Marie JosĂŠ de Belgique
Albert et Élisabeth Mes parents
Il a été tiré de cet ouvrage 20 exemplaires numérotés de 1 à 20.
Comme témoin privilégié, Marie José écrivit plusieurs livres d’un grand intérêt historique sur la maison de Savoie: La Maison de Savoie. Les origines, le comte vert, le comte rouge ( 1956 ), Amédée VIII, la jeunesse ( 1956 ), Amédée VIII, le duc qui devint pape ( 1962 ) et Emanuele Filiberto di Savoia. Un valoroso guerriero, un principe illuminato ( 1994 ). Son chef-d’œuvre reste cependant Albert et Élisabeth, mes parents, où elle consigne ses souvenirs de ses parents d’une manière souvent émouvante et humoristique, mais toujours impressionnante. À travers une foule de détails peu connus ou inédits, elle donne une image surprenante des personnalités profondes d’Albert et d’Élisabeth, ainsi que de leur entourage. Il en va de même de maints événements historiques. Publié pour la dernière fois en 1971 aux éditions Plon, cet ouvrage était depuis longtemps indisponible. Le voici réédité dans sa version originale par la Fondation privée «Témoins silencieux - Stille Getuigen - Stille Zeugen - Silent Witnesses», établie au château de Rumbeke à Roeselaere. Cette Fondation a comme but d’étendre et d’améliorer la connaissance historique de la population via des publications, expositions, cours et d’autres activités similaires.
À mes très chers neveux Baudouin et Fabiola de Belgique
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier tout particulièrement le professeur Henri Bernard, de l’École militaire de Belgique, dont la compétence et la connaissance des événements qui marquèrent la guerre de 19141918 m’ont précieusement aidée dans mon travail. Je remercie également le chanoine Joseph Moerman, secrétaire général du BICE, pour son aide éclairée au sujet de la question flamande, et le prince Stefan Czetwertynski, traducteur avisé des lettres d’Einstein.
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«Au fond de notre cœur le souvenir est plus proche et plus réel que n’était la réalité.» ( Maeterlinck )
AVERTISSEMENT
Ce n’est pas une biographie relatant tous les faits et gestes de la vie de mes parents que j’ai voulu exposer au lecteur, mais bien plutôt un ensemble de souvenirs personnels, étayés par une abondante correspondance, entièrement inédite, des notes d’agenda que je suis seule à posséder, et aussi le témoignage de quelques ouvrages contemporains qui m’ont permis de mieux reconstituer certains faits historiques. Mes impressions d’enfance, à vrai dire, ne sont qu’une suite de tableaux souvent dépourvus de liens entre eux. Leur naturel compensera peut-être l’importance donnée à de petits faits qui pourraient paraître secondaires dans l’ensemble du récit.
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Remarque. Pour la bataille des Flandres, c’est la 4e Armée allemande transportée de la partie orientale du front, et renforcée d’unités nouvelles, qui frappera, de Nieuport à Armentières.
Emplacements des divisions belges au début de la guerre.
Repli belge d’Anvers vers l’Yser.
Axe de progression des Armées allemandes en août 1914.
d’unités nouvelles, qui frappera, de Nieuport à Armentières.
AVANT-PROPOS
Émile Verhaeren a écrit: «La légende transfigure. Elle est plus humaine que l’histoire. Celle-ci se fixe en un texte, celle-là se propage par la parole, se multiplie, s’augmente indéfiniment. Elle continue à vivre… Il est rare qu’on occupe la légende. Pour y parvenir il faut qu’une atmosphère spéciale enveloppe le héros. Il faut que la poésie s’empare d’eux, il faut qu’il y ait matière non seulement à exaltation, mais aussi à la tendresse. En un mot, il faut qu’il y ait amour. «Ce sont les couples qui peuplent les fables immortelles 1.» La légende évoquée en ces termes par Verhaeren fut pour nous, les enfants d’Albert et d’Élisabeth, réalité. Cette réalité, nous aimerions la faire mieux connaître. Tant d’écrivains de talent ont consacré des pages admirables à la vie et à l’œuvre de mes parents. Mais le témoignage de leur fille et la transmission directe de leur exemple peuvent ajouter un éclairage nouveau aux ouvrages qui leur sont consacrés. L’atmosphère familiale de notre enfance, le climat épique des quatre années de guerre, l’ambiance plus «officielle» de l’aprèsguerre, tout cela reste illuminé dans ma mémoire par l’aura qui émane de ce couple exceptionnel.
