Les aventures d'un négrier

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LES AVENTURES D’UN

NEGRIER Histoire véridique de la vie et des aventures du Capitaine Théodore Canot, trafiquant en or, en ivoire et en esclaves sur la côte de Guinée

Traduction de MARTHE NOUGUIER

B.U. CAEN - DROIT - LETTRES

D

0063079102

"CHOSES VUES" MANIOC.org PARIS - LIBRAIRIE PLON Université de Caen Normandie

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LES AVENTURES D’UN NÉGRIER (1820-1840)

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Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1931


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LES AVENTURES D’UN NÉGRIER HISTOIRE DU EN

VÉRIDIQUE

CAPITAINE OR, EN

GUINÉE,

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AVENTURES TRAFIQUANT LA

CÔTE

L’ANNÉE

DE

1854

BRANTZ MAYER.

Fonds TRADUIT

DE

L’ANGLAIS

PAR

MARTHE NOUGUIER

Abel Bonnard

1883

PARIS LIBRAIRIE

PLON

LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT IMPRIMEURS - ÉDITEURS — 8, RUE GARANCIÈRE, 6e

Tous droits réservés

-

1968


Le texte original de cet ouvrage a été publié par A. et C. BONI, à Londres, sous le titre : Adventures of an Africain Slaver. Copyright 1931 by Librairie Plon.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l'U R. S. S.


INTRODUCTION

Le 27 juillet 1807, un navire de trois cents tonneaux, armé de dix-huit canons sur le pont et porteur de lettres de marque contre tous vaisseaux français et espagnols, le Kitty s Amelia, commandé par le capitaine Hugh Crow, après avoir recruté son équipage de soixante hommes dans les geôles et dans les maisons de racolage de Liverpool ; après avoir fait signer leurs engagements à deux médecins et à trois officiers —dont, seul, le plus âgé était un navigateur ; — après avoir rempli le pont à esclaves et la cale de cotonnades de Manchester, de mousquets de Birminhgam, de coutellerie de Sheffield, sans compter les menottes, les fers, les fèveroles, le plomb, le quinquina, la mitraille, la poudre à canon, le rhum et les futailles d’eau, sortit avec la marée, longea la roche noire de Liverpool et cingla vers la côte de Guinée. Ce fut le dernier négrier légalement autorisé qui partit d’un port anglais. Les grands jours de la traite des nègres, après avoir duré près de quatre siècles, touchaient à leur a


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fin. S’il faut choisir une date, disons qu’ils avaient commencé le jour où l’explorateur Anton Gonzalvez avait amené dix noirs à Lisbonne. Il avait en vue le salut de leurs âmes. Christophe Colomb luimême, par qui deux continents furent ouverts à l’esclavage, envoya dans son pays cinq cents Indiens en conseillant de les vendre sur les marchés de Séville. Sir Francis Drake et John Paul Jones, ces héros maritimes de deux nations avaient aidé au transport de noires cargaisons. De grands monarques s’étaient associés en tant que capitalistes à ce même négoce, entre autres Henri le Navigateur, Ferdinand le Catholique, l’empereur CharlesQuint., Élisabeth et son rival Philippe II, Charles II d’Angleterre, — qui fut le premier à faire frapper des guinées en l’honneur de la traite, — Philippe V d’Espagne, la reine Anne... A cause du trafic des esclaves, des guerres avaient éclaté entre l’Angleterre et l’Espagne ; il avait passé de telle nation à telle autre suivant les clauses des traités de paix. Abandonné maintenant par les gouvernements, interdit aux négociants de Liverpool, il n’allait pas tarder à tomber aux mains d’hommes tarés, de brigands. Le Kitty s Amelia, honnête négrier, avait reçu son congé avant que la loi entrât en application. Il avait séjourné trois mois dans le port afin de compléter son équipage. Fort de son droit et de ses dix-huit canons, il se dirigeait maintenant vers le Sud et, par Ouessant, les brouillards de la Biscaye,


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la Corogne et le Cap Finistère, il atteignait la zone toujours agréable du « trafic du Nord-Est ». A plusieurs reprises, son équipage aperçut au loin des voiles. Il leur donna la chasse mais les Français — si toutefois c’en étaient — tournèrent les talons. Par 27° de latitude nord, on passa au large du pic de Ténériffe qui pointait en l’air, entre deux bancs de nuages. Ces marins caboteurs, ces débardeurs, dont la plupart n’avaient jamais dépassé le sud de la Manche, veillaient maintenant par de calmes nuits que n’éclairaient plus les étoiles familières du Lancashire, tombées derrière l’horizon. Parvenu au quinzième parallèle, leur navire pénétra dans la zone des tempêtes et des calmes plats où la mer. d’un gris terne, était martelée comme une enclume par les pluies verticales. Quelques jours après, poussés par des brises intermittentes, ils doublaient le cap des Palmes et se dirigeaient vers l’est, le long de la Côte d’ivoire qu’on eût dit faite de trois lignes interminables : ligne blanche des brisants, ligne jaune des plages, ligne verte de la brousse. Tandis qu’ils passaient lentement devant les forts de la Côte d’Or, de timides pirogues venaient à leur rencontre, puis, reconnaissant en eux des négriers, pagayaient avec une énergie désespérée pour regagner la plage. La Côte des Esclaves n’était que lagunes et palétuviers enchevêtrés. Finalement, après sept semaines de traversée,


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ils arrivèrent à la Côte de Calbary et jetèrent l’ancre dans la rivière de Bonny... la rivière de Bonny où les négriers mouillaient en aval de la ville par sept brasses d’eau ; où parfois jusqu’à quinze vaisseaux, anglais et français, attendaient leur chargement de bois d’ébène ; où, venant de l’intérieur, les pirogues de guerre indigènes, avec leurs soixante pagayeurs et leurs trente captifs enchaînés au fond, glissaient sur l’eau silencieuse ; où dans le cimetière marin, sur une langue de terre sablonneuse, s’érigeaient les croix en mémoire de marins tués par les fièvres, le scorbut, la dysenterie ; où la fièvre montait des marécages où croissent les palétuviers et où les nuées de moustiques faisaient l’air presque opaque... la rivière de Bonny, séjour des crocodiles, des lamantins, des requins, des perroquets gris ; où la marée apportait et remportait tour à tour des corps d’esclaves, les femmes flottant toujours, disait-on, sur le ventre, les hommes sur le dos, le regard fixé sur ces nuages immuables qui étaient presque de la couleur de leurs yeux. Là, le capitaine Crow fit mettre son canot à la mer et, cérémonieusement, se fit conduire à terre où il devait tenir, avec le roi Holiday, une palabre touchant le prix des esclaves. Avant même son arrivée, l’abolition de la traite avait été annoncée à Bonny. Les indigènes avaient reçu cette nouvelle sans enthousiasme. A cause de la traite, ils avaient été transportés par millions à travers l’Atlantique et la route qu’ils


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avaient suivie était tracée, au fond de la mer, par leurs squelettes ; mais aussi ils avaient été enrichis par milliers et, ces heureux milliers, c’étaient les rois, les trafiquants, les courtiers, les hommes disposant du pouvoir. L’esclavage, c’était leur système économique et leur méthode judiciaire. Leurs travaux étaient exécutés par des esclaves ; leur poudre, leur rhum, leur cotonnade étaient payés en esclaves. S’agissait-il de la justice? L’esclavage était, pour ainsi dire, l’unique châtiment du crime. Aussi les arguments du roi Holiday sont-ils faciles à saisir, tels que les énonçait le monarque dans son parler moitié nègre et moitié anglais : — Crow, vous et moi avoir été amis beaucoup de temps et moi savoir vous parler avec vraie bouche (vérité) et voilà tous les capitaines venir dire à moi votre roi et vos grands chefs arrêtent commerce et si ça vrai? Quoi faire, nous? Vous savoir bien nous avoir trop femmes —c’est l’habitude —et trop enfants et y en a pouvoir devenir méchants hommes comme nous voir aussi méchants hommes blancs... » J’imagine qu’arrivé là, le roi s’arrêta pour avaler une bonne rasade du rhum qu’il venait de recevoir en manière de cadeau. Puis, il reprit : — La loi être si li enfant devenir méchant et si nous est défendu li vendre, li père doit tuer enfant à lui. Et si commerce être fini, alors faudra nous tuer trop d’enfants même manière. Mais, nous pensons commerce pas finir et tous li sorciers disent à nous même chose. Eux disent votre pays


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être jamais plus fort que li Dieu tout-puissant. » Le capitaine Crow dut s’accorder avec lui pour estimer que le Parlement britannique ne pourrait être plus fort que le Dieu tout-puissant. Les autres capitaines négriers partageaient cette opinion et, pourtant, — du moins pendant quelques années — la traite fut supprimée à peu près complètement. Deux mois avant que la loi entrât en vigueur, un bill mettant la traite hors la loi avait été votée par les deux Chambres du Congrès. Le commerce danois des noirs, jadis très étendu, avait été déclaré illégal en 1802. Les Suédois abolirent la traite en 1813, les Hollandais, l’année suivante. En attendant, la marine britannique qui, pendant les dernières années des guerres napoléoniennes, montait la garde dans toutes les mers, veillait à ce que ces interdictions fussent respectées. Napoléon, lui aussi, abolit la traite, mais seulement lors de son gouvernement libéral des CentJours. Rentrés, les Bourbons respectèrent son décret. L’Espagne, en reconnaissance d’un don britannique de 400 000 livres sterling, prohiba la traite à partir de 1820. A la fin de cette même année, elle n’était plus légale que faite par des navires portugais et seulement au sud de l’Équateur. Pourtant, ce fut cette année-là qu’elle entra dans une ère nouvelle, l'ère brutale, audacieuse et pittoresque décrite dans le présent ouvrage. Cette nouvelle forme de traite, qui se développa après les guerres napoléoniennes, offrait une grande


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ressemblance avec la contrebande de l’alcool qui succède aux grandes guerres du siècle où nous vivons. Dans les deux cas, nous trouvons les vaisseaux rapides, les équipages composés d’hommes qui n’ont plus rien à perdre, l’embarquement et le débarquement précipités de la cargaison et, à la fin de la traversée, l’orgie succédant au partage des bénéfices. Dans les deux cas, on trouve le quartier général des contrebandiers établi à Cuba ou sur un des îlots de la Floride et le capital nécessaire pour l’expédition est généralement fourni par NewYork. Le Hijacking (1) — si souvent décrit sons d’autres noms dans le présent récit — découlait naturellement de ces deux formes de contrebande. L’une d’elles s’appuyait — l’autre s’appuie encore — sur ces solides sympathies locales grâce auxquelles les fonctionnaires deviennent faciles à corrompre et les cargaisons faciles à vendre. Des histoires de corruption — dont plusieurs fort amusantes — figurent par douzaines dans les Aventures d’un négrier. D’abord — et avant que le navire pût faire voile vers la côte africaine — il était indispensable d’acheter les autorités du port de la Havane. Puis, c’était au gouverneur des îles du Cap Vert qu’il fallait offrir un présent pour obtenir la permission (1) Hijacking : pillage par une bande de criminels du butin — bière, whisky ou toute autre marchandise — précédemment réuni par une autre bande de criminels. (Note de la traductrice.)


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d’user du pavillon portugais. Si le navire était capturé, le capitaine offrait de l’argent pour recouvrer sa liberté. Enfin, de retour à Cuba, il fallait encore reconnaître les services du capitaine général, de son secrétaire et de plusieurs fonctionnaires locaux. Il arrivait parfois que tout le bénéfice retiré du voyage était absorbé par ces générosités obligatoires. Pour que l’entreprise fût une affaire avantageuse, les esclaves devaient être aussi étroitement serrés que des caisses de whisky écossais. Le Volador, cité à la fin de ce récit, était de la taille d’une petite goélette faisant le cabotage : elle portait 747 nègres dont 136 moururent au cours de la traversée. Ce taux de mortalité n’était pas exceptionnel, non plus que cet excès de nombre. Les esclaves étaient couchés sur le côté, comme des cuillers dans un écrin, les genoux ployés de l’un s’emboîtant dans les jarrets de l’autre. Sur certains bâtiments, ils ne pouvaient même pas s’étendre ; ils faisaient toute la traversée assis sur les genoux les uns des autres. La puanteur était effrayante. D’après le témoignage d’un officier britannique, on pouvait sentir un négrier « à cinq milles sous le vent ». Un navire ne pouvait être confisqué comme faisant la traite que si la présence de noirs à bord en fournissait la preuve. Cette règle adoptée par les tribunaux pendant une période de trente années, était identique à une autre, plus récente, qui s’applique aux importateurs clandestins de whisky. Elle suggérait un moyen merveilleusement simple


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d’éviter la capture. Nombreux sont les contrebandiers qui en ont usé mais aucun avec une cruauté aussi grandiose que le capitaine Homans, commandant la Brillante. Ce brick négrier fut pris au piège, vers la fin d’un après-midi, par quatre croiseurs surgis de différents points de l’horizon. Toute tentative de fuite était inutile. Pourtant, le vent tomba et la nuit s’étendit peu à peu sur la mer avant que le plus rapproché des vaisseaux britanniques fût arrivé à portée de canon. A la faveur des ténèbres, le capitaine Homans se prépara à sauver son navire. Il tint prête à être mouillée la plus grosse de ses ancres. Il fit passer sa chaîne au-dessus du manchon de l’écubier puis la déroula, tendue, tout autour du navire, à l’extérieur de la lisse. Il fit monter les esclaves sur le pont ; ils étaient 600. Puis, il les rangea le long de la lisse et les fit attacher à la chaîne de l’ancre au moyen de cordes solides passées dans leurs menottes. Bientôt on entendit les embarcations des quatre croiseurs s’approcher à travers la nuit. On percevait le grincement des tolets et le clapotis des avirons sur l’eau tranquille. Homans laissa tomber l’ancre. Dans la nuit, une plainte confuse s’éleva tandis que la chaîne, avec sa charge de corps, s’enfonçait dans la mer calme. Les cris des esclaves étaient parvenus jusqu’aux marins britanniques ; l’odeur des esclaves imprégnait encore lourdement le vaisseau ; les vastes


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marmites servant à cuire leurs aliments, les aliments eux-mêmes, et aussi des menottes étaient encore à bord mais nul esclave n’était là qui pût servir de pièce à conviction. Homans, qui raillait insolemment ses abordeurs, s’en alla, libre. La traite illégale était une serre chaude où prospérait la cruauté, pareille à quelque plante parasite des pays tropicaux. Tout semblait favoriser sa croissance : le pouvoir illimité du capitaine, l’asservissement illimité des esclaves, la couleur de leur peau, leur langage étrange, la vie, en marge des lois, des équipages composés d’hommes qui n’avaient plus rien à perdre, la peur de la fièvre, de la prison, de la potence. Avec 400 noirs entassés entre les deux ponts, la crainte d’une mutinerie possible était continuelle. Deux cents femmes nues et luisantes se pressaient dans la cabine et sur le pont arrière. Pendant une traversée comme celle-là la lubricité et la peur, la rose rouge et la ronce, s’entrelaçaient comme dans la vieille ballade. Peu de capitaines, pourtant, se montrèrent aussi cruels que Homans, de la Brillante. Les uns étaient retenus par leur humanité naturelle, les autres, par de solides principes commerciaux. Les cadavres n’étaient d’aucun profit. Afin d’être en mesure de livrer leurs noirs gras et en bonne santé, pas trop abattus, à point pour être offerts aux enchères, la plupart des négriers traitaient leur cargaison d’esclaves avec les mêmes égards qu’ils eussent


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accordés à un chargement de moutons, de singes ou de boeufs — c’est dire avec, peut-être, plus de bienveillance que les marins honnêtes de la même époque n' en montrèrent envers les immigrants irlandais ou allemands dont la vie n’avait de valeur que pour eux-mêmes. Le héros du récit qu’on va lire — qui n’est pas exempt de quelque partialité — nous parle de cette traversée comme s’il s’agissait d’une sorte d’idylle de l' Atlantide. Il décrit la nourriture abondante, la stricte propreté et les peines prises pour assurer une bonne ventilation. Et même, nous dit-il, l’aprèsmidi, par beau temps, il y a des divertissements : « Les hommes,les femmes,les jeunes filles et les jeunes garçons sont autorisés à chanter ensemble des mélodies africaines, invariablement soutenues par un tam-tam improvisé sur le fond d’un bassine ou d’une bouilloire d' étain. » Il ajoute que le fouet était rarement employé — mais après lecture de son propre récit, on met en doute l’exactitude de cette assertion. Cruelle ou compatissante, la traite subsistait toujours. Elle était soutenue par des forces économiques plus puissantes encore que la marine britannique. Depuis la fin des guerres napoléoniennes, il y avait reprise du commerce de certaines denrées tropicales qui pouvaient être avantageusement produites par la main-d’œuvre esclave. Le continent européen s’ouvrait à nouveau à l’importation du sucre de canne, du riz et du café. Quant au coton, la demande en semblait illimitée. Les esclaves


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étaient rares et, en 1819, les bons ouvriers agricoles se vendaient 1 100 dollars aux marchés de la Nouvelle-Orléans. Même à Cuba, ce paradis des contrebandiers, ils faisaient 350 dollars. Sur la côte de Guinée, on pouvait les acheter avec quelques mètres de cotonnade, un petit baril de poudre ou une barrique de rhum, denrées représentant de 25 à 30 dollars. Une vieille maxime, chère aux agents du fisc anglais, assure qu’aucun commerce ne peut être prohibé s’il rapporte plus de 30 pour 100. Les profits retirés d’un voyage de négrier fait avec succès étaient de 150, 200, 250 pour 100 ! La traite des nègres était stimulée aussi par d’autres forces qui n’étaient pas d’ordre économique. Des milliers de jeunes soldats, habitués à la vie aventureuse, s’étaient vu dépouiller de leur profession par le Congrès de Vienne. Ils cherchaient de nouveaux champs où pût s’exercer leur esprit d’entreprise. Certains s’engagèrent comme volontaires dans les guerres d’indépendance de l’Amérique du Sud. D’autres servirent sur des corsaires colombiens avec licence de piller tout navire portant le pavillon espagnol. D’autres encore vécurent en honnêtes pirates sur les côtes cubaines, pareils à l’oncle Rafael de mon héros. En Espagne même, ils devinrent chefs de guérillas pendant les troubles qui conduisirent aux guerres carlistes. Cette génération de jeunes aventuriers, simples soldats dans l’armée de la Fortune, s’enrôla par centaines au service de cette nouvelle traite des


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nègres, et, pour une part, ce fut leur amour du danger qui la rendit possible. En retour, la traite satisfaisait leur soif d’inconnu. Elle les menait, par delà de nouveaux horizons, vers des combats, des maladies d’étranges pays et d’étranges femmes, vers de longues croisières dans des mers interdites, vers l’orgie finale sur le paseo de la Havane où les filles au regard morne écoutaient leurs récits tandis que les marins caboteurs les observaient avec haine et admiration. Et aussi la traite leur ouvrait une carrière, leur offrait l’occasion de s’élever à une sorte de prééminence. Da Souza, sur le littoral du Dahomey, accumule une fortune considérable et un harem de 700 femmes. Après vingt ans passés sur la côte du Vent, Pedro Blanco se retira avec un million de dollars, d’aucuns disent, avec un million de livres sterling. Notre négrier africain lui-même, le protagoniste de cette histoire, fut un peu moins heureux que ses deux grands rivaux ; pourtant, pendant de longues années, son nom avait été célèbre à l’égal des leurs. La vie de Théodore Canot fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d’un soldat français, il dut son éducation au capitaine d’un navire américain et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. On pourrait, sans rien forcer, le qualifier d’Américain, car il commanda plusieurs vaisseaux américains, passa ses dernières années aux États-Unis et con-


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tribua fortement à l’extension de l’esclavage dans les États du Sud. Néanmoins, par le caractère, c’était un condottiere italien né quatre siècles trop tard. Comme ses grands prototypes, il était rusé, amène, ambitieux, adroit et ne savait pas pardonner. Il n’avait pas de religion ; il avait de nombreux vices et peu de faiblesses ; les indigènes l’appelaient Monsieur Poudre-à-Canon. Au temps de Galeas Visconti ou de François Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque petit duché cisalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie, harcelant les Autrichiens ou bien commander l’une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique. Même dans la traite des nègres, Théodore Canot sut se tailler une très importante situation. Il commandait de grands navires. Il était propriétaire de riches factoreries sur la côte du Vent et, sans cesse, il projetait des entreprises plus amples encore. Si un petit nombre seulement réussit, ses échecs ne sont pourtant imputables à aucun manque d’intelligence. La traite traînait après elle un poison, une sorte de miasme, pareil au brouillard qui monte lentement des lagunes africaines. Dans le cas de Théodore Canot — et il en fut de même pour la plupart des autres négriers — chaque voyage le rapprocha du désastre et, en 1853, après trente années de vie aventureuse, on pouvait le voir errer, épave lamentable, sur les quais de Balti-


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more en quête de qui pourrait lui offrir à boire. Là, il renoua connaissance avec James Hall membre distingué de la Société de colonisation africaine. Ils s’étaient rencontrés dix ans auparavant, sur la côte de Guinée. Hall était un philanthrope ; il s’occupait alors de fonder une colonie de nègres libres sur les terres basses voisines du Cap Palmas. Canot, qui avait temporairement renoncé à la traite en qualité d’honnête planteur, ne rencontrait qu’insuccès. Toujours courtois avec les étrangers, il avait rendu aux colons du Cap Palmas quelques légers services et c’est cela que Hall était disposé à payer de retour. Il donna probablement à Canot quelque petite somme d’argent. Il le pria d’écrire ses Mémoires et apprit alors avec intérêt que son journal et ses papiers avaient été conservés. Il le présenta à Brantz Mayer, fort connu alors comme journaliste. Mayer était une de ces parfaites nullités qui possèdent l’art de se donner de l’importance. En politique, il était du nombre de ces modérés à qui les abolitionnistes paraissaient à la fois fous et dan. gereux. Il se plaisait à penser que le problème de l’esclavage pouvait être résolu graduellement par l’embarquement des noirs pour l’Afrique et il était toujours prêt à donner à ce compromis l’appui de sa prose abondante. L’histoire de Théodore Canot, ce négrier qui vivait en paix avec les colons de Libéria, semblait venir à l’appui de sa thèse. Mayer se fit son scribe,


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un scribe presque trop empressé. Entre une bouteille de porto et une boîte de cigares, le travail se poursuivait : Canot fournissant la toile de fond, l’humour, les acteurs et les aventures ; Mayer, déployant ses périodes majestueuses qui, pareilles à des serpents, couvrent les pages de leurs replis. Il n’était jamais à court de quelque morale qu’il fixait à leur queue en guise d’ornement. Son style est ampoulé, boursouflé, et pourtant ce style possède une dignité qui n’est pas sans attraits à notre époque d’escamotage littéraire et de phrases nettes et tout unies. Il possède l’équilibre, le lent déroulement et le rythme du beau langage. Mais je prise surtout en lui le corps translucide au travers duquel nous voyons briller les étranges aventures et le caractère plus étrange encore de Théodore Canot, ce soldat de fortune brave, déloyal, obligeant, sincère — seulement lorsqu’il était en colère —et qui s’en fut un jour demander dangers et richesses à la traite des nègres sur la côte africaine. MALCOLM COWLEY.


LES AVENTURES D’UN NÉGRIER (1820-1840)

I LE MOUSSE

Les femmes de soldats sont rarement riches et ma mère ne faisait pas exception à cette règle. Elle était restée seule, dans une situation fort modeste et avec six enfants à sa charge, mais cette veuve d’un vieux grognard français, qui avait partagé avec son mari les souffrances de maintes longues et mornes étapes, ne perdit pas courage en présence d’un tel malheur et ne fut pas non plus à court d’expédients pour faire donner de l’instruction aux plus jeunes de ses enfants. A Florence — ma mère était Italienne — je fus donc laissé à l’école, où j’apprenais la géographie, l’arithmétique, l’histoire et les langues étrangères, jusqu’à l’âge de douze ans. On estima alors le temps venu pour moi de choisir une profession. A l’école, dans mes heures de loisir, j’avais toujours dévoré des livres de voyages ou des récits historiques riches d’aventures et, quand j’avouai ma préférence pour la vie du marin, personne ne 1


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fut étonné. On applaudit même, plutôt, à mon idée car, déjà, deux des frères de ma mère avaient servi, au temps de Murat, dans la marine napolitaine. Les renseignements nécessaires furent rapidement demandés à Livourne et, quelques semaines plus tard, j’étais sur la jetée de ce port, confortablement équipé, amplement muni de vêtements, et prêt à m’embarquer sur le navire américain la Galatea, de Boston. Ce fut en l’année 1819 que je saluai pour la première fois l’élément sur lequel j’ai passé une si grande partie de ma vie. Durant les trois premiers mois, je servis de cible à tous les railleurs qui se trouvaient à bord. S’il survenait un accident, j’étais le bouc émissaire et chargé de tous les péchés et de toutes les négligences. Comme ma vie se passait dans le poste d’équipage, pas une assiette, pas un verre, pas un ustensile ne tombait lors d’un coup de vent, que sa chute ne fût attribuée à quelque manque de soin de ma part. En vérité, nul ne prenait mon sort en pitié sauf le maître-queux, un nègre gras et lourd que je ne pouvais souffrir ! Il fut le premier africain sur laquel tombèrent mes regards et mon seul ami au temps de mes premières aventures. A bord de la Galatea, en plus des officiers, il y avait un comptable auquel le capitaine donna l’ordre de m’enseigner l’anglais, si bien que, avant notre arrivée à Sumatra, j’étais déjà capable de défendre mes droits et de plaider ma cause. Faute d’avoir pu trouver dans cette île une cargaison de poivre, nous dûmes nous rendre aux Indes et, dès notre arrivée à Calcutta, le capitaine, qui était éga-


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lement subrécargue, prit un logement à terre où nous eûmes, le comptable et moi, permission de le suivre. Conformément aux usages de ce temps, la maison mise à notre disposition était spacieuse, élégante et munie de toutes les commodités et de tous les agréments que peut offrir l’Orient. Quinze ou vingt serviteurs étaient sans cesse aux ordres de ses habitants. Pendant trois mois, nous vécûmes comme des nababs et grande fut ma tristesse lorsque le comptable annonça que le chargement du navire était complet et nos vacances finies. Au cours du voyage de retour, je montai en grade et passai du poste d’équipage à la timonerie avec les fonctions de mousse dans le quart du maître d’équipage. Entre cet officier marinier et le capitaine, l’inimitié régnait et, comme on croyait voir en moi l’enfant gâté du maître, j’eus bientôt à subir, dans toute son amertume, la malveillance du subordonné. Celui-ci était non seulement revêche mais positivement méchant. Un jour, tandis que le navire glissait gaiement, poussé par une brise de cinq nœuds, il m’ordonna d’aller à l’extrémité du bout-dehors de grand foc pour larguer la voile. Sans attendre que j’eusse dépassé le foc, il commanda tout à coup aux hommes qui se trouvaient aux drisses de hisser la voile. L’un des marins présents fit remarquer la situation où je me trouvais, mais une bordée d’injures le fit taire. Un instant après, la secousse me lançait dans l’espace et, après avoir exécuté toute une série de sauts périlleux involontaires, je tombai dans l’eau à quelque distance du flanc du navire.


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Revenu à la surface, j’entendis le cri prolongé de l’équipage qui, tout entier, se précipita du même côté muni, qui d’un bout de filin, qui d’une cage à poules pendant que d’autres sautaient dans le canot d’arrière, prêts à le mettre à l’eau. Au milieu de ce tohu-bohu, le capitaine apparut sur le pont, faisant arrêter le navire tandis que celui des hommes qui avait protesté en ma faveur auprès du second, et qui me croyait noyé par l’effet de sa cruauté, saisissait cet officier à bras-le-corps et s’efforçait de le jeter par-dessus bord. Pendant que, l’une après l’autre, les voiles de la Galatea battaient contre le vent, bien des regards anxieux s’efforçaient de me découvrir à la surface de l’eau mais, nulle part, je n’étais visible. Il était arrivé ceci : lorsque le navire avait pivoté sur lui-même, ce mouvement l’avait amené si près du point où j’étais remonté à la surface que, saisissant l’un des filins qui avaient été lancés à mon secours, j’étais parvenu à grimper sans être aperçu jusqu’aux porte-haubans, sous le bâtiment. Au moment où je sautai sur le pont, je vis la moitié des hommes massés en un groupe tumultueux autour du second et du marin qui s’empoignaient. Ma soudaine apparition eut pour effet de détourner cette foule de son cruel dessein et, en quelques instants, l’ordre fut parfaitement rétabli. Notre capitaine était intelligent et juste. Il examina l’affaire avec beaucoup de calme et de soin et, le lendemain, le second se vit retirer son commandement. Au plus beau de cette agitation, mon ami le cuisinier avait sauté par-dessus bord au secours


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de son protégé. Le hasard avait voulu que nul n’eût remarqué le noir au moment où il avait bondi dans la mer et, comme il se mit à nager dans une direction opposée à celle où je me trouvais, peu s’en fallut qu’il ne pérît lorsque le navire reprit sa direction première. Juste à ce moment, on entendit monter de la mer un faible cri et la tête crépue fut aperçue à temps pour que le sauvetage fut encore possible. Cette aventure éleva grandement dans l’estime du mess non seulement le petit Théodore mais aussi le maître-queux. Chaque samedi soir, mon ami africain était admis à partager la chère du gaillard d’avant et, de plus, le capitaine lui remit un certificat relatant son acte méritoire et en rehaussa la valeur par la promesse d’une large gratification à l’arrivée. Je commençai alors à m’habituer à la vie en mer et même à l’aimer sincèrement. Mon aptitude pour les langues me familiarisa avec la langue anglaise, et, aussi, me permit très vite d’aborder l’étude scientifique de la navigation et c’est avec plaisir que je me souviens de l’empressement du capitaine à me la rendre facile. Nous approchâmes de Sainte-Hélène pour nous y ravitailler mais, comme Napoléon vivait encore, une frégate britannique nous arraisonna à cinq milles de cette côte ceinte de rochers et, après nous avoir chichement fourni d’eau, nous engagea à poursuivre notre route vers notre pays. Je me souviens à merveille que nous arrivâmes à quai à Boston par une belle nuit de juillet. La famille du capitaine Towne habitait Salem ; il


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fut bien vite sur la route qui y conduit. Le nouveau second avait à Boston une jeune épouse ; lui aussi ne tarda pas à disparaître. L’un après l’autre, à la faveur de la nuit, tous les hommes de l’équipage s’esquivèrent furtivement. Le second officier, prétexta une visite à faire dans le voisinage, si bien que, vers minuit, la Galatea avec sa cargaison d’environ 120000 dollars se trouva confiée à la vigilance d’un mousse. Toute la nuit, j’arpentai le pont. J’étais le seul de tous ceux, si nombreux, qui, pendant près d’une année, m’avaient accompagné à travers tant de mers, à n’avoir ni camarades, ni amis, ni foyer, ni jolie amie dont l’attrait eût pu me faire quitter le navire. Lorsque l’aube épanouie fit place au jour, je me souvins des émouvantes descriptions que les marins, mes compagnons, faisaient de la beauté de Boston et, soudain, je me sentis tenté de suivre leur exemple. Mais l’honneur arrêta mes pas comme je gagnais l’échelle, si bien que, au lieu de descendre le long du flanc du navire, je fermai la porte du poste et grimpai sur la grande vergue afin, du moins, de voir la ville, si je ne pouvais me mêler à ses habitants. Je m’attendais à contempler une autre Calcutta, mais cet espoir, conçu par mon imagination, fut déçu. Au lieu des longues et éclatantes rangées de palais et de villes que j’avais laissées aux Indes ou sur la côte toscane, mes yeux ne rencontrèrent tout d’abord que briques ternes et planches badigeonnées. Mais tandis que mes regards, s’égarant hors de la ville, parcouraient les deux côtés de l’admirable baie parsemée d’îles


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charmantes et toute parée de la fraîche verdure de l’été, ma mémoire, mon cœur furent transportés comme par magie au cœur de l’Italie, mettant en grand péril mon sens du devoir... J’en étais là lorsque le pas lourd d’un étranger, sur le pont, me rappela brusquement à la réalité. L’intrus — pour autant que j’en pus juger de si haut — paraissait corpulent et d’âge mûr. Sans prendre le temps de descendre par les enfléchures, je me laissai glisser le long d’un galhauban et rejoignis l’étranger au moment même où il atteignait le poste. Ma connaissance des seuls usages italiens ne me permettait pas encore d’apprécier cette plus grande liberté dans les rapports sociaux qui, en Amérique, devait, plus tard, me devenir si familière, et l’on s’imaginera sans peine que l’ordre, donné par moi à l’indiscret bostonien d’avoir à quitter le navire, fut plutôt péremptoire. J’avais le commandement — mon premier commandement — et une visite aussi exempte de cérémonie m’offensait singulièrement. La conduite de l’intrus n’atténua pas mon irritation car, ne répondant à mon injonction que par un tranquille sourire, il continua à faire le tour du navire, mettant son nez dans les moindres coins. Bientôt, il me demanda si j’étais seul. J’eus encore assez de sang-froid pour laisser cette question sans réponse, mais de nouveau je lui ordonnai de quitter le bord et j’appelai un chien qui n’existait pas. Ma ruse échoua. Le Yankee poursuivait l’examen commencé et je marchais sur ses talons, tirant de temps à autre les longues basques de sa redingote afin de donner plus de force à mon ordre de départ.


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Pendant cette promenade, mon hôte importun me questionna sur la santé du capitaine, sur le second, sur la cause du renvoi de celui-ci, sur notre cargaison et sur la durée de notre voyage. Chaque question nouvelle donnait lieu à une réponse de plus en plus brève et bourrue. J’étais maintenant certain que j’avais affaire à un coquin, et de la plus insolente espèce, et mon tempérament francoitalien, échauffé à l’excès, était bien près de causer un éclat. Nous approchions maintenant de l’abri qui à l’arrière recouvrait le gouvernail et les appareils à gouverner. Là étaient déposés des seaux contenant une douzaine de petites tortues achetées à l’île de l’Ascension où nous avions relâché après que l’accès de Sainte-Hélène nous eût été refusé. Les tortues attirèrent l’attention de l’inconnu qui offrit tout de suite de les acheter. Je déclarai que la moitié seulement du lot m’appartenait mais que je vendrais le tout à condition qu’il payât sur l’heure. Mon persécuteur tira aussitôt de sa poche un portefeuille passablement usé et, me tendant 6 dollars, il me demanda si cette somme me satisfaisait. Ces dollars, s’ils ne constituaient pas une preuve absolue d’honnêteté, étaient l’indice indiscutable qu’il en existait tout au moins des lueurs et je suis certain que mon cœur se fût alors laissé attendrir si l’acquéreur n’eût tenu à faire servir l’un des seaux au transport des tortues. Or, comme le navire tirait gloire de ces élégants ustensiles, laborieusement décorés par les artistes du bord d’un aigle planant et du nom du navire, je refusai ce qu’il demandait tout en offrant de lui rendre son


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argent. Mais mon négociant en tortues ne devait pas être si aisément repoussé : son sourire ironique n’était pas encore détourné de mon visage que, déjà, il cherchait à m’écarter de son chemin et à m’arracher le seau des mains. Je compris vite que, de nous deux, c’était lui le plus fort et que je ne saurais sauver le seau par des moyens licites. En conséquence, par une brusque torsion et une secousse que je lui imprimai, je parvins à en répandre le contenu, eau et tortues, sur le pont, arrosant du même coup les pieds et les basques de mon adversaire. A ma grande surprise, son maudit sourire, loin de s’effacer, s’accentua jusqu’à se transformer en un rire immodéré bientôt renforcé de celui d’un second bostonien suspect qui, pendant notre querelle, avait sauté sur le pont. J’étais maintenant franchement échauffé. Mes lèvres étaient blanches, mes joues en feu, mes yeux étincelants. Je grinçai des dents puis j’en marquai l’empreinte dans la main que je n’arrivais pas à détacher du seau par d’autres moyens. Au cours de la lutte, je perdis ou déchirai une partie des billets, mais finalement vainqueur, je devins clément et, ramassant mes tortues, je me contentai d’insister de nouveau pour obtenir le départ de mes fâcheux visiteurs. Je ne manquai pas, sans doute, d’assaisonner mon langage de certaines épithètes en usage parmi les marins et qui, en général, sont plus vite apprises par les étrangers que les expressions plus policées. Toujours est-il que ce monstre odieux, parfaitement insensible à mon attaque, se précipita vers le poste et y fût sans doute descendu si, plus ra-


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pide, je n’avais pas avant lui atteint la porte à laquelle je m’adossai dans une attitude de défi. Une nouvelle bataille s’ensuivit, soulignée par le rire unanime d’une foule d’ouvriers réunis sur le quai. Cette fois, je ne pouvais le mordre, mais je tenais en respect mon pseudo-voleur, en lui donnant sans merci, dès qu’il approchait, des coups de pied dans les tibias, agrémentés d’injures dans le plus pur toscan. Qui connaît quelque peu le caractère italien et, en particulier, le caractère italien relevé d’une pointe française, peut se figurer à quelle rage intense j’étais maintenant en proie. Les larmes commençaient à couler de mes yeux : et lui, riait toujours ! A la fin, ouvrant brusquement toute grande la porte du poste, d’un bond je courus au râtelier m’emparer d’un mousquet chargé, et, ainsi armé, je me précipitai sur le pont. Le bout de mon canon n’eut pas plustôt paru à l’écoutille que déjà mon tortionnaire avait quitté le bateau et, lorsque j’atteignis l’échelle, ce fut pour l’apercevoir sur le quai entouré d’une foule qui criait et riait. J’adressai à ce groupe des signes de tête menaçants, et, mon mousquet sur l’épaule, je me mis à monter la garde sur la coupée. Il y avait un bon quart d’heure que je paradais ainsi lorsque le second fit enfin son apparition sur le quai. Mais jugez de ma consternation lorsque je le vis s’avancer avec déférence vers mon visiteur, se découvrir et lui offrir respectueusement de le conduire à bord ! Ce vieil individu d’aspect minable n’était autre que William Gray, de Boston, propriétaire de la Galatea, de sa cargaison et de nom-


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breux navires, beaucoup plus beaux, alors épars sur toutes les mers. Mr. Gray était un adversaire qui savait pardonner. En quittant le bateau, ce matin-là, il me fit présent de 50 dollars « en échange, me dit-il, des 6 qui avaient été détruits pour la défense de ses biens » et, le jour de mon débarquement, il ne se contenta pas de me payer le salaire de voyage, mais il y joignit 50 dollars destinés à contribuer aux frais de mes études de navigation.


II NAUFRAGE SUR LES BANCS DE FLESSINGUE

Le capitaine Towne se retira à Salem après le licenciement de l’équipage et m’emmena chez lui pour y résider jusqu’à ce qu’il fût prêt à entreprendre un nouveau voyage. Pendant cinq ans, je fis, de Salem, de longs voyages en diverses régions du monde. Lors de mon second voyage aux Indes, je me trouvais à terre à Quattahbattou, en compagnie du capitaine et à la recherche du poivre, lorsqu’une grande proa (pirogue malaise) arriva au débarcadère, bondée de prisonniers provenant de l’une des îles. Ces malheureux allaient être vendus comme esclaves. C’étaient les premiers esclaves que je voyais. Pendant que s’opérait le débarquement de cette cargaison humaine, je remarquai l’un des Malais qui tirait par les cheveux, le long de la plage, une jeune et belle femme. Engourdie par une longue immobilité dans le fond humide de la pirogue, cette femme, incapable de marcher et même de se tenir debout, ne cessait de hurler. Tout en moi se révolta. J’ordonnai à la brute de cesser d’agir avec tant de cruauté et, comme il ne me répondait que par un rire moqueur, d’un seul coup de gaffe, je l’étendis 12


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à terre. Cette impétueuse défense des lois de l’humanité nous força de quitter Quattahbattou en toute hâte mais, à l’âge de dix-sept ans, mes sentiments à l’égard de l’esclavage — ainsi que le présent récit le montrera — étaient bien différents de ce qu’ils devinrent plus tard. Mon apprentissage achevé, je fis encore, et avec succès, deux ou trois voyages en qualité de second jusqu’au jour où, à la suite d’une « peine de cœur », je quittai mes patrons et cédai à l’attrait d’une vie d’audace et d’aventure. Ce coup cruel qui m’atteignait si jeune me fut porté à Anvers, ville assez renommée pour les nombreux péchés qu’elle fait commettre aux jeunes marins. D’Anvers, je me transportai à Paris pour me consoler de mes chagrins. Un beau matin, abandonnant à mon propriétaire une malle vide en guise de paiement, je filai à l’anglaise et me hâtai de regagner la mer. La nécessité seule me contraignit à m’embarquer sur un navire britannique faisant route vers le Brésil. Le capitaine et sa femme qui l’accompagnait étaient l’un et l’autre de beaux et solides Irlandais, du même âge, possédés d’un vif amour pour les boissons fortes et parfumées. Mon entrée en fonctions se signala par la remise de la clef du coffre à liqueurs qui me fut faite en grande cérémonie et s’accompagna, de la part du commandant, de l’injonction stricte de refuser à lui et à son épouse plus de trois verres par jour. Tout d’abord, je ne pus m’expliquer cet ordre singulier mais, au bout de quelques jours, j’en saisis toute la convenance. En général, vers onze


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heures, pendant que je distribuais aux hommes leur ration de gin, la dame s’approchait et me demandait de remplir sa timbale. Bien entendu, j’obéissais avec galanterie. Quand je redescendais du pont, la bouteille en main, elle exigeait une seconde dose que je lui servais — sans empressement. A dîner, elle buvait de la bière forte et laissait croire à son crédule époux que le gin qu’elle absorbait n’était qu’eau pure. Cette tromperie ne prit fin qu’avec la provision d’eau-de-vie de grain, si bien que la reine du navire recevait et avalait quotidiennement une triple ration d’excellent grog. Si la dame violait la règle qu’elle s’était donnée, le capitaine obéissait fidèlement à la sienne. Tant qu’il eut à commander, ses libations furent limitées aux trois verres, mais, lorsque nous eûmes atteint Rio de Janeiro et que la sobriété ne s’imposa plus, mes patrons donnèrent tous deux libre cours à leur soif et aussi à leur tempérament irascible. Ils buvaient, se querellaient, s’embrassaient avec une fréquence et une ardeur dont je n’ai rencontré, au cours d’une vie aventureuse, aucun autre exemple. Après que nous eûmes conduit le navire dans le port intérieur, — non sans un accident imputable à l’entêtement d’ivrogne dont fit preuve le capitaine, — mes amis irlandais résolurent de prendre pendant quelque temps un logement à terre. Pendant deux jours, on ne les revit pas mais, vers le soir du troisième, ils reparurent « rentrant, dirent-ils, du théâtre ». Sans doute avaient-ils eu le dieu du vin pour compagnon, et le spectacle des scènes conjugales, conclusion habituelle de ces petites fêtes, me scandalisant fort, je me hâtai de faire


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servir le thé sur le pont, à l’abri de la tente, et je gagnai un hamac suspendu au grand bout dehors. Au moment précis où je me laissais aller à de charmants rêves, je fus tiré de mon somme : Madame opposait à Monsieur un démenti formel. En guise de réponse, elle reçut, lancée par-dessus la table, une miche de pain qui l’atteignit à la tête puis, non satisfait par cette manifestation anodine, Monsieur saisit les quatre coins de la nappe et, y rassemblant la vaisselle et les mets, lança le tout par-dessus bord. Vive comme l’éclair, la tigresse agrippa d’une main les cheveux rares de son époux et, de l’autre, se mit à lui administrer une volée de coups sur les yeux et le nez. Tout maltraité qu’il fût, le capitaine se montra trop généreux pour user de représailles sur la partie du corps de son épouse où les appâts féminins étaient à la fois les plus visibles et les plus séduisants. Mais je ne doutai guère que la solide raclée qu’elle reçut n’eût laissé ailleurs les marques d’une vigueur physique qui eût fait honneur à un boxeur. Chose digne de remarque, ces tornades humaines étaient aussi violentes mais aussi brèves que celles qui ravagent les mers tropicales. Un quart d’heure plus tard, un calme absolu régnait. Le silence de la nuit sur ces eaux tranquilles qu’éclairaient les étoiles ne fut plus troublé que par un son à peine perceptible qu’on eût pu prendre pour le cri d’un grillon mais qui, je crois bien, était un baiser. J’allais rapidement me rendormir lorsque je m’entendis réclamer la clef du coffre à liqueurs — recours admirable et d’un infaillible effet dès qu’il s’agissait de sceller quelque solennelle et joyeuse réconciliation.


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Le lendemain, avant mon réveil, le capitaine se rendit à terre. Lorsque sa femme, au déjeuner, s’informa de ce que j’avais pu surprendre de la rixe de la veille, ma galanterie me contraignit de déclarer que mon sommeil, sur terre et sur mer, était des plus profonds, puis d’exprimer ma surprise que la moindre querelle eût pu éclater entre des associés si heureusement unis. Sans tenir compte de ma candeur, la dame tint à me confier ses peines tout en m’assurant que, pour une bonne moitié, sa colère était due au fait que son mari avait sottement jeté à la mer, avec le pain et le beurre, les cuillers d’argent. Elle en arriva même à vanter avec éloquence les plaisirs de la vie conjugale tout en me racontant comment au cours de leurs voyages, elle avait souvent dû faire à son mari de semblables réprimandes. Cela lui faisait du bien, disait-elle, et convenait à sa santé. Elle me souhaita même, si je me mariai jamais, que ce fût avec une gardienne tutélaire de sa sorte. De retour en Europe, nous allâmes à Douvres chercher des ordres qui nous donnèrent Anvers comme destination. Nous appareillâmes au coucher du soleil mais le vent étant contraire et furieux nous jetâmes l’ancre pendant deux jours en rade des Dunes. Enfin, profitant d’un répit dans la tempête, nous nous dirigeâmes vers l’embouchure de l’Escaut mais, au moment où nous approchions de la côte hollandaise, le vent devint changeant, trompeur, et il nous fut impossible d’entrer dans la rivière. Certains de trouver un pilote à Flessingue, nous n’en avions pas pris un à Ramsgate. Le soleil couché, l’ouragan reprit avec la même fureur, souf-


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fiant du nord-ouest. Toutes nos tentatives pour regagner l’Angleterre échouèrent faute d’oser hisser le moindre bout de voile devant cette tempête hurlante. Ce fut une épouvantable nuit de vent, de grêle, de ténèbres et d’angoisse. A deux heures du matin, nous touchâmes brusquement l’un des nombreux bancs qui se trouvent au large de Flessingue. Un instant plus tard, la mer nous balayait de bout en bout, couvrant de sable les ponts et cassant les espars comme autant de tuyaux de pipes. Le capitaine fut tué sur le coup par la chute d’une vergue de perroquet qui lui écrasa le crâne pendant que les matelots qui, en de tels moments, paraissent en proie à la plus étrange insouciance, faisaient irruption dans la chambre aux boissons et se servaient sans modération. Un moment, je plaçai quelque espoir dans la solidité de la coque de notre bateau qui nous permettrait peut-être d’y rester cramponnés jusqu’au lever du jour mais elle ne tarda pas à se disjoindre et à faire eau. S’attarder, après cela, eût été folie. Nos embarcations étaient encore là. La plus grande reçut rapidement tout l’équipage, sous le commandement du second officier qui y lança un quartaut de gin avant de sauter, — et je réservai le petit canot pour la veuve du capitaine, le cuisinier, le cambusier et moi. On ignora toujours quel fut le sort de la chaloupe. Toute la nuit, cet affreux vent de noroit ne cessa de hurler, fouettant dans sa course la mer étroite qui sépare l’Angleterre du continent. Je parvins pourtant à maintenir dans le vent notre esquif me2


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nacé avec l’espoir que, à l’aube, nous apercevrions les terres basses de Belgique. La femme, brisée de douleur, gisait à l’arrière, immobile. Nous l’avions recouverte de tous les vêtements disponibles et, au milieu de nos propres souffrances, nous sentions bien que la violence brutale du coup qui la frappait deux fois l’avait rendue parfaitement inconsciente de notre lugubre situation. Peu après huit heures, un cri joyeux salua la vue de la terre, à courte distance. Les habitants du village de Bragdon qui, très vite, nous aperçurent, coururent à la plage et, entrant dans l’eau jusqu’aux genoux, nous expliquèrent par signes que la ligne de ressac franchie, la plage était sûre. La mer, fouettée par la tempête, était blanche d’écume. Les vagues rugissaient, se rejoignaient, déferlaient en avalanches. Pourtant, il nous fallait franchir cette ligne de sentinelles courroucées : c’était notre seul espoir de salut. En conséquence, j’observai la houle et, ramant avec fermeté, je fonçai droit au travers du premier brisant. Nous franchîmes comme une flèche l’espace qui s’étendait au delà et avec une telle rapidité que je ne me souviens plus de rien jusqu’au moment où nous nous retrouvâmes sur la plage, serrés dans les bras vigoureux des Belges. Mais la malheureuse femme avait cessé de vivre. Je n’ai jamais compris à quel moment elle était morte. Pendant les quatre heures qu’avait duré notre passage de l’épave à la terre, sa tête avait reposé sur mes genoux : aucun spasme de souffrance, aucune convulsion n’avait signalé l’instant où elle nous avait quittés.


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A la nuit, le curé de la paroisse inhuma la malheureuse, après quoi, il quêta des aumônes, non pour assurer par des messes le repos de son âme mais pour permettre aux vivants de gagner Ostende.


III CRUZ DEL PADRE

Je n’étais pas d’humeur à paresser et je n’en avais pas non plus la possibilité. Une semaine plus tard, j’étais à bord d’une galiote hollandaise en partance pour la Havane, mais je découvris bientôt que j’étais sous les ordres de deux capitaines, l’un mâle, l’autre femelle. Le premier, maître en titre, dirigeait la navigation mais la seconde nous commandait à tous. En fait, la dame n’était autre que la propriétaire du navire et, du capitaine jusqu’au garçon de cabine, elle gouvernait non seulement nos actions mais aussi nos estomacs. J’ignore si c’ était la pieté ou l’économie qui régnait sur son âme mais je n’ai jamais rencontré personne qui obéît avec autant de rigide exactitude au calendrier de l’Église, particulièrement lorsqu’un jour d’abstinence lui permettait de nous priver de bœuf. La misère seule m’obligea à m’embarquer sur ce bateau. Je dois dire pourtant que déjà, alors, j’avais presque renoncé à l’idée de retourner aux ÉtatsUnis et décidé de m’engager dans la première expédition aventureuse que m’offrirait mon métier. En 1824, l’on s’en souviendra, Mexico, les Antilles, le Pérou et les côtes du Pacifique étaient réputés 20


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pour donner la fortune à tout homme entreprenant et, comme la galiote se rendait à la Havane, je saluai en elle une sorte de pont flottant au bout duquel je devais trouver l’Eldorado. La septième nuit après notre départ, tandis que nous sortions de la baie de Biscaye par une brise de six nœuds et sous un beau clair de lune, nous nous heurtâmes à un bateau. D’où il venait, nul n’eût pu le dire. Il surgit et, à l’instant même, fut sur nous, avec un choc épouvantable. Les hommes s’abattirent tout de leur long sur le pont et nos mâts furent tous arrachés. De l’autre navire, des cris aigus, un hurlement d’angoisse arrivèrent jusqu’à nous mais disparaissant aussi vite qu’il s’était approché, il nous abandonna, faible épave, sur cette mer dont les tempêtes sont proverbiales. Nous parvînmes pourtant à gagner le port du Ferrol, en Espagne et ce fut là que m’arriva une étrange aventure qui faillit bel et bien me faire perdre mon identité tout comme Peter Schlemilh perdit son ombre. Un après-midi, j’avais passé avec mon canot de l’autre côté du port afin de me procurer dans une tannerie certains morceaux de cuir et, mon achat effectué, je regagnais lentement le quai lorsque je m’arrêtai à la porte d’une maison pour demander un peu d’eau. Une aimable fille aux yeux noirs, qui se tenait sur le seuil et dont les lèvres rouges et le regard brillant étaient, plutôt que le manque d’eau, à l’origine de ma soif, me tendit un verre. Tandis que je bois, voici la jeune personne qui, soudain, se précipite dans le logis puis reparaît, toujours courant, mais accompagnée de sa mère


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et d’une sœur qui me dévisagent un moment sans dire mot, puis, simultanément, se jettent à mon cou, couvrant mes joues et mes lèvres d’une pluie de baisers ! — Oh! mi querido hijo, disait la mère. — Carissimo Antonio, sanglotait la fille. — Mi hermano! s’écriait sa sœur. — Cher fils, cher Antonio, cher frère ! Entre dans la maison. Où étais-tu? Ta grand’mère meurt du désir de te revoir une fois encore ! Ne tarde pas davantage, entre sans dire un mot ! Por Dios! Penser que nous t’avons enfin retrouvé ! Et de cette façon-là ! Ave Maria! madrecita, aqui viene Antonio! Au milieu de tant d’exclamations, d’embrassements, de caresses et de baisers on imagine sans peine que je restais bouche bée, les yeux écarquillés, mon verre à demi vidé à la main. Je croyais rêver. Je ne posais plus de questions mais, la dame étant avenante et les filles fraîches, je rendais les baisers et ce fut sans répugnance que mi-tiré, mi-porté, je les suivis dans leur logis. Sur le seuil d’une chambre, je me sentis serré dans les bras décharnés d’une vieille sorcière, noire et ridée, ma grand’mère, à les en croire. Dès que je fus assis, je m’enhardis jusqu’à dire — sans toutefois protester contre une si charmante agression — qu’elles pouvaient être, me semblaitil, victimes de quelque erreur, mais on eut tôt fait de m’imposer silence. Ma madrecita se hâta de déclarer, et, cela, en présence de quatre de mes compagnons de bord, que, six ans auparavant, je l’avais quittée pour faire mon premier voyage, sur un na-


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vire hollandais ; que mon querido padre, deux ans après, était parti pour un monde meilleur que, par suite, j’étais, moi Antonio Gomez y Carrasco, le seul survivant mâle de la famille et que jamais plus je ne devrais la quitter, ni elle, ni mes sœurs bienaimées, ni la vieille pobrecita, notre grand’mère. Cette explication s’acheva, tel un grand air d’opéra, sur un nouveau chœur de baisers et nul ne mettra en doute que je répondis aux embrassements de mes délicieuses hermanas avec la plus vive tendresse fraternelle. Ce quatuor si harmonieux se prolongea une demiheure encore durant laquelle, salve par salve, les secrets de famille assaillirent mes oreilles avides. Ces récits étaient débités à une telle allure et leur fil relevé et dévidé par les trois femmes avec une si vive dextérité que je ne sus trouver l’occasion d’y intercaler un seul mot. Finalement, profitant d’une accalmie momentanée, je me risquai à demander à ma tendre et loquace mère, sur un ton jovial — quoiqu’en assez mauvais espagnol — « à combien s’élevait l’héritage que mon vénéré père avait jugé convenable de laisser à son fils lorsqu’il avait quitté cette terre pour se reposer con Dios? » J’avais eu l’idée que cette aimable scène de mélodrame pouvait bien n’être qu’une facétie espagnole montée à l’improvista et que j’y pourrais mettre fin en provoquant l’explosion de la mine appelée question d’argent ; d’ailleurs, il était déjà tard et mon prompt retour à la galiote s’imposait. Mais, hélas, ma question eut pour effet de faire instantanément monter des larmes aux yeux de ma mère et je compris que cette scène n’était


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certes pas une plaisanterie. En conséquence, je me hâtai de lui démontrer son erreur en rétablissant très sérieusement les faits. Avec toute l’énergie de mon sang franco-italien et de ma rhétorique espagnole, je m’élevai contre une parenté imaginaire. Mais ce fut sans succès ; elles discutaient, elles s’entêtaient, elles allaient quérir leurs voisins. De nombreux vieillards, hommes et femmes, drapés dans des manteaux et des châles usés et déteints, le cigare ou le cigarillo aux lèvres, formèrent bientôt une sorte de commission d’enquête et, en fin de compte, l’opinion fut unanime en faveur de ma naissance galicienne. Constatant le tour grave que prenaient les événements et persuadé de l’impossibilité de déraciner du cerveau féminin toute impression qui s’est fortifiée jusqu’à se changer en conviction, je résolus de céder. J’adoptai alors l’attitude d’un fils prodigue et repentant, j’embrassai les jeunes filles, je serrai ma mère dans mes bras et, après une accolade à ma mère-grand, je promis aux auteurs de mes jours ma visite le lendemain. Comme je ne tins pas parole et que le soleil se coucha deux fois sans qu’on me vît reparaître, ma mère imaginaire s’adressa aux magistrats pour faire appuyer ses droits. L’alcade, après avoir entendu mon récit, écarta sa prétention mais ma famille mécontente me fit convoquer, sur appel, par le gouverneur du district et ce ne fut pas sans mille difficultés que je parvins à me débarrasser de ces pseudo-liens du sang. Je n’ai jamais pu m’expliquer cette singulière erreur. Mon père s’était assurément trouvé en


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Espagne avec l’armée française au temps de l’invasion napoléonienne mais cet excellent homme était fidèle époux autant que vaillant soldat et je n’ai aucun souvenir d’un séjour qu’il eût fait dans le joli port du Ferrol. Le jour vint enfin où nous fîmes voile vers La Havane et nul incident de quelque importance ne vint rompre la monotonie de ce voyage accompli sous une accablante chaleur, sauf pourtant un brusque accès de jalousie de la part du capitaine qui s’imagina que je cherchais à conquérir le cœur de son épouse. Rien n’était plus éloigné de mes intentions et de mes goûts qu’une telle entreprise, mais parce que le démon de la jalousie le possédait tout entier et que sa passion avait été stimulée par les mensonges d’un garçon de poste, je dus subir un rigoureux interrogatoire au cours duquel je me débattis en vain. La dame, qui connaissait son homme, arbora un tel air d’innocence outragée et de vertu calomniée, accompagné de tant de sanglots, de larmes et de crises de nerfs que son mari, terriblement embarrassé, ne sut bientôt plus à quel saint se vouer et mit fin à cette scène en m’ordonnant brusquement de regagner ma chambre. Ceci avait lieu à la tombée de la nuit. J’obéis volontiers mais non sans mortification, et puis le couple hostile échangeait des regards si chargés de colère que je n’étais pas sans quelque inquiétude au sujet du dénouement. J’ignore ce qui se passa dans le silence de la nuit. Sans doute le baume qui vint panser le cœur du capitaine, appliqué par la sorcellerie féminine. Lorsqu’il émergea


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de sa cabine au petit jour, ce fut pour donner l’ordre d’ administrer une solide correction au mousse rapporteur, et Madame étant à son tour apparue sur le pont, je compris au premier coup d’œil qu’elle avait recouvré toute son influence. Je ne fus pas laissé en dehors de cette réconciliation. Au cours de l’après-midi, je fus invité à reprendre mes fonctions mais je m’y refusai obstinément. Mon refus n’était pas sans causer au capitaine un sérieux ennui car il était déplorable navigateur et, maintenant que nous approchions des Bahamas, mes services lui auraient été particulièrement utiles. Ce méchant jaloux se montrait fort insistant et me pressait d’oublier le passé et de reprendre mon poste mais je persistais à refuser, d’autant que sa femme m’avait informé en secret qu’il pourrait y avoir péril pour moi à obéir. Le lendemain du jour où nous passâmes en vue du « Trou dans le mur », et alors que nous nous dirigions vers Salt Key, en Floride, il fut impossible de faire le point à midi et personne à bord, excepté moi, n’était capable de faire l’observation lunaire qui, étant donnée notre position au milieu des courants et des îlots inconnus avoisinant les Antilles, eût été pour nous d’une immense valeur. Je savais bien que le capitaine s’en inquiétait mais, après l’avertissement que j’avais reçu de sa femme, je ne croyais pas prudent de reprendre mon service. Pourtant, je faisais mes calculs en secret et je surveillais la route du navire. Un autre jour passa sans que le point pût être fait à midi mais, à minuit, je pus le faire sans être vu, grâce à quoi je constatai


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que nous avions dérivé jusqu’à nous trouver fort près des récifs de Cuba, à cinq milles environ de Cruz del Padre. Dès que je fusse sûr de mes calculs, je n’hésitai pas, conscient de l’imminence du danger, à donner à l’officier en second, dont c’était le quart, l’ordre d’appeler l’équipage et de virer de bord. En même temps, j’enjoignis au timonier de louvoger au plus près du lit du vent. Mais le nouveau second, fier de son commandement, refusa d’obéir ayant d’avoir informé le capitaine sans pourtant consentir à l’appeler, car aucun danger n’était visible en avant sur notre route. Mais le temps était précieux. Tout retard nous perdrait. Certain d’être dans le vrai, je tournai brusquement le dos aux marins récalcitrants et, larguant le grand bras, je mis le navire en panne sous son hunier. Puis, vivement, je commandai aux hommes de quart de larguer la grand’voile, mais, hélas, personne ne consentit à m’obéir ! Le capitaine qui accourait sur le pont, ignorant tout des faits et du danger, et furieux de me voir intervenir dans son habile navigation, me renvoya dans ma cabine sous une bordée d’injures. J’obéis avec un haussement d’épaules. Discuter eût été vain. Vingt minutes encore la galiote fendit les flots dans sa direction primitive, puis la vigie cria : — Ouvre l’œil ! Rochers et brisants en avant ! — La barre dessous ! hurla le second officier, perdant la tête, mais la galiote cassant son erre se mit à culer et rasant un rocher couvert d’écume, alla donner de l’arrière sur un récif entouré de sept


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pieds d’eau. Tout n’était qu’épouvante : les voiles claquaient, les brisants mugissaient, des filins rompus fouettaient l’air, les mâts craquaient, la coque cognait, les hommes criaient. En un clin d’œil, le capitaine et sa femme furent sur le pont. Tout le monde commandait et personne n’obéissait. A la fin, la dame cria : « Mouillez les ancres ! » l’ordre le plus néfaste qui eût pu être donné. La première, la seconde ancre descendirent, tandis que le navire, pivotant, venait, d’un seul coup, se jeter contre elles. Personne ne parut avoir l’idée de carguer les voiles, ce qui eût atténué les chocs violents que subissait la galiote. Ce malheur nous était arrivé vers une heure du matin. Par bonheur, il n’y avait guère de vent et la mer était passablement calme. Nous pouvions donc nous rendre compte de notre situation et, jusqu’à un certain point, la dominer. Cependant, tout, à bord, semblait livré à la panique et à la stupidité bataves. Je fis carguer aussitôt toutes les voiles, tandis que les ancres étaient levées afin de nous éviter de tosser contre elles. Après quoi, je fis mettre les embarcations à la mer et, prenant avec moi une partie de l’équipage, je persuadai au capitaine d’embarquer dans l’autre pour chercher une issue à notre périlleuse situation. A l’aube, nous eûmes la certitude que nous avions franchi la lisière du banc de rochers à marée haute mais que toute tentative pour forcer le navire à reculer serait vaine, car, déjà, il était enfoncé d’un demi-pied dans l’affleurement mou et gluant des coraux.


