SÈTE, 1666 : imaginer un port, faire naître une ville

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1666 Djinn & Christophe Naigeon

Sète

Imaginer un port, faire naĂŽtre une ville

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Foxtrot Livres, éditeurs, 16 rue Garenne, 34200 Sète - France / foxtrotlivres@orange.fr 2

Ouvrage réalisé avec le soutien de la Ville de Sète, de l’EPR Port Sud de France, de la banque Dupuy, de Parseval Studio technique : Emmanuelle Grimaud Imprimerie Soulié, Frontignan


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rois cent cinquante ans ! Que de changements, depuis ce 29 Juillet 1666, sur l’île singulière, alors inhabitée ! Durant trois siècles, les fluctuations de l’Histoire ont déposé sur son rivage, comme des sédiments, en couches successives, des immigrants en quête d’aventure, de travail, de sécurité ou de mieux-vivre. Provençaux, Catalans, Cévenols, Génois, Scandinaves, Napolitains et Calabrais, Majorquins et, derniers en date, Pieds-Noirs ; chacun apportant son énergie, son savoir-faire et sa générosité ; donnant à Sète son originalité dans une Région profondément terrienne ; son caractère de “bande-à-part” et, pourquoi ne pas le dire, quelque peu colonial. Les agriculteurs de l’arrière-pays, pourtant traversé au cours des siècles par des envahisseurs, ne sont jamais parvenus à se déprendre d’une certaine circonspection envers ce peuple cosmopolite, industrieux, tapageur et imprévisible. Colonial, ai-je dit ? Parce qu’à Sète, et ce jusqu’à la fracture de la dernière guerre, on vivait sur le même radeau, sans toutefois confondre les genres, à chacun son territoire, ceux de la pêche à la Consigne ou à la Pointe Courte, ceux du port au Quartier Haut, portant avec fierté la tenue de son état ; après ses classes à bord du Gabès, à Paul Bert, à l’Ecole Pratique, au Cours Secondaire, au Collège ; futurs marins, journalistes, ingénieurs, négociants, amiraux… L’ascenseur social fonctionnait sans panne. Tous Sétois à part entière, que les Joutes de la Saint-Louis réunissaient autour du “Cadre”, au coude-à-coude ; encore qu’on ne vît jamais un honorable membre du Cercle de Commerce défier un docker-charbonnier du haut d’une tintaine ; le spectacle n’eût pas été triste ! Colonies ? C’étaient, en Afrique, en Océanie, en Extrême-Orient, aux Antilles, celles des grands chantiers, des routes, des écoles et des dispensaires ; l’aventure des espaces nouveaux ouverts à des

Préface

Par Claude BONFILS Ancien négociant du port de Sète, ex-Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Sète, écrivain.

hommes jeunes en quête d’action, loin du confinement de la vieille Europe. Elles n’étaient pas encore un sujet de contrition et de repentance. L’Algérie la première, chère entre toutes, dont les cargos de Le Borgne et de Schiaffino, les tankers de Delom et de Chevallier étaient chez nous si familiers qu’on les désignait par leur prénom : le Marie-Louise, le Catherine, le Djerba, le Maguelonne, quand ils accostaient pour décharger leurs cargaisons. La ville était accoudée sur le port et le port traversait la ville. Jour après jour, inlassablement, nous pouvions contempler de nos fenêtres, comme le faisait Paul Valéry, les différents travaux d’un port de mer. Cela semble, aujourd’hui, avoir été un âge d’or. La guerre a passé là, et les Indépendances. Le progrès technique a rebattu les cartes. Le transport maritime a exigé des navires plus grands et des bassins, des quais et des terre-pleins à leur mesure. La ligne de vie de Sète s’est éloignée vers l’Est, comme si son cœur battait détaché de son corps. Nous n’habitons plus la même ville. L’habitat s’est dilaté sur les quais. Les entrepôts et les chais sont devenus résidences de standing et les palmiers du Tourisme triomphant remplacent les grues sur le quai d’Orient. Sur Saint-Clair, les baraquettes à tonnelle sont devenues “villas de caractère avec piscine” ... Mais la nostalgie n’a pas cours chez nous ! Même si, certains soirs d’été, l’appareillage d’un grand cargo dans les lointains de la passe Est, contemplé du musoir du môle, éveille chez le flâneur la nostalgie d’un mythique au-delà des mers. Soyons reconnaissants à Djinn et Christophe Naigeon d’avoir restitué, avec leur sensibilité et leur précision de marins, la saga de notre toujours jeune, ô combien chère, Île Singulière.

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Remerciements

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Francois Commeinhes, Sénateur-Maire de Sète Marc Chevallier, EPR Sète Port Sud de France Hugues Dupuy, Banque Dupuy, de Parseval Claude Bonfils, ancien président de la CCI Alain Degage, historien et tout spécialement pour sa disponibilité Françoise Lopez, directrice, Archives municipales de Sète et Gustave Brugidou, Société d’Études Historiques de Sète Corinne Beaujard, Office de Tourisme de Sète Tiphaine Collet, Culture et Tourisme, Sète Sylvie Desachy, Archives Departementales de l’Hérault Lucien Favolini, Galerie 13 Béatrice Jourde, Sté Delom Portuaire Valérie Pascaud, Médiathèque de Sète Stéphane Tarroux, Musée Paul Valery, Sète Maïthé Valles-Bled, Musée Paul Valery ,Sète Samuel Vannier, VNF, Archives Canaux du Midi Paul Veyan, Société Nautique de Sète ainsi que Jean-L. et Marie-A. Martire André Aversa Gabrielle et Andrea Mignot Loulou Albano Denis Moutte Guy et Sabine Brevet Elian Panigada David Capel André Pourrière Karine et Alain Di Biase Christine Puech Madeleine et Claude Fairant Gérard Réthoré Gaspard Flamant François Roques Brigitte Girard Charlotte Ruffe Patricia et André Gremillet Gilles Suquet Marie-Laure et Patrick Laidet Rebecca Torres Christophe Laurent Micheline Vaudo Marithé Limonge Marc Vincent André Lubrano Numérisations : Héliodès

Sommaire POURQUOI CHOISIR SÈTE ?

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C’ÉTAIT COMMENT, SÈTE AVANT SÈTE ?

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LE CHOIX DU BON ROI HENRI IV

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LE PROJET DU ROI SOLEIL

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CE FAMEUX JEUDI 29 JUILLET 1666

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UN CHANTIER DE 17 ANS

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LE VILLAGE DEVIENT UNE VILLE

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UN RÉVEIL POUR LE MOINS AGITÉ !

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OÙ IL EST QUESTION DE FÛTS ET DE VIN

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UN SIÈCLE AVANT L’OCCUPATION

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HAUTS ET BAS DE L’APRÈS-GUERRE

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ÎLE SINGULIÈRE, PORT PLURIEL

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Sète, fille de roi, pas enfant de marin

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ien des marins ont fait naître des ports. Prôtis le Phocéen a fait Marseille. Mille anonymes, pour trouver un abri ou de l’eau douce, pour créer des comptoirs ou bâtir des places-fortes, ont jeté à terre la semence d’une cité. Mais Sète est unique. Il n’y avait rien sur cet îlot où les seules options étaient de se fracasser sur les rochers ou s’échouer sur les bancs de sable alentours. Les Grecs avaient créé Agde après Marseille, les Romains Narbonne du temps où la baie était ouverte, Saint-Louis mouillait la flotte des Croisades sur les hauts-fonds d’Aigues-Mortes, les Sarrasins ont occupé un temps l’île de Maguelone. Mais, au fil des siècles, le sable a fermé les graus et rempli les étangs. Le golfe du Lion, aux vents rugissants, était la bête noire des navigateurs. Le Languedoc prospère n’avait pas de port. Pour le commerce, et aussi pour la guerre, il en fallait un quelque part à mi-chemin entre Marseille et Port-Vendres. Trois générations de rois de France ont planché sur la question. Leurs ingénieurs ont désigné le tronçon de côte entre l’île de Brescou - au cap d’Agde - et celle de Sète. Pierres volcaniques du mont Saint-Loup à Agde ou roches calcaires dures de la “montagne de Cette”, les deux sites offraient les matériaux et un appui solide pour bâtir des ouvrages portuaires. Henri IV a choisi le côté Ouest de l’île de Sète. Il a commencé à y faire construire deux digues. Projet inachevé par manque d’argent. Son fils Louis XIII a fait dessiner un plan entre l’île de Brescou et la côte. Il est resté sur le papier. Son petit-fils Louis XIV, avec Colbert, le Chevalier de Clerville et La Feuille ont enfin imaginé le bon projet, celui qui a réussi.

Sète est donc née au XVIIe siècle de la vision territoriale d’un monarque bien conseillé, qui voulait placer ici la pièce manquante d’un jeu économique et stratégique bien plus vaste que le diocèse d’Agde qui avait la tutelle de cette île rupestre presque déserte et dont les évêques tiraient jalousement des subsides. Presque simultanément à sa conception, le projet du port de Sète a trouvé une cohérence et une justification supplémentaire avec un projet encore plus ambitieux et d’importance géographique bien plus large : le canal des Deux-Mers pour relier l’Atlantique à la Méditerranée, imaginé et mis en œuvre par Riquet, très vite chargé de la construction simultanée du port de Sète. La France d’alors traversait des guerres, des épidémies, des famines. Ses caisses étaient vides. C’est justement pour cela qu’il fallait imaginer et investir. C’est d’abord avec de l’argent public que le môle Saint-Louis a été construit et que le canal vers l’étang de Thau a été creusé. Le “privé”, industriel et commercial est venu plus tard, de toute l’Europe, profitant des infrastructures réalisées par l’État. Et, peu à peu, la ville est née. D’abord une sorte de “coron” bâti par Riquet pour accueillir les ouvriers du chantier, puis une vraie cité, autour de deux rues et d’une fontaine, puis des entrepôts et des ateliers le long du canal. Et ainsi de suite, avec des hauts et des bas, des abandons, des ensablements, des crises, des destructions… et autant de renaissances. À chacune, la puissance publique a donné l’impulsion, avec une nouvelle vision pour le territoire. La dernière, en 2008. En cela, l’histoire de Sète est une histoire très contemporaine.

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Sète, cité maritime de caractère

Office de tourisme 6

tourisme-sete.com Conseils • visites guidées • billetterie


CHAPITRE 1

Corbita, navire de commerce romain © Navistory

POURQUOI CHOISIR SÈTE ? Pourquoi avoir choisi le site de la Montagne de Sète pour y construire le seul grand port du golfe du Lion ? Les Grecs avaient Agde, les Romains Narbonne, les Sarrasins Maguelone, Louis IX Aigues-Mortes. Alors quelle mouche a piqué Henri IV et son petit-fils Louis XIV pour décider que ce serait au pied de cette colline boisée, cette île presque déserte ? Pour le savoir il faut, comme en toute affaire de navigation, accepter quelques louvoiements : comprendre la mer et les vents, les fonds et les courants, les navires et les marins...

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éditerranée est affaire de navires. L’intérieur des terres n’y est que ce que sont tous les planchers des vaches, affaire de bois, de champs et de villes, avec des routes pour lier tout cela. Mais la mer ! Elle n’a de routes, de distances et de durées que celles que le vent impose. De l’âge de Bronze - il y a plus de cinq mille ans - à la première machine à vapeur flottante imaginée par notre Denis Papin du temps des Lumières, c’est ce puissant homme invisible qui impose sa loi et fait le marin. On dit que la mer est belle, agitée, furieuse... Erreur. La mer ne décide de rien, n’a ni mouvements propres ni états d’âme. La lune lui impose sa respiration profonde - des marées plus ou moins fortes - et le vent ses frissons de surface. Parfois il l’abandonne aux reflets d’argent de la chanson, parfois il y brosse quelques risées, parfois il la cravache à la faire écumer, déferler, briser tout ce qu’elle touche. MÉDITERRANÉE EST AFFAIRE DE VENT

L’un des trente-deux vents du capitaine Négrel s’appelle maestro, Mistral. Il souffle, disaient les anciens, trois, six ou neuf jours de rang. Un proverbe plus précis, annonce que s'il se lève dans la journée, il dure trois jours, s'il se lève la nuit sa durée est celle d'un pain cuit. Avec un record dans les chroniques de quatorze mois sans discontinuer entre janvier 1769 et février 1770 (Galtier, 1984).

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Moins fantasque mais tout aussi violent, d’Est ou Sud-Est, le Marin et tous ses cousins traversent la mer pour apporter la pluie ou le sable du Sahara. Avec le Sirocco, la température monte, l’air devient étouffant, chaud et sec, et une poussière rouge envahit tout. Pour finir, les nuages laissent suinter une pluie boueuse, les “pluies de sang” d’Homère et Virgile. Les chroniques parlent d’une pluie de boue qui boucha les gouttières de Marseille en octobre 1846 (Jaussaud, 1991).

Alors, oublions la mer. Laissons la lune, de peu d’effet chez nous, et parlons du vent. Et là, les riverains de Mare Nostrum sont gâtés. Méditerranée est affaire de vent. De vents. Des centaines de vents. La Roso de touti li vènt que boufon en Prouvènço, rose des vents dessinée par le capitaine Négrel au siècle dernier en dénombre trente deux rien que pour la Provence ! Certains s’appellent Lis Aureto - brises - ou Vent des Dames pour désigner les plus caressants. Mais tous les autres, d’où qu’ils viennent et en quelque saison qu’ils soufflent, savent être impétueux et, surtout, imprévisibles. C’est cela, notre mer. Les vents de terre, secs l’été, glacés l’hiver, se lèvent en quelques minutes. Parfois sur quelques milles seulement. Si les vents de terre, comme le Mistral ou la Tramontane, font une mer plate au bord et hachée au large où ils entraînent les bateaux loin de tout abri, les vents de mer, moins vifs mais qui savent lever la houle, drossent au contraire les navires à la côte, récifs ou hauts-fonds.


Les Romains déclaraient que l’hiver, Mare Nostrum était Mare Closum, mer fermée, interdite à la navigation commerciale et militaire tant les coups de vent étaient redoutés de ces pourtant excellents marins antiques. C’est l’été que les Grecs redoutaient le Meltem, vent du nord qui souffle comme un coup de fouet en Mer Égée. L’INVENTION DE LA MARINE Aujourd’hui, l’image de la Méditerranée est réduite à une peinture à l’huile de bronzage, ses marins à des plaisanciers irrespectueux, ses pêcheurs à des Panisse. Si elle était cette carte postale azuréenne, y mourrait-on sur des Zodiacs pour une traversée de moins de dix milles, des environs de l’antique Troie jusqu’à l’île de Lesbos ? Ou sur des chalutiers entre la Tunisie et l’île de Pantelleria, à peine la distance de Marseille à Toulon ? Le mauvais état et la surcharge n’expliquent pas tout. Depuis Homère, on sait que la Mer du Milieu est inscrite au club des plus trompeuses du monde. Les navires de l’Antiquité ne pouvaient ni chercher l’abri du rivage ni la relative sécurité du large quand il le fallait. Ils ne pouvaient guère s’écarter de la route que leur traçait le vent. Leurs voiles carrées pendues en haut du mât comme un rideau sur une tringle - n’étaient au début qu’une aide aux rameurs lorsqu’un vent aimable en force et en direction le permettait. De progrès en progrès, avec Agamemnon, César, Pyrrhus et leurs flottes militaires, mais aussi entre les marchands du Nil et les commerçants grecs, les amphores et les dolia chargées de vin, d’huile et de grains, la Méditerranée a inventé l’histoire maritime, fait et défait les empires, créé la plus grande puissance économique du monde. Une civilisation maritime y est née malgré ces vents et ces mers casse-bateaux, sans cartes ni boussoles, avec pour toutes Instructions Nautiques des poèmes codés psalmodiés par les marins, dont le plus célèbre est le récit d’Ulysse.

Ailleurs ? Presque rien en Europe à côté de ces milliers et milliers de navires et leurs capitaines téméraires de toute la Méditerranée centrale. Seuls et seulement à l’aube du Moyen Âge, les Scandinaves ont inventé la superbe carène à clins des Langskip dont le Drakkar est le plus redouté. Mais, quand ils débarquent sur les côtes normandes vers l’an 800, Pythéas l’explorateur grec a, mille ans plus tôt sur Artémis à la Flèche, voilier de trente-cinq mètres, passé Gibraltar, découvert les marées et l’Océan jusqu’à la Cornouaille, l’Écosse, Thulé, les premiers icebergs du Grand Nord, le froid, la nuit et le jour sans fin.

Cartographie arabe médiévale. Mappemonde circulaire d’al-Idrîsî. Oxford, Ms Pococke

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Ex-Voto de l’église Saint-Paul de Hyères

SAUVAGE GOLFE DU LION

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Nous disions que le vent emportait loin… Laissons-le maintenant nous ramener vers notre portion familière de la Méditerranée, le golfe du Lion. Lion ? Un fauve qui dort bien tranquille et se réveille brutalement pour dévorer les imprudents. Voilà ce qui le décrit le mieux depuis que le sinus Gallicus des Romains est devenu mare Leonis en Bas-latin, golf dau Leon en Occitan, golf del Lleó, en Catalan. Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie autant que Frédéric Mistral (tiens donc…) dans son Dictionnaire Occitan reprennent la métaphore. Fermons les dictionnaires, ouvrons les cartes marines. Le golfe du Lion commence là où finissent les cailloux : à l’Est, après le petit port

de Carro qui garde l’entrée orientale du golfe de Fos, à l’Ouest, juste avant Collioure où commencent les premières roches des Pyrénées. Près de 300 kilomètres de côte basse et sablonneuse : la Camargue, la baie d’Aigues-Mortes, une succession de lidos, de hauts-fonds et d’étangs, de la Grande Motte au Cap d’Agde, des plages et encore des plages, des étangs en arrière-plan... Vu de la mer, c’est un seul trait qui semble ininterrompu, au ras de l’eau, monotone. Sous la coque, le plateau continental, sable et vase. Si le niveau de la mer baissait seulement de cent mètres, on irait à pied sec de Banyuls aux Saintes-Mariesde-la-Mer. Comme l’heure est plutôt au mouvement contraire, quelques mètres suffiraient pour qu’on loue des pédalos dans les bas quartiers d’Arles, Montpellier, Béziers, Narbonne... comme cela aurait été possible à différentes époques, quand, avant d’être “singulière” l’île de Sète en était vraiment une. Mais nous ne sommes pas encore arrivés là. Continuons la navigation côtière. Que voit-on encore en suivant ce fil de sable bien tendu où tant de villes d’aujourd’hui marchent en équilibre entre deux eaux, à quelques mètres à peine au-dessus de zéro ? : Carnon-Plage, Palavas-les-Flots, Frontignan-Plage, Port-la-Nouvelle, Port-Leucate, Port-Barcarès, Canet-Plage, Argelès-sur-Mer... Rien que des flots, des plages, des ports. Tous récents. Et quoi d’autre ? Des reliefs. En retrait. Les Albères, les Corbières, la Clape, la Gardiole, plus loin derrière Montpellier, le Pic Saint-Loup et, encore plus distantes derrière Arles, les Alpilles. Amers pour les navigateurs, ils ne sont d’aucune utilité pour la marine. Sauf celle qui s’enrichit du transport du vin...


LA PLAGE N’EST PAS UN ABRI Et, les pieds dans l’eau, trois interruptions dans cette plage sans fin : le cap Leucate, la falaise blanche, sa dune fossile et son sable-étalon pour tous les bétons du monde; le mont Saint-Loup (ne pas confondre avec le pic du même nom), vestige d’un volcan éteint depuis 700 000 ans dont le basalte a construit Agde; le mont SaintClair, massif calcaire formé sous la mer du temps des dinosaures et soulevé lors de la formation des Pyrénées. N’oublions pas le minuscule volcan côtier de Maguelone qui aura pourtant sa place dans l’Histoire sous le nom de Port-Sarrasin. Nous y reviendrons. En tout cas, rien de commun avec les rades de Toulon ou de Marseille, ni même avec les baies de Saint-Tropez, Bandol, La Ciotat, Cassis, les calanques, les criques, les îles de Provence où il est toujours possible de trouver abri, quelle que soit la configuration météo. De la Côte Bleue à la Côte Vermeille, rien. Ou presque rien avant la construction des ports artificiels. Le Cap Leucate offre la petite baie de La Franqui, magnifique accélérateur de Tramontane qui ne réjouit que les planchistes, piège mortel par un de ces coups de Marin qui plaisent tant aux surfers. Le mont Saint-Loup, entouré de marécages, était inabordable. Il n’y avait que la minuscule anse de la Conque, demi-cratère émergé, et les dangereux abords de l’île de Brescou, futur repaire de pirates barbaresques. Quant à la montagne de Sète, selon les vents, les bateaux pouvaient mouiller à l’Ouest, dans ce qui est aujourd’hui la baie du Lazaret, ou à l’Est, dans une anse qui est l’emplacement du port actuel, plus particulièrement du “cul de bœuf ”. C’était là le moins mauvais des refuges, à condition de n’avoir pas fait naufrage dans les soixante milles nautiques qui séparent Sète de Carro d’un côté ou Sète de Collioure de l’autre. Et soixante milles à vol d’oiseau, c’était long, avec des bateaux lents, seulement aidés de rames contre le vent. En

deux jours, ou même en un seul pour les plus rapides, il pouvait s’en passer des choses sur cette mer fantasque... Il faut compter aussi les estuaires. Celui du Rhône, bien sûr, avec un vrai port artificiel - aujourd’hui englouti - construit par les Romains au large des actuelles Saintes-Maries-de-la-Mer pour transborder les marchandises des navires marins sur les barges fluviales qui remontaient vers la cité d’Arles, la petite Rome, tant aimée de César. LES FLEUVES, PORTS PRÉCAIRES N’oublions pas les petits fleuves côtiers : Vidourle, Hérault, Orb, Aude, Têt, Réart, Tech... En trop basses eaux l’été, ils deviennent de furieux torrents dès qu’il pleut dans l’arrière-pays. Leurs crues soudaines emportent tout, charrient des arbres, entraînent les bateaux vers la mer ou les déposent sur les talus inondés. Comme un malheur ne vient jamais seul, ces fortes pluies sur les reliefs sont provoquées

11 Vue d’artiste de l’ancien port fluvio-maritime d’Arles en Camargue (l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer est là pour mémoire). ©Jean-Marie Gaussend, CNRS


par le vent marin qui pousse la houle dans les estuaires, empêchant l’écoulement des fleuves qui débordent d’autant plus. Le Rhône a connu des épisodes dramatiques où tempête et crue se conjuguent. Et pourtant, c’est dans l’un de ces fleuves côtiers, l’Hérault, que les marins grecs, les mêmes que ceux qui avaient atterri un peu plus tôt à Marseille, choisissent de créer un comptoir, dans l’idée de sécuriser une escale entre Massalia et le Port de Vénus (Port-Vendres). Il y a là une petite anse qui protège des coups d’Est et facilite l’entrée dans l’embouchure. Avec les basaltes du volcan, ils créent un port et une ville quelques kilomètres en amont. Les dépotoirs - lieux où l’on jette les amphores - sont nombreux dans le cours d’eau et le musée de l’Éphèbe montre de superbes bronzes phocéens. La cité est prospère, on cultive aux alentours la vigne et l’olivier, apportés par les Grecs qui exportent le très lucratif sel tiré des étangs. Mais, très à l’étroit dans un lit trop petit où coulent des eaux trop capricieuses, le site de la cité d’Agde ne sera jamais Marseille.

Amphores dans une épave antique (©CNRS) et au musées de l’Éphèbe d’Agde

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LES GRAUS, ÉPHÉMÈRES CHENAUX Il y a aussi les “graus”, chenaux de communication entre les étangs côtiers et la mer. C’est par eux que les petites marées de la Méditerranée - qui se mesurent en quelques dizaines de centimètres - provoquent des échanges entre les bassins intérieurs et la pleine mer. Lorsque le bassin est important, comme celui de Thau, les courants y sont forts. Ce va-et-vient de l’eau, surtout lorsqu’il est accentué par les vents de terre ou de mer, maintient des canaux assez profonds pour y faire passer des bateaux. Le Grau-d’Agde et le Grau-du-Roi, estuaires de l’Hérault et du Vidourle, ne sont pas de “vrais” graus. En revanche, ceux de PisseSaume à Marseillan, de la Vieille-Nouvelle à Port-la-Nouvelle, de Leucate à Leucate, ou Saint-Ange au Barcarès répondent à la stricte définition. L’entrée de Port-Leucate en est également un, mais plus encore, celui par lequel on embouque l’étang du Grazel pour aller au port de plaisance de Gruissan, donne une idée de ce que pouvait être l’ancien port romain de Narbonne. Au IIe siècle avant l’ère chrétienne, le trait de côte ne ressemblait pas à celui que l’on connaît aujourd’hui. Les étangs, les graus et les lidos n’étaient pas à la même place. Certaines lagunes étaient ouvertes. Ce qui est maintenant l’étang de Bages - ou de Sigean - communiquait beaucoup plus largement avec la mer. Les bateaux pouvaient remonter à l’intérieur des terres jusqu’au contemporain et sympathique petit port de plaisance de La Nautique. Les Celtes y étaient déjà et on y a trouvé les nombreux vestiges du port de Narbo Maritius, colonie romaine créée en 118 avant J.C.. Avec Narbonne qui se développait grâce à la via Domitia, ancêtre de l’autoroute A9 qui reliait l’Italie à l’Espagne, le port de l’étang de Bages a pu devenir le second de l’Empire, juste après celui de Rome, Ostie. Au cours des siècles suivants, malgré des attaques, des conquêtes et des destructions successives, Narbonne a conservé son importance


Une dune formée grâce à une barrière de ganivelles. Photo Djinn & Christophe Naigeon

économique grâce à la voie terrestre. Le port, lui, s’est envasé, l’accès à la mer ensablé. Seuls des petits bateaux de très faible tirant d’eau peuvent maintenant y naviguer. Il ne reste que le grau qui prolonge le chenal de Port-la-Nouvelle. La terre a gagné sur la mer. La même mésaventure est arrivée à Frontignan et Maguelone dont les graus se sont ensablés, mettant fin à leur vocation de ports. LE SABLE, JOUET DES VENTS ET DES COURANTS C’est le moment de parler du sable. Arraché aux côtes par les vagues ou aux berges par les crues, la mer charrie le butin de l’érosion et le redistribue ailleurs au gré des courants et des tempêtes. Sur les côtes ligure et provençale où les eaux sont profondes et les rivages rocheux, le sable se dépose dans les creux. Mais le trait de côte ne s’en trouve pas modifié, sauf dans le cas spectaculaire du double tombolo de Giens. En revanche, sur une côte aussi peu profonde, rectiligne et meuble que celle du golfe du Lion, la mer et le vent maîtrisent parfaitement l’art éphémère de la dune et de la plage, des déplacements massifs de sable par la voie des fonds ou des airs.

Revenons à la carte marine. Léger zoom sur la Camargue entre le golfe de Fos et Aigues-Mortes. Que lit-on ? À l’Est, l’embouchure du grand bras du Rhône. Sur les photos des satellites, on voit très bien le panache jaunâtre de ses eaux qui se mêlent et se dissolvent peu à peu dans le bleu de la mer. En y prêtant un peu plus attention, on voit que ce champignon n’est pas symétrique. Il est très nettement tordu vers l’Ouest. Suivons le mouvement en longeant la côte de Camargue. Elle fait comme deux vagues dont les sommets seraient la pointe de Beauduc avant Les Saintes-Maries-de-la-Mer et la pointe de l’Espiguette avant Aigues-Mortes. Ces deux vagues penchent aussi nettement vers l’Ouest, comme si elles allaient déferler dans les creux de la baie de Beauduc et de celle d’Aigues-Mortes. Ainsi, toute cette partie de la côte semble poussée dans la même direction prise par les eaux du Rhône. Le coupable ? La circulation Méditerranéenne. Pour faire vite, sachez que la Méditerranée est parcourue dans le sens contraire des aiguilles d’une montre par un vaste courant d’eaux atlantiques qui part de Gibraltar, longe la côte Africaine, vire au Proche-Orient et revient par la Turquie, la Grèce, l’Italie pour mourir d’épuisement

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dans les abysses au large de la Catalogne. Dans le détail, il prend ici ou là des raccourcis, fait des tourbillons, mais, lorsqu’il passe devant les côtes françaises sous le nom de courant liguro-provençal, il est encore puissant : mille fois plus que le débit du Rhône. Sa largeur est de vingt à trente kilomètres et sa vitesse de un nœud en moyenne. Celle d’un nageur. Aidé par les tempêtes qui viennent souvent de l’Est ou du Sud-Est, il est assez fort pour modeler le littoral le long duquel il charrie des millions de tonnes d’éléments qui se déposent au moindre obstacle. Comme les piquets des ganivelles retiennent le sable éolien et finissent par former des dunes, les roches, les reliefs, le moindre cap provoquent un tourbillon, un ralentissement du courant et le dépôt des matières en suspension. Observez un coquillage sur le sable un jour de vent : côté au vent, le sable se creuse, côté sous le vent se forme un monticule. Les buttes de Beauduc, de l’Espiguette et de la Grande Motte, mais bien plus encore les volcans de Maguelone et d’Agde, la montagne de Sète, la falaise de Leucate ont ainsi favorisé de grandes accumulations de sable, finissant par fermer les étangs côtiers. Ainsi, une côte échancrée par endroits est-elle devenue presque totalement rectiligne. LES BAIES, INCONFORTABLES HAVRES

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Demandez à Louis IX, dit le Prudhomme, alias le bon roi Saint-Louis. Lorsqu’il veut embarquer pour la septième croisade avec vingt-cinq mille hommes et huit mille chevaux sur trente-huit grands navires et des centaines de plus petits, il est dans la baie d’Aigues-Mortes. Seul abri en cas de coup d’Est, c’est aussi l’un de ces lieux de dépôt de sable. Même si la baie est à l’époque plus vaste, englobant ce qui est aujourd’hui la station de la Grande-Motte, on imagine une telle flotte, là, sans digues et sans quais, au milieu des hauts-fonds où tant de plaisanciers s’échouent maintenant avec leurs petits bateaux. Les

grandes nefs de guerre ne pouvaient s’approcher. Il faut draguer un chenal, le Grau-Louis, organiser des norias de barges pour les charger. C’est alors, dit-on, que sont inventées les joutes. Les chevaliers, pour s’entraîner, se défient non pas à cheval mais en profitant que les barges se croisent. S’il avait pu embarquer à Marseille, Louis IX y aurait déjà trouvé des quais et des infrastructures. Mais la cité de Prôtis n’était pas encore dans le royaume de France. L’été 1248 pour la septième croisade, puis le printemps 1270 pour la huitième, seront les deux seules fois où Aigues-Mortes verra de tels déploiements navals. La neuvième n’aura jamais lieu. La ville fortifiée et ses lucratifs marais salants perdureront, mais le Grau-du-Roi n’ira jamais plus loin qu’un très joli port de pêche. LA MONTAGNE DE SÈTE, SEUL CHOIX POSSIBLE Alors ? Où faire un port ? Où trouver un abri sur ces trois cents kilomètres de côte dangereuse ? Comment assurer la défense maritime des riveraines provinces du Roussillon, du Languedoc et de Provence ? Par où faire la jonction entre le trafic maritime et l’axe routier Espagne-Italie, ses ramifications vers Toulouse et Lyon ? Quel site offre un espace assez vaste pour espérer se développer ? Quelle ville doter d’un port digne de ce nom : Montpellier, Béziers, Narbonne, Perpignan ? Quel endroit offre un abri contre le Mistral et la Tramontane, contre le Marin, contre les vagues trop grosses et les sables trop mouvants ? Quel endroit de la côte présente, directement en bord de mer, des fonds suffisants pour y faire venir des navires de fort tonnage ? Où peut-on trouver, sur place, les matériaux pour une telle construction ? La seule réponse : la montagne, l’île de Sète, ce promontoire boisé qui jouxte la mer, comme le décrivaient déjà les navigateurs Phéniciens.


CHAPITRE 2

Felouque barbaresque

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C’ÉTAIT COMMENT, SÈTE AVANT SÈTE ? Sète était-elle une ville, un bourg, un village avant que le port ne soit construit ? Voilà une question centrale et une source de vives polémiques entre historiens. Nous avons essayé de faire la part des choses, mais, faute de preuves d’évidence et malgré les efforts de certains auteurs pour soutenir le contraire, il est certain que la montagne de Sète est restée une île quasiment inhabitée jusqu’en 1666. Inhabitée, mais pas déserte. La pêche, l’agriculture, la récolte du vermillon sont devenues peu à peu une source de revenus assez importante pour que féodaux et évêques des diocèses environnants s’en disputent l’exploitation et les taxes qu’elle produisait.

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estons encore un peu en mer avant de prendre pied sur la roche ferme de la “montagne” de Sète. Lorsque l’on vient de l’Est, comme pouvaient le faire les marins phocéens vers l’an 600 avant J.C., que voit-on ? Droit devant quand on longe la côte sableuse de la petite Camargue, face-à-face deux massifs de l’arrière-pays de Montpellier : Pic Saint-Loup et Hortus, que la légende dit avoir été séparés par le coup de hache d’un géant jaloux. Mais si l’on fait route vingt degrés plus à l’Ouest, on voit se dessiner une sorte de bicorne sombre, une île arrondie, presque symétrique. Du large, il est bien difficile d’estimer sa hauteur. Elle semble bien grande sur la mer et la côte basse. Pas de doute, c’est une île. C’était une île. Avec une longue histoire. Offrons-nous un petit retour en arrière, passant par des temps où les dinosaures pondaient du côté de Mèze, d’autres où l’on pouvait marcher d’Alger à Sète.