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Première partie LES ANNÉES FACILES D’AVANT-GUERRE
Chapitre premier
UN GRAND AMOUR
«Bien aimée, c’est comme cela que tu t’appelleras toujours pour moi, car il n’y a que toi qui aies une place dans mon cœur. Et cette place est si grande qu’il n’en reste point d’autre.» ( Extrait d’une lettre d’Albert à Élisabeth )
Les historiens ont tracé de mon père le portrait d’un jeune homme timide, un peu gauche, conscient d’une préparation générale insuffisante pour son rôle inattendu de roi a. Je ne chercherai pas à les contredire, mais j’espère faire découvrir, dans les pages qui suivent, une fibre romantique chez ce Cobourg d’un esprit avant tout réaliste et positif. La précieuse liasse de lettres que ma mère me remit peu de temps avant de mourir ( 1965 ) révèle ce que d’excellents ouvrages n’ont pu dire. Entre Albert de Belgique et Élisabeth de Bavière, un amour profond forma des liens d’une qualité exceptionnelle, liens qui ne firent que se renforcer aussi bien dans les années heureuses et paisibles que dans celles qui furent tragiques et douloureuses. Je ne crois pas commettre d’indiscrétion en publiant des extraits de ladite correspondance. Je pense, au contraire, qu’ils contribueront à illustrer la profondeur et la pureté de leur amour. La première rencontre de mes parents se situe au printemps 1897. Ce fut à Paris, aux obsèques de la duchesse Marie-Sophie d’Alençon b, a Albert de Belgique était le second fils du comte de Flandre, lui-même frère cadet de Léopold II, roi des Belges. Le prince héritier, fils de Léopold II, était mort prématurément, ainsi que le frère aîné de mon père. b Sophie-Charlotte, mariée au duc d’Alençon, prince de la Maison d’Orléans, était une Wittelsbach, une des sœurs de Charles-Théodore, duc en Bavière. Elle était la mère 13
cette noble et courageuse figure qui périt si tragiquement, victime de son sens du devoir, dans l’incendie du Bazar de la Charité où moururent carbonisées plus de cent vingt-cinq personnes. Mon père, alors prince Albert héritier du trône de Belgique, représentait sa famille. Il avait vingt-deux ans. Ma mère, Élisabeth, fille du duc Charles-Théodore de Bavière, d’un an plus jeune, assistait aux funérailles en tant que nièce de la défunte. C’est sans doute à cette occasion que la jeune duchesse de vingt et un ans remarqua le grand et beau jeune homme; elle déclara à ses intimes: «Je n’épouserai que lui.» De son côté, le prince Albert, celui qui devint plus tard le «RoiChevalier», fut bouleversé par celle qui allait être sa compagne pendant trente-quatre ans «pour le meilleur et pour le pire». Mes grands-parents paternels, le comte et la comtesse de Flandre, ainsi que le roi des Belges Léopold II, oncle de mon père, dont l’autorité était incontestable et incontestée, acceptèrent l’éventualité d’un mariage. Ce fut Marie-Sophie de Bourbon-Siciles, dernière reine de Naples et tante de ma mère, qui facilita les premières rencontres des jeunes gens à Saint-Germain-en-Laye où elle résidait depuis son veuvage. Puis, les fiancés se revirent souvent chez le duc et la duchesse de Vendôme en leur hôtel de la rue Borghèse à Neuilly. La duchesse était la sœur aînée d’Albert. Vint alors le temps des longues promenades dans la forêt de Fontainebleau où les deux amoureux pouvaient, loin de toute étiquette, se parler librement. Marchaient-ils sous les hautes futaies ou bien galopaient-ils follement dans les belles allées ombragées qui devaient rappeler à ma mère, écuyère émérite depuis son enfance, ses interminables randonnées dans la fantastique Bavière? Au cours de l’une de ces promenades sentimentales auxquelles, selon les conventions de l’époque, aurait dû assister un chaperon, Albert, la gorge serrée par l’émotion, osa demander à la jeune princesse si «elle pensait pouvoir supporter le climat de la Belgique». Ce fut ainsi, non loin de l’Obélisque qui marque un important croisement de routes, qu’Albert proposa à Élisabeth d’unir leurs destinées. Il l’avoua lui-même à sa sœur Henriette qui prenait à cœur les sentiments de son jeune frère timide et souhaitait son bonheur. d’Emmanuel, duc de Vendôme, qui en 1896 avait épousé Henriette de Belgique, sœur aînée du roi Albert. 14