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Peu après le lever du soleil, nous aperçûmes, à courte distance, l’une de ces petites îles sablonneuses et basses si connues des navigateurs fréquentant les Antilles, tandis que, au loin, nous distinguions vaguement le profil bleuâtre et charmant des hautes terres de Cuba. La mer n’était que fort légèrement agitée par le flux et par la houle et nous examinions l’îlot que nous supposions désert lorsque, tout à coup, nous aperçûmes une embarcation qui, surgie de derrière l’une de ses pointes, s’approchait de notre épave. Nos visiteurs étaient au nombre de cinq ; leur jolie barque, nette et soignée, était munie d’engins de pêche ; quatre de ses occupants ne parlaient qu’espagnol mais le patron nous adressa la parole en français. Tous étaient vêtus de chemises de flanelle portées pardessus le pantalon et serrées à la taille par une ceinture de cuir. Quand le vent soulevait la basque de flanelle, je voyais qu’elle dissimulait un long couteau. Le patron de cet équipage nous proposa son aide pour alléger la galiote et déposer sa cargaison sur l’îlot. Il s’y trouvait, disait-il, une baraque où il garantissait que nos marchandises seraient en sûreté jusqu’à ce que, à la pleine lune, le renflouement du navire devînt possible. De plus, il offrait de nous piloter hors de la région dangereuse. Pour prix de sa collaboration à notre sauvetage, nous lui donnerions mille dollars. Pendant que le patron était absorbé par la discussion de ce contrat, ses compagnons fouillaient les moindres recoins de la galiote pour reconnaître de quoi se composaient notre cargaison et notre


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armement. En fin de compte, notre capitaine et son commodore féminin tombèrent d’accord pour décider que si, le soir, et quand la marée commencerait à baisser, notre galiote ne flottait pas encore, nous accepterions les offres des pilleurs d’épaves. En conséquence, ordre me fut donné de les informer de cette résolution. J’achevais à peine d’exprimer notre assentiment lorsque, tout à coup, affectant une mine circonspecte, le patron insista pour que la somme fût payée sur les lieux, en espèces sonnantes, et non en traites sur la Havane ainsi qu’il l’avait d’abord demandé. Cette exigence me parut significative et je souhaitais entendre les associés la repousser et surtout ne pas admettre que ce versement immédiat fût possible mais, hélas ! ils acquiescèrent tout de suite. Un signe de tête, un clignement d’œil dont le patron gratifia à l’instant l’un de ses compagnons me convainquirent de l’imprudence d’une telle concession et de la justesse de mes soupçons. Les pêcheurs nous quittèrent pour tenter leur chance en haute mer, promettant de revenir au coucher du soleil lorsqu’ils regagneraient l’île. La journée se passa en efforts infructueux pour soulager la galiote ou pour découvrir un chenal et quand, dans la soirée, les Espagnols revinrent et, assez négligemment, réitérèrent leurs propositions, notre capitaine, avec un visible empressement, conclut les derniers arrangements en vue du débarquement de la cargaison de bonne heure le lendemain. Notre capitaine avait visité l’îlot au cours de la journée, et le lieu où devait se faire le dépôt lui ayant paru sûr et tout le reste présentant une


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honnête apparence, il souhaitait impatiemment la fin de la nuit afin de pouvoir commencer le déchargement. La nuit, calme comme elle l’est sous les tropiques en cette saison, ne tarda pas à pâlir et lorsque, à la pointe du jour, je regardai vers la terre, je distinguai deux embarcations inconnues ancrées tout près de l’îlot. Comme cela m’inquiétait, j’en fis part au capitaine et à sa femme mais ils rirent de mes soupçons. Après un repas matinal, nous commençâmes, avec l’aide des pêcheurs, à décharger nos plus lourdes marchandises mais avec trop de lenteur pour espérer finir la besogne dans l’après-midi. Au coucher du soleil, nos comptes comparés firent ressortir une importante différence au bénéfice des pillards et je fus envoyé à terre pour vérifier le fait. Au débarcadère, je fus accueilli par plusieurs nouveaux visages. J’observai, en particulier, un Français que jusqu’alors je n’avais pas remarqué. Courtoisement, il m’offrit de me rafraîchir, Ses manières, son langage étaient indubitablement ceux d’un homme bien élevé ; sa tournure, sa physionomie trahissaient une naissance ou des habitudes aristocratiques mais son teint et ses traits étaient fortement marqués de cette vieillesse prématurée qui révèle une vie de débauche. Après quelques instants de conversation en ma langue maternelle, l’aimable inconnu m’invita à passer la nuit à terre. Je refusai poliment et, l’erreur relative à la cargaison dûment rectifiée, je me préparais à me rembarquer quand le Français s’approchant de nouveau, insista encore pour me garder. Je renouvelai mon refus, affirmant que mon service


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m’interdisait une telle absence. Il me répondit sans transition que le « patron », mon compatriote, avait laissé l’ordre de me retenir et que, si je m’obstinais, je le regretterais probablement. Avec un éclat de rire, je sautai dans mon canot. Quand j’atteignis la galiote, j’appris que le capitaine avait imprudemment révélé la riche nature de notre cargaison. Ce soir-là, avant de quitter le navire, le chef des insulaires me prenant à part, me demanda si l’invitation à passer la nuit dans l’île m’avait bien été faite et pourquoi je l’avais refusée? A ma grande stupéfaction, il employait pour me parler le plus pur italien puis, quand je lui exprimai ma gratitude, il m’assaillit de questions touchant mes parents, mon âge, mes projets et mes perspectives d’avenir. Une ou deux fois, il s’exclama : « Pauvre garçon ! Pauvre garçon ! » Comme il enjambait la lisse pour descendre dans son bateau, je lui tendis la main qu’il parut d’abord vouloir saisir, mais, réprimant soudain son geste, il refusa mon élan et, avec un brusque : « No! addio! » s’éloigna vivement de la galiote. Malgré moi, sous le ciel empourpré du soir, je cherchais à m’expliquer cette suite d’incidents. J’avais la sensation de m’avancer dans une ombre froide. Une invincible sensation de danger imminent m’oppressait. J’essayai de me soulager en entretenant le capitaine de ces vagues indices, mais le flegmatique Hollandais ne fit que se moquer de mes soupçons et, pour calmer ma nervosité, m’envoya dormir. Lorsque je pris le premier quart de nuit, j’eus


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grand soin de descendre toutes les caisses contenant des objets de valeur et de commander à la vigie d’appeler tout le monde sur le pont au moindre signe dénonçant la proximité d’une embarcation. Si nous avions possédé des armes, j’aurais armé tout l’équipage mais, malheureusement, nous n’avions rien à bord, même pas un sabre rouillé ou quelque vieux mousquet. Malgré mon état d’anxiété, l’inconscience où je sombrai tout de suite ressembla davantage à une torpeur léthargique qu’à un sommeil naturel. Je n’avais encore ni fait un mouvement, ni perçu un son lorsque, vers deux heures, un cri perçant venu du pont me réveilla. La lune s’était couchée mais il y avait encore assez de lumière pour me permettre de voir, sur les ponts arrière, une foule d’hommes dont, toutefois, je ne pouvais distinguer ni les corps ni les mouvements. Des cris d’appel, des gémissements de blessés ou de mourants ne cessaient de m’arriver. Je secouai le plus vite et le mieux que je pus ce pesant sommeil qui m’écrasait, plutôt semblable à la mort, et je m’efforçai de m’en débarrasser comme d’un cauchemar. Cet effort me fit comprendre qu’il s’agissait bien d’une réalité et non d’un rêve. Une seconde après, saisissant une garcette et m’en aidant, j’avais plongé dans l’eau, aussi doucement que possible et je nageais vigoureusement vers la rive. Il était temps. Malgré ma circonspection, mon plongeon avait fait quelque bruit et une voix rude m’ordonna en espagnol de revenir sinon l’on tirerait sur moi. Lorsque j’avais commencé de naviguer, je m’étais appliqué à devenir bon nageur et en cette occasion, 3


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ce talent me fut fort utile. Dès que je cessai d’entendre la voix venant du pont, je m’immobilisai à plat sur l’eau jusqu’à ce que de l’avant de la galiote jaillît un éclair que je saluais sans barguigner en plongeant profondément. Je répétai plus d’une fois cette manoeuvre jusqu’au moment où je me sus disparu dans les profondeurs de la nuit. Après avoir nagé environ dix minutes, je me tournai sur le dos pour me reposer avant un nouvel effort. Il faisait si sombre que je ne pouvais pas voir l’îlot mais, comme j’apercevais encore les mâts de la galiote se détachant sur le ciel, je pus me servir de ce point de repère pour me diriger vers la terre. Nu, à l’exception de mon pantalon, je nageai si aisément que, en moins d’une demiheure, j’abordai l’îlot où je me hâtai de me dissimuler dans un bouquet de palétuviers. J’étais caché depuis cinq minutes à peine dans cette morne jungle lorsque, harcelé par une nuée de moustiques, je dus regagner la plage en toute hâte et me plonger dans l’eau. Toute la nuit, je fus ainsi tourmenté. A l’aube, je me retirai de nouveau dans les buissons et, grimpé sur le plus grand des arbres — qui ne s’élevait pas, d’ailleurs, à plus de douze pieds au-dessus du sable — j’aperçus par delà les flots calmes, la coque dégréée de mon exlogis entourée d’une foule d’embarcations qui, rapidement, s’emplissaient de marchandises pillées. Sans aucun doute, nous étions victimes de pirates mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi seul, j’avais été excepté de cette boucherie et choisi pour recevoir les marques de l’anxieuse sollicitude


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manifestée à mon égard, sur cette île, par le chef et son compagnon français. Toute la matinée, je demeurai exposé au danger, observant les agissements des pirates et, de temps à autre, rafraîchissant mes lèvres sèches en mâchant les baies amères des buissons. Le jour, avec sa chaleur, était aussi intolérable que la nuit, avec ses insectes venimeux. Le soleil tropical, traversant la calme atmosphère et reverbéré par la mer lisse venait, pareille à une huile bouillante, baigner ma chair nue. Ma soif était intense. Au cours de l’après-midi, qui s’écoula lentement, je vis plusieurs des embarcations prendre en remorque la coque allégée de notre galiote et l’emmener vers le sud-est où elle disparut derrière une pointe de l’île. Jusqu’alors mon courage ne m’avait pas abandonné, mais lorsque la silhouette de mon navire eut disparu tout entière, mon énergie m’abandonna. Aucun espoir de retrouver mes compagnons ne me restait... j’étais seul.


IV MON ONCLE RAFAEL

Quand le soleil disparut à l’ouest, je commençai à réfléchir aux moyens par lesquels je pourrais me procurer le repos dont j’avais si grand besoin. Mon organisme était presque épuisé par le manque de nourriture et d’eau et le drame de la veille avait bien plus fortement ébranlé mes nerfs que ne le firent les scènes cruelles que je traversai depuis. C’était la première fois que je côtoyais un danger mortel, et voyais répandre le sang. Afin d’échapper au tourment que m’infligeaient les moustiques, je venais de me décider à enfouir jusqu’au cou mon corps nu dans le sable, et à recouvrir ma tête de l’unique vêtement alors en ma possession lorsque j’entendis du bruit dans les fourrés voisins et vis apparaître un chien, à l’aspect féroce, et qui courait çà et là, le nez au sol, visiblement en quête d’une proie. La nature de ce gibier ne faisait aucun doute. D’un bond, je gagnai mon arbre secourable, juste à temps pour éviter les crocs de l’animal. Le dogue, déçu et irrité, se mit à hurler de rage donnant ainsi l’alarme à laquelle d’autres chiens firent écho. Trois d’entre eux — suivis de deux hommes armés — apparurent promptement 36


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au pied de mon arbre. Les chasseurs me découvrirent sans manifester aucune surprise car, en effet, le gibier qu’ils poursuivaient, c’était moi. Ils me firent descendre et m’ordonnèrent de marcher lentement devant eux en m’avertissant qu’à la première tentative de fuite je serais sur l’heure mis en pièces par les dogues. Je répondis que je ne serais certes pas assez fou pour essayer d’échapper à des caballeros de leur sorte, sur un îlot aride et sablonneux, large de moins d’un demi-mille avec, pour unique refuge, la mer, parmi les poissons. Le sang-froid et la bonne humeur de ma réponse parurent adoucir quelque peu les bandits. Nous arrivâmes bientôt à une habitation où il me fut enjoint de rester assis jusqu’à ce que la bande entière fut rassemblée. Un peu plus tard, je fus invité à partager leur repas du soir. Le ragoût épicé qui nous fut servi eut pour effet de délier les langues et j’appris ainsi, au cours de la conversation, que mes gardiens s’étaient mis à ma recherche dès l’aube, bien qu’ayant peine à croire que j’eusse pu échapper à la fusillade et nager un mille au moins, dans l’obscurité, et entouré de requins. Je me risquai alors à poser quelques questions banales mais on me donna vite à entendre que la curiosité pouvait être chose malsaine sur les îlots de sable au large de Cuba. Le soir venu, la communauté entière des pirates habitant l’île se trouva réunie. Elle se composait de deux partis possédant chacun son chef. Les deux bandes paraissaient soumises à l’autorité du propriétaire du rancho et je reconnus en cet homme le « patron » qui s’était si minutieusement enquis


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de ma biographie et de mes projets d’avenir. Ses compagnons l’appelaient soit : « El senor patron, » soit : « Don Rafael. » J’étais surveillé de fort près par le groupe pittoresque formé par des bandits, maintenant retirés dans l’intérieur du rancho (cabane faite de planches et de voiles arrachées à des navires naufragés). La conversation qui se poursuivait à l’intérieur et de laquelle, j’en étais certain, mon sort dépendait, dura longtemps. J’entendais la rumeur sans pouvoir distinguer les mots. Une phrase, pourtant, me parvint : — Los muertos, disait l’élégant Français, no hablan — les morts ne parlent pas ! Le conclave se prolongea une heure encore sans conclure. Finalement, après une clameur particulièrement violente, le « patron » Rafael se précipita hors du rancho, un pistolet d’arçon à la main, m’appela et d’une poigne solide m’attira derrière lui, puis me fit pivoter. Faisant alors face aux deux bandes, il jura, avec une terrible imprécation, de tirer vengeance de qui persisterait à réclamer la mort de son neveu ! A l’ouïe du mot « neveu », tous, ébahis, s’immobilisèrent puis, visiblement intéressés et se rapprochant du chef irrité, s’engagèrent à respecter le parent nouvellement retrouvé, mais en insistant toutefois pour que je prêtasse serment de ne jamais révéler de quel spectacle j’avais été, bien malgré moi, témoin. J’acceptai cette condition sans hésitation puis je serrai la main de chacun des hommes présents à l’exception de mon gardien, dont je compte reparler. Le soir, je m’étendis avec joie mais sans parvenir


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à me reposer. Endolori et fatigué comme je l’étais, je ne parvenais pas à ce calme de l’esprit qui m’eût permis de m’endormir. La conduite de Rafael m’étonnait. Je ne pouvais m’expliquer comment ma biographie pouvait lui être si familière et je ne pouvais pas davantage identifier son aspect extérieur avec celui de mon oncle parti, si longtemps auparavant, pour l’Amérique. Mille folles suppositions se bousculaient dans ma cervelle. Au milieu de leur ronde, brusquement je m’endormis. Pourtant, ma perte de conscience ne fut ni continue, ni durable. Mon pouls battait la chamade, si ma peau ne trahissait pas la chaleur de la fièvre ; le drame de la galiote se rejouait sous mes yeux. Je remerciai Dieu d’avoir fait si brève la nuit des tropiques. La première lueur de l’aube me trouva debout et dès que je pus demander à un de mes compagnons de maîtriser les dogues, je courus à la mer où je me délassai délicieusement dans les vagues qui caressaient la plage. Le bain, la brise, le rafraîchissement de la nature donnèrent à mes nerfs — ou leur restituèrent — assez de ton pour que, de retour au rancho, je me sentisse prêt à faire tout ce qui pourrait m’être imposé. Les deux bandes étaient parties, de grand matin, dans leurs embarcations, emportant des haches et des scies, mais Rafael m’avait laissé l’ordre, transmis par mon brutal gardien, d’aider celui-ci à préparer le déjeuner qui devrait être prêt pour onze heures. J’ai toujours ignoré le vrai nom de cet individu qui était Espagnol et répondait parmi nous au surnom de Gallego. Gallego possédait un corps bien bâti, harmonieux, vigoureux et, en même


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temps, souple et vif mais aussi la tête et le visage les plus repoussants que j’aie jamais rencontrés. Le gaillard n’était pas positivement laid si l’on considérait le seul dessin de ses traits mais ses joues étaient si bouffies, son teint était si constamment blême, son regard vigilant si haineux, sa manière de parler si traînante et si maussade, il y avait tant de sensualité dans la courbe de sa bouche volontaire que je tremblai en apprenant qu'il allait devenir mon compagnon de chaque jour. Ses vêtements et sa peau témoignaient de ses habitudes malpropres tandis que sa voix grondante et grossière laissait deviner quel cœur amer commandait ses moindres mouvements. Je fus promu aux fonctions de second à la cuisine avec pour chef, Gallego. Je trouvai, déjà allumé sous des arbres nains un feu sur lequel une bouilloire avait été disposée. Gallego me fit signe de le suivre dans un fourré à quelque distance du rancho; là, sous la protection d' une vaste bâche, se trouvait le garde-manger des flibustiers amplement approvisionné de beurre, d’oignons, d’épices, de poisson salé, de lard maigre et gras, de riz, de café, de vin et de tout ce que suppose une chère choisie et abondante. Dans les coins, jetés pêle-mêle sur le sol, je remarquai des longuesvues, des compas, des cartes marines, des livres et quantité de meubles de cabines d’excellente fabrication. Nous tirions de trous creusés dans le sable une quantité d’eau douce suffisante, tant pour faire la cuisine que pour boire, et nous parvenions à rafraîchir les breuvages en les plaçant sur le trajet


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d’un courant d’air dans ces vases poreux que» dans toutes les Indes occidentales, on nomme des « singes ». Les épais fourrés nous fournissaient le combustible et même nous ne laissions pas de posséder une manière de petit potager où la bande cultivait le poivre, les tomates et la menthe. Les dépendances inspectées, et toujours flanqué de mon gardien, je revins prendre une leçon de cuisine à la mode flibustière. Mon travail achevé, je m’apprêtai, suivant l’exemple donné par mes supérieurs, à faire la sieste, lorsque je rencontrai Don Rafael qui sortait de la maison et qui, d’un geste, sans mot dire, m’enjoignit de le suivre dans l’intérieur de l’île. Quand nous eûmes atteint un endroit solitaire, à deux ou trois cents yards du rancho, Rafael me fit asseoir près de lui, à l’ombre d’un arbre et, avec un sourire, me dit doucement qu’il supposait que je devais être pour le moins étonné des événements survenus depuis quatre jours. J’en convins. — Eh bien, poursuivit-il, je t’ai amené ici pour t’expliquer en partie ce mystère et pour que tu comprennes quelle raison m’a fait, la nuit dernière, me donner pour ton oncle afin de te sauver la vie. J’ai été obligé d’agir ainsi, mon garçon, et, voto à Dios! Je me serais battu contre toute la junto — dogues compris — plutôt que de laisser toucher à un seul cheveu de ta tête ! Don Rafael m’expliqua comment, le matin de notre désastre, dès qu’il avait abordé la galiote, il avait reconnu, sur mon visage à peine entrevu, les traits d’un de ses vieux frères d’armes. C’était à cause de cette ressemblance qu’il s’était adressé


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si particulièrement à moi, la nuit du crime, à la suite de quoi, ses soupçons s’étaient transformés en certitudes. Si j’écrivais non mon histoire mais celle de Don Rafael, ce serait ici le lieu d’un récit instructif et intéressant où l’on verrait comment — ainsi du moins l’affirmait-il — les « circonstances » avaient transformé un très respectable soldat de fortune en un boucanier authentique. Mon oncle avait été, en Europe, son camarade de collège puis son compagnon d’armes. Lorsque la guerre d’indépendance sud-américaine, pour réussir, avait réclamé les services de volontaires étrangers, Don Rafael et mon oncle avaient prêté leurs épées aux insurgés de Mexico et avaient été récompensés par ceux-ci ainsi que les « libérateurs » ont accoutumé de l’être... Après maints coups du sort, mon pauvre oncle aurait péri au cours d’un duel où Don Rafael avait tenu le rôle d’ « ami ». Mon parent était mort en « homme d’honneur » et, peu après, Don Rafael avait commencé d’être victime de ces circonstances qui, de fil en aiguille, l’avaient conduit à massacrer mes compagnons et à me sauver la vie. Nous perdîmes, à causer ainsi, une grande partie de l’après-midi. Notre conversation s’acheva sur le conseil que me donna mon ami d’être sans cesse sur mes gardes et sur la prière qu’il me fit de me consoler à la pensée que son dessein n’était pas de me laisser languir bien longtemps sur cet îlot. — Je te prescris, me recommanda-t-il plusieurs fois, de surveiller particulièrement Gallego, le cuisinier. Chez nous, c’est lui l’homme chargé des


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sales besognes. C’est un lâche sans vergogne mais plein de rancune. Si jamais tu te trouvais en conflit avec lui, frappe le premier et frappe fort. Personne ne l’aime et sa mort même ne causerait aucun émoi. Prends ce cuchillo; il est bien affilé et l’on peut s’y fier ; garde-le nuit et jour à ta portée et, lorsqu’il s’agira de ta défense, n’hésite pas à le faire entrer en danse. Peut-être, dans quelques jours, t’en dirai-je davantage... En attendant, coragio figlio, è addio! Nous rentrâmes au rancho par des sentiers différents.


V MA PREMIÈRE NUIT EN AFRIQUE

Après de longs jours où je servis de domestique à la bande, Don Rafael me prit un matin à l’écart pour m’annoncer une bonne nouvelle : l’heure de ma libération avait enfin sonné ! Il me remit 125 dollars, ma part des bénéfices légitimes tirés de la pêche. — Prends cet argent, me dit Rafael, passablement ému ; prends-le, en toute confiance. Mes préparatifs de départ furent vite faits car Bachicha, le capitaine du voilier qui devait me conduire à Cuba, était déjà dans la baie. Je fis de rapides adieux à la bande et rarement, peut-être, vit-on quelqu’un se séparer de compagnons, après plusieurs mois d’intimité, avec aussi peu de chagrin. La sollicitude de Rafael à l’endroit de mon honneur me touchait. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour m’empêcher de déchoir dans ma propre estime. J’étais donc fort disposé à tenir compte du bon conseil qu’il me donna quand nous nous séparâmes. — Je t’ai recommandé, hijo mio, à un ami que je possède à Regla, de l’autre côté du port de la Havane, et qui prendra soin de toi. C’est un paisano

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à nous. Prends aussi en supplément ces 10 onces qui sont le fruit d’un travail honnête. Elles t’aideront à faire figure convenable à la Havane et, en vérité, tant avec l’aide de Bachicha qu’avec celle de mon compatriote de Regla, je ne désespère pas de ta fortune. Adios! para siempre! Ainsi nous nous séparâmes et ce fut, en effet, un adieu « pour toujours ». Nous ne devions plus jamais nous rencontrer mais j’entendis encore parler de Don Rafael et de son sort. Il advint que la bande put acquérir d’importantes propriétés à Cuba avant que les nids de pirates échelonnés sur la côte eussent été détruits par les croiseurs. Je sus que Rafael, plusieurs fois, avait été à deux doigts de la potence et du bras de vergue mais il avait déjoué toutes les poursuites : il mourut dans la peau d’un respectable ranchero, à la tête d’une ferme cossue, dans l’intérieur de la reine des Antilles. Les brises légères de l’été eurent vite fait de nous conduire d’abord au Château Moro, puis, par delà les menaçantes batteries de Cabanas et, enfin, en face de Regla où nous jetâmes l’ancre à l’intérieur du magnifique port de la Havane. Ce fut au lever du soleil, dans la fraîcheur du matin, que mes yeux contemplèrent pour la première fois ce décor délicieux. Un vaste amphithéâtre de collines rejoignait, par des pentes douces, la baie aux eaux calmes comme celles d’un lac ; un manteau du plus beau vert couvrait ces petites éminences où, çà et là, s’élevaient un château, un fort, une maison, une villa, et les deux pointes qui s’avancent dans la mer étaient terminées, celle de droite par la


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ville éclatante de blancheur, celle de gauche par un entassement de majestueuses batteries. Je me hâtai vers Regla, muni de ma lettre d’introduction que Bachicha dut traduire à l’épicier italien, cet ami de Rafael auquel celui-ci me confiait. Il signore Carlo Cibo était un illettré au cœur généreux qui avait audacieusement émigré d’Italie dans le dessein de fournir aux Havanais toutes sortes de choses succulentes et, en retour, ceux-ci s’étaient montrés si satisfaits de ses denrées que, parlant de Carlo, on pouvait dire qu’étant donné sa qualité d’étranger « il était très bien dans ses affaires ». Il me reçut avec une bonté sans bornes, me souhaita la bienvenue dans son logis de célibataire en s’excusant de ce qu’il y manquait de la chaleur et de la gaieté ; enfin il m’enjoignit de considérer sa casa et lui-même comme entièrement à ma disposition aussi longtemps qu’il me plairait de rester là. J’estimai suffisant d’user de cette large hospitalité seulement pendant quelques jours que j’employai à parcourir la ville, les collines et les paseos. Mais je ne pouvais pas m’attarder longtemps à manger ainsi le pain de la paresse et de la charité. Je remarquais que mon ami Carlo était l’homme le plus circonspect ou le moins curieux de ma connaissance, car jamais il ne me posait de questions sur mon passé ancien ou récent. Comme il se refusait à orienter la conversation vers mes affaires, je pris un jour la liberté de lui demander s’il n’y aurait pas, dans le port, quelque navire en partance pour l’océan Pacifique ou pour Mexico à bord duquel mon protecteur pourrait me trouver une situation d’officier ou bien m’obtenir la per-


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mission de payer mon passage en travaillant comme simple matelot. Le brave épicier devina instantanément mon véritable mobile et, tout en l’estimant fort à mon honneur, il me détourna de cette idée de départ. Il m’assura que ma visite lui était non une charge mais un plaisir qu’il ne saurait de longtemps remplacer. Quant à ses frais de ménage, il me déclara qu’en fait, ils n’avaient pas augmenté. Où il y a de la nourriture pour cinq, il y en a pour six. Et pour ce qui était de mon choix de Mexico ou de tout autre endroit de l’Amérique espagnole en vue d’y faire fortune, il m’en dissuada énergiquement, appuyé sur sa propre expérience. — Ces gens-là ne parviennent jamais à dominer leur jalousie des étrangers, me dit Carlo ; vous pouvez habiter parmi eux pendant des années et vous croire aussi intime avec eux que pourrait l’être un frère, puis, un beau jour, caramba, quelque circonstance surgit qui désigne en vous l’étranger et surexcite l’esprit national à votre endroit. Suivez mon conseil, Don Théodore ; restez où vous êtes : étudiez à fond l’espagnol, apprenez à connaître les gens et je vous donne ma tête à couper qu’avant longtemps, vous aurez la main pleine d’atouts et serez maître du jeu. Je fis ce qu’il désirait et fus présenté à un vieux padre, corpulent et railleur, qui prétendait enseigner le castillan classique. Deux leçons suffirent à mettre en évidence son incapacité mais, comme c’était un joyeux drille, bon camarade de mon épicier, et qu’il traitait de pair à compagnon avec tout le village de Regla, je crus politique de demeurer


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on élève en apparence et de m’instruire tout seul en cachette. D’autre part, le padre était grand amateur de poisson ; je me trouvais être adroit pêcheur et avoir un canot à ma disposition : je pouvais donc lui fournir en abondance le poisson que son cuisinier excellait à préparer. Je laisse à penser que les jours maigres étaient particulièrement l’occasion de délicieuses réunions. Un succulent dîner fumait sur la table : l’épicier y ajoutait une fine bouteille et, pendant que mon hôte faisait la critique des mets, je m’appliquais à le faire bavarder sans arrêt, ce qui, à vrai dire, était bien le meilleur cadeau qu’un homme dans ma situation pût recevoir. Lorsque je voguais paresseusement à travers le port, mon œil et mon goût de marin étaient frappés par le gréement soigné et les lignes fines des bâtiments négriers qui. à cette époque, se réunissaient à la Havane. Leur beauté de chevaux de course avait, pour moi, quelque chose d’enchanteur. Ces négriers audacieux, aux coques aiguës et fines comme des flèches, aux mâts effilés, s’emparèrent complètement de mon imagination. Un matin, je déclarai à Cibo, que je voulais répudier la terre ferme et je lui dis mon impatient désir de trouver à m’engager sur un bâtiment à destination de l’Afrique. Quelques jours après on m’annonça que mes souhaits allaient peut-être s’accomplir car un navire, bon marcheur, arrivant des Canaries, passait en vente et, s’ils pouvaient l’acheter dans de bonnes conditions, Signor Carlo et l’un de ses amis étaient résolus à l’acheter pour l’envoyer en Afrique.


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En conséquence, le Globo fut acheté 3 000 dollars et, un beau jour, parfaitement radoubé à la CasaBlanca de la Havane, il reparut dans le port sous l’honnête aspect d’un bateau-pilote de quarante tonnes. Son nom, — à cause de la vitesse qu’on lui attribuait — fut transformé en El Aerostatico ; une couleuvrine fut placée en son milieu ; toutes les choses indispensables au transport d’une cargaison d’esclaves furent accumulées ; quinze matelots, rebut de la marine de guerre et gibier de potence, furent embarqués ; puis on apporta de la poudre, des munitions, des armes portatives en abondance et, pour finir, quatre petits barils, pleins de numéraire destiné à l’achat de notre cargaison de retour, furent déposés dans la cabine. Ce fut le 2 septembre 1826, après un agréable déjeuner, que je pris congé de mon ami Carlo, sur le pont de l' Aerostatico qui, officiellement, partait pour les îles du cap Vert et, en réalité, pour le Rio Pongo. Notre équipage était composé de vingt et un chenapans — Espagnols, Portugais, Français et métis. Le capitaine, un Majorquin, était un personnage auquel il était singulier d’avoir confié une telle entreprise. C’était un navigateur scientifique mais ce n’était pas un marin. Il avait peur de son ombre ; il n’avait aucune espèce de confiance en son propre jugement ; il écoutait l’avis de chacun et renonçait volontiers à ses opinions, sans discussion ni controverse. Notre premier officier, un Catalan, cousin du capitaine, ne prétendait aucunement posséder des qualités de marin et, pourtant, il était bon calculateur. Je me souviens encore du soin qu’il prenait de ses mains d’une


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blancheur de lis et des plaisanteries que nous faisions au sujet de ses manières, de sa voix, de sa conversation dignes d’une jeune fille. Le maître d’équipage qui faisait le quart avec lui m’assura qu’il donnait rarement un ordre sans le chantonner sur quelque air emprunté à l’un de ses opéras préférés. Au sein de ce groupe bizarre, j’occupais la position d’officier surnuméraire et d’interprète. Accoutumé à l’intelligente navigation et à la saine discipline américaines, je fus vraiment effrayé en découvrant la surprenante ignorance du capitaine et en constatant que notre équipage ne valait absolument rien. Après d’interminables semaines nous atteignîmes le but de notre voyage, l’embouchure du Rio Pongo. Comme personne ne connaissait l’estuaire et le chenal, le capitaine et trois hommes allèrent à terre chercher un pilote qui arriva dans l’aprèsmidi pendant que notre patron remontait en canot jusqu’à la factorerie d’esclaves de Bangalang. Lorsque quatre heures sonnèrent, nous faisions notre entrée dans le Rio Pongo avec la marée et le vent pour nous si bien que, avant que le soleil s’abîmât dans l’Atlantique, nous étions mouillés en sûreté devant le comptoir. Pendant que, lentement, nous glissions entre les berges de la rivière et observions l’opulente végétation africaine qui, ce soir-là, resplendissait à mes yeux pour la première fois, j’avais entamé la conversation avec le pilote indigène qui avait été aux États-Unis et parlait anglais remarquablement bien. Très vite Berak me demanda si j’étais seul à


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bord à connaître cette langue et, quand il eut appris que, seul, le mousse la parlait aussi, il me chuchota une histoire qui, à vrai dire, ne me causa pas la moindre surprise. Dans l’après-midi, un des hommes de l’équipage avait attenté à la vie du capitaine, derrière le dos de celui-ci, mais la carabine avait raté ! Notre pilote tenait le fait d’un indigène qui, depuis le débarquement, avait suivi le groupe le long de la grève et il estimait que ce fait était corroboré par les fanfaronnades significatives du plus grand des marins qui l’avaient accompagné à bord. Il ne mettait pas en doute que toute la bande ne méditât de s’emparer de la goélette. Le récit du pilote venait à l’appui de certaines allusions que m’avait faites le cuisinier pendant le voyage. Il me vint immédiatement à l’esprit que, si un crime de cette sorte était véritablement projeté, nulle occasion ne saurait être plus propice à son exécution que l’heure présente. En conséquence, je résolus de n’omettre aucune précaution qui pût sauver le navire et la vie de ses honnêtes officiers. En examinant les carabines que, au retour des hommes qui les avaient emportées à terre, j’avais jetées précipitamment dans le coffre d’armes, sur le pont, je m’aperçus que la serrure de cet arsenal avait été forcée et que des pistolets et des coutelas en avaient été soustraits. Sans aucun doute, des préparatifs avaient été faits en vue de notre assassinat. A mesure que la nuit s’avançait, ma raison — et aussi ma nervosité — m’assuraient que les ténèbres ne se dissiperaient pas sans que se déroulât quelque tentative crimi-


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nelle. Un silence anormal régnait. D’ordinaire, lorsqu’on est arrivé à bon port, les équipages plaisantent et se divertissent mais la traditionnelle chanson et l’inévitable guitare manquèrent au repas de ce soir-là. J’inspectai soigneusement le pont et n’y trouvai que deux marins, apparemment endormis. Je n’étais qu’officier subalterne ; et ne pouvais commander ; d’autre part, je n’avais aucune confiance dans l’énergie et le jugement dont pourrait faire preuve le second si je lui communiquais ce que je savais. Néanmoins, j’estimai de mon devoir de lui raconter l’histoire et, aussi, ma découverte au sujet des armes. Je l’appelai donc, ainsi que le maître d’équipage et le cuisinier, aussi doucement que je pus, dans la cabine et je plaçai le mousse anglais sur l’escalier de la dunette pour y faire le guet. Je leur fis part alors du danger où nous nous trouvions et je requis leur aide pour frapper le premier coup. Mon plan consistait à mater l’équipage en entamant nous-mêmes la lutte. Le second, ainsi que je l’avais prévu, timoré comme une jeune fille, refusa de prendre aucune mesure avant le retour du capitaine. Malgré cela, le cuisinier et le maître d’équipage approuvaient silencieusement mon initiative. Nous conseillâmes donc à notre lâche camarade de rester en bas pendant que nous assumerions les risques et les dangers de l’entreprise. Je résolus d’entamer cette lutte dont notre salut était l’enjeu en abattant sans un seul mot le convict cubain qui avait voulu attenter à la vie du capitaine. J’estimais que ce serait le signal d’une


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panique parmi les mutins et que cela mettrait fin à la mutinerie de la façon la moins sanglante. Je pris, sous l’oreiller du capitaine, une paire de pistolets dont je vérifiai la charge, puis je commandai au cuisinier et au maître d’équipage de me suivre sur le pont. Mais l’officier poltron me retenait et refusait de lâcher prise. Il me suppliait de ne pas commettre d’assassinat ; il s’accrochait à moi avec la terreur haletante et l’étreinte folle d’une femme. Usant des termes les plus tendres, il me suppliait de renoncer à mon dessein. Tandis que je luttais confusément pour m’en débarrasser, l’un des pistolets fit accidentellement explosion. Un instant après, mon mousse vigilant nous cria : « Attention ! » Je m’efforçai alors de percer du regard les ténèbres qui m’aveuglaient au sortir de la cabine éclairée et je discernai la robuste silhouette du chef des mutins qui brandissait un coutelas à un pas de moi. Je visai et fis feu. Nous tombâmes tous les deux : le mutin avec deux balles dans le ventre, et moi, en raison du recul d’un pistolet trop fortement chargé. Mon visage portait une balafre et l’un de mes yeux avait été entaillé par le choc, mais comme ni l’un ni l’autre nous n’avions perdu connaissance, en une seconde nous fûmes de nouveau sur nos pieds. Tout à coup l’Espagnol félon, portant la main à ses entrailles, s’élança en avant en criant qu’il était assassiné mais, pendant qu’il descendait vers le gaillard d’avant, le maître d’équipage lui porta à l’épaule un si vigoureux coup de baïonnette qu’on eut grand’peine à tirer l’arme hors de la carcasse de la brute.


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J’ai dit que je m’étais relevé instantanément. En passant la main sur mon visage, je sentis ma joue couverte de sang et l’entourai à la hâte d’un mouchoir. Puis je courus au coffre qui contenait les armes. A ce moment, le bruit sec d’un pistolet et un cri aigu, enfantin, m’annonça que mon jeune favori venait d’être blessé à mon côté. Je l’étendis près de l’écoutille puis je revins à la charge. A partir de ce moment, la rage m’aveugla et je combattis — on me l’assura depuis — comme un forcené. Je n’ai aucun souvenir personnel des événements qui suivirent et que j’appris uniquement par les rapports qu’en firent, par la suite, le cuisinier et le maître d’équipage. La fumée dissipée, l’avant, de la goélette nous apparut complètement désert. Pourtant nous découvrîmes bientôt deux hommes morts, un autre sur le pont, qui agonisait, tandis que le meneur de la mutinerie et l’un de ses complices haletaient sur le gaillard d’avant. Six pistolets avaient été déchargés sur nous, mais, chose étrange, la seule balle qui avait causé quelque dommage, c’était celle qui avait frappé mon petit ami anglais à la jambe. Lorsque je repris mes sens, l’objet de mes premières recherches fut le maître d’équipage qui, se trouvant sans armes sur le gaillard d’avant quand commença ma fusillade imprévue et ne voyant aucune chance d’échapper à mes carabines meurtrières, avait cherché refuge par-dessus les bossoirs. Notre mousse fut vite calmé. Les mutins n’eurent guère besoin de soins car leurs blessures étaient


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sans espoir et leur chef mourut après une agonie pleine de terreur abjecte, implorant le pardon à grands cris. L’absolution que je lui donnai fut un rite rapide ! Telle fut ma première nuit en Afrique.


VI MONGO JOHN

Au moment où l’éclatant soleil d’Afrique lança ses premiers rayons à travers les arbres magnifiques et les prairies qui bordaient le fleuve, cinq corps furent jetés à l’eau et toute trace du drame effacée aussi complètement que possible. Lorsque le second, qui avait dégringolé dans la cabine au bruit du premier coup de pistolet tiré du gaillard d’avant reparut, les yeux hagards et les membres tremblants, ce fut pour affirmer qu’il n’était lui, pour rien dans ce qu’il appelait l' « assassinat ». Le cuisinier, le maître d’équipage et le pilote africain rapportèrent les faits au capitaine qui les inséra dans le livre du bord et fit contresigner le récit par moi et par des témoins non impliqués dans l’affaire. La blessure du mousse fut alors examinée et jugée insignifiante tandis que la mienne, bien que non douloureuse, paraissait devoir mettre ma vie en danger. Par suite du recul, la platine de mon pistolet m’avait entamé la joue en trois endroits, juste sous l’œil. On manqua d’appétit, ce jour-là, au déjeuner. Le récit fait et dûment rédigé, nous nous mîmes tristement en devoir de lever l’ancre et, avec une len56


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teur de corbillard, nous conduisîmes la goélette au mouillage situé en face de Bangalang, résidence et factorerie de Mr. Ormond, plus connu sous l’appellation de « Mongo John ». Le matin, de bonne heure, ce personnage vint à bord en compagnie de notre capitaine. Il promit d’envoyer un médecin indigène qui guérirait mon œil et la jambe du jeune garçon et me fit jurer de lui rendre visite dès que mon service à bord me le permettrait. Le soir de ce même jour, le numéraire fut porté à terre et le navire me fut confié par le capitaine avec ordre de le dégréer, de le réparer et de l’approvisionner en vue du voyage de retour. Avant la nuit, Mongo John exécuta sa promesse de nous envoyer un médecin. Celui-ci vint à bord avec son remède non dans sa poche mais à son côté. Selon son ordonnance, toutes les demi-heures, ma joue déchirée devait être baignée de lait de femme frais sorti du sein et, pour m’en assurer au plus tôt une provision abondante et pure, une robuste négresse avec son enfant m’était envoyée avec ordre de rester aussi longtemps que ses services seraient requis. J’ignore si ce fut la nature ou ce remède qui guérit ma blessure mais, très vite, les chairs se cicatrisèrent et toute trace d’inflammation disparut. Dix jours furent nécessaires pour mettre tout en ordre à bord de l'Aerostatico et l’approvisionner de bois et d’eau. Des vivres avaient été apportés de la Havane ; il convenait seulement de les arrimer de manière à les laisser accessibles. Comme notre schooner était fort petit, il ne comportait pas de pont à esclaves ; en conséquence, des nattes furent étendues par-dessus le bois à brûler qui comblait


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les interstices entre les futailles d’eau, de manière à ménager une surface unie pour le repos de notre cargaison. Cette tâche ennuyeuse achevée, j’allai à terre — et c’était, je crois, la première fois — pour faire mon rapport au capitaine mais il n’était pas encore en mesure d’embarquer sa vivante cargaison. Il offrait pourtant, d’une cargaison de boys des sommes importantes, supérieures de beaucoup au cours habituel. Malgré cela, nous fûmes retenus à Bangalang au moins dix jours de plus que ne le prévoyait notre contrat avant qu’un lot d’esclaves y parvînt. Comme j’avais promis à Mongo John — ou John le Chef — de visiter sa factorerie, je saisis cette occasion de m’exécuter. Il me reçut avec une politesse méticuleuse, me fit visiter sa ville, ses baraquements, ses entrepôts et, afin de m’honorer, il alla même jusqu’à m’introduire dans son harem. Cette visite faite, il me pria avec insistance de rester à dîner avec lui et, en un clin d’œil, deux bouteilles de choix furent vidées. Tandis que le vin agissait sur le Mongo à la manière d’un sédatif et le tenait rivé à son siège dans la béatitude d’un bon somme, il exerçait sur mes nerfs un effet tout opposé. Tout en flânant je gagnai la véranda en quête de quelque souffle d’air frais venant du fleuve puis, très vite, je m’élançai à travers la nuit vers l’enceinte sacrée du harem. Lorsque ma présence fut signalée, j’avais déjà presque atteint le centre du sanctuaire où Ormond tenait enclos le groupe bigarré de ses épouses, négresses, mulâtresses ou quarteronnes. La première de ces dames à m’apercevoir fut une vive mulâ-


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tresse aux joues roses, aux yeux couleur de prunelle, au madras coquettement disposé, aux lèvres voluptueuses et qui — je le sus plus tard — occupait le second rang: dans le cœur du chef. Un instant après, la cour retentissait des appels volubiles qu’elle adressait à ses compagnes et, avant que j’eusse pu tourner les talons, toute la bande de perruches jacassantes m’encerclait déjà d’un flot de paroles. Ma renommée m’avait précédé. Ma nourrice était une des servantes du harem et, de son séjour sur la goélette, du récit du drame, elle rapportait assez d’anecdotes pour une vie entière. Tout le monde avait souhaité apercevoir le « guerrier blanc ». Tout le monde voulait maintenant toucher la « peau blanche » qu’elle avait guérie. Puis, soudain, poussées par quelque caprice enfantin, elles s’enfuyaient comme prises de peur pour revenir un instant après, telle une bande de singes. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’elles disaient mais toute la compagnie piaillait avec entrain et chacune s’efforçait de lire des réponses dans mes yeux tout en se moquant de mon ignorance avec une malice de diablotin. A la fin, mes amies à la peau d’ébène parurent désireuses de ne plus s’amuser seulement mais de faire aussi quelque chose pour me distraire. Un caquetage, dans un coin, décida du divertissement. Deux ou trois femmes apportèrent du bois ; un feu fut très vite allumé au centre de la cour et, lorsque les flammes éclairèrent l’espace nécessaire, un cercle tourbillonnant de filles demi-nues se mit à danser au rythme monotone du tam-tam. Bientôt le cercle


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se rompit et chaque danseuse, s’avançant, exécuta isolément les pas que son imagination lui suggérait. Certaines de ces danses étaient sauvages, d’autres tendres ou ardentes. Après tant d’années, je ne me souviens pas des mouvements qui les caractérisaient, d’autant plus que le bordeaux et le champagne fermentant quelque peu dans ma tête me mirent dans l’esprit qu’il était de mon devoir de me mêler à cette foule bondissante. Je sautai donc du hamac où, durant cette scène, je m’étais paresseusement balancé et, commençant mon exhibition par un balancé et un enavant-deux, je l’achevai sur un double jeté-battu et un rigodon de matelot. Les rires fous, les joyeuses plaisanteries, la gaieté débridée qui accueillaient mes prouesses chorégraphiques ne sauraient être imaginées par des personnes graves. Fatigué de danser seul, je saisis la plus jolie fille par la taille et, l’entraînant dans la plus rapide des valses, je fis plusieurs fois avec elle le tour de l’espace libre. Puis, avec un baiser, je l’étendis sur le sol, étourdie et haletante. Alors j’en empoignai une autre, puis une autre, une autre encore et, accordant à chacune le même vertigineux plaisir, j’allais bientôt ramener, à force de valses, le sérail entier à la quiétude, lorsque surgit soudain devant nous, le Mongo en personne, bâillant et les yeux écarquillés. Cette apparition me calma. Une quarteronne favorite d’Ormond que, précisément à cette minute le tourbillonnement avait amenée au degré de voluptueuse pâmoison que j’avais mis à la mode, alla tomber de mes bras dans ceux de son maître Tout en m’excusant d’avoir cédé à un caprice incon-


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sidéré, je l’attribuai entièrement à la magie de ses vins et de son esprit. — Ah ! dit le Mongo, je vois bien que vous avez la danse de Saint-Guy dans vos jambes d’Italien dès que vous êtes à portée de la musique et de la danse et, pardieu, on dirait aussi que vous suivez un cotillon à la piste aussi facilement qu’un chien suit la trace d’esclaves fugitifs... Mais danser n’a rien de mal, Don Théodore, j’espère seulement que, dorénavant, vous vous livrerez à cet amusement d’une manière moins bruyante. En Afrique, nous aimons faire une sieste après dîner et je vous engage à vous placer au plus tôt sous l’influence d’une troisième bouteille. Nous regagnâmes donc la table d’acajou et là, soumis au charme magique des histoires et du bordeaux du chef, je ne tardai pas à m’enfoncer dans un délicieux sommeil. Le lendemain, le capitaine de l'Aerostatico me conduisit confidentiellement à l’écart et me fit entendre qu’Ormond s’était pris pour moi d’une telle amitié et avait si clairement marqué le désir de me voir demeurer à Bangalang en qualité d’employé à son service qu’il estimait devoir — quoique à regret — me donner un conseil à ce sujet. — Si vous restez auprès d’un si puissant trafiquant, Don Théodore, votre bourse pourra s’en trouver bien mais, en dehors de cette amélioration de votre situation, je me demande s’il serait prudent de votre part de retourner à la Havane, en ce moment du moins. On racontera peut-être, amigo mio, que c’est vous qui avez entamé le combat à bord de la goélette et, cinq hommes ayant été tués au cours de cette échauffourée, je serai obligé de faire


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sur ces faits, dès mon arrivée, un rapport au Commandante. Il est parfaitement exact, hijo mio, que vous avez sauvé le navire, la cargaison, le numéraire et aussi la vie de mon cousin, pourtant Dieu seul pourrait dire à quoi aboutira la justice de la Havane. Vous aurez à subir un interrogatoire serré et j’incline à croire qu’on vous mettra en prison en attendant la décision finale. Au bout de combien de temps se produira ce dénouement? C’est chose fort incertaine. Si vous avez des amis là-bas, on leur extorquera le plus d’argent possible avant de vous laisser sortir ; si vous n’en avez pas, personne ne se chargera gratuitement de vous faire relâcher. Quand, enfin, vous reverrez la lumière du soleil, ceux de ces mauvais garçons qui vivent encore et les amis des morts se mettront à guetter chacune de vos démarches et vous rendront le séjour de la Havane aussi odieux que dangereux. Pour toutes ces raisons, je n’hésite pas à vous conseiller de rester où vous êtes et d’accepter les doublons du Mongo. J’avais cru deviner dès les premiers mots du capitaine quelle serait la conclusion de son discours hypocrite et je ne tardai pas à me convaincre qu’il cherchait uniquement à se débarrasser de moi afin de pouvoir réinstaller le second dans des fonctions qu’il ne pourrait sûrement pas exercer tant que je serais à bord. Comme j’avais déjà décidé de rester en Afrique, je lui dis tout de suite que je regrettais qu’il n’eût pas exprimé ses désirs ouvertement avec courage et franchise ainsi qu’il sied à un homme, mais qu’il eût dissimulé son ingratitude sous le masque d’une feinte sollicitude à mon égard. Le regard plein de mépris, je m’éloignai brusquement


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et, tandis qu’il se hâtait d’aller cacher sa pâleur dans la cabine, je hélai un bateau et, y jetant mon coffre, ma literie et mes armes, je confiai mon destin au continent africain. Mr. Ormond me reçut très cordialement et, en m’installant dans mes nouvelles fonctions de secrétaire, il me promit, en échange de mes services, un logis personnel, mon couvert à sa table et un nègre par mois — ou sa valeur — au taux de 40 dollars. Quand les coureurs revinrent de l’intérieur avec le nombre d’esclaves nécessaire pour compléter la cargaison de l’Aerostatico, je crus que mon devoir envers l’épicier italien du Regla me commandait de veiller personnellement au départ de son navire. En conséquence, je revins à bord pour aider à caser cent huit garçons et filles dont le plus âgé n’avait pas plus de quinze ans. Tout en rampant dans l’entrepont, je me demandais comment cette petite armée pourrait être emballée, et respirer, dans une cale qui ne mesurait pas plus de vingt-deux pouces de hauteur. Pourtant la preuve en fut rapidement faite car, pendant la descente de la rivière, il fut nécessaire de garder les esclaves enfermés pour les empêcher de sauter par-dessus bord et de gagner la rive à la nage. Il me fut impossible de les installer tous dans la position assise ; nous les forçâmes donc à s’étendre, les genoux des uns enclavés dans les jarrets des autres comme sardines en boîte, et, grâce à cette méthode, l’espace ne manqua pas pour loger la cargaison entière. Si étrange que cela paraisse, lorsque l' Aerostatico atteignit la Havane, trois seulement de ces « passagers » étaient morts.


