics des Pyrénées, que le Vallier commande, scient l’horizon d’entre Espagne et France. Dans les jours de grand soleil, qui ne sont point rares au pays de Toulouse, leurs neiges 1. On se propose de prendre 15 mètres par seconde au fleuve quand des retenues de lacs auront accru sa puissance estivale. En temps d’ étiage, l’emprunt n’est que de 5 mètres.
LA GIRONDE sublimes parlent de fraîcheur, d’air pur, d’eau ruisselante aux habitants de la plaine enflammée. La Garonne y touche Muret, elle y recueille l’Ariège, elle y traverse Toulouse, ville de briques. Toulouse est avec Bordeaux le lieu le plus important de son cours, et l’un des principaux « nœuds de vibration » de France, sur la meilleure route entre l’Océan et la Méditerranée, et jusqu’à un certain point au centre du Monde « latin » : la rivière y fait marcher le très grand moulin du Bazacle (34 paires de meules), une foule de minoteries, des industries diverses; elle y communique avec son Canal latéral et avec le Canal du Midi, qui relie l’Océan à la Méditerranée. Devant cette cité l’altitude est de 120 mètres, la portée moyenne de 240 mètres cubes, l’étiage ordinaire de 70.
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tire ses eaux des célèbres réservoirs de SaintFerréol et du Lampy, et de diverses rivières telles que le Sor, affluent de l’Agout, le Fresquel, l’Orbiel et la Cesse, tributaires de l’Aude. De Naurouze à la Méditerranée, les plaines qu’il traverse par de longs biefs droits sont une des provinces du mistral; le cyprès, qui a des branches presque dès le sol, brise à demi ce vent terrible : aussi le canal est-il bordé sur ce versant par d’épais rideaux de l’arbre funéraire.
Après Castelsarrasin, puis au-dessous de la rencontre du Tarn, la vallée, plus féconde encore, sépare de hauts coteaux, vignobles où fleurissent le prunier et le pêcher. Opulence du sol, beauté des collines, gaieté du ciel, c’est ici, pas ailleurs, le « Jardin de la France ». Devant Agen, le fleuve Le Canal du Midi, passe sous sept des qu’on appelle aussi Cavingt-trois arches du nal du Languedoc et superbe aqueduc qui Canal des Deux Mers, porte le Canal latéral remonte la vallée de de la rive droite à la l’Hers Mort, méchant rive gauche ; il reçoit ruisseau que les colliensuite le Lot près nes fangeuses du Laurad’Aiguillon, dans une guais emplissent d’eaux large plaine merveiljaunes quand il pleut, créatrice, leusement mais non d’eaux de l’une des plus exubésource lorsqu’il ne rantes qui se puissent pleut pas. Il passe deimaginer ; puis il coule vant Villefranche-deLauraguais, quitte le Paysanne du Bordelais. — Gravure de Thiriat, d’après une photographié. au pied de Tonneins, l’une des métropoles versant de la Garonne au col de Naurouze (189 mètres), puis suit le du tabac, puis devant Marmande et la pittoresque la Réole. Fresquel et l’Aude, par Castelnaudary et Carcassonne. Il descend sur l’Orb, devant Béziers, Vers Cadillac, les coteaux de la rive gauche s’efpar l’escalier d’écluses de Fonserannes, haut facent, ceux de la rive droite restant hauts, droits, de 25 mètres en huit sas ou biefs, franchit nobles, et les Landes pressent le val de la Garonne, Landes mêlées de « Graves » donnant le sauterne, l’Hérault devant Agde et s’achève dans l’étang de premier des vins blancs. Thau, lequel s’ouvre sur la Méditerranée à Cette. Sa longueur est de 242 kilomètres : 26 écluses Bordeaux la magnifique, capitale du Sud-Ouest, a des quartiers bâtis sur la Lande; les ruisseaux rachètent les 63 mètres de pente qu’il y a de vifs qui l’arrosaient jadis et qui sont devenus des Toulouse à Naurouze; 73 écluses, les 189 mètres fossés orduriers, égouts voûtés du sous-sol, ont de chute entre Naurouze et la Méditerranée. Il
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leurs sources dans des mamelons de sable, à l’ombre diffuse des pins maritimes. Ville splendide, elle arrondit pendant 7 kilomètres ses quais en croissant sur le fleuve, large de 500 à 700 mètres et coupé par deux ponts : le pont de pierre, long de 487 mètres, enjambe en 17 arches la vase diluée, profonde, animée, rapide; le pont de la ligne de Paris, fer et fonte, la franchit par sept travées. Ce « port de la Lune », cette « cité du Croissant », trafique avec tout l’univers, surtout avec l’Angleterre, l’Europe du Nord, le Sénégal, les États-Unis et l’Amérique dite latine; partout elle envoie les vins fameux qui ont pris son nom et qui viennent du Médoc, de l’Entre-deux-Mers, des côtes de la Garonne et de la Dordogne. Une prochaine décadence menace cette ville opulente, joyeuse, orgueilleuse, un peu vaine. La Garonne s’envase à raison de 2500 mètres cubes par jour pour les 25 kilomètres qu’il y a du pont de Bordeaux à la corne du Bec d’Ambès. Les ingénieurs ont imprudemment resserré son lit; ils ont voulu concentrer son flot pour que, fouillant et détachant la boue, il creusât le lit plus profondément. Le contraire advient : le flot de mer n’arrive plus avec autant de puissance ; il monte moins d’eau dans la Garonne avec le flux, il en descend moins avec le jusant, la marée bouleverse moins de fange, le fleuve s’atterrit partout où les remous déposent, et sur plusieurs seuils les grands navires ne passent plus qu’avec défiance, ou même ne passent pas. Aucun vaisseau calant plus de 5 ,30 ne peut se hasarder jusqu’à Bordeaux : il lui faut s’alléger à Pauillac, qui est à la belle ville de la Garonne ce que Paimbœuf fut et n’est plus à la belle ville de la Loire, à Nantes. Si l’art ne triomphe pas ici de la nature, si le Bordelais n’approfondit pas sa Garonne, ou s’il ne creuse pas à travers la « Palud », terre basse qui accompagne la rive gauche du fleuve, un canal capable de porter les plus exigeants des longscourriers et des transatlantiques, ce troisième port de France, jadis le premier1, deviendra ville continentale ayant barques et bateaux, mais n’ayant plus de navires. Une autre menace, et non moins terrible, est celle que l’exécrable puceron, le phylloxera, suspend sur ses glorieux vignobles ; l’insecte abhorré vient de flétrir des clos célèbres, et chaque saison le rapproche des plus vénérés de tous, qui sont ceux du Haut-Médoc. m
1. Au XVIII siècle. e
Devant Bordeaux, la Garonne obéit depuis longtemps à la marée, qui commence à se faire sentir à 53 kilomètres en amont, vers Castels. Au-dessus des lieux où le frottement de la mer montante ne mélange plus les eaux du fleuve avec les vases de son fond, elle roule des flots assez clairs, mais elle n’en est pas moins, en aval de Toulouse, une des grandes rivières françaises qui transportent le plus de troubles. Elle descend devant Tonneins à 37 mètres cubes par seconde, et là même son module est de 659 mètres cubes, soit près de dix-huit fois l’étiage; grâce à des crues formidables de 8, 9, 10, 12, 13 mètres et plus devant Castets : elle entraine alors 8000, 10 000, 12 000 mètres cubes par seconde. Dans l’été de 1875, la Garonne, devenant immense par des abats de pluie chaude sur les neiges des Pyrénées, a brisé ses ponts, menacé de malemort des quartiers de Toulouse, détruit un grand faubourg de cette ville, assiégé vingt cités, couru librement dans les rues d’Agen à la hauteur d’un premier étage. Des hommes ont péri par centaines dans les tournoiements de ce déluge. Si Garonne, Tarn, Lot, Dordogne, avaient des berges aussi basses que celles de la Loire, il leur arriverait de répandre sur leur vallée des mers telles que l’Orléanais, la Touraine, l’Anjou, n’en ont jamais vu de pareilles. Par bonheur, ces rivières d’expansion subite et terrible coulent dans des lits profonds, à 12, à 15, à 20 mètres au-dessous de leurs jardins — car leurs vallées sont des jardins de richesse et de plaisance. IV. Affluents de la Garonne. — La Garonne a trois sortes d’affluents : ceux qui lui viennent des Pyrénées, ceux que lui envoie la Cévenne, ceux qui procèdent du Lannemezan ; plus des rivières de la Colline ou de la Lande. Neste, Salat, Arize, Ariège, Save, Gimone, Tarn, Arrats, Gers, Baïse, Lot, Avance, Drot, Ciron, ainsi se nomment ses plus grands ou plus longs tributaires. V. Neste. — Le nom de Neste, générique dans l’orient des Hautes-Pyrénées et dans un coin de la Haute-Garonne, désigne un torrent rapide, ou, comme on dit à l’occident des Nestes et jusqu’en pays basque, un « gave ». Sauf la Neste d’Oo ou Neste de l’Arboust1 et la Neste d’Oueil, qui sont deux torrents du bassin de la Pique, toutes les Nestes coulent dans le bassin de la Grande Neste 1. C’est le torrent qui arrive à Bagnères-de-Luchon sous le nom d’Onne.
LA GIRONDE ou simplement de la Neste : Neste par excellence. La Neste1 a pour origine la Neste de Couplan, torrent qui descend des neiges et glaces éternelles du Néouvieille par une pente terrible que brisent deux lacs sombres : le Cap de Long à 2230 mètres, l’Orrédon à 1852 mètres : ce dernier, relevé de près de 17 mètres par une digue, tient en réserve 6 millions de mètres cubes pour les quatre mois d’eaux basses : soit durant cette saison 500 à 600 litres par seconde. Épurée en même temps que régularisée par ces conques lacustres, elle se précipite à la rencontre
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des autres Nestes, qui lui ressemblent par la fureur de leur course, leur déchirement en hautes cascades entre sapins, leur sommeil dans des lacs dont on haussera le niveau pour soutenir la Neste au temps où elle a besoin d’être soutenue. De ces Nestes, les trois plus grandes sont la Neste d’Aragnouet, la Neste de Moudang et le Rioumajou. A toutes trois l’ours vient boire encore. Après le Rioumajou, la Neste coule, sous le nom de Neste d’Aure, dans la vallée d’Aure, fraîche, gracieuse, lumineuse comme il en est peu dans les Pyrénées, fort peuplée et de toutes la plus riche
Toulouse : la promenade de la Garonne le lendemain de la grande inondation. — Dessin de Vuillier.
en thermes; mais ce val, lac antique, n’a guère que 10 kilomètres de long, de Saint-Lary à l’étranglement d’Arreau, et sa largeur dépasse rarement 1000 à 1200 mètres: elle y baigne Cadéac. Une dernière Neste, plus grande que les autres, la complète au bout d’Arreau, par moins de 700 mètres au-dessus desmers. C’est la Neste de Louron2, pure comme l’air : elle arrose le val de Louron, dont le nom est évidemment le même que celui d’une divinité topique Iluro, jadis adorée dans le 1. Cours, 65 kilomètres; bassin, 87 500 hectares; module, 25 mètres cubes; étiage, 5 à 7; crues, 138. 2. Cours, 28 kilomètres; bassin, 17 781 hectares; module, 6 mètres cubes (?) ; étiage, 1250 litres; crues, 20 à 25 mètres cubes (?). O. RECLUS.
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pays et dont on a retrouvé des autels votifs. En Béarn, dans le bassin d’un Gave plus grand que la Neste, Oloron rappelle encore mieux ce dieu de nos pères. L’Eau de Louron, bue comme les autres par l’ours dans la haute montagne, commence par le glacier du port de Clarabide, en des montagnes qui s’élancent jusqu’à 3178 mètres; elle s’endort un instant dans le lac de Pouchergues, dont l’hiver fait un bloc de glace (car il est à 2165 mètres), puis reçoit la Neste de Caillaouas, effluent de trois lacs : les deux lacs glacés des Gours Blancs, rarement fluides, par excès d’altitude, et le lac de Caillaouas, à 2165 mètres comme celui de Pouchergues. Long de 800 mètres, large de 700, grand de 50 hectares, le Caillaouas est plein de truites qui I - 34
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passent comme la flèche à travers ses admirables eaux couleur de turquoise. Désormais la Neste est faite : elle ne rencontre plus que des torrents sans force et se diminue des eaux que lui enlève le Canal de la Neste, ou Canal de Lannemezan, ou encore Canal de Sarrancolin. Le Canal de la Neste, l’un des plus ingénieusement conçus qu’il y ait, profite du déploiement en éventail des nombreuses rivières qui descendent du plateau de Lannemezan pour s’écarter de plus en plus l’une de l’autre dans les départements de la Haute-Garonne et du Gers : rivières essentiellement indigentes, voire sèches en temps de canicule, avant qu’on leur eût distribué la surabondance de la Neste. Il a sa prise d’eau en amont de Sarrancolin, près de carrières d’un marbre splendide. Sa longueur est de 28 608 mètres, sa largeur de 10. Il arrive sur le plateau de Lannemezan, non loin de cette ville et près de Capvern, à l’altitude de 630 mètres : puis dix rigoles versent ses eaux dans dix rivières. La Louge reçoit 275 litres par seconde; la Save, 465; la Gesse, 465; la Gimone, 465; l’Arrats, 465; le Gers, 930; la Baïse-Devant, 375; la Baïsolle, 375; la Baïse-Derrière, 375; le Bouès, 275 : soit 4465 litres pour les dix courants qui ne couraient pas; — le reste irrigue le plateau. Vingt et quelques années de jaugeages ont montré que la Neste a trois régimes : pendant quatre mois, novembre, décembre, janvier, février, lorsque l’hiver scelle les sources, les lacs, même les cascades, son volume peut s’abaisser à 5 mètres cubes; pendant quatre autres mois, mars, avril, septembre, octobre, le débit varie entre 13 et 33 mètres cubes; pendant le reste de l’année, c’est-à-dire aussi pendant quatre mois, mai, juin, juillet, août, le torrent roule de 33 000 à 138 000 litres : puissance de flot merveilleuse pour une rivière dont le bassin dépasse à peine 90 000 hectares. Si la Loire était Neste, son étiage varierait entre 670 et 938 mètres cubes par seconde, et son module serait de 3350 ! Le canal soustrait au torrent 7 mètres cubes par seconde quand le torrent en fournit 13. Or la Neste ne descend au-dessous de 13 que pendant l’hiver: elle peut donc suffire amplement au canal pendant le printemps, l’été, l’automne, quand le plateau lannemezannais et les vallées de Lomagne et d’Armagnac ont besoin d’onde vivante et vivifiante. A vrai dire, le plateau, sol froid, demande surtout des mélanges de calcaire; quant aux dix rivières en étoilement, à leurs arbres, à leurs prairies, à
leurs moulins, c’est après le courant des eaux qu’elles « brament ». VI. Salat. — Belle eau verte, le Salat1 roule joyeusement entre les rochers, sur un lit de grèves, en perpétuels détours. Il naît au pied du port de Salau (2052 mètres), brèche la plus facile entre la France centrale et l’Aragon, de neuf sources très fortes, donnant suivant le temps 600 à 1500 litres par seconde — Sources quelque peu salées : d’où le nom du torrent, Salat voulant dire salé dans les patois du Midi. — Les monts qui dominent ce port (2500 à 2728 mètres) font partie de la chaîne entre la France et le Val d’Aran. L’aurigère Salat (qui l’est d’ailleurs fort peu) s’empare de torrents descendus du Vallier; il se saisit : de l’Alet, fils des monts forestiers d’Ustou, val où quelques ours isolés habitent; du Garbet2, qui coule sur des galets, des rocs, des dalles de marbre dans le vallon de la guérissante Aldus; de l’Arac3, qui est la rivière de Massat; du Lez4, qui arrive par 392 mètres d’altitude à Saint-Girons, plus sombre que le Salat, à cause des particules de schiste suspendues dans son eau. Saint-Lizier est la haute ville de Saint-Girons, qui est ville basse : cet antique Lugdunum Consomnorum montre encore presque tous ses remparts romains, flanqués de tours; la Gaule devenue chrétienne, il devint siège épiscopal. Au pied de la colline dont la bourgade couvre la pente et le faîte, le Salat court bruyamment sur la roche; il tombe en cascade aux écluses, il fuit, blanc d’écume, du chenal des moulins, il ruisselle à de tournantes roues d’usine, puis, rassemblant tous ses flots redevenus verts, il passe, étroit, sous un pont du XII ou du XIIIe siècle. Ce site admirable est la fin du Salat de montagne; désormais le torrent s’égare dans une large plaine, sur un large gravier, en un lit peu profond, entre des rives basses : en temps de grande crue il y submerge sa campagne. Il se perd dans la Garonne à 1500 mètres en amont de Boussens, par 260 mètres au-dessus des mers. e
VII. Arize. — Nom probablement allongé par 1. Cours, 75 kilomètres; bassin, 136 293 hectares; eaux ordinaires, 16 353 litres; étiage, 7631; crues, 800 mètres cubes. 2. Cours, 26 700 mètres; eaux ordinaires, 1565 litres ; étiage, 731 ; crues, 62 616. 3. Cours, 26 210 mètres; eaux ordinaires, 2088 litres; étiage, 974; crues, 83 520. 4. Cours, 37 785 mètres; bassin, 38 200 hectares; eaux ordinaires, 5730 litres; étiage, 2674; crues, 229 200.