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LE GRAND CARAMBOLAGE À l’époque Jurassique, donc, l’île était plate. C’était le fond de Thétys, l’ancêtre de la Méditerranée qui, en se retirant lentement il y a à peu près 140 millions d’années, a laissé derrière elle une couche de dépôts calcaires épaisse de deux kilomètres. En surface, avant que ça sèche, des boues, des marécages où les œufs de ces géants précurseurs des poules modernes pouvaient tomber sans casse. Sautons quelques épisodes. Quelque quatre-vingt millions d’années plus tard, il y a 65 millions d’années, alors que les dinosaures subissaient une extinction de masse sans qu’on en connaisse encore le coupable avec certitude, se produit un grand carambolage. Se déplaçant dans le sens Sud-Nord, le continent africain, poids lourd géologique, heurte par l’arrière le véhicule léger, la “plaque ibérique”. Projetée en avant contre la solide masse européenne à l’arrêt, elle s’encastre en partie dessous, mais les ailes et le capot se mettent en accordéon : voici les Pyrénées. Un tel choc ne pouvait laisser les environs indemnes. Tout bouge autour du lieu de l’accident : le goudron de la route se déforme, se brise, se soulève. Une de ces cassures collatérales s’est faite ici, plus violente du côté du Pic Saint-Loup, un peu moins pour la colline de Montpellier et le massif de la Gardiole - entre Frontignan et Balaruc - finissant par créer la “montagne” de Sète. Carte de l'Europe méridionale et du Moyen-Orient, montrant les structures tectoniques occidentales de la ceinture alpine. Seules les structures alpines (datant du Tertiaire) sont montrées. © Woudloper


Vue d’artiste de la grotte Cosquer et des pâturages qui auraient pu devenir des posidonies quand la mer est remontée. Dessin de M. Grenet CNRS

PLUSIEURS FOIS UNE ÎLE Mais, pour que cette montagne soit une île, il faut que la mer revienne. Elle l’a fait plusieurs fois. D’abord pendant la période de grand réchauffement climatique des années cinquante (millions avant J.C.). Avec 14°C de plus en moyenne qu’aujourd’hui, plus un glaçon sur terre et des eaux océaniques dilatées au maximum. Puis elle est repartie. Et revenue, laissant au nord de l’étang de Thau des fossiles d’huîtres (déjà...) de quarante centimètres ! Et là, 60 millions d’années après la première collision - il y a 6 millions d’années - le continent africain emboutit à nouveau la plaque ibérique. Moins fort, mais le détroit de Gibraltar se ferme. La Méditerranée devient une lagune qui s’évapore pendant six cent mille ans : une lente marée basse de plus de deux mille mètres d’étiage ! Les premiers représentants du genre Homo, à peine apparus en

Afrique en se distinguant des chimpanzés, auraient pu se rendre à Sète à pied sec sur un gigantesque stock de sel en longeant des lacs de saumure épaisse. Il ne reste un peu d’eau que dans les fosses les plus profondes au large de la Tunisie et au sud de Toulon. Puis le barrage de Gibraltar cède. On imagine le fracas de l’océan remplissant en quelques années cette grande baignoire vide ! C’était il y a 5,2 millions d’années. La vie marine revient autour de la montagne de Sète redevenue une île. Les requins géants et les baleines font leur entrée en Méditerranée avec tous les poissons et les coquillages qui avaient continué d’évoluer en Atlantique. Pour finir ce voyage dans le temps, disons que plusieurs glaciations quaternaires ont fait à nouveau provisoirement baisser le niveau de la Méditerranée. C’est ainsi qu’au pied des calanques de Marseille des hommes ont pu habiter la grotte Cosquer, 37 mètres sous le niveau actuel. À Sète, rien de tel. Au Sud, c’est le plateau continental. Quand la terre était cinq degrés plus froide que maintenant et la mer cent mètres plus bas, du haut de la montagne de Sète on voyait une plaine à perte de vue jusqu’à la grande falaise qui va du cap de Creus catalan au cap Croisette provençal, de Dalí à Raimu. UNE VRAIE ÎLE ET UNE LÉGENDE Notre machine à redescendre le temps fait un grand saut en avant. Sur la montagne de Sète, île ou pas île, il n’y a aucune trace d’une implantation humaine préhistorique. Jusqu’à plus ample informé par de nouvelles découvertes, autant les environs du Pic Saint-Loup sont riches de vestiges des hommes de la préhistoire, autant l’Homo sapiens sapiens est ici introuvable. Alors, sautons tout de suite à une époque où des marins ont pu voir cette île de la mer et se demander si elle pouvait leur offrir un abri. Et là, pas de doute, les lidos que l’on trouve aujourd’hui de part et d’autre n’existaient pas tels qu’ils sont désormais. Sans absolue

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temps des Phéniciens qui ont été, penset-on, les premiers marins à venir par ici, le profond étang de Thau était un golfe dans le golfe. L’île de Sète, si on la regarde de haut, présente un petit cap en direction Nord-Est, la pointe du Barrou. Symétriquement, Balaruc-les-Bains est une autre avancée, vers le Sud-Ouest. Entre les deux, le caillou émergé de Rouquerols où Georges Brassens amarrait le Sauve-qui-Peut pour aller pêcher. Ces trois roches mises bout-à-bout forment une continuité entre le massif de la Gardiole et la montagne de Sète. Avec six mètres de profondeur maximale dans ces parages, on peut facilement supposer que Sète a été à certains moments une presqu’île, liée au continent par une arête rocheuse. certitude, on suppose que dans les temps anciens, avant que l’homme ne déboise considérablement les bassins versants et les berges des grands fleuves côtiers, la mer ne transportait pas autant de matériaux solides. Avec la déforestation généralisée qui a permis à l’agriculture et à l’élevage de Carte du monde et portrait de Strabon s’étendre, les pluies et les crues violentes du climat méditerranéen ont arraché à la terre des matériaux en quantité suffisante pour ensabler tout ce qui pouvait l’être. Au 18

DE L’ATLANTIDE À STRABON… Mais il y a quelque chose de plus excitant. Certains géologues pensent qu’il y a eu un affaissement entre la Gardiole et Sète, provoquant l’abaissement du fond du bassin de Thau, exceptionnellement profond pour la région, et l’enfouissement d’un petit massif dont le rocher de Rouquerols aurait été le sommet. C’est là qu’arrive la légende. Cet effondrement aurait englouti une ville du nom de Thau. Hélas, l’idée d’une Atlantide sétoise est entachée d’un évident anachronisme. La terre n’a pas bougé ici depuis que les volcans d’Agde


et de Maguelone se sont éteints il y a 600 000 ans ! Une ville ? Alors, quelles sont les premières traces de présence humaine ? Il y a deux manières de savoir si des humains ont habité quelque part : soit on exhume des indices matériels - outils, anciens feux, restes de repas, peintures rupestres, tombeaux, ruines d’habitat... - ou bien, pour la période historique, on trouve des textes, des cartes, des monnaies qui portent un nom... Curieusement, pour Sète, les textes parlent en premier. Personne n’y a laissé de trace avant l’invention de l’écriture que possédaient les Phéniciens, venus avant les Grecs en bateau du Liban pour essaimer jusqu’en Espagne. Même si leurs routes maritimes commerciales régulières suivaient plutôt la rive Sud de la Méditerranée, ils étaient assez bon navigateurs pour l’explorer toute entière. …DE PTOLÉMÉE À VÉNUS ET AGATHÈ Alors, quelles traces écrites à défaut de vestiges matériels ? En 1844 un archéologue, M. Thomas, écrit que le nom de Settim ou Chettim qui, en langue phénicienne signifie “un lieu élevé et boisé au bord de la mer” a été utilisé par les Phéniciens pour désigner Sète et que, donc, il y aurait eu là une implantation primitive. Sous réserve qu’il se soit agi de la montagne de Sète et que celle-ci, sous cette appellation - applicable à bien d’autres endroits - ait désigné un amer pour la navigation, cela n’implique pas que ces marins et des habitants permanents s’y soient installés. C’est ailleurs qu’il faut chercher. Le témoin suivant est un géographe grec né en -64 avant J.C. alors que son pays était tombé sous le contrôle de César. Grand voya-

geur, Strabon a écrit en dix-sept volumes une Géographie de l’ensemble du monde connu à l’époque. Dans le Livre IV, il décrit le golfe du Lion : « Le golfe est double car l’arc qu’il décrit est divisé en deux golfes par le cap Sition et l’île Blascon qui en est voisine. » Cette fois, pas d’équivoque, il s’agit bien de la montagne de Sète et de Carte du monde et portrait de Ptolémée l’île de Brescou, devant le volcan d’Agde. Un peu moins d’un siècle plus tard, Claudius Ptolemaîos, citoyen romain un peu Grec, beaucoup Égyptien et surtout géographe connu sous le nom de Ptolémée, fait de Sète la même description que Strabon et précise sa situation dans le golfe du Lion : « Après 19


CETUS, SETTIM, SITION, CETARIUM, CETTE, SÈTE... L’étymologie de Sète est fort variable... Une première version se fonde sur la forme de la colline qui ressemblerait, dit-on, à une baleine. De là à dire que son nom vient de Cetus, le cétacé des latins, devenu Ceta, Cète ou Cette comme on le lit sur les cartes anciennes... Les armes de la ville attribuées par Louis XIV portent un animal marin plutôt imaginaire. Légende ? D’autres sources plus sérieuses font remonter le nom de Sète au temps des phéniciens : Settim. Dans la langue de ces marins qui fondèrent Agde six siècles avant notre ère, ce mot désignait un promontoire boisé au bord de l’eau. Explication plus prosaïque : un repère à la navigation, un amer ? La racine Sigè qui aurait donné Sigion, autre nom d’origine punique attribué à Sète qui signifierait “silence” et décrirait donc ce lieu comme désert. Une quatrième explication penche pour Cetarium, le vivier. Les premières populations qui se moquaient pas mal d’avoir la vue sur la mer n’habitaient pas le mont Saint-Clair mais les bords poissonneux du bassin de Thau. Les Cetarii auraient été des mareyeurs gallo-romains, devenus plus tard Setori, nom que l’on donne encore aux Sétois et à leur parler. Si l’on fait la synthèse des trois, Sète serait donc un promontoire boisé au bord de l’eau, silencieux, en forme de baleine, au pied duquel vivent des pêcheurs. De tout cela, on se doutait un peu... À l’époque moderne, son nom s’écrivit d’abord comme aujourd’hui : Sète. Puis ce fût Cette. En 1928, l’orthographe officielle redevînt Sète pour ne pas être confondue avec un pronom démonstratif comme le chantait Geaoges Brassen, l’enfant du pays.

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le temple de Vénus [Ndlr : Port-Vendres]... », écrit-il en énumérant ensuite chaque embouchure de fleuve dont il donne scrupuleusement longitude et latitude, il arrive à « l’embouchure du fleuve Arauris [l’Hérault], la ville d’Agathè [Agde], le mont Sétion [Sète], ... etc. » Jusque là, il n’est jamais fait mention d’habitants ni d’aucune implantation humaine sur cette colline. Confirmation, à la fin du IVe siècle, Rufus Festus Avienus, romain de Toscane et haut-fonctionnaire autant que poète, écrit les Ora Maritima qui décrivent - en vers, s’il vous plaît - les côtes Méditerranéennes avec force détails : « Sur

le continent et au pied des montagnes, s’étendent des côtes sablonneuses et des rivages privés d’habitants. Là, le mont de Sète dresse son sommet élevé : sa cime est ombragée de pins et sa base se perd dans le Taurus [étang de Thau].». Il précise un peu plus loin : « Les Ligures se sont établis sur les bords de la Mer Intérieure [la Méditerranée], loin de l’arx Setiena [le sommet de Sète] et de ses roches escarpées. » De Sétois, il n’est pas question. Pourtant, certains auteurs ont absolument voulu prouver qu’il existait là une ville. À défaut de trouver la moindre trace matérielle qui le prouverait, c’est encore une fois dans les textes qu’ils ont cherché... et commis de grosses méprises géographiques. À LA RECHERCHE DE L’HOMO SETORI L’un a confondu Sète avec Setia, ville près de Rome, fondée deux cent soixante ans avant que n’existe la Gaule narbonnaise... un autre y fait état d’une grande bataille entre Francs et Wisigoths qui, en fait a eu lieu à Ceuta, près de Gibraltar ! Un autre a même dit que du nom de Sète avait découlé celui de toute la province de Septimanie et que, par conséquent, il devait bien y avoir là quelque chose d’importance. Joli raisonnement à rebours ! Autre légende : comme Mèze, Agde, Lattes et Maguelone, une ancienne ville de Sète aurait été rasée en 737 par Charles Martel à la poursuite des Infidèles et, en passant, des biens de l’Église. Or, à l’époque, tout était consigné par écrit et de trace de ce haut fait, aucune. Il aurait fallu que Charles “le Marteau” qui écrasait tout soit aussi “le Nettoyeur”, pour effacer - ici exceptionnellement - toute trace de la destruction d’une ville, ce qui ne fut jamais le cas ailleurs. Ce qui est certain, c’est que des historiens et des archéologues plus ou moins sérieux se sont sévèrement empoignés et, dans leurs écrits académiques, se traitaient volontiers d’incompétents, d’approximatifs, de menteurs, sinon de fabricants de preuves...


ENFIN, DES ROMAINS DANS LES BAINS ! Pas de ville ne signifie pas qu’il n’y a jamais rien eu avant la construction du port en 1666. Ni Phéniciens ni Grecs n’ont laissé de traces ici, les Romains oui. La Narbonnaise était d’une telle importance pour Rome qu’il eût été étonnant que Sète échappât à leur influence. Tout autour, il n’est pas un village qui ne porte leur marque, notamment tous ceux qui se terminent en “argues”, ce qui signifie la villa de Untel - Quintillargues signifie la ferme de Quintillius. À Sète, rien de tel. Pourquoi établir une ferme sur une île ? En revanche, il y a des sources et les Romains prisaient les thermes. C’est au Nord-Est de l’île, face à Balaruc et ses bains bien connus qu’on a retrouvé les traces évidentes d’un établissement balnéaire. Les archives font état d’une source chaude, comparable à celle de Balaruc, découverte par un particulier en 1775. Ce dernier, voulant sans doute en tirer profit, creusa, creusa et finit par atteindre une autre source, froide et saumâtre, qui se mélangea à l’eau thermale, gâchant le site. La source a été redécouverte en 1872 et exploitée modestement - sous le nom de Source des Métairies Saint-Joseph, puis abandonnée. Dans les années 1960, il fut question de la réexploiter, mais elle avait été polluée. Fin de l’histoire thermale de Sète. Des fouilles ultérieures dans ce même quartier des Métairies ont exhumé un four de potier, des tombeaux, des bassins à saumure pour faire le garum. Certaines sources du XIXe siècle font état, sans preuve irréfutable, d’un sémaphore romain au sommet du Saint-Clair. Qu’il y ait eu sur l’une des rares hauteurs des environs un fanal destiné à alerter les troupes romaines d’éventuelles invasions par la mer est fort logique. Tout autour de la Méditerranée occidentale, il y avait de ces “tours génoises”. C’est plutôt leur absence sur le promontoire de Sète qui serait étonnante. Mais où ? De vestiges, point. D’autres constructions occuperont ultérieurement ce sommet, finissant d’effacer ce qui aurait pu exister du temps des Romains.

Vient la question des dates. Quand les Romains sont-ils venus prendre des bains dans les sources chaudes de Sète ? Quand ontils installé une vigie sur le toit du Saint-Clair ? Difficile à dire, car parler des Romains en Languedoc, c’est embrasser cinq siècles et demi d’histoire, de la fondation de la Narbonnaise romaine en -118 à l’arrivée des Wisigoths à partir de 406. Des centaines de médailles ont été trouvées dans les anciens thermes des Métairies. Hélas, elles ne permettent pas de dater précisément la présence romaine en ces lieux. Les plus anciennes sont attribuées à l’Empereur Auguste qui, juste après César “dictateur à vie”, fut le premier Imperator, contemporain de la naissance de Jésus. Les plus récentes remontent à Constantin III, empereur usurpateur qui régna brièvement à Arles en pleine déconfiture de l’empire sous la pression des “barbares” et fut exécuté en 411. La fourchette reste large. LE TEMPS DES INVASIONS BARBARES Mais cela nous apprend qu’après les années 410, il n’y a plus de traces de Romains dans les bains de Sète alors que l’Empire va longuement agoniser jusqu’à la destitution en 476 de son dernier empereur qui porte le nom de Romulus... Ironie de l’Histoire ! Mettons cela en face d’une autre date, 408 : la ville d’Agde est ravagée par les Vandales. Comme leur nom l’indique, ils pourraient avoir aussi vandalisé ce qu’il y avait de romain sur le mont de Sète, avant de repartir, comme un feu de brousse, vers l’Espagne et l’Afrique. Et les Wisigoths sont arrivés. Ils venaient de piller Rome, mettant symboliquement fin à l’Antiquité en 410. D’eux à Sète, des sources archéologiques du XIXe siècle font état de restes de tombeaux creusés dans la roche au lieu-dit des Pierres-Blanches. Rien d’autre. Leur capitale était Toulouse et leur intérêt les portait vers l’Espagne, à la suite des Vandales, eux aussi d’origine scandinave. L’éternel tropisme des Nordiques pour le Sud, dirait-on.

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COMMENT POURRAIT-IL Y AVOIR UNE VILLE ?

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Carte Galiae Narbonensis ora marittima par A. Ortelius 1570. Archives départementales de l’Hérault

Se ferme ici un chapitre de l’histoire de Sète. Il a donné lieu à des controverses chez tous les auteurs que nous avons lus. Faute d’indices matériels probants, pour fonder leurs théories, ils ont beaucoup joué sur les noms, l’étymologie, la toponymie, les traductions d’écritures Phéniciennes nées à l’âge du Bronze jusqu’au Latin le plus décadent… Alors, habitée ou pas, la montagne de Sète ? Pour tous ces historiens, archéologues, géographes, ingénieurs, hommes de lettres de toutes les époques, que voulait bien dire une ville, un bourg, un village quand le territoire de l’actuelle France avait sept millions d’habitants en l’an 1 ? Une poignée de maisons autour des thermes des Métairies, des artisans potiers, des tailleurs de pierre, des pêcheurs, un campement militaire pour surveiller la côte du haut du sémaphore, on peut tout imaginer. Mais une cité répertoriée comme telle, avec son administration et son commerce ? L’absence de preuves est-elle la preuve de l’absence ? On n’en sort pas. Alors faisons appel au vieux bon sens marin. Revenons aux cartes. Lidos ou pas, des Phéniciens aux Romains et même aux XVIe et XVII e siècles (cartes de gauche et ci-dessous) Sète est une île, ou une presque-île, ou une île intermittente. Au mieux, elle est accessible par des bancs de sable nomades, coupés de graus. On voit mal comment il serait possible d’y tracer une route, d’y construire le moindre pont pour y faire passer une voiture à cheval. Pour rejoindre Mèze ou Balaruc, il n’y a que des barques. L’île est un gros caillou abrupt avec quelques lopins de terre fertile, insuffisants pour nourrir un bourg important. Le côté mer, battu par les vagues, n’est qu’un abri, pas un port. Certes, la pêche est fructueuse. Pline raconte comment, à l’instar des Imragen du banc d’Arguin en Mauritanie, les pêcheurs de Thau se servent des dauphins qui pourchassent les poissons pour capturer


au filet daurades, muges et loups au passage des graus. Mais cela n’est pas une industrie qui ferait vivre une cité. Alors que sur la terre ferme il y a une voie importante, des villes commerçantes, industrieuses, fortifiées, avec des foires et des marchés, des bourgeois, de l’argent qui circule, des cités qui portent le sceau du pouvoir, avec un arrière-pays fertile où coulent huile et vin, où poussent grains et fèves, des fleuves pour irriguer mais aussi faire circuler des marchandises. Non, à cette époque-là, Sète n’a aucun atout dans la compétition des territoires, elle reste au bord de la route du développement. Qui aurait l’idée saugrenue d’y faire une ville ? Il faudra attendre encore longtemps pour que de grands esprits fassent de ses défauts une vertu, partent de cette page blanche pour dessiner un grand projet. Mais nous n’en sommes pas là. Des temps troublés nous attendent encore.

LE SILENCE DES PREMIERS SIÈCLES CHRÉTIENS Silence. Phéniciens disparus, Grecs, Celtes et Gaulois romanisés dilués dans l’Empire défait, Romains barbarisés, Narbonnaise vandalisée, Wisigoths habités de desseins plus vastes et plus lointains que l’île de Sète et ses quatre kilomètres carrés, celle-ci retourne au silence et au désert, le Sigè, ainsi que les marins d’il y a cinq mille ans l’auraient, dit-on encore, décrite. Au Ve siècle, Neptune n’agite plus depuis longtemps son trident en Méditerranée. Le monde devient monothéiste. Juif, puis chrétien. Dès 314, Constantin 1er, premier empereur romain chrétien, convoque seize églises gauloises en concile à Arles et, en 380, impose le christianisme comme religion officielle. Le Pape Sylvestre 1er (celui de la Saint-Sylvestre), s’il ne fut que le trente-troisième depuis Détail d’une carte du Languedoc XVIe siècle. Sète était bien une île. BnF.

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les origines, a régné sous cet empereur et fait construire Saint-Jeande-Latran et Saint-Pierre de Rome, Sainte-Sophie de Constantinople - dans sa version primitive - et le Saint-Sépulcre de Jérusalem au nom duquel seront organisées plus tard les Croisades. La Septimanie est encore pleine de fervente dévotion pour les martyrs des premiers temps, emprisonnés, torturés, décapités, dépecés, écartelés, brûlés, transpercés, jetés aux lions des arènes, qui réalisent des miracles posthumes et dont les reliques sont pieusement conservées dans les édifices religieux qui se multiplient. L’Église s’organise, se hiérarchise, s’institutionnalise, se mondialise et s’enrichit : au moment où l’Empire romain disparaît totalement, la Gaule compte plus de cent évêchés dans ses principales cités. Dans les campagnes se multiplient les monastères et les ordres religieux. Mais de Sète, il n’est pas question. Silence. Sigè. Pourtant, une île voisine, le volcan-vestige de Maguelone, mène une vie intense. Le roi Wisigoth Lieuba a remarqué cet îlot sur l’étang côtier de Melgueil (Mauguio). Pour ce peuple de redoutables caMalgré la fermeture de son accès à la mer, Maguelone est restée une île. ©OT Palavas

valiers qui n’avaient que peu d’intérêt et de compétences pour la mer, le lieu semble propice à créer une place forte, usant des étangs comme de douves naturelles plutôt que d’un bassin portuaire. C’est un lieu stratégique un peu en retrait de la via Domitia, bien protégé des incursions venues de la mer comme de la terre. Lieuba y créé un hameau qui deviendra la cité de Villeneuve-lès-Maguelone. En 589 (première date attestée), ce roi chrétien y fait consacrer un évêque, Boèce. L’évêché de Maguelone commence sa longue et tourmentée histoire. Mais, au début en tout cas, une histoire terrestre. À Sète, toujours rien. Rien de connu car, comme l’écrit Émile Bonnet, de la Société Archéologique de Montpellier en 1894 : « aucun document, aucun indice, ne nous permettent de reconstituer l’histoire de Cette du Ve au IXe siècle. (...) Il est probable, toutefois, qu’au moment de l’incursion sur nos côtes des Sarrasins d’Afrique et d’Espagne, c’està-dire au commencement du VIIIe siècle, certains pirates durent s’établir sur notre île (...) vraisemblablement attirés par la situation isolée de la montagne de Cette et ses épaisses forêts de pins qui leur offraient de sérieuses garanties de sécurité. » Sa vocation portuaire devra attendre encore... un bon millénaire. PENDANT CE TEMPS-LÀ , LES BARBARESQUES

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Pirates ! le mot est lancé. La Pax Romana est finie. Les galères de l’empire ne font plus la police sur la mer. Les pirates reprennent du service avec des bateaux très différents des galères des Phéniciens, des Grecs et des Romains. Inspirée de certains navires nilotiques qui servaient à transporter des pierres sur le fleuve, la felouque et ses cousines de différentes tailles et nuances, en est l’archétype. Carène “pointue” à l’arrière, plus ou moins effilée selon l’usage, rarement pontée, sauf à l’avant, elle a deux caractéristiques fondamentales eu égard aux bateaux gréco-romains : un gouvernail d’étambot - fixe dans l’axe du bateau - et la voile dite “latine”, triangulaire avec une


flèche inclinée, un ou deux mâts, permettant de remonter au vent, plus ou moins aidée par des rames. La famille Felouque (voir la gravure ci-contre) a eu une longue carrière, notamment pour la pêche au thon à la madrague en Provence jusqu’au XIXe siècle. Agile, rapide, facilement échouable, c’est le bateau idéal pour les pirates qui attaquent les lourds navires marchands, approchent des côtes par surprise pour les razzias et prélever leur lot d’esclaves, se cacher facilement dans les criques, entrer dans les graus... Une flottille de tels bateaux, avec des marins-combattants, est extrêmement efficace et dangereuse. Les pirates qu’on appelle alors barbaresques parce qu’ils viennent de Barbarie, pays des Berbères - le Maghreb -, sont, selon la formule consacrée, “sans foi ni loi”. Sans foi, ils ne le seront pas toujours. Car survient un autre phénomène, le troisième volet de la généralisation du monothéisme autour de la Méditerranée : la naissance de Mahomet en 570 à la Mecque, la visitation et la révélation au prophète par l’archange Gabriel (Djibril), les débuts et l’expansion fulgurante de la religion musulmane, jusqu’en Afghanistan d’un côté, vers l’Espagne et la Gaule de l’autre, et, en Septimanie, jusqu’à Nîmes. ÉVÊQUES, COMTES, PAPES, ROIS S’Y INTÉRESSENT Barbaresque, mauresque, sarrasine, sarde, napolitaine, byzantine et même viking, la piraterie ne cessera qu’au XVIIIe siècle. C’est dans cette atmosphère de concurrence religieuse et d’insécurité maritime que va se développer peu à peu cette partie de la Méditerranée où le pouvoir de l’Église catholique romaine s’organise plus vite et plus efficacement que la gouvernance civile. Et Sète, dans tout cela ? Sur la montagne de Sète, toujours pas d’implantation significative. Aucun texte d’époque ne donne d’indications sur une quelconque organisation humaine autre que des maisons de pêcheurs en bordure de l’étang de Thau.

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Ce que l’on sait est que l’île fait partie des possessions de l’abbaye d’Aniane. C’est par un document officiel - une bulle - datée de décembre 1154 que l’on apprend qu’il y existe une église, consacrée à un saint Dié : l’archimandrite de Constantinople ou le martyr de Césarée (Turquie) ? Quoi qu’il en soit, la fête de ce saint patron a lieu le 12 juillet. Une hypothèse avancée par certains auteurs est que Raimond de Saint-Gilles, de retour de la première croisade, rapporta les reliques du saint homme - celui de Césarée - et les confia aux bénédictins d’Aniane qui les offrirent à la dévotion des fidèles dans une église construite à Sète. Mais quels fidèles ? Il n’est toujours pas fait mention d’un bourg. L’île de Sète reste une île déserte. Ou presque. Pourtant, son histoire se complique. Elle a de nombreux prétendants : les ”propriétaires” religieux d’Aniane et ceux qui règnent sur le diocèse, les évêques d’Agde, eux-mêmes enviés par ceux de Maguelone, et aussi ceux qui prétendent à la suzeraineté territoriale, les vicomtes d’Agde, jalousés par les châtelains de Frontignan sous la tutelle des rois de Majorque installés à Perpignan... En 1183, deux frères, Guillem et Bernard des Frontaines (de Fontaniis), rachètent ou se font donner les terres de l’île par leurs différents ayants-droits dans le but d’établir un monastère dans l’île. Alors, entrent en scène deux nouveaux acteurs, le Saint-Siège de Rome et le roi de France, sollicités pour le projet. On pourrait penser que cela va mettre tout le monde d’accord. Non, le projet attise les querelles. Les empoignades sont si violentes que l’idée du monastère est abandonnée. L’un des frères cède ses droits à l’abbaye d’Aniane, l’autre aux religieux de Saint-Ruf à Valence. L’affaire devient alors internationale. Et cela va durer. Pendant des siècles, dans les couloirs des palais et des abbayes, on revendique, on se chicane pour tracer les limites territoriales. Finalement, les évêques d’Agde auront la propriété de la montagne de Sète jusqu’à la Révolution. La question restera toujours de savoir où commence et où finit ce territoire, entouré de rivages si mouvants.

Pendant ce temps, à part la petite église Saint-Dié visitée par des pèlerins, toujours rien de significatif n’est construit. La chapelle primitive qui se trouvait du côté des Métairies, sera remplacée plus tard par une nouvelle, sous le nom de Saint-Joseph, peu de temps avant 1666. Mais, jusqu’au bout, il n’y aura aucun ensemble de constructions susceptibles de justifier le terme de village. La montagne de Sète est toujours dans le silence de sa pinède ou le fracas des vagues. Cependant, dans un texte juridique de 1292, il est question pour la première fois d’un port que les auteurs nomment tantôt port Pandiau, tantôt port Baudran, quelque part entre le cap de Sète (le théâtre de la Mer) et la Consigne (la criée). C’est un abri naturel où les pêcheurs viennent tirer leurs barques. Il y a si peu de “ports” sur cette côte qu’une grande importance est attachée au moindre endroit où l’on peut faire entrer un bateau, voire un petit navire de commerce. C’est le cas pour Frontignan qui commence à développer des échanges fructueux avec l’arrière-pays grâce à un grau qui permet d’entrer dans l’étang de Thau, de naviguer vers Balaruc. UN “PORT” ET DES BORNES FANTÔMES Du coup, pour s’approprier l’usage de ces endroits précieux, comme par miracle, les bornes de pierre reconnues dans les textes juridiques disparaissent dans les sables, les panonceaux royaux sont déplacés ou escamotés avec d’autant plus de facilité qu’il est toujours possible d’en accuser les tempêtes... Pourquoi s’écharpe-t-on ainsi ? Il doit bien y avoir quelque richesse dans cette île. Puisqu’il est acquis qu’il n’y a jamais eu plus important que les constructions en dur des thermes romains et leurs annexes, puisqu’il n’y avait pas de port économiquement significatif et pas de lien commode avec les réseaux routiers et commerciaux du continent, c’est ailleurs qu’il faut chercher les raisons de l’intérêt porté à la colline de Sète. Et donc, parmi les richesses propres de l’île.


Ces deux cartes sont antérieures à la création du port de Sète et à la mise en service du Canal des Deux-Mers que l’on voit se jeter dans l’étang de Thau au lieu-dit les Onglous. La première donne une idée de l’étendue du diocèse d’Agde qui se termine à l’Est là où est représenté le pont de la Peyrade . Cet endroit, avant la construction de la chaussée à sec par Riquet, était sujet à des litiges frontaliers avec le diocèse de Montpellier auquel Frontignan appartenait. La seconde montre la situation du fort Brescou sur son îlot et l’étang de Luno qui sera un important salin et qui deviendra le port et la cité balnéaire du Cap d’Agde. Louis XIII voulut déjà y faire un port en construisant des digues pour relier la terre ferme à Brescou. L’Est du cap de Sète fut finalement choisi.

Carte du diocèse d'Agde, extraite de Diocèses de la province du Languedoc (1781)

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POURQUOI SE BATTRE POUR UNE ÎLE DÉSERTE ?

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Si l’île n’est pas urbaine, sa ruralité intéresse. Elle présente un grand intérêt économique pour en récolter les produits. Mais, surtout, pour collecter des loyers, faire payer des droits, faire payer des taxes, des “hommages”, des dîmes en nature... Ses bois sont exploités et le kermès qui y pousse en abondance est recherché pour la belle couleur rouge que son parasite, la cochenille, donne aux teintures. Les religieux y font pâturer des troupeaux pour le lait, la viande, la graisse et le suint pour les bougies, la laine et la peau. On y cultive un peu de céréales, toujours du côté des Métairies. Et, chose très précieuse, on commence à y exploiter le sel qui conserve les poissons de Thau. En fait, on recommence, car selon certains auteurs, les gallo-romains y exploitaient déjà des salins et auraient même produit du garum, assaisonnement à base de poisson proche du Nuoc Mam vietnamien, très prisé des cuisiniers romains. La pêche est prospère. Sur l’étang, les pêcheurs posent des maniguières, pièges à poisson faits de filets tendus en entonnoirs entre des piquets. Tout le rivage en est couvert. Les évêques d’Agde accordent des concessions en échange du quint, cinquième des prises. En mer, à la belle saison seulement, on pêche au bouliech, un long filet - une senne - tiré vers le large par des barques et ramené au rivage par des cordes tirées de la plage. Là aussi les évêques prélèvent l’impôt. Et gare au Frontignanais qui vient pêcher dans les eaux de Sète : filets saisis, barques confisquées, amendes. Ceux de Mèze ou de Marseillan, pour le même motif, ne payent qu’une taxe car ils dépendent des évêques d’Agde. Sur terre, des citoyens de Balaruc, Frontignan, Mèze ou Marseillan obtiennent des évêques des concessions agricoles. Pour exploiter, ils payent un droit d’entrée en monnaie et un droit d’usage en nature. Le système s’est appliqué aux parties boisées : la forêt de pins et de chênes, la garrigue à kermès. L’avantage annexe du système est que

l’île s’en trouve défrichée, entretenue, et que la présence, sinon d’habitants permanents, au moins la venue régulière d’exploitants ne favorise pas les sanctuaires pour pirates. La partie strictement réservée à l’évêché, le devès, est également réglementée : interdiction d’y couper du bois, d’y faire pâturer des animaux, de chasser, d’y récolter les herbes aromatiques. Toute infraction est sévèrement réprimée et les procès sont nombreux. La montagne de Sète et ses rivages sont donc tout sauf un territoire de non-droit. Ils commencent à rapporter et Agde entend bien ne laisser à personne d’autre le loisir d’en profiter. Au cours des siècles, les concessions deviendront de plus en plus nombreuses et le système s’institutionnalisera : un “fermier” collectera les redevances en nature et en argent et reversera un loyer aux évêques, plus une partie en nature pour leur propre consommation. Le temps passant, les montants des fermages deviendront de plus en plus importants et le fermier le personnage majeur de l’île. SÈTE JOUE À EFFACER LES TRACES DE SON PASSÉ On lit même dans un texte de 1644 - 22 ans avant la construction du port de Sète - que le sieur Quentin de Balaruc, fermier sous contrat pour cinq ans, obtient la jouissance de la maison et du château de Sète appartenant à l’évêque. De ce bâtiment, il n’est fait mention nulle part ailleurs et aucune trace matérielle n’a été retrouvée. Décidément, on dirait que Sète joue à effacer ses traces... On dirait que Sète vit depuis des siècles dans un temps qui s’écoule lentement, ne connaissant que de minuscules changements, ne faisant l’objet que d’enjeux mesquins et périphériques. On dirait que Sète n’a pas plus d’avenir que de passé. Calme plat. Et pourtant, au loin, « Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! » (Paul Valéry). Le courant médiéval n’avait fait que l’effleurer, le vent de la Renaissance va souffler sur Sète. Un sacré coup de Mistral.


CHAPITRE 3

Pinasse

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LE CHOIX DU BON ROI HENRI IV La Renaissance vient succéder au Moyen Âge. La Méditerranée est “mondialisée”. L’Europe du Nord commerce avec le Levant. Les navires Espagnols et Anglais y occupent une place dominante. La France est en retard. Le Languedoc, pourtant plus riche région du royaume de France, ne regarde pas la mer. La France non plus. Sauf Henri IV qui voit plus loin que les clochers des diocèses languedociens. Il veut créer un port militaire et commercial, une ville portuaire dans le golfe du Lion. Il choisit le cap de Sète. Les travaux commencent. Mais...