Un grand amour
Que répondit ma mère? Comment la glace se rompit-elle? Qui fit la demande officielle? Les journalistes et les historiens en ont donné les versions les plus diverses et les plus fantaisistes. Nous, les enfants, avons toujours respecté le secret de nos parents. Les fiançailles furent célébrées dans l’hôtel de Neuilly, le 30 mai 1900. Les fleurs s’épanouissaient dans le jardin sous un soleil resplendissant; les chapeaux garnis de tulle ou de plumes ombraient les visages des invitées. Les hommes, eux, étaient en tenue de ville, car cet événement eut lieu dans l’intimité et la simplicité. Aujourd’hui tout cela s’estompe dans un passé terriblement révolu. Mais, dans les albums de famille au cuir épais et aux ferrures compliquées, les images pâlies nous permettent d’en retrouver le souvenir. Et je sais grâce à elles et aux récits intarissables de Marguerite Strale, la fidèle dame d’atour, que ma mère portait ce jour-là une vaporeuse robe légèrement ivoire à peine décolletée, un simple rang de perles, une toque d’un bleu très doux faite de rubans et de tulle. L’authenticité des sentiments exprimés dans la correspondance que ma mère m’a confiée m’autorise, je crois, à en publier quelques extraits à une époque où l’amour a changé de visage, perdu tout romantisme et beaucoup de sa valeur réelle. En lisant ces lettres, on perçoit déjà de la part de mon père, sous les tendres attentions et les conseils vigilants, une étonnante compréhension psychologique de ma mère dont il avait saisi la tournure d’esprit complexe et dont il savait, le plus souvent, prévoir les réactions vives. La première lettre est datée du 1er juin 1900, au lendemain de leurs fiançailles. Elle est expédiée de Bruxelles où mon père avait dû rentrer immédiatement, et adressée à Neuilly: «Puisses-tu être heureuse comme je le souhaite. Tu pourras en tout cas toujours compter sur mon amour le plus entier et sur ma loyauté absolue. Après t’avoir quittée à Neuilly, tout me paraissait si vide que, même les rues encombrées de Paris me semblaient un désert…» Ce même 1er juin, ma mère écrivait les lignes suivantes: «Il est 11h3/4 passées du soir, je me sens si seule et triste sans toi. Dans ces quelques jours où j’étais avec toi, j’ai appris à t’aimer de tout mon cœur! Vraiment je t’aime tant! Comme je n’aurais jamais cru pouvoir aimer quelqu’un. Tu es si bon et gentil pour moi que cela me touche et me rend heureuse. Tu sais, je ne peux pas bien exprimer ce que je ressens pour toi, mais je crois que tu me comprends. 15
Je me réjouis terriblement de ta lettre de demain. De tout mon cœur, je t’embrasse mon cher Albert…» C’est le commencement d’un échange épistolaire quotidien de ce jour à celui de leur mariage, le 2 octobre 1900. À vingt-quatre ans, mon père possédait déjà cette écriture fine et régulière qu’il garderait toute sa vie et qui rappelle étrangement celle de son aïeul Léopold Ier. Elle dénote un caractère sensible, simple, renfermé, résistant et un esprit extrêmement lucide. Le style est direct, la tournure des phrases dépourvue du maniérisme courant à l’époque, le sens de l’observation et les réflexions sont ceux d’un homme mûr. L’écriture de ma mère, légèrement rétroversée, indique une certaine retenue, une timidité juvénile qui s’atténuera avec le temps à mesure que son caractère s’affirmera et se