LA GIRONDE incorporation de l’article1, l’Arize2 commence au nord de Massat, au pied du Fontfrède (1622 mètres), dans les Avant-Pyrénées plutôt que dans les Pyrénées mêmes, et s’engloutit dans la Garonne vis-àvis de Carbonne, par un peu moins de 190 mètres. C’est elle qui traverse la grotte du Mas d’Azil. En amont et tout près de cette ville, au-dessous d’un moulin, au bout d’une impasse, elle rencontre une haute roche calcaire : au lieu de la contourner, comme elle le faisait autrefois, comme elle peut encore le faire, dit-on, dans les très grandes crues telles que celle de 1875, elle s’enfonce dans ce bloc immense dont le dos porte des vignes. L’entrée est superbement grandiose; au lieu de corbeaux on lui voudrait des aigles, et au lieu d’un torrent qui sèche presque on lui souhaiterait une agissante, puissante et mugissante rivière. Que fonde au printemps la neige de l’hiver, ou qu’un furieux orage d’été change en torrents les ruisseaux et rivulets des monts de la Bastide de Sérou, alors un fleuve s’engouffre dans l’antre, 150,200 mètres cubes par seconde, et l’Arize tonne sourdement dans son lit de rochers : d’abord en lumière, puis dans le clair-obscur, puis dans les ténèbres, car la paroi tourne et la voûte s’abaisse, en même temps que descendent à la fois le torrent et la grotte. On dirait la Porte des Enfers si ces ténèbres étaient nuit noire, mais des lanternes jettent leurs lueurs sur la route de Saint-Girons à Pamiers, qui, pendant 410 mètres, c’est-à-dire d’un bout à l’autre de la caverne, suit fidèlement l’Arize d’assez haut pour ne plus la craindre. A droite, près d’un pilier colossal aidant les parois à ne pas fléchir sous le poids de la voûte, on voit confusément s’ouvrir une grotte latérale, celle-ci sans civière ; avec d’autres galeries, c’est un asile des chauves-souris, qui trouvent trop lumineux le couloir où le torrent passe avec le chemin. La sortie, moins belle que l’entrée, est basse, étroite, humble, obscure, écrasée par 140 mètres de roche.
VIII. Ariège. — Cette grande rivière pyrénéenne, cette Riège plutôt qu’Ariège3, coule d’abord dans les granits, les schistes, puis dans les craies et calcaires, et s’épanche enfin dans une très large 'allée, au sein de ses propres alluvions. 1. L’Arize, au lieu de la Rize, comme l’Ariège au lieu de la Riège. 2. Cours, 87 kilomètres; bassin, 51 140 hectares; eaux ordinaires, 4000 litres; étiage, 275 ; crues, 250 000. 3. Cours, 163 kilomètres; bassin, 385 900 hectares; eaux ordinaires, 40 mètres cubes (?) ; étiage, 15 (?) ; étiage extrême, 10 (?) ; crues, 1867 (?).
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Elle a pour origine la Font-Nègre, au pied du Pic Nègre (2812 mètres), et, contre toute espèce de raison, n’appartient pas tout entière à la France dès sa source : elle n’est d’abord française qu’à demi, sa rive gauche relevant de la République d’Andorre. Cela ne dure pas, et bientôt l’Ariège est entièrement nôtre. Sa descente est rapide : Ax, ville de thermes, la voit, passer à 700 mètres seulement au-dessus des mers; une autre cité thermale sise plus bas à son bord, c’est Ussat. A Tarascon sur Ariège, par moins de 480 mètres, conflue le Vicdessos1, qui rassemble les eaux bondissantes des crêtes pyrénéennes où trône le Montcalm, sur le versant opposé à la conque de l’Andorre. Roulant les flots verts plus ou moins pailletés d’or dont les latinistes dérivaient son nom2, elle baigne la pittoresque Foix, d’où jaillit un rocher de 58 mètres couronné par un grand et vieux château, la fertile Pamiers, la riche Saverdun ; elle associe l’Hers à ses destinées et va s’unir au fleuve à quelques kilomètres en amont de Toulouse, par 138 mètres au-dessus des Océans. IX. Hers. — Pour distinguer cette rivière toujours coulante d’un long fossé du Lauraguais qui prête son val au canal du Midi en amont de Toulouse, on la nomme le Grand Hers ou l’Hers vif, tandis que le ruisseau toulousain, ou trouble ou sec, s’appelle Petit Hers ou Hers Mort. L’un et l’autre ont leur nom vicié par l’agglutination de l’article ; il faut se garder de dire d’eux : le Lhers. Le Grand Hers ou Hers3 par excellence naît à 4 ou 5 kilomètres à vol d’oiseau au N. N. E. d’Ax, au bas d’un mont de 1587 mètres, et par un long cagnon, fissure étroite, coupe la chaîne de Tabe ou de Saint-Barthélemy, qui est parallèle aux Grandes Pyrénées. Il n’est rien ou presque rien, à peine un torrent à scieries, quand, dans un vallon verdoyant et cependant quelque peu sombre et triste, il passe à trente mètres de l’antre de Fontestorbes, ombragé par cinq platanes. Cette fameuse caverne, voisine du bourg de Bélesta, s’ouvre au pied d’un roc à pic où s’ac1. Cours, 37 130 mètres; bassin, 35 600 hectares; eaux ordinaires, 5340 litres; étiage, 2492; crues, 213 600. 2. Aurigera, c’est-à-dire porte-or, était pour eux la racine du nom d’Ariège. 3. Cours, 133 kilomètres; bassin, 142 000 hectares; eaux ordinaires, 13 490 litres; étiage, 3650; crues, 665 000.
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rapide, une cascade plutôt, qui tombe, large de crochent des pousses d’ormeau, des touffes de buis, 12 à 15 mètres, d’un barrage de pierres moussues. des herbes et des ronces. Claire-obscure à l’entrée, Après avoir monté pendant 36 minutes 36 seelle serait noire au fond sans un beau puits de condes, l’eau baisse, et de rivière devient ruisseau, lumière qui vient de haut, du sommet de la roche déchipuis ruisselet, et disparaît enfin, pour reparaître à travers la roche entière. Au delà de cette puis, couloir, après une absence de 32 minutes 30 secondes. rure de la voûte, on pénètre dans un d’une face Cette merveilleuse intermittence ne dure point en à la lueur des bougies, on se trouve toute l’année : il y et onde immobile a des semaines, des noire, qu’on ne saumois où, par la vertu rait franchir : une des fortes pluies barque n’y glisserait pas, si mince fûtFontestorbes vomit une rivière sans laelle ; un homme n’y pourrait étendre les cune, et dans la bras pour nager. En saison de cours inavant du couloir, terrompu il suffit d’un orage fécond d’un roc à la fois pour ramener à éclairé par la bouche l’ expansion continue de la grotte et le cette source extrapuits de lumière, on ordinaire qui donne admire comment la par seconde 564 lisource naît et meurt. tres à l’étiage, 1800 Rien n’annonce litres en volume orqu’elle va jaillir : ni dinaire et 3100 lisouffle d’air, ni setres en crue. cousse, ni rumeurs souterraines. L’inLe vaste rocher d’où sort cette reine stant venu, d’entre des fonts intermitles cailloux il monte tentes borde une des un peu d’eau, et lenplus belles forêts des tement, sans efforts, sans saccades, Pyrénées : les paysans sans la nomment fracas, et presque sans murmure, l’eau quelquefois la « Draperie » de Bélesta, monte, en môme temps qu’au delà parce que ses sapins du puits de lufournissent les planches de cercueil qui mière, dans les tésont notre dernier nèbres, monte aussi habit. l’onde auparavant immobile qui est le L’Hers coupe aux Ax : vue générale (voy. p. 267). — Dessin de F. Schrader, d’après nature. réservoir de la fonbains de Fontcirgue taine. Bientôt cette les blancs rochers du onde sort en torrent de son noir couloir, elle se Plantaurel ; puis c’est une rivière herbeuse : coulant mêle aux flots nés entre les pierres de l’antre, et dans la large vallée de Mirepoix, qu’un torrent dès lors Fontestorbes est une rivière d’une eau divisoudain laboura, quand, il y a 600 ans (1279), nement pure, telle qu’elle doit couler d’une coupe le lac de Puyvert s’effondra vers l’aval. Si peu de de pierre sans roseaux, sans joncs, sans herbes, lacs s’écroulent aujourd’hui sur les vallées françaises, c’est que presque tous se sont écroulés ou sans limons et sans nénufars. Quand la grotte est comblés : plus d’un toutefois pourrait encore effacer pleine, jusqu’aux pieds du visiteur debout sur la des hameaux, des villes, et porter des cadavres roche, Fontestorbes descend à l’Hers par deux cheaux fleuves. mins : par le canal d’une scierie et par un bruyant
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il s’unit à l’Ariège devant les ruines de l’abbaye de Boulbonne, à 1500 mètres en amont du bourg de Cintegabelle. X. Save. — Presque inutile, grossie d’inutiles ruisseaux, la Save1 diffère singulièrement des torrents envoyés par les Pyrénées à la Garonne : elle ne connaît ni les neiges cristallisées, ni les lacs transparents, ni les fontaines du pied des roches, ni les cascades d’eau verte ou bleue et d’écume blanche. C’est une des lourdes rivières sans sources qui partent du plateau de Lannemezan ou des terreuses collines de l’Armagnac et de la Lomagne. Son vallon n’est d’abord qu’un sillon à peine visible sur le plateau lannemezannais, où elle naît à quelques centaines de mètres seulement de la source de la Baïse, à 1500 ou 1800 mètres de celle du Gers, au pied d’un relief de 679 mètres qui est le point culminant dudit plateau. Elle passe à Lombez, devient une rivière de Lomagne et se perd dans la Garonne, par environ 90 mètres, tout près de Grenade. Grenade s’éleva au XIII siècle sur un plan régulier, en même temps qu’un grand nombre de cités du Sud-Ouest. Ces villes, qu’on appelle des bastides, sont faites de rues alignées au cordeau, toutes parallèles ou perpendiculaires entre elles, avec une place carrée, entourée de couverts (arcades), sur laquelle se dresse la mairie. Plusieurs portent des noms qui se retrouvent en Espagne, Italie, Allemagne, Angleterre, ou France : telles sent, par exemple, et tout d’abord, Grenade, puis Fleurance (Florence), Plaisance, Pavie, Cordes (Cordoue?), Cadix, Damiatte (Damiette), Hastingues, Miélan (Milan), Verdun, Cologne, Pampelonne (Pampelune), Viterbe, Modène, Beauvais, etc. e
XI. Gimone. — Autre rivière du Lannemezan et de la Lomagne, la Gimone2 ou Gimonne passe à Gimont, à Beaumont-de-Lomagne et s’engloutit dans le fleuve par 69 mètres d’altitude, à 4 kilomètres au sud de Castelsarrasin. Avant que la Neste lui envoyât 465 litres par seconde, son impuissance estivale était extrême. 1. Cours, 150 kilomètres; bassin, 115 000 hectares; eaux ordinaires, 3300 litres; étiage, 320; crues, 400 000; étiage et volume ordinaire accrus maintenant de 930 litres par seconde, fournis par le canal de la Neste. 2. Cours, 135 kilomètres; bassin, 82 000 hectares; eaux ordinaires, 3000 litres (?); étiage, 300 (?) ; crues, 350 000; étiage et volume ordinaire accrus maintenant de 465 litres, fournis par le canal de la Neste.