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A

rrêtons là et descendons de la machine à remonter le temps vers l’an 1600. Si nous regardons autour de nous Sète, Settim, ce promontoire boisé au bord de l’eau, est encore un tableau qu’aurait pu peindre un Bruegel méditerranéen : laboureurs et pêcheurs travaillent au premier plan et, derrière, dans de lourdes étoffes vermillon, dentelles et hermine, seigneurs, ecclésiastiques et notables comptent leurs sous et se regardent de travers. Pourtant, autour, le monde a changé. Ce Moyen Âge est fini. Zoom arrière. Élevons-nous bien haut au-dessus de cette île sur laquelle nous avons gardé le nez collé tout au long du voyage de cinq mille ans que nous venons de faire. Que voit-on ? Sur la mer, des centaines de lourds bateaux battant pavillon espagnol, hollandais, anglais, portugais, génois, vénitien, turc... et quelques français. La France n’est pas une grande nation maritime, ni militaire, ni commerçante. Les Anglais dominent une Mer Intérieure très ouverte sur l’extérieur. Étoffes, fourrures, tapis, draps, épices, céréales, huiles, vins, poissons salés, mais aussi poudre à canon, arquebuses, étain pour couler les canons de bronze, plomb pour les munitions et les alliages, charbon, entrent et sortent par le détroit de Gibraltar, alors espagnol, et naviguent du Liban à l’Écosse et aux pays de la Hanse. La peste aussi circule. Et, au milieu de ce trafic, des Barbaresques essaient de prélever leur dîme. LA FRANCE, GRANDE ABSENTE DES MERS Gouvernail d’étambot et barre à roue, boussole, cartes, artillerie de bord sont généralisés depuis longtemps quand arrive un nouveau type de bateau, le galion. Peu à peu il remplace la famille des caraques qui avaient succédé aux nefs du Moyen Âge. Le galion, qui a à ses débuts des rames et des voiles, évolue vers un pur voilier très toilé, avec deux à cinq mâts, des lignes plus effilées, un château arrière abaissé, une artillerie de plus en plus puissante. Les galions

30 Réplique d’un gallion du XVIIe siècle. Photo Djinn & Christophe Naigeon


autour de l’ancre, une assistance pour atterrir et s’amarrer. Il faut des ports à leur mesure. Alicante, Valence, Barcelone, Palma de Majorque, Gênes, Livourne, Brindisi, Palerme, Venise, La Vallette... sont parmi les plus importants. Marseille est une escale commode, à peine plus, malgré tous les privilèges, monopoles et faveurs accordés par la Couronne, au détriment des autres sites provençaux. La France tourne - encore ? toujours ? déjà ? - le dos à la mer. Génois, Portugais, Espagnols se disputent la conquête des continents lointains depuis que Christophe Colomb, plus d’un siècle avant, a mis le pied en Amérique. La France est absente de ce grand chambardement. Dans le pays le plus riche et le plus peuplé d’Europe, on admet que la terre est ronde, pas la mer. LA NAISSANCE DU LANGUEDOC Carte des routes maritimes tendant à prouver que l’entrée à Sète du canal des Deux-Mers est préférable à celle de La Nouvelle, notamment en raison des vents dominants et d’une route maritime plus courte en venant de Marseille et Gênes. 1739. Archives départementales de l’Hérault.

vont plus loin, plus vite, plus chargés, plus dangereux pour les pirates et les flottes ennemies, plus efficaces pour le commerce. Sur l’océan comme sur la Méditerranée, les galions des années 1600 incarnent la modernité, les grandes découvertes, les furieuses batailles navales comme celles de 1582 qui vit la flotte française mise en déroute par les Espagnols aux Açores et de 1588 lorsque les Anglais battent l’Invincible Armada et ses cent-trente navires. Le monde est devenu vaste et ne cesse de grandir. Ces navires ont de grandes capacités de charge - jusqu’à mille tonneaux, presque trois mille mètres cubes -, lourds et de fort tirant d’eau. Plus question de les tirer sur les plages ou de leur faire prendre le risque d’entrer dans les graus ou les estuaires incertains où ils se feraient prendre au piège par le courant ou un mauvais coup de vent. Il leur faut de la profondeur, de la place pour manœuvrer et tourner

Sur terre, conflits internes et guerres étrangères font rage. Si les batailles contre l’Espagne et la Savoie concernent peu les abords de la montagne de Sète, les Cévennes sont au cœur des guerres de religion en Languedoc ; Montpellier prise et reprise alternativement par les Réformés et les Catholiques et Frontignan est pillée par les Protestants en 1560. Au moment où, en 1589, Henri de Navarre devient Henri IV, la Province a bien changé. Exit les Wisigoths, finie la Septimanie, chassés les Sarrasins et les Maures, terminée la tutelle des comtes de Toulouse, du roi d’Aragon, écrasés les Cathares. Le Languedoc Royal était né dès la fin du XIIIe siècle. Civilisation raffinée, économie florissante malgré les ravages de la peste et des combats, la province, jalouse de ses prérogatives, est fidèle à la couronne de France... dans la limite de ses propres intérêts. Les États du Languedoc, sorte de “parlement fédéral”, y ont une importance capitale. Principalement chargés de collecter l’impôt, ils votent ce qui est reversé aux vingt-trois diocèses qui composent la

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Province et ce qui est laissé au roi de France. C’est dire leur pouvoir lorsqu’un important projet cherche son financement, comme ce sera le cas pour celui du port de Sète. Même si Louis XI avait limité les pouvoirs des États en rendant la part royale quasiment fixe et en imposant un évêque de son choix à leur présidence, cette institution est encore incontournable à la date où nous sommes arrivés, la charnière entre les XVIe et XVIIe siècles. Le premier projet de port de Sète va en faire les frais. QUELQUE PART ENTRE AGDE ET AIGUES-MORTES

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C’est son successeur Louis XIII qui sera à l’origine de la renaissance de la flotte française, mais Henri IV a compris l’importance de la mer. En particulier, il voit ce que la province la plus riche du royaume, adossée à un bassin où circulent toutes les richesses de l’Europe, a à gagner à développer le commerce maritime. Et à protéger ses côtes non seulement des ambitions affichées des Anglais et des Espagnols en Méditerranée, mais aussi des pirates qui restent d’autant plus présents sur nos côtes que leur mise en valeur est faible. Alors que la France est en retard sur ses rivaux, le littoral du Languedoc est en retard sur le reste des côtes françaises. Le sable a gagné partout. Les lidos ont transformé les rades en étangs clos, les graus principaux se sont fermés, les estuaires, même celui d’Agde, ne conviennent plus aux navires modernes. Il n’y a plus un seul port digne de ce nom pour une flotte hauturière, militaire ou civile. Toutes les villes s’en plaignent, des doléances arrivent à Paris. Les naufrages se multiplient. Aigues-Mortes, longtemps chouchoutée depuis Louis IX et les Croisades, a jusque-là concentré tous les financements des rois de France pour désensabler la baie. Sans aucun effet, sauf retarder le développement des autres sites. Henri IV met fin à ce privilège et cherche ailleurs le lieu susceptible de répondre à ses objectifs stratégiques et commerciaux.

Ne refaisons pas la démonstration, Sète est le seul choix possible. La mission de trouver l’endroit précis entre Agde et Aigues-Mortes est confiée au connétable Henri 1er de Montmorency, gouverneur du Languedoc. Montmorency réunit autour de lui un “bureau d’études” constitué d’experts de diverses professions pour, dans un premier temps, étudier la “faisabilité” de la réhabilitation d’un port existant mais ensablé. Le jugement est vite rendu. Dépenser des sommes considérables pour bâtir sur du sable serait répéter l’erreur des travaux sans fin entrepris dans la baie d’Aigues-Mortes. Le connétable fait alors valoir que le cap de Sète offre non seulement l’abri et les profondeurs nécessaires, mais aussi, par sa hauteur, la possibilité de construire une forteresse apte à sécuriser le futur port. Le double objectif commercial et militaire s’en trouverait ainsi satisfait. LE PREMIER ACTE DE NAISSANCE DU PORT Le 23 juillet 1596, Henri IV rend à Amiens un arrêt qui ordonne la construction d’un port et d’une forteresse au cap de Sète. De ce long arrêt qu’il ne sert à rien de paraphraser, retenons quelques morceaux choisis [Ndlr : pour faciliter la compréhension, nous avons modernisé l’orthographe et ajouté la ponctuation] : « [il est demandé de] juger en quel lieu plus propre et nécessaire se pourrait faire un port de mer bon et assuré, pour bonifier la province, y tenir des vaisseaux et galères pour la sûreté de la côte et incommoder les ennemis au libre passage qu’ils ont par mer d’Espagne en Italie... » « [Le groupe d’experts]après s’être transporté sur les lieux, et vu toutes les entrées des rivières dans la mer et les graus qui y sont et demeurent à présent bouchés et comblés (...) et ayant considéré que toute la dépense qui devrait y être faite pour continuer lesdits lieux est inutile comme il n’est pas possible de retenir lesdites ouvertures [les graus] qui se font par la violence des vents et la descente des eaux, sujets à se changer, se fermer


et s’ouvrir, dont il advient d’infinis naufrages et perte de vaisseaux, qui poussés par le mauvais temps, ne peuvent trouver entrée assurée et donnent sur les plages où ils se perdent. » IL EST QUESTION D’UNE VILLE... « Vu aussi que, faute de port, aucune négociation ne peut se faire avec les grands naux [nefs, naves, navires] et vaisseaux qui sont contraints d’aller à Marseille ou Gênes, ce qui prive le Languedoc du commerce qui y est commode et facile avec toutes les nations et qui apporterait une augmentation aux droits [taxes] pour le roi et richesse à la province. » « [Le roi] a reconnu et jugé n’y avoir aucun lieu où il se peut faire un bon et assuré port que au Cap de Cette, au diocèse d’Agde, où la nature s’est étudiée d’y apporter de l’aide, en ce qu’elle fait une concavité de mer du cap d’Agde à celui de Cette, propre pour, avec l’aide et l’artifice [des constructions], rendre le port en très grande perfection, non sujet à inondations ni entraves des rivières, ni à se combler ou changer, puisqu’il serait en pleine mer, où il y a rocher pour y faire forteresse pour la conservation dudit port, et lieu pour y construire une ville commode pour la descente des marchandises qui de là se peuvent conduire partout en haut et bas Languedoc par les étangs, rivières et par terre avec facilité. » Dans le dernier extrait de ce texte officiel, remarquons deux éléments d’importance. Le premier est qu’il est dit qu’entre le cap d’Agde et le cap de Sète, il y a « une concavité de mer ». Ainsi, le lido déjà en partie fermé puisqu’il ne permettait déjà plus d’envisager

Réunion des États Généraux du Languedoc - Bibliothèque municipale de Toulouse.

un grand port à Marseillan, Mèze, Bouzigues ou Balaruc, présentait quand même une échancrure assez grande jouxtant le “rocher” pour y construire les infrastructures portuaires et abriter les navires. La seconde, la plus importante, est qu’il est écrit que c’est « un lieu pour y construire une ville » avec des quais de déchargement des bateaux. Le connétable précisera qu’il va être construit « une ville sur ladite montagne pour être peuplée et habitée et rendre d’autant le négoce et commerce régnant et abondant, au haut de laquelle ville nous avons délibéré de faire bâtir un château. »

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En tout premier lieu, Montmorency fait construire un fortin circulaire avec quatre tourelles à l’emplacement actuel de la chapelle Saint-Clair, le point culminant de l’île jouissant d’une vue à 360°. Ce fort dit de Montmorencette a eu une courte vie. En 1632, Louis XIII le fera démolir en même temps que les châteaux de Beaurepaire, de Pézenas et de Brescou, craignant que « les factieux ne s’en puissent prévaloir pour troubler le repos public ». Voilà qui est faire confiance en ses propres troupes... L’acte de naissance royal du premier projet de port porte donc l’esquisse d’un rêve de ville et s’inspire d’une vision territoriale qui englobe tout le Languedoc. On a bien dépassé les querelles de clocher. Associer l’ensemble de la province au bénéfice d’un tel projet est aussi une habileté politique. La manœuvre d’Henri IV est de dire ainsi en creux que les États du Languedoc seront aussi associés au financement de l’opération. Ce qui ne va pas être chose aisée pour le duc de Ventadour, chargé de la mise en œuvre. ... ET IL EST AUSSI QUESTION D’ARGENT

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L’arrêté est signé en juillet et, en novembre, se réunissent les États du Languedoc. Ventadour y plaide l’intérêt de la Province et donc sa participation financière. C’est compter sans la haute idée des États quant à leur indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Trois jours après leur réunion, ils font savoir par une délibération qu’ils ne sont tenus en aucune manière à participer pécuniairement à ce projet. Il faut trouver l’argent ailleurs. Ou plutôt autrement, car c’est par une ruse financière qu’Henri IV essaie de contourner l’obstacle : puisque la Province ne veut pas donner d’argent, il va le prendre à la source. Il taxe la production des dix-sept greniers à sel du Languedoc et récupère l’impôt de deux pour cent sur toutes les marchandises qui entrent et sortent des ports de Frontignan et Maguelone, argent qui servait originellement à l’entretien de ces ports.

Cet argent va servir à pousser les études et à commencer les travaux. L’endroit choisi n’est pas celui du port actuel. Il se trouve à l’emplacement de la plage du Lazaret, à l’Ouest du cap de Sète. La direction des travaux et la mainmise sur les fonds est confiée au capitaine Pierre d’Augier, ainsi gouverneur du fort et du port de Sète, conseiller de Sa Majesté, maître ordinaire de son Hôtel et grand prévôt de Languedoc. DEUX JETÉES PARALLÈLES À LA PLAGE Puis l’argent vient encore à manquer. L’impôt sur le sel languedocien n’est plus “fléché” sur le projet de Sète, il est parti rejoindre la gabelle globale du royaume. Quant aux deux pour cent prélevés sur les ports de Frontignan et de Maguelone, ce dernier port a obtenu que les fonds lui soient à nouveau versés pour ses propres travaux. Retour de Ventadour devant les États du Languedoc en octobre 1602 pour demander cette fois de quoi couvrir seulement les frais pendant un an, le temps de lever d’autres fonds. Le roi s’y heurte à une fin de non-recevoir. Argument : le port de Sète est une œuvre royale. Mais aussi lui est-il demandé de mettre fin au prélèvement sur les salins du Languedoc puisque cet argent n’est plus destiné spécifiquement au projet de port à Sète mais dilué dans les caisses royales. Le prévôt Pierre d’Augier ne se décourage pas. Il fait appel à sa propre fortune et contracte des emprunts personnels auprès de riches notabilités pour financer la poursuite des travaux. Pourtant, les fonds n’étaient pas suffisants. Impossible d’embaucher tout le personnel nécessaire pour faire avancer le chantier à la vitesse voulue par le roi et imposée par la nécessité de ne pas laisser s’ensabler ou s’effondrer ce qui avait été déjà partiellement construit. Les archives rapportent qu’il n’y avait guère de quinze à vingt ouvriers en 1602 et 1603. C’est peu pour extraire les pierres de la colline, les tailler, les transporter, les immerger, construire les digues.


Malgré cela, les travaux des deux digues en construction parallèlement à la plage actuelle du Lazaret sont assez avancés pour commencer à abriter des navires et faire ainsi la preuve de leur utilité. Par mauvais temps, rapporte la Société Archéologique de Montpellier, dix ou douze navires viennent s’y mettre à l’abri lors de tempêtes. Un port à cet endroit-là, même inachevé, montrait déjà qu’il répondait à un besoin des marins.

Pierre d’Augier a été remboursé mais il n’y a pas trace de travaux postérieurs à cette inspection en 1605. Sans achèvement, sans structures portuaires de commerce, sans ville, les deux digues ne sont plus que des abris qui se dégradent et s’ensablent. Certainement, pendant un temps, des navires y viennent s’abriter. Comme, en 1621, ce navire hollandais chargé d’armes et de munitions fournies par les HuDétail du Plan du cap de Cette, 1731. Le sommet du mont Saint-Clair. BnF guenots du Nord aux Parpaillots HUGUENOTS ET ANGLAIS S’EN SERVENT - Protestants du Sud. Malheureux ! Le commandant et l’équipage, trompés et croyant arriver en terre acquise à leur cause, sont fort Pourtant, cela n’ébranle pas la conviction des États du Languedoc civilement invités à se rendre au fort de Montmorencette. Ce qu’ils qui refusent toujours de mettre la main à la cassette. Alors Pierre font, laissant leur bateau insuffisamment gardé. d’Augier, lassé de faire des avances de fonds, demande au roi de le Les hommes sont capturés, le navire saisi. Considérable prise ! La rembourser. Henri IV dépêche alors une commission chargée d’éva- cargaison devait armer plus de douze mille “rebelles”. Les Protesluer ce qui a été fait et la dépense qui a été nécessaire pour cela. tants se vengeront sur plusieurs villages catholiques et les habitants En 1605, le groupe rapporte que le plus grand môle mesure 73,65 de Sauve, Quissac et Saint-Hippolyte prendront le château de Mimètres de long sur 32,35 mètres de large pour 3,60 mètres au-dessus rabel dont ils massacreront le seigneur. du niveau de la mer mais ne se trouvait « en sa perfection » que Cent-dix ans plus tard, en 1710 - alors que le môle voulu par Louis sur les deux tiers, le dernier tiers n’arrivant qu’à fleur d’eau. Quant à XIV sera déjà construit de l’autre côté du cap de Sète - c’est là que l’autre jetée, elle mesurait 54 mètres de long, 25,15 mètres de large les Anglais débarqueront pour envahir la ville qui commence à se pour 2,25 mètres au-dessus de l’eau. développer et à présenter un certain intérêt. Mais n’anticipons pas. Les deux môles ont une largeur d’environ la moitié de leur longueur. Ces deux môles n’offriront donc aucune retombée économique, ni Il s’agit donc autant de jetées de protection que de véritables quais de pour la couronne ni pour les États du Languedoc qui ont perdu là (dé)chargement. Le programme fixé par l’arrêté d’Amiens était donc une occasion d’entrer dans le mouvement de modernité. Heureusebien respecté, un port commercial et une ville étaient bien prévues et ment, soixante ans après, une seconde chance sera donnée. auraient pu exister là si... Qui a dit que l’histoire ne repassait pas les plats ?

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Carte non datée de la capitainerie de Narbonne. Les tracés du canal des Deux-Mers comme ceux du port de Sète sont plus qu’approximatifs, mais les grandes options sont là. Coll. Marc Vincent


CHAPITRE 4

Galiote à bombes © Navistory

LE PROJET DU ROI SOLEIL Le port que le golfe du Lion attendait est finalement lancé en 1666. Louis XIV , Colbert et le chevalier de Clerville décident de creuser un canal pour accéder à l’Étang de Thau dont la partie orientale, dite des Eaux Blanches, deviendra un grand bassin portuaire, bien abrité des tempêtes et des pirates. Pour en protéger l’entrée côté mer et créer un avant-port confortable pour les bateaux avant d’embouquer le chenal, est prévu un môle de 500 mètres de long, le môle SaintLouis. Tout ne sera pas facile, mais cette fois est la bonne.

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Le port de Sète, entre la pose de la première pierre en 1666 et la fin des travaux en 1682. Plans superposables dessinés par l’ingénieur Talon (voir aussi pages 94 et 95). Coll. Lucien Favolini.

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ux temps où Louis XIV arrive sur le trône à quatre ans, à sa majorité de gouvernement à treize, et officiellement couronné à seize en juin 1654, la France est en piteux état. Et pourtant, au cœur de la dépression sont en train de naître des projets immenses et de grandes réformes. Au côté de ce roi-enfant qui va vite se montrer ferme à la barre, Jean-Baptiste Colbert cherche une sortie par le haut, une sorte de New Deal1. État des lieux : Rien. Cela pourrait résumer le développement de l’île de Sète et de son projet portuaire, et, plus largement, de la chose navale sur toutes les côtes du royaume de France. Un temps remise en état par Richelieu, la marine royale n’a plus que vingt vaisseaux en état de naviguer. Pas d’arsenaux, pas d’équipages, même pas de bois pour remplacer mâts et bordés. Les charpentiers se sont expatriés, certains à Tripoli pour construire les navires des pirates barbaresques… Les plus grands serviteurs de l’État ont leurs flottes privées, leurs corsaires qui se livrent à la lucrative guerre de course. Les ports sont mal équipés, pas entretenus, ensablés, les armateurs de commerce les évitent. Tout est à faire, jusqu’à replanter les forêts royales. Autant dire que la renaissance de la marine est une vision au long cours. Et pourtant… LE PROJET DE SÈTE, CONTRE VENTS ET MARÉES C’est la pagaille. La régente Anne d’Autriche, mère du petit Louis, est entourée de deux hommes qui finiront convaincus d’abus de bien social, détournement de fonds publics et de considérable enrichissement personnel : Mazarin, son bras droit qui l’a fort long et prolongé d’une main habile à escamoter une belle part de l’impôt ; le surintendant Fouquet, tout aussi imaginatif pour tirer profit de sa charge et mener grand train. L’appareil du pouvoir est déconsidéré, soumis à des luttes intestines, des cabales, des complots, des frondes. 1- Programme de réforme financière, de relance de l’économie et de mise en œuvre de grands chantiers publics par le président Roosevelt après la crise de 1929 aux États-Unis.

C’est la guerre. Les guerres. Sous Louis XIII, pendant la régence, sous Louis XIV, guerres de Religion, de Succession, de conquête… Elles restent souvent périphériques, n’entraînent pas de destructions massives sur le territoire mais coûtent cher, en vies et en argent. C’EST QUAND ÇA NE VA PAS QU’IL FAUT OSER C’est la misère. Vides sont les caisses de l’état, comme les assiettes des sujets du roi de France. Il y a des mendiants partout. Plus de soixante mille à Paris. Une personne sur dix. Metz, La Rochelle, Dieppe, Montauban et bien d’autres villes sont au bord de la sédition, des provinces entières font la grève des taxes. En Bourgogne, des villageois pillent le sel des barges qui remontent la Saône. Dans le Boulonnais paysans et bourgeois mènent la révolte dite des “Lustucru” - personnage populaire d’un forgeron qui voulait refondre le monde - rassemble six mille hommes : quatre cents morts quand Louis XIV fait envoyer la troupe. C’est la faim. Étés torrides et inondations se succèdent. Les récoltes sont compromises plusieurs années de suite. Le roi doit acheter du blé à l’étranger pour éviter le pire. À la fin de son règne, la famine fera deux millions de morts. Obligation est faite aux villes d’avoir un hôpital pour les pauvres et les orphelins. Voilà la France au moment où, presque simultanément, vont naître l’idée d’un grand port sur l’étang de Thau et d’un canal qui le relie à l’Atlantique. L’époque n’est pas à la frilosité. Ce jeune roi à l’ego démesuré fait des rêves démesurés pour la France. Et pour Colbert et Louis XIV, c’est justement quand ça va mal qu’il faut oser. Revenons à Sète. « Un port facile et assuré dans un lieu que l’on tenait inaccessible » est toujours d’actualité au début des années 1660 puisque rien n’a bougé depuis l’interruption de la construction du port d’Henri IV, côté Ouest du cap de Sète. Le Languedoc est une province riche, il faut y investir. En 1663, Colbert commande au

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Détails de trois représentations prospectives du port prévu au pied du cap de Sète,côté Est. Côté Ouest, on remarque (deux traits parallèles) ce qui pourrait être le port d’Henri IV. Aux Métairies, est représenté un groupe de maisons et, au sommet les ruines du fort de Montmorencette. (Cliché d’après document BnF non numérisé)

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chevalier de Clerville, inspecteur général des Côtes (voir l’encadré) d’en refaire l’étude. Sa conclusion est inverse : c’est côté Est qu’il convient de faire le port. Pourquoi ? Il s’agit cette fois d’un plan bien plus vaste. Henri IV avait voulu un port en eau profonde gagné sur la mer, protégeant avant tout des méchantes tempêtes d’Est à Sud. En fait, malgré la confortable largeur des digues-quais construits par Pierre d’Augier pour permettre la manutention des marchandises, cet équipement aurait eu peu de chances de permettre le développement économique de la région : la Corniche (au Lazaret actuel) est le lieu le plus isolé du cap de Sète, tournant le dos au bassin de Thau et à ses villes, sans accès routier

Sur cette seconde représentation, le projet de canal n’est plus du tout rectiligne, porte une écluse et le môle est allongé et reculé. On note aussi la disparition du hameau et la représentation des champs cultivés sur toute la face Nord de l’île. Les sondes en pieds indiquent une profondeur entre 3 et 5 mètres dans le bassin du port.

digne de ce nom, sans entrée possible dans l’étang sauf y creuser un canal. Excellent repaire pour des pirates, mais moins bon pour y faire un port de commerce ! Ce que Clerville propose est de faire un grand port dans les eaux de l’Étang de Thau, assez profondes - entre 3 et 6 mètres - au Nord-Est de la colline de Sète, à l’endroit où la légende dit qu’une ville a été engloutie lors d’un effondrement. Le bassin dit des Eaux Blanches, portion de l’étang de Thau entre Frontignan, Balaruc et la Pointe du Barrou, est un triangle navigable d’un mille nautique de côté. C’est, au départ, là que l’on imagine le bassin naturel du port principal. Frontignan est un port finissant, mais une ville prospère dont le


Pour ce qui est de l’abri, ce bassin est parfait. S’il n’est pas protégé du vent (au contraire, il y a plutôt là entre la Gardiole et le mont Saint-Clair un goulet d’accélération) il l’est des tempêtes d’Est à Sud et de leurs vagues casse-bateaux. Juste un clapot dans les pires bourrasques. Le lieu, discret et fermé, est facile à défendre contre les pirates et les éventuels ennemis qui pourraient arriver par la mer. Comment y accéder ? Creuser un chenal avec des berges “en dur”. C’est ce que recommandent, le 6 février 1665, les États du Languedoc : « La province n’ayant besoin que d’une simple ouverture par laquelle elle put retirer dans les étangs de Thau et autres les barques dont elle a besoin pour l’entretien de son commerce ainsi qu’elle l’a fait par le passé, espérait que par le Cap de Sète elle trouverait ainsi commodément cette ouverture dans la simple excavation d’un canal artificiel qu’elle avait autrefois rencontré à Palavas par le seul bénéfice de la nature. » Ici, sur ce qui semble être une représentation plus tardive, le canal est très proche de ce qu’il a été finalement. La jettée de Frontignan n’est pas mentionnée. Quant au môle Saint-Louis, on distingue la première partie construite après l’inauguration et, en jaune ce qui reste à construire. On voit aussi la petite rangée de maisons construites pour les ouvriers. Niquet ayant repris le chantier et construit ces bâtiments vers 1669 - 1670, ont peut ainsi dater approximativement ce dessin.

muscat est apprécié depuis Hercule (c’est lui qui a tordu sa bouteille pour en recueillir la dernière goutte), Balaruc une station thermale déjà rendue célèbre par Pantagruel (Rabelais écrit que la source est issue d’une chaude-pisse de son héros) et le Barrou est, avec les Métairies, l’endroit le moins “sauvage” de la montagne de Sète, le seul qui ait connu un petit peuplement. Les deux bourgs offrent, avec leurs vastes espaces et leurs liaisons terrestres commodes vers l’arrière-pays, ce qu’on appelle maintenant un hinterland, indispensable au développement d’un port de commerce. Sans oublier que les Eaux-Blanches communiquent largement avec l’autre partie du bassin de Thau et les villes anciennes et actives de Mèze et Marseillan.

UN MÔLE POUR PROTÉGER UN CANAL Pourquoi ne pas rouvrir celui de Frontignan au lieu de faire un grau artificiel ? Les Ventres-Bleus2 réclament pour cela des fonds depuis qu’Henri IV les en a déjà privés pour faire son port à Sète. Justement parce que l’évolution géologique du littoral va, à cette époque, vers l’engraissement des côtes et la constitution des lidos et la fermeture de tous les golfes clairs entre Carro et Collioure (voir chapitre 1). Le courant liguro-provençal apporte les particules fines du Rhône et les vagues déplacent les fonds sableux. Le grau de Frontignan, en plein milieu d’un cordon littoral comme on en connaît un aujourd’hui aux Aresquiers, s’envase et s’ensable sans cesse. Il est totalement fermé depuis 1623. Celui de Palavas depuis 1663. 2 - Nom donné aux Frontignanais dont les vignerons, dit-on, portaient une taillole - ceinture - de tissu bleu et non pas rouge comme c’était généralement le cas.

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LE CHEVALIER DE CLERVILLE, L’HOMME PAR QUI TOUT A COMMENCÉ Louis-Nicolas, chevalier de Clerville, chevalier de Malte, occupe depuis 1659 la charge de Commissaire général des Fortifications. Il travaille avec Louvois et Colbert. Il est chargé d’évaluer la construction du canal des Deux-Mers et réalise un des devis qui permettent la mise en adjudication des travaux une fois l’Édit de construction signé le 7 octobre 1666. Il conseille et contrôle Riquet. Il forme un jeune ingénieur rencontré en 1653 lors d’opérations militaires, Sébastien Le Preste de Vauban. Après la mort de Clerville auquel il succède, le canal des Deux-Mers devient l’affaire de Vauban, ingénieur des armées, maître de mathématiques, ingénieur des fortifications et réparations des villes de France, célèbre par les ouvrages défensifs qu’il fait édifier partout en France et dont il possède le génie. Créature de Mazarin, Nicolas Clerville, technicien très respecté, a 51 ans en 1661 quand Louis XIV lui demande d’examiner toutes les affaires qui regardent la Barbarie et de rechercher un site de débarquement pour un éventuel corps expéditionnaire. Clerville transmet au roi un projet d’attaque d’Alger et choisira Stora. Beaufort lui préfèrera Gigeri. Erreur. Le bilan sera lourd face aux Turcs : 1 600 hommes perdus. L’une des plus tragiques erreurs de la marine Royale. Colbert l’envoie à Toulouse, où il arrive le 21 avril 1664 pour étudier le projet de Riquet. Dans son rapport final, Clerville, pour l’extravagance de son coût rejette l’option militaire un temps avancée par Colbert qui aurait voulu, pour y faire naviguer des navires de guerre, des canaux beaucoup plus larges. L’Édit du roi du 7 octobre 1666 lance la construction du canal des Deux-Mers. À Sète, Clerville sera chargé du lancement du projet de port. L’option du chenal s’avérera être la bonne mais celle d’un môle rattaché à la roche du cap de Sète est une erreur qui va provoquer le permanent ensablement du port. Il obtient, en 1671, le gouvernement de l’île d’Oléron où il mourra en 1677.

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Pourquoi un grau artificiel creusé dans ce même lido aurait moins de chance de s’ensabler à Sète qu’au droit de Frontignan ou Palavas ? C’est là qu’intervient la seconde partie du projet : un môle d’un demi-kilomètre partant du cap de Sète et dirigé vers le plein Est pour protéger l’entrée du grau. C’est le fameux môle Saint-Louis dont la première pierre est posée le 29 juillet 1666. Ainsi, le port de Sète n’aurait pas dû être là où il est aujourd’hui. Le bassin actuel où se trouvent les bateaux de plaisance et la flottille de pêche n’était destiné qu’à être l’avant-port et le môle, la protection de l’entrée du chenal. Par mauvais temps, les bateaux pouvaient y mouiller à l’abri de la houle et attendre le moment favorable pour embouquer le canal d’accès au bassin des Eaux-Blanches. UN TAPIS ROULANT ALTERNATIF Le moment favorable, c’est…la marée. Ne rions pas. La modeste marée méditerranéenne de quelque 40 centimètres en mer et de 4 centimètres dans ce bassin de 7 500 hectares fait échanger entre les deux - en moyenne - 3 millions de mètres cubes chaque six heures, une fois dans un sens, une fois dans l’autre. Aujourd’hui, c’est le contenu d’une piscine de villa qui passe chaque seconde entre la Pointe courte et la Pointe longue. Calculez la vitesse du courant… Le moment favorable c’est donc d’aller dans le sens du flot. Les traités savants de l’époque ont calculé les avantages de ce tapis roulant alternatif qui, mieux que les actuels ponts mobiles, allait rythmer les entrées et les sorties des navires. Cet “effet de chasse”, accentué par les vents dominants de Nord et Nord-Ouest et par l’“effet de cap” de l’île de Sète qui accélère les fluides - vents et courants - doivent permettre d’espérer un dragage naturel du grau artificiel, les dépôts venant essentiellement de la mer et non pas de l’étang. Encore faut-il qu’il n’y ait pas d’obstacle. Or, un obstacle à la libre circulation de l’eau dans le chenal, il va y


en avoir un. Construit de la main de l’homme. C’est, paradoxalement, le môle Saint-Louis, clé de voûte du projet, destiné à protéger le futur chenal et les navires des coups de mer en créant une zone d’apaisement de quelques 8 hectares. En fait, il devient rapidement ce que devient tout obstacle dans un courant : zone d’affouissement (creusement et affaissement) en amont du flot - vers le large - , d’accumulation en aval - à l’intérieur. Rattaché au cap de Sète, le nouveau môle provoque exactement l’effet que cherchent aujourd’hui à reproduire les enrochements que l’on voit sur les côtes du Languedoc pour retenir le sable qui, maintenant, à tendance à quitter les plages. De coups de vent en tempête, les vagues viennent s’y briser et, en s’apaisant, contournent l’extrémité de la digue, relâchant les matières en suspension à l’entrée de l’avant-port. LES ÉQUATIONS DE L’ ENSABLEMENT De toute son histoire, l’ensablement sera la plaie du port de Sète. Nous avons pu consulter quantité d’ouvrages, du XVIIIe au XXe siècle. Tous, à force de schémas et d’équations sur des pages entières tentent de modéliser pour percer les mystères de la dynamique des fluides. Des concours seront lancés parmi les spécialistes pour proposer des solutions. Vauban s’en mêlera. Les ingénieurs cherchent le meilleur compromis entre briser la violence de la mer, et laisser l’eau circuler le plus librement possible pour qu’elle

aille déposer ailleurs ce qu’elle charrie. Et, si possible, qu’elle purge les sédiments accumulés. En tout cas, dès la fin de la construction du môle, l’avant-port est soumis à un ensablement continuel. Régulièrement, les services produisent des cartes de sondes mises à jour pour avertir les marins de l’état des fonds du port. En 1673 sera créé un enrochement perpendiculaire à la plage de Sète et au môle Saint-Louis, à une centaine de mètres vers l’Est. D’abord détachée du rivage dans sa première configuration, la digue dite de Frontignan, lui sera ensuite rattachée. Nouvelle erreur. Au lieu de laisser circuler encore un peu le courant liguro-provençal, elle rendra le bassin encore plus stagnant. THAU, AU CONFLUENT PORT - CANAL Un vrai casse-tête. En 1700, est construite une jetée isolée, un peu plus à l’Est vers Frontignan, pour briser la houle plus en amont et stocker les dépôts avant l’entrée du bassin du port. Cela n’évitera pas qu’il sera nécessaire de draguer sans cesse. Les États du Languedoc mettront chaque année la main à la poche jusqu’à la Révolution. Faisons un nouveau zoom arrière et élargissons le point de vue à toute la partie Sud-Ouest de la France. Entre l’Atlantique et la Méditerranée a aussi germé un projet au moins aussi vieux que celui d’un grand port dans le golfe du Lion : le canal des Deux-Mers. La folle jonction entre la Gironde et quelque part sur la côte entre Perpi-

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JEAN-BAPTISTE COLBERT : UN GRAND HOMME PEU POPULAIRE Contrairement à la légende, Jean-Baptiste Colbert n’est pas issu “du monde paysan” mais fils d’un riche marchand drapier qui a fait fortune dans la finance. Clerc de notaire, il apprend le droit chez un procureur, la comptabilité chez un Trésorier général à la réputation douteuse. Par l’entremise de son cousin, “dir’cab’” du secrétaire d’État à la guerre, il devient agent civil du roi et circule dans tout le royaume pour y visiter des places fortes. En 1648, il épouse Marie Charron, riche héritière de la finance, et se voit offrir un brevet de conseiller d’État par Le Tellier (père de Louvois). Le Tellier le “prête” à Mazarin, alors en exil, « pour tenir sa correspondance chiffrée et écrire ses lettres secrètes. » Colbert établira 10 ans plus tard l’inventaire de la fortune de Mazarin estimée à 32 millions de livres. Pour le roi, Colbert en récupérera 8 millions, et il œuvrera aussi à l’élimination de son rival, Fouquet. Il cumule titres et responsabilités. Secrétaire d’État à la Marine, il développe la marine de guerre indispensable pour protéger la flotte commerciale. Il agrandit et modernise les ports de Toulon et Brest, crée Sète, Lorient et Rochefort. De vingt navires en 1661, la flotte passera à 270 en 1677. Il crée la Compagnie des Indes (1664), le Compagnie du Levant, puis la Compagnie du Sénégal. En 1681 la collecte d’impôts sera facilitée par la création de la Ferme générale. Le rendement en sera fortement amélioré. Colbert meurt en 1683. On l’enterre, dans la nuit du 7 septembre à Saint Eustache, sous la protection des archers. La foule est là mais ni oraison funèbre, ni cérémonie officielle.