VII ESTHER LA QUARTERONNE

De retour à Bangalang, mon premier soin fut de prendre possession du logis que le Mongo m’avait assigné et de m’installer aussi confortablement que possible dans un pays où les deux choses les plus nécessaires sont un abri et de l’ombre. Ma maison, construite en roseaux recouverts de torchis, se composait de deux pièces au sol de terre battue et d’une véranda. Le toit de chaume n’était guère étanche si mon mobilier comprenait jusqu’à deux coffres à armes sur lesquels des nattes étaient étendues, une table de bois blanc, une couchette de bambou, une casserole de fer-blanc garnie d’huile de palme en guise de lampe, et, pour finir, un miroir allemand monté dans un cadre de papier. La malle, le matelas, le hamac et la paire de couvertures que j’apportais ajoutèrent à ce confort. Et pourtant, même après tous ces embellissements, je dois avouer que mon ménage était encore quelque chose d’assez misérable. Il est temps que je présente au lecteur l’individu qui présidait aux destinées du lieu et représentait de façon assez typique la classe africaine très particulière à laquelle il appartenait. 64


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Mr. Ormond était fils d’un opulent trafiquant originaire de Liverpool et devait le jour à la fille d’un chef indigène du Rio Pongo. Il semble que son père était assez fier de ce jouvenceau ; il l’expédia en Angleterre pour y être élevé. Mais Mr. John n’était encore que peu avancé dans l’étude des belles-lettres quand la nouvelle de la mort du trafiquant parvint à son agent britannique qui, de ce jour, refusa tout subside à l’adolescent. Le malheureux enfant se trouva bientôt totalement abandonné dans ce pays où la philanthropie n’avait pas encore été mise à la mode et, après avoir erré quelque temps à l’aventure à travers l’Angleterre, il s’embarqua sur un navire de commerce. La « presse » recrutant pour le service de Sa Majesté ne tarda pas à mettre la main sur ce beau mulâtre. Il tint parfois dans la cabine l’emploi d’un élégant maître d’hôtel ; parfois il suspendit son hamac sur le gaillard d’avant en compagnie des hommes d’équipage. Cinq ans s’écoulèrent ainsi pendant lesquels notre vagabond visita la plupart des ports de la Méditerranée et des Indes occidentales. Enfin cette croisière prolongée se termina et Ormond reçut l’argent qui lui était dû. Il résolut, sur l’heure de consacrer ses économies à faire un voyage en Afrique où il revendiquerait l’héritage paternel. Le projet fut exécuté. Il trouva sa mère encore vivante et, heureusement pour lui, elle reconnut tout de suite en lui son premier-né. Le lecteur se souviendra que ceci se passait sur la côte d’Afrique pendant la première partie du siècle présent et que le droit de propriété, ainsi que les intérêts des négociants étrangers, étaient alors 5


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exclusivement régis par le droit coutumier local. Un « grand palabre » fut donc ordonné à laquelle furent convoqués tous les frères, sœurs, oncles et cousins de Mr. Ormond — parmi lesquels beaucoup étaient en possession d’esclaves ayant appartenu à son père ou de leurs descendants. Le « palabre » se tint à la date choisie. Très ferme, la mère se présenta pour témoigner de l’identité et affirmer les droits de son premier-né. Finalement, en conformité avec la loi de la côte, tous les biens du trafiquant de Liverpool, tant en maisons et en terres qu en esclaves, et dans tous les cas qui purent être vérifiés, furent transmis à l’héritier retrouvé. Le jeune maître ayant ainsi brusquement accédé à l’aisance, sinon à l’opulence, résolut d’augmenter sa fortune en continuant à exercer le trafic paternel. Mais le pays tout entier était alors désolé par des guerres intestines causées, dans la plupart des cas, par des querelles de famille qu’il convenait d’abord d’apaiser si l’on voulait établir le commerce sur des bases solides. Ormond consacra sa première année à cette tâche. Ses efforts furent secondés par la mort opportune de l’un des chefs alors en guerre. Grâce à un présent sans grande valeur fait à un adversaire peu combattif — frère de la mère d’Ormond — celui-ci se prêta bientôt à un arrangement, tant et si bien que le jeune marin concentra bientôt dans ses mains toute la puissance de la famille et se proclama « Mongo », c’est-à-dire Chef de la Rivière. Depuis longtemps déjà la factorerie de Bangalang était célèbre parmi les trafiquants anglais. La guerre terminée, Ormond choisit ce poste pour :


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résidence permanente en même temps qu’il dépêchait des messagers à Sierra Leone et à Gorée pour annoncer qu’il serait promptement en mesure de fournir d’amples cargaisons. Les marchandises si longtemps retenues à l’intérieur par les hostilités affluèrent en abondance. Au large, on apercevait des navires venus de Gorée et de Sierra Leone en réponse à son invitation. Ses entrepôts regorgeaient de tissus britanniques, français, américains et aussi de peaux, de cire, d’huile de palme, d’ivoire et d’or, produits indigènes en échange desquels Espagnols et Portugais se hâtaient de venir offrir leurs doublons et leurs billets. On imaginera sans peine que peu d’années suffirent à faire de Jack Ormond non seulement un opulent négociant, mais aussi un Mongo populaire parmi les grandes tribus foulahs et mandingues à l’intérieur. Les petits chefs dont les territoires bordaient la mer le flattaient en lui donnant le titre de roi et, connaissant ses goûts mormons, ils peuplaient son harem avec les plus beaux de leurs enfants, gages précieux d’amitié et de fidélité. Appelé à devenir le secrétaire et le comptable d’un tel personnage, je compris tout de suite que je ferais bien, non seulement de m’initier rapidement à mes devoirs, mais aussi d’apprendre quelle était l’exacte valeur des biens que j’allais désormais administrer et dont je devrais rendre compte. Les habitudes débonnaires et faciles d’Ormond me firent vite constater qu’il n’était pas né homme d’affaires ou bien qu’il était devenu tristement négligent sous l’influence de la richesse et de la volupté. Mon premier soin fut donc de pro-


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céder à un minutieux inventaire de ses biens tout en surveillant d’un œil attentif ses magasins où je ne permettais à personne de pénétrer sans compagnie. Quand je remis au Mongo ce document qui mettait en évidence d’importants déficits, il le reçut avec indifférence en me suppliant de ne pas « l’ennuyer avec des comptes ». Sa manière d’être trahissait tant d’irritabilité chagrine que j’en augurai le déclin ou le désordre de ses affaires. Comme je revenais au magasin après cette décourageante entrevue, je rencontrai une vieille mégère — sorte de Cerbère et de surintendante du harem du Mongo — qui, par signes, me fit comprendre qu’elle voulait la clef du coffre aux tissus et en retira aussitôt plusieurs aunes de calicot. La vieille ne savait pas l’anglais et, comme je ne comprenais pas le dialecte soussou, il n’y eut entre nous aucune tentative de discussion verbale au sujet de ce qu’elle venait de faire mais, après lui avoir montré un crayon et du papier et lui avoir expliqué par signes qu’elle devait aller trouver le Mongo qui lui remettrait un bon pour le tissu, je la conduisis avec calme vers la porte. La colère de la virago éclata cependant que son visage étincelait d’orgueil. Il semblait en effet que, sous le règne de mes prédécesseurs, c’était en les mains de la vieille qu’étaient laissées les clefs du magasin avec toutes facilités pour se servir ellemême généreusement. J’ignorais, bien entendu, ce qu’elle disait, mais la violence de ses gestes, les mouvements nerveux de ses membres, les éclairs fie ses yeux, sa volubilité suraiguë, tout témoi-


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gnait de la rage dont elle éclatait et qu’augmentait encore ma persévérante tranquillité. A dîner j’informai le Mongo de la conduite de la négresse, mais il accueillit mon récit avec le même rire d’indifférence qu’il avait eu pour mon rapport sur l’inventaire déficitaire. Cette nuit-là, je venais tout juste de m’allonger sur mon grabat et je repassais dans mon esprit les difficultés de ma position, à quoi s’ajoutait quelque souffrance à l’idée du temps que je devrais encore passer en Afrique, lorsque mon serviteur, après avoir frappé doucement, m’avertit que quelqu’un demandait à être reçu mais me suppliait de bien vouloir, auparavant, éteindre la lumière. J’étais dans un pays où la prudence s’impose ; j’examinai donc mes pistolets avant de tirer le verrou. C’était une belle nuit étoilée et lorsque j’eus suffisamment poussé la porte pour voir ce qui se trouvait au delà — mais sans toutefois cesser de la retenir — je distinguai une forme féminine toute enveloppée — sauf le visage — de cotonnade blanche et je reconnus cette belle quarteronne que j’entraînais dans le tourbillon de la valse lorsque le Mongo m’avait surpris. Dégageant ses mains des plis de ses vêtements et posant l’une d’elles légèrement sur mon bras tandis qu’elle portait l’autre à ses lèvres, elle jeta derrière elle un regard attentif puis se glissa dans mon logis. Cette pauvre enfant, fille d’une mère mulâtresse et d’un père blanc, était née dans un établissement de Sierra Leone où elle avait appris à parler l’anglais avec beaucoup plus d’aisance qu’il n’est habituel à ceux de sa race. On disait qu’originaire-


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ment, son père, venu de Grande-Bretagne, était missionnaire mais qu’il avait trahi sa vocation pour se livrer au lucratif trafic des esclaves auquel il devait sa grosse fortune, et si, avant de partir pour l’Amérique, il avait gratifié son enfant du nom biblique d’Esther, c’était sans doute en souvenir de ses juvéniles aspirations religieuses. Je conduisis ma tremblante visiteuse jusqu’au coffre à armes où je la fis doucement asseoir à mon côté après quoi je m’informai de ce qui me valait la faveur de cette visite furtive d’une habitante du harem. Mes soupçons étaient en éveil. Bien que novice dans la vie africaine, je savais assez quelle discipline régnait dans ces factoreries d’esclaves pour ne pas m’abandonner à la séduisante illusion que je devais cette visite à quelque amoureuse et folle fantaisie. Les manières de ces jeunes quarteronnes que leur teint sépare à peine de notre race sont empreintes d’une grâce extrême. Esther, retenant son souffle, me pria timidement de lui pardonner son intrusion puis me déclara que je m’étais fait, en la personne d’Unga-Golah, la surintendante du sérail, une si cruelle ennemie qu’en dépit du danger elle s’était glissée jusque chez moi pour me mettre sur mes gardes. Unga jurait de se venger. Je l’avais insultée et tenue en échec ; à tout moment, si je demeurais « l’homme des livres du Mongo », je serais à même de la contrecarrer... Il me fallait donc bien vite gagner un autre pays et, si je m’y refusais, la nourriture préparée à Bangalang ne tarderait pas à devenir, pour moi, excessivement malsaine ! — Ne mangez rien de ce qui vous sera offert


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par un Mandingue, disait Esther. Ne prenez d’autres mets que ceux servis à la table du Mongo. Unga-golah connaît tous les sortilèges mandingues et en usera sans scrupules si, par ce moyen, elle peut rentrer en possession des clefs du magasin. Bonsoir ! » « Le quartier des épouses » de mon patron consistait en une simple enceinte formée par des maisons de pisé disposées en carré autour d’une cour dont l’entrée n’était jamais surveillée sinon pendant la nuit. A Unga-Golah, la doyenne et la moins séduisante de ces dames, était confiée la police de l’établissement. C’était elle qui décidait quels cadeaux et combien de serviteurs chacune des femmes recevrait et c’était elle qui distribuait les faveurs de son maître selon la valeur des présents par lesquels on s’était assuré ses bonnes grâces. Au temps de sa jeunesse et de son extrême prospérité, Ormond qui était un homme grand et gros, aux yeux noirs, aux épaules larges, au cou tassé — gouvernait son harem selon le sévère décorum oriental. Mais à mesure que, lentement, les ans et les malheurs s’accumulaient sur la tête de ce débauché, sa vigueur de corps et d’esprit s’affaiblissait non seulement par excès de boisson mais aussi par l’usage de narcotiques auxquels il demandait fréquemment une passagère excitation. Lorsque je fis sa connaissance, son visage était celui d’un homme usé par le plaisir. Son harem existait plutôt par égard à la coutume locale que comme foyer domestique. Ses femmes le ridiculisaient ou s’amusaient à leur fantaisie. J’appris d’Esther qu’il n’y en avait peut-être pas une seule qui ne « flirtât »


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avec quelque galant de la ville et que, si l’on aveuglait Unga-Golah avec des cadeaux, l’état d’engourdissement du Mongo était entretenu par l’alcool. On pourrait supposer que, dans un tel sérail et avec un tel maître, les rivalités conjugales étaient rares ; pourtant il ne faut pas s’imaginer le palais du Mongo comme exempt de querelles féminines. Le plus souvent ces disputes éclataient lorsque Ormond distribuait en présents du calicot, des verroteries, du tabac, des pipes et des miroirs. S’il laissait paraître la plus légère préférence, c’en était fait du bon ordre. L’épouse favorite, outrée de voir son autorité méconnue, devenait folle de rage et, pour un temps, Bangalang se transformait en un pandémonium. J’étais dans le magasin en compagnie du Mongo lorsqu’une dame que ne distinguait aucune délicatesse particulière de teint ou de parfum, entra dans la pièce, l’air offensé et s’avançant avec majesté jusqu’à son maître, brisa sur le sol, à ses pieds, un miroir allemand. Elle en réclamait un autre plus grand parce que celui-ci qui lui avait été donné mesurait un demi-pouce de moins que ceux qu’avaient reçus ses compagnes. D’ordinaire, lorsque Ormond n’avait pas bu, son orgueil l’empêchait de permettre aux femmes de troubler ses loisirs. Il se détourna donc avec calme de cette virago et lui ordonna de sortir du magasin. Mais la dame refusa de baisser pavillon devant tant de dignité : « Ah ! criait la mégère en arrachant son mouchoir. Ah ! » et elle déchirait d’abord une manche, puis l’autre : « Ah ! » hurlait-elle, pareille à un démon et c’était l’une de ses pantoufles qu’elle


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lançait dans un coin, puis l’autre dans le coin opposé. « Ah ! Mongo, » rugissait encore la vieille sorcière tandis que, le dernier vêtement arraché, elle se tenait devant nous, complètement nue et se frappant successivement la tête, les joues, le front, les seins, les bras et les jambes, elle sommait Ormond de déclarer de quel charme elle était dépourvue pour mériter d’être ainsi privée d’un demipouce de miroir. Comme le Mongo restait muet, elle s’avança vers moi pour connaître mon opinion mais, le visage écarlate, j’avais déjà disparu derrière le coffre à tissus et laissé à Ormond, qui riait, le soin de lui répondre. Ces scènes de colère jalouse n’étaient pas exclusivement dues à quelque inégalité dans la distribution des cadeaux faits par le seigneur de Bangalang. J’ai déjà dit que les épouses d’Ormond profitaient de son âge et de sa négligence pour chercher des compagnons plus sympathiques en dehors du harem. Parfois les préférences de deux de ces noires beautés allaient au même amoureux. Alors la cause de la bataille n’était plus un miroir sans valeur mais bien un beau garçon tendrement aimé. S’il s’agissait d’une querelle de cet ordre, un duel avait lieu entre les rivales, hors de portée des oreilles du Mongo et les gladiateurs femelles, le buste nu, réglaient entre elles leur querelle sans trop grands dommages. Parfois c’étaient les amants couleur d’ébène qui s’en chargeaient et, en ce cas, un défi en règle était porté. A l’heure dite, les duellistes se présentaient « sur le pré » accompagnés d’amis qui seraient témoins


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de leur victoire ou sympathiseraient à leur défaite. Chacun des robustes sauvages sautait dans l’arène, porteur d’un fouet aux multiples et coupantes lanières de cuir capables d’infliger les coups les plus cruels. Après s’être dépouillés de leurs vêtements, ils lançaient en l’air trois cauris (1) afin de décider par le sort quel serait celui des adversaires qui recevrait la première flagellation. L’infortuné perdant prenait immédiatement l’attitude requise et recevait, avec la fermeté d’un martyr, le nombre de coups convenu. C’était alors le tour de celui qui avait asséné les coups d’offrir avec une égale constance son dos au fouet de sa victime devenue enragée. Ils alternaient ainsi les rôles jusqu’à ce que l’un d’eux s’avouât vaincu ou jusqu’à ce que les spectateurs déclarassent vainqueur celui qui supportait le plus longtemps son supplice sans sourciller. Dorénavant, les dos striés de cicatrices de ces héros chevaleresques seraient exhibés en témoignage de leur bravoure et, sans doute, leurs Dulcinées consacraient-elles à leur guérison leurs onguents les plus subtils et le plus tendre amour que connaisse l’Afrique. (1) Petits coquillages qui servent de monnaie.


VIII DE L’OR, DE L’IVOIRE, DES ESCLAVES

Mes habitudes commerciales et mon dévouement systématique aux intérêts du Mongo me familiarisèrent rapidement avec les grandes lignes du « commerce de l’intérieur » mais, comme j’étais encore incapable de parler les dialectes de la côte, Mr. Ormond — qui ne pénétrait dans le magasin et ne m’entretenait d’affaires que fort rarement — se procura un habile interprète qui assistait à mes côtés à l’échange du détail de marchandises étrangères contre du riz, de l’ivoire, de l’huile de palme et des provisions ménagères. Les achats d’esclaves et d’or étaient négociés exclusivement par le Mongo qui m’estimait encore trop imparfaitement initié aux ruses et aux traits de caractère indigènes pour qu’une charge si délicate pût m’être confiée. Longs et mornes furent les jours et les nuits de la saison des pluies. La pluie en ville, la pluie à la campagne, la pluie au village, la pluie en mer est certes assez lassante même pour ceux dont l’activité mentale est amusée ou occupée par des livres ou par les intérêts de la vie, mais qui comprendra à quel ennui, à quel abattement est en proie le


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blanc qui vit en Afrique tandis qu’allongé sur sa caisse d’armes recouvertes de nattes, il écoute l’incessant déluge qui, pendant des jours, des semaines, des mois, s’abat sur son toit d’où l’eau suinte. Le jour vint enfin où la saison des pluies prit fin. C’est à cette époque de l’année qu’arrivent les caravanes venant de l’intérieur. Nous ne fûmes donc pas surpris en voyant reparaître nos coureurs porteurs de la nouvelle qu’Ahmah-de-Bellah, fils d’un célèbre chef foulah allait incessamment visiter le Rio Pongo escorté d’une suite nombreuse et d’un important convoi de marchandises. Les seuls moyens de communication avec l’intérieur de l’Afrique sont, pour les courtes distances, les rivières et, pour de plus longues, des sentiers et des pistes qui, à travers la forêt profonde et les collines, conduisent aux villes innombrables. Or, lorsque les trafiquants de la côte occidentale sont avertis que des caravanes sont en route vers le littoral de l’Atlantique, ils estiment toujours nécessaire de faire des préparatifs en vue de la réception des chefs et, en particulier, font parvenir à ceux-ci des messages de bienvenue avant leur arrivée sur la plage. En conséquence, des « aboyeurs » sont dépêchés sur les sentiers de la forêt, porteurs de souhaits et aussi de tabac et de poudre en guise de présents. Les « aboyeurs » sont des gentlemen de couleur doués de langues bien pendues et de consciences souples que l’on trouve toujours attachés aux factoreries de la côte et qui, dès qu’une caravane est signalée, se hâtent au-devant d’elle et célèbrent éloquemment la prospérité de leur patron,


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vantant ses marchandises avec autant de zèle et de véracité que le font les tambours de ville, en pays plus chrétiens. Peu de jours après le départ de nos agents voyageurs ainsi envoyés en mission, le bruit d’une salve de mousqueterie venant des collines nous avertit que les « aboyeurs » du Mongo s’étaient heureusement acquittés de leur tâche et revenaient, remorquant la caravane. Nos canons répondirent à ce joyeux signal avec tant d’entrain qu’après une heure de tir ce fut d’un nuage de fumée qu’émergèrent Ahmah-de-Bellah et sa troupe, précédés de nos ménestrels chantant à pleine voix les louanges du jeune chef. Derrière le maître venaient les principaux traitants, leurs esclaves chargés de marchandises, puis quarante captifs maintenus par des liens de bambou. A ceux-ci succédèrent des bœufs, un grand troupeau de moutons et de chèvres, les femmes de la troupe et le cortège se terminait au pas grave et mesuré d’une autruche apprivoisée. Je voyais pour la première fois un si bizarre assemblage d’animaux et d’êtres humains et, en vérité, si cette troupe avait été accompagnée d’une bande d’orangs-outangs, j’aurais pu avoir parfois une certaine peine à deviner quelle place, sur l’échelle de la vie animale, convenait à l’être qui se trouvait devant moi. Mr. Ormond, lorsque les circonstances lui rendaient de l’entrain, se montrait l’un des plus habiles traitants de l’Afrique entière ; aussi reçut-il ces mahométans étrangers avec la pompe qui convenait. Il attendit Ahmah-de-Bellah et son état-major de traitants sur la place s’étendant devant son prin-


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cipal entrepôt, édifice passablement imposant, long de cent cinquante pieds environ et construit en matériaux à l’épreuve du feu. Chaque nouveau venu foulah, après avoir été présenté, serrait la main du Mongo, puis « claquait les doigts » avec lui à plusieurs reprises et, comme le moindre colporteur ayant fait partie de la caravane tenait à saluer le blanc — ce qui devait lui porter bonheur — la cérémonie de la présentation occupa plus d’une heure. Conformément aux coutumes de la côte, dès que ces salamalecs furent terminés, les marchandises furent déposées à l’intérieur de nos murs non pas seulement par mesure de sécurité mais afin qu’on pût estimer à quelle sorte de bienvenue avaient droit ceux qui les avaient apportées. Cette précaution, quoique discourtoise, s’imposait car de nombreux traitants de l’intérieur avaient pour habitude d’attribuer, dès leur arrivée, à leur or et à leur ivoire, une valeur très supérieure à la réalité afin de recevoir une plus généreuse gratification. Les marchandises dûment emmagasinées, un couple de bœufs engraissés ainsi qu’une ample provision de riz furent offerts à nos visiteurs et les chefs de la caravane logés d’office chez les habitants de la ville. La plèbe se construisit des huttes temporaires aux environs, pendant qu’Ahmah-deBellah, mahométan rigide qu’accompagnaient deux de ses épouses, voyait mettre à sa disposition deux cases fort propres hâtivement garnies de jolies nattes neuves. On pourra trouver intéressant de savoir quelles denrées faisaient l’objet du commerce sur cette


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côte, car, d’ordinaire, on croit par erreur qu’il portait exclusivement sur les esclaves. Je crois donc utile de reproduire ici l’inventaire que je fis des stocks de la caravane avec leur estimation, lorsqu’ils furent confiés à ma garde. La caravane se composait d’environ sept cents personnes, des hommes pour la plupart. Sa valeur s’établissait ainsi qu’il suit : 3 500 peaux 19 grandes dents d’ivoire de première qualité Or 600 livres de petit ivoire 15 tonnes de riz 40 esclaves 36 jeunes bœufs Moutons, chèvres, beurre, légumes 900 livres de cire d’abeilles Valeur totale des marchandises

£ : 1 750 1 560 2 500 320 600 1 600 360 100 95 £ : 8 885

Les bénéfices fournis par cette spéculation furent des plus satisfaisants, tant sur les ventes que sur les achats. Le riz nous coûtait un cent la livre ; les peaux nous étaient cédées à 19 ou 20 cents pièce ; un bœuf était échangé contre 20 ou 30 livres de tabac ; les chèvres, les moutons, les porcs coûtaient par pièce 2 livres de tabac ou une aune de calicot ordinaire ; l’ivoire était acheté un dollar la livre, pour la première qualité, tandis que les espèces inférieures ne valaient que la moitié de ce prix. Le profit sur ces denrées s’élevait en fait à 150 pour 100. Comme l’or ne s’échange que contre des articles de première qualité et était payé à raison de 16 dollars l’once, nous ne faisions que 70 pour 100 de bé-


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néfice sur cet article. Les esclaves étaient vendus sur le pied de 100 « barres » par tête. La « barre » sur la côte vaut un demi-dollar, mais une livre et demie de tabac équivaut à une barre, de même qu’une aune de cotonnade ordinaire ou qu’une livre de poudre, tandis qu’un mauvais mousquet équivaut à 12 barres. Il découle de ceci que lorsqu’on achetait un esclave pour 150 livres de tabac, on ne le payait en réalité que 18 dollars et lorsque nous donnions 100 livres de poudre, nous les acquérions pour 20 dollars. Nos mousquets anglais ne nous coûtaient que 3 dollars pièce, mais nous achetions assez rarement des noirs contre ce seul article. Si les femmes offertes sur le marché avaient plus de vingt-cinq ans, nous faisions un rabais de 20 pour 100, mais si elles étaient solidement bâties, et présentaient de belles promesses d’avenir, nous les prenions au même prix qu’un homme vigoureux. Pareille estimation était faite des adolescents dont la taille dépassait quatre pieds quatre pouces, mais les achats d’enfants s’effectuaient rarement dans les factoreries quoique, dans les villes indigènes, ils fissent parfois l’objet de transactions intéressantes. Tant que les marchandises apportées par les grandes caravanes ne sont pas payées, l’entretien de leurs propriétaires — ainsi le veut la coutume du pays, — constitue une lourde charge pour les factoreries. Nous étions naturellement désireux d’en être libérés le plus tôt possible, aussi, dès le lendemain, nous annonçâmes que les « échanges allaient commencer ». Tout de suite Ahmah-de-Bellah, les


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chefs de la caravane et Mr. Ormond entamèrent les négociations si bien qu’avant la nuit un marché était conclu au sujet, non seulement des présents, mais aussi du prix des marchandises et du pourcentage qui serait retenu à titre de « droits indigènes ». Une telle entente préalable avec les « têtes » d’une caravane est toujours indispensable, car sans leur assistance il ne saurait être question de trafiquer avec les mauvais drôles qui vivent dans le sillage des chefs opulents. Chaque matin, à l’aube, un crieur parcourait la ville annonçant quel genre d’affaires seraient traitées ce jour-là, pendant les heures de travail. Un jour, c’étaient les peaux, un autre jour, le riz; un autre jour, le bétail. Quand on eut disposé de tout cela, un moment fut fixé pour l’échange de l'or, de l’ivoire et des esclaves et, à l’heure dite, Mr. Ormond, Ahmah-de-Bellah et moi, après avoir fermé les portes du magasin, commençâmes à discuter par la fenêtre pendant que les « aboyeurs » distribuaient les marchandises aux Africains, s’aidant souvent du fouet pour maintenir l’ordre parmi les bavards et les querelleurs. Ahmah-de-Bellah affectait de n’être là que pour vérifier comment étaient mesurés et pesés les tissus, la poudre, le tabac, afin que ses compatriotes ne fussent pas lésés, mais, en réalité, comme l’eût fait un véritable percepteur d’impôts, il s’assurait activement du pourcentage légal qu’il touchait sur la vente en retour de la protection contre les voleurs qu’il avait accordée aux petits traitants pendant leur voyage jusqu’à la côte. Enfin, le marché se trouva débarrassé des ven6


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deurs et de leurs hnarchandises, à l’exception de l’autruche qui, lorsque tout fut fini, se trouva dévolue au Mongo à titre de don royal, offert par le pieux Ali-Mami du Fouta-Djalon, père d’Ahmahde-Bellah. A vrai dire, l’oiseau était un simple cadeau ; pourtant on laissait entendre que le digne Ali manquait de bons mousquets et que son fils se chargerait au besoin d’en rapporter. Comme Ahmah-de-Bellah lui en expédia vingt, l’autruche devint un présent coûteux autant que caractéristique. En outre, chacun des traitants s’attendait à recevoir quelque témoignage de bienveillance, proportionné à ses ventes, si bien que nous nous hâtâmes d’obéir aux lois et coutumes du pays afin de libérer Bangalang au plus tôt de cette foule importune. Ils s’éclipsaient rapidement sitôt payés et, en un temps fort court, des sept cents Foulahs, seuls s’attardaient encore, Amah-de-Bellah, ses femmes et sa suite immédiate. Ahmah-de-Bellah était un beau spécimen de ce que l’on pourrait appeler « la Jeune Afrique » sans que l’on pût pourtant le ranger au nombre des propagandistes révolutionnaires de cette époque. Au physique, il était grand, souple et imposant. Sa qualité de fils d’un chef important lui avait épargné les travaux serviles qui, sous ce climat, effacent rapidement tout caractère intellectuel. Son visage, resté celui d’un Africain, avait de belles lignes. Son front, haut et large, s’arquait au-dessus d’un nez droit, et ses lèvres n’avaient rien de cette épaisseur qui donne à ses compatriotes une expression si sensuelle. Les manières d’Ahmah à l’égard d’étrangers ou de supérieurs étaient remarquablement raf-


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finées et courtoises mais, envers la populace de la côte et tous ses inférieurs en général, il usait de ce ton rude et péremptoire habituel aux sauvages habitants de ces climats de feu. Ahmah-de-Bellah était le second fils de l’AliMami, ou roi du Fouta-Djalon, lequel, en l’honneur de ses « vingt-cinq saisons de pluies », lui avait permis de conduire une caravane jusqu’au littoral, prérogative dont il usait pour la première fois. Ce privilège n’avait pourtant pas été accordé sans quelque dessein de tirer profit du courage du jeune homme, car on n’avait jamais vu, jusqu’à ce jour, l’Ali-Mami autoriser l’un de ses fils ou parents à sortir des bornes de sa juridiction sans que celui-ci lui eût auparavant promis la moitié du bénéfice de toute entreprise lucrative. La formation d’une caravane, l’autorisation royale obtenue, réclame encore beaucoup de temps et d’habileté. Au commencement de la saison sèche, le chef privilégié part avec une escorte sur laquelle il a le droit de vie et de mort, et campe sur l’un des plus fréquentés parmi les sentiers qui se dirigent vers la mer. En même temps, il envoie des hommes, par petits détachements, occuper les autres pistes avoisinantes de manière à bloquer toutes les voies d’accès au littoral. Ce blocus des routes est énergiquement maintenu pendant un mois et plus par nos Mandrins à peau noire jusqu’à ce qu’aient été pris au piège un nombre suffisant de traitants pour constituer une riche caravane et donner de l’importance à son chef. Tel est le but principal de cette aventure forestière, mais on saisit cette occasion pour percevoir


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un tribut dû à l’Ali-Mami par certaines petites tribus et qui ne saurait être obtenu par d’autres moyens. Le tout-puissant officier profite aussi du blocus pour arrêter des malfaiteurs et des débiteurs en fuite. Les biens trouvés en la possession de ces derniers peuvent être saisis afin de désintéresser leurs créanciers mais lorsque leur valeur est inférieure à la dette, le délinquant est vendu comme esclave, s’il est païen. S’il est du nombre des fidèles, il s’en tire avec une bastonnade. Pendant qu’Ahmah-de-Bellah s’attardait à Bangalang, j’avais pris l’habitude d’aller le voir tous les soirs afin d’écouter son intéressant bavardage, qu’un interprète me traduisait. Parfois, en retour, je lui racontais les aventures de ma vie de marin et cette vie semblait posséder une saveur toute spéciale pour ce fils de la brousse qui contemplait alors l’Océan pour la première fois. Entre autres vérités, je m’efforçai de le convaincre de la rotondité de la terre sans qu’il cessât de m’opposer un sourire incrédule et il mit fin à la discussion en me demandant de la prouver à l’aide du Coran. Il ne me refusait pas le respect dû à un voyageur et à un « homme de livres », mais un esprit qui avait avalé, digéré et retenu chaque verset du livre de Mahomet ne se laissait pas tromper par de si frivoles imaginations ! Avec bonté, il entreprit de vaincre mon ignorance au sujet de sa foi, en m’en exposant minutieusement les mystères au cours de plusieurs discours de longue haleine et je me montrai si patient auditeur qu’Ahmah — j’en suis convaincu — ne mit pas en doute ma prochaine conversion. Mon apparente adhésion fut amplement récom-


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pensée par la confiance du Foulah. Il me rendait avec usure mes visites nocturnes en venant me voir au magasin pendant mes heures de travail et il avait au cœur un si fervent souci de mon salut spirituel que, pendant des heures entières, il m’inondait de théologie mahométane par le canal de l’interprète. Un jour, pour m’en débarrasser, je l’assurai que je me rangerais avec joie au nombre des disciples du Prophète si celui-ci consentait à me recevoir, mais j’exigeais, pour pénétrer dans le «bercail des fidèles », d’être dispensé du rite spécial qui caractérise le baptême musulman. Ahmah-de-Bellah prit fort bien la plaisanterie, il en rit en bon garçon et, à partir de ce jour-là, nous fûmes amis jurés. Sur-le-champ, le Foulah transcrivit pour moi sa prière arabe préférée et, en qualité de directeur spirituel, il m’enjoignit de l’apprendre par cœur afin d’en faire un constant et parfait usage. Un ou deux jours après, il me fit passer un examen et, me trouvant en défaut dès la seconde phrase, il me reprocha ma négligence d’une manière pathétique et m’exhorta à la repentance — pour la plus grande édification de notre interprète, lequel n’était ni juif, ni chrétien, ni musulman. Mais la visite du jeune chef, cette visite qui, commencée dans le négoce, s’achevait dans la piété, tirait à sa fin. Ahmah-de-Bellah s’occupa d’organiser son voyage de retour. Quand fut tout proche le jour de son départ, je compris que ma boutade avait été prise au sérieux par le Foulah et qu’il comptait fermement sur mon apostasie. Au dernier moment. Ahmah tenta sur moi une épreuve déci-


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sive : il produisit soudain le livre sacré et me demanda de sceller notre amitié en jurant de ne jamais abandonner l’islamisme. Pourtant je parvins à éluder adroitement ce serment en prétextant un ardent désir d’acquérir une plus profonde connaissance du Coran avant de me lier par un engagement si solennel. Il advint que le Mongo refusa huit des quarante esclaves que comptait la caravane. Après débat, Ahmah-de-Bellah consentit à en écarter sept mais il insista pour que le huitième, un homme mûr, fût embarqué, car il ne pouvait ni le tuer, ni le renvoyer au Fouta-Djalon. J’étais assez curieux de savoir de quel crime il s’était rendu coupable, assez odieux pour mériter un perpétuel exil au lieu de lui coûter la vie. Le chef m’apprit que ce misérable avait tué son fils, et comme aucune peine pour un tel crime n’était prévue par le Coran, les juges de son pays l’avaient condamné à être vendu aux chrétiens comme esclave, punition qu’ils estimaient pire que la mort. Un autre trait curieux, caractéristique de la loi africaine, marqua la vente de cette caravane. J’avais remarqué deux femmes conduites à l’aide de cordes passées autour du cou tandis qu’on en laissait d’autres, de même classe et de même sexe, errer çà et là sans entraves. Ces femmes, nous apprit le chef, auraient été brûlées pour sorcellerie sur les domaines de son père si ce vénérable monarque n’avait eu alors un si urgent besoin de poudre qu’il avait estimé leurs vies plus utiles à sa trésorerie que leurs carcasses à la loi violée.


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C’était un sujet de plainte générale, parmi les compagnons d’Ahmah-de-Bellah, que cette pénurie de poudre et cela expliquait pourquoi la caravane était si pauvre en esclaves. Le jeune chef promit que l’avenir améliorerait cet état de choses. L’année prochaine, les baraquements du Mongo regorgeraient de ses conquêtes. Aux approches de la saison des pluies, l’Ali-Mami, son père, comptait engager une « grande guerre » contre diverses petites tribus et, grâce à la vente des captifs, les troupeaux, détruits deux ans auparavant par une épidémie soudaine, pourraient être reconstitués. J’appris de mon intelligent ami, le Foulah, que les tribunaux mahométans, s’ils usaient des moyens légaux pour sauver de l’esclavage ceux de leur foi, ne manquaient aucune occasion d’y condamner les délinquants africains « infidèles » qui tombaient sous leur juridiction. Dès qu’il s’agissait de ces malheureux, le moindre crime était considéré comme capital et tout crime capital entraîne l’esclavage, cette peine lucrative. A vrai dire, ils abhoraient cette institution si eux et ceux de leur caste étaient en cause mais, s’il s’agissait d’hétérodoxes, elle devenait bonne et licite. Le Coran ordonnait de « soumettre toutes les tribus à la vraie foi », c’était donc afin d’exécuter les ordres du Prophète qu’ils avaient recours à la cupidité de l’homme blanc qui autorise ses sectateurs à faire du noir un esclave. Ma curiosité me poussa à demander si ces guerres saintes, dont parle le Coran, n’étaient pas parfois — de notre temps du moins — stimulées par les profits qui en découlaient, et j’allais jusqu’à insinuer qu’on pouvait peut-être se demander si le puis-


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sant seigneur du Fouta-Djalon donnerait volontiers l’assaut à une forteresse cafre s’il n’était pas encouragé par l’espoir de revenir avec un butin d’esclaves. Ahmali-de-Bellah resta un instant silencieux puis, peu à peu, son grave visage se détendit en un sourire railleur et il me répondit que, en vérité, les mahométans n’étaient pas plus méchants que les chrétiens et que, vraisemblablement, si les blancs, élus du ciel, qui savaient fabriquer les fusils et la poudre, n’offraient pas ces armes à la convoitise du noir, les commandements d’Allah seraient obéis avec moins de zèle et exécutés avec des instruments sensiblement moins dangereux. Je ne pus m’empêcher de découvrir dans les propos du prince nègre une assez forte dose de tranquille ironie. Suivant la coutume du pays, nous échangeâmes nos noms avant de nous séparer et, tandis qu’il mettait dans ma poche, en guise de présent, un Coran souvent feuilleté, je suspendis à son épaule un fusil à deux coups. Lorsqu’il quitta Bangalang, je fis plusieurs milles à son côté, à travers la forêt, et, lorsque nous « claquâmes des doigts », en manière d’adieux, je lui promis, la main sur le cœur, qu’à la prochaine saison sèche, j’irais rendre visite à son père, le vénérable AliMami, dans son royaume de Fouta-Djalon.


IX FIÈVRE D’AFRIQUE

Le Mongo, chaque fois qu’il procédait à un achat d’esclaves, trouvait en moi un observateur attentif. A mesure que chaque nègre était amené devant lui, Ormond, sans égard au sexe, examinait le sujet de la tête aux pieds. Une attentive manipulation des muscles principaux, des articulations, des aisselles, de l’aine suivait, par laquelle on s’assurait de l’état du sujet. La bouche aussi était passée en revue et, si une dent manquait, la chose était notée comme pouvant donner lieu à une réduction. Les yeux, la voix, les poumons, les doigts, les orteils, rien n’était oublié, si bien que, lorsque le nègre sortait des mains du Mongo sans avoir encouru aucune critique, une compagnie d’assurances aurait pu, sans hésiter, l’adopter au nombre de ses « bonnes vies ». Un jour, je fus fort surpris de voir Ormond écarter comme sans valeur un homme de forte corpulence et d’apparence robuste. Ses muscles pleins, sa peau luisante offraient à mon œil inexpérimenté les indices de la plus parfaite santé. Or, j’appris qu’on l’avait traité, en vue de la vente, avec des drogues qui l’avaient gonflé et qu’on 89


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l’avait fait transpirer à l’aide de poudre et de jus de citron pour donner à sa peau le luisant recherché. Ormond ajouta que ces ruses sont aussi habituelles en Afrique que parmi les maquignons des pays chrétiens, puis il me fit tâter le pouls du nègre et je constatai à l’instant un état de maladie ou d’extrême excitation. Peu de jours après, je retrouvai le malheureux, pauvre loque paralysée, abandonné par son propriétaire dans la hutte d’un villageois de Bangalang. Dans l’intérieur, lorsqu’un esclave ne peut plus être utile à son maître ou présente les signes d’une santé fléchissante, on s’en débarrasse sans tarder au profit d’un courtier ou de quelque infime traitant. Ceux-ci ont recours à un charlatan à qui les drogues sont familières et qui, pour un prix modique, entreprend de remettre en état un organisme détérioré. La tromperie réussit parfois mais les trafiquants expérimentés la décèlent aisément car l’œil jaune, la langue enflée ou la peau fiévreuse trahissent les fraudeurs. Après m’avoir donné encore quelques leçons, le Mongo estima que j’étais suffisamment initié au trafic des esclaves pour que la direction de son comptoir pût m’être confiée. Ainsi affranchi des soucis du commerce, il put s’abandonner plus que jamais à son goût des spiritueux ; pourtant, flatté de s’entendre appeler « roi », il continuait à prendre part avec assiduité aux « grandes palabres » et, disons-le à son honneur, ses décisions ne manquaient jamais ni de bon sens, ni d’impartialité. Après trois mois passés à m’occuper des relations variées et multiples unissant Bangalang à


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ses alentours, j’entendis assez bien la langue pour me passer de l’interprète qui était l’un des agents confidentiels du Mongo. Lorsqu’il me quitta, pour faire un long voyage, cet homme, qui avait été mon compagnon, me conseilla de me réconcilier avec Unga-Golah, Cerbère du harem, car celle-ci soupçonnait mon intimité avec Esther qui risquait ainsi d’être dénoncée à Ormond si je n’achetais pas le silence de la vieille mégère. A vrai dire, depuis la nuit où la belle quarteronne, pour me mettre sur mes gardes, avait pénétré dans ma case, j’avais fait en sorte de revoir cette charmante fille et ç’avait été le seul adoucissement à ma solitude. Dans le milieu inculte, sauvage et ardent dont Bangalang était le centre, Esther — la paria — était, me semblait-il, le chaînon d’or, le chaînon unique qui me reliait encore à l’humanité et aux pays au delà des mers. Sur cette côte brûlante, je ne subissais pas l’excitation d’une existence aventureuse et, d’autre part, mon jeune cœur n’était ni séduit, ni absorbé par la cupidité. Bien souvent, le soir, tandis que, le corps tout pénétré par le serein, je regardais vers l’ouest, mon âme fuyait avec horreur ceux qui m’entouraient et s’envolait vers les foyers que j’avais quittés. Quand je revenais à la maison, quand il me fallait bien reconnaître que si mon destin était en Afrique, si ce lot était le mien, c’était moi, mal avisé, peutêtre, moi-même, pourtant, qui l’avais choisi, mon cœur cherchait en vain la chaleur d’une sympathie humaine et ne la trouvait qu’auprès de cette humble fille. Aussi, dès que me fut signalé le danger qui la menaçait, et que j’appris comment


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je pouvais la perdre, je me hâtai de désarmer la seule main qui eût pu lui porter quelque coup. Unga-Golah était femme et un collier de corail passé à son cou effaçait bien des offenses. Le nombre de mois que j’avais déjà vécu en Afrique sans maladie — et pourtant, je sortais après le coucher du soleil et me baignais dans la rivière aux heures les plus chaudes — m’avait persuadé que j’étais sorti indemne de l’épreuve de la malaria. Mais un jour vint où une vive douleur aux reins, accompagnée de vertiges, m’avertit que la fièvre d’Afrique commençait à m’éprouver. Deux jours après, je délirais. Ormond vint me voir sans que je le reconnusse et, la raison égarée, j’appelais Esther et j’accompagnais son nom de termes caressants. Ceci, me dit-on plus tard, éveilla la jalousie du Mongo qui, sur-le-champ, assaillit la gouvernante de son harem d’une bordée d’injures et de questions. Mais Unga-Golah se montra fidèle. Le collier avait scellé ses lèvres et l’histoire qu’elle inventa eut pour effet, non seulement de calmer la colère du Mongo, mais d’ajouter un lustre nouveau à la réputation d’Esther. Le crédule vieillard, constatant les bonnes dispositions d’Unga à l’égard de son vigilant comptable, lui confia de nouveau la garde du magasin. Les désirs cupides de cette femme n’allaient pas plus haut et, pour témoigner sa gratitude à un malade si lucratif, elle fit en sorte qu’Esther fût chargée de me soigner et de veiller sur moi. La fièvre et le délire persistant, un médecin indigène, renommé pour ses talents, fut mandé ; il ordonna l’application de ventouses, ce qui fut fait à


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la mode africaine, en scarifiant le dos et l’estomac à l’aide d’un couteau brûlant puis en appliquant sur les blessures des feuilles de plantain. Mon pouls, grâce à ce traitement, se calma pendant quelques heures, mais, la fièvre reparaissant avec une violence accrue, l’obligation de faire comprendre au Mongo l’imminence du danger qui me menaçait s’imposa à mon entourage. Ormond, au lieu d’accourir au secours d’un serviteur et d’un ami dans la détresse, envoya chercher un jeune homme appelé Edward Joseph, autrefois à son service, mais maintenant installé pour son propre compte non loin de Bangalang. Il y avait en Joseph un bon Samaritain. Dès qu’il l’osa, il me transporta à son établissement de Kambia et fit appel aux services d’un autre médecin mandingue aux absurdités duquel il ajoutait foi. Mais tous les charmes, toutes les incantations de ce sauvage se montrèrent inefficaces et je demeurai jusqu’au matin dans le même état de prostration et d’insensibilité. Dès l’aube, ma fidèle Esther reparut sur le champ de bataille et, cette fois, elle insista pour que fût pris en considération l’avis d’une vieille à cheveux blancs qui l’accompagnait et qui était la plus célèbre magicienne de la côte. Un esclave payé d’avance : tels étaient les honoraires de la sorcière, moyennant quoi elle répondait de ma guérison. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le sol d’une petite hutte de terre bien close fut porté à une chaleur intense puis jonché d’une couche épaisse de feuilles de citronnier humides par-dessus lesquelles on étendit un drap. Dès que ce lit fut prêt, je fus


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porté dans la cabane où, sous des couvertures, on laissa la sueur me baigner pendant que ma doctoresse me faisait absorber un demi-verre d’un jus verdâtre et nauséeux qu’elle avait extrait de certaines herbes. Ce breuvage et cette cuisson furent répétés cinq jours consécutifs au bout desquels ma fièvre avait disparu. Mais ma convalescence ne fut pas rapide. Pendant bien longtemps, je déambulai, misérable squelette, tremblant de fièvre par moments et affligé d’un appétit insatiable jusqu’au jour où un médecin français me rendit la santé en me faisant prendre des bains froids au milieu des accès. Quand je fus suffisamment remis pour pouvoir m’occuper d’affaires, Mongo John me demanda de reprendre ma situation à son service, mais j’appris par Esther que, pendant ma maladie, Unga-Golah avait si bien mis à profit les occasions fournies par ses entrées au magasin qu’on y constaterait tôt ou tard d’importants déficits, qui me seraient sûrement attribués, si, par la suite, la vieille mégère se trouvait un jour mal disposée à mon égard. En conséquence, je crus prudent de refuser cet emploi et je demandai au Mongo de me dédommager pour le temps et l’activité que je lui avais déjà consacrés. Cet indolent débauché refusa de faire droit à ma requête. Nous nous quittâmes donc froidement et, une fois de plus, je me trouvai jeté à l’aventure. Dans les colonies et les établissements que les nations européennes possèdent aux Indes orientales et en Afrique, l’exercice de l’hospitalité est


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de règle entre étrangers. Ce fut donc sans hésitation que je retournai chez Joseph qui, comme moi, avait été comptable chez Ormond et, comme moi, avait eu à souffrir des larcins commis par la surintendante du harem. Mon hôte, né à Londres de parents étrangers, était arrivé à Sierra Leone avec le gouverneur Turner. Si ce fut lors de la mort ou lors du départ de cet officier, je l’ai oublié, mais le jeune aventurier demeura dans la colonie où il exerça quelque temps les fonctions de capitaine du port. Ce fut en qualité de subrécargue d’un petit caboteur chargé d’une cargaison de valeur qu’il fit sa première visite au Rio Pongo. Joseph disposa facilement de ses marchandises mais fut moins heureux en ce qui regarda leur paiement. Il considéra — peut-être à tort — qu’il ne devait pas reparaître devant ses bailleurs de fonds avec un bilan déficitaire et, quittant définitivement Sierra Leone, il entra au service d’Ormond. Il y resta une année puis, ce temps écoulé et s’estimant assez familiarisé avec le trafic et le langage du pays, il adressa à ses créanciers des établissements britanniques une lettre par laquelle il leur faisait savoir qu’il serait promptement en mesure de leur payer tout leur dû s’ils consentaient à lui avancer le capital nécessaire pour fonder un comptoir. Ces conditions furent acceptées par un riche Israëlite et, en fort peu de temps, la factorerie d’Edward Joseph prit rang parmi les plus prospères du Rio Pongo. Je n’avais rien à faire sinon à retrouver mes forces et parler. Je consacrai donc tout mon temps à l’étude de la langue indigène. Le soussou est un


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dialecte mandingue qui, grâce aux voyelles terminant la plupart des mots, est presque aussi coulant et aussi harmonieux que l’italien ; si bien qu’en peu de temps, je sus le parler aussi couramment que ma langue maternelle.


X LA TRAVERSÉE DE L’OCÉAN

Le 15 mars 1827 fit époque dans ma vie. Cette date est restée présente à mon souvenir parce qu’elle marqua le tournant de ma destinée. Quelques semaines de plus passées dans l’oisiveté et je pouvais être contraint à retourner en Europe ou en Amérique, mais, ce jour-là, la fortune décida et de ma résidence en Afrique et à quel commerce je m’y livrerais. Le 15, à l’aube, un navire fut aperçu au large et, lorsqu’il se rapprocha de la côte, les initiés eurent vite fait de reconnaître en lui un négrier espagnol. Mais, quel ne fut pas l’étonnement des notabilités de la rivière lorsqu’elles virent le capitaine descendre à terre et me consigner son navire ! La Fortuna, qui était en majeure partie la pro priété de mon ami l’épicier de Regla, avait succédé à l'Aerostatico qu’elle dépassait en volume et en confort. Son capitaine avait mission de me payer mon salaire entier pour le voyage accompli dans le bâtiment que j’avais abandonné et de me remettre en outre une bourse de 30 doublons destinée par les armateurs à reconnaître ma défense de leur bien lors de l’affreuse nuit de notre arrivée. La Fortuna 97

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m’était envoyée pour rapporter une « cargaison assortie d’esclaves » et, à bord, se trouvaient 200 000 cigares et 500 onces d’or mexicain qui devaient fournir la somme nécessaire à l’achat. Ma commission était fixée à 10 pour 100 et un commandement m’était promis si jamais je cessais de résider en Afrique. Ne possédant ni factorerie, ni baraquements où loger les esclaves et me trouvant inopinément élevé à la dignité de trafiquant, je ne crus pouvoir mieux faire que de convoquer à bord tous les facteurs de la rivière et de leur offrir de se partager la fourniture de la cargaison contre leur promesse d’effectuer la livraison des esclaves dans les trente jours. La célérité était d’importance capitale pour les armateurs et je désirais si fort leur plaire que je consentis à payer 50 dollars chaque esclave accepté. Après quelque discussion, mes offres furent agréées et la fourniture divisée entre les divers agents résidant. Mais, ils refusèrent de recevoir en paiement la moindre portion du chargement de cigares, et voulurent être payés exclusivement en or. Comme c’était là ma première opération commerciale, je ne voyais aucun moyen de transformer mon inutile tabac en doublons acceptables. Pour sortir de cette passe difficile, j’eus recours à l’Anglais Joseph qui, jusqu’alors, n’avait trafiqué qu’en produits du pays, mais qui, succombant à la tentation de l’or, venait de consentir à me fournir une partie des nègres dont j’avais besoin. Dès que j’eus exposé la difficulté au seigneur Édouard, il me pro-


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posa d’expédier les havanes à son ami le Juif de Sierra Leone qui trouverait sans doute facilement à les échanger sur place contre des marchandises de Manchester. Ce même soir, une embarcation chargée des cigares partait pour la colonie anglaise et, dix jours après, le brave Israélite apparaissait dans le Rio Pongo dans un cotre bourré jusqu’au pont de marchandises anglaises d’excellente qualité. Le fait que 500 doublons étaient là troublait son repos à Sierra Leone. Pareille quantité d’or ne pouvait être laissée longtemps aux mains des indigènes du moment que Manchester et Birmingham étaient représentées dans la colonie ! Il avait donc longé la côte au plus vite pour me remettre une commission de 4 dollars pour 1000 sur les cigares et aussi pour courir la chance de gagner quelque chose lorsque se ferait l’échange de mon or contre la noire cargaison. Cette heureuse combinaison me permit de payer les nègres demandés et aussi de solder les frais du séjour en rivière de la goélette. Un résultat si satisfaisant me remplit de joie et de fierté, car j’appris du capitaine que l’idée de compléter avec des cigares la somme qui m’était envoyée avait été suggérée aux armateurs de l'Aerostatico par son capitaine dès qu’il avait su que j’allais être chargé de l’achat d’une cargaison sur la côte et cela dans le seul dessein de m’embarrasser et de me gêner par ce méchant tour. Au jour dit, la Fortuna leva l’ancre avec deux cent vingt êtres humains entassés dans sa cale. Trois mois après, j’étais avisé qu’elle en avait débarqué deux cent dix-sept dans la baie de


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Matanzas et que leur vente avait donné un bénéfice net de 41 438 dollars sur le voyage (1). (1) Le lecteur croira difficilement à un bénéfice si élevé ; je reproduis donc ci-dessous les comptes des frais de voyage d’un navire négrier parti de la Havane en 1827 et ceux de la liquidation faite à Cuba à son retour : 1. — Dépenses à l’aller. Valeur de la Fortuna, goélette de 90 tonneaux $ 3 700 00 Equipement, voiles, factures du charpentier 2 500 00 et du tonnelier 1 115 00 Vivres pour l’équipage et pour les esclaves. . . Gages payés d’avance à 18 hommes d’équi900 00 page Gages payés aux capitaines, officiers, quar440 00 tiers-maîtres, cuisiniers, steward 10 900 00 200 000 cigares et 500 doublons, cargaison.. Acquit de douane, gratifications aux fonction200 00 naires $ 19 755 00 987 00 Commission de 5 pour 100 20 742 00 Total des frais du voyage à l’aller 2. — Dépenses au retour. Capitation du capitaine, à $ 8 par tête — second, à $ 4 par tête — premier officier et du quartiermaître, chacun à $ 2 par tête Gages du capitaine Gages du second Gages du premier officier et du quartiermaître Gages du cuisinier et du steward Gages de 18 hommes d’équipage 3. — Dépenses à la Havane. Fonctionnaires du gouvernement à $ 8 par tête Ma commission sur 217 esclaves, frais déduits. A reporter :

1 746 00 873 00 873 00 219 78 175 56 307 264 1 972 27 172

12 00 00 46

1 736 00 5 565 00 $ 34 473 46


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Tout facteur africain soucieux de sa réputation procède toujours au choix de sa cargaison humaine avec une prudence extrême non seulement afin de ne fournir à ses patrons que de vigoureux travailleurs mais aussi afin d’éviter toute maladie contagieuse parmi les esclaves pendant le transit jusqu’à Cuba ou au littoral américain. Deux jours avant l’embarquement, toutes les têtes, masculines et féminines, sont soigneusement rasées, et si la cargaison appartient à plusieurs propriétaires, la marque distinctive de chacun d’eux est imprimée au fer chaud sur le corps de ses nègres. Cette opération se fait à l’aide de fils d’argent ou de très petits fers façonnés en forme des initiales du négociant que l’on chauffe juste assez pour griller légèrement la peau sans la brûler tout à fait. Quand une cargaison est tout entière la propriété d’un seul spéculateur, la « marque » n’est jamais apposée. Le jour fixé, le baraquement ou parc à esclaves est égayé par l’abondant repas qui distingue les dernières heures que le nègre passera sur sa terre Report

Commissions des consignataires 217 costumes d’esclaves à $ 2 pièce Frais divers supplémentaires, environ Dépenses totales 4. — Rentrées. Vente du navire aux enchères Produit de la vente de 217 esclaves

34 473 46 3 873 00 434 00 1 200 00 39 980 46 3 950 00 77 469 00 81 419 00

Résumé

Rentrées Dépenses Bénéfice net

81 419 00 39 980 46 $ 41 438 54


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natale. Le festin terminé, ils sont amenés en canot le long du bord ; à peine ont-ils touché le pont qu’ils sont dépouillés de tout vêtement et tous, hommes et femmes, quittent l’Afrique tels qu’ils y sont arrivés, nus. C’est là, on le comprendra, une indispensable précaution car la nudité absolue sera, tout le temps du voyage, la seule manière d’assurer la propreté et la santé. En cet état, ils sont immédiatement envoyés, les hommes, dans la cale, les femmes, dans la cabine ; quant aux enfants, garçons et filles, ils sont gardés, jour et nuit, sur le pont, sans autre abri contre les éléments qu’une voile lorsqu’il fait beau et, par gros temps, une bâche goudronnée. Aux heures de repas, ils sont divisés par groupes de dix. Trente ans plus tôt, lorsque le commerce des esclaves était reconnu par la loi espagnole, les capitaines étaient, sans doute, plus exacts observateurs des coutumes religieuses et c’était alors l’usage général de faire dire le Benedicite aux esclaves avant la distribution de la nourriture. De nos jours, ils ont supprimé ce rite et se contentent d’un « Viva la Habana! » accompagné d’un battement de mains. Ceci fait, un seau d’eau salée est apporté à chaque groupe en guise de « bols à doigts », pour le lavage des mains, après quoi un kidd de riz, de farine, d’ignames ou de fèves, selon les habitudes des différentes peuplades noires, est placé devant eux. Afin d’éviter la gloutonnerie ou toute inégalité dans la répartition des aliments, les noirs obéissent aux signes faits par un moniteur dont les gestes leur indiquent le moment de se servir et celui de manger.