XII. Tarn. — Les riverains du Tarn1 ne font point, sonner le n, qui est pourtant part intégrante du radical et y représente on ou eau : ils disent tous le Tar. Son plus haut « surgeon2 », par 1550 mètres environ d’altitude, jaillit au pied du Roc de l’Aigle et du Malpertus (1683 mètres), dans le chaînon de la Lozère, d’où coulent aussi des affluents du Lot et divers torrents du bassin du Rhône. A son premier bourg, au Pont de Montvert, qui vit commencer la guerre des Camisards, son lit n’est même plus à 900 mètres au-dessus des mers, quoique le torrent n’ait encore parcouru que 12 à 15 kilomètres. Le granit, le gneiss, le schiste, Lozère au nord, Bougès au sud, l’emprisonnent longtemps dans une gorge terne, aride, trop étroite pour des villages, même pour des hameaux, si ce n’est dans les environs de Florac, plaine ou plutôt vallée où dormit jadis un lac, entre le Bougès, ici nommé Ramponenche, le Méjan et les derniers versants de la Lozère. Il laisse à 1500 mètres à gauche cette ville dont il reçoit le Tarnon, et les gorges recommencent, sombres, presque noires, jusqu’à Ispagnac. Ici le roc change de couleur : on entre, par 500 mètres d’altitude, dans l’illustre cagnon du Tarn. Le cagnon du Tarn s’ouvre entre la Serre de Pailhos à gauche et la Boissière de Molines à droite : la Serre de Pailhos (1056 mètres) est un fier bastion du Méjan (ou, comme dit ici le paysan, du Medjié) ; la Boissière de Molines ou Chaumette (1046 mètres) est un promontoire du causse de Sauveterre. La teinte de ces roches annonce qu’on a quitté le schiste lozérien, parfois noir jusqu’au lugubre, pour l’oolithe et la dolomie, pierres éclatantes, diversicolores, reposant ici sur le lias. Entre parois de 400, 500, 600 mètres, qui tantôt montent de la rivière même, tantôt de talus d’éboulement dont la vigne ou le jardin s’empare au détriment du maquis, lequel fut jadis forêt de pins sylvestres, de chênes, de buis, de hêtres, le Tarn se plie et replie, merveilleusement pur, merveilleusement vert. Entré petit, presque intermittent, à demi mort pendant quatre ou six mois sur douze, dans le profond couloir d’entre causses, 1. Cours, 375 kilomètres; bassin, 1 485 230 hectares; étiage, 20 mètres cubes (?) ; crues, 6500 (?) ; module, 120 (?). 2. L’un des vieux mots français désignant une source : source, Sorgues, surgeon, sont au fond le même nom, sous trois formes. Surgeon rappelle le sorgente des Italiens.
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comme un torrent de large espace dont, le gravier brille au soleil, il en sort grand et vivant toute l'année sans avoir bu le moindre torrenticle ; mais des sources de fond l’avivent, et trente fontaines mêlent à son flot pur leur transparent cristal : à droite elles s’échappent des entrailles du causse de Sauveterre, à gauche elles fuient du Méjan, transpercé de cavernes. D'un causse à l’autre, de lèvre à lèvre, par-dessus les 1200, les 1500, les 1800 pieds de profondeur d'abîme, il y a rarement 2500 mètres, rarement aussi 2000 ; 1500 mètres est presque partout la largeur du précipice entre les deux rebords de plateau, la largeur à fleur de Tarn n’étant parfois que l’étroite ampleur du Tarn lui-même. En deux ou trois endroits l’écart est moindre encore, et l'on peut imaginer un pont dont la travée, certes la plus hardie du monde, mènerait en mille mètres du fronton du Sauveterre au fronton du Méjan. Du pont ogival d’Ispagnac au pont du Rozier, le cagnon du Tarn a 52 kilomètres. Ce serait bien la caverne la plus grandiose d’Europe si quelque voûte, franchissant la fêlure, allait d’une oolithe à l’autre, de la dolomie de droite à la dolomie de gauche, et faisait des deux causses une seule et même neige en hiver. Mais, la voûte manquant, c’est, sous le soleil, un lumineux passage. On n’y frissonne pas aux vents aigus du causse. On y vit loin du Nord, éternellement abrités de lui, en serre chaude, avec le noyer, l’amandier, le figuier, le châtaignier, la vigne. Les rochers du Sauveterre tenant toujours debout, si ceux du Méjan chaviraient et que la mer montât jusquelà, Ispagnac, Prades, Sainte-Énimie, la Malène, seraient des villes tièdes comme celle de la Corniche, au pied de la montagne ardente. Cette chaleur, cette lumière, la joyeuse diversicolorité des roches, le Tarn si beau, les chastes fontaines, ainsi sourit cette gorge qui, de granit ou de schiste, serait sinistre, effroyable. Elle est gaie, même dans les ruines titaniques de ses dolomies» murs, tours et clochers de deux cités surhumaines, comme si les causses dont elles sont le rebord étaient deux Babylones près de crouler de 500 à 600 mètres de haut. La première grande fontaine que le Tarn y rencontre, à Castelbouc, le rend navigable aux barques pendant les deux tiers de l’année ; elle sort des cavernes du Méjan par un portail de rocher : faible en été, c’est en hiver un torrent qui ne sait
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comment s’enfuir assez vite par la grande ogive de sa grotte ; tout près, d’un antique hameau pierreux s’élance un pic de 60 mètres où veillait une tour qui n’est plus qu’un décombre. À 7 kilomètres en aval, dans un court vallonnement de la rive droite, au pied du causse de Sauveterre, une superbe font jaillit : c’est la font de Burle, à laquelle accourut (instruite, dit-on, par un songe) une princesse lépreuse de la race de Mérovée, au commencement du VIIe siècle; l’eau de Burle la guérit de sa lèpre, et la Mérovingienne reconnaissante bâtit une abbaye qui fut la racine de Sainte-Enimie, bourg majeur du cagnon du Tarn. Les conventionnels de 1793 débaptisèrent SainteEnimie en Puits-Roc, et qui descend à ce fond de gouffre, du Sauveterre ou du Méjan, peut regretter qu’on ne l’appelle pas ainsi. Trop nombreux sont les noms de saints en France, les Saint-Martin, les Saint-Pierre, les Saint-Jean, les Saint-André, etc., qu’il faut distinguer les uns des autres par des allonges encombrantes — ici par la mention du pays : Saint-André-de-Double, Saint-André-en-Morvan, Saint-André-en-Bresse ; là, par la situation du lieu : Saint-André-Capcèze ; ou par la nature des environs : Saint-André-du-Bois, Saint-André-desEaux; ou par la rivière qui y passe : Saint-Andrésur-Sèvre ; ou par un accident de la nature, roche, gorge, précipice, falaise, etc. : Saint-André-deRoquelongue, Saint-André-de-Roquepertuis; ou par le voisinage d’une ville : Saint-André-de-Messei ; ou par l’antique sujétion à quelque puissant château : Saint-André-de-Chalençon. Si tous les noms donnés en 1793 avaient valu celui de Puits-Roc, et s'ils avaient duré, chez un peuple qui détruit le soir ce qu’il fit le matin, il y aurait plus de force et de saveur dans l’onomastique française. Tout près de la font de Burle, en cette ville de Sainte-Énimie, la source de Coussac donne presque autant d’eau. Toutes deux sont l’expansion d’une seule et même rivière de sous-causse ; elles arrivent au Tarn près d’un haut pont à vastes arches qui lutte souvent contre des flots terribles : la rivière, serrée en largeur par la roche ou par le talus, monte en hauteur et gagne en vitesse. Saint-Chély, qui suit Sainte-Enimie, est un bout du monde adorable, à la racine du Méjan, parmi les arbres, avec fraîcheur et chaleur, harmonies de ruisseaux, mélopée de rivière ; deux cavernes lui donnent deux sources qui sautent de dixhuit. à vingt pieds dans le Tarn, clair et rapide, et là même le beau torrent se courbe : il s’en va vers Pougnadoires, hameau pareil à plusieurs
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autres du cagnon en ce que des familles y vivent dans des baumes ou grottes de la falaise, plus haut que la plus haute montée des eaux sauvages. C’est aussi le flanc du Méjan qui verse au Tarn la font des Ardennes, jamais unique, toujours au moins double, et parfois triple, ou quintuple, ou décuple : double parce qu’en temps normal elle entre en rivière à la fois comme source de fond et comme source de bord ; triple, décuple, même duodécuple quand longue fut la pluie ou féconde en averses la brève tempête autour des avens du Méjan méridional : alors un, deux, cinq, huit, et jusqu’à dix antres voisins jettent par la gueule les torrents que la double fontaine d’en bas est impuissante à vomir ; plus le nuage a crevé noir et lourd sur le plateau, plus la source monte en hauteur de trou de. caverne en trou de caverne. Il en est ainsi tout le long du cagnon. A la grande fusion des neiges caussenardes, l’eau est partout : elle jaillit en jets et bouillons du pied des roches; elle tombe des basses baumes habitables ; elle s’abat de la corniche où croissent le buis, le pin droit ou penché sur l’abîme ; elle saute des grottes élevées où corbeaux, corneilles, freux, chocards, peuple noir, ont leur asile ; elle se précipite éperdue, « à la Gavarnie », des entablements aériens où niche le vautour. Au-dessous de la Malène, la grandeur des roches est plus grande encore, la pierre, tonte dolomitique, est plus vive et variée de couleurs, et plus touffus les pins, débris de la forêt des causses. Là le Tarn a ses « Étroits », puis son cirque des Baumes, la merveille de ses merveilles, la Thébaïde rougeâtre : mais si le rouge y domine, d’autres teintes, le blanc, le noir, le bleu, le gris y nuancent les parois, et des bouquets d’arbres y mêlent des tons verts et des tons sombres. Dans cet hémicycle qui a 5000 mètres de rebord au fronton du causse, 5000 au bas de la paroi riveraine, la rivière se tord, ici en rapides transparents, bruyants et gais, là-bas en gouffres muets que le pêcheur appelle des mers de poissons. Au Pas des Soucis, le Tarn disparaît : non sous terre comme une Tardoire, ou sous roche comme une Arize. Il fuit et se cache, écrasé sous un chaos de blocs écroulés qui fut dans le principe une digue au torrent : le Tarn refluait alors en lac allongé, tordu, dans le cirque des Baumes. La dilution et destruction des plus mous, des plus menus parmi ces blocs, ayant fait de la digue un crible entre pierres énormes, le Tarn passa par travers, puis par-dessous. En réalité il y a deux
chaos. Le torrent ne s’engouffre pas tout à fait sous le premier, dominé à droite par Roche Aiguille, qui est bien une aiguille, un peu penchée, de 80 mètres de haut. Le second, beaucoup plus grand, couvre toute la rivière, au pied de Boche Rouge, paroi d’éboulement de la rive gauche ou rive causseméjannaise : sa plus vaste pierre est Roche Sourde. En grand’crue le Tarn monte par-dessus les blocs les moins hauts de sa perte, et dès lors il ne se perd plus : il devient un torrent grondant d’où sortent des dos et des pointes. Au delà du Pas des Soucis, le Tarn renouvelé reçoit de droite, côté du Sauveterre, les grandes sources de Fontmaure, des Soucis, de Bouldoire ; et de gauche, le Maynial. Cet ensemble de jaillissements accroît visiblement la rivière : comme on dit, il semble avec exagération que Burle et Coussac doublent le Tarn de Castelbouc, et que la fontaine des Ardennes double le Tarn de Saint-Chély, on prétend que les fontaines du Pas doublent le Tarn de la Malène. De la Malène au Pas des Soucis, c’est le plus grand du cagnon ; du Pas des Soucis au Rozier, c’est le plus lumineux. La gorge va droit au sud, en plein soleil du Midi ; le Tarn est plus rapide : en 10 kilomètres il bouillonne vingt-cinq fois sur de petits barrages de rochers, et deux de ces rebouilles sont presque des cascades, que toutefois on descend en barque, à la canadienne, non sans un tout petit danger. Les Parayres, au pied du Sauveterre, l’Ironselle, au pied du Méjan, sont les deux dernières belles fonts du cagnon, qui s’ouvre enfin (sans beaucoup s’ouvrir) au Rozier, près Peyreleau, au bas du piton causse-méjannais qui porta le château féodal de Capluc. L’altitude du lieu est de 575 à 580 mètres. Le Tarn, aussitôt, reçoit la Jonte ; puis il serpente en une étroite vallée, passage soleilleux, entre les créneaux du Causse Noir (rive gauche) et des collines et petits monts qui se rattachent au Levezou. De ces petits monts l’un, fort beau, se lève isolé : c’est le Puech d’Ondon (885 mètres). En arrivant à Millau, il accueille une rivière d’entre causses, la transparente Dourbie. En aval, à Creissels, lui vient le ruisseau d’un superbe bout du monde, puis arrive le Cernon, et les gorges recommencent: gorges qui ne sont plus un cagnon dans le calcaire, mais une longue contorsion dans les schistes, les granits, les gneiss vêtus d'herbes courtes, de bruyères, de fougères. La rivière y redevient torrent, mais ce n’est plus
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une onde joyeuse; les ruisseaux du schiste, les torrenticules des terres rouges en font une eau rouge; tordu comme un serpent et violent en son cours, il s’irrite contre la pierre de son lit, entre les roches de son précipice : tels le Saut de Picheron et les rapides des Raspes. De ses replis, le plus fameux, c’est la boucle d’Ambialet, contour de plus de 3 kilomètres, l’isthme ayant 12 mètres seulement. Tout le long de ce méandre embrassant un haut promontoire couronné par un prieuré, le Tarn, sur des grèves, sur des rochers, glisse, impur ou clair, suivant que le ciel pleure ou rit sur les ravins de fangeuses rivières aveyronaises. Au bout du détour, un torrent impétueux se heurte au Tarn : c’est le Tarn lui-même, ou du moins ce qu’une coupure de l’isthme enlève au grand circuit d’Ambialet par une abondante prise d’eau. C’est de là, ou de tout près, que partira le canal d’arrosage de la plaine d’Albi. Il y a sur des rivières de France des cingles plus longs que celui d’Ambialet ; mais aucun n’a d’isthme si court ; aucun n’est si beau, soit qu’on suive le fil de son onde, soit que du plateau de Villefranche, campagne banale avec des échappées d’horizon, on descende à grands lacets dans l’anfractuosité du Tarn, monde profond qui doit tout à lui-même, rien à l’espace, c’est-à-dire à ce qui fuit et décroît. Ce serpentement dans la pierre sombre ne finit qu’au Saut de Sabo, cascade qui fut plus belle quand elle était plus libre, lorsque Sabo, le pâtre enflammé d’amour, sautait la nuit par-dessus la retentissante et soufflante obscurité de l’abîme. Cet autre Léandre courait éperdument chez une autre Héro. La tombée du Tarn fut un terrible tumulte : des eaux folles, cascades massives ou légères cascatelles, tombaient de tous côtés dans le gouffre pour y devenir aussitôt l’onde sourde, immobile et sinistre du pied des cataractes. Une digue impie a discipliné ce chaos, et le flot descend par deux chemins d’usines, un sur chaque rivage, jusqu’au couloir de roche vive où il se repose de ses travaux. Au bout de ce très court corridor, au pont de cinq arches unissant Arthez à Saint-Juéry, les gorges cessent. Le Tarn, large de 120 à 150 mètres, est désormais en plaine, entre des berges terreuses, comme il sied à une rivière rarement limpide. Ces berges sont élevées : elles sauvent des inondations les champs plantureux d’Albi, de Gaillac, de Rabastens, de Montauban, de Moissac. Le confluent avec la Garonne est par 55 mètres au-dessus des mers,
à 7 ou 8 kilomètres nord-ouest de Castelsarrasin. à 4 kilomètres en aval de Moissac, la dernière ville que traverse le Tarn. A la Garonne il ne porte pas seulement des eaux de Lozère et des eaux de Causse : dans des gorges schisteuses il s’ouvre au Dourdou de Vabres et au Rance, et en plaine lui arrivent deux rivières, l’Agout et l’Aveyron, qu’il incline vers le fleuve de Toulouse. XIII. Tarnon. —Tarnon1, c’est-à-dire Petit Tarn. Mais, quand Tarn et Tarnon s’unissent, il ne semble pas que le fils de la Lozère, venu droit de l’orient, ait plus d’eau que le fils de l’Aigoual, venu droit du sud : comme cours, le Tarnon dépasse le Tarn, 56 kilomètres contre 50 ; et aussi comme bassin, 20 000 hectares contre 25 500 hectares. Le Tarnon, né de l’Aigoual, est au levant ce que le Tarn est au nord et à l’ouest, et la Joute au sud, le fossé de circonvallation du Causse Méjan, dont la falaise, de plus en plus haute à mesure que. le torrent descend, finit par le dominer de 400 et 500 mètres. Du Rougès il reçoit un alter ego, le Mimente, qui arrose le val d’Arpaon. Du pied du Méjan lui vient en cascatelles, à Florac, la source du Pesquier2 ou de Vibron, naïade fantasque ; son urne, le plus souvent, n’épanche qu’un ruisseau, mais parfois il en tombe un écroulement d’eau jaillissant par fissures, craquelures, trous, corridors de roche, en un lit hérissé de blocs ; sortant à près de 600 mètres d’altitude, elle filtre moins de pluie, moins de neige causse-méjannaise que 1rs fontaines qui surgissent à 500, à 400 mètres, dans le cagnon du Tarn : moins « profonde », elle est moins fidèle. Tarnon et Tarn s’embrassent à 525 mètres au-dessus des mers, à 1500 mètres sous Florac, et la pression du « Petit Tarn » fait céder le « Grand Tarn », qui passe de l’ouest au nord. XIV. Jonte. — Comme le Tarnon, la Joute3 découle de l’Aigoual. Elle s’enfonce dans les anfractuosités du lias, vers Meyrueis : sur ce lias, la dolomie déchiquetée repose, escarpements droits fendus en pans, en tours, en pointes, avec avancements de bastion et reculs de cassure. A droite, la paroi est de Causse Méjan ; à gauche, de Causse Noir. Au-dessous de Meyrueis le torrent s’engouffre, et il ne reparaît qu’assez loin de là, près du moulin des Sourbettes. Epurée par ce sommeil 1. Cours, 56 kilomètres; bassin, 25 500 hectares ; eaux ordinaires, 66 666 litres ; étiage, 555. 2. Et non pas du Pêcher. 5. Cours, 40 kilomètres ; bassin, 57 500 hectares : eaux ordinaires, 5 mètres cubes (?) ; étiage, 1 (?) ; crues, 520.