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Colbert le centralisateur, celui qui voulait servir la puissance et l’ambition de son roi s’est rendu impopulaire. Ses taxes seront sources de méchantes épitaphes : « Cy repose Baptiste Jean/ qui nous a laissé sans argent ;/Prions dieu pour sa récompense,/Qu’après avoir pillé Paris/Et les quatre coins de la France,/Il ne pille le paradis. » Sa fortune s’élève à 10 millions de livres.

gnan, Narbonne, Béziers et Montpellier. On dit que les empereurs romains Auguste et Néron, puis les rois de France Charlemagne, François Ier, Charles IX et Henri IV y avaient déjà pensé. Éviter de faire le tour en bateau par le trop souvent tempétueux golfe de Gascogne et la péninsule ibérique trop souvent ennemie, sans parler du détroit de Gibraltar, véritable coupe-gorge maritime en ces temps durablement troublés, qui n’en a pas caressé l’idée ? Louis XIV ne l’a pas rêvé, il l’a fait. Dès le XVIe siècle, des ingénieurs avaient proposé des plans, tous rejetés à cause des difficultés d’alimentation en eau des parties les plus hautes, à la ligne de partage des eaux entre les deux mers : 1539, 1598, 1617, 1650. C’est enfin en 1662 que Pierre-Paul Riquet propose une solution technique qui semble acceptable. Tout est loin d’être réglé, l’avenir le montrera, mais le roi de France veut laisser cette marque indélébile de son passage sur le trône. Alors, on y va ! Trois mois après le coup d’envoi des travaux du port de Sète, en octobre 1666 un édit royal autorise le début des travaux du canal. LE CANAL DES DEUX-MERS OPTE POUR SÈTE Originellement, le plan de Riquet faisait aboutir le canal à Narbonne et au grau de La Nouvelle, tracé plus court. Mais Clerville, Colbert et Riquet tombent d’accord sur l’idée que le port de Sète allait être un bien meilleur point d’arrivée. Il est décidé en 1668 que, malgré la difficulté de la traversée de l’Hérault, le canal finirait sur l’étang de Thau, aux Onglous, près de Marseillan. Ainsi le projet de port à Sète s’inscrit-il désormais dans une vision économique et géopolitique encore plus large. Le canal du Midi n’est plus aujourd’hui qu’une promenade touristique, mais, à l’époque, il a pu contribuer, avec le port de Sète, à la prospérité du Languedoc mais aussi à celle de toute la façade méditerranéenne.


Cette vocation de carrefour fluvio-maritime se confirmera plus tard quand sera décidée la construction d’un canal de Sète au Rhône, commencé en 1701 et achevé en 1824. Ceci est une autre histoire… Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous sur le grand moment d’enthousiasme qui ont marqué la conception du port, la pose de la première pierre du môle Saint-Louis, un certain 29 juillet 1666. Malgré toutes les difficultés, c’est ce projet-là qui va aboutir à l’avènement de ce port que le golfe du Lion attendait depuis des siècles et pour lequel trois ans auront suffi de l’idée au commencement de la réalisation !

PIERRE-PAUL RIQUET : CRÉATEUR ET CHEF D’ORCHESTRE Pierre-Paul Riquet, descendant d’une famille florentine, est né entre 1605 et 1609, à Béziers. Guillaume, son père y est notaire et procureur du roi. Doué, éclectique, il gère la grande Boucherie, assèche l’étang de Capestan, lève le produit des diocèses du Languedoc. Pierre-Paul qui n’a pas eu particulièrement le goût des études entre en 1630 à la Ferme des gabelles (impôt sur le sel). Fermier général du Languedoc, du Roussillon et de Cerdagne, fournisseur aux armées du roi, juge royal, celui qui n’est pas encore le “Moïse du Languedoc”, recherche les moyens rapides et économiques d’acheminer le sel de Narbonne et d’Aigues-Mortes, vers ses greniers. En 1662, il monte à Paris pour présenter à Colbert son projet de canal puis en fait la maquette dans sa propriété de Bonrepos. Colbert donne son accord au projet. Le 7 octobre 1666, l’Édit de construction est signé par Louis XIV. L’un des plus grands chantiers de génie civil de l’Ancien régime peut commencer. Riquet engage sa fortune personnelle, non sans contrepartie. Colbert lui obtient le renouvellement pour une durée exceptionnelle de dix ans de sa ferme des gabelles, étendue maintenant à tout le Languedoc. Riquet sera déclaré adjudicataire des travaux moyennant 3,6 millions de livres. Colbert exigera simplement que les tarifs pour le fret soient 5 fois moins chers que la route. Riquet sera encore chargé de l’achèvement du môle du port de Sète en 1669.

Profil et plan (1775) de la fameuse écluse ronde construite à la périphérie de la vieille ville d’Agde pour orienter les bateaux, soit vers l’Hérault, le port du Grau d’Agde et la mer, soit vers la prolongation du Canal des Deux-Mers en direction de l’étang de Thau à Marseillan et vers Sète. Pour cet “aiguillage” compliqué entre les deux tronçons de part et d’autre du fleuve que le canal traverse, Riquet conçoit cette écluse unique, véritable chef-d’œuvre génie civil qui continue encore aujourd’hui de fonctionner et d’être empruntée chaque été par des milliers de péniches de plaisance. © Voies Navigables de France. Archives des canaux du Midi.

Riquet meurt le 1er octobre 1680 à Toulouse où il est inhumé dans la cathédrale Saint-Pierre. Sept mois plus tard, le canal sera ouvert à la navigation. Quand les travaux du canal commencent, Riquet est à la tête d’une fortune personnelle d’un million de livres. Jusqu’à 12 000 hommes travailleront sur ses chantiers. Ce sont plus de 4 millions de livres (80 millions d’euros) qu’il investira. Son fils Jean-Mathias, mènera, après sa mort, le chantier à son terme.

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Carte du Canal de Languedoc, partie du Canal des Deux-Mers entre Toulouse et Sète, en1681, année de la première navigation. Archives municipales de la Ville de Toulouse.


CHAPITRE 5

Pointu. © Navistory

CE FAMEUX JEUDI 29 JUILLET 1666 Jeudi 29 juillet 1666 est posée la première pierre du môle Saint-Louis. Après les échecs de son grand-père Henri IV et de son père Louis XIII qui avaient tenté sans succès le flanc Ouest du cap et le Cap d’Agde - île de Brescou, Louis XIV croit à ce nouveau projet et veut lui donner toutes les chances de réussite commerciale. Une incroyable opération “marketing” est lancée. L’idée est simple : puisque ce port est destiné à doper le commerce languedocien, le “cœur de cible” est tout naturellement constitué des commerçants et négociants de toute l’Europe. La fête va être magnifique. Sète sera célèbre avant même d’exister.

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eux qui versent dans la communication événementielle y rencontrer leurs collègues français mais aussi d’Espagne, d’Italie, peuvent prendre la leçon de Louis XIV et de son respon- du Levant. Cent kilomètres, c’est toujours moins loin qu’Anvers ou sable de l’événementiel et de la communication pour le lan- Hambourg. Le sieur Tubeuf va donc jeter son filet dans ce banc de cement du port de Sète, l’intendant Charles de Tubeuf. Qu’il nous gros poissons rassemblés chaque année du 15 au 25 juillet sur les pardonne ce barbarisme anachronique. bords du Rhône. Depuis 1217, Beaucaire était « capitale française Le principe est simple et universel : rien ne sert d’investir si on ne le des marchandises » et attirait alors quelques cent mille visiteurs qui fait pas savoir aux bonnes personnes. À qui ? Au peuple - l’opinion échangeaient d’énormes quantités de marchandises2. publique - , bien sûr, qui, même s’il n’a pas son mot à On est en juin 1666. Il faut faire vite. Sinon, c’est un an de perdu. « On mit sur pied en moins de trois dire dans les affaires publiques, contribue à la gloire du roi en montrant, par ses applaudissements et ses semaines ce qu’on aurait pu à peine espérer en six mois vivats, son adhésion au projet. Mais surtout aux propour que rien ne manquât à ce qui pouvait être nécesfessionnels, le cœur de cible, à qui l’équipement porsaire, commode et bien séant à la célébration d’une si tuaire est destiné et doivent en assurer la rentabilité grande réjouissance, laquelle devait attirer une infinité de 1 commerciale. En langue d’époque cela se disait ainsi : monde de toutes conditions dans ce lieu aussi désert et « Mais comme une entreprise de cette importance aussi sauvage qu’il y en ait dans la Province. » [Ndlr : le port] faite pour l’éternité, ou du moins qui la mérite, demandait un commencement plus auguste TROIS SEMAINES POUR TOUT FAIRE et qui fut marqué à la postérité par quelque cérémonie digne d’un si noble projet et si désiré par tous les Désert et sauvage ! Un vrai défi, donc. Aujourd’hui, Le baron Charles de Tubeuf peuples (...) et afin d’y voir ses spectateurs de toutes on ferait une maquette, une animation en 3D, des hoIntendant du Languedoc chargé d’organiser les parts, on estima qu’il était à propos de choisir le temps logrammes... En 1666, le concept de réalité virtuelle festivités de la pose de la de la Foire de Beaucaire, quand elle finirait, à cause des n’existait pas et Louis le Grand n’allait pas attirer le première pierre du môle Saint Louis. marchands et négociants de presque toutes les nations gratin des villes de la Hanse, de Gènes, de Barcelone qui ont coutume de s’y rendre et qui ne manqueraient pas d’avoir la ou de Constantinople avec des plans ou des modèles réduits dans un curiosité, étant si près, d’aller voir ce travail pour un port facile et as- décor où il n’y a encore rien à voir, juste une première pierre noire à suré, dans un lieu que l’on tenait pour inabordable, afin d’en porter déposer au pied de la colline boisée d’une île déserte. eux-mêmes la nouvelle en leurs pays. » La maquette 3D, Tubeuf la fait réaliser à l’échelle 1. Grandeur naOpportunisme. Exactement ce que l’on enseigne dans les écoles aux ture. Une fausse ville, une cité imaginaire, comme un décor de cinéfuturs communicants. La plupart de ceux que l’on voudrait voir deve- ma, en bois et en toiles peintes : « Afin que l’on ne s’en aperçusse pas nir usagers du futur port, en particulier les commerçants des villes du Nord de l’Europe se réunissent chaque année à Beaucaire pour 2 - C’est ainsi que des soieries débarquées à Marseille le 25 mai 1720 sur le navire

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1 - Les citations sont extraites de l’ouvrage décrit en page 50

Grand Saint-Antoine sont débarquées à Beaucaire et transmettent à toute la région la peste qu’ elle avait amenée dans le port phocéen.


[que l’endroit est “désert et sauvage’] et que l’on pût y être à couvert avec les délices qui se peuvent trouver dans les meilleures villes, on y avait élevé artificiellement des édifices de charpente couverts et garnis de tentes peintes en architecture qui en faisaient apparaître une [ville] belle et bien bâtie sur le canal déjà fort avancé3, où il est à croire qu’au lieu de cette ville artificielle on en verra quelque jour une réelle et bien peuplée lorsque le port étant achevé et reconnu sera aussi fréquenté qu’il a été jusqu’à présent désert. » UNE FAUSSE VILLE, GRANDEUR NATURE Pas d’effets spéciaux. La force de l’idée d’une portion de ville à taille réelle est que le public pourra s’y promener “pour de vrai” et non pas regarder des personnages fictifs tels que les urbanistes en utilisent d’aujourd’hui pour promouvoir leurs projets. Les invités en seront eux-mêmes les figurants et les spectateurs. L’autre avantage est qu’ainsi immergés les visiteurs ne verront pas les environs. Un beau paysage, certes, mais qui ne donne pas à se figurer un port actif et une cité animée. Le bâtiment le plus remarquable est bien entendu une église, consacrée à Saint Louis, patron du port, construite à l’embouchure du futur canal. Grande, avec deux chapelles latérales, elle a un grand portail flanqué de deux autres portes, une façade en parfait trompe-l’œil et, à l’intérieur, les plus belles tapisseries empruntées dans toute la province. Sans oublier, au faîte, le portrait du Roi Soleil agrémenté d’un vers de Virgile : « Hoc vultu cœlum tempestatesque serenat » [il apaise le ciel et calme les tempêtes]. De quoi rassurer tous les navigateurs du golfe du Lion... 3 - Contrairement à ce que l’on pourrait croire à cette lecture, il n’y avait pas de réel canal qui aurait fait à ce jour de 1666 l’objet de travaux. Il s’agissait peut-être d’un vestige de grau ou d’une échancrure particulière qui avait été aménagée de manière à ce que l’on crût qu’il y avait là un canal, comme on a fait croire qu’il y avait une ville.

De chaque côté du canal, est construit un décor de maisons. Un bel alignement qui préfigure le cœur de la future cité portuaire et se termine par « deux pavillons de grande taille ». Ces rues sont plantées d’arbres et couvertes de ramures pour, le temps de la fête, tenir les invités à l’abri du soleil d’été. Ces maisons ne sont pas seulement des façades. On y trouve de véritables “appartements témoins” : « Il y avait dans cette suite de bâtiments une fort grande quantité de beaux appartements tapissés pour la commodité des personnes de condition de l’un et l’autre sexe qui s’y pourraient rencontrer : comme plusieurs grandes salles, chambres, antichambres, garde-robes, cabinets, vestibules, allées, etc. Et au bout de tout cela étaient de grands réduits pour les offices, cuisines, sommelleries, dépenses, magasins, celliers et autres lieux nécessaires pour ranger les vivres et ustensiles et contenir un nombre presque incroyable de toute sorte d’excellents officiers de bouche envoyés sur le lieu trois ou quatre jours avant la fête pour travailler sans cesse à la préparation de tout ce qui devait généralement servir à faire les repas. » Les compagnies de cuisiniers engagés pour l’opération travaillent eux aussi comme figurants dans ces vraies-fausses maisons censées donner aux commerçants étrangers l’envie de s’établir bientôt dans cette ville nouvelle, étudiée pour eux et leurs familles. ARRIVENT LES INVITÉS, SURVIENT UN MIRACLE ! À la périphérie de ce centre-ville, on place des tentes et des pavillons plus modestes, représentant les faubourgs avec leurs « cabaretiers, traiteurs, fruitiers, vendeurs de limonade et de toutes autres liqueurs à glace et même des curiosités comme dans une ville habitée. » Dans les environs, la rumeur commence à enfler. La veille du jour J, il y a déjà tellement de curieux venus des villages de Thau et de toute la province que toutes les tables sont déjà prises d’assaut. Voilà pour les petites gens et les notables locaux. Les VIP arrivent le jeudi 29 juillet, jour de grand beau temps et de grosse chaleur :

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« Enfin, le jour arrivé, on vit la mer et les étangs tout couverts de bateaux qui amenaient le monde de toutes parts et comme une procession continuelle de carrosses, de calèches, de gens de cheval et gens de pied, demi-nus qui traversaient le gué [pour venir de Frontignan] de plus d’un bon quart de lieue d’eau. » Les cérémonies commencent par un office donné par l’évêque de Montpellier dans l’église provisoire non consacrée de Saint-Louis, en présence des sommités Il n’y a, à notre connaissance et malgré nos politiques et religieuses de recherches, aucune gravure ou tableau représentant la fête du jeudi 29 juillet 1666. Montpellier et du LanSeul existe le récit officiel mais anonyme, guedoc. Messe, chants, à part son imprimeur. musique, évocation des miracles de Dieu accomplis sur la mer. Et là, rapporte le chroniqueur de cette mémorable journée, au moment où, écrasés de chaleur dans cette église de bois et de toile, les fidèles entonnant le Veni Sancte Spiritus arrivent à la strophe « in æstu temperies [dans la fièvre, (apporte) la fraîcheur] », il se met à pleuvoir ! « Dieu (...) changea en moins de rien toute la face du ciel allumé. 50

Les nuées commencèrent à le couvrir, le soleil se cacha, les rayons se retirèrent pour faire place à un assez grand vent. » Heureusement, pas de tempête, un grain, un peu de pluie, une brise fraîche. L’évêque bénit la pierre noire gravée de lettres d’or avec quatre médailles du roi enchâssées. Cette pierre sera la première du môle. Elle est portée en procession jusqu’au bord de l’eau. Mais, dit encore le chroniqueur, les prélats ne vont pas jusqu’à l’emplacement prévu du môle « à cause de la longueur du chemin, de la difficulté d’une assez âpre montagne et un rivage rompu en précipice. » Cependant, l’intendant Tubeuf va la déposer « là où elle doit rester éternellement », accompagné de fanfares, de tambours, d’artillerie, de détachements militaires et de la foule qui crie « Vive le Roy ! ». « L’heure du dîner [le repas de midi] approchant, M. l’Intendant fit mettre tout en bon ordre ; et peu de temps après on vit servir quatre grandes tables de trente à trente-cinq couverts avec une abondance de vivres qu’il est malaisé de représenter, quoique le changement de temps eût gâté en moins de rien et obligé de jeter plus de trois cents pièces de toutes sortes de viandes. Ces tables furent relevées par cinq services de même force et de même profusion, sans que toutefois l’on eût l’occasion d’en blâmer l’excès à cause du grand et surabondant nombre de gens de condition qui, n’ayant pas voulu aller ailleurs, prenaient leur réfection à ces mêmes tables, se contentant de manger tout debout par-dessus les dames. » LIBATIONS, JOUTES ET POÈMES Le narrateur vante « la quantité et la beauté des rôtis, les pyramides de petits pieds, la nouveauté des ragoûts, la multiplicité des entremets, la splendeur et délicatesse des desserts et, finalement, la délicieuse affluence de toutes sortes de liqueurs bues à la glace. » De la glace ! Et aussi des fontaines à vin dans les rues de la ville en bois ! Et toujours de la musique, pendant les ripailles et le spectacle qui suit.


Pendant que peu à peu la nuit approche, nouvelle collation : « limons et oranges du Portugal, confitures sèches et liquides entre grande quantité de plats et de rôtis, de tourtes, pâtes, jambons, saucissons, langues de bœuf... » De quoi attendre la nuit alors qu’une barge en forme de château flottant tire un feu d’artifice sur le canal. Un fastueux déploiement de feu à la gloire de la mer, de Neptune et d’une déesse symbolisant les villes et du Roy qui, bien sûr, domine tout cela. LE FEU D’ARTIFICE À la fin du spectacle, la barge est prise d’assaut par des marins armés de torches qui y mettent le feu qui « gagnant successivement toutes ses La foire de Beaucaire, par André Basset au XVIIIe siècle, Musée Auguste Jacquet de Beaucaire. parties le faisait voir tout ardent, vomissant des torrents de flammes en divers endroits et poussant une infiLa grande attraction, ce sont les joutes sur le canal. Énorme succès ! Il faut faire appel aux gardes pour que monseigneur le duc de Ver- nité de fusées qui, retombant les unes en étoiles, les autres en serpents de neuil, gouverneur de la Province, puisse se faire une place parmi les feu, et les autres fendant l’air avec de grands sillons de lumière faisant paraître le ciel, quoique couvert, beaucoup plus brillant qu’il ne saurait invités de marque et la populace qui se massent sur les berges. Après des combats acharnés, la victoire revient à la barque rouge dont être avec les plus beaux astres allumés par les nuits les plus sereines. » le champion est récompensé par une médaille identique à celles de la Puis le vent qui se lève dans la nuit vient mettre fin au spectacle. La première pierre du môle, remise au son des hautbois, des trompettes barge a fini de brûler, le ciel est sans lune ni étoiles. Les flambeaux et des tambours par madame l’Intendante en personne. Quelques ma- s’éteignent, soufflés comme des bougies. Ceux qui veulent partir en drigaux fort galants, rédigés par les jouteurs des deux barques et impri- bateau renoncent à cause du danger. Ceux qui veulent franchir le gué de Frontignan font demi-tour dans le noir, incapables de retroumés pour être diffusés dans la foule, sont remis aux Dames.

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ver les pieux qui marquent le passage. La digestion peut-être un peu difficile et le sang sans doute encore un peu chargé de vins et de liqueurs, la foule se résout à rester dans cette ville-fantôme : « Ceci obligea tout ce peuple à ne s’y pas opiniâtrer et à prendre en tournant face l’agréable parti d’aller passer la nuit dans ces beaux bâtiments qu’on venait de quitter avec regret, où chacun attendit le jour avec plaisir ; les uns y passant le temps en conversation, les autres au jeu, quelques-uns à la danse et la plupart à prendre le repos qu’une fort douce nuit inspirait et persuadait même au plus éveillé. » LE PREMIER “AFTER” DE SÈTE ! Après une telle journée de fête, Sète connait alors le premier after de son histoire… Quand le jour sera revenu sur la grève de la montagne de Sète, les grands commerçants étrangers pourront repartir avec le souvenir d’une fête presque versaillaise, mais, surtout, avec l’idée que le roi Louis XIV est bien décidé à construire ici le chaînon manquant à la suite des ports de la Méditerranée où la France n’a encore qu’une place bien modeste. La nouvelle va se répandre dans toute l’Europe navale et commerçante. Il est temps de mener à bien les travaux.

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Plan de l’extrémité du môle Saint-Louis telle que prévue vers 1750. Un siècle sépare ce plan de la gravure représentant l’autre extrémité reproduite en détail ci-contre et en intégrale en page 55. Le “crochet” du môle a connu dans son histoire plusieurs modifications et reconstructions. Quand on entre dans le port par la passe Ouest et que l’on contourne l’aire de carénage, on voit une sorte de chicot de pierres maçonnées qu’on appelle ici l’étron, qui est un vestige d’une ancienne configuration du môle. Coll. Médiathèque de la Ville de Sète


CHAPITRE 6

UN CHANTIER DE DIX-SEPT ANS La première pierre est posée en juillet 1666. Le chantier sera officiellement réceptionné en 1683. Les travaux commencent très lentement, manquent de peu d’être abandonnés, repartent avec la prise en main par Pierre-Paul Riquet, l’homme du canal des DeuxMers, puis ralentissent de nouveau, redémarrent... Les difficultés techniques, humaines et financières ne manquent pas. Mais, pendant ce temps, se crée peu à peu une ville éphémère, une économie provisoire qui tourne d’abord autour de l’activité de construction. 53


L

a première pierre du môle Saint-Louis était noire. Toutes les autres sont blanches. Le lieu-dit actuel du Souras-Bas où se trouvent maintenant des immeubles et un hôtel, à droite de la Rampe des Arabes (ou Montée des Bédouins, selon les époques), est la carrière naturelle où sont prélevées les pierres de construction. Comme les Grecs avaient profité du basalte du mont Saint-Loup pour construire Agde et ses quais le long de l’Hérault, Clerville trouve ici le calcaire jurassique du mont Saint-Clair. Le plus difficile dans ces régions au sol meuble étant de transporter de lourdes charges sur de grandes distances, le chantier peut donc commencer dans les meilleures conditions. Il faut acheminer un matériel considérable sur des barges, des outils d’extraction, des palans pour soulever les blocs, des chariots pour transporter les pierres, des explosifs pour casser la roche du cap. Et construire des dragues pour creuser le chenal. Et organiser un service de transport car les ouvriers habitent Frontignan ou Balaruc. En 1668, une violente tempête disperse les blocs de roches qui constituent les premiers fondements du môle. Les entrepreneurs se découragent. Le chantier est quasiment arrêté. PIERRE-PAUL RIQUET PREND LES CHOSES EN MAIN

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Le roi s’impatiente. Clerville vient en inspection. Dans le Sud, il rencontre Pierre-Paul Riquet qui démarre son chantier de canal des Deux-Mers. Voilà un homme énergique à la hauteur de l’ambition. Un nouveau devis est fait et, en 1669, Riquet prend la responsabilité totale des deux chantiers qui n’en font plus qu’un. Il y aura bien une déviation pour une sortie du canal à La Nouvelle (le canal de la Robine), mais le véritable terminus sera à Marseillan et Sète. Riquet commence par faire construire des hangars pour le matériel, des bâtiments pour loger les ouvriers sur place, un four à pain, quatre forges, une petite chapelle et une écurie pour deux cents chevaux,

des magasins à poudre - à l’emplacement de l’actuel Hôtel de Ville pour les artificiers de la carrière. Les travaux redémarrent. Pour faciliter l’approvisionnement, en 1670, Riquet décide de construire une chaussée en dur - une peyrade - entre Sète et Frontignan pour éviter d’avoir à franchir le gué qui, impraticable, avait obligé les fêtards du 29 juillet 1666 à rester dormir dans la fausse ville. Il y fait un pont tournant pour les bateaux, à péage. Il obtient aussi des droits de pêche dans l’étang pour compenser cette dépense non prévue. Heureuse époque où l’on pouvait faire du troc avec l’Administration. En 1735, les États du Languedoc construiront à cet emplacement le pont de la Peyrade. En novembre 1670, un an après que Pierre-Paul Riquet en a repris les rênes, Clerville et le fils de Colbert, M. de Seignelay, viennent visiter le chantier. Ils sont impressionnés. Mille personnes, manœuvres, mineurs, voiturier y travaillent, rapporte A. Daruty1. Le môle est déjà construit sur 250 mètres et le chenal creusé aux deux-tiers. Un an après, le môle aura atteint 400 mètres et commencera à accueillir les premiers navires. Les galères du roi y feront halte à plusieurs reprises. Bien que Toulon assume la vocation de port et d’arsenal militaire de la France en Méditerranée, une escale dans le golfe du Lion est d’autant plus appréciée que les rameurs, capables de faire avancer ces navires à près de six nœuds, ne pouvaient tenir le rythme plus de deux heures. Quant aux vents, on les connaît. A. Daruty raconte à quel point le port, même inachevé, commence à jouer son rôle de refuge à défaut d’être encore un outil commercial : « En 1671, pendant une tempête qui dura quatre jours, soixante-dix bâtiments marchands mouillèrent successivement à l’abri du môle encore inachevé. La même année, quarante-cinq tartanes et bricks se réfugièrent à Cette2 en une seule nuit. Tous ces navires, malgré l’impétuosité de la 1 - L’Origine et les commencements de la ville de Sète en Languedoc, 1879 2 - D’abord orthographiée Sète, puis Cette, Sète a été officialisée en 1928. Nous avons gardé cette dernière orthographe dans tout ce livre, sauf citations de documents.


A : Les hommes qui font, à l’aiguille et à la masse, les trous des pétards pour tirer la pierre du rocher et dont chacun a trois pieds et demi de profondeur, pour contenir une charge de poudre du poids de trois quarterons. B : Les hommes qui mettent le feu aux pétards. C : les femmes qui portent les décombres restant après le triage des gros quartiers dont la jetée doit être composée. D : Les hommes qui ramassent la pierre au pied de la montagne et qui la chargent à la cheure [treuil] sur les charrettes. E : les cheures à lever les pierres dans les charrettes. F : Les hommes qui rangent les pierres selon l’ordre dans lequel elle doivent être posées dans la masse de la jetée et dans le haut des talus. G : Les bateaux qui portent la pierre pour former les talus de la jetée.

1669. Estampe extraite de la correspondance de Clerville. Copie. Archives municipales de Sète

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culer.3 Mais c’est trop tard. Un projet vise à faire une saignée - la seringue - à la base du môle pour laisser passer le courant. Cela ne sera pas fait. On va faire massivement appel aux pontons, bateaux-dragueurs actionnés par des forçats venus des galères de Marseille. MORT DE RIQUET, FIN DES TRAVAUX

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Riquet ne verra pas les travaux achevés. Les dernières années du chantier sont difficiles. Retards, problèmes techniques, main-d’œuvre difficile à trouver, difficultés d’approvisionnement en eau, manque de financement pour cause de guerre de Hollande, maladie de Riquet, rivalités avec les ingénieurs, suspicions… la construction, menée tambour battant au début, piétine au milieu. Les travaux que l’on avait un moment espéré être terminés en quatre ans et devaient contractuellement prendre fin en 1678, vont Plan du port de Sète, vers 1700. Le plan des infrastrucures est précis, celui des habitations et des terres l’est moins… se prolonger. L’ensablement est toujours la plaie. Les Archives départementales de l’Hétault. erreurs répétées de rattacher les digues au continent tempête n’éprouvèrent aucune avarie dans le port. En 1675, vingt-quatre se paient à prix d’or. Aucun navire de fort tonnage ne peut entrer. galères de la marine de l’État, surprises par le mauvais temps, entrèrent Le canal est jugé trop peu profond et trop étroit pour que deux baà Cette. Enfin, dans les grandes tempêtes du 24 novembre et du 13 dé- teaux puissent s’y croiser. Colbert impose une surveillance serrée du cembre 1676, le port servit de refuge à quatre vingt-seize bâtiments fran- chantier, veut un rapport hebdomadaire. çais et étrangers. » Fini le temps où le chevalier de Ferrières à la tête Pierre-Paul Riquet meurt en 1680. Son fils, Riquet de Bonrepos, d’une flotte de galères perdit la vie et tous ses bateaux faute de port reprend le flambeau arrêté. Il jette l’éponge. Antoine de Niquet4, insur la côte du Languedoc. génieur général des fortifications lui succède en 1682 pour terminer Un autre éminent visiteur vient aussi : Vauban. Il trouve l’emplace3 - De tels ouvrages seront construits ultérieurement et, en premier le brise-lames en arc ment parfait et les choix judicieux. Sauf le rattachement du môle à de cercle qui portera le bâtiment de la Quarantaine et où les Sétois ont coutume de venir la roche du cap de Sète, car, soutient-il, en pays plat et sablonneux, il pique-niquer en barque. - Niquet est aussi celui qui construisit Port-La Nouvelle et le fort de Sète qui est aufaut construire des digues détachées du rivage pour laisser l’eau cir- 4jourd’hui le Théâtre de la mer, que l’on attribue souvent par erreur à Vauban.


l’œuvre. Un an après, le môle et le canal sont achevés, les premiers quais sont construits. Cela commence à ressembler à un port. Le 28 mars 1683, l’intendant d’Aguesseau est chargé d’inspecter les travaux. La visite dure trois jours. Le 31 mars, il donne un avis favorable et est raccompagné sur la barque l’Heureuse, joliment pavoisée et escortée d’une flottille pour aller, en fanfare, inspecter le canal du Midi, terminé. Le port primitif de Sète aura coûté deux millions de livres5, 1,2 millions pour l’État, 800 000 pour la Province. AVEC LE CANAL DU MIDI, LE PROJET CHANGE On l’aura compris entre les lignes, le projet n’est plus le même qu’à l’origine. En plein chantier, le port avait déjà fait la preuve qu’il était ce havre tant souhaité depuis si longtemps. Complété par la digue de Frontignan qui garde une partie des sables qui engorgent le bassin et le protège des coups d’Est parallèles à la côte, les huit hectares de ce qui était prévu pour n’être qu’un espace de manœuvres et de mouillage, se révèlent être un excellent port. Dès la reprise du chantier, Clerville et Riquet abandonnent donc l’idée d’un bassin principal dans l’étang de Thau. L’avant-port accède désormais au rang de port. Quant à la petite mer intérieure, elle peut demeurer un mouillage d’attente commode et un lieu d’échange entre mer et canal, mais n’a plus la première place. On ne sait rien sur les raisons de ce changement. Alors, on va les imaginer. Un peu de logique : le plan d’eau des Eaux-Blanches est vaste, certes, mais ses berges sont envasées, pas du tout franches, accores comme disent les marins. Les deux versants du lido descendent en pente douce. Pour les baigneurs, c’est très bien parce qu’on a pied longtemps, pour les plaisanciers, il y a loin du dernier mouillage possible jusqu’à la terre ferme. Côté étang, en plus, il y a de la vase. 5 - Une livre tournoi vaut à l’époque 0,62 grammes d’or pur. Deux millions de livres représentent donc 1,240 tonne d’or ! À 32.000 €/kg actuels, cela ferait 40 millions d’euros.

ANTOINE DE NIQUET LE FINISSEUR DES TRAVAUX DE SÈTE Antoine de Niquet (1639 -1724), élève et collaborateur à l’Académie des Sciences, y établit durant huit années des tables de logarithmes et supervise la construction et la bonne marche des machines et modèles d’inventions soumis à l’Académie concernant tous les arts des techniques. En 1673, il est affecté à Verdun puis à Metz, à la surveillance des ouvrages en construction établis sur les plans de Vauban. Parfois emporté, il provoque la colère de Colbert notamment quand il corrige les projets de Vauban sur le port et les fortifications de Toulon. Nommé Commissaire régional aux fortifications du royaume pour le Languedoc, la Provence et le Dauphiné en 1680, il travaille sur le canal des Deux-Mers qu’il perfectionne dès 1682. Niquet édifiera 49 aqueducs dont quelques ouvrages remarquables et dressera les plans du futur canal de la Robine et son projet de jonction au grand Canal.