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Chaque gardien a le devoir de signaler immédiatement tout esclave qui refuse de se nourrir afin que la cause de son abstinence, entêtement ou maladie, puisse être discernée. On a vu parfois, sur des négriers, des esclaves tenter de se laisser mourir de faim ; aussi, lorsque le gardien déclare que le malade est un simulateur, l’appétit de celui-ci est-il excité par l’effet du « chat à neuf queues. » Si l’esclave est véritablement malade, il est porté sur la « liste des malades » par le moyen d’un bouton ou d’une perle passé à son cou et expédié à l’infirmerie installée sur le gaillard d’avant. Ces repas ont lieu deux fois par jour, à dix heures du matin et à quatre heures du soir, et s’achèvent sur une seconde ablution. Trois fois dans les vingtquatre heures, il leur est donné une demi-pinte d’eau. On fait circuler des pipes parmi les nègres des deux sexes mais, par économie, et faute de pouvoir accorder à chacun d’eux le luxe d’une pipe individuelle, des garçons convenablement approvisionnés circulent dans les rangs et accordent quelques bouffées à chaque individu. Certains jours — en général, trois fois la semaine — leurs bouches sont soigneusement rincées avec du vinaigre et presque chaque matin la « goutte » leur est donnée comme préventif du scorbut. Bien qu’on estime nécessaire de séparer les sexes, hommes et femmes sont autorisées à causer librement ensemble, lorsqu’ils sont sur le pont, pendant la journée. Aucune punition corporelle n’est appliquée sans ordre d’un officier et jamais sans que le coupable ait parfaitement compris pour quelle raison.


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Une fois par semaine, le barbier du bord gratte soigneusement les mentons, sans s’aider de savon et, le même jour, les ongles sont coupés très courts afin d’éviter toute blessure au cours de ces batailles nocturnes par lesquelles l’esclave dispute à son voisin chaque pouce de la planche qu’il ne peut quitter. Pendant l’après-midi, si le temps est beau, hommes, femmes, garçons et filles sont autorisés à chanter en chœur leurs mélodies africaines, invariablement scandées par un tam-tam improvisé sur le fond d’un baquet ou d’une bouilloire d’étain. Tant que dure la traversée, les plus grands soins sont pris de la propreté et de la santé du nègre, pourvu qu’ils soient compatibles avec la sécurité. Sur tout négrier convenablement gouverné, le capitaine, les officiers, l’équipage soignent la cargaison avec vigilance et activité. Sur ce point leur intérêt personnel et celui de l’humanité se rencontrent. Le quartier-maître parcourt sans cesse le navire pour veiller à sa propreté et des substances désinfectantes sont abondamment employées. Chaque jour le pont supérieur est lavé et fauberté ; le pont des esclaves est gratté et passé à la brique et, à neuf heures et demie, le capitaine inspecte toutes les parties du bâtiment si bien qu’aucun navire, sauf un navire de guerre, n’est comparable à un négrier pour ce qui est de l’ordre de la propreté et du soin des détails. Je ne crois pas que la « fièvre des bateaux » qui décime parfois les émigrants venant d’Europe ait jamais régné à bord des navires faisant la traite. A la chute du jour, on procède à l’arrimage des esclaves pour la nuit. Le premier officier et le quar-


(Dessin

de

LEVER L'ANCRE

Miguel COYARRUBLAS.)

LE CHARGEMENT DUN NÉGRIER PRÊT A



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tier-maître descendent dans la cale, le fouet à la main, et mettent chaque esclave à la place qu’il doit occuper : ceux du côté droit du navire tournés vers l’avant, chacun tournant le dos à son voisin, tandis que ceux du côté gauche sont arrimés le visage tourné vers la poupe. Ainsi, chacun des nègres se trouve couché sur le côté droit ce qui est estimé préférable pour le bon fonctionnement du cœur. Au moment de l’attribution des places, on prête la plus grande attention à la stature ; les individus les plus grands sont choisis pour occuper la partie la plus large du navire, tandis que les plus jeunes et les plus petits sont logés près de l’avant. Lorsque la cargaison est importante et le pont inférieur bondé, les noirs en surnombre sont casés sur le pont où des planches sont disposées de façon à les préserver de l’humidité. La stricte discipline qui préside, chaque soir, à cet arrimage est, à bord des négriers, de la plus grande importance ; si elle faisait défaut, chaque nègre s’installerait comme s’il était un passager. Afin d’assurer, pendant la nuit, l’ordre et le silence absolus, un esclave sur dix est désigné comme surveillant et pourvu d’un martinet qui lui sert à faire respecter les consignes pendant ses heures de garde. En reconnaissance de ses services, dont il s’acquitte admirablement dans tous les cas où le fouet doit entrer en jeu, il se voit paré d’une vieillie chemise ou d’un pantalon taché de goudron. Parfois des billots de bois sont distribués aux dormeurs mais ce luxe n’est jamais accordé tant que les nègres n’ont pas fourni des preuves de leur bon caractère car, fort souvent, les esclaves


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ont été encouragés à la mutinerie par la possibilité de se faire une arme de cet oreiller sylvestre. Beaucoup, sans doute, parmi mes lecteurs, estimeront barbare de faire coucher des esclaves nus sur des planches. Mais qu’ils me permettent de leur apprendre que les indigènes africains ne sont pas accoutumés à l’usage de lits de plume et que, dans leur patrie, les hommes libres et riches sont seuls à s’offrir le luxe d’une simple natte ou d’une peau d’animal. Chez les chefs des Mandingues — les plus industrieux et les plus civilisés des Africains — les lits et les divans sont des tas de terre battue, recouverts de peaux en guise de coussins et sur lesquels des bûches de bois tiennent lieu de traversins. A mon avis, les nègres transportés n’éprouvent, couchés sur des planches, qu’une gêne fort légère. On veille avec soin à l’aération. Sur les négriers, les panneaux, les cloisons sont à claire-voie et, de plus, des ouvertures pratiquées en divers points du pont facilitent encore la ventilation. Par des manches à vent, un perpétuel courant d’air traverse la cale, sauf quand le navire est poursuivi ; en ce cas, tout est temporairement sacrifié à sa sûreté. Pendant les calmes plats ou s’il souffle des brises légères et folles, ou quand l’air étouffant des tropiques pèse lourdement, les panneaux grillés sont toujours enlevés et un certain nombre d’esclaves autorisés à reposer la nuit sur le pont sous la surveillance de l’équipage armé. Les menottes sont rarement employées sur les navires. Il est d’usage courant, soit dans les baraquements des factoreries, soit pendant l’embarque-


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ment de s’assurer de leur personne en enchaînant les esclaves par files de dix, mais, comme ceci serait fort incommode en mer, les menottes sont immédiatement remplacées par des fers mis aux pieds et qui les attachent deux par deux. Ces entraves ne sont en usage que pour les hommes et, dès leur embarquement, les femmes et les adolescents ont toute liberté de mouvement. Il arrive fréquemment, quand leur conduite l’autorise, que les esclaves mâles eux-mêmes sont débarrassés de toute entrave bien longtemps avant l’arrivée. Sur beaucoup de négriers brésiliens, on se passe complètement de fers parce que les nègres originaires d’Anjouda, du Bénin et de l’Angola sont doux et peu portés à la révolte, contrairement à ceux qui vivent à l’est du Cap ou au nord de la Côte de l’Or. D’ailleurs tout traitant sachant son métier ne se servira jamais de chaînes que contraint et forcé, car plus un esclave est longtemps enchaîné, plus il se détériore. Au temps jadis, avant que des traités eussent assimilé la traite des nègres à la piraterie, une cargaison humaine se débarquait aussi commodément que de la farine. Mais, aujourd’hui, l’opération est hasardeuse et secrète. D’ordinaire le capitaine et ses associés ont fait choix d’un point de la côte sauvage, inhabité et qui se distingue par quelque petite baie ou repli abrité. A peine le navire est-il mouillé près de la plage, que les esclaves sont entassés dans les embarcations pendant que l’on s’occupe de le dégréer pour qu’il ne puisse être découvert ni du large, ni de la terre. En grande hâte, les canots font la navette jusqu’à ce que la cargaison entière soit débarquée. Toute la bande,


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le capitaine en tête, escortée de matelots armés, est alors dirigée sur la plantation la plus voisine. Arrivée là, elle est à l’abri de la rapacité des fonctionnaires locaux qui, s’ils en trouvaient l’occasion, imiteraient leurs supérieurs et exigeraient des « gratifications ». En même temps, un messager a été envoyé aux propriétaires, à la Havane, à Matanzas ou à Santiago de Cuba et ceux-ci, sans délai, se rendent à la plantation, apportant des vêtements pour les esclaves et de l’or pour l’équipage. Par l’entremise de courtiers, des mesures sont rapidement prises en vue de la vente des esclaves pendant que le navire, s’il est petit, est maquillé, ce qui permettra sa rentrée dans un port franc, sous le pavillon de cabotage. Si le bâtiment se trouve être de grandes dimensions, on estime périlleux de le ramener au port avec des marchandises, ou même comme « navire en détresse ». En conséquence, on l’incendie ou on le coule sur place. Lorsqu’un véritable indigène africain arrive pour la première fois sur une plantation, il se croit dans un paradis ! Il est émerveillé de l’abondance avec laquelle on le nourrit de fruits et de denrées fraîches. Ses vêtements neufs, son bonnet rouge et, surtout, sa couverture, ce superflu réservé aux blancs et dont il n’avait jamais rêvé, tout cela le rend muet de plaisir et, dans sa joie exubérante, non seulement il oublie son pays, ses parents, ses amis, mais il gambade comme un singe tout en revêtant ses habits à l’envers ou du mauvais côté. L’arrivée d’une voiture ou d’une charrette n’est pas sans causer une grande perturbation dans ces groupes


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de noirs où jamais nul n’a imaginé que Ton pût obliger les animaux à travailler. Mais l’ébahissement atteint son point culminant lorsque le plus bizarre des êtres, un postillon cubain, vêtu d’une veste bleu ciel, coiffé d’un chapeau galonné d’argent et chaussé de hautes bottes vernies aux éperons sonores, saute à bas de sa monture piaffante et souhaite la bienvenue aux noirs dans leur langue maternelle. Tous les Africains se précipitent pour « claquer des doigts » avec le cavalier, leur frere, et celuici, obéissant aux ordres reçus, entame sur-le-champ un édifiant sermon sur le bonheur d' être esclave d’un blanc, non sans faire sonner ses éperons et claquer son fouet, en manière d' amen, à la fin de chaque période. Lorsqu’une cargaison appartient à plusieurs planteurs, chacun d’eux emmène immédiatement chez lui la part qui lui en revient. Si, au contraire, elle est la propriété de spéculateurs, les noirs sont vendus sur place à quiconque en a besoin. La vente est effectuée aussi vite que possible afin de prévenir l’intervention de fonctionnaires britanniques auprès du capitaine général. Bon nombre de gouverneurs espagnols de Cuba ont tenu compte des traités ou, du moins, se sont engagés à faire respecter les lois. On a vu défiler, avec le retard convenable, des escadrons de dragons et de lanciers qui ont reçu l’ordre de se rendre au galop aux plantations désignées par le représentant de l’Angleterre, Mais, le plus souvent, lorsque les chasseurs arrivent, le gibier est parti. S’il faut en croire les méchantes langues, il n’est pas rare, à l’heure même où les courtiers procèdent à la vente des


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noirs, au dépôt, de voir leur propriétaire ou ses agents frapper à la porte du secrétaire du capitaine général. On va jusqu’à dire que le capitaine général en personne est parfois présent dans ce sanctuaire. Après un entretien familier au sujet de l’heureux débarquement de la « contrebande », terme aimable désignant la traite, les indispensables rouleaux sont glissés dans le pupitre officiel sous le couvert de la fumée intense dégagée par un cigarillo. Ce numéraire est toujours considéré comme la propriété du capitaine général, mais, sur le seuil de la porte, son scribe profite d’adieux prolongés pour faire allusion à « un très petit négrillon » dont il a un grand et urgent besoin. Le lendemain, on ne voit pas paraître le minuscule Africain, mais comme il est notoire que les fonctionnaires espagnols donnent la préférence à l’or, même sur la chair humaine, nul doute que son équivalent algébrique n’ait été fourni en belles onces sonnantes et trébuchantes. La façon dont j’avais hâté le départ de la goélette Fortuna avait suggéré de nouvelles idées aux traitants du Rio Pongo et on estima généralement que ma méthode de division de la cargaison entre plusieurs facteurs était non seulement plus avantageuse du point de vue de la célérité mais aussi s’opposait à tout monopole et donnait à chacun d’eux des chances égales. Lors d’une « grande palabre », ou assemblée des traitants de la rivière, il fut décidé que, dorénavant, le commerce serait ainsi pratiqué. Tous les facteurs étaient présents et donnèrent leur assentiment, à l’exception d’Ormond, et nous apprîmes que les gens du Mongo l’avaient difficilement empêché d’envoyer un parti


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d’hommes armés mettre fin à nos délibérations. La révélation de cette hostilité se répandit rapidement à travers les comptoirs et les villes avoisinantes, y soulevant une vive irritation contre Ormond. Comme ma méthode et mes principes étaient approuvés des indigènes et des étrangers, Mongo fut averti que le moindre mal fait à Joseph ou à votre serviteur Théodore serait promptement vengé. Le seigneur indigène de notre établissement, Ali Ninpha, d’origine foulah, lui déclara hardiment, en présence de ses gens, que les Africains étaient « las d’avoir un Mongo mulâtre » et, à partir de ce jour, son pouvoir déclina visiblement bien qu’un apparent respect, dû à son âge et à son ancienne importance, lui fût encore témoigné. Pendant ces difficultés, la goélette l'Aerostatico me fut renvoyée et, vingt-deux jours après, elle repartait, emportant une cargaison choisie de Mandingues — peuplade alors à la mode chez les Havanais pour le service domestique. Mais nul ne sut jamais ce que devint ce malchanceux navire ; sans doute avait-il sombré au cours de l’une des tempêtes qui assaillirent la côte peu après son départ.


XI UN MARIAGE ROYAL

J’étais devenu tout à coup, aux yeux des indigènes, un si important personnage que les rois et les chefs du voisinage m’adressaient quotidiennement des messages d’amitié accompagnés de petits cadeaux que j’acceptais volontiers. L’un de ces seigneurs, plus généreux et plus insinuant que les autres, m’avait plusieurs fois laissé deviner son vif désir d’être plus étroitement uni à moi tant par le cœur que par le négoce et, en fin de compte, il avait exprimé le souhait de devenir mon beaupère. En Italie, j’avais entendu dire que recevoir une princesse en mariage était un sort enviable même après une cour pénible et prolongée mais, entouré comme je l’étais maintenant d’une multitude de rois qui me jetaient littéralement leurs filles à la tête, cette offre royale ne me fit pas bondir de joie. Elle me plaçait d’ailleurs dans une situation délicate, car on ne saurait faire à un chef pire offense que de ne pas accepter sa fille. Refuser une épouse constitue une insulte si grave que, parfois, des indigènes de haute naissance acceptent le doux présent, dans le dessein d’éviter des discordes et des guerres 112


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et, dès que les usages les y autorisent, le repassent à un ami ou à un parent. Cette offre m’ayant été faite personnellement par le roi, y opposer un refus m’était infiniment difficile. Si je refusais en invoquant l’âge tendre de la demoiselle, il riait avec incrédulité. Si je mettais en avant ma faible santé et ma lente convalescence il m’expliquait que la régularité de la vie conjugale était le meilleur réconfortant pour un organisme débilité. La sollicitude toute paternelle dont Sa Majesté faisait preuve envers mes doublons était si pressante que j’étais sur le point de m’offrir en sacrifice, victime résignée, lorsque Joseph vint à mon secours en proposant sa main en remplacement de la mienne. Le nœud gordien était tranché. A vrai dire, le prince Youngi s’occupait peu de la personnalité de son gendre du moment que sa peau était blanche et sa bourse bien remplie. Joseph ou Théodore, Anglais ou Italien, c’était tout un pour le chef. Quant à l’opinion de la dame, comme dans tout autre pays à mœurs orientales, elle n’avait pas la moindre importance. Je dois dire que mon associé n’envisageait pas ce projet matrimonial avec un dégoût égal à celui que j’éprouvais. Peut-être sa philosophie était-elle plus libérale que la mienne ou son sens de la fraternité humaine plus étendu... Quoi qu’il en soit, sa vie en Afrique ne lui avait pas seulement donné du goût pour les habitants de ce continent, leurs mœurs, leurs superstitions mais avait fait de lui un partisan de la fusion des races plus fervent et plus franc qu’aucun abolitionniste déclaré. Joseph 8


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était victime de l'africomanie : il admirait les hommes, les femmes, la langue, la cuisine, la musique. Les sons discordants d’un tam-tam de bambou le plongeaient dans une extase philharmonique. J’ai lieu de croire que, pour ce singulier Anglais, les cruautés africaines elles-mêmes n’étaient pas sans charmes mais, par-dessus tout, il avait été conquis par le dolce farniente indigène et par la polygamie qu’autorisent les coutumes orientales. Bref, Joseph appréciait autant une couffi de pure race qu’un fin gourmet un gibier faisandé et la façon dont il assurait ma délivrance le rendait fou de joie. Il se mit à négliger ses siestes et sa comptabilité ; il errait de maison en maison, en proie au ravissement d’un fiancé impatient et, jusqu’à ce que tout fût prêt pour les rites nuptiaux, personne, à la factorerie, ne connut un instant de repos. Les parents de la fiancée, en raison du rang éminent qu’ils occupaient dans le bassin supérieur du fleuve, tenaient à ce que les noces fussent accompagnées de tout le cérémonial dû à la haute naissance de la demoiselle. Esther, mon mentor toutes les fois qu’il s’agissait de coutumes locales, émit l’opinion que s’allier ainsi à une famille dont le seul mobile était la cupidité allait à l’encontre des intérêts de l’Anglais. Elle insista vivement pour que, s’il persistait à prendre la fille, il le fît du moins sans coloungi ou festin rituel. Mais Joseph était têtu comme un mulet et, sans doute, prévoyant qu’il ne repasserait pas par l’épreuve du mariage, il insista pour que les noces fussent célébrées avec tout l’éclat en usage dans le high-life africain. Ceci posé, l’étiquette commandait de feindre


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d’ignorer que la main de la fiancée eût fait l’objet d’une offre antérieure ; il convenait de reprendre les choses du commencement comme si la demoiselle était recherchée avec une infinie délicatesse par quelque mélancolique amoureux. Le fiancé devrait demander cérémonieusement sa main à une mère qui ne l’accorderait qu’à contre-cœur. Joseph choisit donc, parmi ses relations de couleur, la plus respectable matrone pour en faire la messagère chargée de son amoureuse déclaration. Dans le cas présent, l’Iris désignée était la principale épouse du seigneur indigène sur les terres duquel nous étions établis, Ali Ninpha et les Africains, pareils en cela aux Turcs, proportionnant leur admiration au poids, il se trouva que la dame était non seulement la plus honorable mais aussi la plus obèse du lieu. Plusieurs « attachées » femelles furent jointes à la suite de l’ambassadrice qui partit surle-champ pour faire la dantica, c’est-à-dire les propositions officielles. Les cadeaux choisis étaient de quatre sortes. Premièrement, on remplit deux dames-jeannes de rhum « de traite » pour réjouir les habitants de la ville du Mongo Youngi. Puis, une pièce de cotonnade bleue, un mousquet, un petit baril de poudre et une dame-jeanne de rhum « pur » furent emballés pour le papa. Troisièmement, une jeune vierge vêtue d’un tontongi blanc, une pièce de cotonnade blanche, une jatte blanche, un mouton blanc, une corbeille de riz blanc furent préparés pour la maman comme symboles de la pureté de sa fille. Et, pour finir, un miroir allemand, plusieurs fils de perles de couleur, un collier de corail, une douzaine


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de mouchoirs rouges et un drap d’une blancheur immaculée furent offerts à la fiancée ; on y joignit une fiole d’huile de palme blanche destinée à oindre ses membres après le bain, soin que ne négligent jamais les beautés africaines. Pendant l’absence de la messagère d’amour, notre galant se consacra tout entier à la construction d’un palais nuptial, tâche qui fut accomplie en exactement autant de jours que la création du monde. L’édifice fut fait de bambou, de paille et d’un peu de boue et, comme Joseph s’imaginait que, sous un tel climat, l’amour et la fraîcheur dépendaient d’une obscurité totale, il crut s’assurer l’un et l’autre en abondance par le fait qu’il supprima toute fenêtre. Le logis fut meublé avec le plus grand luxe indigène. Un lit élastique fut fabriqué avec des bambous, de somptueux ustensiles de faïence furent orgueilleusement étalés dans l’appartement, on jeta sur les nattes de la couche un couvre-pieds de cotonnade piquée, une vieille malle servit à la fois de bureau et d’armoire et, les noirs aimant les miroirs à la folie, le plus grand du magasin fut cloué sur la porte, seule partie éclairée de l’édifice. Finalement, tout fut prêt et Joseph fit claquer ses doigts de plaisir lorsque la dame obèse et poussive reparut en se dandinant et, avec un sifflement asthmatique, lui annonça le plein succès de sa mission. Le moindre doute eût-il jamais existé qu’il était maintenant écarté. Le fétiche rendeur d’oracles avait déclaré que la remise de la fiancée à son seigneur pourrait avoir lieu « le dixième jour de la nouvelle lune ».


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A mesure que la lune, mince faucille, croissait en ampleur, l’impatience de mon Londonien croissait avec elle. Enfin, des décharges de mousquets, des sons aigres de trompettes, le bruit de tamtams venant de la rivière nous avertirent que Coumba, l’épousée, approchait du débarcadère. Vêtus, en toute hâte, de chemises propres, de pantalons blancs, d’escarpins luisants et à l’abri de vastes sombreros et de parasols, nous voulûmes, Joseph et moi, d’accueillir la princesse. Notre amie l’ample matrone, son époux, Ali Ninpha, nos serviteurs et une troupe de garnements du village, nous accompagnèrent au bord de l’eau où nous arrivâmes juste à temps pour recevoir les cinq grandes pirogues portant l’escorte du roi et de sa fille. L’un après l’autre, les bateaux se vidèrent de leurs passagers. Mais, à notre grande consternation, ceux-ci s’assemblèrent à l’écart, visiblement mécontents. Au moment où la dernière pirogue, décorée de drapeaux et contenant la mariée et sa famille, s’approcha de la grève, le chef de l’escorte lui fit signe de s’arrêter et s’opposa au débarquement. Un instant plus tard, tout n’était plus que vacarme — un vacarme que pourront seuls imaginer ceux qui ont vécu en Afrique ou encore ceux dont les oreilles ont eu le privilège d’entendre jacasser dans une solitude tout un peuple de singes ! Notre grasse maîtresse des cérémonies était stupéfaite ; Joseph parlait avec une exceptionnelle volubilité. Nous courions de l’un à l’autre, cherchant à connaître la cause de ce qui se passait mais près d’une demi-heure fut gaspillée en palabres avant


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que j’eusse compris que les voyageurs se jugeaient offensés, d’abord, parce que nous n’avions pas tiré de salve en leur honneur, et, secondement, parce que nous avions omis d’étaler, de la grève à la maison, des nattes sur lesquelles la mariée pourrait, sans les souiller, poser ses pieds virginaux ! Ce cérémonial était essentiel : en conséquence, Coumba ne pourrait débarquer que s’il était observé. C’était là un cruel dilemme ! La salve pouvait être tirée sur-le-champ mais comment, et où nous procurer à l’instant des nattes en nombre suffisant pour couvrir les cinq cents yards qui séparaient la rivière de l’habitation? Le mariage devrait être rompu ! Mon Anglais, l’oreille basse, avait entrepris de se disculper en invoquant son ignorance des coutumes du pays et en assurant aux arrivants que jamais, au grand jamais, il n’avait entendu parler de pareille obligation ! Mais le maître des cérémonies, têtu, ne voulait rien rabattre de ses exigences. A la fin, notre volumineuse matrone s’avança vers cet homme et, accroupie sur les talons, avoua sa coupable négligence. J’entrevis alors, pour la première fois, une lueur d’espoir. Joseph avait saisi cette occasion de dire qu’il avait demandé à cette dame son patronage précisément afin que tout pût être fait selon le plus noble style possible et parce que nul mieux qu’elle, semblait-il, ne devait savoir à quel cérémonial avait droit une belle et vertueuse princesse telle que Coumba. Victime, tout le premier, de ces fâcheuses erreurs, il estimait que ce n’était pas à lui d’en porter la peine. C’était à la négligente matrone que devait être réservé le châ-


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timent et, puisqu’il était maintenant impossible de se procurer des nattes, elle verserait la valeur d’un esclave en contribution aux réjouissances et elle porterait la mariée sur son dos de la berge à la maison. Des battements de mains, et un murmure d’assentiment qui parcourut la foule, m’apprirent que le compromis était accepté. Mais ce portage n’était pas une mince affaire pour l’éléphant fautif qui trouvait déjà difficile de se déplacer sans fardeau sur les sables africains. On ne perdit pas de temps en discussion. Mousquets et mortier furent apportés et tirés ; la pirogue royale fut amenée au débarcadère ; père, mère, frères et toute la parenté défilèrent sur la grève ; les tam-tams et les trompettes retentirent, et, pour clore, l’infortunée chargée de mission s’avança, de son pas de canard, jusqu’à la pirogue pour y recevoir le corps voilé de la mariée. Le transport s’accomplit au milieu de la plus franche gaieté. La trop massive porteuse gémissait et engraissait la terre de sa sueur ; pourtant, ses efforts persévérants finirent par l’amener jusqu’au lit de bambou de Maître Joseph sur lequel elle s’effondra, avec son fardeau. Dès que l’une et l’autre furent remises de leurs fatigues, la jeune fille fut amenée sur le seuil et, à l’instant où, hors du voile de cotonnade immaculée qui l’avait longtemps dissimulée aux regards, on dégagea sa tête et ses membres, un cri d’admiration jaillit de la foule indigène qui nous avait suivis de la berge à la hutte. Et, en recevant la main de Coumba, Joseph remit à la matrone un esclave, gratification vraiment princière !


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Coumba ne comptait certes pas plus de seize ans mais, sous ces brûlants climats, la femme mûrit très tôt. Elle appartenait à la tribu des Soussous mais descendait d’ancêtres mandingues et je fus particulièrement frappé de la rare harmonie de ses membres graciles. Sa tête et ses traits, bien que nettement africains, n’avaient pas ce caractère de lourdeur grossière qui marque d’ordinaire les visages de ceux de sa race. Le grain de sa peau luisante était aussi fin et aussi poli que l’ébène. Une langueur mélancolique prêtait de la douceur et de la profondeur à ses grands yeux noirs tandis que ses dents petites et égales avaient l’éclatante blancheur de la neige. Ses lèvres étaient rosées et même finement dessinées et, à vrai dire, n’eussent été ses chevilles, ses pieds et sa chevelure crépue où se reconnaissait le type de sa peuplade, Coumba, fille du Mongo Youngui, eût pu passer pour un chef-d’œuvre de marbre noir. Le costume succinct de la demoiselle me permettait cette minutie dans le dénombrement de ses charmes et même, en manquant à les inspecter de très près, j’aurais violé les règles du savoir-vivre en usage aux noces autant que, chez nous, en omettant d’admirer le trousseau d’une mariée et les cadeaux qu’elle a reçus. Le costume de Coumba avait la même innocence primitive que celui d’Eve expulsée du paradis terrestre. Comme toutes les jeunes filles de son pays, elle portait des perles autour des chevilles, des perles autour de la taille, des perles autour du cou et force bracelets encerclaient ses bras du poignet au coude. Le tontongui ceignait encore ses reins mais le climat où vivait


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Coumba et qui décidait du choix de ses toilettes pose en principe que l’ornement est plus nécessaire que le vêtement. En conséquence, Coumba, docile à la Nature, se préoccupait peu d’être pourvue de vêtements inutiles qui eussent allégé la bourse de son mari et encombré ses armoires. Après le rite du dévoilement et lorsqu’un temps suffisant eut été accordé aux spectateurs pour contempler la jeune personne, sa mère la remit aux mains de l’énorme ambassadrice et celle-ci, aidée de ses compagnes, la porta au bain pour procéder aux ablutions puis aux onctions d’huile et de parfums. Tandis que Coumba se soumettait à ce cérémonial auquel présidait notre matrone, une foule de dames à la peau noire avaient pénétré dans la pièce. En se retirant, elles serrèrent la main de la mère en témoignage de la pureté de sa fille et la main du marié pour le complimenter de sa chance. Dès que le bain et l’onction d’huile furent choses faites, six jeunes filles émergèrent de la hutte et, sur un drap d’une blancheur de neige, portèrent la luisante mariée au domicile de son époux. Ce transport fut bientôt effectué et le fardeau déposé sur le lit nuptial. Après quoi l’habitation fut close et confiée à la garde de sentinelles. Alors, la plénipotentiaire dodue s’avança vers l’Anglo-Saxon et, d’une main lui tendant les légers fragments de la robe de noces, de l’autre elle lui désigna la porte, en s’écriant d’une voix forte : — Homme blanc, ceci t’autorise à prendre possession de ton épouse ! Joseph était quelque peu embarrassé d’un si public étalage de félicité conjugale, à six heures de l’après-midi, le trentième jour d’un mois de juin


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étouffant. En voyant tous les yeux des spectateurs suivre attentivement ses mouvements, il ne put s’empêcher de me regarder en riant et en rougissant, puis, prenant son courage à deux mains, il fit au public un profond salaam et, après m’avoir convulsivement serré la main, plongea dans les ténèbres de sa maison. Aussitôt, on dressa devant la porte une longue perche à laquelle une étroite bande de cotonnade blanche, à peu près de la largeur d’un tontongui, fut hissée afin de protéger la solitude des mariés comme un pavillon arboré au mât fait savoir à tous que le commandant de l’escadre est à bord. Ces rites à peine exécutés, la hutte fut entourée d’une horde de femmes des villages voisins dont les chants incessants, les cris, les jacassements, et les tam-tams étouffèrent tout autre bruit. Réunis de leur côté autour d’un immense feu de joie, les hommes — dont la gaieté était stimulée par de l’alcool et des mets en abondance — s’amusaient à danser, à crier, à hurler et à décharger leurs mousquets en l’honneur des époux. Telle fut l’incessante sérénade qui, tant que dura cette nuit mémorable, éloigna le repos de la couche des amants. A l’aube, la matrone reparut, émergeant de la foule sauvage et titubante et, achevant son rôle par une dernière et mystérieuse cérémonie, elle conduisit hors de son four brûlant et sans sommeil, le mari épuisé qui avait plutôt la mine effarée d’un malheureux qu’on vient de sauver de la noyade que celle d’un amant radieux. Puis l’épouse, à son tour, apparut, conduite par les matrones qui, après l’avoir baignée, l’oignirent des pieds à


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la tête avec du beurre végétal et lui offrirent enfin un bol de potage fait d’une jeune et tendre poulette. Les fêtes nuptiales durèrent trois jours ; après quoi, j’insistai auprès de Joseph pour qu’il en finît avec ces balivernes et se remît aux affaires et je calmai sa joie délirante en lui tendant une « facture de noces » s’élevant à 550 dollars.


XII L’ESCLAVAGE EN AFRIQUE

J’ai le regret de dire que la lune de miel de mon collègue fut de courte durée, bien que nul désaccord domestique ne fût venu l’interrompre. L’un de ses créanciers de Sierra Leone qu’il n’avait pas traité aussi généreusement que les autres, alla voir le gouverneur de la colonie et lui déclara qu’un nommé Edward Joseph, sujet anglais, possédait sur le Rio Pongo un comptoir où, avec un Espagnol pour associé, il se livrait à la traite des nègres. A ces mots le lion britannique gronda dans sa cage africaine et se mit en devoir de punir le lionceau coupable. Tout de suite, on organisa une expédition en vue d’opérer une descente dans notre petit établissement et, selon toute probabilité, ce dessein aurait été mené à bonne fin si notre ami le Juif de Sierra Leone ne nous en avait avisés. Au reçu de cette nouvelle, Joseph se hâta d’emballer tout ce qu’il possédait de précieux puis, s’embarquant sur un négrier, il s’enfuit loin de l’Afrique, non sans emporter soixante noirs. Son épouse dut retourner chez ses parents. D’heure en heure, nous attendions les visiteurs hostiles que nous envoyait la colonie britannique

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et, sans tarder, je m’employai à fabriquer à notre Kambia un nouveau visage. J’établis une comptabilité entièrement à mon nom, avec des dates soigneusement choisies en vue de répondre à toute enquête : les habitants du village apprirent aussi comment ils devraient répondre à des questions indiscrètes ; si bien que, lorsque le lieutenant Findlay, des armées navales de Sa Majesté britannique, fit son apparition sur la rivière avec trois bateaux portant la croix de saint Georges, il n’y avait pas d’homme moins inquiet que votre ami Don Theodore, l'Espagnol. Quand le lieutenant me tendit l’ordre du gouverneur de la colonie de Sierra Leone et de ses dépendances l’autorisant à brûler ou détruire les biens de Joseph et à s’emparer de sa personne, j’exprimai le regret de ne pouvoir faciliter ses patriotiques desseins, le criminel poursuivi voguant à cette heure au loin et ses propriétés étant depuis longtemps en ma possession, en vertu d’un acte de vente très régulier. Pour preuve de mes affirmations, je produisis cette pièce et mes livres et lorsque, par surcroît, je fis intervenir le seigneur du lieu à l’appui de mes dires, l’honorable officier fut bien obligé d’abandonner son attitude hostile et d’accepter mon invitation à dîner. Tant qu’avait duré l’enquête, sa conduite avait été celle d’un gentleman, ce qui, je regrette de le dire, n’était pas toujours le cas lorsqu’il s’agissait de ses frères d’armes et compatriotes. Lorsque les pluies commencèrent à diminuer, quelque chétive caravane, de temps à autre, parvint jusqu’à la côte mais, n’étant, dans la région,


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qu’un nouveau venu et dépourvu de moyens puissants, je ne pouvais participer au trafic que pour une faible part. Dans l’intervalle, j’avais appris l’heureuse arrivée de Joseph à Matanzas et, qui plus est, il m’avait envoyé un comptable qui devrait résider à Kambia pendant mes tournées dans l’intérieur. D’autre part, je construisis une embarcation que j’envoyai à Sierra Leone avec une cargaison d’huile de palme à échanger contre des produits britanniques et, enfin, pendant ces heures de complet loisir, j’étudiai avec ardeur le genre de commerce auquel ma destinée paraissait m’avoir voué. Il me faudrait couvrir bien des pages si je voulais exposer complètement l’origine et les causes de l’esclavage, en Afrique. En tant qu’institution nationale, il semble avoir toujours existé (1). Toujours et partout, les Africains ont été esclaves : leur image dans les plus anciens monuments est associée à l’idée de travaux vils et de complète servitude. Néanmoins, j’affirme sans hésiter que les trois quarts des esclaves exportés d’Afrique sont le fruit de guerres fomentées par la cupidité de notre propre race. Nous excitons les convoitises des noirs en leur inculquant des besoins et des désirs dont l’indigène ingénu n’avait jamais rêvé tant que l’esclavage était resté une institution purement domestique, répondant au seul souci du bien-être. (1) Il existait encore en 1928. A Libéria, le pays des nègres libres, on trouve plus de deux cent mille esclaves. A Sierra Leone, l’autre colonie d’hommes libres, l’esclavage a été aboli le 1 janvier 1928 par un décret du Conseil législatif. er


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Mais des denrées et des objets, d’abord de pur luxe, sont devenus peu à peu de première nécessité et c’est l'homme qui, en Afrique, est devenu, véritablement, la monnaie d’échange. L’Angleterre d’aujourd’hui, malgré toute sa philanthropie, expédie, sous la croix de saint George, à des comptoirs commodément établis sur la cote en vue du commerce légal, des fusils de Birmingham, des cotonnades de Manchester et du plomb de Liverpool, lesquels sont vertueusement échangés à Sierra Leone, à Acra et sur la Côte de l'Or, contre des traites espagnoles ou brésiliennes sur Londres. Pourtant, quel négociant britannique ignore sur quel trafic sont basées ces traites et pour qui sont effectués ces achats de marchandises? La France, en dépit de son bonnet rouge et de sa fraternité, expédie des rouenneries, des eaux-de-vie de Marseille, de minces taffetas et mille colifichets de clinquant. L’Allemagne réclame sa part du gâteau avec ses miroirs et ses perles de verre et quantité de nos propres négociants qui, s'il était pris, pendraient le négrier à côté du pirate, n’hésitent pas à le ravitailler indirectement en tabac, en poudre, en cotonnades, en rhum yankee et meme en idées de la Nouvelle-Angleterre afin de tendre le piège où il sera peut-être attrapé. Et, je le répète, c’est la convoitise de toutes ces marchandises qui est à l’origine des guerres entre Africains, guerres dont le seul but est de faire des esclaves, et c’est à une base faite de corps et de vies humaines que ces traites de premier ordre doivent leur solidité. Tel est bien le fait dominant sur lequel s’appuie la traite de l’esclave africain, pourtant, toute


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sorte de traite viendrait-elle à être interdite qu’on verrait encore les coutumes et les lois indigènes maintenir l’esclavage comme rouage de la vie domestique quoique, cela va sans dire, dans une proportion toute différente. Les haineuses querelles intestines entre tribus, ou entre différentes parties d’une même tribu, amèneront toujours des conflits armés semblables aux expéditions de nos ancêtres des temps féodaux et, invariablement, les captifs deviendront des serfs. D’autre part, le génie financier de l’Afrique, au lieu de choisir les billets de banque ou les métaux précieux pour agents monétaires, a décidé qu’une créature humaine, personnification du travail, est ce qu’il y a de plus précieux au monde. L'étalon des valeurs, c'est l'homme. Un esclave, c’est un billet à ordre qui peut être escompté ou engagé ; une lettre de change qui se transporte elle-même à destination et acquitte une dette en nature, un tribut qui entre sur ses pieds dans le trésor du chef. L’esclavage n’est donc pas près d’être abandonné par les noirs en tant qu’institution nationale. Dans l’intérêt social, le servage héréditaire persistera ! Ils enverront encore aux baraquements étrangers le criminel ou le prisonnier de guerre et voueront à la servitude sur place les enfants des condamnés, les enfants indisciplinés, les joueurs, les jeteurs de sorts, les vagabonds, les infirmes, le sourd, le muet, la femme stérile et l’homme sans foi. Cinq sixièmes de la population sont dans les chaînes. Pour faciliter la vente de ces diverses sortes d’infortunés ou de malfaiteurs, il existe parmi les Africains, une classe nombreuse de courtiers aussi


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habiles dans leur trafic que les maquignons des pays civilisés dans le leur. Ils parcourent la région en quête de sujets qui puissent répondre aux demandes diverses de leurs clients. Ils recrutent les gardes du corps des princes ; ils procurent, pour le service personnel, des individus issus de certaines tribus ; ils remplissent les harems des débauchés ; ils font rentrer les dettes sous forme de chair humaine ; dans des cas pressés, ils se substituent aux agents de la police et, sous prétexte d’emprisonnement, pratiquent des enlèvements. Si un roi indigène manque de cotonnades, d’armes, de poudre, de balles, de tabac, de rhum ou de sel et ne commerce pas directement avec le littoral, il se sert de l’un de ces adroits compères pour effectuer la transaction. Ainsi, pendant que les cotonnades britanniques et le rhum yankee remontent le fleuve après avoir une fois changé de mains, l’esclave se rapproche de la côte où il deviendra la valeur d’ébène d’une lettre de change.

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XIII LA CARAVANE FOULAH

Le mois de novembre 1827 apporta la saison sèche tant souhaitée et, en même temps, le message d’un chef de caravane annonçant qu’il ferait halte dans mon village, quand la lune serait dans son plein, et m’apporterait tous les produits qu’il aurait pu rassembler. Le coureur m’apprit aussi que son maître était porteur d’une missive de son bien-aimé neveu Ahmah-de-Bellah et que, s’il tardait ainsi en chemin, c’était afin de grossir sa caravane dans l’intérêt de ma caisse. Je ne laissai pas finir la journée sans avoir envoyé un interprète, porteur des présents d’usage, souhaiter la bienvenue à l’hôte annoncé. Je mis à profit ce délai en construisant une belle hutte pour le recevoir, d’autant qu’aucun Foulah mahométan ne consent à coucher sous le même toit qu’un infidèle, puis, me conformant au goût indigène, je meublai le logis de nattes neuves et de peaux non tannées. Fidèle à sa parole, Mami-de-Yong m’avisa de son arrivée dans le voisinage le jour même où la planète atteignait sa pleine circonférence. Dès que le pieux musulman, du sommet des hautes collines

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qui se dressent derrière mon établissement, aperçut la rivière serpentant vers la mer, il se tourna vers l’est et, levant les bras au ciel puis les étendant vers la Mecque, il rendit grâce de son heureuse arrivée sur le littoral. Après des génuflexions répétées, le front touchant la terre, il se releva et, s’engageant dans le sentier qui menait à Kambia, il entonna, en l’honneur du Prophète, une mélopée sonore à laquelle se joignit la voix de son interminable cortège. C’était vraiment un imposant spectacle qu’offrait cette procession orientale au faste barbare. Le seigneur indigène de mon établissement, heureux de l’occasion et fier de ses ancêtres mahométans s’y associa. Lorsque la caravane approcha de chez moi, faute de chanteurs ou de musiciens qui pussent accueillir le Foulah, j’ordonnai à mon maître des cérémonies de masquer cette absence par force nuages de fumée et douze salves d’une assourdissante mousqueterie. C’était la première caravane et le premier chef à prétentions vraiment royales qui me visitaient. Je tapissai donc ma piazza de nattes, je plaçai derrière moi des gardes armés, je décorai la façade à l’aide de drapeaux de fantaisie et, en face du tabouret sur lequel je m’assis, je fis étaler, à l’usage du noble sauvage, une peau de mouton d’une blancheur éblouissante et de la plus fine laine. Je m’avançai jusqu’aux marches de mon habitation et demeurai découvert pendant que le Foulah s’approchait et me tendait la tabatière faite d’une corne de gazelle montée en argent qui — c’était chose convenue avec Ahmah-de-Bellah — devait,


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en pareille circonstance, tenir lieu de lettres de créance. Avec un salaam, je reçus ce gage que je portai respectueusement à mon front avant de le passer à Ali-Ninpha qui, en cette occasion, tenait auprès de moi le rôle de scribe. Après cette cérémonie, nous le conduisîmes, par les deux mains, jusqu’à la peau de mouton préparée pour lui, puis, après un salut, je retournai à mon tabouret. Mami-de-Yong, selon la coutume locale, commença alors la dantica, c’est-à-dire exposa le but de sa démarche, non sans avoir d’abord pris Allah à témoin de son honneur et de sa sincérité. — Je ne suis pas seulement chargé, dit-il, de vous apporter le salut de mon cher neveu Ahmahde-Bellah ; je suis aussi l’envoyé de mon royal maître, l’Ali-Mami du Fouta-Djalon, qui, obéissant au désir de son fils, m’a donné l’ordre de me rendre ici, accompagné d’une escorte qui vous conduira à Timbo lorsque vous y ferez la visite promise. Mon seigneur m’a ordonné de rester à Kambia, pendant votre absence, pour protéger vos biens contre les entreprises du Mongo mulâtre de Bangalang car, jusque dans nos montagnes, là-bas, la rumeur est parvenue de sa malveillance envers vous. La dernière partie de ce message ne laissa pas de me surprendre car, bien que mes relations avec Mongo John fussent loin d’être amicales, je n’imaginais pas que l’histoire de notre brouille se fût répandue si loin et eût été accueillie avec tant de sympathie à mon égard. Quand Mami-de-Yong eut fini de parler, je m’avançai vers lui avec des remerciements pour


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l’intérêt que son maître portait à mon sort puis, après avoir placé entre ses mains le Coran d’Ahmah-de-Bellah, — que j’avais préalablement enveloppé d’une serviette blanche, — je me retirai jusqu’à mon siège. Dès que le livre saint apparut hors des plis de l’étoffe, Mami-de-Yong, le souffle d’abord coupé par la surprise, se mit à se frapper la poitrine, puis, tombant à genoux, le front sur le sol, il resta là, pendant plusieurs minutes, en proie, semblait-il, à un pieux ravissement. Quand il se redressa, — le front couvert de poussière et les yeux brillants de larmes, — il ouvrit le livre et nous montra, à moi et à ses compatriotes, quelques mots écrits de sa main qu’il traduisit ainsi : « Mami-de-Yong a donné ce livre de Dieu à Ahmah-de-Bellah, son parent. » A la lecture de cette phrase, tous les Foulahs s’écrièrent : « Gloire à Allah et à Mahomet son prophète ! » Je m’avançai alors, de nouveau, vers le chef, posai la main sur le Coran et jurai, avec l’aide de Dieu, de me rendre à l’invitation du grand roi du Fouta-Djalon. Telle fut la fin de la réception solennelle après laquelle je me hâtai de conduire Mami-de-Yong à son habitation où je lui fis présent d’une bouilloire étincelante et d’un encrier en lui laissant entendre, en outre, combien j’étais désireux de savoir tous les besoins de sa suite amplement satisfaits. Le lendemain matin, je me souvins de la joie de son neveu, Ahmah-de-Bellah, la première fois où je lui avais offert du café et je me promis d’accueillir le chef, dès qu’il apparaîtrait après ses ablutions et ses prières, avec une tasse où serait concen-


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tré l’arome du grain parfumé. Mon choix n’aurait pu tomber sur aucun régal plus agréable au digne vieillard. Trente ans auparavant, il en avait bu à Tombouctou, où, dit-il, le peuple de Moïse — il appelait ainsi les Juifs — le consomme additionné de lait et de miel. Et le parfum exquis en raviva le goût encore présent à ses lèvres avant même qu’elles y eussent touché. Bien avant l’arrivée de Mami-de-Yong, sa réputation d’« homme de livres » et de grand voyageur l’avait précédé. Lorsqu’il mentionna son voyage à Tombouctou, je le priai donc instamment de me décrire cette « capitale des capitales » ainsi que la nomment les Africains. Le messager royal promit d’accéder à ma demande dès qu’il aurait fini de donner leur leçon matinale aux enfants de la caravane. Son logis était en effet plein d’une douzaine au moins de jeunes Foulahs et de jeunes Mandingues accroupis autour d’un feu tandis que le prince, muni d’un encrier, de plumes de roseau et d’une pile de vieux manuscrits, restait assis à l’écart. Ali-Ninpha, notre musulman renégat, se tenait debout près de lui affectant d’écouter avec une pieuse attention les préceptes de Mami et les versets du Prophète. Le pécheur se montrait sectateur scrupuleux en présence des fidèles mais, dès que ceux-ci avaient le dos tourné, j’ai rarement vu quelqu’un mieux savourer une grillade de porc ou mettre un plus grand soin à fuir l’eau pure. Mami-de-Yong s’excusa d’achever en ma présence sa tâche quotidienne et continua à donner son enseignement tandis que ses élèves prenaient des


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notes sur des planchettes de bois à l’aide de roseaux et d’un liquide fait de poudre dissoute dans l’eau. Ces nègres mahométans ne sont que de médiocres savants. Leur science est à peu près limitée à l’étude du Coran et, s’il leur arrive d’écrire ou de lire une lettre, c’est une tâche qui exige d’eux bien des heures de travail ardu. Pourtant, Mami-de-Yong était supérieur à la plupart de ses compatriotes et je n’ai jamais rencontré de nègre plus érudit. * *

*

Fidèle à sa promesse, l’ambassadeur vint me retrouver dès que la classe fut finie. Bien munis de tabac et de pipes, nous nous installâmes à l’aise sur nos nattes et nos peaux de moutons. Ali-Ninpha remplissait les fonctions d’interprète, tâche de longue haleine à laquelle il s’était préparé en absorbant, loin des regards du noble mahométan, un petit verre d’alcool emprunté à mon coffre personnel. Après avoir invoqué le nom du Seigneur — selon l’usage habituel aux musulmans — Mami-de-Yong tira une longue bouffée de sa pipe puis, prenant des mains de son serviteur un petit sac de sable fin, il en étala soigneusement le contenu sur le sol, environ un quart de pouce d’épaisseur. C’était là le tableau noir à l’aide duquel il tracerait le plan de son voyage. Du bout du doigt, sur la marge occidentale de son sable, il marqua Timbo, son point de départ. Tout en poursuivant le tracé suivi, à travers l’Afrique, vers la grande capitale, il dessinait les contours des principaux territoires et indi-


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quait par un point les villes remarquables par lesquelles il avait passé. Avec un trait épais ou fin, il figurait les grandes rivières et les minces cours d’eau qui avaient coupé sa route, ou bien il amoncelait le sable en petits monticules pour représenter une montagne ou le lissait parfaitement à l' imitation des vastes savanes de l’intérieur. Quand il arrivait à des bois épais, il avait recours à sa tabatière et une ou deux pincées judicieusement répandues tenaient lieu des plus grands arbres, monarques de la forêt. Le récit de Mami fut presque aussi long que son voyage. Il tint à me décrire la réception que chaque village lui avait faite. Au sujet de chaque rivière, il avait une histoire à raconter à propos des difficultés et des dangers qu’offre la construction de radeaux ou de ponts. Il comptait, minute par minute, le temps passé à attendre la baisse d’une inondation. Quand, enfin, il s’engageait dans la forêt ce n’étaient plus qu’aventures palpitantes où, du fait d’alligators, d’éléphants, d’anacondas, de vipères et du fatal serpent-ruban dont la morsure est toujours mortelle, son salut n’avait tenu qu’à un fil. Dans les montagnes, c’étaient des loups, des onagres, des hyènes, des zèbres, des aigles qu' il rencontrait. Finalement, la matinée s’écoula, tout entière occupée par ce préambule géographique, zoologique et statistique de son voyage. Quand ce fut l’heure de la prière et des ablutions, Mami-de-Yong n’avait pas encore atteint Tombouctou. Ce double rite de propreté et de foi le contraignit à suspendre son récit et, s’excusant de l’interruption, il confia


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à un esclave la garde de la carte pendant qu’il se retirait pour s’acquitter de ses devoirs religieux. Quand revint le noble Foulah, j’avais fait préparer une excellente collation sur une serviette à proximité de son plan, ce qui lui permit de croquer ses biscuits et son sucre sans s’arrêter sur sa route. Pourtant, avant qu’il reprît son récit, je me permis une allusion à l’immense valeur du temps dans nos vies si brèves, tout en posant une ou deux questions au sujet de « la capitale des capitales », trahissant par là mon vif désir de pénétrer au plus tôt dans les murs de Tombouctou. Mami-de-Yong, qui avait autant de tact que d’humour, sourit de mon insinuation et, sautant par-dessus un ou deux degrés d’étendue déserte, planta immédiatement sa tabatière de corne de buffle dans la marge orientale du sable pour indiquer qu’il avait atteint le but de son voyage. Mami avait déjà visité un grand nombre de colonies européennes et de royaumes maures de la côte septentrionale de l’Afrique. Il ne partagea donc pas la stupéfaction des Africains à qui leur ignorance et leur vie sédentaire font découvrir en Tombouctou une combinaison de Paris et du paradis. Il n’alla même pas, comme la plupart des chefs mandingues, jusqu’à la préférer au Sénégal et à Sierra Leone. Il reconnaissait que le palais royal n’était qu’une vaste enceinte de murs de pisé, construite sans goût ni symétrie, véritable labyrinthe dont le réseau enfermait les nombreuses constructions réservées aux épouses, aux enfants et à tous les parents du roi. Si tel était le caractère du palais royal de Tombouctou, « que pouvaient bien être, »


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disait-il, « les habitations des nobles et du peuple de la ville? » Les rues étaient des sentiers ; les magasins, des échoppes ; les faubourgs d’une ville coloniale européenne dépassaient ce qu’elle pouvait exhiber de plus beau. Seuls, les marchés de Tombouctou avaient retenu son admiration. Chaque semaine, une foule énorme de traitants, de courtiers, de colporteurs et de marchands s’y pressait. De ceux-ci, certains habitaient le voisinage, d’autres venaient de loin, amenant des esclaves et apportant les produits des diverses régions. Les plus importants et les plus opulents de ces négociants étaient des Maures ou des Juifs venus du nordest. Parmi ces derniers il remarquait une classe particulière de voyageurs, coiffés d’un singulier turban et qu’il appelait « le peuple de Joseph », désignant ainsi, selon toute vraisemblance, les Arméniens. Le prince jugeait sans indulgence le gouvernement de cet important royaume. Les étrangers, disait-il, étaient surveillés et taxés. Pourtant, et en dépit de ses gouvernants despotiques, Tombouctou était un centre commercial important, fréquenté par les marchands et par d’innombrables roitelets non seulement à cause des abondants gisements de sel du voisinage mais aussi parce que, là, ils pouvaient troquer leurs esclaves contre les marchandises étrangères. Je demandai au Foulah, pour quelle raison il préférait les marchés de Tombouctou aux entrepôts bien garnis des établissements européens de la côte, beaucoup plus aisément atteints que ce cœur de l’Afrique. — Ah ! me répondit l’astucieux traitant, l’Afri-


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cain n’apprécie un marché sans réserves que s’il a licence d’y échanger ouvertement ses esclaves contre tout ce que le producteur ou l’importateur peut vendre sans crainte ! Les esclaves, Don Theodore, sont notre monnaie.