sentira plus libre de s’exprimer. Comme tous les Bavière, Élisabeth devait déjà contrôler vigoureusement sa vivacité naturelle, sa spontanéité. L’élégance des majuscules et de sa signature dénote un sens artistique développé. Le 2 juin, Albert écrivit: «J’espère qu’il y aura moins de glace entre nous à Munich [ où devait avoir lieu leur prochaine rencontre ] qu’à Neuilly…» Mais très vite, le 7 juin, il se reprit: «Tu m’annonces que toute glace sera rompue à Munich, mais à Paris déjà, surtout le dernier après-midi, il n’en restait plus beaucoup…» Très tendre, il insista: «Je ne sais pas toujours exprimer ce que je voudrais. Je ne suis pas poète. Tout ce que je puis te dire, c’est que je t’aime tous les jours davantage et que mon cœur et mes pensées t’appartiennent…» Ma mère répondit: «Il n’y a pas une heure de la journée où je ne pense à toi et mon seul désir est de te revoir bientôt. De savoir que tu m’aimes me rend si heureuse, et tu peux être sûr que mon cœur est tout entier à toi. Ta fiancée qui t’aime plus que tout au monde.» Le 3 juin, mon père s’inquièta de la maladie de sa grand-mère maternelle, la princesse Joséphine de Hohenzollern-Sigmaringen, née Bade. Cela ne retarderait-il pas leur mariage fixé au mois de septembre? La princesse mourut le 19 juin, dans son château de Sigmaringen, où seraient internés, en 1945, le maréchal Pétain et Pierre Laval, et dont l’immense domaine et les vastes forêts s’étendaient jusqu’au lac de Constance. Le 24 juin, mon père écrivit: 16
Un grand amour
«J’aime beaucoup ta famille et tu peux être sûre que je vivrai toujours très bien avec eux. J’espère que toi, tu aimeras toujours mes sœurs, elles sont ma plus grande affection en dehors de toi… Je me réjouis déjà tant à l’idée de mon prochain séjour à Possenhofen… C’est un si joli endroit et il y fait si “gemütlich”…» Possenhofen, sur les rives du lac de Starnberg, était la romantique demeure des ducs en Bavière. C’est ainsi qu’il répondait à une lettre où ma mère lui avait écrit: «Je te prie de renouveler à ton père et à ta chère mère mes hommages très sincères. Je ne peux te dire combien je me réjouis du jour où je pourrai aussi dire: mon père et ma mère…» Le 30 juin, il évoqua quelques jours passés auprès de sa fiancée: «Pendant ce si agréable mais trop court séjour à Possenhofen, j’ai appris à te connaître encore mieux, et surtout, si je puis te l’avouer, j’ai pu apprécier toutes les qualités de cœur, d’esprit et gentillesse dont ma chère Lisa est remplie et dont les apparences m’avaient conquis dès le premier jour que je l’avais vue. Tu sais, moi, je n’ai pas beaucoup de qualités, mais je puis te promettre en toute sincérité d’en avoir une: celle de tâcher de te plaire toujours et aussi de mériter d’avoir une femme telle que toi…» À quoi ma mère, dans l’euphorie de son bonheur, répondit: «Quand viendra le temps où il n’y aura plus de ces terribles séparations? J’étais si heureuse d’avoir été avec toi. Chaque heure que nous passons ensemble est pour moi le plus grand plaisir qui existe. Je donnerais tous les plaisirs du monde pour t’embrasser. Tout ce qui est agréable passe vite. Chaque fois que je te revois, je t’aime encore plus. Comme je serai heureuse le jour où je ne devrai plus te quitter…» Mon père: «Il doit faire bien beau chez vous, le long du lac. Te souviens-tu de nos promenades et le soir lorsque nous étions assis ensemble? Combien je voudrais revivre ces moments-là…» Puis ma mère: «Depuis que tu es parti, le jardin est si désert et tout est froid. Si je m’asseyais sur notre banc au bord du lac, j’aurais froid et peur de voir des spectres…» Une légende prétendait que Possenhofen était hanté… Mais tout en aspirant à retrouver sa fiancée, mon père travaillait activement à Bruxelles. D’une part, il poursuivait des études, ce qu’il ferait toute sa vie, ne se considérant jamais assez préparé à ses 17