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sous terre, vivifiée par des fonts sous-caussenardes, la Jonte entre dans le Tarn au bas de Pevreleau, à l’issue même du Grand Cagnon, par 575 mètres environ d'altitude. XV. Dourbie. — Claire et grande est la Dourbie1 : claire sauf le roulement de débris d'orage, et grande pour l’aire du bassin. Elle aussi naît dans l’Aigoual : non sur l’Aigoual même, mais dans des monts qui lui font cortège, l’Espérou (Lesperou) et l'Aulas (1422 mètres). Son val supérieur étant granits, gneiss, lias, elle y double par des replis la longueur de son fil d’eau; mais au-dessous de Saint-Jean du Bruel, vers Nant, elle pénètre dans l’oolithe, et dès lors elle devient tout autre. Et d’abord elle s’ouvre au Durzon 2, riviérette versée par une « Doux » profonde, à G ou 7 kilomètres au sud-ouest de Nant, près du Mas de Pommier, au fond d’un cirque dont les parois, qui sont de Larzac, commandent le puits de la source de plus de 500 mètres : là s’arrondit un grand gour, un dormant, qui ne dort pas toujours. La petite pluie sur le Larzac l’émeut, et alors il bout légèrement au centre de son gouffre; la longue pluie, Forage, la fonte des neiges, le soulèvent en flots heurtés, comme une cascade renversée, et ce n’est plus un ruisseau murmurant, c’est un torrent grondeur dans le silence austère du cirque. A partir de Nant la Dourbie est encagnonnée, ayant à gauche la falaise du Larzac, à droite la falaise du Causse Noir, qui se découpe à Saint-Véran en rochers admirables; tandis que, plus bas, ses promontoires avancés portent au-dessus de la Roque Sainte-Marguerite les mille et mille Babels de Montpellier-le-Vieux. Dans ce long et profond passage, étouffé d’en bas, vertigineux d'en haut, elle s’ouvre au rocheux Trévezel, qui a bu l’illustre Bramabiaou ; à FEspérelle5, source du pied du Larzac; à l’Aunet4, autre fontaine sous-larzacoise. Son embouchure est dans la plaine de Millau, en amont et tout près de cette ville joyeuse, par 350 mètres à peu près d’altitude. XVI. Cernon. — L’intarissable surgeon du Cernon5 jaillit dans le cirque de Sainte-Eulalie de Larzac où les créneaux de la roche oolithique do1. Cours, 70 kilomètres; bassin, 58 000 hectares; eaux ordinaires, 10 mètres cubes (?) ; étiage, 4 (?) ; crues, 560. 2. Cours, 7 kilomètres ; eaux ordinaires, 1500 litres (?) ; étiage, 500 litres; crues, 20 000 (?). 3. Étiage, 621 litres. 4. Étiage, 488 litres. 5. Cours, 20700 mètres ; eaux ordinaires, 2 mètres cubes (?) ; étiage, 1000 litres (?) ; étiage très bas, 500 (?) ; grandes crues.
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minent le fond de 3250 à 500 mètres. Les bourgs du plateau les plus voisins de sa naissance sont la Cavalerie et l’Hospitalet. Beau flot d’eau vive, il met aussitôt des usines en branle ; un de ses affluents passe au pied de Roquefort, la bourgade pierreuse qui sèche des fromages excellentissimes dans les fraîches caves de sa montagne du Combalou. Il tombe dans le Tarn par moins de 540 mètres. XVII. Dourdou de Vabres : Sorgue de Larzac. — Dourdou de Vabres, parce qu’il y a dans le même département, sur le versant du Lot, un Dourdou de Bozouls. Le Dourdou de Vabres 1 naît près de l’Agout, à 1000 mètres d’altitude, dans les Cévennes de l’Espinouze ; il baigne Camarès et Vabres, ville qui fut épiscopale. Ce n’est pas à luimême qu’il doit sa puissance estivale; c’est à la Sorgues du Larzac2, rivière limpide qui est toute dans sa source : le seul nom le dit d’avance, puisque Sorgues est une des formes du mot source. La Sorgues de Larzac sort de la roche larzacoise au pied d’une paroi du Guilhomard (854 mètres), au moulin de Sorgues. La roche a 100 à 150 mètres de hauteur, Fonde est bruyante, de partout jaillissante, divinement pure et puissamment abondante5, les arbres sont beaux, la fraîcheur délicieuse : le site n’est pas indigne d’un nom qui rappelle la Vaucluse du pays d’Avignon. La Sorgues baigne Saint-Affrique. Fils des schistes et des lias (en dehors de sa part de l’oolithique Larzac), le Dourdou de Vabres roule pendant ses crues, qui sont énormes, assez de terres rouges pour salir le Tarn jusqu’à la Garonne : en quoi il est aidé par le Rance. XVIII. Rance. — Très faible à l'étiage, faible en eaux ordinaires, le Rance4 de Belmont et de SaintCernin, comprimé dans le schiste et le gneiss, s’enfle parfois prodigieusement et contribue à la pollution de la chaste rivière du Grand Cagnon. Quand ils voient leur Tarn rouge comme du sang, les gens d’Albi, ceux de Montauban savent que le Dourdou et le Rance, les « Nils aveyronnais », débordent. De même, quand les riverains de la basse Dordogne voient rougir leur fleuve, ils en accusent aussitôt l’affluent, limousin, la Vézère. 4. Cours, 75 à 80 kilomètres ; bassin, 81 000 hectares ; eaux ordinaires, 4 mètres cubes (?) ; étiage, 3537 litres ; grandes crues, 1100 mètres cubes. 2. Cours, 40500 mètres ; étiage, 2500 litres ; grandes crues, 510 mètres cubes. 3. Rarement moins de 2000 à 2500 litres par seconde. 4. Cours, 60 kilomètres ; bassin, 42 500 hectares ; étiage, 130 litres ; crues, 500 mètres cubes.
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XIX. Agout. — L’Agout1 commence à 24 kilomètres nord-est de Saint-Pons, sur les monts de l’Espinouze, schistes et granits souvent visités par les pluies : tellement que la hauteur annuelle de la précipitation à Fraysse, village de l'Agout supérieur, est de 146 centimètres, presque le double de la moyenne de la France. Sa première lueur d’eau est par près de 1100 mètres d’altitude. Tant de pluie sur roche dure arrive en ruis-
seaux à son lit dur qu’il devient vite rivière, dans sa descente rapide. Au-dessous de Brassac il s' abat par le Saut de Luzières, puis il contourne par d’énormes méandres le gneissique plateau du Sidobre : un de ses détours, celui de Roquecourbe, a 12 grands kilomètres de boucle pour moins de 2000 mètres d’isthme. Au-dessous de Burlats, en amont de Castres, est la fin de sa montagne. A Castres l’Agout sert à cent industries. Désormais en une plaine de 4 à 5 kilomètres de large,
La percée du Bramabiaou (voy. p. 43 et 275). — Dessin de Vuillier, d’après une photographie de M. Girod, d’Alais.
riche mais banale, banale mais riche, il absorbe le Thoré, le Dadou, et augmente (dit-on) d’un tiers le Tarn, par 88 mètres, près de Saint-Sulpice-laPointe, en une vaste campagne que des coteaux bas et secs séparent du champ, plus vaste encore et non moins sec, de Toulouse la Garonnaise. XX. Thoré2. — C’est à 6 ou 7 kilomètres en ligne droite au sud-ouest de Saint-Pons que le 1. Cours, 175 kilomètres ; bassin, 346 500 hectares; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?) ; étiage, 7 (?) ; crues, 1500 à 1800 (?). 2. Cours, 55 kilomètres ; bassin, 60 000 hectares ; eaux ordinaires, 4500 litres (?).
Thoré naît. Il longe le pied septentrional de la Montagne Noire, laisse à 1500 mètres à gauche l’industrielle Mazamet, et rencontre l’Agout en aval et près de Castres. Il a sa perte et sa renaissance, en amont de Labruguière, près de Caucalières : son absence est d’environ 800 mètres, mais en été seulement, quand l’eau est courte et que les quatre Gaunios ou Gaurrios, trous de la roche, peuvent la humer entièrement; en hiver il n’y a pas de lacune, le Thoré coulant à la fois sur terre et sous terre. Son tributaire l’Arn1, homonyme du fleuve de Florence, est l’un des torrents les plus 1. Et non Larn, par agglutination de l’article.
Le Tarn à Saint-Chély (voy. y. p. 271). — Dessin de F. Schrader, d’après nature.
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étroitement et profondément encaissés qui sillonnent les gneiss et micaschistes de France ; dans sa gorge austère l’Arn1 ne reflète ni villages, ni hameaux : à peine çà et là quelque moulin, quelque maison. On n’y noiera que des lambeaux de prairie quand on y dressera, comme on se le propose, des digues transversales et que de la sorte on créera des réserves pour l’arrosement des vallées du Thoré, de l’Agout, et le service de leurs industries. XXI. Dadou2. — Rivière semblable en son cours supérieur à toutes celles de ce pays gneissique, par sa prodigieuse tortuosité dans un couloir désert, presque sans vie humaine, car l’homme n’y a point trouvé place pour des bourgades, ce val étant un étranglement apte à peine à des moulins. Au-dessus de Réalmont, la nature change : il entre dans une vallée tertiaire (miocène), qui est fertile, ample, bien peuplée, où l’eau pure des gorges supérieures se souille à la moindre crue par son mariage avec des ruisseaux impurs. Il laisse à droite Réalmont, baigne Graulhet et s’unit à l’Agout à 5 kilomètres au nord-ouest de Lavaur. XXII. Aveyron. — Long, mais faible, l’Aveyron est une rivière des granits, schistes, lias, avec lambeaux d’oolithe. Il commence à 2 kilomètres sud-est de Sévérac-le-Château, au pied de montagnes de 800 à 900 mètres qui sont un rebord du Sauveterre; mais contre l’habitude des fontaines du pourtour des causses, faits de roches oolithiques, la fontaine de l’Aveyron, sortant du lias, a peu d’abondance. Jusqu’aux approches de Rodez sa rive gauche côtoie, tantôt de loin, tantôt de près, la montagne des Palanges, laquelle, au delà de Sévérac-l’Église, qui a des houilles enflammées, devient une croupe sombrement sylvestre. Puis il se tord, lent, silencieux, terne, au pied de la noire colline de Rodez, qui le domine de plus de 100 mètres. De sa première fontaine à Villefranche de Rouergue, il coule droit à l’ouest. Continuant ainsi son cours, il finirait par atteindre le Lot en amont de l’embouchure dans la Garonne ; mais, en entrant dans le bassin de Villefranche, il tourne au midi, pour reprendre ensuite le chemin de l'occident, à partir du confluent du Viaur. 3
1. Cours, 48 kilomètres. 2. Cours, 100 kilomètres ; bassin, 85 000 hectares ; eaux ordinaires. 4 mètres cubes (?). 5. Cours, 272 kilomètres ; bassin, 537 500 hectares ; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?) ; étiage, 5 (?) ; crues, 1500 (?).
A Monteils il entre dans de très pittoresques « étroits », fort célèbres depuis que le chemin de fer de Paris à Toulouse les suit. Il n’y avance que par ponts et par tunnels, tellement la rivière s’y tord, de promontoire à promontoire de gneiss, au pied des roches, à l’ombre des châtaigniers, dormante ou rapide : il l’y traverse douze fois de Monteils à la Guêpie, et le nombre des tunnels est pareillement de douze. Après le neuvième pont, un repli de la rivière embrasse le très haut et très puissant éperon qui porte la ville de Najac et son grand château du XIIIe siècle. Au pied des ruines du château de la Guêpie, par 125 mètres, lui arrive le Viaur, qui est presque son égal. Quand leurs flots se rencontrent, l’Aveyron a parcouru un peu plus de 170 kilomètres en un bassin de 155 000 hectares, le Viaur un peu plus de 150 en un bassin de 155 000 hectares également, dans un val plus sinueux et plus beau. Inférieur, dit-on, d’un sixième, celui-ci roule du cristal, tandis que celui-là traîne des eaux laidement colorées par le lias. Bientôt la vallée change d’aspect : toujours belle, mais d’un autre genre de beauté ; d’une beauté pour ainsi dire plus architecturale, au bas de très hauts escarpements du lias. Superbes sont les sites qu’on y admire du chemin de fer de Lexos à Montauban : les rochers d’Anglars dominant la rivière de 250 mètres ; Saint-Antonin ; Penne, sa falaise et son antique château ruiné ; Bruniquel, sa roche et son vieux manoir. A Montricoux les collines s’écartent et l’Aveyron s’avance dans une ample vallée qui finit par se confondre avec celle du Tarn. Il passe à 6 kilomètres au nord de Montauban et s’achève par 68 mètres au-dessus des mers. XXIII. Viaur.— Le Viaur1 a son origine dans le lias comme l’Aveyron. Il commence à 7 kilomètres au sud-ouest de Sévérac-le-Château, sur le Pal (1157 mètres), qui est le sommet culminant du Lévezou. Il n’est pas en France de courant plus fidèle aux gneiss et aux micaschistes : il tourne autour des promontoires de roches dures, caps hautains, rugueux, pittoresques, mais jamais aussi droits que les falaises du calcaire ou de la craie. Vallon par l’étroitesse, gorge par la profondeur, et souvent par la sauvagerie, sa vallée est partout à l’abri des vents, arrêtés à la fois à la rive droite, à la 1. Cours, 153 300 mètres ; bassin, 155 000 hectares ; eaux ordinaires, 8 mètres cubes (?) ; étiage, 2 (?) ; crues, 500 (?).