Coll. VNF

En 1684, ayant guidé les chefs de la flotte durant le siège de Gênes, il est anobli pour services exceptionnels. Après la transformation du port de Toulon, il assure l’achèvement de Sète et du canal des Deux-Mers. Lieutenant pour le roi au gouvernement d’Antibes (1685), il est chargé de fortifier Nice, d’établir un projet de canal d’Arles à Port-Bouc et de nombreux plans de travaux publics. Il construit le Fort de Sète (actuel théâtre de la mer) et corrige le tracé du canal du Languedoc (1687 à 1694). Chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis en 1700, il prend part au siège de Toulon en 1708 où il envoie sa vaisselle précieuse et sa monnaie pour subvenir aux dépenses militaires. Maire de Narbonne de 1715 à 1719. Marié à Marguerite d’Augier en 1693, il aura quatre fils dont Antoine Joseph, né en 1700, futur premier président du parlement de Toulouse. Il a investi 60 000 livres dans des parts de propriété du canal des Deux-Mers.

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Sur plusieurs centaines de mètres seules des barges à fond plat peuvent circuler sans s’échouer. Pour charger et décharger les navires ancrés dans la rade, il faut, comme sous Louis IX à Aigues-Mortes du temps des croisades, des norias de chaloupes. Le commerce maritime moderne tel qu’il se pratique alors chez les concurrents du Nord - Londres, Hambourg, Anvers, Amsterdam, Lübeck - et du Sud - Gènes, Barcelone, La Valette, Palma de Majorque ou même Marseille -, exige des quais d’amarrage pour une manutention plus facile, plus rapide, moins coûteuse. Où donc faire des quais autour des Eaux-Blanches ? Il aurait fallu draguer - encore ! - des chenaux pour toucher à la terre ferme ou tirer de très longues digues, en dur ou sur pilotis, pour arriver à des fonds suffisants pour le tirant d’eau des navires de commerce. Alors qu’on vient déjà de construire entre la mer et l’étang un chenal profond et enserré entre des berges de pierre, n’est-il pas plus judicieux de déplacer le port dans ce canal et dans l’avant-port ? Une explication complémentaire est donnée6 : l’évêque d’Agde, seigneur de l’île de Sète, aurait perdu une part des revenus qu’il tirait de la pêche dans cette partie de l’étang de Thau qui aurait été dévolue au port. Or, au cap de Sète, aucune pêche ne se pratique, alors, aucun revenu ne peut en être attendu, on peut bien y faire un port.

UN CORON AVANT D’ÊTRE UN VILLAGE

Ainsi, pour toutes ces raisons, le port de Sète commence-t-il à acquérir la physionomie qu’on lui connaît : construit à partir du môle Saint-Louis et du “canal royal”, puis avec des canaux de plus en plus larges et longs, parallèles et perpendiculaires, qui seront ajoutés en taillant dans le cordon littoral ou en remblayant les hauts-fonds côté Eaux-Blanches ou côté mer. Désormais, les bateaux seront au cœur

Pendant les premières années du chantier, on ne peut pas parler de ville, ni même de village. Il y a, côté étang, des cabanons de pêcheurs7 et au flanc de la colline vers les Métairies, une quinzaine de familles qui vivent de l’agriculture. Au-dessus de la carrière du Souras-Bas, au “Quartier Haut”, là où est aujourd’hui la Grande Rue Haute, se trouvent les logements d’un grand nombre d’ouvriers. Comme l’écrit encore Claude Jacomet-Boyer, « Les chantiers du port étaient programmés pour durer plusieurs années, aussi, dès le début, des travailleurs, mais surtout des artisans et des commerçants ont fait le choix de se fixer dans le nouveau port. Beaucoup de ceux qui ont fait souche à Sète y avaient entraîné femmes et enfants, y reconstituant même des réseaux familiaux très denses (frères, sœurs, cousins, parents) Sète

6 - Claude Jacomet-Boyer, Bulletin de la Société d’Études Historiques et Scientifiques de Sète et sa région, XXII-XXIII-XXIV-XXV - 1999-2000

7 - La Pointe Courte n’existe pas encore telle qu’elle est aujourd’hui puisqu’elle est née du remblaiement de l’avancée maçonnée du canal dans l’étang.

L’EMBRYON DE SÈTE : LE MÔLE ET LE CANAL

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de la ville, les docks et les chais mêlés aux habitations, les marins et les dockers à la population de la ville. Même si des quartiers bourgeois et d’autres plus populaires se dessineront très vite, le bourg restera resserré, tout le monde s’y mélangera et s’y mélange encore. Le port, qui a donné naissance à une cité en sera donc aussi l’âme. À la même époque, Colbert lance aussi à Rochefort - pour l’arsenal et la corderie royale - et à Lorient - pour la compagnie du Levant des projets maritimes qui comportent la création de quartiers de ville entiers et un développement urbain planifié. Mais Sète reste l’exemple unique de la création d’un site portuaire nouveau là où rien n’existait auparavant. Sète est le seul exemple d’une ville née ex-nihilo d’une infrastructure voulue par la puissance publique et financée par une combinaison de territoires - contrat État-Région et un opérateur adjudicataire - partenariat public-privé. Les premiers habitants de Sète ont été ceux qui construisaient le port.


n’est pas un campement de travailleurs à proximité des chantiers, mais bien un village construit en dur dès les origines et où les femmes forment presque 40% de la population. » Riquet lui-même a sa maison sur place. Il y accueille les visiteurs. C’est aussi pour Colbert le moyen de le fixer davantage sur ce chantier pour lequel Riquet se décourage un peu, conservant plus d’enthousiasme pour le canal des Deux-Mers. Pour nourrir une telle population il y a de nombreux fournisseurs. Sur l’île, il y a des cultures, des animaux en pâture, des pêcheurs. Dans les textes, on parle du “fermier de boucherie” Guillaume Varillhes, chargé notamment de ravitailler les galères du roi quand elles passent8. Il y a aussi les boulangers du four à pain On remarquera la représentation de la “falaise” rocheuse d’où on extrait les pierres, ainsi que les culées du premier pont. Coll. Claude Bonfils. construit par Riquet. Un tel chantier, un tel afflux d’hommes et de femmes, d’un seul ville artificielle, éphémère, construite par Riquet, où tout est organicoup, au milieu de rien, génère une intense activité, de multiples mé- sé par Riquet, où tous les services sont ceux de l’entreprise Riquet, tiers. Des boutiques, un marché, des artisans, des débits de boisson, où l’argent dépensé est celui payé par Riquet, où la loi est celle du des cabarets ? Il faut bien dépenser le salaire. Du coup, même ceux chantier de Riquet, sans autre administration que celle de Riquet, qui ne sont pas directement rémunérés par Riquet, vivent de l’argent avec un hôpital et une “sécurité sociale Riquet” qui fonctionne par du port. Le chantier est au cœur de tout. Comme l’avait été la cité prélèvement sur les salaires pour payer médicaments et médecin, où fictive de bois et de toile construite par Charles de Tubeuf pour la même l’église est construite et le curé payé par Riquet. Un coron pose de la première pierre, la pose des pierres suivantes créé une avant l’heure. À la fin du chantier, seulement 44 travailleurs feront le choix de rester ensuite vivre à Sète. L’activité du port va prendre le 8 - Une galère contient 250 hommes de “chiourme” et 150 hommes d’équipage. Quand une relais de celle de sa construction. flotte de dix, vingt ou trente galères arrive à Sète, il faut assurer le ravitaillement.

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60 Comme voulu par Colbert, les pays du Nord de l’Europe s’intéressent à ce nouveau port, comme en témoigne ce plan néerlandais du tout début du XVIIIe siècle. Coll. Claude Bonfils.


CHAPITRE 7

Le premier pont de Sète. Coll. Gilles Suquet.

LE VILLAGE DEVIENT UNE VILLE Après 1673, Sète obtient le statut d’une ville, avec ses consuls, ensuite son Hôtel de Ville, son église consacrée. D’un village d’ouvriers chargés de la construction du port géré par ses maîtres d’ouvrage, Sète passe, non sans mal, à une économie de cité maritime. Les salins et la pêche, la savonnerie et la manufacture du tabac, mais surtout le vin et les eaux-de-vie vont assurer son développement. Avec des hauts et des bas, Sète se transforme et s’achemine peu à peu vers la modernité que la Révolution va amener. Mais avant cela, beaucoup de choses vont encore se passer…

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L

es visionnaires qui ont imaginé le port de Sète avaient un projet de ville. Colbert, dès 1673, crée le cadre juridique - qu’on dirait aujourd’hui libéral -, de la naissance d’une cité marchande et industrieuse : « Sa Majesté permet à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles soient, d’élever et de bâtir des maisons au port de Cette aux endroits désignés par le sieur La Feuille, commis par S.M. à l’inspection des ouvrages dudit port, comme aussi d’y amener par terre et par mer, vendre et débiter librement tant dans les maisons construites que dans celles à construire à l’avenir, toutes sortes de grains, vins et autres provisions, denrées et marchandises en gros et détail, d’y tenir, à cet effet, des magasins et boutiques sans qu’ils soient tenus de payer, pour raison de aucuns péages, levées et subsides, ni autres droits que ceux accoutumés : permet aux habitants du port de Cette qui y ont demeuré un an et un jour de s’assembler et de dresser des articles concernant les statuts,

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Plan de Sète, port et ville. 1727. Voies Navigables de France. Archives canaux du Midi.

privilèges qu’ils désireront pour leur être accordés par S.M. lesquels articles ils mettront en mains de M. d’Aguesseau pour être envoyés à S.M. » Colbert accorde là un statut qui se rapproche d’une zone franche pour attirer du monde à Sète et, ce qui est intéressant, y fixer une population qui correspondrait à un port en activité et non plus à un chantier de port. Il faut y habiter depuis plus d’un an pour bénéficier de ces privilèges. Une sorte de prime de fidélité. UN STATUT “HORS-TAXES” QUI DÉPLAÎT Bien évidemment, cette exonération fiscale déplaît à ceux qui, habituellement, prélèvent leur dîme sur tout ce qu’il est possible de taxer et veulent « rançonner les habitants. » En premier, l’évêque d’Agde, Mgr Fouquet, seigneur de l’île - qui avait refusé l’installation du port dans les zones de pêche de l’étang d’où il tirait des revenus -, s’oppose à Colbert : il veut instaurer un droit de franc-fief - sorte de taxe foncière - à toutes les maisons construites. Un avis du Conseil du roi le déboute en 1675. Il revient à la charge en réclamant un droit de courretage - une taxe portuaire - sur les marchandises échangées dans le port. Un édit le dédit en 1676. Puis c’est le tour du collecteur des impôts, le fermier. Il instaure une taxe sur le vin, la viande, le poisson. Il est désavoué en 1677et contraint à restituer ce qu’il a perçu. Un an après, c’est le tour des États du Languedoc. En 1678, commence une bataille juridique féroce. L’argument de Sète est, non seulement de droit en se fondant sur les arrêts précédents, mais aussi au fond. Un mémoire présenté aux États plaide ainsi : « La ville de Cette est située au


pied d’une montagne isolée, qui n’est formée que de rochers arides, aussi peu susceptibles de cultures qu’incapables de production, obligée à tirer du dehors la subsistance de ses habitants, les vivres y sont d’une cherté excessive. Charger les aliments d’un nouvel impôt serait mettre l’ouvrier et l’artisan dans l’impuissance de s’en procurer, dégoûter le citoyen aisé d’un séjour où l’on vit si chèrement. Les deux-tiers des habitants de Cette ne sont que de simples journaliers que l’on a fixés à peine en doublant le prix de leurs journées. Comment pourrait-on les retenir s’ils se voyaient chargés de nouveaux impôts ? » Habile. À quoi servirait d’avoir investi tout cet argent public si personne, en raison de la difficulté d’y vivre et des impôts trop lourds, ne pouvait y demeurer pour créer la ville tant souhaitée et un port prospère ? Le roi et Colbert peuvent entendre cela. Habile mais à double tranchant. Dès que la ville sera lancée, qu’une population fixe existera, que les gens auront plus à perdre en partant qu’à rester en payant impôts et taxes comme ailleurs, l’argument ne tiendra plus. Marseille, qui voit d’un mauvais œil l’essor de Sète, ne manquera pas, très rapidement, non seulement de faire cesser les privilèges de Sète, mais d’en obtenir à son profit exclusif. LA PREMIÈRE ESQUISSE D’UNE VILLE Au milieu de ces querelles de - gros - bout de gras, le sieur La Feuille, commence dès 1673 avec Riquet et Clerville à esquisser une ville, à dessiner un plan d’alignement pour les habitations, à tracer une artère principale (sensiblement l’actuelle Grand-Rue Mario Roustan). Les équipements imposent tout naturellement la structure de la cité : dans le sens Nord-Sud pour aller du canal au môle, avec le puits et, tout au bout de cet axe, l’église et le cimetière ; dans le sens Est-Ouest par la chaussée de la peyrade vers Frontignan (Grand Chemin, aujourd’hui rue Lazare Carnot). Le canal est franchi par un premier pont-levant de bois en 1682 qui sera remplacé par un

autre, plus long, dessiné par l’ingénieur Antoine Ferrar de Pontmartin. Sur la rive Ouest, il débouchait sur la rue des Hôtes (actuelle rue Frédéric Mistral). Les plans de Sète n’ont rien à voir avec les nouveaux quartiers de Rochefort, construits au cordeau sur un plan d’architecture unique, avec ce charme particulier d’une uniformité toute militaire. Il y avait pourtant un tel projet (voir le plan page 72). Mais il n’est pas question non plus de laisser se développer à Sète une ville anarchique. GRANDE MIXITÉ DES MAISONS ET DES GENS Plusieurs dessins sont successivement présentés par Clerville, par La Feuille, par André Boyer, architecte des bâtiments du roi. En fait, l’urbanisation de Sète sera laissée à l’initiative privée sous réserve de respecter le plan d’alignement d’origine. Des concessions sont aussi données à des “promoteurs” privés pour construire des habitations et réaliser la voirie, mais rien ne se fait de manière significative. Leur “surface financière” est insuffisante, ils ne pourront pas réaliser leurs propres projets et respecter le cahier des charges public. À la fin des années 1670, de la même manière que le chantier n’en finit pas de finir et que le port est en plein marasme, la ville aussi traverse une période de dépression. Entre l’économie dirigée d’un chantier et l’économie libérale d’un port de commerce, la transition est difficile. En vingt ans, certes, la ville a grossi, mais on ne peut pas encore parler d’essor à l’échelle des espérances des fondateurs. Il faudra attendre le milieu des années 1680 pour que, enfin, Sète commence à décoller. Les Archives de Sète contiennent un recensement très précis des maisons d’habitation et des divers bâtiments construits dans la ville entre 1666 et 16871. Noms des propriétaires, professions, origine, 1 - Document Archives municipales de Sète Ref DD10, cité dans l’ouvrage de Claude Jacomet-Boyer, op.cit.

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D’OÙ SONT VENUS LES PREMIERS SÉTOIS ? « Trois courants principaux paraissent avoir alimenté l’immigration. « Un courant languedocien, issu d’abord des environs immédiats, d’Agde, Marseillan, Mèze, Bouzigues, Loupian, Frontignan surtout, qui se vide progressivement au profit de “sa colonie” ; de Montpellier ; puis de l’arrière-pays cévenol, du Saint-Ponais, du Castrais, du Lodévois , de la région viganaise particulièrement : la route du Vigan, route des blés et du sel à la montée, des châtaignes et des merrains à la descente, a aussi été le chemin des tonneliers et des cordonniers. « Le courant catalan entretenait en permanence un groupe de 20 à 25 familles de pêcheurs, celles-ci finissaient par se fondre dans la population, mais se renouvelaient sans cesse : elles venaient des petits ports situés entre Barcelone et les Albères (Palamos, San Feliù de Guixols, Arenys de Mar, etc…) et fournissaient des marins réputés, et des contrebandiers qui ne l’étaient pas moins. « Provençaux, Niçois et Génois ont donné un contingent très important, originaire d’Alassio, Porto Maurizio, Villefranche, Cannes, Antibes, et surtout de la région de l’étang de Berre : les Martégaux, par exemple, ont joué un grand rôle, moins peut-être par leur nombre que par leurs qualités de pilotes, patrons et charpentiers de marine. « À quoi on peut ajouter un courant mineur ; de temps en temps arrivaient du Haut-Languedoc, de Guyenne ou du Béarn, au long du canal, quelques valets de ferme, ménagers et bateliers. ET LES CAPITAUX POUR LES OPÉRATIONS COMMERCIALES ? « C’est Montpellier, vieille place de commerce, où se trouvaient en outre réunies toutes les caisses publiques de la Province, qui a commandité et dirigé les débuts du port. Sète est et sera longtemps la succursale, ou pour mieux dire, la “marine” de Montpellier. Dès 1669, six capitalistes montpelliérains, dont Antoine Vernhes, payeur des gages des officiers de la Cour des Comptes, formaient pour six ans, l’Ancienne Compagnie du Commerce de Cette “ pour envoyer du vin et autres denrées aux Eschelles de la Méditerranée.” »

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Extrait de l’ouvrage de Louis Dermigny, Institut d’études Économiques, Maritimes et Commerciales de la Ville de Sète, Naissance et croissance d’un port, 1955

type de bâtiment et dimensions extérieures apportent de quoi se représenter la cité dans à la fin des années 1680. On y voit des métiers manuels : “travailleurs” (sans précision, ouvriers du chantier ?) cordiers, menuisiers, scieurs, charpentiers, boulangers, tailleurs, serruriers, tuiliers, calfats, cordonniers, maçons, cuisiniers... ils disposent d’une cabane, d’une maison, parfois avec jardin, basse-cour ou vigne. Il y a aussi les apothicaires, chirurgiens, entrepreneurs, commerçants, un procureur... qui possèdent souvent plusieurs maisons de grande taille avec dépendances et écuries. Pierre-Paul Riquet est pour sa part propriétaire d’un four à pain, d’un hangar, d’une écurie et de trois maisons, dont une très grande. Il y a très peu de maisons le long du canal. Le cordier y possède « huit petites maisons contiguës ». En revanche, trente-cinq maisons sont agencées autour du puits commun qui se trouverait aujourd’hui sur le Place du Pouffre, devant la mairie. Près de quatre vingt-dix sont construites sur la Grand-Rue. Il y a des maisons de “travailleurs” et d’artisans, mais aussi des habitations de notables, les écuries, des jardins. En revanche, dans le Quartier Haut cohabitent sans intermédiaire de nombreuses cabanes et la grande propriété de Riquet. Cette population primitive est 100% pur Sud. Les plus éloignés viennent de Mende, Saint-Hyppolite-du-Fort, Nîmes ou Arles, mais la plupart sont originaires de l’actuel département de l’Hérault. Les patronymes sont encore familiers de nos jours : Aubenque, Benezech, Bosc, Caffarel, Fabre, Magne, Mourgues, Pioch, Routier, Roux, Serane... et bien d’autres qui sont peut-être les ancêtres des homonymes d’aujourd’hui. Parmi eux, un certain nombre de Protestants de Montpellier venus faire du négoce ici. Semble-t-il, la révocation de l’Édit de Nantes ne les inquiétera pas autant que ceux qui subissaient les dragonnades en Cévennes. Cependant, puisqu’on leur refuse désormais le cimetière chrétien, ils se font enterrer dans leurs jardins, leurs caves, leurs dépendances.


En 1685, presque vingt ans après sa préfiguration en trompe-l’œil pour la pose de la première pierre du môle, la cité a pris assez de réalité pour que l’intendant Basville décide de lui donner le statut de ville, avec une administration municipale, très réduite, certes, mais suffisante. Avec deux consuls, MM. Peyre et Goudard, Sète peut désormais s’administrer. La “colonie Riquet” est enterrée. NAISSANCE ET ÉMANCIPATION D’UNE VILLE Pourtant - et jusqu’à la Révolution - Sète relève des évêques d’Agde. Faute d’Hôtel de Ville, les réunions du Conseil de la commune se tiennent au domicile des consuls. En 1724, Sète achète pour 10 000 livres2 une maison au procureur du roi, le sieur Marcha, pour y faire l’Hôtel de Ville. Et, aussitôt, l’évêque d’Agde, Philibert-Charles de Pas Feuquières3, revendique le paiement de droits fonciers - un franc-fief - sur cette propriété, tentant de battre à nouveau en brèche les arrêtés de 1675, 76 et 77 qui accordaient la franchise de taxes, notamment pour les constructions. Le procès va durer vingt quatre ans. Enfin, un arrêt de la Cour des comptes de Montpellier de 1748 donnera non seulement raison à l’évêque sur ce point, mais déclarera la totalité de l’île de Sète comme “roturière”, c’est-à-dire soumise aux impôts ordinaires. Ainsi, les consuls, voulant défendre les droits de leur nouvelle maison auront-ils réveillé le fisc endormi et fait perdre à Sète ses privilèges fonciers. Il faudra attendre 1702 pour que commence le chantier de la première et véritable église consacrée à Sète, la décanale Saint-Louis, terminée en 1713 sur la pente du Quartier Haut, au cœur du lieu d’habitation des pionniers de Sète. Avec un lieu de culte consacré, la ville complète ainsi les attributs nécessaires à sa reconnaissance en tant que cité à part entière. 2 - Environ 150 000 €, le cours de la livre était alors au plus bas. 3 - Le dernier évêque d’Agde, Charles-François Siméon de Rouvroy de Saint-Simon de Vermandois de Sandricourt, opposé à la constitution civile du clergé, sera guillotiné en 1794.

Le lido entre Marseillan-Plage et Sète, avec la colline de Sète et le plan des salins en 1766. Archives départementales de l’Hérault

DU SEL ET DE L’EAU-DE-VIE, PEU D’EAU DOUCE Un statut, c’est bien, mais cela ne donne pas de pain. De quoi Sète peut-elle vivre par ses propres moyens ? Y a-t-il une vie en dehors du port ? Certainement. Une industrie florissante est l’extraction du sel. Le sel avait déjà fait la fortune d’Aigues-Mortes, il va générer une grande activité sur le versant occidental de l’île, au lieu-dit actuel de Villeroy, là où commence le lido, et loin en direction d’Agde. Le sel est un produit en soi, pour le commerce. Le sel de Sète est de grande qualité et de bonne réputation. Mais c’est aussi, puisqu’on est au bord de la mer, le précieux - le seul - moyen de conservation des produits de la pêche.

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LA PROMENADE DES ANGLAIS À SÈTE

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orreur et stupéfaction ! Vingt-six navires battant pavillon anglais mouillent au large du port de Sète. Nous sommes au matin du 24 juillet 1710. En ce début de XVIIIe siècle, le Languedoc est en état de guerre. L’apparition des bateaux au large de Sète ce matin de juillet répand la panique sur la côte comme un feu de poudre. John Norris, le commandant des forces navales Carte de Schenk relantant le débatquement des anglaises en Méditerranée, Anglais. 1710. Musée Paul Valéry, Sète ordonne des tirs au canon sur la ville en fin d’après-midi, sans pour autant débarquer. Les habitants se cachent, terrorisés. Le but de l’attaque est de créer une diversion en bord de mer afin d’alléger la pression des troupes royales contre les Protestants en Cévennes dont ils espèrent le soulèvement général et la victoire. À la faveur de la nuit, 1 500 marins anglais - la moitié des effectifs - débarquent dans l’ancien port d’Henri IV au Lazaret, sans rencontrer d’opposition. Sète n’a pas de défenses sur la montagne capable de protéger le versant Ouest de l’île depuis que le fort de Montmorencette a été rasé par Louis XIII de crainte qu’il serve à la subversion. Côté Est, tout au bout du môle se trouve le petit fort Saint-Louis, armé de canons destinés à protéger l’entrée du port et occupé par une petite garnison. Rien ne le protège d’une attaque venue de la ville par le môle. L’aube se lève le 25 juillet sur un mont Saint-Clair occupé tandis que les navires de la Navy restés en mer tirent sur la ville. La population s’enfuit vers l’étang de Thau.

Ceux qui restent coincés s’enferment un temps dans la nouvelle église SaintLouis pas tout à fait terminée, d’autres se réfugient dans le fort du môle. La reddition est proche. François Dubois, capitaine du fort Saint-Louis, réussit à faire prévenir le duc de Roquelaure, commandant en chef des troupes du Languedoc à Montpellier. Ce dernier vole au secours des Sétois et obstrue le canal avec des barques coulées qui interdisent le gué de la Peyrade. Avec ses trois compagnies de cavaliers, il repousse 300 anglais tandis qu’un messager galope vers le Roussillon pour demander l’aide des troupes du duc de Noailles. L’armée du duc de Noailles, mise en place avec une remarquable rapidité, arrive à Mèze dès le 26 juillet vers midi. Jugez du peu : 900 dragons, 1000 grenadiers et 12 pièces embarquées à Béziers sur le canal des Deux-Mers qui montre là une nouvelle utilité. Le commandant Norris a laissé 600 hommes à Sète et rien ne peut empêcher le pillage de la ville. Cependant, son espoir de réussite totale s’envole quand il comprend que le soulèvement des Protestants cévenols qu’il espérait n’aura pas lieu. Le 28 juillet, le duc de Noailles investit le port. Il se heurte aux troupes anglaises sur la plage, grimpe sur la colline et engage une bataille au corps à corps. Les Français reprennent le dessus et Norris ordonne l’évacuation. Restés dans le fort Saint-Louis, 70 Anglais résistent en vain. Leur commandant les abandonne à leur sort. La flotte anglaise reste encore deux jours au large de Sète avant de lever l’ancre et de cingler vers la Provence. Les Anglais laissent 70 prisonniers et 300 morts contre quelques victimes françaises seulement. Mais, même si l’invasion n’a pas réussi, elle a mis au jour l’inefficacité de la défense en Languedoc et la faiblesse de Sète. Dès la fin de 1710 et en 1711, l’île se couvre de défenses avec quatre forts et une redoute. Dans le même temps, le fort Saint-Louis se voit octroyé un complément d’armement un mois à peine après la tentative britannique : 24 canons, 4 926 boulets, 2 mortiers, 200 bombes, 300 fusées, 20 000 livres de poudre et 400 livres de mèches. Les travaux de défense se poursuivent jusqu’en 1780. Sète devient imprenable. (Cf Jean Sagnes, Biblio p 122)


Or, à ce moment-là, le poisson bleu est abondant. On sale la sardine en quantité. Le salage devient une industrie locale florissante. Au point que Basville rend une ordonnance en 1711 qui indique que « le salage des sardines qui se fait au port de Sette est si fort augmenté depuis quelques années qu’il a attiré un grand nombre d’étrangers qui se sont établis pour faire commerce, que l’avidité du gain a engagé plusieurs saleurs à commettre diverses fraudes dans la grandeur des barils et dans la manière de saler… » En revanche, l’eau douce manque. Riquet a eu le projet d’acheminer les eaux de la source d’Issanka. Refus de Colbert. L’heure n’est plus aux nouvelles dépenses pour des projets un peu fous. Ce manque d’eau douce est un obstacle à la création d’industries hautement consommatrices, comme la tannerie ou la teinturerie, mais aussi de plus petits ateliers. En revanche, on y fait du savon, des cordages, des câbles et des filets de pêche, des engrais à partir de plantes et de calcaires brûlés, et, très tôt, beaucoup d’eaux-de-vies. Car très vite, la ville et le port de Sète participent à l’économie viticole de tout l’arrière-pays et de la région, comme cela avait été prévu et espéré par Colbert. TRÈS VITE, SÈTE DEVIENT LE PORT DU VIN Depuis les Grecs qui ont importé la vigne en Gaule, le Languedoc est un pays de vignes. Moins célèbre que les vignobles du Bordelais et de Bourgogne, ceux du Midi ont néanmoins connu très vite un vaste marché d’exportation. La fameuse foire de Beaucaire, avait permis aux vins et eaux-de-vie du Languedoc de se faire une belle réputation européenne. Mais pour exporter, il faut transporter. Par la route et par la mer. Les graus d’Aigues-Mortes et de Frontignan ont permis, un temps, de charger des navires de petite taille, mais le grand commerce méditerranéen vers l’Afrique du Nord et jusqu’en Syrie passait par Marseille, et, vers les pays du Nord, par Bordeaux.

Bien évidemment, aussi bien Marseille que Bordeaux soumettaient les vins du Languedoc à toutes sortes de tracasseries et vexations, de la taxation spoliatrice jusqu’au pur et simple boycott. L’achèvement du port de Sète et du canal des Deux-Mers change totalement la donne. Jean-Louis Cazalet4 le dit tout net : « À peine les premières pierres du môle étaient-elles jetées à la mer que le mouvement commercial commençait. » Dès 1671, alors que le môle n’est pas achevé et que le chenal vers les Eaux-Blanches n’est pas totalement creusé, l’administration signale « neuf bâtiments dont trois étaient des barques de Gênes qui chargeaient du vin », et, quelques temps après, « 52 barques, presque toutes chargées de vin (…) il n’y en avait que 13 de France, tout le reste était d’Italie ou d’Espagne. Le canal qui doit servir de communication des étangs à la mer était encore rempli de petits vaisseaux chargés de vin pour en faire un nouvel embarquement sur les navires qui arrivent journellement au port. » Dans les années 1680, port, chenal et canal achevés, c’est la voie royale qui s’ouvre pour les produits de la vigne. L’eau-de-vie a toujours été liée à la production du vin. On en faisait pour deux raisons : on distille pour utiliser les vins “bas de gamme” ou intransportables ; ou pour absorber les excédents au fur et à mesure que le vignoble s’étend. Sète n’exporte pas que les vins du Languedoc. Par le Rhône, ou par la voie des étangs sur des barques plates, les produits de Côte-Rôtie, de Roquemaure, d’Aramon, de Lunel, de Saint-Georges, de Saint-Drézéry affluent et se mêlent à ceux venus d’Agde, Marseillan, Frontignan par l’étang de Thau. Tout converge vers Sète, tout repart aussi de Sète, par la mer, par le canal des Deux-Mers. Les vins des différentes provenances sont déchargés à Sète, triés selon leur destination et rechargés sur les navires en partance. À la fin des années 1690, le port est devenu une plateforme de négoce international. 4 - Cette et son commerce des vins de 1666 à 1920, Essai d’histoire économique, thèse de doctorat ès-sciences politiques et économiques, Université de Montpellier, 1920

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Sète n’est pas encore le “port des futailles” qu’il deviendra plus tard. Aux abords des quais, on se contente de conserver provisoirement les fûts, de les entretenir, mais il ne s’agit pour l’instant que de stockage et de manutention. La viticulture, pas plus que la tonnellerie, ne sont encore devenues “industrielles”. La consommation de vin n’est pas popularisée. Les vins qui font l’objet de ce commerce sont des “crus”, encore en quantité réduite, pour un public riche. SUPRÉMATIE DE GÈNES, TUTELLE DE MONTPELLIER

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Dans ces premiers temps d’avant la Révolution, tant que le commerce des vins et spiritueux est uniquement affaire de transit, les négociants et les armateurs ne sont pas de Sète. Beaucoup sont des Génois. Gênes, à cette époque, occupe une place prépondérante dans le trafic des vins dans toute la Méditerranée. Les Génois ne sont pas seulement des transporteurs, ils achètent aussi du vin, y compris en envoyant directement des agents sur les zones de production. Acheteurs-armateurs-revendeurs, ils intègrent totalement la filière, comme on dirait aujourd’hui.

Pour les Français, les plus importants et les plus nombreux négociants viennent de Montpellier. Dans l’esprit des Montpelliérains, Sète est leur port. La grande ville, avec son antériorité historique, son prestige, sa bourgeoisie installée qui occupe les charges décisionnelles et ses notables “de vieille extraction”, méprise un peu les pionniers Sétois, nouveaux riches et dont les ans n’ont pas encore policé les mœurs… Le Far-West vu par les New-yorkais de la 5th Avenue, en somme. Et, pour les “terriens” de l’arrière-pays rural, Sète sera toujours - et encore aujourd’hui - un objet exotique, comme si le sable des lidos n’était pas un amarrage solide au continent. Alors, quand les Sétois veulent se dégager de la tutelle de la Chambre de Commerce de Montpellier dont ils dépendent, c’est un bras-defer qui s’engage. Les négociants de Sète essaieront de se regrouper dans une sorte de syndicat. En vain. Il faudra cent ans de lutte ! C’est seulement en 1872 que Sète obtiendra de créer sa propre Chambre et la levée de la mainmise de Montpellier sur son commerce. Le vin n’est pas la seule denrée échangée dans le port de Sète. Des entreprises s’installent, attirées par les opportunités qu’offre ce nouveau


Carte des canaux et étangs de Sète montrant le tracé du canal de La Peyrade, futur canal du Rhône à Sète. Voies Navigables de France. Archives des canaux du Midi.

port. Jean-Mathieu Grangent5 écrit : « Bientôt des capitalistes des villes voisines voulurent y tenter des entreprises (…) et s’y forma une grande société de commerce, sous le nom de Compagnie du Levant ; cette compagnie, qu’on qualifiait du surnom de Grand Parti, fit construire sur l’un des quais du canal et dans un emplacement considérable dont elle prit possession, de grands enclos et beaucoup de magasins qu’elle crut nécessaires à ses opérations projetées ; mais soit défaut d’expérience dans les affaires de commerce maritime, soit par l’effet de l’inconduite de ses agents, ou plutôt sans doute par les contradictions qu’éprouvèrent ses premiers essais, cette société ne prospéra point. » En fait, soulignent plusieurs sources, la pire difficulté vient des tracasseries des Marseillais. Marseille, en effet, alors que Sète avait perdu ses avantages fiscaux, bénéficie alors de privilèges pour lutter contre la concurrence, notamment de Gênes et Trieste. Sète ne joue pas dans la “cour des grands”. Une seconde Compagnie du Levant se crée à l’initiative de négociants de Montpellier. Son but est de commercer avec les Amériques 5 - Ingénieur du port, entre autres titres multiples, maire de Sète de 1802 à 1815, dans son ouvrage Faits historiques sur l’isle ou la presqu’isle de Sète, An XIII (1804/1805)

et elle crée une raffinerie de sucre à partir de cannes importées. Forte d’un « privilège pour quinze ans », Elle construit pour cela de grands bâtiments. Mais l’entreprise échoue. Les installations sont réutilisées pour un autre produit, le tabac, dont Colbert avait fait un monopole royal, qu’il vienne des Antilles françaises ou du Sud-Ouest. Par la mer venu des Amériques, ou par le canal en provenance du Lauragais, le tabac est traité à la manufacture royale de Sète. Il le sera jusqu’à la Révolution. SÈTE N’EST PLUS LA PETITE PROTÉGÉE DES ROIS En 1715, Louis XIV meurt. Colbert a quitté la scène en laissant nombre de lois dans tous les domaines, y compris pour la pêche, réglementée jusqu’à la place des femmes de pêcheurs dans le commerce du poisson (jusqu’en 1963, interdiction leur sera faite de monter à bord des bateaux). La France est devenue un état centralisé, organisé autour du concept d’absolutisme. Louis XV s’intéresse aux routes et dote la France du meilleur réseau terrestre d’Europe - en étoile à partir de Paris. Ce qui est bon pour

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les ports qui ont besoin d’un arrière-pays bien irrigué. D’ailleurs, sous son règne, le commerce maritime extérieur de la France fait un bond de 80 à 308 millions de livres (4,5 milliards d’euros) entre 1716 et 1748. La Guerre de Succession d’Autriche voit s’affronter les flottes française et anglaise pour des raisons stratégiques, mais aussi pour détruire les capacités commerciales de l’adversaire. Lorient, Bordeaux, Marseille bénéficient de la protection des canons de la Royale et continuent de commercer. Sète n’a pas cette chance. En 1774, Louis XVI monte sur le trône. Si l’on regarde toujours l’Histoire par la lorgnette de Sète, un intérêt de son règne est son engagement aux côtés de l’Amérique du Nord dans la guerre d’indépendance contre les Anglais. À compter du traité de Versailles qui officialise l’indépendance des 13 colonies d’Amérique en 1783, la France est persona grata sur l’autre rive de l’Atlantique. Des armateurs et commerçants sétois vont tenter d’en profiter.

puis un seul l’année suivante. Avec le vin et l’eau-de-vie, tout marche bien. En revanche, pour le reste, l’étude de marché n’avait pas été faite : on envoie des bas noirs alors qu’on y préfère les gris, des tissus colorés ou rayés alors que les puritains les veulent sombres et unis... En retour, pas de chance, les cours du tabac s’effondrent. Chargé à 38 livres le quintal au Maryland, il n’en vaut plus que 30 à l’arrivée. Pendant les deux mois de la traversée, avertis, les Marseillais ont vendu à bas pris leurs stocks à la manufacture de Sète. Malins… Marseille n’est pas seule à faire des misères à Sète. Les ports espagnols, portugais et italiens, avec l’aide de leurs pouvoirs locaux, se livrent à la guerre des taxes. Chaque province défend son port en lui accordant des facilités. En France, pays unifié et centralisé, le petit port de Sète a plus de mal à se faire entendre de Paris pour obtenir les armes pour se défendre. Dans la compétition, il ne peut décider pour lui-même de se doter d’avantages comparatifs.