XIV CINQ CENTS DOUBLONS

Après un long et laborieux voyage que je fis à l’intérieur, je me croyais, à mon retour, des droits au repos, mais ces souhaits et ces agréables anticipations se trouvèrent voués au désappointement. Je fus un jour brusquement tiré de ma torpeur volontaire par un salut de vingt et un coups de canon venant du large. Nous nous demandions, au comble de la stupéfaction, quelles pouvaient bien être les caractéristiques de ce cérémonieux navire étranger qui gaspillait sa poudre avec une telle profusion. Un guetteur fut envoyé en haut de l’arbre-vigie afin de nous en rendre compte. Il rapporta qu’une goélette était mouillée en face de Bangalang, portant une longue flamme à son grand mât et un pavillon blanc à son pic. Je considérais comme admis qu’aucun navire de guerre ne saluerait un chef indigène et j’en concluai que ce devait être quelque prétentieux bâtiment de commerce français, mal instruit des coutumes prudentes de notre côte. La conjecture se trouva exacte. A la tombée de la nuit, Mr. Ormond — dont l’humeur s’était quelque peu adoucie depuis mon retour — m’informa qu’un négrier français, porteur d’une riche

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cargaison, était arrivé chez lui en consignation ; il espérait que, sur l’invitation du commandant, je voudrais bien le rejoindre à bord pour déjeuner. Le lendemain, au lever du soleil, nous nous rencontrâmes, le Mongo et moi, pour la première fois depuis notre brouille et avec une apparente cordialité, sur le pont du La Pérouse où nous fûmes reçus avec toute l’amabilité grimacière qu’on attribue généralement et à juste titre au Français de mauvaise éducation. Le capitaine Brulôt ignorait l’anglais et comme Mr. Ormond ne savait pas s’exprimer en français, tout le temps qui précéda le déjeuner fut gaspillé en discussions — que je traduisais — sur sa cargaison et ses espérances de gain. De beaux échantillons de cotonnades aux couleurs voyantes, de fusils français, d’eau-de-vie de qualité supérieure furent exhibés et commentés avec une éloquence caractéristique ; pour finir, le Français acheva l’exposé de son catalogue en annonçant, avec un cri de joie qui fit vibrer la cabine, que sa cargaison était complétée par un sac de cinq cents doublons. Aussi vite que possible, nous fîmes l’addition des doublons et des marchandises et, estimant la cargaison entière à près de 17 000 dollars, nous lui offrîmes du tout trois cent cinquante noirs. Sitôt faite, cette offre fut acceptée. Nos canots personnels furent renvoyés à terre pour appeler les pirogues qui débarqueraient les marchandises. Après quoi, avec un entrain et un appétit que je n’ai jamais vu égalé, nous nous apprêtâmes à manger un succulent déjeuner servi sous la tente qui avait été dressée sur le pont. Je n’essaierai pas de me rappeler quels plats


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chatouillèrent notre appétit et excitèrent notre soif. Le bordeaux délicieux qui avait arrosé les viandes nous avait déjà apporté la joie mais, quand fut achevée la partie solide du repas, on servit le café auquel succédèrent une demi-douzaine de liqueurs variées puis, ainsi qu’il convenait, la mousse du champagne mit le point final à nos libations. La dernière coupe vidée en l’honneur du La Pérouse et de la belle France, le capitaine Brulôt réclama son écritoire : au même instant, quatre hommes surgirent comme par enchantement derrière le Mongo et moi, puis, serrant nos bras comme dans un étau, ils nous maintinrent pendant que le charpentier rivait des fers à nos pieds. Lorsque nos membres furent parfaitement maîtrisés, le misérable Français recommença ses mouvements d’épaules, ses saluts, ses rires et, s’approchant de Mr. Ormond avec un sourire sarcastique et sucré, il lui apprit que « la petite comédie » à laquelle il avait pris part avait été jouée en vue du recouvrement d’une dette due par Son Excellence le Mongo à un sien frère tendrement aimé et qui, hélas, n’étant plus de ce monde, ne pouvait pas s’en charger lui-même. « Monsieur le Mongo. dit-il, serait assez bon pour se souvenir que, plusieurs années auparavant, ce frère avait laissé entre ses mains environ deux cents esclaves que l’on devait venir chercher, que, deux fois, il les avait fait réclamer et que, deux fois, ils lui avaient été refusés. Monsieur le Mongo n’ignorait pas, pousuivit-il, qu’on ne connaît guère de lois sur la côte d’Afrique ; donc, comme il avait en sa possession le billet signé par Monsieur le Mongo et


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relatif à ces nègres, il avait vu en cette charmante petite ruse le moyen le plus pratique de faire valoir ses droits.. Son ami le Mongo avait-il l’intention de faire honneur à sa signature? Il verrait que le billet était correctement endossé en faveur du porteur et, si les esclaves étaient rapidement livrés, toute cette affaire serait aussi vite et agréablement dissipée que la mousse d’un verre de champagne. » Ormond était maintenant si abattu par l’excès de boisson et par la brutalité des circonstances qu’il éclata du rire hébété de l’ivrogne lorsque, du regard, je lui demandai ce qu’il avait à répondre à cette accusation. En tout cas, elle ne pouvait me concerner en rien. Pourtant, quand je m’informai de ce qui, en cette affaire, avait pu motiver l’agression dont j’étais victime, Brulôt répondit avec un haussement d’épaules que, puisque j’étais comptable d’Ormond au moment où le billet avait été signé, j’avais dû certainement prendre ma part du gâteau. D’ailleurs, puisque je possédais maintenant une factorerie, je serais sans doute ravi d’aider mon ancien patron à se libérer d’une dette que je savais légalement établie. Il était complètement inutile de nier ma présence à la factorerie et toute connaissance de cette transaction, bien que, à vrai dire, ces choses eussent eu lieu bien antérieurement à mon arrivée au Rio Pongo et pendant que mon prédécesseur exerçait les fonctions de comptable. Néanmoins, je réclamai avec insistance ma mise en liberté immédiate. Une heure s’écoula en pourparlers inutiles mais le Français restait ferme et jurait que rien, sauf le paiement du billet, ne saurait l’amener à nous


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rendre notre liberté. Pendant que nous discutions, on pouvait voir une foule de pirogues quitter Bangalang et s’avancer, pleines d’hommes armés ; ce que voyant, il commanda à l’équipage d’occuper ses postes de combat et fit charger ses pièces. Quand le premier bateau fut à bonne portée, un boulet vint frapper son avant par le travers, ce qui eut pour effet, non seulement de mettre un terme à son avance mais, aussi, de faire virer de bord vent devant toute la flottille qui, épouvantée, gouverna de manière à rentrer. Peu après, j’entendis, venant de Bangalang, le roulement du tambour de guerre et je pus voir des indigènes s’assembler en grand nombre au bord de la rivière. Mais, que pouvaient des sauvages indisciplinés contre des canons qui crachaient des boulets de six livres? Au coucher du soleil, mon comptable quitta la grève, portant un drapeau blanc, et le capitaine lui permit de venir se ranger le long du navire et là, en sa présence, de recevoir nos ordres. Ormond n’était pas encore en état de débattre les moyens de délivrance appropriés à notre situation ; je donnai donc ordre au jeune homme de revenir le lendemain avec des habits de rechange et, en attendant, de prier les habitants des deux établissements de s’abstenir de toute intervention en notre faveur. Un excellent repas, abondamment arrosé de bordeaux, nous fut servi et ce fut sur de fort bons matelas que nous passâmes la nuit, les pieds chaussés de fer. A.u jour, on nous apporta de l’eau et des serviettes pour notre toilette. Après que du café et des cigares eurent été posés sur la table, Brulôt, renon-


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çant à la manière sarcastique, nous demanda d’un air détaché si nous étions devenus raisonnables et comptions payer notre dette. Je restai silencieux mais Ormond — maintenant parfaitement dégrisé — répondit qu’il ne saurait faire aucune promesse ni conclure aucune convention tant qu’il serait prisonnier à bord mais que, s’il lui était permis d’aller à terre, il s’acquitterait de ses obligations en l’espace de deux ou trois jours. Pendant une heure, le Français médita sur cette proposition, après quoi l’on décida que le Mongo serait rendu à la liberté s’il laissait à bord, en otages, quatre de ses enfants et deux des chefs noirs qui avaient pris mon canot pour venir le voir. Le pavillon hissé, un coup tiré à blanc scellèrent cet arrangement et, en moins d’une heure, les otages étaient rassemblés dans la cabine sous l’œil d’une sentinelle et le Mongo était de retour à Bangalang. Ces négociations, on le remarquera, ne portaient pas sur mon cas, bien que je ne fusse coupable en rien. Je donnai pourtant mon approbation à cette proposition parce que j’estimais qu’Ormond était à même de trouver plus facilement que moi, à ce moment-là, le nombre requis d’esclaves. J’ordonnai cependant à mon comptable de s’emparer de tous les serviteurs inutiles ou médiocres employés sur ma factorerie et d’assister d’autre part le Mongo en lui livrant tous les esclaves alors présents dans mes baraquements. Le jour même, avant le coucher du soleil, ce jeune homme reparut à bord, avec cinquante nègres provenant de mon établissement et réclama ma mise en liberté. Elle lui fut refusée. Le lendemain, 10


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quarante autres furent envoyés par le Mongo. Mais je n’obtenais toujours pas la liberté. Je reprochais sa bassesse à ce misérable coquin et je lui disais que le jour de la vengeance viendrait... Mais avec un geste des doigts qui faisait bon marché de ma menace, il s’écriait : « Cela, cher ami, c’est la fortune de la guerre ! » Ce fut une tâche difficile que de réunir les cent dix esclaves encore manquants car il fallait s’adresser à des factoreries que des navires cubains avaient récemment vidées de leur contenu. Bien des esclaves domestiques s’enfuirent dans la forêt quand cette histoire se répandit, car ils n’avaient pas la moindre envie de prendre place dans le service français. Trois fois, depuis que j’étais prisonnier, le soleil s’était levé et couché et, tout ce temps, je brûlais du désir de prendre ma revanche. J’étais joué, humilié, déshonoré. Sans cesse, je priais le Ciel pour qu’apparût quelque négrier espagnol fortement armé ; or, vers le soir du quatrième jour, cette faveur me fut accordée ! Ce jour-là, un navire passa, servi par un équipage nègre et portant le pavillon espagnol; mais parce qu’on n’apercevait à bord aucun blanc, Brulôt crut qu’il s’agissait là de quelque ruse du Mongo en vue de l’alarmer jusqu’à se faire rendre les otages sans conditions. Je dois rendre justice au Français et déclarer que, pendant ma détention, il se conduisit noblement en ce qui concernait la nourriture, tant solide que liquide. Et il ne se montra ni impoli, ni méchant. Plusieurs fois, il alla jusqu’à regretter de n’avoir eu à sa disposition que ce seul moyen « de re-


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couvrer sur la côte d’Afrique un billet à ordre ». Pourtant, je ne sus pas me montrer assez bon chrétien pour sympathiser avec l’huissier et pour répondre à ses compliments par autre chose qu’une malédiction. Mais, maintenant qu’un navire espagnol était à portée de la voix, je sentis mon cœur tout à coup allégé. À voix haute, je réclamai du champagne. Le domestique l’apporta vivement et emplit d’une main tremblante les coupes que je vidai en l’honneur de saint Jacques et de la vieille Espagne. De proche en proche, l’épidémie s’étendit ; ils commencèrent à s’imaginer que ma délivrance était imminente. Cette nouvelle, parvenue au gaillard d’arrière, y sema l’épouvante. Brulôt seul se montra têtu, quoique indécis. Bientôt, je le priai de boire un verre avec moi, puis je lui en promis un autre « dans les vingt-quatre heures, sous le pavillon espagnol ». Il affecta une sorte d’hilarité fiévreuse en avalant le vin et le toast, mais il ne put supporter l’expression de vengeance qui brillait dans mes yeux et il se retira pour tenir conseil avec ses officiers. Je dormis profondément cette nuit-là mais le soleil n’avait pas encore dépassé la crête de la forêt que, clopin-clopant, dans mes entraves, je gagnai déjà le pont pour fouiller l’horizon marin à la recherche de mon bien-aimé navire castillan. Bientôt, la brise fraîchit et les hauts mâts en enfilade d’une goélette en mouvement apparurent au-dessus des palétuviers qui masquent l’estuaire du Rio Pongo. Très vite, grâce au vent léger et à la marée, elle dépassa les courbes de la rivière et jeta l’ancre


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à moins d’une portée de fusil de ma prison tandis que des câbles d’embossage étaient frappés sur les buissons de la rive pour assurer la pleine efficacacité de sa bordée. Je reconnus tout de suite en observant ces manœuvres qu’Ormond avait dû, pendant la nuit, entrer en communication avec la goélette. Brulôt se rendait bien compte que son heure était passée. Sur les ponts du navire espagnol se pressait un équipage alerté et armé ; quatre petits canons montraient leurs museaux par les sabords et, au milieu du navire, un gros canon, pièce de bronze à crinoline, témoignait de l’aisance avec laquelle il devait savoir saluer ou se battre. L’espace d’une ou deux minutes, le Français contempla cette scène à travers sa longue-vue puis, la posant sur son épaule, il ordonna à son second de m’enlever mes fers. Pendant que l’officier obéissait, on entendit une voix qui, du navire espagnol, ordonnait qu’une de nos embarcations lui fût immédiatement envoyée, faute de quoi, nous recevrions un coup de canon. Le bateau fut mis à la mer, mais qui y descendrait? Le premier officier refusa, le second déclina l’honneur, les marins français présentaient des objections, les créoles et les mulâtres de Saint-Thomas avaient disparu en bas, si bien que seuls restaient, pour obéir à l’ordre de l’Espagnol, Brulôt ou moi. — Bien ! dit mon homme, l’oreille basse, la chance a tourné, Don Theodore. La fortune passe de votre côté, semble-t-il, et vous voilà libre de nouveau. Allez au diable, si cela vous chante, camarade, et envoyez vos démons noirs chercher les esclaves dès qu’il vous plaira.


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Pendant ce temps, l’Espagnol avait allumé ses mèches, pointé ses canons et ce fut sous des mousquets mis en joue qu’il nous réitéra l’ordre de lui envoyer un canot. En présence d’un tel danger, je bondis à la lisse et, hélant mon libérateur en espagnol, je le priai de suspendre ses menaces. On obéit à ma requête tandis que je me jetai, seul, dans la yole, et, coupant la corde, je la conduisis vivement jusqu’au négrier. Une acclamation s’éleva du pont au moment où j’y apparus et où le commandant me serra cordialement la main. Ali Ninpha était là, lui aussi, avec une troupe de serviteurs choisis, pour m’accueillir et me défendre. Pendant que j’étais tout à la joie de cette bienvenue et de la liberté recouvrée, l’Africain se glissait avec ses hommes jusqu’au canot français et il les y entassait déjà avec l’intention d’aborder mon ennemi, quand mon comptable vint m’avertir de ce danger imminent. Je fus assez heureux pour retenir ce sauvage enragé, sans quoi j’ignore quel eût été le sort de Brulôt et de ses officiers, abandonnés par leur équipage de lâches métis ? Le capitaine pria ses seconds de surveiller le navire français et nous nous retirâmes dans la cabine pour nous consulter. Là, j' appris que j’étais à bord de l'Esperanza. venant de Matanzas et qui m’était consignée. De mon côté, je confirmai le récit, de ma mésaventure déjà fait par les messagers du Mongo mais je souhaitai que le capitaine cubain me permît de me venger à ma guise, d’autant plus que mon geôlier — exception faite des fers — s’était conduit envers moi avec une rare civilité.


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J’obtins sans peine l’assentiment du capitaine qu’il m’accorda en dépit du visible mécontentement de son équipage. Après ces préliminaires, le capitaine Escudero et moi retournâmes au La Pérouse, avec deux bateaux pleins d’hommes armés et sous la protection des canons et de la mousqueterie de l'Esperanza. Brulôt, silencieux et la mine sombre, nous reçut sur le gaillard d’arrière. Ses officiers, l’air boudeur, étaient assis sur un canon, sous le vent, et deux ou trois matelots français se promenaient de long en large sur le gaillard d’avant. Le premier ordre que je donnai fut d’enclouer les canons du navire. Puis, je décrétai et surveillai le débarquement des esclaves volés ; enfin, je terminai cette visite matinale en sommant Brulôt de me remettre ses cinq cents doublons et le billet pour deux cents esclaves. Ce document, dûment endossé, me fut vite remis mais, ni par menace, ni par persuasion, je ne pus obtenir qu’il nous fît voir son or ou le manifeste de sa cargaison. Après avoir usé de patience, je finis par envoyer chercher son pupitre et j’y trouvai la preuve que les cinq cents doublons avaient bien été portés à bord à Saint-Thomas. Naturellement, j’en exigeai impérieusement la remise mais Brulôt jura qu’il les avait débarqués, non loin de là, au Rio Nunez, en même temps que son subrécargue. J’étais près d’ajouter foi à cette histoire lorsque je vis passer sur le visage du steward une fugitive expression de raillerie qui me suggéra de réclamer le livre du bord. Malheureusement pour Brulôt, il ne faisait


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pas mention de ce débarquement d’espèces. Ce mensonge patent m’autorisait à demander que sa malle me fût montrée. Il fit la grimace quand le steward descendit la chercher et il bondit de rage lorsque, l’ayant brisée à coups de hachette, je répandis la somme sur le pont, sous forme de deux cent cinquante onces mexicaines. Quant à sa cargaison, elle n’était, tout compte fait, qu’un trompel’œil d’échantillons. Je me retournai alors, d’un air innocent, vers Escudero, je lui dis que ce qu’il avait fait pour ma délivrance n’avait pas été sans lui donner beaucoup de peine et que j’espérais qu’il autoriserait ses hommes à accepter une récompense pour ce surcroît de travail accompli sous les rayons du soleil d’Afrique ; je ne me risquerais pas à juger moimême de la valeur de services aussi dévoués ; je le priais donc de fixer lui-même son prix et de le recevoir séance tenante. Escudero répondit que cinq cents doublons environ constitueraient, à fort peu de chose près, un exact dédommagement.


XV MA BATAILLE AVEC UN BRICK DANOIS

L’Esperanza, débarqua rapidement sa cargaison, mais, avant que je pusse être en mesure de lui remettre en échange du fret vivant, le pauvre Escudero mourait, victime des fièvres africaines. J’avais visité à fond le pays ; j’avais amassé un peu d’argent ; mon comptable était un garçon sur qui l’on pouvait compter ; je commençais à soupirer après un changement de milieu et de décor ; à vrai dire, je ne cherchais qu’un prétexte pour me retrouver, une fois encore, à bord d’un écumeur de mers, ce qui m’apporterait quelque détente après l’accablante monotonie de mon existence de trafiquant d’esclaves. La mort d’Escudero semblait m’offrir l’occasion désirée. Son second était un marin inexpérimenté ; ses officiers ignoraient comment se gouverne une cargaison d’esclaves et, après avoir passé en revue l’ensemble des intérêts en jeu, je crus ne pouvoir mieux faire que de prendre moi-même le commandement de la goélette et d’aller faire une visite à mes amis de Cuba. Mais, sur ces entrefaites, arriva un brick danois, en quête de nègres, si bien que je dus, de toute nécessité et en dépit de mes devoirs devenus 152


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multiples, m’occuper activement de rassembler un stock d’esclaves. Un jour où je déjeunais à la factorerie d’Ormond en compagnie du capitaine du navire danois, le bruit sourd d’un coup de canon, bientôt suivi de deux ou trois autres, nous signala l’arrivée d’un autre bâtiment. Nous bûmes un coup à sa santé et nous commencions à échanger quelques doléances sur la difficulté avec laquelle on se procurait des noirs quand la vigie entra soudain dans la pièce en nous annonçant que le navire espagnol était en train de canonner le danois. Nous nous précipitâmes dehors, à l’endroit d’où nous pouvions voir le lieu du combat et un nouveau coup, tiré par mon navire, parut le désigner comme étant l’agresseur. Nous nous hâtâmes, le Danois et moi, vers nos goélettes respectives et, quand j’atteignis l'Esperanza, ce fut pour trouver l’équipage occupé à lever l’ancre et le pont jonché d’armes à feu. Le second excitait l’ardeur de ses hommes ; les marins viraient au cabestan, mêlant des cris de colère aux serments de vengeance ; sur un matelas était allongé le second officier, dont le sang coulait, et, à côté de lui un marin gémissait, une balle de mousquet dans l’épaule. Mon arrivée fut le signal d’un arrêt général. Aussi vite que je le pus, je m’enquis de cette querelle et de son point de départ. Comme il arrive souvent lorsqu’il s’agit de rixe entre marins, celle-ci avait débuté sur une question de priorité, à l’endroit où l’on s’approvisionnait d’eau, dans un ruisseau voisin. Les Danois étaient sept, nous, trois. Nos Espagnols avaient été chassés et le second officier, à


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qui la yole était confiée, avait reçu un coup d’aviron, porté avec le tranchant, qui lui avait fendu le crâne et l’avait étendu, inanimé, sur le sable. Il ne fut plus question d’aiguade ce jour-là et les deux canots rejoignirent leurs navires respectifs pour raconter l’histoire. Les Danois, à peine rentrés à bord, hissèrent imprudemment leur pavillon et, comme cet acte, qui avait l’apparence d’un défi, coïncida exactement avec le moment où l'Esperanza recevait le corps inanimé de son officier, mon équipage, excité, lâcha une bordée en guise de réponse à l’emblème guerrier. Le canon répondit au canon et les mousquets aux mousquets. Le Danois calculait mal la portée de ses pièces et sa mitraille n’arrivait pas jusqu’à ma goélette, tandis que nos six-pouces rageurs faisaient subir de sérieux dommages à son gréement et à son bastingage. Je venais à peine d’apprendre les faits de la cause et, déjà, je pensais à une trêve lorsque l’irascible Scandinave m’envoya un boulet que j’entendis siffler au-dessus de ma tête. Un autre, puis un autre encore suivirent celui-là, mais les canonniers pointaient trop haut pour nous faire du mal. A vingt-quatre ans, l’ardeur de notre sang ne nous permet pas autant de pacifique diplomatie que dans l’âge mûr et cette seconde agression réveilla l’ardeur qui coulait dans mes veines italiennes. Foin du drapeau blanc et des pourparlers ! En un clin d’œil, j’eus filé mon câble et hissé mon foc et ma grand’voile de façon à mettre la goélette dans une position telle que je prenais le danois d’enfilade et à courte distance, puis, sans lui laisser le temps


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d’opposer manœuvre à manœuvre, je lui octroyai une dose de mitraille qui mit son pavillon en loques et modifia considérablement l’aspect de sa coque. Mon second coup enleva des éclats à son grand mât mais, pendant que j’en préparais un troisième destiné à le chatouiller à la flottaison, voilà le pavillon qui dégringole : la victoire était acquise ! Pendant un moment, le silence régna entre les combattants. Ni l’un ni l’autre ne héla son adversaire ni ne lui envoya une embarcation. De sa maison de Bangalang, Ormond avait remarqué la cessation des hostilités. Dans un canot il se dirigea vers le brick après avoir d’abord entendu ma version du combat. J’attendis anxieusement ou son retour ou un message mais, quand vint la nuit, continuant à tout ignorer de l’humeur du Mongo et de ses intentions relativement à cette escarmouche, je crus devoir me mettre à l’abri de toute attaque traîtresse en quittant la rivière et en mettant ma goélette dans une crique, ses canons pointés vers la rive. Je recommandai particulièrement aux hommes de rester sur leurs gardes toute la nuit ; après quoi je passai à terre pour assurer nos derrières en mettant ma factorerie en état de défense. Mes précautions furent inutiles. Au lever du jour, l’homme de garde m’apprit le départ du navire danois et, quand je descendis la rivière jusqu’à Bangalang, Ormond m’affirma que le négrier était parti pour Sierra Leone, décidé à réclamer l’aide soit d’un navire de guerre, soit du gouvernement britannique.


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On voudra bien supposer que je n’étais pas assez novice dans la vie africaine pour gober pareille histoire. Aucun navire équipé en vue d’une cargaison d’esclaves n’aurait osé pénétrer dans la colonie anglaise. Le Scandinave avait certainement d’amères raisons d’éprouver du chagrin et de la colère : son navire avait été sérieusement endommagé par ma mitraille, son charpentier avait été tué au cours du combat et trois de ses marins se mouraient de blessures sans guérison possible. Néanmoins, quelques jours après, il revint au Rio Pongo après avoir pris l’air sur l’Atlantique où sa colère avait été sans doute quelque peu apaisée par la brise de mer. Arrivé dans la rivière, il mouilla son navire plus haut que le mien et, ainsi, toutes rencontres entre nos équipages purent être évitées par la suite. Il n’en fut pas de même des capitaines. La table du Mongo formait une sorte de terrain neutre où nous nous rencontrions avec de froids saluts mais sans échanger un seul mot. En revanche, Ormond et le Danois devinrent fort intimes, et même le mulâtre semblait faire étalage d’un degré d’amitié que je ne l’avais jamais vu atteindre envers qui que ce fût. Cette singularité, rapprochée de sa dissimulation bien connue, me mit sur mes gardes. L’observation directe est, en toute occasion, le moyen le plus sûr d’acquérir une certitude, néanmoins j’ai cru parfois judicieux d’acheter le bon vouloir de personnes aptes à recevoir... et à trahir des confidences. Je fis donc le nécessaire pour que le domestique personnel d’Ormond trouvât son avantage à pénétrer le secret de cette affection sou-


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daine. Quelques jours après, cet esclave déloyal — qui parlait remarquablement bien l’anglais — m’apprit que le capitaine danois, moyennant un prix d’achat supérieur et la livraison secrète de son excédent de vivres et du reste de sa cargaison, avait obtenu du Mongo la promesse de lui fournir des esclaves avant de m’en fournir à moi-même. Cependant Ormond, du fait d’un contrat précis — antérieur à l’arrivée du Danois et en execution me duquel je lui avais déjà versé de l’argent la cargaison de compte au devait deux cents noirs de l’Esperanza. Le Danois savait cela fort bien mais le souvenir du dur châtiment que je lui avais infligé emplissait son cœur de rancune. Il était résolu à me priver de cent esclaves par les soins de Mr. Ormond. Je gardai le silence sur ma découverte et je ne dis rien non plus au sujet de la surprenante affection qui unissait ces nouveaux frères siamois mais je ne cessai pas d’observer les baraquements d’Ormond jusqu’au jour où son stock s’éleva a trois cents individus. Ceci constaté, un beau matin, je lui fis une petite visite sans cérémonie et, d’une voix douce, je lui parlai de son projet déloyal. Mon ex-patron était à tel point avili par sa vie de débauche que, loin de répondre à mon accusation par une scène de violence, il parut y voir je ne sais quelle bonne plaisanterie ou encore une compensation du dommage infligé par moi au Danois. Nous étions à cent lieues de discuter de la légitimité ou de l’illégitimité de son procédé et, au lieu de l’essayer, je résolus d’enchérir sur le Danois car j’estimai avoir dans mon jeu une carte maîtresse.


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En conséquence, j’offris de faire abandon de cent esclaves qu’il me devait au compte de l’Esperanzci; d’autre part, je lui en promis cent cinquante à livrer le soir même — et je lui offrais le billet à ordre de Brulôt pour les deux cents noirs manquants — s’il voulait s’engager à effectuer le chargement du navire la nuit suivante. Ormond savait ce que parler veut dire et une poignée de main scella notre pacte. Il fut enjoint au Danois de tout préparer sur son navire pour y recevoir, à bref délai, une cargaison et on lui recommanda particulièrement de descendre d’environ quinze milles vers la barre de manière à pouvoir partir à l’instant même où les esclaves auraient franchi les panneaux de cale. A bord de ma goélette aussi, tout fut préparé pour recevoir une cargaison. Le second eut ordre de tenir ses armes à feu et ses armes blanches en parfait état. Notre pièce pivotante reçut une double charge de mitraille. Ma factorerie fut mise en ordre et des instructions écrites données à mon comptable en prévision d’une absence de quatre mois. Le domaine territorial fut confié à Ali Ninpha et les marchandises à mon Espagnol. Je vis avec satisfaction, au cours de l’après-midi, que mon rival venu du Nord avait mordu à l’appât car il emprunta une ancre à jet afin, dit-il, de s’en aider pour descendre la rivière contre la marée, « à la recherche d’un meilleur mouillage ». L’air, à seize milles de la barre, lui semblait lourd et pénible à supporter ; il voulait s’en rapprocher pour être « plus près de la brise de mer ». Enfin, la nuit vint et, avec elle, autant d’obscu-


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rité qu’on en peut attendre des cieux étoilés d’Afrique. Ma chaloupe reçut rapidement dix hommes armés de pistolets et de coutelas ; puis, très vite, les pirogues venant de Bangalang apparurent. J’abordai moi-même la première, en donnant l’ordre aux rameurs de se diriger vers le navire espagnol. Il en fut de même de la deuxième par les soins de mon second qui me suivait. Les troisième, quatrième, cinquième subirent le même sort à de courts intervalles, si bien qu’en l’espace d’une heure, trois cent soixante-quinze noirs furent mis en sûreté sous le pont de l’Esperanza. Cela fait, je remis au chef de chaque pirogue une pièce reconnaissant qu’il m’avait livré tant d’esclaves et je rédigeai un billet sur le Mongo en faveur du capitaine danois et pour la valeur totale des noirs que j’avais empruntés. Le vent de terre se levait et la marée commençait à descendre quand le jour, en se levant, m’avertit qu’il était temps de partir. Au moment où je passai près du Danois, confortablement mouillé immédiatement derrière la barre, je commandai à tous les hommes de l’équipage de pousser trois vivats.


XVI MITRAILLE

ET MOUSQUETERIE

Quand tomba la brise de terre, un calme complet s’établit ; pendant trois jours, la mer fut un miroir sans rides et, à l’est, les hautes terres demeurèrent pareilles à une vapeur légère. Le ciel éblouissant et l’océan qui le réfléchissait, agissaient et réagissaient l’un sur l’autre jusqu’à faire de l’atmosphère une ardente fournaise. Pendant la nuit, un brouillard épais enveloppait le navire de ses replis visqueux. Le quatrième matin, lorsque cette vapeur se dissipa, la vigie en haut du mât signala une voile et tous les regards scrutèrent l’horizon du côté de la terre, à la recherche de l’intrus. Au moment où j’avais mis à la voile, nos observateurs échelonnés le long du rivage avaient déclaré la côte libre de tous croiseurs ; cela étant, je ne prévoyais guère qu’un danger quelconque pourrait survenir avec un navire de guerre. Pourtant, nous crûmes prudent d’éviter toute communication, et nous préparâmes nos avirons à deux rameurs avec l’intention d’avancer lentement vers la haute mer. Peu après, le second monta en haut du mât, muni de sa longue vue et, après un examen attentif, s’écria : 160


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« Mais ce n’est que le brick danois. Je vois son pavillon ! » Ce qu’entendant, mon équipage jura que, sous cette latitude, ils préféraient se battre plutôt que ramer et, après trois vivats, ils vinrent à l’arrière me demander de rester tranquillement où nous étions jusqu’à ce que le Danois nous eût rejoints. Nous avancions si lentement que peu importait, en vérité, de tirer sur les avirons ou de rester immobile. D’ailleurs, mieux valait, peut-être, ne pas fatiguer les hommes si un combat devenait inévitable. Je circulai rapidement de l’un à l’autre, m’enquérant individuellement de leur empressement à se battre et je les trouvai tous — du mousse au second — désireux de faire leur devoir en n’importe quelle circonstance. Notre déjeuner fut aussi froid qu’il est possible dans un pareil climat mais je le rendis acceptable à l’aide d’une caisse de bordeaux. Quand, sur la côte d’Afrique, un négrier aperçoit une voile, il est toujours sage de la part du vaisseau menacé, — surtout s’il possède carène rapide et grandes ailes, — de prendre la fuite en négligeant les courtoisies qui sont d’usage entre navires marchands. A l’époque actuelle, il ne saurait être question de combattre et la prise est abandonnée par ses propriétaires. En tout temps, cependant, et afin de se prémunir contre tous risques, que la consigne soit de lutter ou de fuir, le négrier prudent, dès qu’il se trouve dans le voisinage de voiles qui ne lui disent rien de bon, éteint son feu, cloue son gaillard d’avant, expédie les noirs en bas et met les panneaux pleins sur les écoutilles. il


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Tous ces préparatifs furent faits avec calme à bord de l’Esperanza; de plus, je fis apporter sur le pont un certain nombre d’armes et des munitions sur lesquelles des couvertures furent immédiatement étalées. Chaque homme alla occuper son poste de combat ou fut placé là où il pourrait rendre le plus de services. Les canons furent épongés et chargés avec soin puis, comme je désirais tromper notre nouvelle connaissance, je hissai le pavillon portugais. La journée avançait et le calme durait encore ; notre pennon même ne trahissait pas le moindre souffle d’air et oscillait seulement d’un côté à l’autre, obéissant au lent balancement de la goélette sur les flots paresseux. L’étranger ne se rapprochait pas, et nous ne bougions pas. Nous restions là, en suspens, avec, sous nos pieds, les esclaves, sur nos têtes, un soleil de feu ; sous notre coque, la mer bouillonnante ; nos ponts encombrés d’armes homicides ; le salut, peu probable ; à nos trousses, un navire-fantôme ; en avant, l’océan sans limites comme une éternité qu’on ne saurait atteindre ; partout l’incertitude et, au sein de tout cela, des esprits fébriles, tourmentés par la crainte et la responsabilité et qui, pourtant, allaient jusqu’à souhaiter n’importe quel acte désespéré qui, du moins, romprait le sortilège. Nous vivions un cauchemar. Pendant une demi-heure, j’arpentai le pont, à l’abri de la tente, puis, saisissant une longue-vue, je grimpai dans les agrès et j’examinai avec soin l’importun. Il était séparé de nous par au moins sept ou huit milles mais je discernai très vite, ou je crus discerner, une rangée de sabords que le


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Danois ne possédait pas. Je jetai un regard sur l’horizon, un peu en arrière du navire, et j’aperçus distinctement trois embarcations complètement armées et qui venaient sur nous, pavillons déployés. Désireux par-dessus tout d’éviter une panique, je descendis tranquillement et je donnai de nouveau l’ordre d’armer à nouveau les avirons pour aider la brise qui, depuis dix minutes, avait suffisamment fraîchi pour nous pousser à la vitesse d’un mille à l’heure. Cela fait, je fis part aux officiers de ma découverte puis, me mêlant une fois encore aux hommes pour m’assurer de l’état de leurs nerfs, je leur dis que nous allions probablement avoir affaire à plus forte partie que le Danois. Je leur déclarai sans ambages que notre adversaire était un croiseur britannique de dix ou douze canons et que notre seul moyen d’échapper à ses griffes était de repousser ses embarcations. Je trouvai mon équipage aussi confiant en présence de ces dangers accrus que lorsque nous attendions le Danois, bien moins redoutable. En recueillant leurs suffrages en faveur de la lutte ou de la reddition, je constatai que tous, sauf deux, étaient en faveur de la résistance. Je n’avais aucun doute au sujet de la conduite de mes officiers au cours de l’épreuve imminente. De nouveau, la brise était tombée ; c’était le calme plat et l’air était si immobile et si brûlant que nos hommes, accablés, étaient près de défaillir sur les avirons. Je les fis rentrer ; je fis jeter à la mer plusieurs barriques d’eau qui encombraient le pont et hisser notre embarcation sur les bossoirs arrière pour éviter tout abordage de ce côté. Tout


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était en ordre parfait d’un bout à l’autre de la goélette et je me félicitai de ce que sa force s’était accrue de deux caronades de douze livres, des munitions et d’une partie de l’équipage d’un négrier espagnol abandonné sur la barre du Rio Pongo une semaine avant mon départ. Nous possédions, en tout, trois canons et quantité de mousquets, de pistolets et de coutelas que trente-sept hommes serviraient ou dont ils s’armeraient. Les embarcations britanniques, propulsées par leurs seuls avirons, s’étaient avancées, pendant ce temps, à moins d’un demi-mille, tandis que la brise se levait tout autour de l’horizon oriental sans toutefois nous venir éventer d’un seul souffle d’air. S’aidant de l’une de ces brises fugitives, le croiseur avait suivi ses embarcations mais, à cinq milles de nous, il se trouvait de nouveau retenu par un calme aussi absolu que celui que nous avions subi, nous-mêmes, toute la journée. Bientôt, je vis les bateaux converger vers un point à portée de ma pièce pivotante et rester là, avirons immobiles, comme pour se concerter. Lorsque je vis l’ennemi ainsi étroitement groupé, je saisis cette occasion de lui souhaiter la bienvenue et, faisant pivoter la goélette à l’aide des avirons, je tirai sur lui. Mais le boulet passa au-dessus des têtes et, avec trois vivats, ils se séparèrent — la plus grande embarcation se dirigea tout droit vers le milieu de notre flanc, les deux autres gouvernant de façon à nous prendre par le travers et à attaquer notre arrière. Pendant qu’ils nous couraient sus, mes canons, exception faite de ma pièce pivotante, ne pouvaient


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m’être d’aucun secours mais j’avais conservé une paire d’avirons à l’avant et une à l’arrière pour pouvoir faire tourner la goélette et, quand l’ennemi approcha je fis parler cette bouche à feu à la voix de tonnerre. Le plus grand des bateaux, — qui était armé d’une petite caronade, — était ma meilleure cible, mais nous nous manquâmes réciproquement jusqu’à ma sixième décharge, qui prit en enfilade tous les avirons de tribord et, par l’effet du choc, mit les rameurs hors de combat. Ceci paralysa la marche de la chaloupe et me permit de concentrer mon attention exclusivement sur les autres bateaux, mais, avant que j’eusse pu amener la goélette dans la position convenable, un signal rappela les assaillants à bord du croiseur en vue de réparer les avaries subies. Ce fut seulement en cet instant de sursis que je me souvins d’avoir hissé le pavillon portugais de bonne heure ce jour-là, pour tromper le navire danois et de l’avoir imprudemment conservé en présence de John Bull. Je fis immédiatement amener le drapeau mensonger et déployer les couleurs espagnoles puis, après avoir réconforté les hommes avec une double ration de rhum et de nourriture, je leur fis reprendre les avirons. Quand les embarcations eurent regagné leur vaisseau, les hommes montèrent immédiatement à bord mais on laissa les bateaux se balancer à son côté et cela me donna la certitude que l’assaut serait renouvelé dès que le rhum et le bœuf de la Vieille Angleterre auraient redonné du cœur à l’adversaire. En effet, il n’était guère plus de midi lorsque nos ennemis embarquèrent de nouveau. Cette fois,


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comme précédemment, ils s’approchèrent de divers côtés et nous échangeâmes encore d’inefficaces coups de canon. Avec la mitraille et le tir des mousquets, je les maintins à distance respectueuse jusqu’à près de trois heures et, à ce moment, pour la seconde fois, le signal de la retraite fut hissé sur le croiseur et joyeusement acclamé par mon équipage. Je souffrais de ne pas mêler ma voix à ces vivats mais j’étais trop certain que le lion ne reculait que pour mieux bondir et, quand le second vint m’apprendre que nous n’avions presque plus de munitions pour les canons, je n’eus pas lieu d’être moins découragé. Il y avait encore sept petits barils de poudre dans la soute mais il ne restait guère, dans les coffres, qu’une douzaine de charges de mitraille et de plomb. Nous possédions encore en abondance des balles et des cartouches pour les pistolets et les mousquets, mais ce serait là une pauvre défense contre des Anglais résolus qui ne manqueraient pas de revenir à la charge avec des renforts. De l’avant à l’arrière, du haut en bas, nous cherchions des projectiles. On bourra des petits sacs avec des halles de mousquets ; des boulons et des clous furent enveloppés de papier à cartouches ; des fers d’esclaves joints par du fil de caret se transformèrent en boulets ramés et, au bout d’une heure, nous étions à peu près en mesure de saler l’ennemi. Ce travail achevé, je portai mon attention vers l’équipage dont la résolution faiblissait. Quelquesuns refusaient le vin et se mettaient à errer sur le pont, l’air boudeur. Jusque-là, deux seulement avaient été un peu égratignés par des balles mortes mais un tel mécontentement commençait à se ma-


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nifester chez les matelots —passagers provenant du négrier naufragé — que mes hommes ne pouvaient qu’avec peine les retenir de se révolter. J’éprouvais une grande difficulté à choisir une ligne de conduite, mais le temps me manquait pour délibérer. Évidemment, je ne pouvais pas agir par la violence mais la persuasion était un jeu difficile en de telles circonstances et vis-à-vis d’hommes sur lesquels mon autorité n’était pas absolue. Un regard jeté par-dessus la lisse me montra les bateaux britanniques encore éloignés. Je suivis donc mon premier mouvement et appelant tout mon monde sur le gaillard d’arrière je voulus savoir quel effet produirait la palabre africaine jointe à l’or espagnol. Je parlai des périls qui suivraient la capture et je dis combien, de la part d’un négrier, la reddition était folie tant que demeurait le plus léger espoir de salut. Je dépeignis les inévitables suites de la résistance que nous avions déjà opposée. Je fis un exact tableau d’un appareil allongé et fort dangereux auquel d’honorables pirates ont parfois dû la brusque terminaison de leurs jours et, pour finir, j’ajoutai une beauté de plus à mon éloquent discours en donnant à chaque combattant deux onces d’or et, en outre, la promesse d’un esclave par tête à la fin du voyage. Là, sur le pont de ce négrier, aux prises avec le calme, la chaleur, la bataille, la mutinerie et avec, sous mes pieds, trois cent soixante-quinze démons emprisonnés, j’attendis une réponse que, favorable ou non, je devrais écouter sans émoi apparent. Au bout d’un moment, trois ou quatre hommes s’avancèrent, déclarant accepter mon offre. Avec un haus-


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sement d’épaules, j’arpentai le pont de long en large une demi-douzaine de fois. Après quoi, me tournant vers le groupe, je doublai le chiffre de ma libéralité et, tout en offrant aux mécontents de leur donner un bateau pour les conduire à bord de l’ennemi, je fis le serment de défendre l’Esperanza avec mon seul équipage, et malgré les lâches. Le terme de mépris sur lequel se termina ma harangue toucha, semble-t-il, sur la guitare espagnole, la corde qui convenait, car, en un clin d’œil, je vis les visages sombres et hargneux se relever dans un mouvement d’orgueil blessé tandis que le steward et le mousse versaient de nouvelles rasades de vin et que, des deux groupes, des acclamations s’élevaient, unies. Sans retard, je confirmai mes convertis et la charge d’éloquence dûment enfoncée par une bonne bourre de doublons, j’envoyai chaque homme à son poste car l’ennemi venait de se remettre en mouvement. Mais il ne s’avançait pas seul. Pendant que j’avais affaire à mon équipage, de nouveaux acteurs étaient entrés en scène. Le bruit de la canonnade était parvenu, paraît-il, jusqu’au vaisseau qui naviguait de conserve avec le brick de Sa Majesté, et, bien que le combat eût eu lieu hors de son champ de vision, il avait détaché une autre escadrille d’embarcations qui s’était dirigée d’après le bruit du canon. La première division, composée de mes anciens assaillants, avait beaucoup d’avance sur l’escadrille de renfort. Elle approchait, formant un tout compact et visiblement décidée à nous aborder du même côté. En conséquence, j’accumulai là les


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hommes et les armes et je dis aux canonniers et aux fusiliers de ne pas tirer sans ordres. Résolu à attendre la décharge de l’ennemi, je le laissai venir tout près mais le commandant de la chaloupe semblait avoir deviné mon plan et refusait d’ouvrir le feu avant d’avoir déclenché le mien, de façon à pouvoir faire passer à bord les hommes que portaient ses autres bateaux sous le couvert de la fumée de sa propre pièce et de ses armes portatives. C’était un spectacle bizarre que notre mutuelle abstention et, malgré le danger qui m’entourait, je ne pouvais m’empêcher de rire des manœuvres de chacun de nous pour faire l’autre échec et mat. Mais mes Britanniques, s’ils évitaient de faire feu, continuaient à ramer et ils étaient déjà dangereusement rapprochés de nous lorsque je jugeai préférable de leur envoyer le contenu de ma pièce pivotante, bourrée jusqu’à la gueule de boulons et de balles. La décharge arrêta net leur marche tandis que mes caronades mitraillaient abondamment les autres bateaux. A leur tour, ils nous accablèrent si habilement du feu de leurs canons et de leurs mousquets que cinq de nos meilleurs défenseurs se tordirent bientôt sur le pont, mortellement atteints. La rage et la lutte contre un ennemi maintenant proche, les cris de leurs camarades gisant ensanglantés à leurs pieds enflammèrent au plus haut degré l’ardente nature de mes Espagnols. Ils déchirèrent leurs habits et, nus jusqu’à la ceinture, ils réclamèrent du rhum et jurèrent de mourir plutôt que se rendre. Pendant ce temps, les renforts partis de l’autre


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vaisseau s’étaient rapprochés rapidement et, poussant hourrah après hourrah, les cinq nouvelles embarcations, sur deux colonnes, s’avançaient. A mesure que chacune d’elles arrivait à bonne portée, son acclamation était suivie d’une décharge meurtrière sous laquelle plusieurs encore de nos hommes s’affaissèrent tandis qu’une balle de mousquet qui m’atteignit obliquement me lacérait le genou d’une douloureuse blessure. Pendant cinq minutes, nous opposâmes à cette attaque nos canons, nos mousquets, nos pistolets et nos cris pleins d’ardeur mais, dans la terrible confusion d’un tel moment, le servant de notre grande pièce y refoula le projectile avant la poudre ce qui, lorsque l’amorce eut pris feu, réduisit pour toujours au silence notre plus sûre bouche à feu. Au même instant, un boulet, parti de la chaloupe, démonta l’une des caronades, nos munitions furent perdues et c’est dans cet état d’impuissance que nous nous trouvions lorsque les Britanniques se disposèrent à monter à l’abordage de notre navire mutilé. Pendant un moment, les mousquets, les baïonnettes, les pistolets, les sabres et les couteaux les tinrent en respect quoique dans un corps-à-corps, mais les embarcations bondées d’hommes déversaient leurs combattants sur notre gaillard d’avant comme la mer épand ses vagues et, ceux-ci, le coutelas à la main, balayaient tout devant eux. Ceci se passait au cri de : « Pas de quartier ! » Mes matelots luttaient, animés d’une énergie désespérée puis, l’un après l’autre, tombaient. Bientôt, ordre fut donné de briser les panneaux et de mettre les esclaves en liberté. Accroché à mon


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poste, j’encourageais encore les combattants mais, lorsque j’entendis cet ordre fatal qui, s’il était obéi, risquait d’envelopper assaillants et défenseurs dans un commun désastre, j’ordonnai à ce qu’il restait d’hommes valides de jeter leurs armes pendant que j’amenais le pavillon et avertissais l’Anglais téméraire et emporté qu’il eût à prendre garde. L’officier le plus ancien du corps d’abordage se trouvait appartenir au second vaisseau. En arrivant sur le pont, il arrêta tristement son regard sur ce sanglant spectacle et commanda immédiatement de faire quartier. Il était temps. Les hommes appartenant aux embarcations que nous avions repoussées avaient abordé notre pont le cœur plein de rage. Tous ceux qui leur faisaient obstacle étaient abattus sans merci et il est fort probable que je n’aurais pas tardé moi-même à rejoindre la foule des morts. Tout était fini. Sur le pont ensanglanté, une foule haletante et muette de vainqueurs et de vaincus était ressemblée lorsque le disque rouge du soleil couchant, dardant ses rayons à travers une brume d’un rose ardent, vint changer la mer immobile en une mer de feu. Pour la première fois de la journée, je pris conscience de souffrances personnelles. Une sensation d’étouffement faisait haleter mon souffle lorsque je m’assis sur la lisse, à l’arrière de ma goélette captive et je sentis alors que j’étais prisonnier.


XVII MON ÉVASION DU CROISEUR BRITANNIQUE

Après une courte pause, les commandants des deux compagnies d’abordage me demandèrent mes papiers et, reconnaissant que j’étais prisonnier, je les remis au plus âgé des officiers, à celui qui par humanité avait mis fin au massacre. Je m’aperçus que mon acte était désagréable à l’autre, que j’avais plusieurs fois repoussé. Pourtant ce geste qui satisfaisait mes sentiments me paraissait également équitable car j’estimais que mon équipage eût été capable de résister avec succès à la première compagnie si les embarcations du second vaisseau n’étaient pas venues à son secours. Mais l’officier vaincu ne se soumit pas à ma décision sans une dispute des plus aigres à laquelle son aîné mit fin en lui ordonnant de remorquer sa prise jusqu’à la corvette ***. Mon canot, quoique percé de nombreuses balles, fut mis à la mer et je reçus l’ordre de me rendre à bord de mon vainqueur avec mes papiers, accompagné de mon domestique et sous l’escorte d’un midshipman. Le capitaine se tenait sur la coupée comme j’approchais et, remarquant mon genou ensanglanté, il me défendit de grimper par l’échelle et me fit hisser 172


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jusqu’au pont d’où il m’envoya en bas pour faire immédiatement soigner ma blessure. Ce n’était guère plus qu’une profonde déchirure des chairs ; c’était largement suffisant pour m’empêcher de plier le genou tout en me permettant de marcher la jambe raide. Le pansement achevé — pendant lequel j’eus avec le médecin une fort agréable conversation — je fus mandé chez le capitaine et là de nombreuses questions me furent posées auxquelles je répondis avec franchise et exactitude. Treize hommes de mon équipage étaient tués et presque tous les autres gravement blessés. Après cela, l’on examina mes papiers et l’on constata qu’ils étaient espagnols. — Comment donc se faisait-il, s’écria le commandant, que vous combattiez sous le pavillon portugais? C’était la question même que j’attendais et j’avais fait appel à tout ce que j’avais d’intelligence et d’ingéniosité pour imaginer quelque excuse acceptable. Je ne trouvais rien qui expliquât cette insolente usurpation de nationalité. Je résolus donc de dire brièvement la vérité au sujet de ma querelle avec le navire danois et du désir de le tromper qui m’avait fait agir ainsi, de bonne heure, ce matin-là ; toutefois j’omis prudemment de raconter la ruse que j’avais employée pour le priver de ses noirs. J’avouai qu’après avoir reconnu que l’adversaire auquel j’avais affaire n’était pas le Danois, j’avais tout à fait oublié le pavillon et je me flattais de l’idée que si j’avais pu repousser la première attaque, avant l’arrivée des renforts, j’aurais su me sauver avec la brise de mer.


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Pendant un moment, le capitaine me regarda en silence puis, d’une voix triste, il me demanda si je comprenais que le fait de m’être défendu sous le pavillon portugais — l’excuse d’aucune tentation ne pouvant être admise — ne pourrait être considéré que comme un acte de piraterie! Un changement de couleur, un grave regard fixé sur le sol, des mâchoires serrées furent mes seules réponses. Cet interrogatoire avait lieu en présence du médecin dont les yeux et le visage trahissaient une vive compassion de la situation où je me trouvais. — Oui, reprit le capitaine ***, il est regrettable qu’un marin qui, comme vous l’avez fait, a combattu bravement pour la défense de ce qu’il considérait comme son bien, soit condamné par suite d’un enchaînement d’erreurs et d’oublis. En tout cas, n’anticipons pas sur les événements ; vous avez faim, vous êtes fatigué et, bien que nous soyons des gens de mer et que nous nous trouvions sur la côte d’Afrique, nous ne sommes pas des sauvages. Puis, on me dit d’attendre là de nouveaux ordres et mon domestique m’y apporta bientôt un abondant repas. Le capitaine monta sur le pont mais le docteur resta en bas. Peu après, je vis le médecin et le maître d’hôtel fort affairés autour d’un panier rempli de biscuits, de viande et de bouteilles à la poignée duquel ils nouaient avec grand soin une corde longue de plusieurs yards. Ceci fait, le docteur fit apporter une lampe et, déployant une carte, il me demanda si je connaissais la position du navire. Je répondis affirmativement et, sur sa demande, je mesurai la distance et notai la route vers


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la terre la plus proche qui était le Cap Verga, à trente-sept milles environ. — Eh bien ! Don Theodore, si j’étais à votre place avec, devant moi, la perspective d’une corde à nœud coulant, je n’hésite pas un instant à dire que je tenterais d’aller voir quelle mine a le Cap Verga avant d’être plus vieux de vingt-quatre heures. Et voyez, mon garçon, combien la Providence, le hasard ou la fortune vous favorisent ! En premier lieu, il se trouve que votre propre canot est remorqué à l’arrière immédiatement en dessous des fenêtres de cette cabine même ; secondement, un panier de provisions, d’eau et d’eau-de-vie est posé, tout emballé, sur le sabord d’arcasse prêt à tomber, presque de lui-même, dans le canot ; enfin, votre domestique se tient dans le voisinage pour vous aider à manœuvrer le bateau et, pour finir, la nuit est très noire, le temps parfaitement calme et pas une sentinelle n’est en vue de la porte de la cabine. Maintenant, bonsoir, rusé combattant, et que j’aie le plaisir de ne jamais revoir votre visage ! Ce que disant, il se leva, me serra la main avec la cordiale étreinte d’un marin et, en passant devant mon serviteur, je vis qu’il glissait dans sa poche quelque chose que je sus plus tard être deux souverains. Enfin parut le steward portant des couvertures qu’il étala sur le coffre puis, soufflant la lampe, il regagna le pont après m’avoir souhaité une « bonne nuit ». Le temps était très calme ; la nuit, plus sombre que d’ordinaire. A bord de la corvette régnait un silence absolu. Bientôt, je me mis à ramper doucement jusqu’à la fenêtre à l’arrière et, à plat ventre,


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par le sabord d’arcasse, je cherchai à voir, à travers l’obscurité. Mon bateau était bien là, en effet, attaché à l’arrière par une amarre peu tendue. Pendant que je regardais, quelqu’un, du pont supérieur, tira à lui le filin par un mouvement très lent de façon à amener le canot exactement sous les fenêtres. Patiemment, lentement, prudemment, — redoutant le bruit de sa chute dans ce profond silence et jusqu’au bruit de ma respiration — je descendis mon boy dans le bateau. Puis, ce fut le tour du panier. Le nègre accrocha la gaffe à la fenêtre de la cabine et, avec son aide, tout boiteux que j’étais, je suivis le panier. Fort heureusement, aucun clapotis, aucun craquement, aucun bruit de pas ne troubla le silence. Je regardai en l’air et ne vis personne sur le gaillard d’avant. Une légère secousse, le filin tomba doucement dans l’eau et je me laissai dériver dans la nuit.


XVIII LA MORT DE MONGO JOHN

Sans un mot, sans un mouvement et presque sans respirer, je me laissai dériver jusqu’au moment où la corvette se confondit avec l’horizon brumeux. Quand tout fut noir autour de moi, sauf les étoiles qui me guidaient, je mis en place les avirons et me dirigeai tranquillement vers l’est. A l’aube, j’étais, en apparence, tout seul sur l’océan. L’exercice nocturne avait si bien aiguisé mon appétit que mon attention s’adressa d’abord au panier bien bourré où je trouvai des saucisses de Cologne, un morceau de bœuf salé, partie d’un jambon, quantité de biscuits, quatre bouteilles d’eau, deux d’eau-de-vie, un compas de poche et une nappe que le généreux docteur avait sans doute ajoutée en supposant qu’elle pourrait nous servir de voile. Le négrier humilié et l’esclave, pour la première fois de leur vie, rompirent le pain d’un même panier et burent à la même bouteille. Le malheur, d’une manière étrange et soudaine nous faisait égaux sur le plan de notre commune humanité. A mesure que le soleil montait, l’exercice enflammait ma blessure et, en proie à la fièvre et à la 177

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souffrance, je gémissais, étendu à l’arrière. Vers midi, une brise se leva, soufflant du sud-ouest, la nappe et les avirons nous fournirent une voile carrée qui nous permit de faire environ trois milles à l’heure pendant que mon domestique improvisait une tente en se servant des couvertures et des gaffes. Ainsi, à demi couché, je gouvernai vers la terre jusqu’à minuit puis, la voile carguée, nous restâmes jusqu’au matin en panne sur le calme océan. Le lendemain, la brise nous fut encore favorable et, vers le soir, nous rencontrâmes la pirogue de cabotage d’un obligeant Mandingue à bord de laquelle je passai, puis je tombai dans un profond sommeil et ne fis plus un seul mouvement jusqu’au moment où il me débarqua dans les îles de Los. Je dus à ma blessure de demeurer dix jours souffrant et prisonnier dans une hutte de l’archipel pendant que j’expédiais une pirogue indigène jusqu’au Rio Pongo, à trente ou quarante milles de là pour y porter la nouvelle du désastre que j’avais subi et, aussi, des ordres pour qu’un bateau chargé du nécessaire me fût envoyé...

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Il y eut de la joie à Kambia, parmi mes gens, le jour de mon arrivée, car je comptais bien des amis tant dans mon village qu’à Bangalang. Quand le messager, l’ « aboyeur », était arrivé des Iles de Los avec la nouvelle de ma capture et de ma misère, l’établissement tout entier s’était montré fort agité, jusqu’au moment où l’on apprit que « Mongo Théodore » était sain et sauf.


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Un excellent sommeil, après un bain exquis, acheva de me rendre dispos. La pauvre Esther se glissa hors des palissades de Bangalang pour entendre mon histoire de ma propre bouche et, pour me remercier de ce récit, me raconta les commérages qui avaient couru la rivière pendant le temps de mon aventure. Le lendemain, matinal et plein d’entrain, je me retrouvai dans mon canot, filant vers le Feliz venant du port de Matanzas et mouillé à une portée d’arc de Bangalang. Lorsque, après avoir doublé une pointe, je devins visible pour lui, il hissa le pavillon espagnol et, au moment où je mis le pied sur le pont, une douzaine de vivats, le canon que l’on tira, me prouvèrent qu’une superbe réception m’attendait, motivée par mon combat avec l’anglais qu’on avait grossi jusqu’à en faire un véritable Trafalgar. Originairement, le Feliz m’avait été consigné de Cuba mais, en mon absence, son commandant avait cru préférable de ne pas confier une affaire aussi importante à mon comptable et avait eu recours à Ormond. Lorsque mon arrivée aux Iles de Los fut connue sur la rivière, son contrat avec le Mongo n’était pas définitivement établi et aucune partie de la cargaison n’avait été livrée. En conséquence, le capitaine se creusa la tête pour y découvrir quelque manigance grâce à laquelle il pourrait se dégager de ce marché. En Afrique on agit souvent ainsi, fort simplement et sous les plus futiles prétextes. Aussi bien, lorsque j’arrivai à Kambia, le brick de cent quarante tonneaux attendait-il les ordres de son consignataire primitif. Je constatai qu’il portait, tant en argent qu’en


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marchandises, la valeur de trois cent soixante-quinze esclaves et j’en passai la commande à différents traitants. Mais, lorsque je demandai au Mongo d’en fournir sa part, il refusa avec indignation, sensible à l’affront du contrat résilié. Je tentai de le calmer, de le persuader, mais mes efforts échouèrent. Les conséquences de son refus n’atteignaient pas le Mongo seul. Lorsqu’un facteur, sur la côte d’Afrique, refuse de traiter une affaire ou s’en montre incapable, la foule des parasites, des serviteurs, des vauriens et des habitants du village en souffre ; pendant un certain temps, du moins. Ils ne comprennent pas qu’une occasion de commercer puisse être refusée et ils s’en montrent toujours indignés. Dans le cas présent, les gens de Bangalang parurent particulièrement mécontents de l’entêtement de leur Mongo. Ils l’accusèrent de méconnaître leurs intérêts ; ils lui reprochèrent une coupable négligence. Plusieurs familles libres allèrent sur l’heure se fixer à Kambia. Les frères du Mongo qui, en pareil cas, étaient toujours lésés dans leurs intérêts matériels lui reprochèrent son insolent amour-propre. Ses femmes ayant à leur tête Fatimah — qui savait prélever sur chaque nouvelle cargaison de nombreux cadeaux pour elle et pour ses compagnes —levèrent l’étendard de la révolte et annoncèrent l’intention de s’enfuir s’il ne consentait à prendre une part de cette fourniture. Fatimah était le porte-parole attitré du harem en cette occasion comme chaque fois qu’il s’agissait de faire étalage de sentiment ou de formuler quelque grief et elle ne ménagea pas le pauvre Ormond. En six mois, l’âge et l’ivrognerie avaient grave-


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ment atteint sa santé et son apparence physique. Son humeur irritable et chagrine se changea presque en folie lorsque trente langues féminines se joignirent en choeur à l’assaut donné par leur chef. Elles osèrent l’accuser de tous les vices et de tous les péchés que des épouses outragées ont coutume de dénoncer et, à mesure que chaque trait de cette litanie d’insultes était crié à son oreille, le choeur y répondait par un profond « Amen! » Elles se vantaient de leurs infidélités, célébraient les mérites de leurs amants et, exhibant leurs enfants avec des rires moqueurs, elles lui faisaient constater quelque frappante ressemblance. Le pauvre Mongo, cruellement harcelé par ces sorcières africaines, fit appel à ses villageois pour réduire cette révolte, mais beaucoup d’entre eux possédaient les bonnes grâces de ces femmes, de telle sorte que pas un ne se présenta pour exécuter ses ordres. J’allai voir Ormond sur sa demande le soir de cette rébellion et je le trouvai non seulement souffrant encore des cuisantes insultes reçues le matin, mais encore si complètement ivre qu’il était incapable de toute affaire sérieuse. Son regard lourd de rancune, la nervosité de ses mouvements révélaient un esprit troublé. Quand nos mains se touchèrent, celle du Mongo me parut froide et moite. J’invoquai une raison de santé pour refuser du vin et quand, avec des phrases incohérentes et des gestes fous, il exprima le désir de revenir sur son refus et d’accepter de fournir une part de la cargaison du Feliz, je crus préférable de remettre cette discussion au lendemain.