fonctions de roi; d’autre part, il organisait son existence future et, en cela, il devait surmonter plus d’un obstacle… «Ici, j’ai beaucoup d’ennuis avec les installations. C’est étonnant comme en famille, on est rarement du même avis. Je te félicite de n’avoir pas à t’occuper de tout cela, car c’est fort ennuyeux…» Le 27 juin, non sans une pointe d’impatience: «J’ai bien du mal à savoir ce que mes parents veulent faire l’été, et nous voici au 14 juillet, mais on ne le saura pas car mes parents ne le savent pas eux-mêmes. Est-on aussi indécis chez vous? C’est une grande calamité pour les mortels qui dépendent d’eux…» Il ajouta, le jour suivant: «Finalement, ils ont décidé d’aller aux Amérois [ propriété du comte de Flandre en Ardenne ]. Ils y vont malgré eux, par cette fatalité qui entraîne tous les gens indécis à faire ce qu’ils ne veulent pas…» Le 10 juillet eut lieu le mariage de la sœur cadette de ma mère, Marie-Gabrielle. Elle épousait le fils de Louis III, Rupprecht de Bavière [ auquel Hitler devait proposer de régner, offre qu’il rejeta à la grande colère du Führer ]. «Ce seront des moments un peu tristes que ceux du mariage de ta sœur et son départ sera un grand vide pour toi. J’ai vu aussi partir deux sœurs que j’aimais beaucoup. Dans l’existence, les affections sont la seule bonne chose. Le reste est assez décevant; je suis bien triste de ne pouvoir être avec toi maintenant, de ne pouvoir te dire combien je t’aime et voudrais te rendre heureuse. Moi, je vois tout en rose depuis que tu me témoignes tant d’affection et que je crois que quelqu’un m’aime vraiment…» Ma mère répondit: «Je suis très touchée, cher Albert, que tu sois si gentil pour ma sœur, car tu sais que la même affection qui t’unit à tes sœurs règne aussi entre nous, frères et sœurs…» Dans leur manière de déplorer la distance qui les séparait, ma mère s’exprimait d’une façon plus violente: «Je voudrais tellement venir chez toi et t’embrasser en te tirant un peu par les cheveux, je t’aime tant, je sauterais dans l’eau et le feu pour toi…» «Si je pouvais seulement me mettre dans cette lettre et, quand tu l’ouvrirais, te sauter au cou et t’embrasser “wild ”, passionnément, mon bien cher Albert… Je te montrerai que je t’adore et t’aime de tout mon être et je ferai tout mon possible pour t’être agréable… 18
Un grand amour
Je suis tellement impatiente de te revoir, je vais te tuer à moitié en t’embrassant…» Encore plus impatiente: «Je me réjouis tellement de te revoir… Je ne peux plus être sans toi, je me sens trop seule et triste. Tout m’ennuie. Je veux seulement toi et sans cela: rien…» Comme nous sommes loin de la glace de Neuilly! Chacun racontait à l’autre ce qu’il faisait pour que le temps lui paraisse moins long. Albert se passionnait pour les nouvelles mécaniques. Il visita l’Exposition universelle de Paris ( 1900 ): exposition qui devait marquer le formidable essor industriel de la fin du xixe siècle. «Tantôt, écrivait-il, je vais à une expérience de vitesse que l’on fait de Paris à Amiens. Je suis invité par l’ingénieur. Il paraît qu’on ira à des vitesses jamais atteintes jusqu’ici…» Tout au long de sa vie, mon père s’intéressa passionnément aux progrès techniques et à la vitesse, ce qui correspondait chez lui presque à un besoin physique. «Aujourd’hui, on a roulé très vite [ entre Karlsruhe et Rastatt ]. J’ai chronométré 70 km à l’heure. Nous avons fait 5 kilomètres de suite à 60 km à l’heure. Ce matin, en passant très vite un village, une poule a volé à la tête de Jungbluth [ aide de camp ], heureusement que ses lunettes l’ont protégé, il en a été quitte pour un moment d’émoi et un bon choc…» Élisabeth lui répondit: «Je suis très contente que tu aies