LOUIS XVI ET L’AVENTURE AMÉRICAINE DES SÉTOIS

À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION

Une étude anonyme publiée en 17836, indique que Sète pourrait offrir aux Américains « des étoffes, des gazes, des bas, des sels, des huiles, enfin et surtout des eaux-de-vie et des vins, tant des vins ordinaires mais de bonne qualité et peu dangereux, quoique assez forts, que des vins vieux et des muscats de Frontignan, Lunel et Béziers. » et, en retour « des bois de construction, des merrains, des potasses, du riz de la Caroline, des viandes et du poisson secs, et du tabac de la Caroline et du Maryland. » Le marquis de Montferrier, syndic du Languedoc qui avait soutenu les “insurgents” américains, se fait fort de mettre ses relations au service de l’idée. Les commerçants sétois envoient aussitôt en Amérique les produits préconisés par l’étude. Leurs espoirs sont déçus. En 1787, seulement six navires font la navette avec l’Amérique,

Malgré ces difficultés, Sète n’a pas baissé les bras. Depuis la première pierre en 1666, à la veille de la Révolution, la cité compte huit mille habitants. Son développement n’est pas terminé. De nouveaux investissements publics vont concourir à sa prospérité future : depuis 1701, les travaux du canal vers Beaucaire sont en cours et, vingt ans plus tard, le tronçon jusqu’à Pérols (voir le plan du littoral en pages 68-69) est terminé, ce qui allonge encore le bras de Sète vers le Rhône et les pays du Nord. Le pari est gagné. Sète est devenu Le port du Languedoc. Et survient la Révolution. Tout se brouille. Tout est remis en question. Ici, tout s’arrête. Le commerce stagne. Le port est presque abandonné. Plus de dragages. Le sable envahit tout. En peu d’années, il ne restera que cinquante centimètres d’eau dans le bassin. La belle s’endort… en attendant qu’on la réveille.

6 - “Le port de Cette et les avantages respectifs qui résulteraient d’une liaison de commerce entre les Etats-Unis et ce port”


CHAPITRE 8

Clipper

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UN RÉVEIL POUR LE MOINS AGITÉ ! Révolution, République, Empire, Restauration, Journées révolutionnaires, Monarchie de Juillet, Révolution de 1848, IIe République... à la veille du Second Empire, la France a vécu pour le moins intensément. Dans ces convulsions vers la modernité, alors que tout était sans cesse bouleversé, Sète a connu un long sommeil, puis un lent réveil. Son éclosion lui a valu bien des inimitiés et des concurrences peu loyales de Bordeaux, Marseille, Montpellier. Mais rien n’a arrêté son émancipation et la progression du port qui entraîne derrière lui une ville de plus en plus nombreuse et industrieuse.

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asse le marchand de sable coiffé d’un bonnet phrygien. Chantée au début Allegro vivace, la Carmagnole va devenir une berceuse. La Belle va somnoler jusqu’en 1815. La prédiction du comte de Vivonne, général des Galères, qui disait en 1673 que « le port de Sète serait un jour un bel endroit à faire un manège » va finir par se réaliser. À défaut d’y faire tourner les chevaux, on aura pied presque partout dans le bassin du port, ne laissant guère qu’un chenal encore libre à la circulation des navires de commerce, à condition qu’ils ne soient pas d’un tirant d’eau trop fort. En ville, en revanche, ça bouge. “Ça ira, ça ira, ça ira !” sonne plutôt bien aux oreilles sétoises. La Révolution, qui grave aux frontons le mot Liberté, est bien accueillie par les forces vives de la cité. Extrapolant à la vie de leurs entreprises ces grands principes pour l’Homme et le Citoyen, la bourgeoisie marchande voit dans le libéralisme méritocratique qui redistribue les cartes du pouvoir, l’occasion de s’affranchir des arrogants montpelliérains, des rentiers spoliateurs héréditaires agathois, des déloyaux concurrents marseillais ou bordelais. NI HAINE DE CLASSE NI MAUVAISE CONSCIENCE

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Sète rêve d’une société libérale, au sens américain du mot. En provoquant un peu, pour en résumer en d’autres termes la doctrine, on pourrait dire : “laissez-nous travailler, échanger, naviguer ; préservez-nous des jaloux, des parasites et des profiteurs ; libérez-nous du sable qui empêche d’entrer dans notre port, des Anglais qui empêchent d’en sortir, des Marseillais qui veulent nous couler, et nous ferons un port, une ville, une région prospères”. Paradoxalement en ces années pré-républicaines, Sète doit se souvenir avec une certaine nostalgie des franchises royales accordées à sa naissance par Louis XIV et Colbert. Et Marseille qui ne désarme pas et conserve ses privilèges, fait aussi en sorte que les navires qui veulent faire escale à Sète aient obli-

Projet, en 1671, d’une ville “au carré”, pas du tout comme elle est finalement devenue… Voies Navigables de France. Archives des canaux du Midi.

gation de faire quarantaine dans l’archipel du Frioul alors que Sète dispose au Lazaret de tous les services sanitaires nécessaires et homologués... Vous avez dit Égalité ? Heureusement, Sète peut s’épargner d’avoir à brandir au bout de piques les têtes de maîtres hérités du féodalisme. À part les évêques d’Agde, aucun prince, noble, nobliau ou hobereau local ne fait valoir de droits sur son territoire, encore moins sur son port. Sète n’a pas non plus de mauvaise conscience à faire siens les idéaux des Droits de l’Homme et du Citoyen. Cas rarissime pour un port d’importance, elle ne s’est pas enrichie du commerce des esclaves. Au contraire, elle s’est constituée en totalité à partir de migrants parmi lesquels des étrangers, Catholiques, Protestants, Francs-Maçons et Libres penseurs comme on en faisait du temps des Lumières, sans oublier quelques Juifs et Mahométans jadis chassés d’Espagne et installés sur l’arc méditerranéen jusqu’à Gênes. Fraternité.


Pendant un temps, le désordre est favorable au commerce, y compris dans les formes quelque peu… opportunistes du trafic maritime : fausses cargaisons, fausses mesures, fausses destinations, faux papiers et, surtout, guerre de course. Des corsaires sétois, plus ou moins patriotes, plus ou moins forbans, réalisent de belles prises à partir de Gênes où ils sont la plupart du temps basés. Tout le monde trouve son intérêt à ce trafic maritime qui justifie fort bien l’ambivalence étymologique du mot. Sète approvisionne l’arrière-pays en blé, parfois saisi par ses corsaires, exporte des vins et spiritueux (170 000 barriques en 1791), exfiltre par la mer des ci-devants indésirables qui risquent leur tête… Quelques belles fortunes se font dans la tourmente de la Révolution. Les bourgeois commerçants, négociants, armateurs et tous ceux qui sont de près ou de loin intéressés à la bonne marche des affaires maritimes sont à la tête du mouvement révolutionnaire sétois. La ville est en effervescence. Une “garde bourgeoise” est constituée. LA COMMUNE DE SÈTE EST PROCLAMÉE Le 26 septembre 1789, le peuple proclame la Commune de Sète, devançant de trois mois la loi du 14 décembre. Les premières élections ont lieu le 25 janvier 1790. Le citoyen Roux est le premier maire. On rebaptise des rues, on abat des croix, on déchristianise à tour de bras. Le plus ardent contre-révolutionnaire est le curé Olive de l’église Saint-Louis. Voulant servir sa cause, il fait croire au vol d’un calice qu’il a lui-même caché pour en accuser les “municipaux” ! Il est démasqué, dénoncé. À Paris, il aurait été décapité. Puis, comme partout en France mais ici avec moins de violence, on s’écharpe entre Girondins, Jacobins et Montagnards, on crie “à mort !” mais on ne tue personne. Et on conserve la fête de la SaintLouis au prétexte qu’il y a beaucoup d’étrangers catholiques, notamment des pêcheurs espagnols. Sète anticléricale, pas antireligieuse.

Il y aura tout de même des faits plus tragiques, des émeutes pour le prix du pain, de l’huile et de la viande, des condamnations à mort, des envois aux galères. Car la situation des Sétois se dégrade vite. On commence à manquer de tout, les denrées sont rares et chères. HÉLAS, SÈTE N’EST PLUS UNE ÎLE Sète n’est plus une île. La rumeur du monde vient jusque sur les tables des Sétois. L’insécurité des personnes et des transports routiers, l’instabilité des institutions nationales, la reprise de la guerre avec l’Angleterre et bientôt contre toute l’Europe, le blocus naval qui ferme les frontières, la perte de crédibilité internationale de la France qui guillotine à tout-va - y compris son roi - ne crée pas le meilleur climat pour les affaires. Dès 1795, le ciel se couvre. Le XIXe siècle commence mal. Mauvaises récoltes en France, tempêtes en Languedoc. Peu de blé. Beaucoup de sable, des dégâts dans le port. Les routes intérieures sont plus sûres et plus rentables que les voies maritimes. Des négociants s’expatrient en des lieux plus favorables, notamment à Béziers, au cœur du vignoble où le canal des Deux-Mers - devenu canal du Midi - reste opérationnel. À Sète, chômage, disette, soupes populaires, hôpitaux débordés, bureau de bienfaisance impuissant, brigandage, rançonnage, pillages, criminalité, viols, prostitution, jeux prohibés… Les convois pour la foire de Beaucaire doivent être escortés par des hommes en armes. Tous les crédits normalement affectés à l’entretien du port et de la voirie sont « employés en secours pour arrêter les effets de l’effervescence causée par le désespoir. » Le port n’est plus dragué depuis longtemps. Les Anglais n’ont plus besoin d’en faire le blocus. Sauf pour le petit cabotage, il est hors-service. Cela protège Sète d’une arrivée en masse de leurs lourds navires de guerre comme la marine de Sa Majesté l’a fait à Toulon, ren-

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ne peuvent plus pêcher le poisson bleu - surtout le thon - qu’au péril de la vie de leurs marins. En 1805, 1807, 1808, la Navy bombarde, incendie, tente de débarquer. Sète ne doit son salut qu’à sa population, prompte à prendre les armes. Comme le rapporte Jean-Jacques Vidal 1 «Sète se trouve donc, pendant tout l’Empire, dans une situation délicate : sans être un port de guerre, elle est un objectif civil et militaire, continuant de commercer avec plus de handicaps que ses voisins et concurrents. Pour survivre, elle doit adapter ses activités. Parmi ces efforts, la reprise de la guerre de course est le plus spectaculaire. Armés par la Cie Ratyé-Bresson, quatre corsaires sétois se distinguent par leur audace : Comtesse Emeriau (du nom de l’épouse du préfet maritime, Général Cosmao, Comtesse Montebello (naufragé en 1812) et Le Décidé. Leurs prises ne compensent cependant pas Le môle Saint-Louis et le coin du port qui sera appelé plus tard le “cul de bœuf”. Gravure colorisée. Coll. Lucien Favolini les pertes commerciales résultant de la domination andant célèbre Bonaparte qui n’a alors que 24 ans. Belle consolation ! glaise en Méditerranée. » Il faudra attendre le 13 Floréal An XI (3 mai 1803) pour qu’une loi Tant que Napoléon ne sera pas définitivement considéré par les puissances européennes comme hors d’état de nuire après sa déordonne la remise en état du port de Sète. Avec quel argent ? faîte à Waterloo et son confinement à Sainte-Hélène, la mer ne sera pas libre et le commerce de Sète souffrira. La Révolution y avait fait SÈTE PRÉFÈRE LA RÉVOLUTION À L’EMPIRE naître des espoirs de libéralisation, l’Empire aura été une période L’Empire, avec ses guerres incessantes qui ponctionnent le Trésor et sombre d’enfermement pour le port et la ville de Sète. la population, n’a pas amélioré la situation. Les corsaires pullulent. En 1815, la France est plus petite qu’avant, elle a perdu ses colonies, La Royal Navy de Sa Majesté Georges III empêche les navires étran- sa population s’est réduite d’un million sept-cent mille habitants, gers d’approcher des ports français et les bateaux français d’en sortir. elle a d’énormes dettes, elle doit entretenir les troupes d’occupation, C’est la réponse britannique au blocus continental que Napoléon toute sa flotte, tous ses ports sont réduits à néant. Sète, qui a pertente d’imposer à toute l’Europe pour étouffer le Royaume-Uni en du un millier d’habitants, est l’epsilon de ses soucis. La belle n’est même plus endormie, elle est en catalepsie. l’empêchant de commercer. Même la flotte de pêche sétoise est bloquée. Les bateaux-boeufs 1 - Agrégé d’Histoire, dans l’ouvrage collectif Histoire de Sète, Privat, éd. 2004. 74


UN RÉGIME DE SURVIE SUCRÉ-SALÉ La perfusion qui la maintient en vie est un mélange de sucré-salé. La viticulture languedocienne ne s’est pas arrêtée. Non seulement elle produit du vin en quantité mais fabrique ce qu’on appelle des “vins d’imitation”, dérivés plus ou moins alcoolisés qui font des Xérès et des Sherries, des vins “cuits”, “mutés”, “madérisés”, aromatisés, qui donneront, plus tard, des apéritifs français bien connus. Ce marché qui s’est maintenu par voie terrestre, va pouvoir redémarrer dès que les routes maritimes vont s’ouvrir et que le port sera à nouveau praticable. Ces inventions ne seront pas perdues. Côté alcools, la distillation produisait jusque-là le fameux et terrible Trois-Six, titrant autour de 90°. Grâce à l’alambic mis au point à Montpellier par Jean-Édouard Adam en 1802, il est désormais possible de produire plus vite et avec moins de main d’œuvre des alcools de bien meilleure qualité, et aussi d’extraire des huiles essentielles. Pendant tout le blocus qui empêchait l’arrivée de la canne des Antilles, le raisin a aussi produit un “ersatz” de sucre. Sous la pression des betteraviers du Nord et des importateurs des Antilles, cette production locale sera arrêtée à la fin de la guerre, mais elle aura permis de participer à l’économie d’autarcie dans les temps difficiles. Quant au sel blanc de Villeroy et du lido, il n’a rien perdu de sa bonne réputation dans les pays du Nord où on le préfère aux gris de l’Atlantique. Ainsi, dès que le port et la mer seront libres, quand il sera possible d’importer à nouveau des merrains pour fabriquer des barriques, des bois de charpente pour faire des bordés aux bateaux et des arbres assez grands pour y dresser des mâts, la navigation pourra reprendre et le commerce pourra renaître en Méditerranée. Les lois successives de la République et de l’Empire ont modernisé la France. Certes exsangue, la France est irréversiblement passée dans l’ère moderne. Sète peut en profiter pour surmonter ses handicaps. Ils sont lourds.

À la chute de Napoléon, le port et la ville ont fait, dans leur infrastructure et leur économie, un saut en arrière d’un siècle. Ironie de l’Histoire, c’est sous la Restauration, avec l’héritier des Bourbon revenu d’exil, que le ciel va se dégager sur la montagne de Sète. Louis XVIII aime tout particulièrement le Languedoc où il avait tenté de se créer un fief jouissant d’une certaine autonomie du temps de son frère Louis XVI. Il y avait fréquenté les héritiers de Pierre-Paul Riquet - les Riquet de Caraman qui lui avaient fait parcourir le canal des Deux-Mers et partager la vision de ce territoire prometteur.

Armoiries “Neptune”, détail du manuscrit du Règlement d’Armoiries délivrées à la ville de Cette en 1743 par L.P. d’Hozier, juge général d’Armes de France. Archives municipales de Sète.

QU’IMPORTE LE PRINCE CHARMANT… Arrivé au pouvoir en 1814 puis en 1815 - avec l’interruption des Cent jours - sa politique n’est pas de restaurer l’Ancien régime tel qu’il était, mais plutôt d’apaiser la France et de la remettre sur les rails, de respecter le parlement, d’éloigner les “ultras”. Ce roi de soixante ans, impotent, en béquilles puis en fauteuil roulant, obèse, artériosclérotique, hydropique, goutteux, gangreneux et finalement pestilentiel, aimablement surnommé Roi Fauteuil ou Cochon XVIII, va jouer le rôle du prince charmant et réveiller l’endormie. Ce n’est plus La Belle au Bois dormant, mais La Belle et la Bête. Sète revit, c’est l’essentiel. Sceau de ce baiser royal, Louis XVIII lui accorde ses armoiries « d’azur semé de fleurs de lys d’or, à la baleine de

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ON DRAGUE, ÇA REPART

La Fête de la Saint-Louis en 1850. Coll. Musée Paul Valéry, Sète.

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sable, lançant un jet d’obus et de grenades flamboyantes, surmonté d’une couronne murale, avec deux ancres ensablées pour support. » Louis XVIII n’aura pas régné tout à fait dix ans, mais ces années auront compté pour Sète, plutôt loyale envers le nouveau pouvoir et dont le maire Ratyé invite dès 1815 la population à « se livrer à ses occupations ou à ses plaisirs sans se mêler des affaires publiques. » Fini de jouer, on revient aux choses sérieuses : commercer, naviguer. Il fait fermer des cafés où l’on chante des chansons un peu trop nostalgiques de la Révolution. En 1823, il reçoit en grande pompe la Duchesse d’Angoulème, fille de Louis XVI, et organise pour elle des joutes toutes versaillaises. Les fées couronnées se penchent à nouveau sur le berceau de Sète devenue républicaine.

En 1821, les travaux commencent en grand. D’abord, le dragage du port. Il était temps. Le redémarrage du commerce de long courrier est foudroyant : en 1814 le port, seulement balisé par une série de pieux pour éviter les échouages, recevait déjà la visite de 28 navires (4 200 tonneaux), en 1816 de 168 (25 000 tonneaux), en 1818 de 210 (30 150 tonneaux) et en 1821, quand commencent vraiment les travaux de dragage, 283 navires arrivent à Sète (42 300 tonneaux). Dix fois plus en dix ans ! Il faut dire qu’on partait de bien bas et que cela ne fait encore guère qu’un bateau par jour en retirant samedis et dimanches. Il faudra encore une décennie pour que le port reprenne une place significative à l’échelle de la France. Ces navires battent pavillon britannique, hollandais, suédois, danois, hambougeois, hannovrien... Ils apportent du bois, du suif, de l’huile de poisson, mais le plus souvent ils arrivent à vide, chargés de lest. Ce lest, très abondant, est débarqué et sert à combler des zones marécageuses le long du canal qui traverse la ville, comme à l’emplacement actuel de l’hôtel de police. Certains, qui ont acheté ces terrains insalubres pour une bouchée de pain, feront une bonne affaire en les remblayant. Les géologues du futur trouveront bien étrange de découvrir au pied d’une colline jurassique des granites du bouclier scandinave…


Pour que des bateaux des pays du Nord arrivent à vide, c’est que le fret retour en vaut la peine. Le vin et l’eau-de-vie font le gros du marché. L’Hérault produit à cette époque deux millions d’hectolitres, dont plus d’un tiers, passe à la chaudière, en distillation. Sans compter les nouvelles spécialités à base de vin mises au point pendant la Révolution. Les navires peuvent venir charger. Sète va devenir le port du vin. LE BRISE-LAMES ET LE CANAL DU RHÔNE Autre investissement public qui va armer Sète pour la conquête des parts de marché maritime : la construction du brise-lames. Pour en finir - presque - avec l’ensablement qui, année après année, finit par coûter cher, Louis XVIII accorde une subvention pour cet ouvrage protecteur en arc de cercle, détaché loin du rivage, destiné à casser bien en amont le mouvement des vagues chargées de sable. C’est un considérable progrès, tellement apprécié que chaque nouveau développement du port sera par la suite accompagné d’un rallongement de ce brise-lames. C’est l’avenir qui s’ouvre à de nouvelles infrastructures, vers l’Est du canal : nouveaux canaux, nouveau bassin. Autre grand changement : l’achèvement du canal des Étangs qui avait commencé en 1701, atteint Pérols en 1721, Saint-Gilles en 1789 et, finalement rejoint Beaucaire en 1811, devenant le canal du Rhône-à-Sète. Avec une seule écluse, c’est un canal facile qui ouvre en grand les portes du commerce avec Lyon et le Nord de l’Europe par les autres canaux en fin de construction presque simultanée, comme le Canal de Bourgogne et le canal du Rhône au Rhin.

De Sète, on va pouvoir aller sans rupture de charge vers l’Atlantique, la Manche, la Mer du Nord, la Baltique en passant par les villes marchandes les plus importantes de l’époque. Là, pour une fois, Sète prend un très net avantage sur Marseille qui a peu d’hinterland portuaire, un arrière-pays agricole moins productif, aucune voie navigable intérieure et pas encore de chemin de fer. Mais, avant qu’il n’arrive en gare de Sète, beaucoup de choses se passeront encore en France et de manière moins violente à Sète, ville de plus grande tolérance. Mais pas moins passionnée. Louis XVIII est remplacé par Charles X en 1824. S’ouvre une période de tentative de retour à l’absolutisme royaliste - l’ultracisme - et au cléricalisme : censure de la presse, cérémonies expiatoires pour Louis XVI, indemnisation des anciens nobles émigrés de la Révolution, peine de mort pour sacrilège, nomination d’évêques nobles. Archives municipales de Sète.

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LA BONNE SOCIÉTÉ DU “CERCLE” Au XIXe siècle, les canaux de Sète sont pleins de voiliers battant pavillons étrangers. Les propriétaires des maisons de commerce sont pour beaucoup originaires des pays de l’Europe du Nord : Allemagne, Scandinavie, Suisse... Ils forment une bourgeoisie aisée, rompue aux affaires, qui se mêle à la bourgeoisie sétoise, souvent originaire de Montpellier, souvent protestante, ce qui facilite les relations avec ces Huguenots qui s’appellent Van Solingen, van Reynschoote, Nahmens, Jansen, Winberg, Edwert, Isenberg, Herber, Krüger, Benker, Westphal, Ahles, Bratschi, Frederisch, Franke, Hirschfeld, Cruse, Kœster, Zheler, Heimpel, Stiglich, Klehe, Scheidt, Wachter, Saacke, Behnke… Ces employés, souvent fils de famille dont plus d’un a fait souche, sont arrivés au début du XIXe siècle pour traiter les achats et assurer les chargements de vin et d’eau-de-vie. Les communications étaient alors plus longues, tout était plus loin qu’aujourd’hui. Ces “colons” nordiques avaient pignon sur rue, étaient souvent consuls de leur pays et les écussons, surmontés d’un pavillon flottant au fronton de leur demeure, confirmaient le caractère maritime de Sète. Ces hommes d’affaires fondent le Cercle de Commerce, d’abord dans la Grand’Rue, puis Quai de Bosc. Aujourd’hui, le Cercle existe encore, quai De Lattre de Tassigny, dans un immeuble qui évoque une gloire un peu fanée... Mais il est toujours très vivant et on y joue des parties de bridge passionnées. Grande différence, les femmes y sont désormais largement majoritaires ! Les registres du Cercle, précieusement conservés, informent sur l’histoire de l’économie sétoise. Ces Messieurs, même si chaque assemblée générale est l’occasion de controverses véhémentes, tiennent à un certain standing en harmonie avec leur notabilité. Ils y lisent les journaux, lien avec la marche du monde qui... marche vite. Le Cercle est abonné à trente-huit journaux dont le Moniteur vinicole, le Bulletin de Panama, le Journal des Débats, le Journal Officiel, la Revue Britannique, la Revue des Deux Mondes et... plus coquin pour l’époque, Le Charivari, la Vie Parisienne, Sourire, la Chronique Amusante, Pêle-Mêle et… Frou-Frou! MM. Coste et Catrix, fondateurs en 1845 de la plus ancienne banque de la place (plus tard la Dupuy, de Parseval), ont, avec d’autres hommes d’affaires et commerçants été à l’origine du développement de la plaisance à Sète en créant la Société Nautique de Sète, seconde plus ancienne de Méditerranée. Car ces messieurs du Cercle étaient aussi des yachtmen passionnés de régates.

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À Sète, cette « alliance du Trône et de l’Autel » qui avait conduit à la guillotine en 1794 le dernier évêque d’Agde, Charles-François Siméon de Rouvroy de Saint-Simon de Vermandois de Sandricourt, ne plaît pas. Jean-Jacques Vidal2 rapporte que « lorsque l’abbé Siau arrive dans sa paroisse de Saint-Pierre en 1839, les enfants fuient à son approche. » Il cite aussi l’évêque de Montpellier qui notait que « Jésus-Christ est inconnu au milieu de nous. » Les Protestants paient leurs pasteurs et n’auront un temple - à leurs frais - qu’en 1834. La Loge maçonnique prospère et a pour frères tout ce que Sète compte de personnalités influentes. Les Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830) renverseront Charles X en faisant mille morts à Paris. Arrivée à Sète, cette nouvelle vague révolutionnaire ne sera plus qu’une onde qui provoquera le changement de municipalité et quelques troubles en ville entre légitimistes et républicains. Le 29 juillet 1832, un défilé de commémoration des Trois Glorieuses dans le Quartier Haut3 dégénérera en échauffourée. Trois semaines plus tôt, un tonnelier légitimiste avait été tué par un Garde national. Le nouveau maire, Mercier, ferme les Clubs et les cafés où se tiennent leurs réunions. UN AVENIR QUI MET DU TEMPS À VENIR… Sète, qui a désormais 10 000 habitants, croit en son avenir. Mais cet avenir met du temps à venir. La prospérité attendue, promise, évidente, n’est pas encore tout à fait là. Socialement, ces prémisses ne profitent pas encore à tout le monde. Les tonneliers puis les ouvriers des pontons - qu’on ne nomme pas encore dockers - mènent des grèves. Elles sont sévèrement réprimées. Le dernier roi - des Français et non plus de France - à se pencher 2 - Histoire de Sète, Privat, éd. 2004 3 - La rue qui monte devant l’église Saint-Louis s’appelle Rue des Trois Journées.


sur Sète est Louis Philippe 1er, seul du nom. Le 9 juin 1839 la ligne ferroviaire Montpellier-Sète - la troisième en France - est ouverte et le train arrive pour la première fois en gare de Sète. Non sans mal. Si l’on regarde les plans anciens de la ville, on mesure les changements qu’il a fallu pour en arriver là. La ville, qui s’était à l’origine développée côté Mont Saint-Clair, ensuite sur l’autre rive du canal le long des quais (Léopold Suquet et Aspirant Herber) et de la Rue Neuve du Nord et du Sud (rues Romain Rolland et Maurice Clavel) sans guère dépasser vers le Nord les emplacements du Palais consulaire et du Musée International des Arts Modestes, va gagner vers les terrains du bassin de Thau, désormais viabilisés et où se développent les nouvelles activités. Travaux d’importance, mais, comme souvent, plus faciles à surmonter que les obstacles humains.

de Sète, est passée. » Montpellier va encore résister avant de lâcher prise. Comme on l’a vu, ce n’est qu’en 1872 que Sète pourra créer sa propre Chambre de Commerce. En juin 1839, le premier train entre en gare de Sète. Le chemin de fer permet une circulation plus rapide non seulement des marchandises et des hommes mais aussi des informations dont la rapidité améliore le commerce. Avant le train, au début des années 1830, la route de Montpellier à Sète voyait passer chaque jour « 20 voitures de voyageurs transportant quelque 200 personnes et 200 voitures à marchandises charriant dans l’année environ 9 000 tonnes » calcule Louis Dermigny 5. D’autres batailles du rail auront lieu, notamment pour la jonction avec Marseille et, surtout avec Paris. Sète a désormais la taille pour se défendre.

LA BATAILLE DU RAIL FAIT RAGE

5 - Agrégé d’Université, Faculté de Montpellier, dans Port de Sète de 1666 à 1880, Actes de l’Institut, Montpellier,1955

Jean-Louis Cazalet4 écrit : « En 1846, lorsque fut posée la question du tracé de la voie ferrée de Bordeaux à Marseille, Montpellier voulait que Cette ne fut point sur la nouvelle ligne puisque, disait-il : “Cette ne satisfait aucun besoin, qu’il n’a avec la ligne de Bordeaux à Marseille aucun lien naturel. Si l’on est obligé de toucher à Cette avant d’arriver à Montpellier, cette dernière ville perd de son importance, elle n’est plus qu’un point intermédiaire”. » Jean-Jacques Vidal surenchérit et précise : « D’abord envisagée par la banque Rotschild, la jonction ferroviaire de Montpellier à Sète est sabotée par des affairistes de Montpellier ambitionnant de reprendre à leur compte une idée qu’ils n’avaient pas eue. Mais leur heure, celle de leur mise en tutelle 4 - Op.cit.

Coll. Claude Bonfils.

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Depuis le début de l’histoire que nous racontons, il était presque exclusivement question de projets d’État et de financements publics. Riquet a pris sa part (20%) des grands travaux qui lui ont été confiés, ouvrant là un partenariat public-privé, un PPP, comme on jargonne aujourd’hui. Les autres investissements, navires, maisons, chais, outils de travail, etc. ont été financés par des entrepreneurs privés. Avec le train, est arrivée une banque dans un grand projet public d’intérêt privé évident. La Rotschild. Il en arrivera bien d’autres, attirées par le succès de la ville et les besoins de financement qu’elles y subodorent. La Caisse d’Épargne y est créée en 1834. Suivent les banques Martin, Catrix & Coste, Stanislas François, Bellotini, Vieu-Fondère & Cie, le Crédit Sétois, puis vers 1870, la Société Générale et la Banque de France. L’HISTOIRE VA CONTINUER FOLLEMENT

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Sète est vraiment réveillée. Il aura fallu du temps, mais juste avant le Second Empire, le port voit passer en moyenne 350 000 tonnes de marchandises : 200 000 en importation, 150 000 pour l’exportation. Tous les marchés lui sont ouverts. La ville a 25 000 habitants. Il y aura la révolution de 1848, des barricades, des fusillades, encore des morts sur le pavé, puis viendra la IIe République proclamée par Alphonse de Lamartine, décrite par Victor Hugo, Flaubert et un certain Karl Marx qui écrit « cette fois, les ouvriers étaient résolus à ne plus tolérer un escamotage semblable à celui de juillet 1830 »; puis la Commune de Paris soutenue à Sète par des drapeaux rouges, puis la guerre franco-prussienne et la IIIe République, et un nouvel Empereur… L’Histoire va continuer à courir follement, comme d’habitude. À Sète, qui n’échappe plus à ce flot, deux événements vont marquer son destin pour la fin de ce siècle et une bonne part du suivant : la colonisation de l’Afrique du Nord et le phylloxéra. La coïncidence de ces deux événements va faire la fortune du port.

Les foudres de 500 hectos dans les chais Dubonnet à Sète, et, ci-dessous, les chais Dubonnet et Noilly-Prat autour du Bassin du Midi à la grande époque des pinardiers. Coll. David Capel.


CHAPITRE 9

OÙ IL EST QUESTION DE FÛTS ET DE VIN La fin du XIXe siècle sera politiquement plus calme. Mais d’autres ennemis sont aux portes et vont envahir le territoire : ils s’appellent Oïdium, Mildiou et, surtout Phylloxéra. Le port de Sète, qui vit à ce moment-là pour l’essentiel de l’exportation de vin, va souffrir de la crise viticole. Mais c’est aussi l’époque de la conquête coloniale. Sans autre considération, c’est une époque bénie pour le commerce maritime sétois. L’Algérie vers laquelle Sète exportait, va devenir un important marché d’importation et sauver Sète du marasme. Et arrivent d’autres enfants de la modernité...

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Bois merrains et marine en bois sur les quais de Sète. Coll. André Pourrière.