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Au moment même où je reprenais mon canot, je fus rejoint par le domestique que j’avais suborné lors de mes démêlés avec le Danois. Il me dit qu’Ormond avait mêlé à son vin quelque dangereuse drogue en prévision de ma visite. Il me conseilla de me tenir sur mes gardes car le Mongo avait, en sa présence, proféré des menaces contre ma vie. Ce matin même, me dit-il, pendant que ses femmes l’accablaient de reproches, mon nom avait été prononcé par l’une d’elles avec une faveur toute spéciale. Ormond avait alors éclaté en propos d’une extrême violence, m’accusant d’être la cause de tous ses malheurs, puis, d’un coup de poing, il avait étendu la jeune femme sur le sol. Cette nuit-là, mon guetteur me réveilla : une inconnue me demandait. A la porte d’entrée, je trouvai Esther avec trois de ses compagnes. Leur récit tint en peu de mots. Peu après la chute du jour, Ormond avait pénétré dans le harem avec des pistolets chargés, à la poursuite de Fatimah et d’Esther, mais le malheureux était si abruti par l’alcool et si dominé par la rage que les femmes avaient échappé à ses coups sans grande difficulté et s’étaient enfuies de Bangalang. Je venais à peine de les installer pour la nuit qu’une seconde alerte ramena le guetteur dans ma chambre ; cette fois, il apportait la nouvelle de la mort d’Ormond. Celui-ci s’était tiré une balle dans le cœur. Après cela, je n’étais plus d’humeur à dormir et le premier rayon de l’aube me trouva à Bangalang. Le Mongo gisait encore là où il était tombé. Personne n’avait touché son corps et ne s’en était même approché, jusqu’à mon arrivée. Il n’avait


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pas fait un seul mouvement après le coup mortel. Sans doute avait-il oublié qu’il avait drogué son vin à mon intention, car on trouva la bouteille presque vidée, mais le dernier souvenir que ses gens gardèrent de lui, c’était sa ruée dans le harem pour en finir avec Esther et Fatimah. Peu après, on avait perçu, venant du jardin, la détonation d’un pistolet et, là, étendu parmi les maniocs, un pistolet chargé dans sa main gauche, un autre, déchargé, à peu de distance de sa main droite, gisait Jack Ormond, le mulâtre ! Sa mamelle gauche était traversée d’une balle dont la bourre adhérait encore à la chair. Dans cette région de l’Afrique, la coutume veut que l’enterrement d’un Mongo soit l’occasion d’un colungi, d’une fête pour laquelle les chefs voisins du mort et les membres de sa famille offrent des dons de nourriture et de boisson qui sont consommés au cours des orgies funéraires. On avait envoyé des messagers aux frères et aux parents d’Ormond et, à cause de cela, les rites indigènes des funérailles durent être remis au troisième jour et, durant ce délai, on me pria de faire tous les préparatifs que comportait le rang social du suicidé. Je donnai donc les ordres nécessaires ; je fis creuser une tombe profonde, sous un arbre magnifique, à l’écart du village ; je remis le corps aux mains des femmes qui le veillèrent jusqu’à l’enterrement, puis je me retirai à Kambia. Je revins le jour des obsèques. A midi, une salve fut tirée par les canons du village ; il y fut répondu par ceux du Feliz et de ma factorerie dont les coups sourds nous parvenaient à travers la forêt silen-


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cieuse par-dessus l’eau sans rides. Bientôt les chefs, princes et rois arrivèrent avec leurs suites. Le corps fut alors porté à l’ombre d’un bosquet où tout le monde put le contempler. Le cortège se forma derrière les trente épouses du Mongo qui suivaient immédiatement le cercueil, vêtues de haillons, la tête rasée, le corps marqué de brûlures faites au fer rouge et toutes faisaient retentir l’air de leurs hurlements. Je ne pus trouver dans le village ni une Bible, ni le Livre de Prières anglican qui m’eût permis de lire l’office funèbre de l’Église à laquelle Ormond appartenait, mais je n’avais oublié ni l’Ave Maria ni le Pater noster que j’avais appris tout petit. Les prières ne pouvaient d’ailleurs être trop brèves, au gré de la foule impatiente. L’ Amen déchaîna un véritable pandémonium et, en un clin d’œil, tous, dans une course folle, refluèrent vers l’habitation de Bangalang. Une joie bruyante animait le bosquet. Embrochés sur des pieux, posés sur des claies, des quartiers de bœuf fumaient. Çà et là, bouillaient des chaudrons pleins de riz. Dame-jeanne après dame-jeanne de rhum étaient distribuées. Très vite, quelqu’un proposa de simuler un combat et l’on se sépara en deux camps qui allèrent occuper leurs postes. Bientôt parurent les éclaireurs qui rampèrent comme des serpents jusqu’à ce qu’ils eussent reconnu les positions de l’adversaire. Alors, les armées s’élancèrent munies de fusils, d’arcs, de flèches et de lances et, après avoir crié, hurlé jusqu’à en être assourdies, elles se retirèrent emmenant des captifs ; et ainsi finit cette petite guerre. A ce moment, une distribution de rhum vint renou-


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veler les forces puis l’on dansa et l’orgie, avec son délire, se prolongea jusqu’au moment où l’effet du rhum et les forces humaines faiblissant simultanément, tous s’effondrèrent sur le sol, ivres morts.


XIX LE SORCIER DE MATACAN

Sur le Rio Pongo, j’avais entendu parler d’un célèbre sorcier qui habitait dans les parages de Matacan et, à la première occasion qui s’offrit, je m’informai du lieu où je pourrais le rencontrer. Cet homme était, renommé pour ses merveilleux tours de prestidigitation et, aussi, comme guérisseur, nécromancien et diseur de bonne aventure. Les malades, par douzaines, avaient recours à lui, de crédules guerriers venaient lui demander, en échange de précieux cadeaux, des fétiches contre les flèches et les balles de mousquet et les pauvres gens euxmêmes lui achetaient des amulettes contre les serpents, les alligators, les requins et les mauvais esprits ou invoquaient sa protection pour leurs enfants à naître. Mon interprète avait déjà été voir cet individu et citait de tels traits de son habileté que tout mon monde souhaitait apprendre de lui ce que réservait l’avenir ; et, bien entendu, je dus, pour cela, avancer des marchandises. A leur retour, je les vis tous ravis du lot qui serait le leur ; le chef de mes Kroumen était même si heureux qu’il dansait autour de son nouveau fétiche fait de baguettes et de 186


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plumes de coq et « claquait des doigts » à l’adresse de tous les requins, alligators et espadons qui nageaient dans les eaux. Peu à peu, ces récits excitèrent ma curiosité à tel point qu’un beau jour, je me munis du lot important de cotonnade, du foulard éclatant et de la provision de tabac, car j’avais résolu de monter à l’assaut de l’antre du devin. C’était un lieu choisi habilement et avec le sens du pittoresque. Après avoir quitté le village par un sentier qui s’élevait brusquement de la rivière, le voyageur devait gravir de périlleux lacets, au milieu de rochers et de buissons, avant d’atteindre une grotte profonde creusée au flanc d’une falaise surplombant le cours d’eau. Lorsque nous y fûmes presque arrivés, mon guide, par plusieurs cris, prévint son habitant de notre visite. Arrivé à l’entrée, on me dit d’attendre que le sorcier se déclarât prêt à nous recevoir. Enfin, après une longue attente, un sourd grognement nous annonça qu’il venait à nous. L’être que je vis apparaître, émergeant des profondeurs de la grotte était d’une taille exceptionnellement élevée ; il portait dans ses bras un jeune léopard. Je ne pouvais distinguer un seul linéament de son visage ou de son corps, car il était couvert de la tête aux pieds d’un vêtement de peaux de singes et un masque blanc aux traits grotesques dissimulait son visage. Derrière lui avançait à tâtons un petit garçon aveugle et frêle. Nous nous assîmes à terre, sur des peaux. Sur mon ordre, l’interprète déballa mes cadeaux et déclara que, si je venais les mains pleines vers le seigneur-sorcier, c’était afin de connaître mon destin.


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Il avait dressé son léopard à rapporter comme un chien et, sans qu’un seul mot lui eût été dit, le docile animal porta les divers présents aux pieds de son maître. Celui-ci mesura, examina, soupesa chaque objet pour en vérifier le poids et la qualité. Après quoi, plaçant un bambou entre ses lèvres et l’oreille du jeune aveugle, il murmura des mots que l’enfant répétait à voix haute. Il demanda, d’abord, ce que je désirais savoir. Comme ses adeptes vantaient en lui, entre autres facultés extraordinaires, celle de parler plusieurs langues, je m’adressai à lui en espagnol et, sa réponse ayant trahi une évidente incompréhension de ce que je venais de dire, je me crus permis de le reprendre vivement dans sa langue natale. D’un geste large et impérieux il m’écarta et m’ordonna d’attendre, car s’il comprenait parfaitement l’espagnol, son pouvoir magique ne lui permettait de répondre qu’en suivant ma phrase, mot après mot. Je démêlai tout de suite sa ruse qui n’était autre qu’une habile et prompte répétition. En conséquence, m’adressant à lui dans son dialecte natal, je réclamai la traduction de ma phrase en espagnol. Ceci l’embarrassa mais il ne lui fallut qu’une seconde pour me déclarer que les sorciers de sa sorte ne pouvaient parler les langues étrangères que lorsque la lune était dans son plein ! Je crus le moment venu de passer à la divination de l’avenir et je le priai de commencer par me raconter le passé, ce qui affermirait ma foi en sa connaissance de l’avenir, mais il se mit alors à proférer de telles stupidités que, renonçant au passé, j’ordonnai à l’avenir de se dévoiler. Celui-ci


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était, du moins, plus romanesque... Je devais devenir immensément riche. Je serais un grand prince. J’aurais cent, femmes mais, hélas, avant six mois, ma factorerie brûlerait et je perdrais un navire. Bientôt, l’interprète proposa une séance de prestidigitation à laquelle je pris beaucoup de plaisir. Le sorcier nouait une corde puis la dénouait d’une seule secousse. Il enfonçait profondément un couteau dans sa gorge et versait par-dessus une cruche d’eau. D’autres illusions étranges succédèrent à ce tour ingénieux, mais la plus habile me parut être celle qui consistait à manier un fer rouge avec la plus sereine intrépidité, les mains ayant été préalablement enduites d’une substance visqueuse. J’ai vu d’autres indigènes en faire autant et, toutes les fois qu’il s’agissait soit de charbons ardents, soit de métal brûlant, les mains de l’opérateur étaient toujours abondamment ointes de cet onguent épais. Un grognement d’adieu, le retour du léopard entre les bras de son maître, marquèrent la fin du divertissement.


XX L’INCENDIE DES BARAQUEMENTS

La capture de l’Esperanza rendait une visite à Cuba absolument nécessaire. Quand donc le Feliz se prépara au départ, je commençai, de mon côté, à mettre ma factorerie et mes affaires dans un ordre tel que je pourrais partir avec la goélette et rester longtemps libre de mes actions. C’est le moment de noter que la malchanceuse Esperanza, conduite à Sierra Leone, y fut condamnée comme navire négrier tandis que, sur l’ordre de l’Amirauté, les officiers et les hommes de l’équipage étaient mis aux fers puis envoyés à Lisbonne où un tribunal les condamna aux galères pour cinq ans. Je crois savoir que, par la suite, ils durent à la clémence de Don Pedro de Bragance, lors de son retour du Brésil, d’être remis en liberté. Tous nos préparatifs de départ étaient terminés. Mon riz, gardé en réserve, était prêt et allait être embarqué lorsque, vers trois heures du matin, le 25 mai 1828, la voix de mon domestique, m’arrachant à d’agréables rêves, me pressa de fuir si je tenais à la vie. D’un bond, je sautai de mon lit à la porte d’où je pus voir la lueur mouvante de grandes flammes se refléter sur l’atmosphère lourde 190


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et brumeuse. Le toit de ma maison flambait et cent cinquante petits barils de poudre étaient tout près de là sous un abri de chaume. Les déplacer était impossible et la moindre étincelle entrant en contact avec ces matières fragiles et inflammables suffirait à faire tout sauter instantanément. Le bruit de mon fusil à deux coups amena tout mon monde sur les lieux. On m’aida à délivrer les deux cent vingt esclaves enfermés dans les baraquements et à les conduire dans un bois voisin où ils seraient en sûreté sous bonne garde. Dans ma hâte à délivrer les esclaves, j’oubliai de prévenir mon « boy » du péril qu’il courait du fait de la poudre. Ce fidèle garçon rentra à plusieurs reprises dans mon habitation pour sauver mes effets personnels et, après avoir déménagé tout ce qu’il avait la force de transporter, il y retourna encore afin de détacher le dogue qui, en Afrique, couchait toujours près de mon lit. Mais le chien —tout autant que le jeune homme — était ignorant du danger qui le menaçait. Il ne reconnaissait d’autre ami que moi-même, aussi, déchirant la main de celui qui, pour lui, bravait un tel péril, il contraignit son sauveur à la fuite. Et ce fut fort heureux ! Moins d’une minute plus tard, une formidable explosion ébranlait le sol et la prédiction du sorcier de Matacan s’accomplissait. Là où avait été ma maison les tisons mêmes ne restèrent pas à se consumer lentement. Tout fut emporté comme par un tourbillon. Mon domestique, terrifié, saignant du nez et des oreilles fut tiré des ruines d’un puits profond. Les hangars de bambou, les baraquements, les huttes, la maison de briques et son agréable jardin, tout cela pourrait


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bien vite sortir de terre mais mes belles étoffes, mes cotonnades, mes vivres, mes armes, mes munitions, tout mon capital n’était plus que cendres ! Quelques heures après, mes amis s’empressaient autour de moi et, selon la coutume africaine, m’offraient leurs services pour la reconstruction de mon établissement, mais ma plus lourde perte était celle du riz destiné à être immédiatement embarqué, car la destruction de mon stock de marchandises m’empêchait de le remplacer. Pour sortir de cette difficulté, je dus, finalement, troquer quelques-uns de mes deux cent vingt nègres contre la denrée demandée, ce qui me permit du moins de faire partir le Feliz, si je dus renoncer à m’y embarquer. Pendant quelque temps, mon esprit se dépensa en infructueux efforts pour chercher à découvrir l’origine de l’incendie. Les flammes avaient été d’abord aperçues en haut de l’un des pignons, ce qui faisait croire à Ali-Ninpha aussi bien qu’à moi que c’était l’œuvre d’un incendiaire. Par des méthodes variées, nous essayâmes de relever lestraces du scélérat ou de le faire tomber dans un piège, mais tous nos efforts furent vains jusqu’au jour où un indigène inconnu chercha à vendre l’un de mes fusils à deux coups dans un village voisin dont le chef, par aventure, reconnut cette arme. Questionné sur la façon dont il était entré en possession de ce fusil, le vendeur déclara qu’il l’avait acheté à des noirs de l’intérieur dans une ville lointaine. Ces réponses parurent si peu satisfaisantes au chef qu’il arrêta cet homme soupçonné de crime et l’envoya à Kambia. Je n’eus guère de scrupule à user de n’importe


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quels moyens en mon pouvoir pour obtenir des aveux et, bientôt, le nègre reconnut que mon fusil avait été volé par un coureur au sorcier de Matacan qui continuait à errer sur les confins de mon établissement. J’offris une large récompense, je mis en œuvre la corruption sous toutes ses formes afin de me rendre maître de la personne du sorcier mais une crainte si respectueuse entourait sa retraite que personne n’osait se saisir de lui dans son asile ou l’attirer par ruse à portée de ma vengeance. Toutefois, il n’en était pas de même en ce qui concernait son émissaire. Le véritable voleur fut très vite en mon pouvoir et j’obtins sans peine qu’il serait exécuté sur les ruines qu’il avait faites. Avant de le précipiter dans l’éternité, je lui avais arraché, malgré une résistance obstinée, des aveux complets et découvert, non sans regret, qu’un frère d’Ormond le suicidé avait été l’un des principaux instigateurs de cette affaire. Les dernières paroles du Mongo avaient été rapportées à cet homme comme lui enjoignant de venger sa mort sur moi. Sa propre expérience devait bientôt lui apprendre que Kambia faisait une dangereuse concurrence à Bangalang. Sa naïveté africaine lui avait fait croire que le « coq rouge » sur mon toit suffirait à me chasser de la rivière. Ma position ne me permettait pas de lui rendre sur-le-champ la monnaie de sa pièce, mais je fis vœu de procurer à ce nouveau Mongo un passage gratuit pour Cuba, les fers aux pieds, avant que bien des lunes eussent passé. Mais ce vœu, comme tant d’autres vœux téméraires, je ne pus jamais l’exécuter. Si regrettable que fût la destruction de mes biens, 13


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l’incendie m’avait apporté une douleur qui m’affectait bien plus profondément que la perte de mes marchandises. Depuis le jour de mon débarquement à la factorerie d’Ormond, une créature avait glissé, légère comme une fée, à travers ma vie aux fortunes diverses. Habile de mille manières, grâce à sa double origine, elle avait été pour moi, en bien des périls, une sage conseillère. Tendre comme une dame bien née des pays civilisés, elle était toujours prête à contribuer à mon bonheur par des services désintéressés. Après la catastrophe, quand vint le moment de dénombrer les survivants, Esther fut introuvable et je ne sus jamais découvrir, parmi les débris éparpillés, la moindre relique de la jeune paria. Il va sans dire que, sauf mes serviteurs, j’avais fort peu de chose à confier à qui que ce fût à Kambia. Je les remis donc à la garde d’Ali-Ninpha et me rendis, dans ma chaloupe, à Sierra Leone où j’ achetai une goélette que la Commission mixte avait condamnée. En 1829 des navires étaient ouvertement vendus puis équipés sans grand’peine, en vue de la navigation sur la côte d’Afrique. Les captures, en cette région, ressemblaient assez à ce qui se passe quand un joueur joue ses cartes ; il fait les levées, rebat les mêmes cartes et donne de nouveau pour faire d’autres levées. Je fis donc aménager la goélette de manière qu’elle pût recevoir une cargaison de noirs dès qu’elle aurait quitté le port. Mon équipage était composé d’individus de toutes nationalités capturés sur des prises, mais je choisis mes officiers parmi les Espagnols exclusivement.


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Nous avancions lentement et nous étions à un jour ou deux de la colonie britannique lorsque le second entama une conversation avec un jeune et très intelligent garçon qui, à ce moment, se penchait paresseusement sur le gouvernail. Ils parlèrent de leurs voyages et de leurs mésaventures et le matelot fut ainsi conduit à raconter comment il avait récemment quitté un navire —alors dans le Rio Nunez — dont le second avait empoisonné le capitaine afin de s’emparer du bâtiment. Ce navire, raconta ce jeune homme, avait été armé à Saint-Thomas soi-disant pour faire du cabotage, mais, lorsqu’il avait mis à la voile pour l’Afrique, son acte de nationalité avait été rapporté à l’île par un canot pour qu’il pût servir à quelque autre navire pendant que celui-ci se risquerait sans papiers jusqu’au continent africain. J’ai lieu de croire que la traite des nègres obéissait rarement aux principes d’honneur qui sont, on le comprendra, la seule garantie entre propriétaires, capitaines et consignataires engagés dans un négoce purement illégal. A vrai dire, il se trouvait des hommes chez lesquels le « point d’honneur » était tout-puissant plus que ne l’est la crainte de la loi dans les transactions commerciales régulières. Mais on pourrait citer nombre de cas où, sur la côte d’Afrique, des dissipateurs qui s’étaient approprié les biens de leurs patrons ont fait usage des moyens matériels supérieurs dont ils se trouvaient ainsi disposer, soit pour éviter d’être découverts, soit pour s’assurer une réception bienveillante aux Indes Occidentales. En réalité, le trafiquant se muait parfois en une sorte d’individu qui ressemblait fort à un pirate.


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En 1828 et en 1829 il y eut de sérieux engagements entre des navires négriers espagnols et ce genre de flibustiers. Des Espagnols attaquaient volontiers des Portugais quand l’occasion était tentante et les circonstances favorables. Bien des navires ont été armés à Cuba en vue d’expéditions de cet ordre et sont rentrés au port avec une cargaison achetée exclusivement au moyen de boulets de canon et de piques d’abordage. Or il se trouvait que j’aimais le risque et les aventures ; mon piteux bateau avait grand besoin d’une cargaison et, pendant que le second me racontait l’histoire du timonier, une idée à coup sûr extravagante, sinon généreuse, s’emparait naturellement de mon esprit : j’étais destiné à devenir le vengeur du capitaine empoisonné. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’étais mû exclusivement par le noble désir de faire justice. Il se peut bien, en effet, que je n’eusse jamais donné une pensée à l’homme assassiné si le matelot ne nous avait pas appris que son navire était à demi rempli de nègres. Au moment où nous passions lentement devant l’embouchure de mon ancienne rivière, je franchis la barre et pendant que je montais, au milieu de ma goélette, un beau canon de neuf livres, j’expédiai au Rio Nunez un espion qui devait vérifier les faits relatifs à l’empoisonnement et aussi s’assurer de quelles armes disposait le négrier sans papiers. En dix jours, le messager put vérifier l’exactitude du récit. Le navire était toujours dans la rivière avec cent quatre-vingt-cinq êtres humains dans sa cale, mais il devait partir sous peu, emportant deux cent vingt-cinq individus.


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Le moment était étonnamment propice. Tout semblait favoriser mon entreprise. Le nombre d’esclaves était précisément celui qui convenait à ma goélette. Pareille aubaine ne pouvait vraiment pas être négligée. Quatre jours plus tard, j’entrais dans le Rio Nunez sous pavillon portugais en vertu de lettres de mer qui me permettaient d’aller de Sierra Leone aux Iles du Cap Vert. Je ne saurais dire si mon espion avait manqué de conscience mais, arrivé à Fourcaria, je constatai que mon gibier s’était envolé loin de son mouillage. C’était là un grave désappointement. Ma goélette avait trop de tirant d’eau pour pouvoir remonter plus avant et, d’ailleurs, je n’avais aucune connaissance de la rivière. Comme il m’importait beaucoup de rester à l’écart de tout bâtiment inconnu, je mouillai dans un endroit tranquille puis, arrêtant la première pirogue qui se trouva passer, j’appris, contre une somme modique, que l’objet de ma recherche était caché dans un coude de la rivière près de la ville royale de Kakoundi et que je ne saurais arriver là sans en passer par le pilotage d’un certain mulâtre, seul capable de mener la chose à bien. Je reconnus ce métis dès qu’il me fut décrit et j’eus, dès lors, peu d’espoir de m’assurer ses services par des moyens normaux. Il me devait, en effet, cinq esclaves à la suite de transactions commerciales qui avaient eu lieu entre nous à Kambia et il avait toujours refusé si énergiquement de me payer qu’il fuirait, j’en étais certain, vers la forêt à la première nouvelle de ma présence sur la rivière. En conséquence, je retins sur ma goélette, par une


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abondante distribution d’« amers », les hommes de la pirogue puis, à minuit, j’en conduisis à terre une demi-douzaine qui allèrent à la hutte du métis et se saisirent de lui. Comment décrire la terreur de ce scélérat lorsqu’il se trouva en ma présence et mon prisonnier, certainement, devait-il se dire, à cause de cette dette de chair humaine. Mais je le rassurai vite, en lui offrant de le payer généreusement s’il me pilotait en secret et avec sûreté et promptitude jusqu’à Kakoundy. Le mulâtre ne demandait pas mieux mais la rivière n’était pas assez profonde pour ma quille. Il eut des arguments si convaincants qu’au bout d’une demiheure, je renonçai à mon dessein et résolus de faire venir Mahomet à la montagne. Les deux embarcations furent vite pourvues de rameurs, d’armes et de lanternes ; puis, avec nos avirons assourdis et guidés par le pilote — dont je gardai constamment la tête au bout de mon pistolet — nous tombâmes sur notre proie dans l’obscurité, comme des vampires. Avec un hourra sauvage et tout en tirant des coups de pistolet en l’air, nous grimpâmes à bord et, sans coup férir, nous obligeâmes tout le monde à disparaître sous les panneaux. Des sentinelles furent placées à la porte de la cabine, au gaillard d’avant et à l’écoutille ; l’ancre fut levée ; ma chaloupe nous prit en remorque ; le pilote et moi nous chargeâmes du gouvernail et, avant le jour, ma prise était bord à bord avec ma goélette et nous transbordions cent quatre-vingt-dix-sept de ses esclaves ainsi que les vivres nécessaires. Grande fut la surprise de l’équipage capturé en


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voyant ce qui s’était passé... et grande fut l’angoisse de l’empoisonneur lorsque le lendemain matin, après une nuit de débauche en compagnie du roi de Kakoundy, il revint au mouillage qu’il trouva désert. Il s’imagina d’abord que nous étions des croiseurs de la marine de guerre et que l’assassinat du capitaine allait être vengé. De plus, cinq de ses marins, quand ils découvrirent qu’ils étaient tombés entre les mains de négriers bienveillants, quittèrent son bord pour s’embarquer avec moi. Après cette aventure nocturne, nous attaquâmes le déjeuner avec de merveilleux appétits mais à peine était-il avalé, que trois pirogues apparurent qui descendaient la rivière, menant grand tapage et remplies de noirs ayant à leur tête Sa Majesté elle-même. Sans attendre leur salut, j’envoyai à ces guerriers une dose de mitraille. Je levai l’ancre et, bordant plat mes voiles, je disparus comme un albatros.


XXI MUTINERIE EN MER

C’était un mois de juillet étouffant et la saison des pluies, pour nous prouver sa puissance, nous gratifia d’un déluge presque incessant. Pendant les calmes absolus qui me retinrent le long de la côte, la pluie tomba en torrents tels que je me demandais parfois si cette eau massive n’allait pas faire sombrer notre goélette ! De temps à autre, une brise de suroît et le courant nous entraînaient et nous poussaient un peu et, finalement, le dixième jour nous trouva, bercés par le roulis, sous la longitude des Iles du Cap Vert. Le jour parut apportant les rafales et les averses coutumières. Lorsque le nuage se leva, notre vigie placée sur les barres de perroquet annonça une voile sous le vent. Elle était invisible du pont, encore enveloppé de la pluie qui se retirait, mais, du sein du calme absolu qui suivit, le sifflet lointain d’un quartier-maître s’éleva, parvint, distinct, à nos oreilles. Avant toute réflexion, mes doutes furent levés par un projectile dans notre grand’ voile et par le bruit d’un coup de canon. Sans erreur possible, notre visiteur importun était un navire de guerre. Par une heureuse fortune, succédant au calme 200


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une bonne brise se leva qui nous permit de mettre autant de toile qu’en pouvait porter notre mâture. Nous courions devant la brise grandissante comme un cerf poursuivi par les chiens découplés. Les esclaves étaient déplacés d’un bord à l’autre, ou de l’avant à l’arrière pour soulager notre voilure. Les galhaubans de tête de mât furent mollis, les coins d’emplanture enlevés, et tout ce qui encombrait les ponts fut jeté à la mer. Parfois, un projectile, heureusement inoffensif, tiré par les chasseurs à ses trousses, venait rappeler au fugitif que l’ennemi ne perdait pas sa piste puis, finalement, le croiseur pointa ses pièces avec une si grande précision qu’un boulet vint arracher notre lisse et entamer gravement notre mât de misaine à trois pieds au-dessus du pont. Il était devenu périlleux de porter une telle force de voiles sous la même amure que le mât, maintenant fragile, et je virai de bord ; à ma grande joie, je constatai que nous filions ainsi un nœud de plus que précédemment. L’ennemi semblait avancer aussi vite que nous mais, bientôt, son tir devint trop court et, quand sonna midi, nous avions louvoyé avec tant de prestesse que restaient seuls visibles au-dessus de l’horizon ses mâts de perroquet. Sauf la perte accidentelle de notre second par une nuit sombre et orageuse, aucun événement digne d’être retenu ne vint troubler la monotonie de notre traversée jusqu’au jour où nous approchâmes des Antilles. En ces parages où, d’ordinaire, tout ce qui se trouve à bord d’un négrier revêt un air de plaisir et de soulagement, je remarquai non seule-


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ment l’humeur maussade de mon équipage mais une tendance à la désobéissance et à la négligence. On voyait parfois le second officier — que j’avais embarqué au Rio Nunez et qui, maintenant, remplaçait l’officier disparu — en colloque étroit avec le quart et, d’autre part, toute son attitude trahissait sinon de la révolte, tout au moins du mécontentement. La vue de la terre donne habituellement le signal de réjouissances car, suivant une invariable coutume, une cargaison qui s’est bien conduite est, alors, débarrassée de ses entraves et les deux sexes admis à se voir librement sur le pont, pendant la journée. Les réserves d’eau sont ouvertes à une consommation sans limites. Le « chat à neuf queues » est jeté dans la mer. La discipline devient moins stricte. On admet que l’heure du danger ou de la révolte est passée et jusqu’à l’heure de l’atterrissage le capitaine jouit d’une nouvelle et reposante existence. Les matelots partagent leur biscuit et leurs effets avec les noirs. Les femmes qui, d’ordinaire, sont sans vêtements apparaissent vêtues d’habits empruntés à la garde-robe des matelots, des officiers mariniers, des officiers et même du capitaine. Des draps, des nappes, des voiles de rechange sont mis en pièces pour faire des vêtements et des souliers, des bottes, des bonnets, des cirés, des vestons contribuent aussi à cette mascarade des « émigrants ». J’avais le ferme espoir qu’à l’apparition des Antilles à l’horizon ma goélette deviendrait le théâtre d’un spectacle de ce genre, mais la maussaderie de mes compagnons était si manifeste que je


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crus préférable d’aller au-devant de la mutinerie en cassant l’officier suspect et en l’envoyant à l’avant, en même temps que je jetais sa « niche » par-dessus bord (1). Je n’avais plus maintenant un seul officier qui fût digne de confiance et je dus avoir recours à deux des plus jeunes matelots pour m’aider à gouverner la goélette. Je savais pouvoir compter sur le cuisinier et le steward qui, tous deux, prenaient leurs repas à l’arrière. Avec quatre hommes derrière moi et les noirs dans la cale, je me sentais capable de commander mon navire. A partir de ce moment, j’interdis à qui que ce fût de s’approcher du gaillard d’arrière au delà du grand mât. C’était par un délicieux après-midi et nous longions les côtes du Porto Rico en relevant notre route sur la carte. Tout à coup un de mes nouveaux aides vint à moi et, sur un ton tranquille, me demanda si je ne voudrais pas un cigarillo. Comme je ne fumais jamais, je refusais l’offre avec un remerciement lorsque, soudain, le jeune homme laissa tomber sur mes genoux le papier roulé. Je devinai aussitôt quelque ruse et je vis que le cigarillo était, en effet, un billet roulé de façon à présenter la même apparence. Je le pris entre les lèvres puis marchai vers l’arrière jusqu’à l’endroit où je pus me jeter à plat ventre, la tête surplombant la poupe de manière à lire le billet sans être (1) Sur un négrier, le gaillard d’avant et la cabine sont consacrés à la cargaison vivante et chacun des officiers couche sur le pont dans une légère construction de bois dont le nom technique est « niche à chien ». (Note de l'auteur.)


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vu. On m’y révélait qu’une mutinerie s’organisait sous la direction de l’officier cassé. Notre arrivée en vue de Saint-Domingue serait le signal de la révolte et de mon débarquement immédiat sur l’île. Six hommes de l’équipage étaient complices de ce scélérat ; le quartier-maître, alors alité dans l’infirmerie des esclaves, devait partager mon sort. Mon parti fut vite pris. Quelques minutes s’écoulèrent et, déjà, j’avais jeté un rapide coup d’œil dans le coffre aux armes et constaté que tout y était en ordre. Alors, rassemblant sur le gaillard d’arrière dix noirs choisis parmi les plus vigoureux et les plus intelligents, je me permis d’inventer à leur intention un petit mensonge stratégique. Je leur dis, en dialecte soussou qu’il y avait à bord des méchants qui voulaient faire échouer la goélette sur des rochers et noyer tous les esclaves dans la cale. Ce disant, je remis à chacun d’eux un coutelas pris dans le coffre tandis que je donnai à mes blancs fidèles une paire de pistolets et un poignard par tête puis, sans un seul mot, je m’emparai du meneur et de ses alliés. Des fers simples et doubles attachèrent toute la bande au grand mât ou au pont tandis qu’un conseil de guerre improvisé, composé des officiers et présidé par moi, mit ces coquins en accusation et les jugea en bien moins de temps que n’en dépensent des conseils d’enquête pour des affaires similaires. Au cours de l’enquête, nous eûmes l’absolue certitude que la mort du second devait être attribuée à quelque perfide machination. Il avait été délibérément assassiné comme préliminaire à l’attaque


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préparée contre moi, car sa stature colossale, ses muscles puissants auraient fait de lui un adversaire redoutable au moment où la bande des mutins se serait emparée du navire. Peut-être notre manière de juger rappelait-elle l’Inquisition par quelques traits? Nous désirions avant tout obtenir des « aveux » et, lorsque le coupable montrait de la répugnance ou de l’hésitation, le « chat à neuf queues » venait rafraîchir sa mémoire. Il s’ensuit qu’à la fin du procès les coupables étaient déjà passablement punis, si bien que les six complices ne furent condamnés qu’à une flagellation supplémentaire et à rester aux fers jusqu’à notre arrivée à Cuba. Le sort de l’instigateur du complot fut plus difficile à régler. Plusieurs étaient d’avis de le jeter par-dessus bord ainsi qu’il en avait agi lui-même envers le second ; d’autres proposaient de l’abandonner, chargé de chaînes, sur un radeau. Mais ces châtiments me semblaient trop cruels, quelle que fût sa traîtrise. Je me contentai de le garder, sous la menace du pistolet d’une sentinelle, jusqu’au moment où je pus le déposer dans l’Ile de la Tortue, fers aux pieds, avec trois jours de vivres et une ample provision d’eau.


XXII LES « APPRENTIS CUBAINS »

Après toutes ces aventures, je fus bien près de perdre ma goélette par l’effet d’un des périls de la mer auquel je m’accuse de ne pas avoir été mieux préparé. C’était l’après-midi d’un beau jour. Depuis un moment, je remarquais, très bas sur l’horizon, un banc de nuages blancs qui bientôt envahit le ciel et l’eau, nous enveloppant d’un brouillard opaque. Je pressentais un danger mais, avant d’avoir pu mettre la goélette en position de résister à l’ouragan, une rafale aussi soudaine qu’un éclair la jeta sur le côté. Le choc fut si violent et si imprévu que les esclaves qui, sur le pont, jouissaient du beau temps dégringolèrent du côté sous le vent et vinrent se débattre dans les dalots. La barre était impuissante à nous maintenir devant la rafale, car le gouvernail était presque tout entier hors de l’eau mais, fort heureusement, notre grand’voile se déchira en lambeaux depuis sa bordure et, en nous délivrant de sa pression, permit à la goélette de se redresser sous le gouvernail. Cet ouragan des Antilles nous quitta aussi vivement qu’il nous avait assaillis, et j’eus la joie de constater que nos seules 206


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pertes étaient deux enfants esclaves auxquels on avait imprudemment permis de s’asseoir sur la lisse. Mon voyage était une spéculation entreprise sans préparation, donc sans papiers, ni manifeste, ni registre, ni consignataire, ni destination. Il me serait donc nécessaire d’agir avec un degré de circonspection tout à fait exceptionnel non seulement lorsqu’il s’agirait de débarquer ma cargaison humaine mais aussi dans le choix du lieu d’où je pourrais communiquer avec certaines personnes indispensables. Je n’avais jamais été à Cuba sauf en l’occasion déjà décrite et mes opérations commerciales étaient restées limitées à cette association de Regla par laquelle j’avais été primitivement envoyé en Afrique Le lendemain de 1’ « ouragan blanc », je vis que nous longions la côte méridionale de Cuba et, le temps étant favorable, il me parut que je ferais aussi bien de couper court à mes hésitations en débarquant ma cargaison dans une baie écartée qui entaillait le rivage à environ neuf milles à l’est de Santiago. Eussé-je été consigné en cet endroit, je n’y aurais pas été favorisé d’un meilleur accueil. A soixante yards du point de débarquement, je trouvai la confortable maison d’un ranchero qui m’offrit l’hospitalité d’usage en pareil cas. Il consacra une vaste grange au logement de mes esclaves pendant que sa famille nous préparait un abondant repas. Dès que la cargaison fut hors d’atteinte des croiseurs, je résolus de négliger le navire sans pavillon ni papiers qui l’avait amenée d’Afrique à bon port


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et, puisque j’étais inconnu à Santiago, de traverser l’île entière pour me rendre dans la capitale à la recherche d’un consignataire. Monté sur un petit cheval plein d’ardeur et accompagné d’un guide montero, je me dirigeai une fois de plus vers la Havane. Mon compagnon avait mille questions à poser au capitaine et je répondis à toutes avec tant de bonhomie que nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde. Notre causerie porta sur les petites nouvelles cubaines. J’appris de cet homme que, peu auparavant, une cargaison avait été amenée dans le voisinage de Matanzas et qu’un certain Senor X***, originaire de Catalogne, en avait disposé avec un remarquable succès. Je me frappai la cuisse en criant : Eurêka! L’idée de m’en remettre à cet homme sans autre enquête me traversa l’esprit comme un éclair et je dois confesser qu’à l’origine de ma décision il n’y avait pas autre chose que sa province natale. J’ai toujours eu un « faible » pour les Catalans. En conséquence, je me présentai au bureau de mon futur consignataire et je lui avouai sans restriction toute l’affaire sans lui cacher l’état de dénûment de mon navire. Après un très court délai, le Capitaine général fut informé de mon arrivée et il lui fut fourni une liste des « apprentis cubains » — expression usitée à Cuba pour désigner certains esclaves. Le maître du port, non plus, ne fut pas oublié. Une page de son registre laissée fort opportunément en blanc permit d’inscrire mon navire comme ayant quitté le port six mois auparavant ; ce qui, confirmé par un rôle d’équipage,


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me donnait l’incontestable droit d’entrer dans un port. Avant la nuit, tout était en règle et, quelques jours après, je me retrouvai au lieu de débarquement muni d’un costume et d’une couverture pour chaque « apprenti ». La goélette fut immédiatement confiée à un habile pilote qui prit officiellement le titre et les fonctions de commandant de manière à tromper la vigilance des fonctionnaires modestes dont la conscience n’aurait pas été endormie par le calmant doré. Dans l’intervalle, tous les soins possibles avaient été accordés aux esclaves par le ranchero hospitalier. Une fois la capitation payée, personne — civil, militaire, étranger ou espagnol — n’oserait intervenir à leur sujet. Quarante-huit heures de repos, d’ablutions, d’exercice et d’alimentation avaient eu pour effet de réparer leurs forces et d’affermir leur démarche. Les matelots chargés de les garder n’avaient pas non plus failli à leur devoir de « valets » et de « femmes de chambre ». Grâce à quoi le cortège, lorsqu’il s’engagea sur la route de Santiago, était d’aspect aussi respectable qu’il était imposant par le nombre. Les courtiers de ce grand marché du sud ne tardèrent pas à trouver des acheteurs au détail pour toute la bande. Les paiements se faisaient en espèces, il va sans dire, et mon entreprise tourna si bien que j’en vins à oublier la révolte de mes mutins assez complètement pour les laisser bénéficier de ma générosité comme le reste de l’équipage. En fait j’étais à tel point satisfait du résultat révélé par mon bilan que je décidai de me distraire dans le dolce 14


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farniente de la vie de campagne cubaine pendant au moins un mois. Mais pendant que je me préparais à jouir de ce repos exquis, un léger souffle vint ternir la surface du miroir. J’avais donné — peut-être imprudemment mais poussé, je le crois, par des intentions généreuses — double paye à mes hommes afin de reconnaître les dangers courus par eux à mon service, sur le Rio Nunez. Avec l’insouciance habituelle à leur état, ils flânaient à la Havane, se vantant de leurs succès, pendant que, d’autre part, un Français de la bande auquel on avait volé sa paye au jeu faisait une demande de secours à son consul. A force de questions, ce fonctionnaire arracha à son compatriote le récit de notre voyage et il abusa de la misère de cet homme pour faire de lui un témoin contre un certain Théodore Canot qu’on assurait être né en France. D’autre part, ce Français félon exagéra le châtiment infligé à mon second jusqu’à en faire un acte aussi cruel qu’injustifié. Cette histoire fut bien vite contée dans ses moindres détails au capitaine général qui lança un mandat d’arrêt contre moi. Mais j’étais trop prudent et alerte pour être si aisément capturé. Il fut impossible de trouver dans l’île aucun individu portant mon nom et, comme la goélette était entrée dans le port avec des papiers espagnols, un équipage espagnol, et qu’elle avait été régulièrement vendue, le consul stupéfait en vint à reconnaître que l’histoire du matelot devait être inventée de toutes pièces. Cette nuit-là, une troupe de « presse » qui, fort opportunément,


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était à la recherche de recrues pour la marine royale, s’empara de toute la bande de matelots vantards. Aucun autre témoignage ne venant à l'appui de la plainte du consul, elle n’eut pas de suites.


XXIII LE DERNIER VOYAGE DU « SAN PABLO »

Avant de reprendre la mer. je me donnai de longues vacances que je passai, le gousset bien garni, au milieu de mes vieux amis de Regla et de la Havane. Je pensais que le fait d’habiter Cuba pendant une saison, à l’écart des trafiquants et de leurs transactions, réussirait peut-être à me détacher de l’Afrique mais trois mois à peine avaient passé lorsqu’un beau jour je me retrouvai quittant le port de Santiago et en route pour la Jamaïque où j’allais chercher une cargaison de marchandises destinées à la Côte, avant de revenir à Cuba pour y équiper le navire en vue du transport d’esclaves. Mon voyage débuta par une tempête qui, trois jours durant, nous poussa dans une direction assez voisine de celle que nous suivions mais, la troisième nuit, après avoir vu mon grand mât se briser près d’une plage sous le vent, je dus échouer la goélette pour sauver nos vies et la cargaison. Fort heureusement, l’atterrissage s’effectua le mieux du monde et, à l’aube, je constatai que mon bateau n’était plus qu’une épave sur un îlot désert. Une vaste tente, rapidement improvisée à l’aide de voiles, d’avirons et de ce qui nous restait d’espars, abrita 212


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avant la nuit tous les objets de quelque valeur, non encore endommagés. J’envoyai des détachements en reconnaissance pendant que je faisais enlever de l’épave notre mât de misaine. Je le fis dresser au point le plus élevé du banc de sable, portant à son sommet le signal de détresse. Les éclaireurs revinrent sans rien nous rapporter qui fût consolant. Ils n’avaient pas fait d’autre rencontre que celle d’un grand chien portant un collier mais il fut impossible de le faire approcher par la persuasion et j’interdis de le tuer. La fumée d’un feu, celle du tabac furent également impuissantes à nous délivrer des myriades de moustiques qui, en nuages épais, envahirent l’atmosphère dès le coucher du soleil. L’irritation causée par leurs piqûres était d’une telle violence qu’un jeune garçon appartenant à l’équipage devint positivement fou et ne guérit que bien longtemps après son retour à Cuba. Plusieurs jours s’écoulèrent, mornes et pénibles, sur cet îlot désolé où notre mode d’existence me remettait en mémoire bien des heures semblables passées en compagnie de Don Rafael et de ses associés. Vaisseau après vaisseau passèrent au large des récifs sans remarquer notre signal. Enfin, le dixième jour de cet emprisonnement, deux petites goélettes s’approchèrent nonchalamment de notre île et, nous sachant entièrement à leur merci, refusèrent de nous secourir si nous ne nous engagions pas à leur donner, en manière de dédommagement, des sommes extravagantes. Après quelque marchandage, il fut convenu que nos sauveteurs nous débarqueraient avec nos marchandises à Nassau, en


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Nouvelle-Providence, où un tribunal régulier fixerait la somme due. La traversée fut rapide et nos libérateurs, en vertu d’une sentence arbitrale, obtinrent soixante-dix pour cent pour leur peine. Le naufrage et les naufrageurs avaient pratiqué dans mes finances une brèche si formidable que je m’estimai heureux d’accepter les fonctions de maître à bord d’un brick négrier qui se préparait à appareiller de Saint-Thomas sous le commandement d’un Français plein d’expérience. Mon nouveau bateau, le San Pablo, était un joli brick d’un peu plus de trois cents tonneaux et de construction brésilienne. Sa cale contenait seize caronades de vingt-quatre livres, son magasin d’amples réserves de munitions tandis que sa carlingue était doublée, à l’avant et à l’arrière, de boulets ronds et de mitraille. Le capitaine ***, qu’on m’avait décrit comme irritable et à cheval sur les règlements, me reçut avec beaucoup d’affabilité et parut charme lorsque je lui dis que je pouvais converser couramment non seulement en français mais aussi en anglais. Je venais d’arriver et je commençais à peine à prendre la mesure de mon nouveau navire quand le bruit de l’arrivée imminente d’un croiseur danois commença à courir dans le port. Instantanément tout le monde fut à bord dans un remue-ménage de départ. Des provisions, des réserves de toutes sortes furent entassées pêle-mêle à bord ; on passa la nuit à remplir d’eau les barriques et, avant l’aube, cinquante-cinq mauvais sujets de tous pays, de toutes castes et de toutes couleurs furent embarqués en guise d’équipage. Avant six heures, le pavillon de


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cabotage à notre pic, nous étions à deux milles en mer, occupés à recevoir d’un lougre six petits barils de numéraire et plusieurs coffres pleins de vêtements. Quand nous fûmes franchement sur les flots bleus, je découvris que notre voyage, s’il était un voyage de négrier, n’en présentait pas, pourtant, les caractères habituels. Le second jour, chaque marin reçut deux uniformes : l’un devait être porté le dimanche, l’autre lorsqu’on était de service. Des casquettes galonnées d’or, des vestes bleues à boutons gravés d’une ancre, une épaulette unique, des armes blanches furent distribuées aux officiers et un petit discours du capitaine apprit à tout l’équipage que, si l’entreprise donnait de bons résultats, une prime de cent dollars serait allouée à chacun des aventuriers. Cette même nuit, le commandant me prit dans sa confidence et développa son plan qui consistait à prendre une cargaison dans le détroit de Mozambique. Pour exécuter son dessein avec moins de risques, il avait muni le brick d’un armement capable de repousser un navire de guerre de même taille — fantaisie à laquelle, pour ma part, je n’ai jamais cédé — et, en toute occasion, sauf en présence d’un croiseur français, il comptait hisser les lis de France, porter l’uniforme des Bourbons et diriger le bâtiment à tous égards suivant les usages de la marine royale. Les officiers ne devaient pas être moins favorisés que les matelots quant à la double paye et trois engagements écrits relatifs à ce sujet me furent remis pour moi et mes deux subordonnés. Puis on me donna un mémorandum con-


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tenant des instructions détaillées pour chaque jour de la semaine suivante et, en ma qualité de commandant en second, il me fut particulièrement recommandé d’être scrupuleusement exact dans l’exécution de tous mes devoirs et d’une sévère justice envers mes inférieurs. Je mis quelque fierté à m’acquitter avec honneur de cette tâche militaire, phase nouvelle dans ma vie de négrier. Fort peu de jours me suffirent pour mettre en parfait état la voilure et le gréement, pour monter mes seize canons, pour exercer les hommes tant au maniement des armes portatives qu’au service des pièces d’artillerie et pour transformer, avec un peu de peinture et d’ingéniosité marine, le San Pablo en Saint-Paul, honorable croiseur français. Vingt-sept, jours après nous touchions aux Iles du Cap Vert pour y prendre des vivres puis nous nous dirigeâmes vers le sud sans arraisonner un seul des nombreux navires aperçus jusqu’au jour où, au large du Cap de Bonne-Espérance, nous en rencontrâmes un qui tenait évidemment à se montrer sociable. Mais obéissant à une humeur toute contraire, nous poursuivions notre route sans en dévier d’une ligne lorsque, en haut de son pic et de son grand mât, nous vîmes se déployer au vent le pavillon blanc et la flamme blanche de France. Notre tambour appela aussitôt tout le monde à son poste pendant que le coffre à pavillons était apporté sur le pont. Bientôt le transport français nous demanda de hisser notre numéro et reçut une prompte réponse tirée de notre vaste


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réserve : l’enseigne de la marine royale portugaise arboré à notre pic. Pendant que nous nous rapprochions du navire français, des préparatifs furent faits en vue de toute éventualité ; les canons reçurent double charge, nos mèches furent allumées, nos armes distribuées. Dès que nous fûmes à portée de la voix, notre capitaine, qui estimait avoir la préséance sur le lieutenant d’un transport, héla le Français et, pendant un moment, soutint une fort aimable conversation en portugais. Enfin, son interlocuteur sollicita l’autorisation de nous envoyer son canot avec des lettres destinées à l’île de France, ce qui lui fut accordé avec le plus grand plaisir ; pourtant, notre capitaine croyait devoir l’informer que nous ne saurions prudemment inviter les officiers à monter sur le pont, car il y avait « plusieurs cas de petite vérole parmi l’équipage, vraisemblablement contractée à Angola » ! La décharge d’une bordée imprévue n’aurait pas frappé le transport de plus de terreur et de consternation ! Ces mots étaient à peine prononcés que, déjà, l’agitation régnait sur ses ponts, ses vergues étaient brassées au plus près pointu et sa proue fendait les flots écumants sans même un simple « bon voyage » ! Dix jours après, nous jetions l’ancre à Quillimane, au milieu de nombreux négriers portugais, ou brésiliens, dont les voiles étaient soit carguées, soit déverguées comme pour un long séjour (1). Nous (1) Ces navires n’avaient pas lieu de craindre un navire de guerre car le commerce brésilien des esclaves — s’il se


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saluâmes la terre de vingt coups de canon et hissâmes le pavillon français. Le salut fut bientôt rendu pendant que notre capitaine, revêtu de l’uniforme même d’un commandant de l’armée navale, allait présenter ses respects au gouverneur. J’avais reçu l’ordre de rester à bord pendant ce temps-là, de m’occuper du navire avec grand soin, d’éviter toute communication avec les autres bâtiments, de garder toutes les habitudes et tous les dehors d’un navire de guerre, d’amener les vergues et de tirer un coup de canon au coucher du soleil, mais, surtout, d’appareiller et d’aller retrouver le capitaine à une petite plage en dehors du port à l’instant où je verrais un certain drapeau flotter sur le fort. J’ai rarement vu mener une affaire avec autant de dextérité. Le lendemain, le canot du gouverneur vint chercher le numéraire ; le quatrième jour nous montra le signal qui nous convoquait à la plage ; le cinquième, le sixième et le septième nous apportèrent huit cents nègres et le neuvième nous vit en route pour notre destination. Le succès de cette entreprise fut d’autant plus remarquable que, lors de notre arrivée, il y avait à l’ancre quatorze navires attendant des cargaisons, parmi lesquels plusieurs étaient retenus dans ce port depuis plus de quinze mois. L’impatience des patrons avait atteint un tel degré qu’ils avaient fait cause commune contre tous nouveaux venus et convenu entre eux que chaque vaisseau prendrait faisait exclusivement au sud de l’équateur et par navires portugais — était encore licite en 1829.


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son tour de chargement d’après la date de son arrivée. Mais la finesse de mon vieux renard eut raison de toutes ces mesures. Son mouillage, son refus de communiquer avec qui que ce fût en sa qualité de navire de guerre de la marine française, endormit tout soupçon à son égard et paralysa toute intrigue qu’on eût pu former contre lui ; de plus, il avait adroitement employé ses barils de numéraire à conquérir le cœur des fonctionnaires importants et des facteurs qui fournissaient les esclaves. Notre capitaine était revenu plein d’entrain à son navire mais nous avions à peine atteint la haute mer qu’il était prostré par une maladie qui ne céda pas aux remèdes habituels et bientôt se mua en une fièvre qui le priva de sa raison. D’autres dangers se multiplièrent autour de nous. Nous venions de passer, au large du Cap de Bonne-Espérance, plusieurs jours en butte à une série de tempêtes lorsqu’on m’avisa, après une dure nuit de veille, que plusieurs des esclaves étaient atteints de la petite vérole. De toutes les calamités qui peuvent s’abattre sur un négrier, c’est la plus redoutée et celle contre laquelle on est le plus impuissant. Cette nouvelle m’épouvanta. Impétueusement, poussé par l’inquiétude, je courus trouver le capitaine et, sans tenir compte de sa fièvre et de l’égarement de son esprit, je lui dévoilai la terrible vérité. Pendant une minute, il me dévisagea, comme en proie à l’hésitation, puis, ouvrant son bureau et me montrant du doigt un rouleau de cordon inflammable, il m’apprit que son extrémité rejoignait, à travers les ponts, la soute aux poudres et il me donna l’ordre de faire sauter le brick !


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La folie du commandant eut pour effet de calmer l’agitation de son second. Sans perdre de temps, je m’assurai du périlleux objet et de son dangereux inventeur. Puis je convoquai les officiers dans la cabine pour tenir conseil. La tempête avait duré neuf jours sans répit et, tout ce temps, avec une telle violence qu’il avait été impossible d’enlever les caillebotis, de laisser sortir les esclaves, de nettoyer les ponts ou de disposer les manches à vent. A la première accalmie, on procéda à un examen attentif des huit cents noirs et un décès fut constaté. C’était pendant la tempête que la mort était survenue et ce fut l’examen attentif du corps qui d’abord décela la présence de cette peste au milieu de nous. Le corps fut silencieusement jeté à la mer et le nom de la maladie caché à l’équipage et aux noirs. Ce matin fatal, après déjeuner, je décidai de visiter en personne le pont des esclaves et, après avoir fait apporter de nombreuses lanternes, je descendis dans cet antre qui, même après ventilation, était encore empuanti d’affreux relents humains. J’y découvris neuf noirs atteints de la maladie. Nous délibérâmes au sujet de l’emploi du laudanum comme moyen de nous débarrasser rapidement des malades — remède usité rarement et en secret dans des cas désespérés afin de préserver les vivants de la contagion. Mais nous fûmes vite d’accord pour estimer qu’il était trop tard, neuf individus étant déjà atteints, pour tenter de sauver les autres en ôtant la vie à ceux-ci. En conséquence, ces malheureux furent tout de suite envoyés au


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gaillard d’avant transformé en hôpital et, là, confiés aux soins d’hommes vaccinés ou inoculés qui servaient d’infirmiers. L’entrepont fut alors aéré et passé à la chaux. Néanmoins, avant la fin de la tempête, le nombre de nos malades s’élevait à trente. Douze des marins avaient contracté la maladie et quinze corps, déjà, avaient été jetés à la mer. On avait renoncé à tout secret. Cadavre après cadavre s’enfonçait dans l’abîme et la tempête soufflait toujours. Enfin, lorsque le vent et les flots s’apaisèrent suffisamment pour permettre d’enlever les panneaux de mer, notre consternation fut sans bornes en découvrant que presque tous les esclaves étaient morts ou mourants. Nous n’avions pas de temps à perdre en mélancolie ou en douleur sentimentale. Douze des plus vigoureux d’entre les survivants reçurent l’ordre de traîner dehors les cadavres gisant parmi les malades mais, malgré le rhum qui leur était versé en abondance pour les abrutir, nous dûmes renforcer leur équipe de courageux volontaires fournis par l’équipage qui, les mains protégées par des gants goudronnés, lançaient dans la mer ces amas de chairs putrides. Les jours se succédaient, pareils ; et, pourtant, l’amour de la vie ou, peut-être, l’amour de l’or, nous poussait encore à lutter avec une vaillance digne d’une meilleure cause. Enfin, la mort s’avoua satisfaite mais pas avant que les huit cents créatures embarquées pleine de santé ne fussent diminuées de quatre cent quatre-vingt-dix-sept squelettes. Avant d’avoir atteint l’équateur, le San Pablo avait déjà droit à une patente de santé parfaitement nette. Les morts avaient laissé aux vivants


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plus d’espace, de vivres et d’eau et l’on n’imposa que de fort légères contraintes à ce malheureux reste. Depuis le jour où l’épidémie avait éclaté, aucun des noirs n’avait porté de fers si bien que, en fort peu de temps, les survivants se mirent à engraisser. Ils seraient donc en bon état pour la vente vers laquelle ils se hâtaient. Mais notre capitaine, au contraire, ne se remit pas. La fièvre et le délire l’avaient quitté depuis longtemps mais une tendance à la dysenterie — conséquence d’une maladie antérieure — survenant tout à coup, ses forces déclinèrent rapidement. D’une faiblesse visionnaire, il tomba dans une hypocondrie sans remède. De jour en jour, il s’affaiblissait mais l’énergie de sa rude nature était telle qu’il continuait à vivre alors que d’autres se seraient laissé couler et que, de son lit de malade, il était encore capable de commander. Le dimanche, le service consistait invariablement à rassembler les hommes au son du tambour et à leur enseigner le tir des pièces et le maniement des armes portatives. Un dimanche, l’exercice fini, le mourant désira passer son équipage en revue et se fit porter sur le pont sur un matelas. Chaque matelot défila devant lui et fut autorisé à lui serrer la main, après quoi, il les réunit tous autour de lui et leur dit sa crainte que la mort ne vînt s’emparer de lui avant que nous fussions arrivés à destination. Puis, sans nous avoir préalablement informés de son dessein, il se mit à faire verbalement son testament, nous imposant à tous, comme un devoir envers sa mémoire, d’en exécuter strictement les clauses.