passé un séjour agréable à Paris et expérimenté ce nouveau moteur sans incident. J’étais un peu inquiète, d’après ta description…» Et elle rivalisait d’audace avec lui, décrivant les belles chevauchées dans sa sauvage Bavière: «Hier, nous avons fait une grande promenade à cheval et de longs galops… Nous ne sommes rentrés qu’à huit heures. Il faisait tellement sombre qu’on n’a presque plus trouvé le chemin…» «Aujourd’hui, on a galopé comme des fous… C’était pire que la dernière fois dans les champs…» «Nous avons fait plusieurs galops sur la grande prairie et sauté au moins dix fois. C’était tout de suite après déjeuner au grand soleil…» Albert écrivit de Paris où il avait accompagné son père, le comte de Flandre: 19
«Hier je me suis promené toute la journée dans l’Exposition. Je suis monté sur la Tour Eiffel… Aujourd’hui, j’irai en ballon. Tout cela est intéressant mais je dois le faire seul. Quel plaisir ce serait en compagnie d’une gentille et jolie femme comme toi!» [ 15 septembre ]. «J’ai été à Vincennes où je suis monté en ballon à 400 mètres, mais il y avait assez de vent et l’on a été très balancé…» «L’Expo est si grande qu’on n’arrive jamais à en voir qu’une partie et que tout y est très difficile à trouver. Ce sont les choses allemandes qui sont les plus belles et les mieux présentées, on voit qu’on n’a ménagé aucune dépense pour assurer à l’Allemagne le premier rang» [ 17 septembre ]. «Ici, il fait une chaleur terrible et une poussière qui rend les promenades fort désagréables dans l’Exposition. Aussi, cet aprèsmidi, je vais faire une course dans les environs sur un tricycle loué» [ 18 septembre ]. «J’ai fait un grand tour en tricycle de Versailles à Saint-Germain. Nous avons ensuite passé la soirée jusque très tard dans les cafésconcerts de Montmartre à entendre des chansons politiques et autres» [ 19 septembre ]. La date du grand jour approchait, mon père ne parlait plus que de leur union imminente: «Il faut que mari et femme trouvent le plus grand bonheur à rester ensemble. Ce doit être la meilleure compagnie recherchée aussi bien pour l’un que pour l’autre…» «Dans la vie, il y a beaucoup de difficultés, toujours, partout et pour tous, mais si l’on est bien unis dans un ménage par un solide amour réciproque, on ne le craint pas et l’on est certain de trouver chez soi le vrai bonheur d’ici-bas…» Toute leur vie, mes parents surent maintenir ces dispositions de cœur. Mon père ne manquait pas d’humour; de temps à autre, il plaisantait: «Enfin, peu à peu, on se rapproche quand même du mariage et alors on ne se séparera plus autant, à moins que l’on divorce!» Il conseillait même: «Je t’engage à profiter vite de ton célibat, le grand jour sera dans deux semaines. Après, on ne pourra plus changer d’avis. Demain, dans quatorze jours, nous serons mariés, c’est un grand pas dans l’existence, espérons qu’il nous réussira à tous deux…» 20
Un grand amour
«Te revoir dans cinq jours et alors ne plus me séparer de toi, nous pourrons bien nous embrasser, sans surveillance cette fois! Dans une semaine nous serons seuls à deux. J’espère que tu ne t’ennuieras pas avec moi, en tout cas je ferai tout mon possible pour t’être agréable…» «Demain, je t’écrirai la dernière lettre… Pour quelque temps j’espère. Les cérémonies de Munich seront courtes, mais ici [ Bruxelles ] que ce sera long et ennuyeux. Mais nous ne pouvons modifier cela. Après-demain nous filerons vers toi, toute la ménagerie [ c’est la famille de Flandre qu’il nomme ainsi ] et son entourage, une vraie émigration! Et pense, nous resterons neuf heures à Würzburg de peur de manquer une grand-messe…» Le même jour, il écrivit encore: «T’envoie le programme des fêtes [ oh combien! ] qui seront données ici à Bruxelles. Tu verras ainsi comment tu dois t’arranger pour