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n 1878, Sète deviendra le quatrième port de France ! Et sa population atteindra les 37 000 habitants (44 000 aujourd’hui). En 1844, il y a plus de quatre mille mouvements de navires dans le port de Sète. La croissance de l’activité du port est supérieure à celle de Marseille entre 1840 et 1868 (321% contre 300%). Colbert, Clerville, Riquet et Niquet peuvent dormir tranquilles, même si leurs choix n’ont pas toujours été les meilleurs dans le détail et que les délais ont été plus longs que prévu, leur stratégie a été finalement gagnante. Cette seconde moitié du XIXe siècle est riche en success stories américaines. La plus originale est l’aventure de Terre-Neuve réussie par

Comolet, un armateur sétois qui réalise un magnifique commerce triangulaire qui n’a rien à voir avec la Traite des Noirs : avec Fécamp pour port d’attache, il charge du vin et le bon sel blanc de Sète, vend le vin à Fécamp et garde le sel pour les morues qu’il part pêcher et saler à bord sur les Grands Bancs, revient à Fécamp décharger une partie des morues, revient vendre le reste à Sète, recharge le sel et le vin, etc. Ceux qui se demandent pourquoi Nîmes a la brandade1 de morue pour spécialité culinaire ont maintenant la réponse. Pendant un temps, indique Alain Degage, la moitié de la flotte Fécampoise sera détenue par des armateurs de Sète, la famille Comolet, mais aussi Baille & Torquebiau ou Nègre, Cousin & Cie. Viendront à Sète des morutiers des armements de Fécamp, Granville, Saint-Malo. À la fin de ce fructueux trafic qui se terminera notamment par la chute des cours et la concurrence de Bordeaux, la famille Comolet détiendra huit trois-mâts, deux bricks, sept goélettes. Les grandes heures de la morue à Sète auront duré un demi-siècle. Le sel poursuit sa lancée. Le Bagnas, Villeneuve, Frontignan, Mèze créent des salins et c’est la grande période de la Cie Rigal qui règne sur le sel de l’Hérault et de l’Aude en faisant passer la production de moins de 13 000 tonnes en 1827 à 112 000 tonnes en 1841. Le continent américain est le lieu d’autres aventures commerciales. Finies les exportations hasardeuses de bas et de tissus fantaisie. Outre-atlantique, en échange de bois et de cuirs, les bouteilles du Languedoc arrivent sur les bonnes tables et on aime les vins d’imita1 - Le nom d’origine est la Branlade car il faut battre longtemps la préparation.


tion dont la région s’est fait une spécialité. À New-York et Buenos Aires s’ouvrent des magasins de vente et de dégustation de Xérès, Sherry, Porto, Malaga, Madère Made in Languedoc. La création d’un vignoble argentin par les émigrés espagnols et italiens amènera sur le marché un rude concurrent, mais, globalement, l’économie du port de Sète prospère sur l’exportation du vin dans le monde entier et dans toute la France. LES “MANIPULATIONS ADULTÈRES” DE SÈTE Dans la production, tout a changé depuis la Révolution. Louis Dermigny2 écrit « Ce commerce s’est transformé : au lieu de simples coupages pratiqués au XVIIIe siècle, la “vinoterie” devient une véritable industrie. (…) La virtuosité technique de certains propriétaires-agronomes (…) y contribue largement. (…) Tous ont fort bien compris que le seul moyen de prendre pied sur de nouveaux marchés et d’évincer les rivaux, c’est de présenter des vins ayant le même goût que les leurs. » Le lecteur comprendra que les appellations d’origine n’existaient pas ! D’ailleurs, la notion d’imitation est défendue avec véhémence. A. Daruty3 écrit en 1879 ce magnifique plaidoyer pour l’art de la copie : « C’est une idée généralement répandue au-dehors que Cette est une infernale officine de manipulations adultères où l’on tripote les vins de toutes les façons, avec les drogues les plus détestables, bref où le vin est fait avec tout ce qu’il est possible d’imaginer, excepté avec du raisin.» ce qui est idiot car, plaide-t-il comme par excès de preuves « à Cette l’eau potable est aussi chère que le vin. » Il poursuit : « Le fait n’a rien de plus coupable que celui de M. Ternaux imitant avec des laines françaises des cachemires de l’Inde. Et l’on accorde des récompenses nationales à M. Ternaux, tandis que le négociant de Sète est traité de voleur et d’empoisonneur. Voilà une singulière justice. » 2 - Op.cit. 3 - Op.cit.

OÏDIUM, PHYLLOXERA, MILDIOU Au beau milieu de la grande époque de la viticulture qu’est le XIXe siècle, éclate un premier orage en 1853 : il s’appelle oïdium. Ce champignon microscopique fait passer la production vinicole de la France de 45 à 11 millions d’hectos en deux ans seulement. Le Midi est le plus touché. Il faudra attendre quatre ans pour en sortir avec la découverte de la pulvérisation de soufre sur les feuilles et les raisins. Heureusement, il n’est pas nécessaire d’arracher la vigne. En 1863, un ouragan cette fois. On ”La vigne souffre, soufrons-là“, par Daumier . découvre le phylloxéra, puceron inconnu, près de Roquemaure, dans le Gard. Venu d’Amérique où les vignes le supportent sans en souffrir, ce ravageur mettra cette fois trente ans à être éradiqué. Il détruira entre temps l’essentiel du vignoble français et s’étendra jusqu’en... Mandchourie ! En 1883, le vignoble héraultais tombe de 220 000 à 47 000 hectares. Des experts diligentés en Amérique en rapporteront des plants immunisés sur lesquels sont greffés des plants régionaux. Du coup, c’est toute la structure sociale de la viticulture qui est remise en cause. Les “petits”, qui n’ont pas les moyens d’arracher, de replanter et d’attendre quatre ou cinq ans la première récolte ne peuvent pas tenir. Beaucoup vendent leurs terres aux “capitalistes” qui peuvent garantir des emprunts, notamment par des stocks en cave. Beaucoup de négociants achètent des vignes. Quelques années après le phylloxéra, le mildiou met de nouveau à mal un vignoble qui avait regagné 465 000 hectares : une mer de vigne mécanisée et que sauvera en 1885 la bouillie bordelaise. Les quelque trente années qu’il a fallu pour reconstituer le vignoble français ont permis à d’autres de s’imposer : Italiens, Espagnols et colons d’Algérie. De mauvaises habitudes seront prises pendant la crise : la chaptalisation (sucrage au sucre de betterave) ou l’importation massive de raisins secs pour ne pas interrompre la production de vins d’apéritifs (il y a une rue de Corinthe à Marseillan !).

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degré d’alcool (9° à 10°), est une boisson énergétique dont les travailleurs de force boivent de six à huit litres par jour. Alors, à raison de quelque deux millions et demi d’hectos produits, le Languedoc vit une époque où la qualité et l’authenticité ne sont pas les premières préoccupations. Pour la masse des consommateurs non plus. SÈTE, PORT DU VIN ET DES FUTAILLES

Présentation d’apéritifs chez Alexandre Prat. Coll. David Capel

L’un de ces “empoisonneurs”, Cazalis-Allut, verra même ses Bourgognes héraultais primés à Dijon ! À cette époque, trois mille personnes sont employées à la fabrication de ces boissons “caméléons” qui est devenue une véritable industrie qui fait “pisser la vigne” que l’on plante partout où c’est possible - mais pas forcément conseillée dans une perspective de qualité. A. Daruty, qui n’a sans doute jamais mis un pied en Chambertin, persiste : « on imite tous les vins du monde, excepté le Bordeaux, dont il est impossible de reproduire le parfum. » Querelles de terroirs mises à part, on voit bien que tout est permis. Et que ça marche. Exactement deux cents ans après la pose de la première pierre du môle Saint-Louis, le port de Sète exporte 633 000 hectolitres de vin4, dont 368 000 vers l’Algérie. À cela il ne faut pas oublier d’ajouter tout ce que le train - qui abaisse les coûts - permet de vendre sur le marché intérieur français. Au XIXe siècle, le vin, dans sa version naturelle, beaucoup moins fort en

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4 - Jean-Louis Cazalet. Op. Cit.

Pendant toute cette grande époque du vin, Sète va être aussi le port du bois et de la futaille. De toutes les tailles, il va falloir des barriques, des foudres, des muids, des cuves pour contenir le jus de la vigne. Au début, on travaille en “emballage perdu”. Un fût ne sert qu’une fois. Sète détient avant les années 1870 la plus grande industrie mondiale de la futaille. Du coup, le port de Sète est le plus gros importateur de merrains5 en France : dans la période 1865-70, sur un volume total moyen de près de 56 millions de douelles, Sète en reçoit 18 millions, presque le tiers. Louis Dermigny 6 raconte cela magnifiquement, laissons-le en parler : « Il [le port de Sète] est devenu le plus gros centre de tonnellerie du monde, en raison non seulement de l’expansion de la viticulture, mais du fait que les vins du Languedoc, à la différence des “Bordeaux”, voyagent presque exclusivement en futailles et que, d’autre part, le commerce des vins d’imitation nécessite la fabrication de barriques imitées elles aussi des pays d’origine : arobe, double et quadruple arobe [l’aroba est une mesure ibérique], pipe, demi-pipe, façon “espagnole” ou façon “portugaise”pour la présentation des Malage, Xérès, Porto, etc…,pièces façon “Bourgogne” ou “Bordeaux” pour les vins ordinaires de choix. Les grands ateliers qui étaient au nombre de 9 vers 1840, sont 18 en 1851, 50 en 1864. « Les maîtres de la “barriccaille” tiennent le haut du pavé, mais avec 5 - Produits rectangulaires du sciage du bois qui ont une épaisseur entre 18 et 35 millimètres et une largeur entre 40 et 120 millimètres. Ils sont généralement en bois de chêne, fendus, dont on fait des panneaux, des douves ou douelles de tonneaux. 6 - Op.cit.


bonhomie : s’ils s’offrent les mets coûteux que bien des bourgeois de Montpellier se refusent, c’est pour les partager souvent en grasses lippées réunissant patrons, ouvriers et apprentis. « Le merrain de châtaignier ayant pratiquement disparu, ces ateliers gros mangeurs s’alimentent en chênes de Bourgogne et du Jura pour les très grosses pièces (foudres et cuves), en douelles étrangères pour la futaille ordinaire. Trieste - accessoirement Fiume dans son sillage - est le grand fournisseur ; Trieste, c’est-à-dire les forêts de la Carinthie, de Carniole et surtout de Croatie, où les négociants sétois ont leurs coupes attitrées et leurs agents d’exploitation. » LES AVENTURIERS DU BOIS MERRAIN Une chose que nous confirme ce récit est que les relations sociales patrons-ouvriers - les rapports de classe - sont à Sète particulièrement progressistes. À la différence de villes comme Montpellier, Narbonne ou Béziers qui ont connu la féodalité, le poids des grandes familles roturières et des corporations, Sète, ville nouvelle, ville de pionniers qui ont eu à partager les mêmes difficultés et ont retroussé ensemble les manches pour y arriver, a gardé, et garde encore en grande partie, ces relations directes entre les gens, qu’ils aient “réussi” ou non. Pendant des décennies, les quais de Sète vont résonner des maillets et des herminettes, des fûts qu’on roule et des longues charrettes qui les transportent. La ville va sentir le bois, le vin, le crottin de cheval. Les quais vont se couvrir d’une mer de tonneaux. De grandes familles naissent de cette industrie, comme la dynastie des Chevallier dont le premier, Jean, s’installe en 1890 à Odessa, en Russie. Les merrains sont expédiés à Sète par la Volga, puis le train, puis le bateau sur la Mer Noire vers la Méditerranée. Enfin, en 1905, il installe à Sète un atelier route de Montpellier où travaillent 80 personnes à la fabrication des fûts. En retour, les pieds de vigne du Languedoc remonteront ces lignes à l’envers et créeront les vignobles du

L’atelier de tonnellerie de la Maison Chevallier en 1907. Coll. Marc Chevallier.

Caucase, de Crimée et de Bessarabie7. La belle époque de la tonnellerie connaîtra son déclin avec un nouveau concept : la location de demi-muids. Fini l’emballage perdu. On recycle. Les frères Deshaye font fabriquer 30 000 barriques pour cela. Puis viendra, brièvement, la tonnellerie mécanique, concurrencée par l’avènement de la cuverie mécanique et l’arrivée des “pinardiers”. Comme il n’est pas possible de parler en même temps de tout ce qui est survenu au cours de ce trépidant XIXe siècle, nous avons provisoirement laissé de côté un fait politique et géostratégique majeur, non seulement pour l’avenir de la France et du pourtour de la Méditerranée, mais, plus étroitement, plus égoïstement, de Sète : la colonisation. 7 - Sources Dermigny et Chevallier

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ET VIENT LE TEMPS DES COLONIES

Le Saint-Clair. Coll. Armement Delom.

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Petit retour en arrière : 1830, l’armée française d’Afrique de Charles X commandée par le général de Bourmont débarque à Sidi-Ferruch ; 1848, à la suite de la reddition de l’émir Abd el-Kader au duc d’Aumale, l’Algérie est annexée et “départementalisée”. Territoire français, la métropole encourage la colonisation « par le sabre et la charrue ». Les pionniers - comme toujours - sont des proscrits, des citoyens en rupture de ban, des enfants en rupture familiale, quelques aventuriers, mais aussi des Alsaciens-Lorrains qui refusent l’annexion par l’Allemagne. Globalement, la migration française est faible. En revanche, arrivent quantité d’Espagnols, d’Italiens, de Maltais, qui deviennent parfois majoritaires comme les Espagnols à Oran. La loi de naturalisation de 1889 résoudra le problème. Tous seront des Français. Au début, l’immense majorité des arrivants se concentre dans les villes, principalement Alger et Oran. Des ports.

Ces ports servent à importer tout ce dont les colons et les soldats ont besoin, notamment… du vin. Sète est bien évidemment dans le coup. Comme les maisons de la Hanse avaient envoyé à Sète leurs fils pour y créer des antennes commerciales et des consulats, les maisons de Sète envoient les leurs en Algérie. Ainsi, beaucoup y font leurs premiers apprentissages, comme Claude Bonfils, de la maison de commerce éponyme, qui, en 1962, sera président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Sète et initiateur de grandes transformations pour le port. Il fallait surveiller la qualité des produits, recevoir les navires, la bonne marche des embarquements-débarquements, constituer et former des équipes locales, s’occuper de la paperasse, faire des relations publiques… Bien que le Maghreb représente l’essentiel du marché, les colonies ne sont pas seulement Nord-africaines. Sous des formes juridiques différentes (comptoirs, protectorats, mandats…), des Français - diplomates, militaires, fonctionnaires, ecclésiastiques, “privés” - s’installent en nombre en Afrique subsaharienne, AEF et l’AOF8, puis États indépendants qui seront un marché intéressant pendant une trentaine d’années après la seconde Guerre mondiale. Le colon ou l’expatrié sont souvent nostalgiques, plus régionalistes qu’en métropole. Désert ou forêt, équateur ou tropiques, le vin est le lien culturel avec la mère-patrie. Dans la bonne société locale, importée ou autochtone, une table à la française est affaire de standing. Les grandes maisons de vin sétoises, en fût puis dans les cuves des pinardiers, trouvent là un marché d’autant qu’il y a un fret retour, les huiles d’arachide et de palme. 8 - Pour Afrique Equatoriale et Occidentale Française


Sète, jusqu’à l’interdiction d’importation des bois du Gabon, de Côte d’Ivoire, du Cameroun et, pour finir, du Libéria sera un important port de grumes et de sciages. L’activité demeure, très réglementée pour protéger les écosystèmes forestiers dont on se moquait pas mal à la fin du XIXe siècle. Les huiles et les vins ne sont guère compatibles. Avant l’inox, il faudra méticuleusement nettoyer les cuves en acier revêtu, même enduites, « sinon, fait remarquer Marc Chevallier9, lui aussi envoyé faire ses armes en Algérie, il y avait des “yeux” huileux dans le vin. » Gros travail, mais cela en valait la peine. D’ABORD UN MARCHÉ D’EXPORTATION...

général de l’Algérie, le général Chanzy, déclare : « On devrait attirer en Algérie par l’appât de cette culture, à laquelle elles sont habituées, une partie des populations qui, en France, ont été cruellement atteintes par le phylloxéra. » Des viticulteurs de l’Hérault plantent alors 125 000 hectares de vignes. N’oublions pas que les Musulmans d’Algérie, s’ils prohibent la consommation d’alcool, produisent depuis longtemps du raisin de table. Ils connaissent la vigne, ce qui facilite les choses. La production algérienne sera de 5 millions d’hectos en 1900 et atteindra les 8 millions en 1905 et environ 17 millions peu avant l’Indépendance. Alors, quand la vigne de métropole s’effondre, le courant s’inverse brutalement. Sète importe d’abord massivement d’Espagne, d’Italie favorisées sur le marché parisien par des tarifs préférentiels accordés par la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille. Et, au début modestement puis de plus en plus, des départements français d’Algérie.

La première année de la conquête coloniale, en 1830, Sète exporte 458 hectos vers l’Algérie. En 1865, à la veille de la catastrophe viticole qui se prépare, Sète exporte plus de 300 000 hectos vers l’Algérie : plus de 70% des importations de ce territoire qui facilite bien les choses en taxant les importations de manière insignifiante. Selon l’endroit où on se place, comme l’on dit, la nature fait bien les choses. Ou elle les fait de travers. Pour le Languedoc rural, très mauvaise nouvelle. Après l’oïdium qui avait bloqué toute la production pendant quatre ans, commence à arriver en 1863, à Boisseron, dans le Gard, le phylloxéra, véritable peste de la vigne qui va ruiner le vignoble français et languedocien pendant 30 ans. Bonne nouvelle pour le commerce de Sète, les colons français, espagnols, italiens, sont installés en Algérie depuis une bonne quinzaine d’années. Ils savent faire du vin. Le climat et les terroirs de l’autre côté de la Méditerranée s’y prêtent. Alors ils ont planté, élevé des vins gorgés de soleil, forts en alcool, puissants, qui commencent à gagner des parts de marché et que cet appel d’air va stimuler. Au cœur des noires années du phylloxéra, en 1877, le gouverneur

Sète, qui n’importe que 2 500 hectos en 1866 quand le puceron mortel commence à s’étendre, importe, dix ans après, presque 240 000 hectos. Les quantités de vin importées croissent ensuite de manière faramineuse : 1,8 millions d’hectos en 1880, 3,2 millions en 1890, point culminant. Quant aux exportations, malgré la reconstitution du vignoble, quarante ans après le crise du phylloxéra, en 1907, année des sanglantes révoltes des vignerons du Midi, Sète n’exportera plus que quelque 65 000 hectos10. Quant aux alcools, le fameux Trois-Six puis les distillats obtenus grâce à l’alambic d’Adam, ils se vendaient facilement en Europe septentrionale avant le blocus qui ferme les frontières. Pour supporter ce sevrage alcoolique, les pays du Nord ont mis au point des Sch-

9 - Ancien armateur, président de l’EPR Port Sud de France - port de Sète

10 - Jean-Louis Cazalet. Op. Cit.

…PUIS D’IMPORTATION DE VINS

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naps et autres Aquavit, à base de pomme de terre, de betterave, de céréales. Le phylloxéra a porté un coup de grâce à la production et à l’exportation de nos Trois-Six à base de raisin. Peu à peu, les pays traditionnellement importateurs des vins et spiritueux exportés par Sète mais aussi par les autres ports de France, se protègent en haussant les droits d’entrée. Le protectionnisme commence à devenir la règle. Mais aussi, partout les auteurs reconnaissent que les produits français, certes de qualité, ne sont pas compétitifs sur les marchés extérieurs. Les consommateurs regardent d’abord le prix. LES MARCHÉS EXTÉRIEURS SE FERMENT… La Russie, la Suède, la Norvège, le Danemark, l’Allemagne, la Hollande, la Belgique sont de moins en moins acheteurs. L’Italie et l’Espagne, qui restent à des niveaux bien inférieurs sur ces marchés, sont au contraire en croissance. Quant à l’Angleterre, Jean-Louis Cazalet est lapidaire : « elle n’existe presque plus pour le commerce cettois…» Les marchés américains, du Nord comme du Sud, décroissent aussi, pour cause de protectionnisme douanier et de tracasseries administratives. Pendant ce temps, en Californie, à la Plata, au Brésil, en Uruguay, les productions locales se développent et on y fabrique en quantité des vins à partir de raisins secs. La décroissance des exportations est rapide. Si l’on retire l’Algérie qui soutient encore un peu le marché, on passe en vingt ans, de 1870 à 1890, de 330 000 à 75 000 hectos. Vertigineux. Pour faciliter la comparaison - en extrapolant un peu les chiffres de Cazalet dont les périodes de calcul ne sont pas tout à fait superposables - on peut estimer que, de 1870 à 1890, les importations de vins d’Algérie par Sète passent de mille à cent vingt mille hectos11. À

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11 - Que le lecteur pardonne cette approximation. Les vrais chiffres donnés dans la thèse de Cazalet sont de 1 967 hectos pour 1876 et de 102 231 hectos pour 1885.

la même date, en 1890, l’Algérie dépasse en production les 2,5 millions d’hectos. Petit détour avant de revenir à l’Algérie. Pendant la crise du phylloxéra et les années qui suivent, la législation française autorise le coupage des vins français survivants avec les vins d’Espagne et d’Italie, à titre provisoire et selon des modalités de transparence qui devaient éviter les abus. Bien évidemment, une grande partie du coupage se fait sous le manteau pour que cela ne se sache pas. Annoncée éphémère, la mesure est régulièrement prolongée. Il y a d’autres fraudes. Les vins Italiens, très lourdement taxés - ce qui entraîne la quasi ruine du vignoble du Sud de la Botte - passent par l’Espagne avant de revenir en France. …ET S’OUVRE UN DÉBOUCHÉ POUR L’ALGÉRIE Pour les coupages, on utilise des vins à fort degré d’alcool, dont le titrage est limité à 15,9°, ce qui est considérable lorsque l’on sait que, traditionnellement, les vins du Languedoc titraient entre 9 et 10° avant le phylloxéra. Ces vins exotiques autorisés par la loi, sont souvent vinés, additionnés d’alcool. Ils arrivent en masse à Sète. Puis, peu à peu, sous la pression des viticulteurs français qui ne voient pas pourquoi les produits espagnols paient 30% de moins leur place de train - entre autres avantages - la France augmente ses taxes douanières, notamment sur les vins exotiques. Ce protectionnisme profite aux départements français d’Algérie. C’est donc à un complet retour de balancier auquel on assiste à la fin du siècle. Coup de pouce supplémentaire : la compagnie ferroviaire PLM accorde aux vins d’Algérie un tarif préférentiel sur sa ligne vers Paris, alors que les productions du Languedoc paient encore le prix fort. Sète va en profiter, même si les viticulteurs en pâtissent et que, année après année, la colère commence à monter. Cependant, en 1901, on comptera encore à Sète 123 maisons de commerce de vins.


VAPEUR ET ACIER CHASSENT TOILE ET BOIS Comme les choses ne sont jamais simples, un autre changement va défavoriser Sète et son armement. La fin de la voile. La marine à vapeur s’impose partout et, pour opérer la transition technologique, il faut avoir les reins solides. Pendant un temps, Marseille va reprendre l’avantage avec une ligne maritime plus rapide vers Alger. Puis Sète fera peu à peu sa reconversion, abandonnant le bois et la toile pour l’acier et la vapeur. D’ailleurs, on ne peut pas ramener le commerce de Sète à celui du vin et des eaux-de-vie. Certes, au changement de siècle, l’île - qui n’en n’est plus une depuis longtemps - reste le plus grand centre mondial de tonnellerie. Les cargos qui fument poursuivent, pour un temps, le chargement des futailles de bois. Le port continue donc de voir circuler sur ses quais du bois pour le vin, du soufre pour la vigne, des phosphates et des nitrates pour les engrais, mais aussi du fer, des bitumes, des huiles de pétrole. Il exporte du charbon de l’Hérault, du Tarn, de l’Aveyron, du sulfate de cuivre fabriqué dans le bassin de Thau. Une raffinerie de soufre est créée à Frontignan, des usines d’engrais chimiques et de sulfate de cuivre à Balaruc emploient huit cents personnes. On essaie à deux reprises de mettre en route les hauts-fourneaux du Creusot. Sans succès. Un chenal est dragué dans l’étang de Thau pour que les navires de fort tonnage puissent atteindre le fond du bassin des Eaux-Blanches et les usines de Balaruc et Frontignan. Le canal du Rhône à Sète voit son trafic dépasser celui du canal du Midi. Le commerce avec les régions nordiques l’emporte sur les échanges avec la façade atlantique. Le port se transforme aussi. Jean Sagnes12 en résume ainsi les trans12 - Pr. agrégé d’Histoire à l’Université de Perpignan. Histoire de Sète, Privat ed. 2004

Futaille et vapeur. Coll. Claude Bonfils.

formations : « Pour faire face aux nécessités nouvelles du transport maritime, de grands travaux sont réalisés dans le port de 1882 à 1889. On prolonge le brise-lames à l’Ouest comme à l’Est, et on porte le tirant d’eau à 8 mètres dans la rade, à 7,5 mètres dans l’avant-port. Autour de 1900, la Chambre de Commerce de Sète conforte son influence sur Frontignan et Mèze. Pour resserrer les liens avec les communes situées au Nord de l’étang de Thau, un service de bateaux à vapeur assure le transport de voyageurs entre Sète et Mèze, ainsi qu’entre Sète, Balaruc et Bouzigues. » Ainsi se termine ce mouvementé XIXe siècle. Celui qui va suivre ne sera pas non plus pétole et calme plat. Il arrive à toute vitesse, à l’allure des voitures et des moteurs à pétrole.

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Coll. Claude Bonfils

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CHAPITRE 10

18 mars 1901 « … Il a plu tout le temps, impossible de sortir. Pour occuper nos loisirs, nous avons dansé. M. Émile m’a appris le pas des patineurs. Le soir, nous avons joué aux cartes, c’est encore lui qui faisait le professeur. » Coll. Claude Bonfils

UN SIÈCLE AVANT L’OCCUPATION Pour le port et pour la ville qui croissent ensemble, le XIXe siècle est celui de changements profonds qui apparaissent en se promenant dans les anciens plans de la ville. À l’aide de quatre de ces plans superposables, réalisés pour les années 1808, 1860, 1900 et 1936, faisons donc un tour de ville, par les rues, les canaux et les ponts, des quartiers industriels du Nord au port des pêcheurs du Sud, jusqu’à la veille de la seconde Guerre mondiale, quand les premiers touristes” sont arrivés et que Sète s’est découvert, pour quelque temps, une vocation balnéaire.

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A

près deux chapitres où nous avons surtout vu défiler les gouvernements et compté les barriques, il est temps de refaire un tour en ville. Nous l’avons laissée alors qu’elle commençait à voler de ses propres ailes, à devenir une vraie ville, au début de ce XIXe siècle qui croyait tant au Progrès. Même si nous l’avions quittée seulement il y a quarante ans, nous ne la reconnaîtrions pas. Et après cent ans, alors ! Grâce aux quatre plans parfaitement superposables dessinés par l’ingénieur R. Talon, on peut jouer au jeu des 7 Erreurs, et bien plus encore ! Regardons déjà les terres immergées. Ensablement et remblaiements ont totalement modifié la langue de sable qui avait poussé le long de la côte du golfe du Lion, fermé les rades, bouché les graus et fait de l’Isle de Cette une sorte de gros bonbon rond dans une papillote. Heureusement un petit grau soigneusement entretenu à l’Ouest du

côté de l’actuel port des Quilles et le canal creusé à l’Est par Riquet lui ont laissé le privilège d’être encore un peu une île. C’est surtout spectaculaire au Nord, au débouché de ce canal, construit en eaux libres entre deux digues. Côté Saint-Clair, tout est comblé, la Plagette est méconnaissable. La digue Ouest était un peu plus longue, alors ce qui a poussé contre s’appelle la Pointe Longue. Sur l’autre rive, c’est la Pointe Courte, quartier hautement symbolique de Sète. Mais c’est surtout encore plus à l’Est que le changement est spectaculaire : tout est comblé. Le fin lido n’est plus qu’un souvenir. Il est devenu peu à peu un immense terre-plein industriel. C’est là que se mesure la réussite de la ville : énormes chais, entrepôts, ateliers, chantiers de construction, et, surtout, installations ferroviaires autour d’une gare de marchandises à la mesure du trafic de Sète avec le reste du monde. Coll. Claude Bonfils

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Tout le fond des Eaux-Blanches est à sec et se couvre peu à peu d’usines jusque vers le débouché du canal du Rhône à Sète et au-delà vers Balaruc-les-Usines. Chimie, pétroles, ciments... une vraie zone industrielle s’est créée avec son chenal profond et son port annexe.

Coll. Claude Bonfils

12 PONTS SE LÈVENT, TOURNENT, SE DÉPLACENT Poursuivons vers le Sud. Deux ponts de fer. Le plus proche de l’étang est celui du chemin de fer, Pont Maréchal Foch (1932), le second, Pont Sadi Carnot (1949), porte la route de Béziers. Tous deux se lèvent à heure fixe pour laisser passer les bateaux - sauf retards des trains qui ont priorité - synchrones avec le Pont de la Gare, tournant. Si l’on redescend vers la mer par le canal maritime, on trouve deux autres ponts : le Pont de Tivoli (1949) qui se lève, et le Pont de la Victoire (le plus ancien “moderne” : 1860 - 1878 -1920)qui tourne, tous deux également synchrones, mais décalés par rapport aux trois autres pour que toute la ville ne soit pas totalement coupée en deux. Ainsi Sète n’est jamais totalement insulaire… Ces ponts sont récents. Le plus ancien, celui de la Victoire, a été construit en 1860, refait en 1878 et en 1920. Jusqu’en 1841, il n’y avait que deux ponts : le Pont-Vieux, de 1682, entre les actuelles rues Lazare Carnot et Frédéric Mistral ; le Pont-Neuf ou Pont de La Peyrade, de 1735, sur la route de Frontignan. Un autre pont mobile, le Pont Régy (face à la rue Fondère), n’existe plus depuis 1930. Il y a à Sète, en plus de ces cinq ponts mobiles, cinq ouvrages fixes, sur les canaux où ne circulent que des embarcations de faible tirant d’air : le Pont Virla (entre la rue Montmorency et la rue Longuyon), le Pont de la Civette, de 1965, ancien Pont Royal ou encore Pont National (entre la rue du Général de Gaulle et la rue Honoré Euzet), Le pont de la Savonnerie, de 1969, ancien Pont Legrand (entre la rue Paul Valéry et la rue de la Savonnerie). Sur le canal de la Peyrade, ne pas oublier le Pont des Dockers et le Pont du Mas Coulet.

Si nous avons fait ce petit inventaire des douze ponts de Sète, c’est qu’ils sont les indicateurs du développement de la ville. D’abord de son activité et de l’extension de ses quartiers, mais aussi de ses canaux qui se sont multipliés depuis le premier “grau” artificiel de Riquet achevé en 1668. Car, de la même manière que le premier morceau de môle SaintLouis a tout de suite créé un embryon de ville, ce sont les extensions du port, le creusement de nouveaux canaux et de bassins qui ont déterminé la géographie de l’expansion de la ville. Cela est moins vrai depuis les années 1960 si l’on regarde les nouveaux quartiers à haute densité qui se sont construits sur la façade Nord-Ouest - les anciennes Métairies aux vestiges de l’Antiquité - les grandes villas du Mont Saint-Clair - en lieu et place des anciennes Baraquettes, cabanons du dimanche des Sétois - et, plus récemment encore, les logements vue mer, sur la corniche où Henri IV avait voulu le premier port et sur les salins abandonnés de Villeroy.

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Reprenons le fil de notre promenade dans la ville, celle qui a toujours porté l’âme portuaire de Sète, celle que le port a fait naître et grandir. Alain Degage1, parle de “logique de la forme” pour décrire le mouvement de l’extension de la ville. Il y a en effet une logique, elle est exactement la même que celle qui a présidé aux esquisses puis aux réalisations successives du port. D’abord le côté Ouest, au flanc de la colline. Là, il y avait des pierres pour construire, là ont habité les premiers habitants pionniers, les ouvriers du chantier et les métiers annexes. Puis, dès que le port a été mis en service et que le commerce s’est développé, il a bien fallu investir la rive en face.

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1 - Maître de Conférences à l’Université de Perpignan, dans Les Rues de Sète, 1988.

Or, la rive en face, c’était Frontignan qui n’avait pas vu d’un bon œil les capitaux réclamés pour son propre port migrer vers le Saint-Clair. Il faudra attendre 1785 pour que la commune de Sète existe, avec des limites au pont de la Peyrade à l’Est et, à l’Ouest, au Grau de PisseSeaume, (Marseillan-Plage) pour que la cité naissante puisse s’étaler à son compte personnel sur l’autre rive du canal. Donc, avec son premier pont sur le canal, la ville investit tout naturellement ce qui se trouve aujourd’hui quai Aspirant Herber. C’est ce que l’on voit sur le premier dessin, de 1808. Si l’on élargit le jeu des 7 Erreurs en retournant page 39 (dessin de 1682) on voit que cette expansion a été rendue possible par le considérable ensablement - tant redouté pour la navigation - entre la jetée sud du canal et celle dite de Frontignan.


Coll. Lucien Favolini.