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Si le San Pablo arrivait sans aventure au port, il désirait que chaque officier et chaque matelot reçût la gratification promise et que le bénéfice retiré de la cargaison fût envoyé à sa famille à Nantes. Mais, si nous venions à être attaqués par un croiseur et si le brick était sauvé grâce à la valeur et à l’audace de ses défenseurs, sa volonté était que la moitié du bénéfice rapporté par le voyage fût partagé entre les officiers et l’équipage, un quart envoyé aux siens en France et le dernier remis à moi-même. Son maître d’équipage et ses consignataires devaient être les exécuteurs de ce testament bien maritime. Nous étions maintenant très avancés dans la direction du nord-ouest et, dans chaque nuage, nous lisions une promesse de persistance des vents alizés grâce auxquels nous atteindrions bientôt le terme de cette néfaste traversée. Du pont au cacatois, du clinfoc au tapecul, toutes les petites voiles étaient roulées et entassées sur le pont. Chaque jour de nombreux navires passaient en vue sans qu’aucun nous parût suspect jusqu’au jour où, alors que nous avions fait encore beaucoup de chemin vers l’ouest, ma longue-vue découvrit une goélette de croisière qui allait d’une petite allure paisible sous une voilure réduite. Je commandai au timonier de garder sa direction, je fis embraquer les écoutes, raidir bras et drisses, puis j’allai dans la cabine demander ses derniers ordres au commandant. Il reçut mon rapport avec sa vaillance habituelle et ne laissa voir aucune surprise lorsque le grondement du canon du croiseur nous avertit qu’il com-


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mençait la poursuite. Du doigt, il me désigna un tiroir et me commanda d’en retirer le contenu. Je lui tendis trois pavillons qu’il déroula soigneusement et je reconnus les couleurs espagnoles, danoises et portugaises. A chacun était jointe une série de papiers pouvant s’appliquer au San Pablo. D’une voix faible, il me dit de faire choix de l’une de ces nationalités et, quand j’optai pour l’espagnole, il saisit ma main qu’il serra, me montra la porte du geste et me défendit de me rendre. Revenu sur le pont, je vis que le navire qui nous poursuivait gagnait rapidement sur nous. Il nous dominait dans la proportion de deux à un. Chercher à lui échapper par la fuite était inutile ; toutefois, je résolus de faire voir à cet indiscret inconnu que le cœur ne nous faisait pas défaut et, pour cela, de garder ma direction, de tirer un de nos canons et de hisser le pavillon espagnol au pic du grand mât. Le San Pablo filait, admirablement à environ six nœuds à l’heure lorsqu’un coup parti de la goélette vint tomber à l’arrière, fort près de nous. Tout de suite, je donnai l’ordre de mettre les bonnettes hautes et basses et, mes hommes ayant été dressés à exécuter les manœuvres selon les principes de la marine de guerre, j’espérais en imposer au croiseur par le style et la perfection de celle-ci. Mais il continua à suivre sa route. Quatre heures après son apparition, il n’était plus qu’à une demiportée du canon du brick. Jusqu’alors, je n’avais pas touché à mes pièces, mais je choisis ce moment pour les faire charger sous les yeux de l’ennemi et faire ouvrir les sabords


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au commandement, afin de montrer le nez de mes dogues. Ce fut exécuté à miracle par mes canonniers, parfaitement instruits ; pourtant cette ostentation belliqueuse manqua totalement l’effet cherché, car la goélette continua à nous poursuivre. Finalement, lorsqu’elle fut à portée de la voix, son commandant, sautant sur un canon, nous ordonna de « mettre en panne, faute de quoi nous recevrions un boulet ! » J’avais prévu cet ordre arrogant et depuis une demi-heure, j’avais décidé de quelle manière je m’y prendrais pour éviter le combat. Une seule bordée tirée par nous pouvait couler ou gravement endommager l’adversaire, mais s’il parvenait à m’aborder — et tel me semblait être son dessein — ce qui suivrait serait terrible. En conséquence, je ne prêtai aucune attention à sa menace, mais, raidissant mes écoutes, j’allai toujours de l’avant. Bientôt, il se trouva, sous le vent, à une portée de pistolet et, pour la première fois, son ordre réitéré de mettre en panne, faute de quoi, il tirerait sur moi, reçut en manière de réponse, un faible « No entiendo — je ne comprends pas », au moment même où, à toute vitesse, il me dépassait. Enfin ! Je le tenais ! Vif comme l’éclair, je donnai l’ordre de brasser carré. Je fis dresser le gouvernail puis je frappai le croiseur près de l’avant, arrachant son mât de misaine et son beaupré. Telle fut la surprise suscitée par cette manœuvre hardie que pas un coup de mousquet ne fut tiré, pas un seul matelot d’abordage ne bougea avant que nous n’eussions mis une bonne distance entre 15


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nous et le navire blessé. Il était alors tard pour agir. La perte de mon bâton de foc et de quelques filins ne m’empêcha pas de faire porter mes bonnettes à pleine toile, laissant ce gros bêta méditer sur sa sotte mansuétude. Le commandant mourut la nuit suivante et son linceul fut choisi parmi les drapeaux dont, tour à tour, il avait honoré la nationalité, en l’empruntant. L’eau bleue s’était refermée sur lui depuis quelques jours seulement que, déjà, notre cargaison était en sûreté, dissimulée dans une hacienda à neuf milles à l’est de Santiago, tandis que le San Pablo flottait à la dérive, brûlé jusqu’à la ligne de flottaison.


XXIV CHA-CHA, LE PRINCE DES NÉGRIERS

Les généreuses dispositions prises par mon défunt commandant, sans constituer un testament valable, reçurent pourtant leur exécution à Cuba et me mirent en possession de 12 000 dollars représentant ma part dans l’entreprise. Mais mon naturel agité ne me permettait pas de rester inactif. Le succès de notre voyage m’avait fait beaucoup d’amis parmi les négriers espagnols et je recevais journellement des offres de commandements. Mais les méthodes de mon ami français m’avaient à tel point ensorcelé du désir de les imiter que je refusais les emplois subordonnés; j’aspirais à devenir moi-même armateur. En conséquence, je proposai au propriétaire d’un grand brick-clipper américain de l’équiper en appliquant les méthodes suivies pour le San Pablo. Mais, souhaitant outrepasser le succès commercial de mon ancien capitaine, je suggérai l’idée de nous emparer de notre cargaison de haute lutte ou, soit dit en termes plus simples, d’alléger quelque autre négrier de son chargement vivant, projet vite accueilli avec faveur par le propriétaire de la Conchita. Le navire en question avait valu à l’origine 12 000 dollars et je 227


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proposai de compenser ce capital déjà engagé en consacrant une somme équivalente à son armement de manière à en devenir co-propriétaire. Le marché fut conclu et l’armement, les voiles, les espars supplémentaires, les agrès, les provisions de bouche furent apportés à bord en secret, ainsi que la prudence l’exigeait. Comme il nous était vraiment impossible de quitter le port sans au moins quelque apparence de cargaison, des marchandises entreposées furent retirées des docks publics et, après avoir été entassées dans notre cale pendant le jour, furent, la nuit venue, clandestinement. rapportées à terre. Le jour vint où tout fut prêt. Quarante-cinq hommes furent embarqués et la Conchita leva l’ancre. Le lendemain, au lever du jour, je comptai partir avec la brise de terre. La façon dont un marin passe sa dernière nuit à terre est proverbiale et, en cette occasion, aucun des rites habituels ne fut omis. Il y eut un souper d’adieu largement arrosé de champagne ; puis on alla au café, puis ce fut une visite, puis une autre et, partout, de nouvelles rasades. Le fait est. que mes adieux me tinrent fort occupé jusqu’à deux heures du matin et, rentrant alors chez moi avec un mal de tête affreux, j’y trouvai pour m’accueillir un billet de mon associé m’apprenant que notre navire était saisi et qu’un mandat d’arrêt était lancé contre moi. Il me conseillait de me tenir à distance des alguazils en attendant qu’il pût arranger les choses avec la douane et la police. Je ne m’étendrai pas sur ce désastreux chapitre. Le jour suivant, mon complice fut mis en prison


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en raison de sa manœuvre frauduleuse ; le navire fut confisqué, son armement vendu et ma bourse se trouva allégée de 12 000 dollars. J’eus tout juste le temps de fuir avant l’arrivée des officiers à l’endroit où je logeais et, finalement, je n’évitai la prison qu’en prenant un nom d’emprunt et en jouant au ranchero, dans le haut pays, pendant plusieurs semaines. Mes fonds étaient aussi bas que possible lorsque je me risquai, un beau matin, à Matanzas et, après quelque délai, y obtins encore le commandement d’un négrier, ce que je dus à la secrète intervention de mes vieux et fidèles amis. Ce nouveau bâtiment était une jolie goélette de cent vingt tonneaux, fraîchement arrivée des États-Unis et à destination de Whydah, sur la côte des Esclaves. On calculait que nous pourrions rapporter au bas mot quatre cent cinquante noirs et, en prévision de leur achat, j’étais amplement muni de rhum, de poudre, de fusils anglais et de belles cotonnades de Manchester. Le moment venu, nous fîmes voile pour le Cap Vert, le port de départ habituel pour des excursions de ce genre et, à Praya, nous échangeâmes notre pavillon contre le portugais avant de faire route pour la Côte. Au large de Sierra Leone, un croiseur britannique nous fit la chasse sans succès pendant deux jours, ce qui me permit non seulement d’éprouver les qualités de voilier de l’Estrella, mais aussi de vérifier parfaitement son assiette. Je finis par me sentir si sûr des qualités et de la vitesse de mon nouveau clipper que je me risquai un jour, par vent portant, à poursuivre le premier navire que j’aperçus


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à l’horizon. Je fus complètement abusé par le pavillon tricolore flottant à son pic. En effet, je n’imaginais pas quelle pouvait être cette nouvelle nationalité. Ce fut par son porte-voix que j’appris que les lis de France, dans la main de Louis-Philippe, s’étaient triplement colorés. En conséquence, avant de me diriger vers Whydah, je saluai le royal républicain en abaissant trois fois mon pavillon. Je fis choix, pour consigner l’Estrella, de l’un des plus remarquables traitants dont le génie ait jamais contribué à l’expansion du commerce africain. Le Señor Da Souza — plus connu, sur la côte et dans l’intérieur, sous le nom de Cha-Cha — était, disait-on, un métis indien de Rio-de-Janeiro d’où il avait émigré au Dahomey après avoir déserté l’armée de son impérial maître. J’ignore comment il était arrivé en Afrique ; sans doute le fugitif avait-il fait partie de l’équipage de quelque négrier et abandonné son navire comme, déjà, au Brésil, il avait déserté le service militaire. Ses parents étaient pauvres, indolents, négligents et Cha-Cha avait grandi illettré et têtu. Mais dès qu’il eut touché le sol de l’Afrique, une nouvelle ardeur parut couler dans ses veines. On raconte que, pendant quelque temps, sa vie fut pénible et misérable mais, précisément à cette époque, la traite brésilienne reçut une extraordinaire impulsion et, peu à peu, le pauvre aventurier sut mettre à profit l’adresse dont il faisait preuve dans ses rapports avec les indigènes et aussi le rôle de courtier qu’il joua bientôt auprès de ses compatriotes. Parti de ces très humbles


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débuts, il s’obstina dans son trafic avec la plus grande ténacité et, un beau jour, se trouva transformé en un opulent facteur. La nuance que donnait à son teint le mélange de sang indien le qualifiait peut-être d’une manière spéciale pour cette entreprise. Il aimait les coutumes de la population. Il parlait le dialecte local aussi couramment qu’un indigène. Il conquit successivement les bonnes grâces de tous les chefs. Il s’efforçait de passer pour un parfait Africain auprès des Africains, bien que, parmi les blancs, il affectât toujours les manières et l’abord aimable de son pays natal. Grâce à ces procédés, Cha-Cha petit à petit, sut se faire bien voir de tous ceux avec lesquels il avait affaire et, d’un côté, s’assura les commissions du Brésil et de Cuba tandis que, de l’autre, le belliqueux roi du Dahomey le traitait en grand favori et le protégeait comme tel. On affirme même que ce célèbre monarque conclut avec le facteur portugais une sorte de pacte diabolique par lequel il s’engageait à fournir à celui-ci tout ce qu’il désirerait pendant sa vie à condition d’hériter de ses richesses quand il mourrait. Mais Cha-Cha avait décidé que, tant que lui serait accordée la faculté de jouir de la vie, aucun des plaisirs que l’argent peut procurer ne manquerait à Whydah. Il construisit une agréable et vaste habitation, dans un beau site, à proximité d’un fort portugais abandonné. Il y accumula tous les luxes et toutes les commodités qui pouvaient satisfaire les caprices ou flatter les sens. Vins, denrées de choix, friandises, vêtements y étaient apportés de Paris, de Londres, de la Havane. Les plus belles


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femmes de la côte étaient adroitement attirées dans son établissement. Des billards, des salles de jeu servaient à distraire les navigateurs retenus. Bref, il s’ entourait de tout ce qui pouvait corrompre la vertu, flatter les passions, tenter la cupidité, faire apparaître les faiblesses, satisfaire la sensualité et compléter l’image de la traite telle qu’elle s’in carnait au Dahomey. Sortait-il, sa promenade était toujours entourée d’un imposant cérémonial. Un officier le précédait pour déblayer sa route ; un fou — ou bouffon — sautillait à côté de lui ; une troupe de musiciens indigènes faisaient résonner leurs instruments discordants et une couple de chanteurs hurlaient, de leur voix la plus aiguë, de grossières flatteries à l’adresse du mulâtre. On devine qu’un grand nombre de vaisseaux était nécessaire pour ravitailler ce nabab africain en marchandises et en doublons. Des capitaines venus de Cuba ou du Brésil étaient parfois retenus plusieurs mois dans ce dangereux repaire pendant que leurs navires croisaient le long de la côte dans l’attente de cargaisons humaines. En pareil cas, tout était mis en œuvre de ce qui pouvait divertir et ruiner ces oisifs, qu’ils fussent riches ou qu’on leur eût confié des richesses. Si la table de Cha-Cha en faisait des ivrognes, ce n’était pas sa faute. Si le rouge et noir ou le monte les dépouillaient, dans sa salle de jeu, de leurs doublons ou de leurs marchandises, il le regrettait fort mais n’osait se mêler des amusements de ses invités ; si, en échange de leurs faveurs, les sirènes de son harem exigeaient d’eux leurs marchandises, un incendie opportun,


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en détruisant un magasin, faisait disparaître toute trace de la transaction. Cha-Cha désirait vivement me faire accepter son hospitalité. Dès que je lui eus lu l’inventaire de mes marchandises — car il était incapable de le faire lui-même —son empressement devint presque irrésistible. Pourtant, je déclinai l’invitation avec politesse et fermeté et m’installai dans l’habitation d’un manfouca ou courtier indigène. Avant de quitter Matanzas, j’avais été averti des moyens de séduction qu’il avait coutume d’employer et j’avais résolu de me tenir — et de tenir mes richesses — si bien hors de portée de ses griffes que notre contrat serait exécuté ou, en tout cas, que je conserverais la haute main en cette affaire. En agissant ainsi, en restant à l’écart de sa table, de son tripot et en évitant la société de ses mauvais sujets de fils, je pus maintenir de bonnes relations d’affaires avec le traitant et m’assurer son estime personnelle si efficacement qu’au bout de deux mois, quatre cent quatre-vingts noirs de première qualité étaient dans le ventre de l’Estrella (1). (1) Da Souza mourut en mai 1849. Le commandant Forbes, de la Marine royale, dans son ouvrage sur le Dahomey, dit qu’un garçon et une fille furent décapités puis enterrés avec lui et que trois hommes furent sacrifiés sur la plage de Whydah. Il assure que, bien que Da Souza fût mort en mai, des honneurs funèbres étaient encore rendus à sa mémoire en octobre. « La ville, dit-il, en est encore tout agitée. Chaque jour, trois cents amazones sont assemblées sur la place où elles tirent des coups de fusil et dansent ; des cortèges de sorciers parcourent les rues, précédés de pintades, de canards, de chèvres, de pigeons, de cochons attachés à des perches et destinés au sacrifice. Du rhum est abondamment distribué et, toute la nuit, on crie, on tire des coups de fusil et on danse. » (Dahomey and the Dahomans, vol. I, p. 49.)


XXV LES COUTUMES DAHOMÉENNES

Pendant mon séjour à Whydah, on apporta une invitation du roi du Dahomey sollicitant la présence de Cha-Cha et de ses hôtes aux « coutumes » annuelles, c’est-à-dire aux sacrifices de victimes humaines dont le sang répandu devait non seulement apaiser un dieu irrité mais, aussi, assouvir l’appétit des rois défunts. Cha-Cha y envoya plusieurs des capitaines en attente de cargaisons. Il les confia aux soins de ses propres interprètes et des manfoucas du roi. C’est de l’un de ces témoins oculaires dont la curiosité avait été douloureusement satisfaite que je tiens le compte rendu fidèle de ce spectacle. Pendant trois jours, nos voyageurs traversèrent une région très peuplée ; de copieux repas leur étaient préparés par les cuisiniers de Cha-Cha dans les villages indigènes et, la nuit venue, ils reposaient dans des hamacs suspendus aux arbres. Le quatrième jour, ils atteignirent Abomey, vaste capitale où, venu de sa résidence de Cannah, se trouvait déjà le roi qui devait assister à ces fêtes sanglantes. Mes amis, d’abord confortablement installés pour 234


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prendre le repos dont ils avaient grand besoin, furent, le lendemain matin, présentés au souverain. Celui-ci, un nègre bien bâti, était vêtu de pantalons bouffants à la turque et chaussé de souliers de maroquin jaune tandis qu’une profusion de châles de soie entouraient ses épaules et sa taille et qu’une haute coiffure aux plumes retombantes recouvrait sa chevelure crépue. Une nombreuse garde du corps, composée de soldats féminins — ou amazones — et armée de lances et de mousquets, entourait Sa Majesté. Bientôt les manfoucas et les interprètes, rampant sur les mains et les genoux, vinrent déposer aux pieds du roi le tribut de Cha-Cha et l’offrande des blancs. Le premier consistait en plusieurs pièces de crêpe, de soie, de taffetas auxquelles étaient joints un bassin et une grande aiguière d’argent tandis que la seconde se composait modestement de cent pièces de dungari bleu et de vingt mousquets. Ce cadeau fut accepté avec bonne grâce et les donateurs furent avisés qu’ils seraient les bienvenus au sacrifice, lequel se trouvait retardé du fait de la pénurie de victimes et bien qu’ordre eût été donné d’assaillir une tribu voisine afin de compléter le nombre nécessaire de trois cents esclaves. En attendant, une maison spacieuse, meublée à l’européenne et mieux construite à tous égards que ne le sont, d’ordinaire, les demeures africaines, avait été assignée aux étrangers. Ils reçurent également du roi l’autorisation de pénétrer partout où bon leur semblerait et d’y prendre ce qui leur ferait envie attendu que tous ses sujets, mâles et femelles, étaient des esclaves qu’il mettait à la disposition des blancs.


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Le début des sacrifices rituels qui devaient durer cinq jours était fixé au sixième jour de mai. Le matin, de bonne heure, deux cents femmes de la garde, nues jusqu’à la ceinture mais richement parées de perles de couleur et d’anneaux à toutes les articulations de leurs membres huilés et luisants, arrivèrent sur la place qui s’étendait devant le palais royal ; elles étaient armées de couteaux au tranchant émoussé. Bientôt, le souverain ayant fait son apparition, la troupe des amazones commença ses évolutions obéissant, avec une sorte d’adresse grossière, au rythme du tambour et de la flûte indigènes. A courte distance du palais et de manière à être visible de la place, on avait construit en briques crues une enceinte haute d’environ neuf pieds et entourée de broussailles et d’épines entassées. A l’intérieur de cette clôture, attachés à des poteaux, étaient les cinquante captifs qui devaient être immolés au moment de l’ouverture de la fête. Lorsque les exercices des amazones furent terminés et que le roi les eut passées en revue, un long et profond silence régna dans leurs rangs ainsi que parmi l’immense multitude des spectateurs. Puis, tout à coup, sur un signal du roi, cent amazones, brandissant leurs armes et poussant leur cri de guerre, sans tenir compte de la haie de broussailles, se précipitèrent vers le mur par-dessus lequel elles sautèrent, la chair lacérée au passage par les épines. L’attente fut courte. Bientôt cinquante de ces démons femelles revinrent, les membres et le visage en sang, et offrirent au roi leurs hurlantes victimes. C’était maintenant à celui-ci de donner,


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de sa royale main, le signal de l’hécatombe. Ayant appelé celle des femmes que son audace avait conduite en tête des autres à travers la barricade d’épines, il s’empara du sabre étincelant qu’elle tenait et, un instant après, la première tête roulait dans la poussière. Le glaive rendu à la femme, celle-ci l’offrit aux blancs en les priant d’imiter ce brutal exploit mais ceux-ci ne se contentèrent pas d’un simple refus et, le cœur chaviré, quittèrent le théâtre de cette boucherie. Par la suite, ils crurent comprendre qu’elle s’était prolongée jusqu’à midi et qu’alors les amazones, saturées de rhum et de sang, avaient été renvoyées à leur caserne. Cinq jours durant, les étrangers furent condamnés à entendre les hurlements des amazones se ruant à l’assaut de l’enceinte pour y chercher de nouvelles victimes. Le sixième vit la fin des sacrifices humains ; la divinité était apaisée et le calme régnait de nouveau dans les rues d’Abomey. Avant leur départ, Sa Majesté offrit aux voyageurs de les recevoir en audience d’adieu. Il les accueillit avec une politesse cérémonieuse et attira leur attention sur son trône ou plutôt sur le divan sur lequel il était assis, les jambes repliées. On dit que ce siège est l’héritage de vingt générations. Chacun de ses pieds repose sur le crâne de quelque roi ou chef indigène. Le peuple dahoméen professe un tel respect pour les antiques usages que, tous les trois ans, il croit devoir assurer la stabilité de ce meuble à l’aide des crânes frais de chefs éminents. A Whydah, un homme est honoré en raison directe du nombre de ses épouses ; la polygamie,


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même parmi les civilisés qui y résident, dépasse en excès tout ce qui se fait ailleurs. La chasteté féminine n’est pas imposée avec la même rigueur que dans les districts mandingues ou soussous et le mari se contente d’une apparente fidélité chez ses femmes. A soixante ou soixante-dix milles au sud de Whydah, l’épouse adultère d’un chef est poignardée en présence de ses parents. Là aussi la superstition a dressé l’autel du sacrifice humain mais la divinité estime que l’offrande d’une seule vierge satisfait à toutes ses exigences. Quelques années après mon séjour à Whydah, le hasard de mon commerce m’appela à Lagos à l’époque de cette cérémonie annuelle. Je fus donc témoin de cette scène abominable. Dès que parut le fin croissant de la lune de novembre, le roi annonça que son sorcier ou grand prêtre allait procéder à la tournée d’usage à travers la ville. Tandis qu’elle s’effectue, il est strictement interdit à tous ses sujets de rester dehors après le coucher du soleil. Vers minuit, le sorcier émerge d’un buisson ou bosquet sacré dont l’accès est interdit à tous les noirs qui ne font pas partie de la confrérie religieuse. Le costume du magicien est de nature à frapper de terreur ses compatriotes. Il porte un vêtement qui le couvre de la taille aux talons à la manière d’une jupe et qui est fait d’une fourrure noire à longs poils ; une pèlerine de la même fourrure est agrafée à son cou et l’enveloppe jusqu’aux coudes ; un immense capuchon hérissé, d’aspect aussi féroce qu’un bonnet à poil de grenadier, le coiffe ; des pattes de tigre recouvrent ses mains


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tandis qu’un effrayant masque blanc, au nez pointu, aux lèvres minces, dissimule son visage. Il est escorté de dix vigoureux sauvages, vêtus et masqués comme lui et portant chacun quelque instrument discordant. En obéissance à la loi, chaque porte doit être laissée entr’ouverte pour laisser libre accès au sorcier et, dès que l’on entend se rapprocher l’affreux vacarme venant du bosquet tabou, chacun tombe prosterné, les yeux dans la poussière pour éviter jusqu’au regard du démon irrité. Les prêtres et les autorités se sont toujours accordés pour désigner la victime avant de quitter le bosquet sacré. Néanmoins, afin d’accentuer encore l’effet de terreur superstitieuse, l’effrayant magicien, comme en proie à l’hésitation, erre jusqu’au jour à travers la ville, pénétrant parfois dans une maison et allant même jusqu’à commettre un ou deux meurtres pour augmenter la panique. À l’aube, la maison de la victime est désignée. Celle-ci est toujours la plus belle vierge du lieu. Le sorcier s’en empare et l’emporte dans un endroit où elle reste cachée. Sous peine de mort ses parents et ses amis se voient refuser jusqu’au privilège de murmurer une plainte et ne doivent même pas relever leurs visages courbés dans la poussière. Le lendemain, la mère infortunée doit paraître ignorer l’arrêt qui frappe sa fille ou encore se prétendre honorée par le choix qui en a été fait. Deux jours se passent sans que l’on sache quoi que ce soit de la victime. Le troisième jour, le roi et ses sujets se rassemblent au bord de la rivière, ceux-ci parés de leurs plus beaux vêtements et arborant leurs plus gracieux sourires. Des musiciens saluent


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le roi des accents de leurs instruments puis, tout à coup, la pauvre victime, complètement nue, est amenée par le sorcier à qui est dévolu le rôle d’exécuteur des hautes œuvres. Vivant sacrifice, elle s’avance lentement, à pas mesurés, mais elle est méconnaissable, même pour ses plus proches parents, car son visage, son buste, ses membres sont recouverts d’une épaisse couche de chaux. A peine s’est-elle arrêtée devant le roi que ses mains et ses pieds sont liés à un banc, auprès d’un arbre. Le sacrificateur prend alors position et, les yeux et les bras levés, paraît appeler quelque bénédiction sur le peuple puis, d’un seul coup de son glaive, il fait rouler la tête de la jeune fille dans la rivière. Le corps sanglant, placé avec soin sur une natte, est déposé sous un grand arbre où il devra rester jusqu’à ce qu’un esprit vienne l’emporter au pays du repos... Pendant la nuit, il est enlevé secrètement par les prêtres. Ces sorciers qui, en Afrique, s’arrogent des prérogatives divines sont les membres les plus importants d’une confrérie religieuse et, de temps immémorial, ils se sont organisés en une société secrète qui a pour objet de soutenir les rois et de gouverner le peuple en utilisant ses superstitions. Par la peur, par le fanatisme ces prêtres cruels obtiennent des confessions que, le moment venu, ils donnent au public pour des divinations de l’oracle. Le roi et les chefs occupent généralement le plus haut rang de cette confrérie et, sans aucun doute, avant d’être immolée au cours de la cérémonie que je viens de décrire, la vierge avait été livrée aux désirs brutaux de son prince.


XXVI TRAVERSÉE MALHEUREUSE DE L’ « ESTRELLA »

J’ai toujours regretté d’avoir quitté Whydah, pour effectuer ma traversée de retour, sans interprètes qui eussent facilité les inévitables rapports avec les esclaves. Personne, à bord, ne connaissant un seul mot de leur dialecte, bien des plaintes venant des noirs qui auraient été soit écartées, soit réglées d’une manière satisfaisante si nous avions compris l’objet de la réclamation, étaient passées sous silence ou étouffées à coups de fouet. A dire vrai, à bord de l'Estrella, le fouet était le symbole unique de la discipline et, en fin de compte, ce fut lui qui m’enseigna la plus triste des leçons. Dès le début, un visible mécontentement se manifesta parmi les esclaves. Je m’efforçai d’abord de les adoucir et de les satisfaire par une manière d’être bienveillante, mais une telle attitude n’a pas de valeur pour des Africains non civilisés. Quelques jours après notre départ, un esclave, dans un accès de rage, sauta par-dessus bord et, pendant la nuit, un autre s’étrangla. Ces deux suicides en l’espace de vingt-quatre heures éveillèrent de sérieuses inquiétudes dans l’esprit des officiers et m’inci241

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tèrent à faire tous les préparatifs nécessaires en vue d’une révolte possible. Nous étions en mer depuis environ trois semaines et aucune nouvelle perturbation ne s’était produite ; les groupes d’esclaves auxquels on permettait de monter sur le pont montraient tant de gaieté que nos appréhensions, peu à peu, se dissipèrent. Pourtant, un bel après-midi, un grain ayant éclaté sous un ciel presque sans nuages, au moment où le sifflet du maître d’équipage donnait aux hommes l’ordre de serrer une voile, les esclaves enfermés se ruèrent simultanément sur tous les panneaux arrière. Au milieu du léger désordre causé par le coup de vent menaçant, ils culbutèrent l’homme de garde et affluèrent sur le pont. La sentinelle postée au panneau ayant saisi la hache du cuisinier et, lui faisant décrire des cercles autour de lui à la manière d’une faux, tint en respect la horde qui s’efforçait de faire irruption hors de la cale. Pendant ce temps-là, les femmes ne restaient pas inertes dans la cabine. Toutes ensemble, elles s’élancèrent au secours des hommes et le timonier dut en frapper plusieurs avec son couteau avant de parvenir à les repousser en bas. A ce moment, environ quarante solides gaillards se trouvaient sur le pont, hurlant et ricanant en montrant leurs dents et armés de douves de barriques brisées ou de bûches trouvées dans la cale. Le coup qui jeta par terre le premier blanc fut le premier symptôme de révolte dont j’eus connaissance mais en un clin d’œil j’ouvris tout grand le coffre à armes sur le gaillard d’arrière et le second et le steward à mes côtés pour le protéger. Sur


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l’avant, les choses n’allaient pas aussi bien. Quatre des matelots avaient été mis hors de combat à coups de bûches et ceux qui restaient se défendaient et défendaient les blessés de leur mieux à l’aide de tout ce qu’ils pouvaient empoigner. J’avais toujours recommandé au cuisinier, s’il se présentait un cas semblable, de vider largement l’eau bouillante de ses bassines sur les combattants. Au premier symptôme de révolte, il se mit donc en devoir de baptiser ces païens de sa graisse fumante mais le repas avait été mangé assez longtemps auparavant, si bien que le liquide tiède n’eut d’autre effet que d’irriter les sauvages et l’un d’eux étendit l’infortuné maître-queux, tout sanglant, dans les dalots. Tout ceci s’était passé en peut-être moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour le raconter ; pourtant, en dépit de la rapidité des événements, je pus me rendre compte que, pris entre le grain et la nécessité d’établir les voiles de chasse d’une part et, de l’autre, la révolte de ces noirs enragés, nous serions bientôt dans une situation désespérée si je ne donnais pas très vite l’ordre de tirer. En conséquence, je dis à mes compagnons de viser bas et de faire feu. Nos carabines, en prévision d’une telle éventualité, étaient chargées de chevrotines et les deux premières décharges firent tomber sur les genoux plusieurs des rebelles mais les non blessés ne prirent pas la fuite et continuèrent à brandir leurs armes. Deux nouvelles décharges les repoussèrent vers l’avant où la majeure partie de l’équipage s’était réfugiée près du beaupré mais renforcés du char-


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pentier et du maître d’équipage nous commandions alors si efficacement les panneaux qu’une douzaine de décharges supplémentaires tirées dans leurs jambes refoulèrent les réfractaires dans leurs locaux. Il était temps. Voiles, cordages, amures, écoutes et poulies, tout, dans la mâture et sur les ponts, claquait, se heurtait, roulait çà et là, nous avertissant du danger imminent venant du coup de vent. Très vite tout fut remis en ordre, le navire reprit sa route et nous pûmes nous occuper des mutins qui, maintenant, se battaient entre eux, dans la cale. Je compris tout de suite, aux clameurs furieuses qui montaient d’en bas, que nous ne devions pas descendre par les panneaux. Je fis donc passer les femmes, de leur chambrée, sur le pont, sous bonne garde et j’envoyai plusieurs matelots résolus et bien armés enlever deux planches de la cloison séparant la cabine de la cale. Quand ce fut fait, des hommes rampant sur les mains et les genoux se glissèrent par cette ouverture et repoussèrent les mutins vers la cloison de l’avant. Les révoltés se montrèrent, jusqu’à la fin, ardents au combat et se défendirent courageusement avec leurs douves de tonneaux. Pendant ce temps-là, notre cuisinier, tout boiteux qu’il fût, avait pu rallumer ses feux et son eau bouillait de nouveau. Les panneaux furent laissés ouverts, mais surveillés, et tous ceux qui ne se battaient pas furent autorisés à monter, un à un, sur le pont où on les attachait. Lorsqu’il n’en resta guère que soixante se battant encore entre eux ou défiant ma compagnie de sapeurs, j’ordonnai


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de percer plusieurs trous de tarière à travers le pont tandis que l’on refoulait les révoltés vers le gaillard d’avant. Quelques seaux d’eau bouillante qui vinrent les arroser par ces trous fraîchement percés amenèrent le plus grand nombre à faire leur soumission. Deux des plus sauvages tinrent bon devant l’eau comme iis l’avaient fait devant la fusillade. Je m’efforçai, le plus longtemps possible, d’épargner leurs vies mais leur résistance était si dangereuse et si prolongée qu’il nous fallut bien les désarmer pour toujours à l’aide de deux coups de pistolet. Ainsi finit la révolte des noirs à bord de l'Estrella, au cours de laquelle deux de mes hommes furent gravement blessés tandis que vingt-huit balles et chevrotines durent être extraites des corps des esclaves. Une femme et trois hommes moururent de coups reçus pendant le combat mais aucun ne fut tué délibérément, sinon les deux hommes qui résistèrent jusqu’à la mort. Je ne pus jamais m’expliquer cette mutinerie, d’autant plus que les indigènes de Whydah et de ses environs se distinguent par leur docilité et par l’humilité de leurs manières. Sans aucun doute, l’explosion initiale n’avait pas réuni l’unanimité des noirs sinon nous aurions eu bien plus de peine à les soumettre, aux prises comme nous l’étions avec un grain de la mer antillaise, les dangers qu’il comporte et l’agitation dont il est cause. La vie à bord de l'Estrella, après la répression de cette révolte, ne fut guère plaisante. Nous vivions au-dessus d’un volcan toujours prêt à entrer en éruption et notre vigilance ne cessait ni jour ni


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nuit. La terreur régnait avec le fouet pour sceptre. Enfin, nous reconnûmes Porto Rico et nous passions rapidement devant ses côtes admirables lorsque quelqu’un attira mon attention sur l’aspect présenté par l’un de nos esclaves domestiques que nous avions dressé pour en faire une sorte de garçon de cabine. C’était un enfant doux et intelligent qui avait conquis l’affection de tous les officiers. Son pouls était vif, rapide et dur ; son visage et ses yeux étaient rouges et gonflés. Sur son cou, je découvris cinq ou six pustules rosées. Il fut immédiatement expédié sur le gaillard d’avant, loin de tout contact avec qui que ce fût et il resta là, rigoureusement isolé de l’équipage jusqu’à ce que je pus se préparer la défense contre la contagion. C’était la variole ! L’adolescent passa une nuit abominable, en proie à la fièvre et à la souffrance tandis que la maladie suivait son cours, avec son cortège d’horreurs. Il se peut fort bien que j’aie aussi mal dormi que le malade car mon esprit était tout occupé de son sort. Le lever du jour me trouva sur le pont, en consultation avec notre vieux maître d’équipage dont les avis, grâce à son expérience de la traite, méritaient d’être pris en respectueuse considération. Si endurci que fût ce vieillard, sa voix s’enroua lorsqu’il murmura son verdict à mon oreille. Je l’avais deviné avant qu’il eût dit un seul mot. Tandis que nous retournions à l’arrière, tous les yeux étaient fixés sur nous car chacun des hommes avait conjecturé cette maladie et, sans oser nous interroger, redoutait la décision que nous allions prendre.


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Je donnai ordre de procéder à un examen général des esclaves ; malgré cela, je ne me contentai pas du rapport satisfaisant qui me fut fait et je descendis examiner personnellement chacun d’eux. C’était vrai ; l’enfant seul était atteint. Pendant une demi-heure, j’arpentai le pont avec agitation. Je soumis l’équipage au même examen mais mes matelots étaient tous en aussi bonne santé que les esclaves. Je ne découvris aucun symptôme pouvant faire prévoir un danger prochain. Un seul cas, un seul indice de péril trouvé de n’importe quel côté du navire et l’emploi du poison eût été inutile... Cette nuit-là, une main tremblante tendit doucement au malheureux enfant la potion qui endort à jamais. Quelques heures plus tard, tout était fini : le même coup venait d’écraser une vie et une épidémie. Je ne suis pas superstitieux mais une traversée accompagnée de tant de calamités ne pouvait pas se terminer heureusement. D’incessantes tempêtes, des vents contraires, rares en cette saison et sous cette latitude, nous harcelèrent avec tant d’obstination que nous en vînmes à nous demander si notre provision de vivres nous permettrait d’atteindre Matanzas. S’ajoutant à nos dangers et à nos infortunes, une corvette britannique nous aperçut, au large de Cap Maize, et nous donna la chasse. Toute la journée, elle nous suivit sans hâte mais, à la nuit, je fis route au large dans l’espoir d’éluder sa poursuite. L’aube nous la montra toujours à nos trousses, mais nous avions malheureusement été dépalés sous le vent. En conséquence, je pris


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chasse vent arrière et filai, poussé par une bonne brise jusqu’à la nuit close où, par un détour, j’esquivai encore le croiseur et me dirigeai vers la côte cubaine. Mais on eût cru que ce britannique suivait notre piste à l’odeur car le soleil, à son lever, nous le montra toujours à notre poursuite. Le vent s’était apaisé pendant la nuit jusqu’à n’être plus qu’une brise légère, mais, à l’est, des nuages rougeâtres et un peu de brume nous prédisaient qu’avant midi, un grain nous viendrait de là. La prolongation de la poursuite donnerait à l’ennemi un avantage considérable sur nous. J’estimai donc que ma meilleure chance de salut était de me diriger droit sur le petit port à côté de Santiago, alors distant d’environ vingt milles et où j’avais déjà débarqué deux cargaisons. La corvette était alors à peu près à dix milles derrière nous. Ma décision de sauver la cargaison et d’abandonner le navire fut vite prise. Je donnai l’ordre de débarrasser les esclaves des fers qu’ils avaient constamment portés depuis la mutinerie ; les embarcations furent tenues prêtes et chaque homme prépara son sac en vue d’un rapide débarquement. Et le croiseur se hâtait toujours à notre suite, son avant soulevant l'écume ; il avançait sous la poussée de la tempête commençante qui l’atteignit quelque temps avant de nous atteindre à notre tour. Nous n’étions pas à plus de sept milles l’un de l’autre quand nous sentîmes la pression s’accroître légèrement sur nos voiles et tout fut brassé et bordé partout afin de l’accueillir le plus tôt pos-


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sible. Alors commença une course éperdue vers la plage encore distante de trois lieues. Dans ces conditions, la victoire de Saint Georges était fort improbable. Néanmoins, le croiseur tendait tous ses nerfs pour joindre le but qu’il s’était proposé. Dédaigneux de la tempête, il larguait ses ris l’un après l’autre ; des pompes foulantes humectaient ses voiles ; pourtant, il ne gagnait rien. Trois milles contre sept ! notre avance était trop marquée. A l’aide d’un léger mouvement du gouvernail, et en larguant tout en bande au moment où nous arrivions sur la ligne des brisants, de manière à briser son erre, l'Estrella fut échouée proprement et sans accident. Sous la rudesse du choc, son grand mât se cassa comme un tuyau de pipe mais personne n’ayant été blessé, un instant après, les embarcations bondées de femmes et d’enfants étaient mises à la mer tandis qu’un va-et-vient était établi entre les bossoirs et la grève et, bientôt, les noirs, l’équipage, les bagages, tout était confié à la garde de mon ami le vieil haciendado. Nous avions agi vivement mais pas autant qu’il l’eût fallu. La moitié seulement de notre cargaison était à terre lorsque le croiseur, masquant ses huniers au large de l’entrée de la petite baie, mit ses embarcations à la mer, les remplit de sa compagnie d’abordage et gouverna sur nous. Le délai que nécessitait le parcours d’un demi-mille à l’aviron nous permit de nous accrocher un peu plus longtemps au navire échoué, si bien que, lorsque la corvette et les embarcations ouvrirent le feu, nous étions en mesure de les féliciter de l’heureuse opération qui leur livrait un


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reliquat de nègres choisis parmi ceux qui avaient le moins de valeur. Car nos libérés sont vraisemblablement, à l’heure actuelle, citoyens de la Jamaïque. L'Estrella, le vent aidant, offrit, cette nuit-là, le spectacle d’un feu de pré fort, pittoresque comme nous en pûmes juger de l'azotea de la maison où nous recevions l’hospitalité.


XXVII L’ARAIGNÉE DE GALLINAS

Après d’autres aventures dont le détail m’entraînerait hors des limites de mon récit, j’échouai à Sierra Leone. Mon premier désir était de trouver un emploi. A vingt-huit ans, j’avais subi assez d’épreuves, couru assez de hasards, pour édifier une demi-douzaine de fortunes et, pourtant, j’étais sans un sou vaillant. Le Mongo de Kambia, le prosélyte mahométan d’Ahmah-de-Bellah, le favori de l’Ali Mami du Fouta-Djalon, le chef de caravanes d’esclaves, le maître de beaux voiliers qui défiaient le pavillon britannique, était maintenant réduit à la modeste situation de pilote côtier et d’interprète à bord d’un brick américain en route pour le célèbre marché d’esclaves de Gallinas. Nous arrivâmes à destination sans accident et je crois fort que le capitaine du Reaper ignore aujourd’hui encore que son brick était alors guidé par un aventurier qui ne savait rien de la côte et du port sauf le peu qu’il avait appris d’un pilote espagnol avec lequel il avait bavardé une demi-douzaine de fois. Au cours de l’histoire de l’esclavage en Afrique, aucun des endroits où s’est déployée l’activité espa251


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gnole, portugaise, britannique ou américaine n’a été le théâtre d’épisodes plus touchants, plus dramatiques — ou plus rémunérateurs — que celui vers lequel la destinée avait maintenant conduit mes pas. Précédemment, la côte entière, de la Gambie au Cap Palmas, sans autre interruption que Sierra Leone, était le repaire d’audacieux négriers. La première atteinte portée à cette mainmise illégitime s’étendant sur plus de quinze cents milles de côtes et. de territoires, le fut par la fondation de Libéria. Peu à peu, la puissance de cette colonie s’était si bien accrue par le fait d’acquisitions, de traités, de conventions et aussi de son influence grandissante que la traite avait été chassée de toute la région. A l’époque dont il est ici question, le trafic des esclaves sur la Côte du Vent, au nord et à l’ouest du Cap Palmas était à peu près limité aux colonies portugaises — à Bissaos, aux rives des Rios Grande, Nunez et Pongo, au Grand et au Petit Bassam, à New Sestros et à Trade Town, — mais le cœur du commerce des esclaves, c’était l’établissement princier de Gallinas. Celui du Cap Mesurado ne venait qu’en second. C’est de Gallinas que nous allons maintenant nous occuper. A près de cent milles au nord de Monrovia, une rivière paresseuse vient se perdre lentement dans l’Atlantique. Pendant la saison des pluies, elle apporte de riches alluvions qu’elle dépose au point de rencontre de la marée et de l’océan où elles forment un réseau d’innombrables îlots spongieux. Pour qui vient de la mer, elles émergent à peine, couvertes de roseaux et de palétuviers et


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pareilles à un immense champ de champignons vénéneux. Il va sans dire qu’un endroit comme celui-là ne se recommandait par aucun avantage spécial à l’agriculteur ou au commerçant, mais sa dangereuse barre, son extrême désolation en faisaient le repaire désigné du traitant ou de l'outlaw. Telles furent, selon toute vraisemblance, les raisons qui poussèrent Don Pedro Blanco, marin instruit originaire de Malaga, à choisir Gallinas pour théâtre de ses opérations. Don Pedro était venu en ces lieux pour la première fois en qualité de capitaine d’un négrier mais, n’ayant pu compléter sa cargaison, il avait renvoyé son navire chargé seulement de cent noirs dont la vente suffisait à peine à payer les officiers et l’équipage. Blanco resta sur la côte avec une partie des marchandises du Conquistador et, sur cette base, commença à trafiquer avec les indigènes et les capitaines des négriers ; quatre ans plus tard, il pouvait remettre à ses armateurs le produit de leurs marchandises et faire, pour son propre compte, de florissantes affaires. Cet honnête remboursement de fonds considérés depuis longtemps comme perdus lui fut peut-être le meilleur stimulant sur la route du succès et, pendant de nombreuses années, il monopolisa le trafic de la région du Vey et en retira d’énormes gains. Quand j’y arrivai, Gallinas avait déjà un peu perdu de son éclat primitif, pourtant ce qu’il lui restait de puissance et d’influence suffisait encore à mettre en relief la vaste intelligence de Pedro Blanco. En pénétrant dans l’estuaire et en y cherchant ma route dans le dédale des îlots, je fus d’abord frappé par l’esprit de vigilance qui avait


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poussé l’Espagnol à parsemer cette étendue de postes de guet, protégés du soleil et de la pluie, érigés à soixante-quinze ou cent pieds au-dessus du sol, disposés soit sur des mâts, soit dans des arbres isolés et d’où l’horizon était sans cesse fouillé par des hommes munis de télescopes et chargés d’annoncer l’approche de croiseurs ou de négriers. Ces sortes de télégraphistes étaient choisis parmi ceux des habitants des îles doués de la vue la plus perçante et jamais ils ne confondaient un ami et un ennemi. A un mille environ de l’embouchure de la rivière, nous trouvâmes un groupe d’îlots dont chacun portait la factorerie de tel ou tel marchand d’esclaves affilié à la grande confédération. Les établissements de Blanco occupaient plusieurs de ces terrains plats et marécageux. Sur l’un d’eux, proche de l’embouchure, il avait installé le bureau où il traitait ses affaires avec les navires étrangers et que dirigeait son principal comptable, personnage intelligent et astucieux. Sur une autre île plus éloignée était sa résidence où l’on ne vit jamais d’autre blanc qu’une sœur qui partagea quelque temps, avec Don Pedro, ce domaine solitaire et sinistre. Là, cet homme bien élevé, au parler élégant, s’entoura de tous les luxes que l’argent peut procurer en Europe ou aux Antilles et vécut au milieu d’une sorte de splendeur orientale mais à demi barbare qui eût plutôt convenu à un prince africain qu’à un gentilhomme espagnol. Plus proche de la terre était un autre îlot réservé à son sérail et où, suivant la coutume indigène, chaque favorite occupait une habitation séparée.


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D’autres îles encore, en dehors de celles-ci, étaient consacrées aux baraquements ou prisons d’esclaves et, au nombre de dix ou douze, contenaient chacune de cent à cinq cents esclaves. Ces baraquements étaient faits de poteaux, des bois les plus durs, de quatre à six pouces de diamètre, mal équarris, enfoncés de cinq pieds dans la terre et fixés les uns aux autres par une double ceinture de barres de fer. Les toits étaient faits du même bois, solidement assemblé et recouvert d’un chaume épais d’herbe longue et fine grâce auquel l’intérieur restait à la fois sec et frais. Aux deux extrémités, des postes de garde, établis près de la porte, abritaient des sentinelles, le mousquet chargé. Chaque baraquement était confié aux soins de deux ou quatre Espagnols ou Portugais sur lesquels la fièvre semblait avoir épuisé ses poisons. Tel était le milieu où vivait Don Pedro en 1836 lorsque je vis pour la première fois son corps mince, son visage bronzé et reçus de lui un accueil gracieux auquel j’étais bien loin de m’attendre de la part d’un homme qui, depuis quinze ans, n’avait pas franchi la barre de Gallinas. Trois ans après cette entrevue, il quitta la côte définitivement avec une fortune de près d’un million. Il habita quelque temps la Havane, encore occupé d’affaires, mais j’ai cru comprendre que, par suite de difficultés de famille, il avait dû se retirer complètement et, s’il vit encore, c’est probablement à « Genova la Superba » où il se rendit en quittant Cuba. On sait quel était le prestige de cet homme parmi les indigènes ; il dépassa de beaucoup celui de ChaCha dont j’ai parlé plus haut. Résolu comme il


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l’était à réussir dans la traite il ne négligea rien tant à l’égard des blancs qu’à l’égard des noirs de ce qui pouvait assurer son succès. On m’a souvent demandé ce qui caractérisait cet esprit capable de s’isoler volontairement pendant presque toute une vie, au milieu de marais pestilentiels, sous un climat brûlant, trafiquant de chair humaine, suscitant des guerres, avilissant et corrompant des noirs ignorants, totalement privé de société, d’amusement, d’excitation et de distraction, parcourant chaque année le même cycle monotone de saisons et de visages, sans autre compagnie que celle d’hommes en état de révolte contre les lois, affranchi de tous liens sauf de ceux formés par la cupidité qui lui attachait des hommes rejetés par l’Europe et prêts à tout moment à se faire les satellites d’un astre tel que Don Pedro. A cette question, j’ai invariablement répondu que j’avais toujours été aussi intrigué moi-même par cette énigme africaine que pouvaient l’être les personnes respectables et amies de l’ordre que les goûts et la longue carrière du marchand d’esclaves des lagunes de Gallinas devaient naturellement choquer bien davantage. Sur la côte, j’ai entendu raconter bien des traits de cruauté attribués à Blanco, mais je les mets fort en doute, tout autant que les histoires concernant son orgueil et son arrogance. On m’a dit qu’il avait tué net un marin qui avait osé demander la permission d’allumer son cigare au puro de l’Espagnol. On disait aussi qu’en une autre occasion, voyageant sur le littoral, assez loin de Gallinas, près des îles de Sherboro où il était inconnu, il s’était appro-


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ché d’une hutte pour s’y rafraîchir et reposer. Le propriétaire, accroupi devant la porte, répondit par un refus catégorique à la requête de Don Pedro demandant du feu pour son cigare. En un clin d’œil, celui-ci, reculant d’un pas, avait saisi la carabine portée par l’un de ses serviteurs et abattu le nègre sur place. Je dois ajouter que le narrateur excusait Don Pedro en faisant valoir que refuser à un Castillan du feu pour son cigare est la plus grave insulte qu’on lui puisse faire mais, m’en tenant à ma connaissance personnelle du personnage, je me refuse à croire qu’il poussât le respect des usages à un si affreux degré même alors qu’il s’agissait d’une classe d’hommes dont la vie — sauf au marché — est de mince valeur. J’ai su, au cours de notre intimité subséquente, qu’en plusieurs occasions, il avait failli faire mourir sous les verges des serviteurs qui avaient osé franchir les limites sacrées de son sérail. Mais, d’autre part, sa générosité, non seulement envers les indigènes qu’il avait intérêt à séduire, mais, aussi, envers les blancs qui étaient à son service ou qui avaient besoin de son aide charitable, était proverbiale. J’ai déjà fait allusion à sa culture intellectuelle certainement fort étendue pour un Espagnol de son milieu social et de son époque. Sa mémoire était remarquable. Je me souviens qu’un soir où plusieurs des employés s’évertuaient sans succès, à la suite d’un pari, à répéter l’oraison dominicale en latin sans faute, Don Pedro se joignit au groupe et, s’associant à la gageure, récita toute la prière sans hésitation. Le pari gagné, le négrier tint à ce que l’esclave servant d’enjeu lui fût remis et il en 17


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fit immédiatement l’aumône à un capitaine tombé dans les griffes d’un croiseur britannique. Tel était, esquissé à grands traits, le célèbre marchand d’hommes d’Afrique, le Rothschild de la traite dont les billets sur l’Angleterre, la France et les ÉtatsUnis valaient de l’or à Sierra Leone et à Monrovia. Le jour qui suivit notre arrivée dans le royaume de cette araignée géante — qui, installée au centre de son piège, pouvait s’emparer de presque toutes les mouches qui volaient au travers — je débarquai devant l’une des factoreries de moindre importance et vendis à Don José Ramon mille petits barils de poudre. Mais, quand, le lendemain, je me rendis en qualité d’interprète à l’établissement de Don Pedro, je constatai que quelque chose avait dû irriter sa susceptibilité castillane. En effet, tout en nous recevant avec une froide politesse, il refusa de nous faire aucun achat parce que nous ne nous étions pas adressés à lui avant tout autre facteur de la rivière. Les gens de Sierra Leone se plaisaient tant à mettre en avant le côté généreux du caractère de Blanco que je conservais encore quelque espoir de l’amener à acheter une part importante de notre rhum et de notre tabac dont nous ne saurions bientôt que faire s’il ne consentait à nous en débarrasser. Je me crus donc le droit de tramer une petite ruse grâce à laquelle j’espérais atteindre la poche du seigneur espagnol en passant par son cœur. Je lui écrivis une lettre où je lui faisais le véridique récit de mes infortunes, aventures et emprisonnements les plus récents et, en guise de conclusion, j’exprimais l’espoir qu’il voudrait secourir un


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malheureux dénué de toutes ressources en lui permettant de gagner l’honnête commission que le capitaine américain me consentait sur toutes les ventes que je pourrais faire. Le poisson avala l’appât. Je reçus une prompte et laconique réponse : on me priait de venir, muni de l’état de notre cargaison et, finalement, par égard pour moi, Don Pedro acheta au brick yankee pour cinq mille dollars de rhum et de tabac qui furent entièrement payés en billets sur Londres, billets dont la valeur, cela va sans dire, était fournie par des esclaves. Quant à ma commission imaginaire, elle resta dans la poche de mes armateurs. Au moment du débarquement de nos marchandises, un incident se produisit qui me servira à mettre en relief le caractère de Blanco. Pendant que l’on déchargeait les balles de tabac, notre second officier qui était affligé d’un strabisme tel que je n’en ai jamais vu de plus accentué, entra dans une vive colère contre l’un des bateliers indigènes occupés à ce travail. Sans doute, le nègre s’était-il montré insolent et l’officier avait-il cru devoir l’en punir en lui lançant des douves de tonneaux à la tête. En tout cas, le noir voulut fuir et se réfugia de l’autre côté de la pirogue mais l’officier, fou de rage, continuait sa poursuite et, trompé par sa vue défectueuse, il alla donner contre une rame que le noir, harcelé, avait tout à coup dressée, dans un mouvement défensif. J’ignore si ce qui empêcha l’Américain de voir la pale de l’aviron fut sa colère furieuse, sa mauvaise vue ou l’une et l’autre combinées, mais, se portant en avant comme un fou, il se jeta si impétueusement contre cet objet qu’il


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se fendit affreusement la lèvre et se cassa quatre dents de la mâchoire supérieure. Le nègre malchanceux s’enfuit dans la brousse. Cette même nuit, en proie au délire causé par la fièvre et la crainte d’être défiguré, l’officier mit fin à ses jours en absorbant du laudanum. La loi africaine condamne l’homme qui a fait couler le sang à une lourde amende en esclaves, proportionnée au dommage causé. Par suite, le Krouman, quoique innocent de tout acte prémédité, fut bientôt gisant dans l’un des baraquements de Don Pedro, lourdement chargé de chaînes et dans l’attente d’une sentence du négrier, laquelle — du moins les blancs à son service l’affirmaientils — ne saurait être que la peine de mort. « Il a frappé un blanc ! » disaient-ils et l’on assurait que c’était la blessure faite par lui qui avait causé la mort du blanc. Par hasard, je me trouvai aller à terre avant l’exécution de la sentence et, dans l’espoir de disculper le Krouman, j’osai en appeler à Don Pedro du verdict de l’opinion publique. Mon récit simple et véridique y suffit. Ordre fut immédiatement donné de remettre le noir en liberté et, en dépit des chefs indigènes et des blancs mécontents assoiffés de son sang, Don Pedro maintint son jugement et le renvoya à bord du Reaper. Le caractère dont Blanco fit preuve en cette circonstance et l’admirable gestion de sa factorerie m’induisirent à lui offrir mes services à la première occasion favorable. Ils furent promptement acceptés et, peu après, j’étais principal employé dans l’une des succursales de Don Pedro.