LA GIRONDE rive gauche, au repli d’amont, au contour d’aval, par la paroi des escarpements qui se renvoient sans cesse le cours de son eau limpide et le tordent comme un serpent. Au bas des chemins à grands lacets, des sentiers de chèvre, des escaliers de roche où l’hiver fait gronder des torrents, quand on est descendu jusqu’au bord de ce méandre du Rouergue, on est comme au fond du
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monde, et dans cette calme retraite on oublie la bise et la brise du causse inclément de Rodez. Le Viaur, heureuse rivière, n’arrose point de villes, il ne dévore point d’égouts, aucun chemin de fer ne suit ses caprices : sauf quelques moulins, il restera longtemps, sinon toujours, à la nature. XXIV. Arrats. — Arrats ou Arats1, aucune eau
La Dourbie à Saint-Jean du 3Bruel (voy. p. 275). — Gravure de E, Meunier, d’après une photographie de M. Louis Rousselet.
partie du Lannemezan ne démontre mieux l’impuissance de certains terrains tertiaires à créer des rivières qui ne soient pas seulement des gouttières de hasard. Ce ruisseau de 150 kilomètres de long peut descendre, livré à lui-même, à ne rouler que 15 litres, auxquels il y a lieu d’ajouter maintenant les 465 litres par seconde reçus du canal de la Neste. L’Arrats passe au bas de quelques bourgs : Mauvezin, où 2 kilomètres seulement le séparent de la rive gauche de la Gimone, Tournecoupe, Saint-Clar. Il entre dans la
Garonne presque en face de Valence d’Agen, par 55 mètres. XXV. Gers. — Encore un « courant » qui ne courait pas. Si l'Arrats baissait jusqu’à 15 litres avant d’être avivé de 465 par le canal de la Neste, le Gers2, plus long en un bassin plus ample, des1. Cours, 125 à 130 kilomètres ; bassin, 60000 hectares ; eaux ordinaires, 1800 litres ; étiage, 15 ; crues, 275 000. 2. Cours, 175 à 180 kilomètres ; bassin, 123 500 hectares ; eaux ordinaires, 350C à 4000 litres ; étiage naturel, 38 ; crues, 450 mètres cubes (?).
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rendait, à 58 : mais ce même canal lui a fait présent de 930 litres : deux fois ce que reçoit l’Arrats. Né vers le plus haut du plateau de Lannemezan, près de la Save et de la Baïse, et non loin de la Neste, mais à un niveau très supérieur à celle-ci, le Gers passe au pied d’Auch, ville amphithéâtrale, puis devant Fleurance, puis au bas du coteau de Lectoure, enfin à Astaffort, et s’achève au-dessous de Layrac, par 42 mètres environ. XXVI. Baïse1. — C’est le plus long des courants lannemezaniens et aussi le plus abondant : moins par lui-même que par son affluent, la Gélise2, la rivière d’Eauze, de Sos, de Mézin, de Barbaste, qui lui amène l’eau vive de quelques ruisseaux des Landes. Faite de deux Baises à peu près égales, dont l’une baigne Mirande, elle traverse Condom où elle devient navigable grâce à des écluses ; Nérac dont elle longe pendant 2000 mètres la célèbre Garenne, qui est une belle promenade ; Lavardac où tombe la Gélise ; Vianne, bastide qui a conservé son enceinte à quatre portes. Puis elle s’engloutit dans le fleuve par 25 mètres, à 5 kilomètres en amont du confluent du Lot. A l’étiage naturel de la Baïse le canal de la Neste ajoute maintenant 1125 litres par seconde d'eau plus fraîche et plus courante : 575 lui arrivent par la Grande Baïse, 575 par la Baïsolle, 575 par la Petite Baïse. XXVII. Lot3. — Pas un riverain ne manque de faire sentir le t de ce nom. Tous prononcent Lott, et non pas, à la française, Lo. Plus réellement encore, il s’appelle Olt, comme une belle rivière de l’Orient, l’Olt de Transylvanie et de Roumanie, qui est un affluent du Danube : divers surnoms de villages le prouvent : SaintLaurent d’Olt, Saint-Geniez d’Olt, Sainte-Eulalie de Rive d'Olt, Castelnau de Rive d’Olt, Calmont, d’Olt (Aveyron) et Saint-Vincent Rive d’Olt (Lot). De même que le Tarn assemble les torrents d’un cirque ayant pour parois Lozère et Bougès, le Lot allie ceux d’un cirque ayant pour murs cette môme Lozère et le Goulet (1499 mètres), qui est le mont de sa source. 1. Cours, 185 à 190 kilomètres ; bassin, 291000 hectares ; eaux ordinaires, 7 mètres cubes (?) ; étiage, 1500 litres ; crues, 1200 mètres cubes (?). 2. Cours, 92 kilomètres ; bassin, 148 500 hectares : eaux ordinaires, 5500 litres (?) ; étiage, 750 (?) ; crues, 600 mètres cubes (?). 3. Cours, 466 kilomètres; bassin, 1 125 430 hectares ; module, 100 mètres cubes (?) ; étiage, 10 à 12 (?) ; grandes crues, 3000, 4000, 5000 (?).
Né près du Chassezac, terrible torrent du bassin du Rhône, à 8 kilomètres au sud-sud-ouest des fontaines de l’alter ego de la Loire, qui est l’Allier» il n’est plus qu’à 1050 mètres devant Blaymard ; à 900 devant Bagnols-les-Bains, qui a des sources thermales; à un peu plus de 700 devant Mende. Au-dessous de cette ville sa rive droite contourne sinueusement le causse isolé de Changefège, tandis que la gauche effleure le pied du causse de Mende, également isolé, puis la racine des escarpements du Sauveterre ; dans ce défilé les roches de support desdits causses dominent de 500 a 550 mètres l’antique Olt, qui, tordu dans le lias, roule des eaux de peu de clarté, auxquelles se mêlent celles de la Colagne, rivière de Marvéjols, et celles de l'Urugne, rivière de la Canourgue. Puis viennent des gorges très étroites, tours et retours où se font face, à gauche la falaise du Sauveterre, à droite le talus déchiré des monts d’Aubrac dont les coupures vomissent des torrents très inconstants, très profondément ensevelis dans leurs défilés, et prodigieusement rapides à la descente sur granit et sur gneiss. Il baigne, en un brusque repli, l’étroit et long rocher qui porte Saint-Laurent d’Olt, il anime les industries de Saint-Geniez d’Olt, traverse Espalion et frôle Estaing ; puis le désert se fait sur ses deux rives, dans un long étranglement, jusqu’à Entraigues : là, par 240 mètres, se heurtent Lot et Truyère, d’où le nom de la ville, qui, de même que plus d’une en France, doit son nom d’Entraigues, Entraygues, à la fourche de deux rivières, de deux eaux, de deux aygues, comme on dit dans les vieux patois d’Oc Égaux en longueur, environ 160 kilomètres chacun, les deux courants sont inégaux en bassin et en volume. La Truyère est supérieure d’un tiers au Lot, mais elle abdique son nom. En aval d’Entraigues les gorges continuent, qui sont d’un grand caractère, gneissiques, boisées des arbres aimant la roche « primitive », sauvages, sans bourgs et bourgades. Le Lot est désormais navigable : non de lui-même, mais au moyen de 75 écluses dont, d’ailleurs, peu de bateaux font ouvrir et fermer les portes pour le transport de la houille, ou du hois, ou du phosphate qui sert à l’amendement des terres. Il boit le Dourdou de Bozouls et traverse le bassin houiller de l’Aveyron où se sont élevés dans des ravins latéraux, à quelque distance de la rive gauche, deux grands ateliers de métallurgie, Aubin et Decazeville. Les houilles qu’ils consomment, celles qui se vendent auprès ou au loin, ne
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sont pas les seules qui disparaissent du pays : des incendies, visibles la nuit en lueurs, dévorent depuis des centaines d’années telle et telle de ces collines, aux alentours de Cransac. Le Riou Mort, l’indigent ruisseau qui écoule la plupart des vallons houillers de la contrée, a son embouchure en amont de la Roche-Bouillac, qui est un beau site, parmi des rochers rougeâtres. Enfin, les défilés s’ouvrent, les vieilles roches, granit, gneiss, schiste, lias, l’ont place à l’oolithe où le Lot coule, extraordinairement sinueux, de cap de colline à cap de colline, toujours profond parce que des barrages de navigation le retiennent. Généralement impur, il n’a jamais la vraie transparence; même après des semaines sans pluie, son onde, bien que verte, est sombre : trop de ruisseaux du lias et du schiste se mêlent dans son lit aux fontaines du Causse. Mais, à mesure qu’on descend la rivière à partir de son arrivée dans le calcaire, que suit la craie, on la voit de plus en plus lucide parce que de grandes sources vives la clarifient. Qui a vu le nid d’aigle de Capdenac, près d’une grande gare du chemin de fer de Paris à Toulouse, connaît le profil saisissant des côtes du Lot. Il le connaît mieux encore, celui qui, dans un beau voyage, de Capdenac à Cahors, a contemplé les escarpements qu’entaille la grand’route en aval de Cajarc ; ou les hautes parois de Calvignac ; ou Saint-Cirq-Lapopie, jadis ville murée, aujourd’hui bourgade avec ruines et décombres, tronçons de château, grande église; ou, des deux côtés du confluent du Célé, les collines de pierre de Bouziès, que route de terre et chemin de fer traversent en souterrains. Par sa position dans un contour de rivière, sur un roc élevé, Capdenac a quelque raison de se croire l’héritière de l’antique Uxellodunum, la dernière forteresse qui brava les légions de César. Mais pas plus que sur Alésia les érudits ne s’accordent sur Uxellodunum : les uns mettent cette acropole cadurque à Caliors, qui est aussi dans une presqu’île du Lot ; d’autres à Luzech, que tourne également cette rivière ; d’autres essayent de l’asseoir sur les hauteurs de Mursens, au nord-est de Caliors, au-dessus du vallon du Vers, affluent de droite du Lot, sur un plateau qui porte d’ailleurs l’oppidum gaulois le mieux conservé de France1 ; quelques-uns l’installent sur le Puy d’Issolu, près du confluent de la Dordogne et de la Tourmente ; 1. Il y a là 6200 mètres de murailles « barbares », non cimentées.
d’autres enfin vont la chercher jusqu’à Ussel, en Limousin, et non plus chez les Cadurques. Ces Cadurques avaient pour ville Caliors, qu'enferme un cingle harmonieux, anneau de 5000 mètres dont l’isthme n’en a même pas 700. Le Lot reçoit, en ce détour, la fameuse Divonne, superbe après les grandes pluies. Plus sinueux que jamais au-dessous de Caliors, allant toujours à l’ouest, mais par de très grands contours qui sont parfois presque fermés en boucle, il décrit, entre autres méandres, celui de Luzech. d’environ 5000 mètres de longueur, l’isthme n’en ayant que 100 à 150, et celui de Puy-l’Évêque dont le cingle a près de 7000 mètres de serpentement pour moins de 700 mètres de cou ; il boit l’eau du gouffre de l’Eygue ; il passe à Villeneuve et dans une large vallée qui est, certes, une des plus opulentes de France, il baigne Sainte-Livrade, Castelmoron, l’ardu coteau de la Parade et la riche Chirac et la riche Aiguillon. Il s’unit enfin à la Garonne au bas de la fière colline de Nicole, dominant de près de 150 mètres le confluent des deux rivières, lequel est à 20 mètres au-dessus du niveau des mers. L’Oit n’aspire qu’une grande rivière, la Truyère, une petite rivière, le Célé : tout le reste est torrents, ruisseaux ou belles fonts. XXVIII. Colagne. — On dit également Colagne1 et Coulagne. Elle vient des pentes du Truc de Fortunio, le second des dômes de la Margeride, mais elle ne verse pas seulement au Lot des eaux margeridiennes, elle lui amène aussi le tribut de torrents aubracois. Sur son plateau natal, dans les hautes prairies, son cours est sans grande violence; de là elle descend dans des précipices où elle se brise en cascades et cascatelles. La Colagne baigne Marvéjols et s’achève par un peu plus de 600 mètres d’altitude. XXIX. Urugne2. — Cette eau pure sort de sources vives nées dans un repli du causse de Sauveterre, sources que les étés les plus chauds ne peuvent entièrement boire, Le hameau de Toutes. Aures, au-dessus du vallon de Saint-Saturnin de Tartaronne, le village de la Chapelle-Toutes-Aures, au-dessus de la vallée de la Canourgue, disent assez par leurs noms à quelle bataille de vents 1. Cours, 50 kilomètres ; bassin, 48 700 hectares; eaux ordinaires, 4 mètres cubes (?). 2. Cours, 10 kilomètres ; eaux ordinaires, 1000 litres (?) ! étiage, 500 (?).
LA GIRONDE
sont en proie les déserts du plateau qui fait descendre ses eaux vers l’Urugne par des canaux invisibles. En arrivant à la Canourgue, elle se double du Ilot de Saint-Frézal, onde merveilleusement claire qui jaillit à côté d’une petite chapelle, au pied d’escarpements bas, arides. Ayant traversé la Canourgue, ville étroite et longue où elle aide à des industries, elle reçoit à la Mothe-Banassac le ruisseau du cirque de Saint-Saturnin de Tartaronne, si gracieux et grandiose quand on l’admire en descendant du Causse, des hauts lacets de la
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route de Sévérac à Mende. L’Urugne s’achève tout près de là, par 520 mètres. XXX. Truyère.—Ainsi que la Colagne, la Truyère1 a sa part des monts de la Margeride et de l'Aubrac, et de plus elle doit beaucoup aux monts du Cantal : elle relève par ceux-ci des roches volcaniques, par ceux-là du granit, du gneiss, du micaschiste. Elle prend sa source au versant occidental de la Margeride, haute ici de 1494 mètres, et presque aussitôt baigne la Villedieu, l’un des villages les plus élevés de la France centrale (environ 1500 mètres).
Le Lot à Villeneuve. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.