tes robes, chose importante… il faut en mettre de belles et de chic…» Mais revenons à la Bavière où aurait lieu le mariage. La veille du grand jour, un dîner solennel réunit dans la salle rococo du palais ducal de Munich toute une foule de dignitaires et de princes. Les jeunes fiancés, tout à leur amour qui allait enfin être comblé, paraissaient bien isolés au milieu de tant d’invités dont ils étaient tout naturellement le point de mire. Le lendemain, on pouvait lire dans la presse: «Vingt jeunes duchesses, vingt chevelures à diadème, gracieuses, scintillantes, oscillent au-dessus de cette royale moisson comme des épis de diamants. Un sang fier, affiné par des siècles d’orgueil et de délicatesse, bleute ces peaux doucement sorties de l’écrin et les dentelles gonflent sur des gorges où dort le lait des rois 2.» Il est difficile d’imaginer qu’on ait pu lire sans sourire ce chefd’œuvre de préciosité journalistique rapporté par Carlo Bronne dans son livre Le Roi sans terre. Le mariage religieux de mes parents fut célébré à Munich le 2 octobre 1900. Toute princière qu’elle ait été, la cérémonie n’en fut pas moins marquée d’un caractère populaire. La famille de Bavière vivait, en effet, très patriarcalement, et nombreuses furent les communes et les paroisses qui tinrent à y être présentes par le truchement de leurs chorales. Celles-ci, réunies, accueillirent le cortège nuptial à son arrivée en l’église de Tous-les-Saints par une hymne de Beethoven. Leur chant éclata au milieu des vivats et des acclamations. 21
Table des matières
Remerciements
6
Avertissement
7
Avant-propos
9
Première partie Les années faciles d ’avant-guerre I II III IV V VI VII VIII IX X XI
Un grand amour Les bâtisseurs d’un État Difficile adaptation Éducation de petits princes Bonne-maman Flandre et les siens Vie d’un prince héritier Avènement au trône Nos demeures Grands-parents Wittelsbach Un roi alpiniste, une reine musicienne Avant la tourmente
11 13 25 33 41 49 57 71 77 85 95 101
Deuxième partie Les années tragiques de la guerre
107
I II III IV V
109 117 127 133 147
L’invasion de la Belgique Le siège d’Anvers La retraite de l’armée belge La mêlée des Flandres Notre vie en Angleterre
VI VII VIII IX X XI
«Lambeau de patrie» La Panne «Lambeau de patrie» Hôpital Océan Soleil toscan et brume flamande Les secrètes tentatives pour épargner le sang Ultimes efforts ennemis et grande offensive alliée Reconquête et Joyeuses Entrées
157 171 187 199 211 227
Troisième partie Les années difficiles d’après-guerre
235
I II III IV V VI VII VIII IX
237 247 255 261 267 275 283 293 303
Laeken, vie de famille Le traité de Versailles et la Belgique Albert Ier et le nouveau monde Vie de cour Réalisations Le bonheur de Léopold L’Italie Amitiés et correspondances La cruelle séparation
Arbres généalogiques
307
Notes bibliographiques
311
Index
312
Les tableaux généalogiques des maisons de Belgique, des ducs en Bavière et des rois de Bavière ont été dressés d’après l’ouvrage du prince Wilhelm Karl von Isenburg, Stammtafeln zur Geschichte der Europäischen Staaten. Le tableau de l’ascendance bourguignonne de la maison de Belgique a été fait par M. Pierre Houart. Le tout revu par M. Eugène-Louis Dumont, à Genève, pour l’édition originale. Les tableaux généalogiques de cette présente édition ont été dessinés par Marie-Rose Crits.
Cet ouvrage a été publié avec le soutien de:
Couverture: Studio Lannoo Mise en pages: MC Compo Photo de couverture: © Archives du Palais royal
Toutes reproductions ou adaptations d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservées pour tous pays. © Éditions Racine, 2016 Tour & Taxis, Entrepôt royal 86C, avenue du Port, BP 104A • B-1000 Bruxelles www.racine.be D. 2016, 6852. 5 Dépôt légal: mars 2016 ISBN 978-2-87386-932-8 Imprimé aux Pays-Bas