XXVIII LES VERTUS DE

LA POUDRE A CANON

Les indigènes de la race vey n’étaient installés qu’en petit nombre sur cette rivière et dans la région environnante jusqu’à la fondation des factoreries espagnoles mais, à partir de 1813, époque où apparurent plusieurs vaisseaux cubains chargés de riches marchandises, les tribus voisines se portèrent en masse vers la plaine marécageuse et le langage et les habitudes des indigènes et des immigrés présentant de grandes analogies ; les deux races ne tardèrent pas à s’allier par mariage et à se partager la propriété du sol. Dans la mesure où ces parvenus s’initièrent au commerce des esclaves, ils adoptèrent avec ardeur l’habitude de pourchasser leurs frères de race et renoncèrent à toute autre occupation pour se consacrer à lu guerre et au rapt. La population étant prolifique et le commerce lucratif, on embarquait à Gallinas, les noirs par milliers et dizaines de milliers annuellement, si bien que la contrée voisine ne tarda pas à se tarir, mais la soif de butin ne fut ni calmée ni supprimée par la distance lorsque les indigènes du littoral durent pousser leurs chasses et leurs razzias fort avant dans l’intérieur. En 261


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quelques années, la guerre fit rage dans tous les lieux où la rivière faisait sentir son influence. Les factoreries d’esclaves ravitaillaient les chasseurs en poudre, en armes et en marchandises précieuses et ceux-ci attaquaient sans crainte des multitudes ignorantes qui, trop inintelligentes pour comprendre le prix de l’union, se défendaient isolément et devenaient la proie des ravisseurs. Et la demande croissait toujours ! Don Pedro et ses satellites avaient découvert un filon plus riche que la Côte de l’Or ! Ses baraquements, toujours pleins d’esclaves, devinrent légendaires à travers les colonies espagnoles et portugaises et ses guetteurs signalaient sans cesse l’approche de nouveaux navires. De nouvelles factoreries, des succursales, furent créées au nord et au sud du repaire primitif. A Mana Rock, à Sherboro, Cape Mount, Little Cape Mount et même à Digby, aux portes de Monrovia, on trouvait des dépôts d’esclaves appartenant aux blancs de Gallinas. Mais pareille prospérité ne pouvait être durable. A l’origine d’une guerre intestine qui n’avait pas la traite pour but mais bien la vengeance meurtrière, la torche de la discorde avait été allumée par un Paris, noir ravisseur d’une Hélène appartenant à son oncle. Chaque buisson, chaque hameau posséda aussitôt son Achille ou son Ulysse et chaque ville se haussa jusqu’à devenir une Troie. La configuration géographique du pays, telle que je l’ai déjà décrite, isolait la plupart des familles notables sur différents bras de la rivière ; le plus grand nombre put donc se fortifier dans son île ou son marécage. Les principaux clans aux prises


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dans cette querelle de famille étaient ceux d’Amarar et de Shiakar. Amarar était originaire de Shebar et, à travers plusieurs générations, du sang mandingue coulait dans ses veines. Shiakar, né sur la rivière, se considérait comme noble en son pays et, dans ce conflit où il était l’agresseur, il disputait sa proie à l’adversaire avec la plus sauvage férocité. Les blancs, toujours aux aguets des querelles entre indigènes, s’abstinrent sagement de prendre parti et se contentèrent d’acheter les captifs que, tour à tour, les belligérants amenaient à leurs factoreries. Plus d’un navire emporta à travers l’Atlantique des ennemis jurés enchaînés l’un à l’autre et parfois un fils, un frère longtemps jugé perdu et capturé au cours de la guerre civile, fut retrouvé sur le pont d’un négrier. Le conflit prit fin sur la mort d’Amarar. Plusieurs mois durant, ce sauvage avait été assiégé dans son enceinte par les guerriers de Shiakar. Enfin, une sortie devint indispensable pour obtenir des vivres, mais l'ennemi était trop nombreux pour que ce risque pût être raisonnablement affronté. Amarar fit donc appel à son devin et lui demanda de désigner l’instant propice à une sortie. Le sorcier se retira dans son antre et, après des incantations appropriées, déclara que l’effort devrait être tenté dès que les mains d’Amarar seraient teintes du sang de son propre fils. On assure que le sorcier avait entendu désigner pour victime un fils adolescent d’Amarar qui, s’étant rendu dans la famille de sa mère, se trouvait alors au loin, mais, au moment où le devin formula son oracle, le sauvage impatient et superstitieux aperçut un autre


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de ses enfants, celui-là âgé de deux ans, et, l’arrachant aux bras de sa mère, il le jeta dans un mortier à riz et, s’armant d’un pilon, mit son corps en bouillie. Ce sacrifice consommé, une sortie fut ordonnée. Les sauvages affamés et furieux, excités par l’oracle et par ce sanglant spectacle, se précipitèrent tumultueusement au dehors. Les assiégeants faiblirent et s’enfuirent ; la ville fut ravitaillée, les retranchements de l’ennemi détruits et le sorcier récompensé par le don d’un esclave. Une autre fois, Amarar était sur le point d’attaquer une ville puissamment fortifiée lorsque le succès de l’entreprise fut mis en doute. De nouveau, le sorcier fut consulté et, par un obscur oracle déclara que le chef « ne pourrait vaincre que s’il rentrait dans le sein de sa mère » ! Cette même nuit Amarar commit le plus noir des incestes mais ses partisans furent repoussés et le faux prophète fut lapidé. Ce ne sont là que de légers incidents d’un drame qui dura plusieurs années, jusqu’au jour où Amarar fut fait prisonnier dans sa ville par les guerriers de Shiakar. Mana, son vainqueur, le fit décapiter puis la tête du monstre fut enfoncée dans le ventre fraîchement ouvert de sa mère ! La première expédition que je fis sur l’ordre de Don Pedro Blanco me révéla une nouvelle phase de la vie de l’Afrique. On m’envoya, avec une petite goélette portugaise, chercher du tabac à Libéria et, là, le confortable édifice gouvernemental, les entrepôts bien tenus, le vaste asile destiné aux immigrants sans abri ; les rues spacieuses et propres


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avec leurs magasins et leurs habitations de briques, les églises jumelles avec leurs cloches et leurs dépendances bien comprises, l’accueil cordial de nègres bien vêtus, les entrepôts et les fins navires en chantier et, pour finir, la visite d’un percepteur de couleur porteur d’une note imprimée de douze dollars pour « droit de mouillage », tout me convainquit que ces corps d’ébène pouvaient être autre chose que des objets négociables ou des instruments de travail. Je payai de bon cœur la somme demandée en m’imaginant combien ce document imprimé en Afrique sous l’influence de l’Amérique du nord, paraîtrait curieux aux sceptiques de Gallinas. Mon contrat avec Blanco avait été conclu sur la base de ma connaissance approfondie des diverses branches de la traite, mais ma nature indépendante et mon humeur impatiente m’interdirent, dès le début, d’accepter à Gallinas aucune situation subordonnée. Cela étant, Don Pedro, dès mon retour de la nouvelle république, me chargea de procéder à l’installation, à New Sestros, principauté indépendante gouvernée par un chef bassa, d’une succursale de sa factorerie qui serait placée sous ma seule autorité. Je ne tardai pas un instant à me lancer dans cette carrière relativement indépendante et je débarquai, avec la cargaison qui m’avait été confiée, au village des Kroumen où je jugeais préférable d’habiter en attendant qu’une factorerie pût être construite. Un Africain, tout comme un blanc, doit être rompu petit à petit aux difficultés de la traite. Ce sont là de ces choses qui ne viennent pas naturel-


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lement ; pourtant ses finesses, comme d’ailleurs celles du commerce en général, sont bien plus aisément saisies par certaines tribus que par d’autres. Le prince et le peuple de New Sestros m’en fournirent un frappant exemple car je découvris rapidement leur infériorité marquée par rapport aux Soussous, aux Mandingues et aux Veys. Pendant quelque temps, leur attitude fut si sotte, si arrogante, si légère que je refermai mes caisses et coupai les communications. D’autre part, les esclaves qu’ils m’offraient étaient d’assez médiocre qualité et ils en demandaient des prix exorbitants. Néanmoins, comme j’avais ordre d’acheter rapidement, je réussis à rassembler environ soixante-quinze noirs de qualité moyenne que je projetais d’expédier à Gallinas dans ma goélette qui tossait sur sa bosse devant la plage. Au jour dit j’envoyai chercher le prince nègre pour qu’il m’aidât à embarquer les esclaves et pour lui remettre la capitation constituant sa taxe d’exportation sur ma cargaison. Sa réponse à mon message dépeint son caractère et l’insolence des vauriens auxquels j’avais affaire : « Le prince ne goûte guère tes manières impertinentes, Don Theodore, et ne viendra pas avant que tu n’aies demandé son pardon par un cadeau. » Il est très vrai que, depuis ma visite à leur république, j’avais une plus grande estime pour les noirs mais mon mépris de la race primitive et non modifiée était encore si fort que, lorsque le fils du prince, un garçon de seize ans, m’apporta cette réponse de la part de son père, je n’hésitai pas à la lui renfoncer dans la gorge d’un violent revers de


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main qui renvoya chez lui le royal rejeton, hurlant et saignant. On imaginera sans peine l’état de la ville indigène dès que le jeune homme fut rentré au palais. Moins de dix minutes après, je reçus un autre messager m’apportant l’ordre de quitter le pays « avant midi, le lendemain », ordre — me dit l’envoyé — dont l’exécution serait assurée par la population insultée si je n’y obéissais pas de bon gré. J’avais trop longtemps vécu en Afrique pour trembler devant un roi nègre et, quoique ayant ce pays en horreur, je résolus de désobéir à celui-ci afin de lui enseigner les usages civilisés. Je fis donc les préparatifs qui s’imposaient en vue de la résistance et, lorsque mes serviteurs à gages et mes gardiens de baraquements, terrorisés, se furent enfuis sur l’ordre du prince, je fis débarquer de la goélette plusieurs blancs afin de m’aider à protéger nos esclaves. Mon habitation était maintenant achevée. Elle était faite des nattes et des fragiles bambous seuls employés en ce pays de Bassa. J’avais ajouté à la mienne une légère véranda de roseaux, une cour et je l’avais protégée contre les larcins des indigènes par une haute palissade. Dans l’espace ainsi enclos, mon hamac était suspendu ; j’y prenais mes repas, j’y lisais, écrivais et recevais les chefs aussi bien que les gens de la plèbe. La nuit venue, je chargeai vingt-cinq mousquets et. les plaçai dans l’intérieur de mon divan lequel était à vrai dire un long coffre à marchandises. Je recouvris la table de bois blanc d’une couverture et, sous ses plis retombants, je dissimulai un petit


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baril de poudre, le fond en l’air. Tout auprès, un vaste sombrero cachait une paire de pistolets à deux coups. Ces dispositions prises, je ne tardai pas à trouver le sommeil dans le balancement de mon hamac et, laissant aux trois blancs le soin de veiller alternativement, je ne bougeai pas jusqu’à une heure après le lever du soleil. A ce moment, je fus éveillé par le son du tambour de guerre et des cloches du village annonçant l’approche du roi. Quelques instants plus tard, mon étroit enclos se remplissait de sauvages armés et baragouinant tandis que Sa Majesté, sans pantalon mais portant l’habit rouge d’un tambour des armées britanniques, s’avançait fièrement jusqu’à moi. Affectant une humble politesse, je conduisis le potentat jusqu’à l’extrémité bien gardée de la piazza où il se trouva complètement isolé de ses hommes et je me plaçai moi-même entre la table et le sombrero. Plusieurs parents du prince cherchèrent à le suivre, mais, soumis à des coutumes établies, ils n’osèrent dépasser une certaine limite. Les formes ayant été ainsi observées, un silence profond régna pendant quelques minutes. Très calme, je regardais le chef droit dans les yeux ; j’attendais qu’il parlât ; mais il restait silencieux. A la fin, las de cette scène muette, je demandai au nègre s’il était venu « m’aider à embarquer mes esclaves » ; « le soleil commençait à monter, dis-je, et mieux valait s’y mettre sans retard. » — As-tu reçu mon message? répondit-il. Pourquoi n’es-tu pas parti? — Certes, j’ai reçu ton message, répliquai-je, mais, de même que je suis venu à New Sestros quand


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cela m’a plu, je compte n’en partir que quand cela me conviendra. D’ailleurs, prince, je ne crains pas que tu me fasses le moindre mal, d’autant plus que, en ce genre de plaisanteries, je prendrais les devants. » Puis, d’une brusque secousse, je jetai au loin la couverture qui dissimulait la poudre et, mes pistolets en mains, l’un dirigé vers le baril, l’autre vers le roi, je le mis au défi d’ordonner mon expulsion. On ne saurait concevoir l’émotion suscitée par ma manière d’agir, non seulement chez le prince mais aussi parmi la foule, y compris les gardes du corps. Le pitoyable rodomont, complètement isolé de ses compagnons, laissait voir une terreur risible. Sa peau était couleur de cendre lorsque, bondissant hors de son siège, il se réfugia au fond de la piazza et, pour tout dire en peu de mots, quelques instants plus tard, il était soumis et repentant comme un chien battu. Il va sans dire que je sus pardonner lorsque, le soir, s’approchant de la rampe il annonça aux indigènes qu’il avait « changé d’avis » et ordonna à la foule odorante de quitter mon enceinte. Avant mon départ, je lui fis jurer, en leur présence, amitié et fidélité éternelles, puis deux dames-jeannes de rhum de la Nouvelle-Angleterre scellèrent le pacte. Avant le coucher du soleil, on embarqua pour moi soixante-quinze esclaves dans ses pirogues et, depuis lors, le prince demeura le vivant témoignage des vertus de la poudre à canon.


XXIX MA FACTORERIE DE

NEW SESTROS

Ce traitement sommaire fit comprendre aux Kroumen et aux pêcheurs de New Sestros que mes invitations n’étaient pas propos d’enfants. Cette attitude d’audacieuse bravade produisait les meilleurs effets, tant dans l’intérieur immédiat que sur la côte prochaine. Non seulement, les nègres libres nous traitèrent-ils, moi et mes gens, avec plus de respect mais ils se mirent à nous fournir des nègres de meilleure qualité, si bien que Don Pedro, constatant mon succès croissant, résolut de fonder là une factorerie permanente et porta ma commission à dix esclaves par centaine procurée par moi. Là-dessus, je commençai tout de suite la construction des bâtiments qui assureraient mon bien-être personnel et la sécurité des esclaves. Je fis choix d’un joli site voisin de la plage. Une habitation commode, haute de deux étages et entourée d’une double véranda, portait un belvédère d’où l’on avait, sur l’océan, une vue très étendue. Elle était flanquée de tous les locaux indispensables à une factorerie de premier ordre. Là se trouvaient des magasins, ma cuisine personnelle, la réserve de riz, les logements des esclaves domestiques, un ate270


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lier à la disposition de tous, une réserve d’eau, la cuisine des esclaves, des huttes affectées aux serviteurs célibataires, enfin, des hangars à l’abri desquels les esclaves avaient la permission de se distraire de temps en temps pendant la journée. Le tout était entouré d’une haute et double clôture ; l’on y pénétrait par une double barrière puis l’on passait entre deux rangées de longs baraquements où étaient logés séparément les hommes et les femmes. L’accès à chaque parc à esclaves était commandé par un canon tandis que, dans un espace que j’avais laissé libre au centre, j’ai souvent vu jusqu’à sept cents esclaves sous la garde d’une demi-douzaine d’hommes armés, chanter, jouer du tambour et danser après leurs repas. Les indigènes, qui trouvent souvent assez difficile la prononciation de nos noms de famille et sont peu versés dans le calendrier chrétien, baptisent avec une plaisante fantaisie chaque nouveau venu en le plaçant sous le parrainage de quelque objet ou de quelque marchandise, qui a frappé leur imagination. Ma victoire sur le roi m’avait valu, sur-lechamp, le nom de « Poudre » mais, dès qu’ils purent voir mon magnifique établissement, contempler mon magasin et qu’ils entendirent prononcer le mot « store (1) », je ne fus plus, dorénavant, que « Stori ». Et Stori, sans posséder en Afrique aucun mandat législatif, était destiné à effectuer une rapide transformation des mobiles et des espérances des hommes de cette région. En quelques mois, la vie afflua (1) Magasin.


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à New Sestros. Cette plage isolée, parsemée seulement, avant mon arrivée, d’une demi-douzaine de huttes de Kroumen, comptait maintenant deux villages prospères auxquels ma factorerie fournissait travail et marchandises. Les chefs et les rois voisins, certains de vendre leurs captifs, se frayèrent un pénible chemin à travers la forêt sans sentiers et il fallut fort peu de temps au Prince Freeman, qui n’avait pas « aimé la guerre », au-dessus de mon baril de poudre, pour envoyer, contre les tribus voisines, expédition sur expédition chargées de redresser des torts imaginaires ou de toucher des créances dues à son arrière-grand-père. Il n’y avait là aucune idée précise « d’extension d’un territoire indépendant » ou d’annexions, mais c’était chose curieuse que la sensibilité nouvelle du roi à l’endroit des torts faits à son pays et la ténacité patriotique avec laquelle il en défendait les droits. A vrai dire, la métamorphose de ce coin d’Afrique ne put avoir lieu sans que, parfois, l’humanité eût à souffrir ; pourtant, je suis convaincu que la civilisation moderne fit là, pendant mon séjour, de plus grands progrès que pendant la visite d’aucun autre facteur. Lorsque j’avais débarqué parmi cette poignée de sauvages, elle était livrée aux plus viles superstitions. Hommes et femmes, et de toutes les classes, étaient exposés à être accusés par les sorciers, sous n’importe quel prétexte, et à se voir invariablement administrer le dangereux breuvage fait de « saucy-wood » destiné à faire l’épreuve de leur innocence. Il arrivait souvent que l’on obtenait de l’un de ces scélérats, à prix d’argent, l’accusa-


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tion de sorcellerie ou de pratiques criminelles qui vous débarrasserait d’une femme malade, d’un père en enfance ou d’un riche parent et, comme la potion était fabriquée par le sorcier, elle ne manquait pas d’être fatale à celui qui la buvait lorsque sa mort était nécessaire (1). Des épreuves de ce genre avaient lieu presque quotidiennement dans la région avoisinante, causant la mort de nombreux infortunés, victimes de la cupidité ou de la haine. Je remarquai vite la fréquence de ce crime abominable et, la prochaine fois qu’il fut tenté dans le petit village groupé autour de ma factorerie, je demandai que l’accusé fût enfermé dans mon baraquement par mesure de sûreté jusqu’à ce que le liquide fatal fût prêt et l’heure de son administration arrivée. On comprendra sans peine que la solution de « saucy-wood » peut, comme toute autre, être faite plus ou moins forte et que celui qui la prépare est entièrement maître de l’effet qu’elle produira. Si l’accusé possède des amis capables de suborner le préparateur, le liquide est généralement assez faible pour que l’estomac du prévenu le rejette sans dommage, mais si la victime n’a pas d’amis, on donne au poison le temps de s’incorporer entièrement au liquide et le patient succombe avant d’avoir bu le second bol. Fort peu de temps après que j’eus offert mon (1) Le « saucy-wood » est l’écorce rougeâtre de l’arbre appelé djedou qui, pulvérisée et mélangée d’eau, compose un breuvage empoisonné jugé indispensable à la découverte des crimes. C’est le jugement par épreuve judiciaire : si l’accusé survit, il est innocent ; s’il meurt, il est coupable. 18


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baraquement en guise de prison aux accusés, on y amena un Krou prévenu d’avoir causé la mort de son neveu par de meurtrières incantations. Le sorcier, consulté, avait, confirmé les soupçons ; làdessus, l'infortuné fut saisi, mis aux fers et confié à ma garde. Le jour suivant, le sorcier écrasa l’écorce, y ajouta de l’eau et mit le tout à mijoter à petit feu afin d’extraire l’essence du poison. J’avais lieu de croire que l’oncle emprisonné était l’objet d’une inimitié toute spéciale. Je me rendis donc à la hutte du sorcier pendant que la préparation était en cours et, le subornant par le don d’une bouteille, je lui recommandai de communiquer une force triple au breuvage nocif. Les oracles de mon propre sorcier, dis-je, contredisaient les siens et j’étais extrêmement désireux de mettre à l’épreuve et de comparer les mérites respectifs des deux devins. Le fripon promit de se conformer exactement à mon désir et je regagnai au plus vite le baraquement pour y attendre l’heure fatale. Jusqu’à la dernière minute, je restai seul avec l’accusé et après lui avoir administré une double dose de tartre émétique juste avant que la porte s’ouvrît, je le conduisis dehors, chargé de fers. Le vaillant.noir, fort de sa sincérité et confiant en la magie supérieure du blanc, avala le breuvage sans sourciller et, moins d’une minute après, le poison rejeté établissait son innocence. Le bruit de cet important procès et de ses résultats se répandit à travers la tribu entière. Le Krou libéré parla à ses amis du breuvage magique de l’homme blanc et. à partir de ce jour, les accusés


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furent toujours amenés à mon lieu d’asile où, le sortilège de mon émétique, entrant en lutte avec le poison indigène, ne tardait pas à le vaincre, sauvant plus d’une existence utile. En fort peu de temps, cette pratique tomba complètement en désuétude. Pendant la saison favorable j’avais été privé de trois navires par des croiseurs britanniques et, pendant un nombre égal de mois, je n’avais pas embarqué un seul esclave. Cinq cents noirs s’entassaient maintenant dans mes baraquements et leur surveillance nous contraignait à la plus extrême vigilance. Parmi eux je découvris une famille composée d’un homme, sa femme, trois enfants et une sœur, tous cédés sous la condition expresse qu’ils seraient exilés et vendus chez les chrétiens. Le père avait été capturé par ce triste sire, mon ami le prince Freeman en personne, et l’on s’était assuré de la famille entière, par la suite, quand le village avait été emporté d’assaut. Barrah était un outlaw et, aux yeux d’un Afri-cain, un grand malfaiteur bien que ses crimes fussent à peine plus grands que ceux qui, au temps de la féodalité, valaient honneur et chevalerie à leurs auteurs. Fils d’un chef de l’intérieur qui l’avait rejeté de sa famille, il avait osé occuper le chemin public menant à la mer et lever une taxe sur les voyageurs isolés et sur les caravanes. Ceci nuisait à Freeman et à la rentrée de ses revenus mais, ajoutant à ce dommage pécuniaire, le brigand avait, à plusieurs reprises, attaqué et pillé les sujets errants du prince, si bien qu’à la longue il devint assez riche et assez puissant pour construire un


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village, sur le chemin même, et le fortifier de palissades. Tous ces délits étaient si noirs aux yeux de mon roitelet du littoral qu’il ne laissa aucun repos à ses hommes tant, que Barrah n’eut pas été fait prisonnier. Freeman n’eût certes pas hésité à tuer son implacable ennemi dès qu’on le lui amena à New Sestros, mais l’intervention d’amis et, surtout peut-être, le fait qu’un nègre vivant a plus de valeur qu’un nègre mort, persuada l’altesse de me le vendre avec engagement de l’envoyer en exil à Cuba. Plusieurs fois Barrah tenta sans succès de s’évader et de tromper la vigilance de mes gardes et ceux-ci furent fréquemment obligés de restreindre encore sa liberté, de diminuer son bien-être ou d’ajouter des fers à ses fers. Il compte, en vérité, parmi les plus formidables sauvages que j’aie jamais rencontrés au sein des milliers qui, en Afrique, défilèrent devant moi en une immense procession. Un jour, il mit le feu aux nattes de bambou servant à protéger du soleil une partie du baraquement et fut, en conséquence, sévèrement fustigé. Mais, dès le lendemain, ayant obtenu, sous prétexte de fièvre, la permission de se traîner, lourdement chargé de fers, jusqu’au feu de la cuisine, il lança tout à coup un tison dans le toit de chaume puis, en saisissant un autre, il s’élança vers le magasin à poudre mais, avant que ses pesantes entraves lui eussent permis de l’atteindre, il fut terrassé et jeté à terre. Freeman me vint voir peu après et, contrairement à son intérêt, insista pour le reprendre mais, dans l’intervalle, le chef bassa dont mon prince était vassal ayant appris la tentative faite par Barrah


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contre un magasin de poudre, réclama le criminel pour lui faire expier ses fautes sur le bûcher en obéissance à la loi de son pays. Aucun argument ne put apaiser les juges qui assuraient que seule une mort cruelle satisferait les gens dont le brigand avait menacé la vie. Néanmoins je refusai de leur remettre la victime vouée à un tel sort. Enfin, nous en vînmes à un compromis et nous fusillâmes Barrah en présence de tous les esclaves et des habitants du village et, de ces spectateurs, les plus indifférents furent sa femme et sa sœur. Aucune rivière n’aboutit à l’établissement de New Sestros quoique les géographes, avec leur habituelle exactitude dès qu’il s’agit des contours de l’Afrique, en dessinent souvent une sur leurs cartes terrestres ou marines. A deux milles de la plage étroite et périlleuse où j’avais fait élever mes baraquements se trouve un mince ruisseau que les indigènes nomment la « Rivière pauvre », à cause de son lit sans profondeur et de son entrée hérissée de rochers, mais ma factorerie était à New Sestros même où, je l’ai déjà dit, n’existe aucun cours d’eau venant de l’intérieur. En fait il n’y a là qu’une plage de deux cents yards située au fond d’une baie et flanquée de dangereuses falaises. Une plage telle que celle-là, ouverte au vaste océan et éternellement exposée à la violence de ses tempêtes, est, en tout temps, plus ou moins dangereuse pour le débarquement. Lors même que le temps est parfaitement calme, le ressac ordinaire de la mer se précipite vers la terre en vagues immensément longues et hautes, menaçantes pour les embarcations de ceux qui se risquent là sans


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l’habileté que donne l’expérience. On peut même dire que tout atterrissage à New Sestros serait impraticable n’était la dextérité des Kroumen dont les pirogues franchissent ou fendent les vagues en dépit de leur force terrifiante. Les Kroumen et les Fishmen sont des peuplades complètement distinctes des Bushmen, gens de la brousse. Les deux premières catégories habitent exclusivement le littoral et, vivant à part des autres tribus, sont gouvernées par leurs anciens selon un mode quelque peu démocratique. Les Bushmen ne permettent pas aux Kroumen et aux Fishmen de trafiquer avec l’intérieur mais, en revanche, ces habiles bateliers monopolisent despotiquement, le long du littoral, les relations avec les navires. Comme aucun bâtiment européen ou américain ne saurait subsister dans le ressac que j’ai décrit, les Kroumen et les Fishmen ont sur leurs frères de la brousse, comme sur les blancs, un avantage dont ils savent fort bien tirer profit. En effet, les gens de la brousse se battent, voyagent, volent et trafiquent tandis que les Kroumen et les Fishmen qui, de temps immémorial, bordent au moins sept cents milles de côtes africaines, constituent ce peuple de marins sans l’adresse et l’audace desquels les esclaves ne seraient, pour les caravanes et les factoreries, qu’une marchandise de rebut. Ceci est plus particulièrement le cas depuis que les croiseurs britanniques, français et américains, ayant chassé la traite du moindre recoin abrité de la côte ressemblant, même de loin, à un port, et ont contraint les négriers à attendre leurs proies dans des rades ouvertes.


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Les pirogues des Kroumen, dont les deux bouts sont taillés en forme de coins, sont creusées à même un tronc d’arbre jusqu’à n’avoir plus qu’un pouce d’épaisseur. Elles sont si légères, leur flottabilité est telle qu’elles reposent sur l’eau comme des plumes ; leur sécurité est assurée si elles sont vides d’eau et, de plus, une pirogue de taille à contenir quatre personnes peut être transportée sur les épaules d’un ou deux hommes à toute distance raisonnable. Il résulte de tout ceci que les Kroumen et les Fishmen sont les enfants gâtés de tous les négriers, vaisseaux marchands et navires de guerre fréquentant la côte occidentale de l’Afrique et que, d’autre part, il n’est personne résidant sur le littoral et s’occupant de commerce qui ne redoute de leur déplaire. En débarquant à New Sestros je m’étais promptement attaché une petite flottille de ces indigènes amphibies et, à mesure que ma réputation de libéralité s’étendait le long de la côte, au nord et au sud, le nombre de bateliers à mes ordres croissait rapidement. Bien plus, au bout de six mois, deux villages rivaux — l’un de Krous, l’autre de Fishs — saluaient en moi leur « commodore » et leur « consul ». Avec de tels auxiliaires constamment à ma disposition, j’avais rarement à tenir compte de la houle au moment où s’imposait un embarquement d’esclaves. A Gallinas, sous l’œil même de Don Pedro, on avait grand soin d’être toujours amplement pourvu de ces gens et de leurs bateaux et je suis convaincu que leur grand nombre permettait, les circonstances étant favorables, d’embarquer au moins mille esclaves en l’espace de quatre


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heures. Je tiens pourtant des Kroumen de Gallinas eux-mêmes les plus tragiques récits de désastres survenus à l’occasion d’embarquements de nègres devant cette dangereuse barre. Même pendant la saison sèche, l’embouchure de cette rivière n’est pas sûre et toute l’adresse des Krous ne pouvait éviter que bien des nègres devinssent la proie des requins. J’étais franchement engagé, à New Sestros, dans la voie du succès, lorsque le croiseur qui, depuis un certain temps, me gênait par son blocus, se trouva à court de vivres et dut s’en aller à Sierra Leone. Un espion que je payais bien — un Krouman qui avait été employé par le croiseur — m’informa de bonne heure du départ du brick et de ce qui en était cause, si bien qu’une heure après toute la plage s’agitait afin d’expédier au plus vite, à Gallinas, une pirogue rapide porteuse de ce message à Don Pedro : « La côte est libre. Envoyez-moi un navire. Soulagez ma pléthore ! » Moins de quarante-huit heures après, nous apercevions à l’horizon les mâts jumeaux d’un brickgoélette portant le signal d’embarquement. J’étais parfaitement préparé à recevoir mon invité et Kroumens, Fishmens, Bushmens et Bassas étaient sur le qui-vive depuis le lever du soleil, prêts à héler le petit bâtiment et à toucher leurs salaires. Depuis la veille, j’avais mis l’embargo sur tous les gens de mer si bien que ni pour or, ni pour argent on n’eût pu se procurer un seul poisson dans tout l’établissement. De minutieuses précautions telles que celle-ci s’imposent au traitant prudent, car il était fort probable que le croiseur avait, parmi mes


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gens, un espion à sa solde comme j’en avais un chez lui ! Tout était donc parfaitement au point, dans la mesure où le bon sens ordinaire peut se montrer prévoyant, mais on était, hélas ! à la pleine lune et, pendant ces jours-là, le ressac, sur la côte africaine, se montre d’une violence terrifiante. Tandis que j’écoutais de ma vérandah ou que je regardais de mon belvédère, il mugissait sur la grève avec le bruit d’une charge de cavalerie sans fin. Mon vigilant ennemi était déjà parti depuis plusieurs jours et, d’heure en heure, j’attendais son retour. L’embarquement, si périlleux dût-il être, était donc impossible à remettre et, pour l’exécuter, il ne nous restait que quatre courtes heures de jour. Je mesurais les risques à courir, pourtant, après avoir entendu les chefs des Kroumen et des Fishmen, je les persuadai, en les stimulant par l’appât d’un salaire triplé, de tenter l’aventure avec les plus petites pirogues et les plus robustes rameurs pendant qu’une bande de jeunes gens vigoureux se tiendrait prête à plonger toutes les fois que les brisants feraient chavirer une pirogue. Nous commençâmes par les femmes, la cargaison la plus difficile à embarquer, et soixante-dix d’entre elles atteignirent le brick sans accident. Puis, ce fut le tour du sexe fort mais, à ce moment, la brise commença de souffler du sud-ouest et, chassant les lames avec une rapidité croissante, fit chavirer, avec son chargement humain, environ une sur deux des coquilles de noix qui avaient quitté la plage. Nous avions la chance que, ce soir-là, nos requins avaient été folâtrer ailleurs, si bien que


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nègre après nègre put être retiré de l’onde amère ; mais le soleil descendait rapidement et les deux tiers seulement des esclaves étaient embarqués. En proie à une fiévreuse inquiétude, je parcourais la grève en tous sens, avec force cris, encourageant, persuadant, suppliant et rafraîchissant rameurs et nageurs ; mais, au fur et à mesure que les équipes revenaient, elles tombaient épuisées sur le sable et refusaient de bouger. Le rhum qui, jusque-là, les avait galvanisés comme une décharge électrique, était maintenant sans pouvoir. Ils ne désiraient ni poudre, ni mousquets, ni aucun des articles d’échange habituels car jamais il ne participaient aux guerres ni aux rapts qui procuraient les esclaves. A mesure qu’approchait la nuit, le vent augmentait. Là-bas, le brick, ses huniers dépassés, nous adjurait, par des signaux impatients, de nous hâter mais jamais malheureux facteur ne se trouva plus en défaut. J’allais abandonner la partie, désespéré, lorsqu’un éclair de mémoire me rappela qu’une grande quantité de perles vénitiennes imitant le corail étaient serrées dans mon coffre. Ces perles se trouvaient être la folie du moment chez les jeunes filles du littoral et la clef irrésistible qui ouvrait le cœur des belles. Or un sourire a le même pouvoir magique en Afrique qu’ailleurs et mon offre d’un fil de corail par nègre embarqué me valut l’appui de toutes les dames et demoiselles de Sestros. Jamais — sauf dans une volière — je n’avais entendu un caquetage aussi bruyant. Les mères, les sœurs, les filles, les épouses, les amoureuses se chargèrent de l’embarquement et, par leurs cajoleries ou leurs ordres contraignirent leurs hommes à l’obéissance.


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Grâce à quelques cordons de faux corail ou au baiser d’une fille noire, avant que le disque du soleil eût plongé derrière l’horizon, cent autres Africains partaient vers la servitude en terre espagnole. Mais cet effort avait épuisé mes gens. Les perles et les belles filles n’avaient plus de charmes pour eux. Trois esclaves trouvèrent un tombeau dans l’estomac des requins au moment où le brick s’enfuit dans la nuit, me laissant encore cent vingt nègres que j’avais destinés à sa cale. Le lendemain matin, le croiseur reparaissait au large et, dans un accès d’impétueuse bienveillance, je lui expédiai au plus vite un Krouman chargé de mes compliments et de mon sincère espoir de pouvoir lui rendre quelque service.


XXX LE MASSACRE DE DIGBY

A Digby, à quelques milles de Monrovia, se trouvaient deux villes gouvernées par des cousins qui avaient toujours vécu en bonne intelligence. J’avais récemment établi, dans la juridiction du plus jeune des deux, une factorerie d’esclaves, pourvue des marchandises qui flattent le mieux les goûts des indigènes. L’aîné crut voir une insulte dans ce choix. Sa ville ne pouvait se vanter de posséder des marchandises et un blanc ; il n’avait aucune taxe lucrative à lever sur le commerce étranger ; bref, en fort peu de temps, une violente rivalité divisa les deux nobles cousins. Dans chacune des deux villes, on se prépara à l’attaque et à la défense. L’une et l’autre furent palissadées et, nuit et jour, ils faisaient des incursions dans leurs faubourgs respectifs, mais, les deux chefs étant également vigilants et vifs, les dommages se limitaient au rapt occasionnel de femmes ou d’enfants qui s’étaient trop aventurés dans la forêt ou le long du ruisseau pour chercher du bois ou de l’eau. Cette expectative ne convenait guère à l’ardeur de mon irascible préféré. Après avoir perdu deux mois, il acheta le concours de certains bushmen, des 284


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hommes de la brousse, que commandait un brigand fort connu appelé Djen-ken qui devait sa célébrité à la férocité barbare dont il avait donné des preuves à travers tout le pays. Djen-ken et ses lieutenants étaient cannibales et ne s’engageaient jamais sur le sentier de la guerre sans avoir fait serment de revenir chargés de chair humaine pour en gorger leurs familles. Ce sauvage et ses bushmen attaquèrent à plusieurs reprises le cousin mécontent, mais, comme ce fut sans grands résultats, ils se retirèrent dans l’intérieur. Une trêve s’ensuivit ; des propositions amicales furent faites par le plus jeune à l’aîné et deux mois encore s’écoulèrent dans une paix apparente. A ce moment, je dus me rendre à Gallinas pour affaires. En route, je m’arrêtai à Digby avec l’intention de pourvoir le chef mécontent d’un stock de marchandises et d’un agent, si j’estimais profitable cette nouvelle installation. J’atteignis la plage au coucher du soleil, trop tard pour pouvoir débarquer mes marchandises et je remis au matin l’approvisionnement des deux localités. Ainsi qu’il était à prévoir, mon arrivée fut accueillie avec un immense plaisir. Celui des rivaux jusqu’alors négligé se montra fou de joie quand il apprit qu’il aurait, lui aussi, les faveurs du blanc. Sa ville devint instantanément le théâtre de folles réjouissances. On gaspilla généreusement la poudre ; on distribua du rhum aux deux sexes et l’on dansa, fuma et but jusque vers minuit ; puis chacun s’en fut goûter furtivement le sommeil de l’ivresse. Vers trois heures du matin, des cris soudains de


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femmes et d’enfants me tirèrent d’une profonde torpeur. Aux cris succéda le bruit des mousquets ; puis, on tambourina sur ma porte et j’entendis les appels du chef nègre m’adjurant de me lever et de fuir. « Le ville était cernée ; les lieutenants du chef étaient sur le point de s’en évader ; toute résistance serait vaine ; ils avaient été trahis ; il n’y avait plus de guerriers pour défendre l’enceinte ! » J’ouvrais la porte pour suivre ce conseil quand mes Kroumen — qui connaissaient encore mieux que moi les mœurs du pays — m’en dissuadèrent en m’assurant que le parti assaillant était incontestablement composé d’habitants de la ville rivale qui, pour mieux tromper mon hôte, avaient temporairement congédié les bushmen. Les Krous soutenaient que je n’avais rien à craindre. « Peut-être, disaient-ils, serions-nous pris et même emprisonnés, mais, après une brève détention, nos ravisseurs seraient trop heureux d’accepter notre rançon. En cherchant à fuir, nous risquions d’être tués par erreur. » J’avais une telle confiance dans le bon sens et la fidélité de la petite troupe qui m’accompagnait partout — soit comme bateliers, soit comme gardes du corps — que j’éprouvai fort peu de crainte personnelle quand j’entendis hurler au passage les sauvages qui se précipitaient à travers la ville, tuant tout ce qu’ils rencontraient. Peu d’instants après, notre propre porte était enfoncée par ces barbares et Djen-ken, une torche à la main, apparaissant, nous revendiquait comme ses prisonniers. Nous nous soumîmes sans résistance, quoique parfaitement armés, car, en ces temps antérieurs au revolver, nous avions presque toutes les chances


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contre nous et une seule vague de cette foule enragée eût sans doute suffi à nous submerger. Le chef choisit notre maison pour en faire son quartier général et envoya ses guerriers achever leur tâche. Un à un, on y jetait les prisonniers. Parfois, le choc lourd d’une massue de guerre et les cris de femmes qu’on étranglait nous apprenaient que l’œuvre de mort n’était pas encore achevée. Cette nuit d’horreur, lentement, s’écoula. L’aube grise se glissa à travers les barreaux de notre hutte et le silence régna que seuls troublaient les gémissements de prisonniers blessés et les lamentations de femmes et d’enfants. Les uns après les autres, les guerriers vinrent se grouper autour de leur chef. Un « hangar à palabres », situé exactement en face de la hutte où nous nous trouvions, était le lieu de rassemblement et rarement y apparaissait un bushman qui ne portât, quelque corps sanglant et mutilé. Ces captifs, affreusement déchirés mais encore vivants, étaient jetés en tas, au centre et, bientôt, toutes les ruelles conduisant à la place furent encombrées d’une foule exultante. Du rhum en abondance fut apporté pour les chefs. Puis, j’entendis au loin, et se rapprochant peu à peu le son du tambour, des trompes, des cloches de guerre. Moins d'un quart d’heure s’écoula, puis un cortège de femmes aux corps barbouillés de chaux et d’ocre se répandit à flots sous le hangar afin de se joindre aux rites infâmes. Chacun de ces démons femelles était armé d’un couteau et portait à la main quelque débris humain, trophée de cannibale. Puis on servit des rafraîchissements : rhum, poudre et sang dont ces brutes se gorgèrent, puis, titubant et


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se tenant par la main, elles se livrèrent à une danse frénétique autour des victimes entassées. Pendant que les femmes bondissaient et dansaient, les hommes les applaudissaient et les encourageaient. Bientôt, le cercle se rompit et, avec un cri aigu, chaque femelle bondit sur le corps d’un captif, préludant à l’égorgement final par des embrassements lascifs. Dans la brousse, au cours de mes courses vagabondes, j’ai souvent vu le félin bondir sur sa proie, puis, sa soif instinctive de sang satisfaite, abandonner le cadavre vidé, mais ces négresses étaient loin de montrer autant de décence et de miséricorde. Lorsque la dernière victime eut perdu la vie, allumer un feu, réunir les ustensiles nécessaires fut l’affaire de peu de temps. Bientôt, l’odeur de la chair humaine envahit l’air, mais avant même que les divers plats fussent à moitié cuits, toutes les mâchoires déchiraient à belles dents de savoureux morceaux tandis que s’élevaient les cris d’allégresse par quoi se trahissait le double assouvissement de la vengeance et de l’appétit.


XXXI MA DERNIÈRE

CARGAISON D’ESCLAVES

« Don Pedro Blanco a quitté Gallinas et se retire, millionnaire ! » Lorsque l’on m’annonça cette nouvelle, à la factorerie, j’eus peine à réprimer les manifestations extérieures de mon chagrin. Elle fortifia un désir qui, depuis quelque temps, grandissait en moi. Les années s’étaient accumulées sur ma tête depuis que, pour la première fois et comme par hasard, je m’étais lancé dans la traite des nègres. Ma passion pour la vie errante et les entreprises audacieuses était indiscutablement refroidie. Depuis les atroces traitements infligés récemment aux vaincus dans une guerre dont j’avais été la cause involontaire, mon trafic me remplissait d’horreur et, j’entendais la voix de l’humanité me crier de consacrer les jours qui me restaient à vivre de quelque honnête labeur. Un jour, tandis que je naviguais le long de la côte pour rendre un enfant à son père, le roi de Cape Mount, je fus particulièrement séduit par le cap au profil escarpé, le beau lac et les îles délicieuses comprises dans cette région enchanteresse. Lorsque je rendis le jeune garçon à son père, la gratitude de celui-ci en retrouvant son fils sauvé de l’esclavage ne 289

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connut pas de bornes. Il m’offrait n’importe quelle récompense et, comme je paraissais apprécier particulièrement les beautés naturelles de son royaume, il proposa de me faire don du plus bel emplacement qui s’y trouvait si je désirais renoncer à la traite et fonder une factorerie pour y faire le commerce licite. Je formai, séance tenante, la résolution d’être un jour seigneur et maître de Cape Mount, niché à l’abri de ce cap magnifique d’où je pourrais faire la nique aux croiseurs. Néanmoins je ne pouvais quitter, du jour au lendemain, mon établissement de New Sestros. Le départ de Don Pedro me désappointait cruellement car mes comptes avec lui n’étant pas liquidés, ma libération de la traite dépendait désormais des circonstances. Je résolus pourtant d’abandonner quelque temps la factorerie, au risque de lui déplaire et d’aller le voir à la Havane après un bref séjour en Angleterre. Ce fut pendant l’été de 1839 que je pus disposer mes affaires en vue d’une longue absence et m’embarquer pour Londres sur la goélette Gil Blas. La vie économique que j’avais menée en Afrique et une série de voyages assez profitables me permirent de satisfaire mon désir de visiter Londres, de voir ce qui s’y étale et ce qui s’y dissimule. Deux mois délicieux s’écoulèrent ainsi, puis le jour vint où le sens du devoir m’appela à la Havane ; pourtant je décidai de m’assurer, avant mon départ, le concours de quelque riche Anglais qui m’aiderait à établir et à maintenir à Cape Mount le commerce honnête. Je le découvris en la personne de Mr George Clevering Redman, de Londres, armateur du Gil


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Blas et de deux autres vaisseaux qu’il employait à faire le commerce entre l’Angleterre et l’Afrique. J’avais été présenté à ce digne gentleman comme « un honorable trafiquant de la Côte » mais comme j’estimais qu’aucune relation d’affaires ne devrait exister entre nous tant qu’il aurait de moi une idée à ce point erronée, je saisis la première occasion de me démasquer. Mais, simultanément, je lui annonçai mon inébranlable résolution de renoncer pour toujours à la vie de négrier, de fonder un poste commercial en un lieu heureusement choisi puis, après lui avoir raconté quelle amitié et quels liens m’unissaient au maître de la côte, je proposai d’acheter Cape Mount à son propriétaire africain si cette entreprise paraissait judicieuse à Mr Redman. Celui-ci était un négociant entreprenant. Il écouta ma proposition avec intérêt et, après plusieurs jours de réflexion, m’autorisa à entrer en pourparlers dès que, par des actes, j’aurais fourni la preuve de mon abandon définitif de la traite des nègres. Il fut convenu que nous ne signerions aucun contrat aussi longtemps que j’entretiendrais des rapports avec Don Pedro Blanco ou avec son entourage. Ma liberté recouvrée, je ferais un nouveau séjour en Angleterre puis j’assumerais mes nouvelles fonctions. En débarquant à Cuba, reine des Antilles, je ne trouvai pas Don Pedro d’humeur à accéder à mes idées philanthropiques. Le vieux négrier crut découvrir en moi, je n’en doute pas, un être intermédiaire entre l’idiot et le fanatique. Un bâtiment américain venait d’être affrété pour porter des marchandises à la Côte ; en conséquence, je reçus


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non ma libération de toute servitude mais l’ordre de me rendre à son bord comme subrécargue de l’entreprise. Trois jours après mon arrivée à la Havane je m’embarquais de nouveau pour la Côte, sans espoir de recouvrer mon indépendance, et un voyage de quarante-deux jours me ramenait à New Sestros. Pendant mon absence en Angleterre et à Cuba, mon « chargé d’affaires » avait expédié aux Indes occidentales une cargaison de trois cents noirs qui nous donna un bénéfice de neuf mille dollars. Pourtant cent cinquante restaient encore dans nos baraquements, attendant l’embarquement. La cargaison que j’apportais avec le Crawford fut vite échangée avec les indigènes contre d’autres esclaves et, en l’espace de deux mois, six cents créatures humaines s’entassèrent dans mes parcs à esclaves. Il en était de même dans deux autres factoreries du voisinage et, malheureusement, juste en face de nous, un important renfort de navires de guerre britanniques montait la garde et nous empêchait de nous décongestionner. Pas un négrier n’osait montrer ses huniers au-dessus de l’horizon. En cette saison aucun approvisionnement ne nous venait de l’intérieur. Bien peu de caboteurs s’arrêtaient à New Sestros et, lorsque nos provisions de grains et de vivres commencèrent à s’épuiser, les horreurs de la famine devinrent l’unique sujet d’entretien entre facteurs inquiets. On croira sans peine que tous les efforts possibles furent faits non seulement en vue d’économiser nos maigres réserves mais aussi afin de les augmenter et que nous envoyâmes des bateaux fort loin le long de la côte à la recherche de riz et de manioc. Des prix


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doublés et triplés en étaient offerts et pourtant nos agents revenaient sans les provisions dont nous avions besoin. A vrai dire les indigènes libres étaient eux-mêmes en danger de mourir de faim et, en même temps qu’ils refusaient de se séparer du peu qui leur restait — sans se laisser tenter même par de séduisantes marchandises —ils envoyaient parfois, à mon établissement, des députations en quête de vivres. J’en vins graduellement à reconnaître qu’il me fallait diminuer le nombre de bouches à nourrir. Pour commencer je mis en liberté les vieillards et les débiles que j’avais dans mes baraquements. Pendant quelques jours, cette mesure nous procura un grand soulagement mais, comme j’avais gardé les individus les plus vigoureux, leur appétit réduisit très vite nos rations à un seul repas par jour. Finalement, l’économe me fit savoir que cette ration même ne pourrait guère être continuée au delà d’une semaine. En douze jours, au plus, nos réserves seraient entièrement épuisées. En cette extrémité, je réunis en conseil les chefs voisins et, après leur avoir exposé la situation, je leur demandai leur avis sur la meilleure conduite à tenir lorsque arriverait le jour redouté. J’avais résolu de garder mes noirs jusqu’à la distribution de la dernière ration, après quoi je les mettrais en liberté en les laissant se tirer d’affaire comme ils pourraient. Mais l’idée de mettre en liberté six cents créatures hostiles et affamées remplissait d’épouvante les gens du littoral. Ce serait, me dirent-ils, une cause certaine de combats et de meurtres et ils me suppliaient de ne pas prendre un tel parti sans leur laisser faire, auparavant, tous les efforts possibles pour me


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soulager. Pour commencer, ils proposèrent de débarrasser, tout de suite, mes baraquements d’une grande partie des femmes et de tous les adolescents mâles qu’ils garderaient et nourriraient à mon compte en attendant de meilleurs jours. Grâce à ce système, je fus délivré de l’entretien de deux cent vingt-cinq nègres et la chance voulut que, moins de dix jours plus tard, la visite d’un caboteur ami me permit d’échanger mon beau cotre Ruth contre une cargaison de riz provenant de Las Palmas. Par une heureuse fortune, une semaine après ce secours opportun, les croiseurs britanniques quittèrent notre mouillage pendant plusieurs jours. A peine furent-ils partis que le télégraphe par fumée — tout aussi utile sur la côte d’Afrique à cette époque que le télégraphe électrique l’est à la nôtre — en avertit le célèbre négrier Volador. Grande fut la joie dans les factoreries encombrées lorsque ses signaux furent aperçus au large ! Avant l’aube suivante, sept cent quarante-neuf créatures humaines, entassées dans sa coque de cent soixante-cinq tonneaux, étaient en route pour Cuba.

Cette cargaison d’esclaves fut la dernière que j'embarquai!


ÉPILOGUE

Malheureusement pour « Mr. Poudre à canon » cette déclaration finale n' était pas exacte. En 1847, six ans environ après avoir quitté New Sestros, il fut arrêté par un croiseur américain et accusé d’avoir embarqué une cargaison d’esclaves. En 1854, au moment de la rédaction de ce récit, l’affaire Théodore Canot était encore au rôle de la Cour des États-Unis pour le district sud de New-York. Pourtant, Théodore Canot était probablement sincère, lorsque, en 1840, il résolut de renoncer à la traite des nègres. D’année en année les croiseurs britanniques devenaient plus nombreux, plus vigilants, plus sévères. Une escadre américaine allait venir les renforcer. L’établissement de Don Pedro à Gallinas venait d’être brûlé par une compagnie de débarquement britannique, après avoir été pillé par les indigènes. New Sestros, menacé du même sort par les guerriers du prince Freeman, subissait un blocus permanent du côté de la mer. Le moment était venu de s’engager dans des aventures d’un autre genre. Don Théodore, tirant d’assez bonne grâce sa révérence aux circonstances adverses, se retira donc du commerce qu’il avait pratiqué toute sa vie. Sur un croiseur britannique où il buvait amiclaement avec le commandant, il se rendit à Cape Mount, 295


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le plus charmant des promontoires de la Côte du Vent. Il y débarqua en février 1841 et engagea une longue discussion avec Fana Toro auquel il avait rendu son enfant menacé d’esclavage. Le roi le reçut affectueusement. Ayant acheté le cap pour quelques cents l'acre, Don Théodore s’y établit en qualité de planteur de riz, d’ignames, d’ananas, de bananes, de poivre et de tous les produits de Libéria. L’affaire tourna mal. Les indigènes, qui avaient de nombreuses femmes, beaucoup de vivres et dont les ambitions n’allaient pas au delà, ne consentaient à travailler ni pour lui ni pour qui que ce fût; ils étaient impartiaux. Connaissant sa réputation, les Britanniques lui refusaient la protection de leur drapeau. Les croiseurs ne se montraient plus hostiles; ils lui achetaient ses ananas et ses ignames, mais toutes ses autres initiatives agricoles et commerciales avortèrent. Deux chefs rebelles s’emparèrent du trône de Fana Toro. Finalement, par degrés insensibles, Don Théodore revint à son ancien métier; d’abord, en permettant à d’autres négriers de s’installer sur son domaine, puis, en leur vendant des vivres et des navires et, enfin, par une facile transition, en leur fournissant des esclaves. Les croiseurs britanniques mouillaient encore en face de Cape Mount mais les yoles des commandants ne s’en détachaient plus pour venir lui dire bonjour et lui demander s’il avait des ananas à vendre. « Mr. Poudre à canon » se souvenait de 1847 comme d’une année marquée par deux malheurs. Au printemps, il revint de New-York où il avait fait un court séjour appelé par une affaire qui touchait à la traite. Il était alors subrécargue du navire américain Chancellor qui croisait de façon suspecte devant Gallinas,


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suivi pas à pas par un croiseur britannique. La comédie se prolongea pendant plusieurs semaines puis, tout à coup, le Dolphin virant de bord fit route sur Cape Mount, et envoya une compagnie de débarquement brûler l'établissement de Don Théodore. Les indigènes prêtèrent leur concours avec enthousiasme, piétinant ses cultures maraîchères, coupant les arbres de ses vergers, pillant ses magasins et, encore, ses infortunes ne devaient pas s'arrêter là. Tandis qu'il méditait sur cette injustice, il fut arrêté par un croiseur américain et ramené en Amérique. Son affaire ne vint jamais devant le tribunal. Après plusieurs mois passés en liberté sous caution, il s'embarqua pour l'Amérique du Sud et, là, il parla en termes vagues de tentatives commerciales, sans en expliquer la nature. Nous pouvons conjecturer qu' elles étaient liées à la traite brésilienne, alors en pleine prospérité. Nous pouvons supposer qu' elles échouèrent. Toute cette période de sa vie doit être laissée à la conjecture et à la supposition. Il reparaît en 1853 sur les quais de Baltimore où il est présenté à Brantz Mayer. Ils s'attablèrent ensemble dans une taverne, Mayer, journaliste corpulent, Canot, qui avait dépassé l'âge mûr, maigre, la peau jaunie par d'anciennes fièvres, les membres un peu tremblants dans ses vêtements usés. Tout en vidant lentement son verre, il songeait aux dangers courus, aux fortunes gagnées et disparues, à, la foule des êtres qui se pressaient dans sa mémoire. C'étaient Esther la quarteronne, la fille aux joues de magnolia qui l'avait soigné pendant une fièvre; son associé Joseph qui épousa une princesse noire; Cha-Cha, le roi des négriers, enterré au Dahomey où les prêtres immolèrent


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deux noirs sur sa tombe ; l'épicier cubain, le capitaine irlandais, Mongo John, l'oncle Rafaël, tous aimables compagnons, francs buveurs, hommes à la conscience facile, tous morts maintenant, oubliés à la Havane et tôt disparus des brefs commérages de la côte de Guinée. Après un second verre, il parla de sa première nuit sur le Rio Pongo. De ses plus récentes aventures, de ce qui avait suivi l'incendie de sa plantation, il n' avait aucune envie de parler. Néanmoins, même pendant ces sombres années, nous relevons des traces qui sont, peut-être, celles de Théodore Canot. C'est en l'année 1850, alors que le commodore Andrew Hull Foote, U. S. N., croisait au large de l'Angolq,. A Ambriz, il captura le brick américain Chatsworth, au moment où il se préparait à embarquer plusieurs centaines de nègres. Le subrécargue, qui s'était rendu à terre pour inspecter les esclaves, évita l'arrestation. Pourtant, il écrivit à Foote, en français, une épître enflammée où il expliquait qu'étant sujet italien, il ne pouvait être arrêté comme propriétaire d'un brick négrier américain. On ne peut guère se tromper au sujet d'un tel témoignage; un trafiquant qui écrivait en français, à. un commodore américain, des lettres indignées où il parlait de sa nationalité italienne semble bien n'avoir pu être que le Mongo de Kambia, l'honnête planteur de Cape Mount, autrement dit « Mr. Poudre à canon », capitaine-général et ambassadeur extraordinaire de tous les négriers de la côte africaine. FIN


TABLE DES MATIÈRES

Pages. INTRODUCTION

I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV. 299

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Le mousse Naufrage sur les bancs de Flessingue. . . Cruz del Padre Mon oncle Rafael. Afrique Ma première, mut Mongo John..... . Esther la Quarteronne De l’or, de l’ivoire, des esclaves Fièvre d’Afrique La traversée de l’océan Un mariage royal L’esclavage en Afrique La caravane foulah Cinq cents doublons . Ma bataille avec un brick danois Mitraille et mousqueterie Mon évasion du croiseu britannique.. . . La mort de Mongo John Le sorcier de Matacan L’incendie des baraquements Mutinerie en mer Les « apprentis cubains » Le dernier voyage du San Pablo.. Cha-cha, le prince des négriers Les coutumes dahoméennes

I

1 13 20 36 44 56 64 75 89 97 112 124 130 140 152 160 172 177 186 190 200 206 212 227 234


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XXVI. XXVII. XXVIII. XXIX. XXX. XXXI.

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Pages.

Traversée malheureuse de l'Estrella L’araignée de Gallinas Les vertus de la poudre à canon Ma factorerie de New Sestros Le massacre de Digby Ma dernière cargaison d’esclaves

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ÉPILOGUE

PARIS.

TYPOGRAPHIE

241 251 261 270 284 289

PLON,

8,

RUE GARANCIÈRE

1931. 41250.





CHOSES VUES "LE SPECTACLE DU MONDE COLLECTION PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION

DE L’HOMME" ROBERT DE SAINT

JEAN

DÉJA PARUS :

GEOIS DE L’ISLAM, par U J I.

L'E TRANGÉ du PRÉSIDENT HARDING, a après les souvenirs et le journal de Gaston B. Means, Enquêteur du ministère de la justice. Traduction par Pierre Belperron.

D'ATHÈNES A LA HAVANE VIA BERLIN, par Jean-Louis Vaudoyer.

Souvenirs de Karsavina : BALLETS RUSSES (traduction par Denyse Clairouin). Préface de Jean-Louis Vaudoyer.

LYAUTEY, par André Maurois.


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