Elle serpente d’abord sur un plateau qui est en hiver une « Sibérie » ; son cours, parallèle à la Margeride, la mène au nord-nord-ouest, comme pour atteindre la Dordogne supérieure. Vers Malzieu, la pente s’accélère et la rivière de plateau devient un torrent de défilés qu’accroissent, à chaque pas de moindres torrents arrivés par sauts et par bonds des noires forêts, des ravines rougeâtres de la Margeride. Ces défilés se creusent de plus en plus, et, quand le chemin de fer de Neussargues à Sévérac-le-Château les franchit à 9 ou 10 kilomètres au sud-est de Saint-Flour, c’est par un viaduc fameux, d’excessive hauteur, incomparable jusqu’à ce jour : le pont du Garabit, long de 565 mètres, domine de 123 mètres la Truyère, claire et rapide.
A 1000 mètres en aval de ce pont fantastique, la Truyère atteint son point le plus septentrional : brusquement elle tourne au sud-ouest, direction qu’elle garde jusqu’à sa rencontre avec le Lot, toujours engloutie dans des gorges et sans effleurer une seule bourgade ; bourgs, villages, et même presque tous les hameaux sont campés sur la montagne, que déchire la Truyère en son cours aventureux, héroïque, entre escarpements sombres, rochers ternes, pans de forêts, avec de rares moulins et d’étroits estrans de prairie. Sa fin est à Entraigues : elle oppose au Lot une 1. Cours, 160 kilomètres ; bassin, 525 000 hectares ; eaux ordinaires, 25 564 litres (?) ; étiage, 4793 (?) ; crues, 2800 mètres cubes (?).
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onde en tout temps supérieure : en eaux ordinaires, 25 564 litres contre 15922 ; en étiage, 4795 contre 2985; en crue extrême, 2800 mètres cubes (?) contre 1766 (?), et son bassin est à celui de la rivière de Mende comme trois est à deux. Son maître affluent, le Bès1, prend ses sources dans des plis humides, sur des tourbes, dans des prairies tondues en été par les moutons, au pied du mamelon culminant des monts d’Aubrac (1471 mètres), et, vite accru par une infinité de ruissellements, il s’en va vers le nord, mais ses détours sont innombrables. Il reçoit le tribut de la plupart des très petits lacs de l’Aubrac, passe à la Chaldette, lieu d’eaux thermales (34°) embelli par le torrent, par la forêt, par la pelouse, dans un air revigorant, l’altitude étant de 997 mètres. Puis il s’enfonce dans une immense ravine qui le conduit, par 680 mètres, au couloir de la Truyère. XXXI. Dourdou de Bozouls2.— Pauvre et banal ruisseau dans le haut de son cours, il devient torrent heurté, étranglé, pittoresque, dès qu’il quitte le causse de Rodez ou causse du Comtal pour descendre dans l’Enfer de Bozouls. Ce qui lui manque, c’est l’onde, et presque tout le long de l’année il ne brise dans ses gorges qu’un étroit filet d’eau. L’Enfer de Bozouls est un profond passage du Dourdou, entre des créneaux de roches dont le rebord porte une bourgade du Causse. Le torrent y tombe en cascade au Cour d’Enfer. Il échappe de cette étreinte pour d’autres embrassements étroits de parois, car, terre ou pierre, ses deux rives ne cessent de l’opprimer, sauf devant Nauviale et devant Saint-Cyprien : c'est ainsi qu’il coule dans la gorge de Rodelle, dans les rouges étranglements de Villecomtal, si beaux quand les vergers sont en fleur, puis, passé du lias au schiste, sous les arches ogivales du vieux pont de Conques, site sauvage et noir. Il a son embouchure près de Grand Vabre par environ 210 mètres. C’est lui qui reçoit le Craynaux, si beau par son origine dans le cirque de Salles-la-Source. XXXII. Célé. — Le Celé ou Célès3 concentre les torrents de montagnes rougeâtres, hautes de 700 à 800 mètres, ici vêtues de châtaigniers, là de gazons, 1. Cours, 56 kilomètres ; eaux ordinaires, 7 mètres cubes (?) ; étiage, 1500 litres (?) ; crues, 375 mètres cubes. 2. Cours, 82 575 mètres ; bassin, 56 200 hectares ; eaux ordinaires, 1184 litres ; étiage, 218 ; très grandes crues, 392 620. 3. Cours, 95 à 100 kilomètres ; bassin, 104500 hectares ;
eaux ordinaires, 8 mètres cubes (?); étiage, 1 (?).
de fougères, de brandes. De ces gneiss et micaschistes, qui se lèvent au sud-ouest d’Aurillac, il passe au lias, et bruit en plusieurs rivières dans les plus pittoresques quartiers de la vieille Figeac. En aval de cette ville il abandonne le lias pour l’oolithe cadurque. Dès lors ses gorges sont d’une splendeur rare, ses cassures de calcaire immenses, et de petits bouts du monde, replis de rebord du Causse, lui envoient des fontaines qui ne tarissent jamais. Il coule, tordu, retordu, rapide, connue un petit Lot, par de petits cingles. Il rencontre Corn, village escarpé dont la source, les rochers, les grottes sont une merveille ; Brengues, Marcillac, privé tous les jours d’un peu de son soleil par la haute paroi blanche qui se dresse au levant ; Sauliac, dont la roche rougeâtre est terrible ; la Pescalerie, dont la font pittoresque, issue des pertes du Causse, dégorge parfois un torrent ; Cabrerets, où, par une sombre demi-voûte, Rochecourbe domine en surplomb son eau froide : le Célé, minant les rocs où quelque détour porte l’effort de son courant, a creusé sous le calcaire, là et ailleurs, des vides obscurs à demi qui sont pour les poissons une fraîche retraite. Nature splendide, richement colorée, du blanc au rouge, avec pittoresques villages accrochés à flanc de précipice et ruines de vieux châteaux qui souvent semblent n’être qu’une excroissance de la pierre vive où ils s’enracinent. A Figeac le Célé n’est séparé de la rive droite du Lot que par le relief de collines de Gapdenac, ou massif du Cingle, large de 5 kilomètres seulement et que le chemin de fer de Paris à Toulouse perce par trois tunnels ; mais là même les deux rivières s’écartent, et le Célé n’arrive au Lot qu’après avoir encore erré pendant 55 kilomètres. Il finit par environ 125 mètres, à Conduché, où le Lot touche a de superbes falaises. Un peu en amont du confluent, il perd une partie de son onde qui, par-dessous le Rocher des Anglais, va rejaillir au fond même du Lot ; on distingue parfois cette embouchure cachée : à des flots clairs si le Lot est trouble et le Célé pur, à des flots troubles si le Lot est clair et le Célé fangeux. XXXIII. Divonne. — Cette font jaillit à Cahors, en amont des six arches du pont de Valentré, qui, datant de 1508, porte trois tours élevées : en son genre, c’est le plus beau des ponts français. En temps sec, Divonne, au pied d’un grand roc en surplomb, est un ruisseau de plusieurs centaines de litres par seconde qui sort d’un gouffre
LA GIRONDE immobile accaparé par un moulin, d’une espèce de puits dont on dit que 150 pieds de corde n’ont pas trouvé le fond. Après un violent orage, c’est une rivière qui bouillonne et, par un escalier de trois cascades, descend avec fracas dans le Lot, parfois moins abondant qu’elle. Et cependant le Lot arrive, à longues journées, des lointaines Cévennes, tandis que Divonne a 20 mètres à peine au soleil
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et quelques kilomètres obscurs dans le ventre des coteaux de Cahors. Un vers latin précieux, Divona, Celtarum lingua, fous addite divis,
nous apprend que ce nom celtique signifiait la Fontaine des Dieux.
Cahors : le pont de Valentre. — Dessin de A. Tissandier.
XXXIV Eygue. —L’Eygue1, c’est-à-dire l’Eau, l'eau par excellence, la grande eau, sort avec extrême abondance d’un gour très profond; aucune roche n’assombrit son onde, immobile derrière un moulin, dans un jardin voisin du village de Touzac. Le gouffre s’épanche en une rivière dont le volume presque immuable serait de 1800 litres par 1. Leygue, orthographe habituelle, incorpore l’article au nom.
seconde (?). Cette rivière, le moulin la paralyse aussitôt, pour la jeter immédiatement à la rive gauche du Lot, qui coule ici largement, majestueusement. La puissance de la fontaine et sa quasi invariabilité prouvent que les cavernes dont elle est l’issue doivent s’étendre fort au loin sous le causse de Tournon.
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XXXV. Avance1. — C’est une rivière de la région de l'alios, des sables, des pins et chêneslièges, c’est-à-dire de la Lande. Arrivée à la Taillade, elle se perd sous terre, et plusieurs ruisseaux des environs comme elle : entièrement, absolument, quand les eaux sont basses; mais quand elles sont hautes, l’Avance, que les gouffres n’avalent pas toute, a deux cours ; l’un sous terre, et l’autre sur terre, dans le sauvage vallon du Riou Rouge. La rivière souterraine a 2000 mètres de long : avec les autres ruisseaux perdus elle reparaît aux
sources de Neuffons, en un bel étang que de grands arbres ombragent et dont elle s’échappe en ébranlant des forges. L’Avance baigne Casteljaloux et se perd dans le fleuve à 4500 mètres au-dessous de Marmande. XXXVI. Drot. — Drot1 plutôt que Dropt si l'on se reporte aux anciens titres, cette rivière des terrains miocènes, ne court point joyeusement dans sa vallée, en flots vivants, gazouillants et clairs. Faute de calcaires, de craies, de grès perméables» ses ruisseaux lui versent peu d’onde cristalline, et
Sur la Dordogne : le château de Beynac (voy. p. 288). —DesindeTaylor,d'aprèsunephotgraphie. presque toujours il s’attarde en eau profonde audessus des chaussées de moulin ; puis, à partir d’Eymet, il dort d’un lourd sommeil derrière les barrages qui le font navigable pendant 64 kilomètres, jusqu’à l’entrée en Garonne. Tout étroit qu’il est, ce grand ruisseau lourd déploie ses nénufars sur trois départements : il naît dans la Dordogne près de l’illustre château de Biron, il serpente en Lot-et-Garonne, il se termine en Gironde, à l’aval de la Réole. Nous n’avons pas de rivière dont les deux bouts soient mieux marqués par leur nom : il commence 1. Cours, 52 kilomètres; bassin, 35 700 hectares; eaux ordinaires, 4262 litres ; étiage, 950 ; crues, 105 000.
dans les collines de Capdrot2; il finit à Caudrot5, a une faible distance du lieu jusqu'où remonte la marée dans le fleuve. Montpazier, Villeréal, Castillonnès, Eymet, etc., la plupart des petites villes que le Drot baigne ou dont il effleure la colline, sont des bastides du XIIIe siècle. Aucune de ces cités uniformes de notre Sud-Ouest n’a conservé plus intègrement que Montpazier son plan inflexible, ses rues toutes parallèles ou perpendiculaires entre elles, ses maisons datant de la naissance même de la bourgade» 1. Cours, 125 kilomètres ; bassin, 134 700 hectares; eaux. ordinaires, 5 mètres cubes (?) ; étiage, 1 (?) ; crues, 500 (?). 2. C’est-à-dire : Tête du Drot. 3. C’est-à-dire : Là où le Drot « choit », s’achève.
LA GIRONDE
sa place carrée entre quatre couverts, qui sont des rues sous arcades. XXXVII. Ciron. — Autant le Drot est somnolent, autant le Ciron1 est éveillé. Cette rivière de la Lande part d’un des plus hauts reliefs (150 mètres) de ce plateau des sables ; elle emplit la vaste lagune de Lubbon, et coule fraîche, rapide, sinueuse, sur joli fond de sable, dans une ravine ombreuse et gracieuse, où s’ouvrent des ravins également ombragés : car la forêt des pins est immense. En certains de ses passages, notamment du pont de Baulac
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(route de Bordeaux à Mont-de-Marsan) jusqu’aux environs de Villandraut, le sillon de cette eau vive n’est pas un vallon, mais une gorge entre rocs avec gours, dormants, rapides, brusques détours, sites imprévus, vieilles ruines, arbres aux grands rameaux. Le Ciron n’arrose qu’une bourgade, Villandraut; il passe près de Sauternes aux vins fameux et s’abîme dans la Garonne entre Cadillac et Langon.
XXXVIII. Dordogne. — Grande et superbe ri-
La Dordogne à Bergerac (voy. p. 288). — Dessin de Richner, d’après une photographie.
vière qui coule sur les roches « primitives », granits, gneiss, micaschistes revêtus de roches volcaniques dans le haut pays des sources; puis sur les calcaires et les craies ; enfin sur ses galets et sur ses propres alluvions. La Dordogne'2 jaillit, sous le nom de Dore, à 1720 mètres au-dessus des mers, au pied du Sancy, dans une prairie tourbeuse et mouillée. Aux Bains du Mont-Dore, thermes célèbres, les blocs qui l’irritent ne sont déjà plus qu’à 1000 mètres d’altitude ; et ils ne sont même plus à 850 devant 1. Cours, 84 kilomètres; bassin, 125 000 hectares; eaux ordinaires, 9 mètres cubes (?) ; étiage, 5 (?). 2. Cours, 472 kilomètres; bassin, 2 587 020 hectares; eaux ordinaires, 500 mètres cubes ; étiage, 50 ; crues, 37200.
la Bourboule, lieu de guérison devenu récemment aussi fameux que le Mont-Dore, grâce aux sources les plus chargées d’arsenic que l’on connaisse. Elle rencontre, en de sombres gorges, sa seconde branche mère, le Chavanon, plus long qu’elle en un bassin deux à trois fois plus vaste ; puis elle entre dans le val de Bort, antique lac écoulé dominé de 550 mètres par les escarpements des Orgues, qui sont de puissantes colonnades basaltiques issues jadis d’un volcan quelconque du Cantal. c’est la Dordogne elle-même qui, rongeant toujours, les a séparées des roches de même nature qui couvrent une grande partie du territoire cantalien ; ou, tout au moins, c’est elle qui a complété, par une usure continuelle de son seuil, la fissure jadis tra-
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cée par une cause ou par une autre dans la masse compacte. Vers l’extrémité inférieure de ce bassin, au pied même de ces Orgues, en avant du vieux château ruiné de Madic, à 5000 mètres en aval de la ville de Bort, la Dordogne rencontre la Rue. Laquelle de ces deux rivières amène le plus d’onde au rendez-vous? On n’a là-dessus nulle certitude complète : tout ce qu’on peut dire, c’est que la Rue, en cela supérieure à la Dordogne, participe à la fois des Dore, du Cézallier, du Cantal, la Dordogne ne puisant qu’aux Dore seulement. La hauteur du confluent est par 415 mètres audessus des mers. Donc, ou doublée, ou presque doublée, ou plus que doublée, la Dordogne s’engloutit aussitôt dans des gorges austères, creusées à vif dans le gneiss et le micaschiste, qui sont, des roches dures; aussi les versants n’y montent-ils pas résolument à pic, comme dans les cagnons calcaires et crayeux, si bien que çà et là des restes de forêt y pendent, asiles des sangliers et des loups. Toutefois ces talus sont très raides, très hauts; jusqu’à 200, 250 mètres au-dessus de la rivière, tantôt dormante en ses gouffres, tantôt bouillonnante en un lit de.; roches hérissées. Dans cet, obscur couloir, elle n’égaye ni villes ni villages,, les bourgs et même les hameaux s’étant perchés sur la hauteur, parce que l’étroit sillon du précipice ne laisse pas de place aux champs, aux prairies; elle y est comprimée pendant au moins 60 kilomètres, jusqu’en amont d’Argentat. Elle y boit en chemin des rivières et riviérettes intarissables, descendues à droite du plateau corrézien, à gauche des monts cantaliens : Diège, Sumène, Triousonne, Auze Mauriacoise, Luzège, Doustre. Vers Argentat (176 mètres) la fissure s’élargit : la Dordogne emporte le superbe torrent de la Maronne, puis elle entre en aval de Beaulieu dans une vaste plaine. Cette plaine est un lac aboli : elle s’y augmente singulièrement par le tribut de la Cère, longue rivière auvergnate. Déjà la Dordogne est comme un beau fleuve, claire sur les galets, dans un val admirable. Elle passe au pied du Puy d’issolu (511 mètres), qui fut ou ne fut pas le siège de cet Uxellodunum dont on a tant discuté. C’est vis-à-vis de ce Puy d’Issolu que le chemin de fer de Paris à Toulouse la traverse avant de monter sur le causse de Gramat par la fameuse rampe
de Montvalent, d’où la vue est splendide sur le cirque et sur la rivière, qui serpente entre de superbes parois de roches colorées. Elle est maintenant dans l'oolithe, que suivra bientôt la craie. Elle va de cingle en cingle» émue souvent par de gracieux rapides. Elle reçoit l’Ouysse, laisse Souillac à 500 mètres à droite, puis forme le méandre de Codon (5000 mètres d'anneau» 500 mètres d’isthme) ; après quoi elle coule au pied des fiers escarpements que couronne le bourg de Domine sur son créneau de rochers ; non moins belles sont plus bas les parois de la Roque-Gageac et la pierre hautaine qui porte le château de Beynac : sur ces rocs et derrière ces rocs, coteaux» plateaux et vallons s’en vont en terres rouges, dans le Sarladais, pays des châtaigniers ; mais dans la vallée tout est vert, exubérant, gai, touffu, splendide. La Dordogne, rarement endormie, s’ébranle souvent en vague onduleuse sur la grève de son lit, au pied de la muraille de craie, ou devant les liants coteaux ou dans la plaine uberrime. A L1' meuil, par 40 mètres, la Vézère teintée de rouge lui apporte de 12 à 1200 mètres cubes par seconde, en moyenne 25. Ce confluent de la Vézère lui donne toute son ampleur, car son autre grand et plus grand affluent, Liste, lui vient tout à fait dans le bas de son cours, quand déjà la Dordogne, puissamment enflée par la marée, n’est plus la Dordogne, mais une sorte d’estuaire ouvert sur un estuaire plus large, qui est la Garonne. Par des cingles largement éployés que le chemin de fer de Saint-Denis près Martel à Libourne coupe par de grands ponts, elle arrive, dans le pays de Lalinde, à ses plus forts rapides : au grand Thoret, au saut de la Gratusse, au rapide des Pesqueyroux. Ces trois « sauts », sur la roche, çà et là découpée par le flot de la Dordogne en compartiments réguliers, ont : le Grand Thoret, 2 , 82 de pente sur 1000 mètres ; la Gratusse, 5 , 25 sur 570 mètres; les Pesqueyroux, 2 , 65 sur 1260 mètres. Ces trois rapides marquent la fin du val, qui devient une plaine ample de 5, de 4, de 5, de 6 kilomètres, entre des collines jadis orgueilleuses de leurs vins, surtout de leur « Bergerac » et, de leur « Saint-Émilion », Bergerac est, avec Libourne, la seule ville de plus de 10 000 âmes assise au bord de la rivière des Périgourdins. A 2 kilomètres en aval, le « Grand Barrage », construit dans un but de navigation, relève le plan d’eau de la Dordogne qui, en amont de cette levée, est très large, très profonde, avec toutes les apparences d’un maître m
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I — 37 O. RECLUS. — EN FRANCE.
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des affluents de l’Ailier, du Cher, de la Creuse» fleuve ; magnifique aussi en grande crue, voire en d’une contrée de gneiss, de brandes et bois, avec tout temps, est la chute des eaux sur le plan grands et nombreux étangs. Ayant réuni ses torrents incliné de la digue. On est maintenant dans des alluvions dont la originaires, il coule en harmonieux replis, dans générosité n’a pas de fin ; de Bergerac à Saintedes gorges profondes, fraîches (comme le comporte on la nature des roches), avec charmantes prairies et Foy-la-Grande, à Castillon, à Libourne, plus descend, mieux vaut la terre. restes de l’antique forêt qui couvrit le pays : il y a là mainte Arcadie ignorée. Lorsqu’il s’unit à la Au-dessous de Castillon l’eau pure fait place à l’eau souillée, la rivière enfle et désenfle avec la Dordogne, par un peu moins de 550 mètres, il a fait 12 kilomètres de plus, dans un bassin de marée, elle devient fleuve. A Libourne, port déchu, 46 000 hectares contre 21500. Est-il, malgré tout, la Dordogne est aussi navigable, mais aussi contaminée par la vase que la Garonne à Bordeaux. inférieur au torrent de la Bourboule, parce que Bientôt elle écarte extrêcelui-ci part de montagnes mement ses deux rives, et deux fois plus hautes? Ce son lit s’ouvre au mascaret, n’est guère probable. flot de remonte impétueux, dangereux, écumeux. Sous XL. Rue b — Elle s’ales ponts de Cubzac, elle a breuve aux Dore, et an plus de 500 mètres; vers Cézallier, et aux monts du le confluent son ampleur Cantal. Née près du Sancy, dépasse 1200 mètres, auelle s’appelle d’abord Clatant que la Garonne. On se mouse. Ce nom, elle n’est croirait en face d’un fleuve pas seule à le porter en charriant les dépouilles France : il désigne aussi d’un continent, tandis qu’on des rivières ou des sources a sous les yeux une rivière d’un courant rapide, raboqui doit toute sa grandeur teux , plein de clameurs (d'où le mot Clamouse) au travail de la marée. de la sorte se nomment, Dans son court pèlerinage, par exemple, un affluent elle n’a point fait perdre du Chapeauroux (Lozère) leur nom à des Missouris, à des Ohios, à des Ouet la fontaine de Clamouse, taouais, mais à de courts qui sort du roc avec l’abondance d’un torrent pour torrents, à de charmantes rivières. Si elle porte des La vallée de la Rue, près de Bort (voy. p. 291). — Dessin de tomber aussitôt en cascade Taylor, d’après une photographie. navires, ce n’est que pensur l’Hérault, près du dant 43 kilomètres, de Lipont du Diable, à l'issue Dourne au Bec d' Ambes, et a la rigueur pendant des gorges lumineuses de Saint-Guilhem-le-Desert. 69, à partir de Saint-Jean de Blagnac ; plus haut Donc, appelée Clamouse, et torrent bruyant a chaque instant rompu par des cascatelles, elle il n’y a que petits bricks, « chalans » et bateaux, reçoit des déversoirs de petits lacs et serpente dans car les trois rapides de Lalinde ne sont point les un vallon sans grandeur, simple sillon sur la haute derniers de la Dordogne : la rivière a des seuils de pelouse ombragée de hêtres. Mais, à partir d’Église roche, des hauts-fonds, des courants brusques auNeuve, le sillon devient gorge, parfois presque dessous de Bergerac, même de Sainte-Foy, et presabîme, et cela jusqu’à la Dordogne, sauf à Condatque jusqu’à Castillon ; elle ne cesse d’être toren-Feniers, petit bassin qui fut petit lac. À l’exceprent que quand elle va devenir fleuve. tion de cette bourgade, ces défilés sauvages, sombres entre des forêts, sont absolument déserts ; les XXXIX. Chavanon. — Le Chavanon1 descend moulins mêmes y manquent. Sa dernière cascade, de la Marche, du même massif (800 mètres) que 1. Cours, 45 à 48 kilomètres ; bassin, 42 000 hectares ; débit variant d’ordinaire entre 1652 litres et 12 mètres cubes.
t. Cours, 50 kilomètres; bassin, 92 500 hectares; débit variant d’ordinaire entre 1834 et 15165 litres ; crues très puissantes.
LA GIRONDE peu éloignée de Bort, est le Saut de la Saule, où l’on admire le lit pierreux du torrent et comment son onde immortelle a creusé des cuvés, des gouffres, des couloirs dans la dureté du gneiss porphyrique.
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La Rue atteint la Dordogne à 5 kilomètres sous Bort, par 415 mètres, à l’issue d’un bassin de 92 500 hectares, celui de la Dordogne étant de 105 500.
Torrent et cascade (rive gauche de la Maronne), près Saint-Paul. — Dessin do Lancelot.
XLI. Diège. — Encore une forme du nom de Douix, Doux, Dirais, etc. La Diège 1 a ses naissants près de ceux de la Creuse et de la Vienne, sur le plateau de Millevache. Elle passe au bas de la col1. Cours, 47 800 mètres; bassin, 42 242 hectares; débit variant d’ordinaire entre 3817 et 15 631 litres.
line d’Ussel, puis s'enfonce en un cagnon tortueux qui la conduit à la Dordogne, à 10 kilomètres en aval de Bort, par 575 mètres au-dessus des Océans : le confluent est dans un site grandiose, prodigieusement encaissé, en amont de la vieille chapelle de Valbenette.
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XLII. Luzège.—Ainsi que Diège, Creuse, Vienne et Vézère, la Luzège 1 descend des froides pelouses du grand château d’eau de Millevache. C’est le ruisseau de Meymac, c’est, le torrent qui gronde près des ruines de Ventadour, c’est, la rivière opprimée, étranglée, étouffée à 200, 250, 500 mètres de profondeur dans les sauvages corridors du gneiss. 250 mètres est l’altitude de son confluent avec la Dordogne. XLIII. Maronne. — Fille du Cantal, la Maronne.2 naît dans le pays de Salers, vert de prairies, sombre de forêts, ruisselant de cascades tombant du basalte sur le basalte; puis, quand elle a bu de frais torrenticules, et la belle Aspres ou rivière de Fontanges, elle quitte les roches volcaniques en aval du charmant bassin de Saint-Martin de Valmeroux et, torrent dans les gneiss et les chênes, elle mugit à 500 mètres au-dessous des plateaux qu’elle déchire, dans l’ancien pays de Xaintrie. Elle se perd dans la Dordogne à 2500 mètres sous Argentat, par environ 172 mètres audessus des mers. XLIV. Cère. — Tout comme la Maronne, la Cère 5 a ses commencements sur la roche volcanique du massif cantalien, sa continuation et sa fin sur les roches « primitives ». Son principe est à la Font de Cère, à 1295 mètres, au pied du Lioran, que tranchent par-dessous deux tunnels de grande altitude. D’abord c’est un ruisseau sur la pelouse, entre les racines des vieux sapins, des vieux hêtres; puis elle brame dans une gorge dominée de haut par le chemin de fer d’Arvant à Figeac : Pas de Compain, Pas de la Cère, ainsi se nomment ses deux plus beaux étranglements. A la sortie du Pas de la Cère, le torrent devient rivière; il entre dans une vallée de prairies et s’y disperse en ruisseaux irrigants ; il y baigne Vic, qui a des eaux minérales froides, et laisse à 5 kilomètres à droite la ville d’Aurillac, d’où lui vient son maître affluent, la Jordanne4, issue d’un des plus beaux cirques de la montagne du Cantal. Après quoi le val se resserre, et la rivière rentre 1. Cours, 55 600 mètres ; bassin, 45 174 hectares; débit variant d’ordinaire entre 2663 et 15 383 litres. 2. Cours, 95 kilomètres; bassin, 82 500 hectares; débit variant d’ordinaire entre 6920 et 38 292 litres ; crues, 400 mètres cubes. 3. Cours, 110 kilomètres; bassin, 120000 hectares ; eaux ordinaires, 7061 litres ; étiage très bas, les arrosages prenant presque toute l’eau; crues, 300 mètres cubes. 4. Cours, 34 kilomètres.
dans les défilés avec l’eau que lui a laissée l’arrosage des brillants gazons. Vers la Roquebrou ces défilés sont un précipice creux, austère, désert, dont elle ne s’échappe que pour errer pendant deux ou trois lieues encore dans une large plaine où elle rencontre la Dordogne par 150 mètres, en aval et près de Brétenoux, bastide de 1279, en face de Puybrun, autre bastide. XLV. Ouysse1. — Cette petite Touvre des Caduques jaillit à 4 ou 5 kilomètres de Rocamadour, pèlerinage célèbre, bourg étrange, paysage livide, chaos de pierre sur un torrent sans eau. Cette rivière de l'oolithe ramène au jour, avec une abondance extrêmement variable suivant les saisons, les eaux qui se perdent dans les fissures et fêlures sans nombre du causse de Gramat et dans quelques-uns des cirques ou gouffres (dits ici cloups ou igues) qui entament, la masse de ce plateau de calcaire. Aucune expérience n’en ayant été faite au moyen de matières colorantes, de sciure de bois, de paille ou autres objets légers et flottants jetés dans les cloups ou igues, puis reparaissant aux sources du pied des causses, on ne sait pas exactement auxquels de ces gouffres correspondent les fontaines de l’Ouysse : on peut admettre qu’elles sont en relations avec le Reveillon, le Saut de la Pucelle, le cloup du ruisseau de Prangues, Figue de Biau, le gouffre de Bède, voisins ou de Rocamadour ou de Gramat, et peut-être avec les pertes de la Thémine, de lTssendolus, de l’Hôpital. Quoi qu’il en soit, l’Ouysse naît de deux dormants ; le Saint-Sauveur et le Cabouy. Le Saint-Sauveur, le plus puissant des deux, coule en toute saison, ce qui n’est pas le cas du Cabouy. C’est un tout petit lac, un bassin circulaire, un gouffre bleu, très profond, les uns disent de 25, les autres de 50, de 55 mètres, derrière lequel s’arrondit en hémicycle le flanc boisé de Bonnecoste (296 mètres) ; quand la saison pluvieuse remplit les ruisseaux des cloups et des igues, une rivière sort du Saint-Sauveur, et en temps sec une riviérette. Au bout de 650 à 700 mètres, ce ruisseau ou cette rivière reçoit le Cabouy. Le Cabouy naît dans un aride ravin qui se prolonge au loin vers le sud-est et, se ramifie en ravinots secondaires, tous secs au sein du causse. Dans ce ravin, à une petite distance en amont du 1. Cours, 12 190 mètres; eaux variant d'ordinaire entre 2 et 8 mètres cubes.
photographie de Mme Duclos, de Quimper, Première cascade de Cimel : le Grand-Saut (voy. p. 204). — Dessin de Taylor, d'après une
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Cabouy, la caverne de Pomoyssin vomit un torrent à la suite des grands orages, mais en temps ordinaire il n’en sort pas une goutte d'eau : cette caverne et beaucoup d'autres sont évidemment parentes du Cabouy. Celui-ci, gouffre de 19 à 20 mètres (?) de profondeur, a 35 mètres de diamètre, sombre, immobile, au pied d’un rocher bas couronné d’arbres. Très abondante en hiver, au printemps, et en tout temps après les tempêtes, la rivière qu’il émet baisse rapidement dans la saison brûlante, puis cesse d’atteindre la lèvre du gouffre et de faire marcher son moulin ; mais l’eau, filtrant par-dessous des fissures, va former à un niveau plus bas, et tout près, un Cabouy estival très inférieur à celui d’hiver, une onde creuse et lente qui s'allie au Saint-Sauveur après 2000 mètres de cours. Outre ces deux fontaines mères, des sources de fond jaillissent dans le lit de l’Ouysse, laquelle, arrêtée bientôt par des moulins, est profonde, encombrée de plantes aquatiques. Elle reçoit l’Alzou, sec et pierreux torrent de Gramat et de Rocamadour, et s’en va jusqu'à la Dordogne en un val solitaire, entre des coteaux escarpés qui la dominent de 150 mètres. Elle a son confluent par 80 mètres d’altitude, à 12 kilomètres en amont du pont de Souillac. XLV1. Vézère. — Née au plus haut du Limousin, près du Besson (978 mètres), la serpentante Vézère1 glisse d’abord entre les herbes du plateau de Mille vache. En aval de Bugeat, elle rencontre la montagne des Monédières, qu’elle perce en défilés, gorges obscures, boisées, par endroits grandioses, où elle s’abat par le Saut de la Virolle. Elle coule sous les trois ponts de la pittoresque Treignac, l’un vieux, les deux autres très hauts, et contourne le noirâtre coteau de la ville escarpée dont on dit : « Qui a maison à Uzerche, il a château en Limousin ». Puis les gorges de la belle et sauvage rivière sont de plus en plus profondes, étroites, désertes : la Vézère y court avec fracas, perpétuel rapide, sur des blocs de roche, entre des monts arides, ardus, où le châtaignier, parfois le pin, jettent leur ombre ; elle y passe au pied des sombres ruines du château de Comborn, elle en sort à la cascade du Saillant ou Saut du Saumon : là ses eaux noires tombent de 3 à 4 mètres, du haut d'un seuil de 1. Cours, 192 kilomètres ; bassin, 376 200 hectares; eaux ordinaires, 25 mètres cubes (?) ; étiage, 12; crues extrêmes, 1200; module, 50 (?).
granit; c'est, son dernier bond, non son dernier rebouille. Elle abandonne alors les gneiss, les granits, les ardoises pour le grès rouge ; puis, grandie de la Corrèze, elle pénètre dans le calcaire et la craie du Périgord : craie où elle coule entre de hautes roches percées de cavernes qu’habitèrent nos plus anciens précurseurs connus sur le sol où nous passons. Dans ces grottes on trouve les os d’hommes antérieurs à toute légende, les témoignages de leurs arts naissants, les débris des armes rudimentaires dont ils frappaient les bêtes auxquelles ils disputaient leur asile, leur nourriture et leur vie, animaux terribles aujourd'hui disparus de nos climats. Ces antres garantis des fauves par une race obscure ont illustré la Vézère ; Cro-Magnon, le Moustier, la Madeleine, Laugerie Haute, Laugerie Basse, la Gorge d'Enfer, les Eyzies sont des noms célèbres. Colorée quand elle sort du Limousin, elle n’arrive point parfaitement claire à la rivale de la Dordogne, malgré les fonts pures qu’elle tire du Périgord : Blagour, Sorps et Doux qui font la Couze de Larche1. Doux de Coly2, Bleu-Fond de Montignac 5, Doux du Bugue4, etc. Ses villes de bas pays se nomment Terrasson, Montignac le Bugue, et, à l’embouchure même, Limeuil, où, quand elle déborde, elle salit la Dordogne, rivière transparente comme le cristal jusqu'à son contact avec la marée. XLVII. Corrèze5. — Ce plus grand affluent de la Vézère, ce torrent vif est serré dans le gneiss, et tournoyant comme tous les courants qu’emprisonne la roche dure. Elle naît sur un massif de 948 mètres qui se rattache au Millevache et court allègrement dans une gorge vide, moins quelques moulins et cabanes de bergers, la contrée étant essentiellement un pays de pâturages; puis elle coupe les Monédières, sans vraie cascade, tandis que son maître tributaire, la Montane6, tombe du plateau de Gimel dans les étroits de Braguse par les quatre chutes du Grand-Saut (41 mètres), de la Redoule (19 à 20 mètres), de la Queue de Cheval (26 mètres) et du Gourg. Descendant très vite, en défilés tortueux, éternel repli du torrent sur lui-même, elle n'est, plus 1. Eaux ordinaires, 1350 litres; crues, 12 500. 2. Eaux ordinaires, 300 litres; étiage, 200 ; crues, 4000. 3. Eaux ordinaires, 280 litres; étiage, 240; crues, 1000. 4. Eaux ordinaires, 280 litres; étiage, 180; crues, 10000. 5.Cours, 88500 mètres ; bassin, 120 000 hectares; eaux ordinaires, 7200 litres ; étiage, 2850. 6. Cours, 34 300 mètres; débit variant d’ordinaire entre 806 et 4344 litres.
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qu'à 200 mètres d’altitude devant Tulle, une des villes les plus pittoresques de France : la Corrèze en serait l’ornement si on ne l'avait uniformément étranglée entre deux quais. En quittant Tulle, elle boit la Montane ; elle laisse à gauche, dans un vallon latéral, Aubazine, si belle par ses rochers, ses eaux vives, ses débris du passé; après quoi elle baigne Brive-la-Gaillarde, ville d’abondance et de gaieté. Par 95 mètres d’altitude elle accroît la Yézère : tantôt d'un tiers, tantôt de moitié, la saison en décide.
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XLVIII. Isle. — C’est à Libourne que finit la rivière de Périgueux, l’isle1, augmentée de l’Auvézère et de la Dronne. Elle vient du Limousin, do collines d’environ 400 à 450 mètres, à un peu plus de 20 kilomètres au sud de Limoges. D’abord rouge noirâtre dans la roche « primitive », puis dans le lias, elle passe dans l’oolithe en aval de Jumilhac-le-Grand, puis dans la craie périgourdine, et dès lors de magnifiques fonts l’épurent et l’augmentent : Glane d’entre Corgnac et Coulaures, Gour de Saint-Vincent (qui est un rejaillissement de l’Auvézère engouffrée),
L’Isle à Périgueux. — Dessin de H. Clerget, d’après une photographie.
Toulon de Périgueux, fontaine de l’Abîme près Razac, source de la cascade de Sourzac près Mussidan, etc. Elle boit la Loue1, rougeâtre rivière qui vient de Saint-Yrieix-la-Perche, du pays de la terre à porcelaine, et, après la Loue, l’Auvézère ; elle baigne Périgueux, de loin signalée par les cinq coupoles et le clocher byzantin de Saint-Front ; après quoi elle coule devant Mussidan, rencontre la Dronne à 1500 mètres sous Coutras, et, devenue la même rivière à marée, s’achève profondément, vaseusement, devant la plus grande des bastides, qui a nom Libourne. Trente-neuf écluses la font navigable à partir de Périgueux, pendant près de 1. Cours, 48 kilomètres; bassin, 28 700 hectares; eaux ordinaires, 1500 litres étiage, 500; crues, 120000.
150 kilomètres, mais il n’y a guère de grands bateaux et petits vaisseaux sur son cours que de Guitres à Libourne, grâce à l’enflure de la marée. XLIX. Auvézère2. — A tort on dit la Haute Vézère, et le nom d’Auvézère ne vaut pas mieux. Auvézère semble être purement et simplement le même mot que Vézère : la Vézère (l’article limousin étant lo), d’où, par incorporation de l’article, Lovézère, l’Ovézère, l’Auvézère. Ainsi se coagulent et se corrompent les noms. 1. Cours, 235 à 240 kilomètres; bassin, 752 500 hectares ; eaux ordinaires, 40 mètres cubes; étiage, 10 ; crues, 1500. 2. Cours, 103 kilomètres; bassin, 93 700 hectares; eaux ordinaires, 8 mètres cubes; étiage, 1800 litres; crues, 300 mètres cubes.
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Elle a ses origines dans les monts du Limousin qui se rattachent au Gargan, sur un massif de 506 mètres. Sur son cours se suivent granits, gneiss, lias, oolithes, craies. Un de ces replis — elle est singulièrement sinueuse — entoure Ségur. Son lit creusant toujours plus la pierre, ses défilés sont presque grandioses en amont de Saint-Genis, juste au moment où ils vont s’ouvrir, en même temps que la nature de la vallée change, et, de fraîche, devient sèche, et, pour tout dire, oolithique, Son eau change aussi : de lourde, d’obscure, elle se fait peu à peu plus légère et claire par la vertu de sources telles que celles de Tourtoirac, de Crezen (à Sainte-Eulalie d’Ans), du Blâme, du Chaubier, etc. A la sortie du bourg de Cubjac l’Auvézère, que les débordements de la Lourde colorent en rouge, et celles du Dalon en blanc terreux, se divise en deux bras, et, chose rare, le bras de droite est une rivière souterraine, le bras de gauche une rivière superficielle. Le bras de droite entre sous le moulin du Souci, bâti à la bouche d'une caverne, sur la route de Cubjac à Périgueux ; les bâtiments de l’usine caLa Dronne à Brantôme. — Dessin de chent la nature du lieu : on voit l' eau passer sous la voûte du moulin, puis tomber avec un bruit sourd et ne plus reparaître. C’est la perte du Souci, ou des Soucis. Cette moitié d’Auvézère ainsi engouffrée coule mystérieusement sous des collines de 225 mètres, vêtues de bois chétifs, pendant à peu près 4 kilomètres dans la direction du nord-ouest, et s’en va rejaillir dans une autre vallée, dans un autre bassin, près d’une autre rivière, par une source de grande abondance : c’est le Gour de Saint-Vincent, qui sort au milieu des herbes et roseaux et gagne presque immédiatement la rive gauche de l’isle dont, à certains jours, elle double presque le volume. La légende prétend qu’un canard emporté par le flot de l’Auvézère dans l’obscurité des Soucis reparut au Gour de Saint-Vincent, en pleine vie, avec un couan ! couan ! joyeux, mais il avait perdu les plumes du dos, arrachées par le raclement des voûtes. Le bras visible tombe dans l’Isle à 10 kilomètres
en amont de Périgueux. au pied de coteaux blanchâtres, par environ 90 mètres d’altitude A ce confluent l’Auvézère est étroite, sombre, lente, profonde, l’Isle étant large et rapide : elle a parcouru 20 à 25 kilomètres de plus que cette dernière, mais elle est bien moindre, ne serait-ce que par ce qu’elle perd au Souci ce que l’isle gagne au Gour de Saint-Vincent. L. Dronne. — Presque égale à Liste en été, mais deux à trois fois moindre en hiver, la Dronne s’y mêle à Laubardemont, après avoir longé la colline de Coutras jusqu’où se fait sentir, faiblement, le flot de la marée1. C’est une de ces rivières qu’on aime pour la transparence de leur onde et la grâce de leurs rivages ; elle a des sites adorables. Elle se forme dans le Limousin, à 30 kilomètres sud-ouest de Limoges, non loin de Chalus et près des sources de la Tardoire ; elle part d’un massif de 500 à 550 mètres, plateau pastoral ou forestier glacé le matin par la buée des étangs. H. Clerget, d’après une photographie. Longtemps elle serpente en d’étroites gorges du granit, du gneiss, vêtues de châtaigniers et de chênes, couloir sinueux, fond parfois obscur n’ayant d’autres habitants que les meuniers de quelques moulins. Là, tout à la fin, son humble Niagara est la cascade du Chalard entre Saint-Saud et Saint-Pardoux. Puis la Dronne passe au calcaire. Arrivée à Saint-Pardoux, ce n’est qu’un très mince torrent sombre, entre rouge et noir : rouge sur son sable ou sur son caillou quand l’eau n’est pas creuse, noir quand elle est profonde. Mais dès lors elle devient tout autre, et cela sans affluents visibles, sinon quelques ruisselets. Mémorable exemple de ces rivières qui croissent par les sources de fond plus que par le tribut des vallons latéraux, de village à village elle augmente, on ne sait au juste en quels endroits : s'en aperçoit qui s’y plonge en été, et qui souvent, joyeux de la 1. Cours, 189 kilomètres; bassin, 283 700 hectares; eaux variant d’ordinaire entre 9 et 16 mètres cubes; étiage très bas, 2 mètres cubes; crues, 300.
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tiédeur des eaux, se sent tout à coup transi par une source d’en bas. Au confluent de la Côle1, augmentée du Bouillidour des Fonts, ce n’est, déjà plus le torrent inégal et louche, c’est déjà la rivière pure. Elle passe dans la très gracieuse Brantôme et devant Bourdeilles, dont le donjon est haut et beau et où elle coule par sa rive gauche sous une demivoûte ; puis affluent tout près de sa rive les grandes fontaines visibles : le Puits de Fonta2, voisin de Bourdeilles dans l’angle que font à leur confluent la Dronne et le Boulou ; le Bouillidour de Creyssac, semblable au Bouillon du Loiret, dans une prairie marécageuse ; la source de Lisle ou Douzelle du Bouillidour. Elle laisse Riberac à quelques centaines de 1. Cours, 50 300 mètres; eaux ordinaires, 1600 litres; étiage, 800 ; eaux très basses, 400. 2. 631 litres par seconde (?).
mètres à gauche, reçoit la Nizonne ou Lisonne1 et s’attarde au pied du rocher de l’amphithéâtrale Aubeterre, craie vive où.l’on tailla jadis, sous un château fort, une église qui fut ensuite, jusqu'à ces dernières années, le plus sombre des cimetières, la plus fidèle image de notre obscur néant : à peine si le jour filtré par la porte et par une lucarne laissait voir des fosses, des croix, des tibias ? des crânes et, dans l’abside encore plus sombre? un tombeau monolithe avec les statues en marbre blanc d’Hélène Bouchard et de son mari François Desparbès de Lussan, maréchal d’Aubeterre. Entre Aubeterre et Coutras, la Roche-Chalais contemple de sa colline, au bord de la rivière de cristal, une des vallées les plus intimement belles de l’Occident de France : vue charmante et pourtant mélancolique, presque triste à l’enallée du jour. 1. Cours, 66200 mètres ; bassin, 67 614 hectares ; eaux ordinaires, presque immuables, 700 litres; étiage, 522.