L’autre différence, de taille, est le creusement de la darse et du canal de la Peyrade qui file droit par le milieu du lido vers Frontignan, bordé de chais aujourd’hui en réhabilitation à des fins culturelles. Cette darse et ce canal, orientés Ouest-Est, vont maintenant “tirer” la ville dans une nouvelle direction. 1860 : CINQUANTE DEUX-ANS PLUS TARD Cinquante-deux ans plus tard, sur le dessin de 1860, le plus spectaculaire est la transformation du port, côté mer. Le premier briselames, dont l’effet va vite se faire sentir dans la protection du port par mauvais temps et, par beau temps, deviendra l’un des lieux favoris

pour le pique-nique du dimanche (photo en page 96). Mais, surtout, on voit que le port s’est déplacé vers l’Est : la vieille jetée de Frontignan a été totalement absorbée par le trait de côte comme le sont aujourd’hui les enrochements en épi le long des plages. Du coup, elle a été prolongée et ferme davantage le bassin qui devient l’avant-port. L’entrée étroite du “nouveau bassin”, très abrité, est prolongée par un large chenal naturellement appelé “nouveau canal”, qui rejoint la darse de la Peyrade. Le linéaire de quai a été plus que multiplié par deux et le port se trouve sécurisé contre les tempêtes et l’ensablement. Ville, chais, entrepôts et ateliers ont rempli tout l’espace entre les canaux, gagné vers le Nord, jusque là où se trouve la rue des Vermouthe-

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Coll. Christophe Laurent

ries et, au-delà, jusqu’à la caserne des pompiers. Les déblais du creusement des nouveaux canaux et bassins vont remblayer les berges des Eaux-Blanches. Le port creuse la terre, la ville gagne sur l’eau. 1900 : QUARANTE ANS PLUS TARD

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Quarante ans plus tard, l’accélération est plus forte encore. Regardons le dessin daté de 1900. Le brise-lames a été prolongé par l’Épi de l’Est - et un petit bout à l’Ouest - qui délimite maintenant une “rade intérieure”, mouillage abrité pour les navires en attente de place à quai et protection supplémentaire. Le “nouveau canal” est devenu le canal maritime. Celui-ci, au lieu d’aller tout droit vers le bassin de Thau pour rejoindre le chenal des Eaux-Blanches vers Balaruc-les-Usines et le canal du Rhône à Sète, s’est trouvé bloqué dans son élan par le bassin de la Compagnie des chemins de fer du Midi, qu’on appelle aussi le bassin Cayenne. Cette voie royale pour les gros tonnages est équipée de trois ponts mobiles. En contrepartie du détour que Cayenne impose, un grand bassin intérieur à côté de la gare de marchandises est d’un grand intérêt. Les trains sont de plus en plus nombreux et commencent à s’équiper en wagons-citernes

capables d’expédier rapidement le vin vers toutes les gares d’Europe. Vers le Sud, on voit aussi une voie ferrée qui vient jusqu’au nouveau bassin. On remarque aussi la construction d’un “port des pétroles” qui recevra les tankers jusqu’à ce que l’un d’entre eux brûle dans le port et oblige à créer un terminal en mer, un peu au large de la sortie du port. 1936 : TRENTE-SIX ANS PLUS TARD Ce ne sont maintenant que trente-six ans qui séparent les deux derniers plans. Celui de 1936 représente la ville presque comme elle est aujourd’hui. Elle a rempli tout l’espace disponible, mis à part le mont Saint-Clair et la Corniche qui s’urbanisent. Balaruc-les-Bains prospère et toute la zone industrielle des Eaux-Blanches est une suite de concessions à de grandes entreprises : Saint-Gobain, La Bordelaise de Produits Chimiques, Schneider, Lafarge… La ville ne voit plus passer de voiles mais des cheminées, la grande époque de la tonnellerie est finie. En 1935, le premier pinardier arrive : remous chez les dockers dont le nombre va commencer à diminuer, inquiétude justifiée des tonneliers dont l’industrie va consi-


dérablement décliner. Les pinardiers autrefois conçus avec une cale centrale entourée de cuves sont ensuite tous uniquement équipés de cuves. Des pompes permettent de décharger directement sur les rames des wagons-citernes mais aussi dans les pipes reliés aux nombreux chais alignés sur les quais sétois. LA PÊCHE ET SÈTE À LA MODE ITALIENNE Reprenons la promenade en ville. Nous arrivons maintenant au bout du canal qu’on appelle Royal parce qu’il fut le premier creusé par la volonté de Louis XIV. Et là, à l’angle du quai de la Marine et du môle Saint-Louis, se trouve l’endroit sans doute le plus attachant de Sète. L’autre partie de son cœur. On peut aimer voir les grands cargos, être impressionné par le trafic portuaire, les pilotines, les remorqueurs, les grues, le travail des dockers et des marins de commerce, mais dans l’imaginaire de tous ceux qui rêvent en flânant sur

Coll. Christophe Laurent

SÈTE, LE PORT DE LA SUISSE La première Guerre mondiale est passée par là. 1913 a été néfaste, mais très vite, il faut approvisionner la France en denrées agricoles et en produits industriels. États-Unis et Angleterre sont de gros fournisseurs. Et, coup de chance dans cette période où les enfants de Sète meurent dans la Marne ou aux Dardanelles, la Suisse, pays neutre qui voit ses débouchés fermés vers les pays du Nord où se trouvent les champs de bataille, cherche un débouché en Méditerranée. Le port de Gênes est sur les rangs. Plus grand, plus moderne, plus proche à vol d’oiseau, il pourrait emporter le marché. Mais les marchandises ne volent pas et les Alpes sont un sérieux handicap alors que le Rhône et le canal du Rhône à Sète sont une voie facile, sans rupture de charge. Sète devient le “port de la Suisse”. Le trafic augmente : 1,3 millions de tonnes en 1915, 1,8 millions en 1916, presque uniquement en importations. C’est aussi par Sète qu’arrivent les troupes d’Afrique du Nord, zouaves, tirailleurs sénégalais, turcos. Rechute après la guerre quand la Suisse retrouve ses anciens débouchés. Les importations de vin d’Algérie reprennent de plus belle mais se heurtent aux producteurs du Languedoc pour qui le phylloxéra est loin. Fini aussi le “vin du Poilu” qui avait entretenu une industrie du vin de faible degré alcoolique, meilleur pour le moral de troupes et toujours plus sain que l’eau croupie des tranchées. Pendant l’entre deux guerres, le vin d’Algérie servira surtout de vin d’amélioration des vins du Languedoc qui n’ont pas encore pris le virage de la qualité après une longue période où la quantité payait davantage. À la veille de la seconde Guerre mondiale, Sète reviendra au temps où elle était le port de la Suisse, avec environ 1,6 millions de tonnes, indique Jean Sagnes, qui précise qu’il s’agit de manière écrasante d’importations : vins, 28% ; hydrocarbures, 26% ; produits chimiques, 14% ; charbons, 9% ; pyrites, 6% ; phosphates, 4% ainsi que des fruits et légumes, des céréales, des farines et du bois.

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Les orangères. Coll. Claude Bonfils

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les quais, il y a un bateau de pêche coloré, qui sent la marée et le calfat, des goélands avides qui attendent les barques ou les chalutiers. Et là, dans ce recoin du port qu’on appelle le “cul de bœuf ”, c’est un amoncellement de catalanes, de balancelles, de pointus et de bateaux-boeufs, voiles ferlées sur les longues flèches ou déployées pour sécher à l’abri du môle où s’étirent les filets. Traditionnellement, la pêche se faisait essentiellement sur l’étang de Thau. Avec une très faible population, ce réservoir riche en poissons et en coquillages sauvages, peu dangereux pour la navigation, suffisait largement à faire vivre les pêcheurs et à alimenter les bourgs riverains. Avec une population urbaine qui compte quelque 30 000

habitants au tournant du siècle, il faut aller pêcher en mer. Alors, dans les années 1860, arrivent les migrants italiens de Cetara (Campanie) ou de Gaeta (Latium), chassés par la misère et les troubles politiques de la fin du règne de François II. Décidés à recommencer leur vie, avec pour seule richesse leur pratique de la pêche en mer, ils occupent un secteur qui ne demande qu’à se développer. Ils s’installent dans le Quartier Haut - l’ancien fief des ouvriers du chantier du môle -, investissent une partie du port et prennent en charge un pan entier de l’économie de la ville. Alors que l’époque de la morue atlantique est en phase terminale, ils deviennent les premiers fournisseurs de poissons méditerranéens. Ils le resteront jusqu’à maintenant, malgré les crises que traversera le secteur des pêches. Jean Sagnes2 note que « en 1898, 153 patrons pêcheurs et 422 matelots, surtout d’origine italienne, pratiquent la pêche en mer. La même année, 209 patrons de barque et 28 matelots, d’origine française surtout, fréquentent l’étang de Thau et ses canaux. » Après les Huguenots nordistes, arrivent donc les Catholiques Italiens. Ces deux populations si différentes tant par leur origine que leur activité sur le port et en ville, se retrouvent au Cul de Bœuf pour partager une activité commune : la voile. Les premiers sont des yachtmen qui ont là un petit ponton pour leurs bateaux de régates qu’ils ne barrent pas forcément eux-mêmes. Les seconds sont des voileux accomplis car les moteurs ne sont pas encore arrivés sur les 2 - Agrégé d’Histoire, professeur à l’Université de Perpignan.


Coll. Claude Bonfils

barques de pêche. Les régates très chic qui ont lieu notamment pour la fête de la Saint-Louis, voient donc ces deux mondes se mélanger, se respecter, jouer ensemble. La mécanisation de la pêche y mettra fin après la seconde Guerre mondiale. Voilà donc ces Italiens qui, à leur tour, ont donné sa couleur et ajouté un “supplément d’âme” à cette île que l’on dit singulière, sans doute parce qu’elle est plurielle. Quant à l’ostréiculture, malgré quelques tentatives, une série d’accidents digestifs ruinera la réputation de l’étang de Thau pour un bon moment. Affaire à suivre… mais plus tard. À LA VEILLE DE LA GUERRE À la fin du XIXe siècle, Sète est réputée sale, insalubre, dangereuse, criminogène, pourvoyeuse de naufrages et d’accidents du travail, avec des quartiers particulièrement chauds… avec une population masculine dominante et peu stable, du vin et des eaux-de-vie qui coulent à flot. Pas trop fréquentable, en tout cas dans certains quartiers, alors que les immeubles patriciens se resserrent dans le centre-ville, à mi-chemin des parfums industriels de Thau et des relents de poisson du Cul de Bœuf. Le dernier plan représente la ville en 1936. C’est l’année du Front Populaire et des congés payés. C’est aussi le lancement du tourisme balnéaire populaire que les plages du golfe du Lion va attirer. La Côte d’Azur que les hivernants d’Europe du Nord et de Russie ont déjà rendue trop chère et trop élitiste, ne convient pas aux conj’paye que Dubout dessinera avec tant d’humour et d’empathie à Palavas-les-Flots où ils arrivent par le fameux petit train à vapeur. Sète, avec son Kursaal, son casino et ses bains de mer directement

reliés à toute la France par le train, visera un public intermédiaire auquel elle peut offrir un théâtre municipal à l’italienne, un kiosque à musique, de jolis jardins style Napoléon III, une station zoologique, des halles que l’on dit ici “Balthazar” parce qu’elle ressemblent à celles de Baltard sans en être… tous lieux que l’on peut rejoindre grâce au tramway ou en canotant à travers la ville que les publicitaires appellent sans vergogne la Venise du Languedoc. Les rues s’embellissent, se pavent, s’assainissent. Ce n’est pas Cannes ou Deauville, mais l’économie s’accommode bien de ces touristes envoyés jusque là par les nouvelles lois sociales. Quatre ans après, la France recevra d’autres visiteurs.

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À la Libération Sète est en grande partie à reconstruire : ponts, môle, maisons, zones industrielles… Coll. Claude Bonfils

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Deux photos ci-contre à gauche : Coll. Réthoré


CHAPITRE 11

Bombardements alliés en juin 1944. Coll. Christophe Laurent

HAUTS ET BAS DE L’APRÈS-GUERRE Après la guerre, tout est à reconstruire mais le moral est au beau fixe. L’argent irrigue l’économie, le trafic repart, la ville se refait une beauté et le port a plus de mille dockers. Puis surviennent la décolonisation et l’indépendance de l’Algérie. Coup dur pour le commerce du vin. Coup dur aussi pour le pétrole et pour les bois tropicaux. Malgré des investissements importants dans les infrastructures portuaires, l’activité stagne. Heureusement, la pêche vit ses grandes heures avec des bateaux de plus en plus grands, puissants et efficaces. Qui pense à ce moment-là à préserver la ressource ? Le XXe siècle se termine entre pessimisme et euphorie.

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A

u début, la guerre est lointaine. Juin 40, la “drôle de guerre”, L’Étrange défaîte1, l’armistice… Sète est en zone “nono”2, pas occupée par les Allemands. La vie continue. Le commerce perdure. Le port vit - presque - comme avant. Puis, soudain, le conflit se rapproche. Les Alliés débarquent en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. Le 11, pour défendre le Sud de la France, les troupes d’Hitler et de Mussolini investissent la côte méditerranéenne. Tout le pays est zone “jaja”3, y compris Sète, le 12 novembre. Sète devient aussitôt un site stratégique. Les militaires passent avant les négociants. Le commerce s’arrête presque totalement, limité pour l’essentiel au ravitaillement nécessaire aux Allemands. Bunkers et batteries sur le môle et la côte, destruction d’immeubles qui pourraient nuire à la surveillance et la défense du rivage, creusement d’abris et de souterrains. La « mort lente de Sète4 » commence. L’occupant veut vider la ville de ses habitants. En 1943, ils sont classés en indispensables (3 000 personnes), utiles (17 500) et inutiles (9 615) alors que 7 000 sont déjà partis pour l’arrière-pays. Des quartiers entiers sont vidés en décembre 1943, et, en février 1944, moins de quatre mois avant le débarquement allié en Normandie, l’ordre d’évacuation générale est donné. Heureusement que la ville est presque vide quand, le 25 juin 1944 les bombardements anglo-américains visent les installations portuaires et industrielles de Sète-Frontignan. Pas toujours chirurgicales, les frappes aériennes touchent des quartiers d’habitation. Jean Sagnes5 précise : « Sans cette évacuation préalable, le bilan de 47 morts aurait pu être plus lourd encore. Le bombardement accélère le départ de la population : le 15 août par exemple, jour du débarquement en Pro-

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1 - Marc Bloch, officier et historien, L’Étrange Défaite, Gallimard, Paris, 1990 2 - Moitié Sud de la France non occupée selon les termes de l’armistice. 3 - Jeu de mot en réponse à “nono” qui veut dire aussi non-non, ja-ja (prononcer Ya Ya), en allemand signifie oui-oui. 4 - L’expression est de Marguerite Escarguel dans sa thèse de doctorat Sète 1950, Étude d’économie portuaire et régionale. 5 - Op.cit.

vence, 6 000 personnes quittent la ville. Le 18 août, les Allemands reçoivent l’ordre d’évacuer la région et donc la ville de Sète, mais avant leur départ ils décident de détruire les installations portuaires. Le lendemain, en quelques heures, des mines font sauter le môle Saint-Louis, les quais, les ponts, tandis qu’un croiseur allemand tire sur le brise-lames et que l’explosion d’un dépôt de munitions recouvre la ville de gravats, d’éclats d’obus et de poussière noire. » Bombardements alliés en juin 1944. Coll. Christophe Laurent

LIBERTY SHIPS ET RENAISSANCE DE SÈTE Sète est déclarée ville sinistrée. Déblaiement de milliers de tonnes de gravats, déminage... encore des explosions et des victimes. Dragage et évacuation des épaves dans les bassins et les canaux, reconstruction du môle, du phare, des quais et des ponts, remise en état de la gare et de la voie ferrée, des entrepôts d’hydrocarbures de Fronti-


gnan, des usines des Eaux-Blanches… En ville, mise en sécurité des immeubles touchés encore debout, démolition des plus dangereux. Près de 500 auront disparu. Les quartiers près du port sont particulièrement touchés. Regardez la Promenade Marty, entre la criée et le môle, il ne reste qu’un petit pâté de maisons d’avant-guerre. Tout le reste a été rebâti. Il faudra plusieurs années pour que la ville se répare, mais, dès que le port peut à nouveau être fréquenté, le commerce reprend. Le port atteint presque le million et demi de tonnes en 1946. À peine plus de 100 000 tonnes d’importation. Le vin, bloqué en Algérie pendant trois ans, circule à nouveau vers la métropole. Les Liberty ships américains arrivent (voir l’encadré). Les indispensables marchandises affluent. L’argent recommence à couler. On fait la fête dans les cabarets avec les Shipmates au dollar facile. La population se réinstalle en ville, s’amuse fort et travaille dur. Pétrole, chimie, engrais, charbon, minerais, bois… Sète reprend vie et deviendra, dans les années 1960 avec Frontignan et Balaruc, la plus grande zone industrielle de la région. La Mobil Oil, avec sa raffinerie, en est le fleuron. Le pétrole représente 60% du trafic. Un bassin spécial avait été construit pour lui, mais, en 1977, l’explosion du pétrolier finlandais le Gunny, oblige la Mobil à transférer son terminal pétrolier sur le sea-line en mer à l’Est de l’Épi Dellon. Les importations du port sont encore la très grande majorité (environ les trois quarts du tonnage total) et le trafic total, à la veille des années de la décolonisation, approche les 8 millions de tonnes. Jusqu’en 1962, Sète sera le port du vin. Des chais se construisent partout. Ils sont reliés au port par des pipe-lines. C’est aussi la grande époque des apéritifs : Dubonnet, Cinzano, Byrrh, Saint-Raphaël, Noilly-Prat et bien d’autres moins connus aujourd’hui foisonnent tout autour du bassin de Thau et dans les chais de Sète, le long du canal de la Peyrade, où l’on conserve aussi des olives, confectionne des vêtements…

LIBERTY SHIPS, LA FIN DES PRIVATIONS Conçus pour ravitailler les forces alliées, Les Liberty ships, tous sur le même modèle, étaient produits à des cadences phénoménales : un mois en moyenne suffisait et le record a été de moins de cinq jours ! Plus de 2 700 ont été produits. Après la guerre, les Liberty ships ont continué à rendre service pour assurer les approvisionnements en Europe. La France en a reçu 75, donnés en location-gérance à des armateurs. Sur la photo, l’ancien Liberty Ship Oliver Westover, acquis par la Compagnie Fraissinet en 1947. Pendant 6 mois il a continué à porter son nom américain pour prendre ensuite le nom de Sète. On le voit sur la photo (cliché H. Bourdereau) à Alger chargeant du vin à destination de Dakar. Après 20 ans de bons et loyaux services il sera démoli en juin 1968. Micheline Vaudo, jeune fille à la Libération de Sète raconte : « J’avais 14 ans quand la guerre a commencé et j’étais adolescente quand elle a fini. C’était comme le dégel, après les privations et la vache enragée, on dépensait de l’argent partout. Le port travaillait, tout le temps encombré de bateaux. Beaucoup attendaient en rade parce qu’ils ne trouvaient pas de place à quai. Il y avait des centaines de dockers. Il y avait tous les Liberty ships américains qui rentraient avec plein de vivres ! C’étaient les plus gros bateaux de l’époque. Les quais étaient encombrés de marchandises. »

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Bref, entre l’arrivée du Jazz et l’invention du Twist, c’est une nouvelle renaissance pour Sète. Rien ne paraît impossible et demain est une prévision au beau fixe, même si certains rêves n’aboutissent pas, comme le retour du projet de port dans les Eaux-Blanches, déplaçant la gare. ET L’HISTOIRE VIRE ENCORE DE BORD

En revanche, à partir de 1962, l’Algérie algérienne va changer la donne. Les importations massives de vins de coupage qui charpentaient les vins du Languedoc et représentaient presque 20% du trafic sétois font une chute vertigineuse. Plusieurs raisons à cela. La guerre, puis le départ rapide des exploitants français y bouleversent la structure de la production viticole.

Comme le dit Claude Bonfils6 : « Après la guerre, ALGÉRIE : À CHACUN SON HISTOIRE le grand flux du commerce se rétablit comme si la sève se remettait à circuler dans les canaux que la guerre Le savoir-faire des Algériens est grand et auavait obstrués, notamment ceux qui irriguaient rait pu permettre de maintenir une producl’ancien Empire colonial et les territoires français tion, mais ils vont rapidement rencontrer d’Outre-Mer : l’Indochine, l’Océan Indien, l’Afrique des difficultés d’un autre ordre : les barrières Noire, l’Afrique du Nord, les Caraïbes… » Pour le douanières du Marché Commun favorisent Le Maguelone. Coll. Marc Chevallier. port de Sète, ces échanges coloniaux sont imporles vins espagnols et italiens ; le modèle tants, via le canal de Suez pour l’Orient et le détroit de Gibraltar pour politique de l’ère Boumedienne8 qui privilégie l’industrie conduit l’Afrique et les Amériques. à l’arrachage des vignes en représailles aux représailles françaises Mais voilà que l’Histoire qui surgit encore va obliger Sète à opérer un à la suite de la nationalisation des hydrocarbures dans lesquels les changement de pied important. L’Empire français se disloque. Les intérêts de l’ancienne métropole étaient restés importants. Toutes années Cinquante avaient commencé avec la guerre d’Indochine, la les grandes familles qui ont fait l’histoire moderne du port de comdécennie Soixante sera celle de la décolonisation en Afrique et des merce de Sète ont une part de leur vie en lien avec l’Algérie. “événements” d’Algérie. Chacune a eu sa manière de rebondir, chacun de ces acteurs a son 7 L’indépendance des pays de l’ancienne AEF/AOF n’affecte que re- récit. En voici trois : lativement peu les relations commerciales avec l’ancienne puissance Béatrice Jourde9 : coloniale. Les grandes matières premières agricoles vont conti- « Créé à Sète en 1939 l’armement Delom , après une mise entre parennuer à être importées, de manière croissante : caoutchouc, cacao, thèse durant la seconde guerre Mondiale, a relancé son activité après huile d’arachide, coprah, sucre de canne… Sète, avec Caen pour la avoir reçu au titre des dommages de guerre un liberty ship. Des liaisons Manche et La Palisse pour l’Atlantique, va devenir le port méditerra- maritimes régulières vers les pays du Maghreb ont été développées, que ce néen des bois tropicaux. soit sur l’Algérie, notamment avec les navires pinardiers, sur la Tunisie

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6 - Écrivain, ancien négociant du port de Sète, ex-Président de la Chambre de Commerce. 7 - Colonies de l’Afrique Équatoriale Française et de l’Afrique Occidentale Française.

8 - Dirigeant algérien de 1965 à 1978. 9 - Société Delom Portuaire SAS.


et le Maroc puis plus récemment en Transmanche. Afin de s’adapter aux évolutions économiques, l’armement Delom a sans cesse fait évoluer la technicité de ses navires, développant le transport par navire conventionnels, puis les navires à chargement latéral adaptés aux charges palettisées et enfin par navires rouliers à manutention horizontal à partir des années 1980 jusqu’en 2002 où l’activité armatoriale a été cédée à CMA-CGM. Même si nous ne sommes plus armateurs, nous sommes toujours présents sur le port de Sète et continuons de développer nos activités d’auxiliaires de transport notamment dans le domaine de l’exportation des animaux vivants sur des navires étables spécialisés. » Marc Chevallier10 : « Dans les années qui ont suivi l’Indépendance, il a encore été possible de travailler avec l’Algérie. Parti en 1965 pour représenter l’armement familial, j’y suis resté six ans, avant que la production viticole algérienne ne s’effondre totalement. Comme peu d’autres armateurs du secteur, nous avons su nous reconvertir en transformant nos navires. Les Mandourah, Astrée et Maguelone ont été équipés de cuves inox dans les cales. Ensuite, à partir de 1973, plusieurs grands navires inox ont été construits dans les chantiers européens : Pic Saint-Loup, Odet, Rhin, Rhône, Commandant Henri, etc. Ces navires ont permis de répondre à une importante demande de pays importateurs de vin et d’apéritifs, notamment la Grande-Bretagne pour le Martini chargé à Palerme, le Cinzano à Savone, le Xerès d’Espagne, les vins de Chypre ; le Canada pour les vins français, italiens, chiliens et argentins ; les Cognacs de Bordeaux vers le Japon, etc. Ces navires permettaient une grande polyvalence pouvant transporter des alcools et des huiles grâce leurs équipements de lavage des cuves à l’eau chaude et à la vapeur. En pool avec d’autres armateurs depuis 1976, nous transportions annuellement plusieurs millions d’hectolitres de vins et spiritueux dans le monde entier, et cela jusqu’à la fin de l’ère du vrac, vers 2005. » 10 - Ex-président des Armateurs de France, Président de l’EPR Sète Port Sud de France, organisme régional qui gère le port de Sète, membre de l’Académie de Marine.

Photo Djinn & Christophe Naigeon

LES PINARDIERS, ENFANTS DE BACCHUS Sète ne voit plus que rarement passer ces pinardiers qui ont longtemps apporté ce petit parfum à la ville. Ce cargo cent fois repeint, cabossé, qui semble sorti d’un album de Tintin, n’est pas le Karaboudjian du Capitaine Haddock, mais le Wine Trader, l’un des derniers survivants d’une glorieuse lignée. La flotte française en a compté 125, dont le plus ancien, le Finistère a été construit en 1909, cargo transformé mis en service par l’armement Schiaffino en 1940. Mais celui que l’on considère comme l’ancêtre de la lignée est le Bacchus, originellement cargo hollandais (le Trent) modifié en en 1922 et mis en service en 1934 par l’armement Soflumar. L’arrivée de ces bateaux modifiera les structures commerciales, sociales et physiques des ports comme Sète. Les premières cuves de métal, même revêtues, exigeaient de fastidieux nettoyages. Les cuves inox qui se nettoient automatiquement ont été un grand progrès. Deux éléments ont totalement modifié ce marché : les exportateurs ont souhaité réaliser la valeur ajoutée chez eux en embouteillant leurs produits, les conteneurs à température dirigée ont apporté une qualité de transport remarquable et ont permis aux importateurs de fractionner leurs achats en fonction de leurs besoins, évitant ainsi de fortes sorties de trésorerie. Fin des pinardiers.

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Claude Bonfils : « Comme bien des jeunes Sétois, j’ai été envoyé en Algérie et en Tunisie pour y faire mon apprentissage, comme les fils des commerçants de la Hanse avaient été envoyés à Sète au XIXe siècle. Tout cela a pris fin avec l’Indépendance. Ce fut pour nous un changement profond et une période difficile. Mais, finalement, ce bouleversement a eu ici un effet bénéfique. Les propriétaires Pieds-Noirs ont apporté au vignoble Languedocien leur savoir-faire, leurs technologies plus avancées de la vinification et, surtout, leur souci de faire des vins de qualité. Les viticulteurs sont devenus vignerons. » Finie l’usine à vin. Puisqu’on ne pouvait plus importer d’Algérie ce vin qu’on appelait “médecin” - de l’alcool et de la couleur -, il a fallu faire sur place un produit qui n’avait plus besoin d’être coupé. C’est ce qui s’est passé. Et ces vins, de meilleure réputation, ont pu être à nouveau exportés par le port de Sète. QUAND LE MOTEUR REMPLACE LA VOILE

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Lancement d’un chalutier au chantier Aversa. Coll. André Aversa

Puisque nous en sommes arrivés aux Pieds Noirs et à ce qu’ils apportent dans leurs bagages, passons à un autre domaine qu’ils vont particulièrement faire progresser : la pêche. S’ils ne sont pas à l’origine du mouvement, ils en seront le brutal et puissant accélérateur, jusqu’à entraîner les pêcheurs vers une course folle. Sans frein. L’origine du grand mouvement de modernisation de la pêche, c’est le moteur. Là commence, en France, la saga de la famille Baudouin. Fondeurs de cloches à Marseille depuis au moins le début du XIXe siècle, les héritiers passionnés de mécanique produisent, dès 1902, leurs premiers moteurs à essence de 5 cv pour leurs amis. Moins de vingt ans plus tard, leurs moteurs équipent plus de 3 000 bateaux. Dans les décennies Trente à Cinquante, leur fameux diesel DB, de 1 à 6 cylindres sera installé sur 18 000 bateaux dont le fameux César, le féribôte du Vieux-Port de Marseille. Aucun pêcheur de Méditerranée n’ignore ce moteur “simple et robuste”.


À Sète, on ne peut vraiment parler de motorisation de la pêche qu’à partir de 1945. Avant-guerre, c’est le règne de la voile avec les bateaux-bœufs qui s’entassent avec les catalanes au Cul de Bœuf. Le reste du port et les canaux sont réservés à la marine marchande. Pendant l’occupation, les Allemands interdisent la pêche en mer, confisquent les barques. La seule pêche autorisée se fait sur l’étang de Thau. À la libération, chacun tente de retrouver ses petits… avec plus ou moins de conviction, car toucher les Dommages de guerre pour perte de bateau permet de repartir sur du neuf au lieu de retaper une coque démodée qui a souffert. C’est la grande époque des chantiers de construction de Sète : Scotto, Ricciardi, Stento, Candela, Aversa, etc. Sur la Plagette (du côté du Barrou, côté étang de Thau), le long du canal de la Peyrade, au Souras-Bas (l’ancienne carrière de pierre du môle), on lance des bateaux neufs. D’abord sur les modèles d’avant-guerre, puis les moteurs arrivent, aidés par le Crédit Maritime Mutuel de Méditerranée qui gère pour les métiers de la pêche les fonds de la reconstruction.

Les premiers moteurs ne sont qu’un appoint pour les manœuvres ou le manque total de vent, puis la voile disparaît. Pour installer les moteurs, faire passer l’arbre et l’hélice, les chantiers transforment les barques, puis conçoivent des carènes faites pour la motorisation. Avec l’arrivée des chaluts à “panneaux”, ces patins métalliques que l’on voit accrochés de part et d’autre des portiques arrière des chalutiers, il n’est plus nécessaire d’avoir deux bateaux parallèles pour écarter le filet qu’on traîne11. Mais il faut de la puissance. Les moteurs passent de 30 à 40, 60, 90, 150 cv. C’est une révolution. Toute l’économie de la pêche est chamboulée. L’OR DES SARDINES AU TEMPS DU LAMPARO Quand on arrive aux années Soixante, comme dans la viticulture l’esprit des pêcheurs a considérablement changé : ce n’est plus un mode de vie ancestral, mais une profession qui évolue ; ils n’hésitent plus à faire appel au crédit, ce qui était un déshonneur ; ils se groupent en coopératives, plus ou moins éphémères ; ils organisent une criée, d’abord informelle, mais qui permet de garantir un prix minimum et de ne plus dépendre des mareyeurs. Alors que le commerce va connaître un coup sévère à partir de 1962, la pêche va apporter à Sète un bienvenu complément d’activité, même si dockers et pêcheurs ne sont pas de la même corporation. Après l’arrivée des moteurs, un autre phénomène se produit en 1960 : la loi autorise la pêche au lamparo sur toute la côte méditerranéenne. Jusque-là Catalane puis libéralisée en Roussillon, la pêche de nuit avec une lampe pour attirer les poissons et une senne pour les capturer ouvre l’ère de l’or bleu. Loulou Albano qui a été le dernier pêcheur au lamparo de Sète raconte : « Ici, tout le monde était contre parce que nous n’étions pas équipés pour ça et on avait peur pour la ressource car on savait qu’avec 11 - D’où le nom de bateaux-boeufs, par paire qui tirent comme avec une charrue.

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Le môle Saint-Louis au début des années 1960. Au pied du “phare” reconstruit, des cargos en attente. Dans le bassin, un chalutier “cul de poule” rentre de la pêche. À droite, les poontns de plaisance.

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le lamparo on faisait de grosses pêches. Avant ça, avec les filets, nous faisions à l’époque 100, 200, 400 kilos de sardines, alors qu’avec le lamparo ça se comptait en tonnes. Alors quand, en 1960, est venue l’autorisation de faire la pêche au lamparo dans toute la Méditerranée française, il a bien fallu qu’on s’y mette pour ne pas être morts ! « Nous étions trente-six lamparos au départ. Mais on a mis la charrue avant les bœufs. Il ne suffit pas de pêcher ! Il n’y avait à Sète aucune infrastructure : pas de glace, pas de caisses, pas de conserveries. Et tous les jours c’était des dizaines de tonnes qu’on ramenait et il n’y avait pas les moyens de commercialiser tout ce poisson que des fois on rejetait à la mer. Certains soirs, quand les camions de Bretagne n’étaient pas annoncés,

on ne sortait pas. Il leur fallait deux ou trois jours d’aller-retour pour tout acheminer vers leurs usines à sardines. Qu’est que vous vouliez qu’on fasse ici de tous ces poissons ? » LES PÊCHEURS DANS LA COURSE À L’ARMEMENT Même si la criée commence à se professionnaliser, la filière pêche est loin d’être organisée quand, en 1962, arrivent les Pieds-Noirs. L’un d’entre eux, Antoine Martinez, arrivé à Port-la-Nouvelle se souvient de ce qu’il a trouvé : « Quand on est arrivés, il y avait un seul chalutier mais aucune infrastructure pour la pêche. Pas de station


Coll. Christophe Laurent

pour le gazole. Il n’y avait que quelques lamparos qui sortaient à la saison, c’est tout. Le port n’était pas dragué, dès qu’on sortait un chalut, on ne prenait que des étoiles de mer, et des tonnes de roussettes qu’il fallait peler pour qu’elles valent quelque chose. On en achetait, on les pelait et mon père les portait à Marseille. Quand il y a eu cinq ou six bateaux à Port-la-Nouvelle – et ensuite jusqu’à vingt-trois – le chenal a été dragué, des infrastructures ont été réalisées, l’économie de la pêche a vraiment démarré. » Les Français rapatriés arrivent avec des bateaux et des techniques inusitées, même à Sète où le port est plus en avance qu’à Port-laNouvelle, Agde ou le Grau-du-Roi. Ils pêchent mieux, plus loin, plus.

Pour survivre à cette concurrence, la pêche locale doit s’adapter. En quelques années, les chalutiers sont transformés. Déjà passés à la “pêche arrière” depuis 1956, les anciens “cul de poule” (poupe arrondie comme une demi coupe à champagne) troquent le rouleau qu’ils avaient pour remonter le filet avec un mât de charge contre un arrière plat qui laisse plus d’espace pour la manœuvre. Comme ils l’avaient fait après la guerre pour adapter les moteurs sur les barques traditionnelles, les chantiers transforment les “culs de poule”, en les coupant au carré. On en profite pour les allonger. André Aversa, l’un des plus anciens chapentiers de Sète, raconte : « il n’y avait pas de limite. Les pêcheurs me disaient “s’il y a trente cen-

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timètres en plus, tu le laisses”... mais moi j’avais des plans ! Eux ils ne réfléchissaient pas comme ça. Ils disaient surtout “tu ne coupes pas la quille, laisse-là, j’aurai un bateau plus grand”. » En 1975, quand les Affaires Maritimes verront l’évolution de ces bateaux, il sera décidé de mettre le holà. La longueur maxi des chalutiers sera été fixée à 24,90 mètres. Pour les moteurs, c’est aussi la course à l’armement : 200, 300, 400, 500 cv… c’est sans fin. On ira jusqu’à dépasser largement 1 000 cv. La loi interdira aussi de dépasser 430 cv, mais avec les réducteurs de puissance, il est aisé de tricher en cas d’inspection. ÂGE D’OR DU POISSON, ESSOR DU COQUILLAGE

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C’est la Belle Époque. La criée de Sète, qui sera en 1967 la première d’Europe à être informatisée, est en pleine expansion. Le Crédit Maritime y installe un bureau pour traiter avec les pêcheurs et prélever à la source les échéances des emprunts pour ces bateaux. Tout va bien. Quand on a besoin d’argent pour un moteur plus gros, on pêche quelques heures de plus pour faire monter le chiffre d’affaires. Et la ressource marine ? Certains s’en inquiètent. On voit dans les compte-rendus des commissions de prêt du Crédit Maritime Mutuel de Méditerranée que certains, dans les années Cinquante, s’en étaient déjà inquiétés quand il était question de financer des moteurs de 40 cv ! Peu importe, On verra plus tard… Sète vit aussi ses Trente Glorieuses de la pêche, tant que le gazole est bon marché. La pêche fait vivre des centaines de familles dans tous les métiers de la filière. Sète deviendra le premier port de pêche de la Méditerranée française et le premier port sardinier de France. Sur l’étang se développe la conchyliculture, timidement démarrée en 1911 par Auguste Picard. Le Crédit Maritime finance les tables et l’installation des ostréiculteurs et mytiliculteurs. Malgré des ma-

laïgues12, quelques attaques bactériennes et virales, les produits de Thau, principalement les huîtres dites de Bouzigues mais qui sont aussi élevées sur les rivages de Mèze et Marseillan, parviennent à lutter contre la vieille concurrence d’Atlantique et de Normandie. LA PLAISANCE ET LE TOURISME Un autre phénomène survenu autour du golfe du Lion dans les années Soixante est l’aménagement touristique du littoral avec ce qu’on a appelé la Mission Racine. La création du port de Sète à mi-chemin entre Port-Vendres et Marseille avait autrefois sécurisé la navigation des navires marchands et des galères. Trois siècles plus tard, l’aménagement des stations balnéaires destinées à retenir les touristes qui avaient trop tendance à partir vers l’Espagne va per12 - Disparition de l’oxygène de l’eau à cause du développement de micro-organismes.

Coll. Guy Brevet


mettre à la navigation de plaisance de se développer sur ce littoral toujours aussi soumis aux caprices du vent. Sète n’a fait partie ni des ports conçus par la Mission Racine ni de ceux qui ont surgi spontanément à cette occasion. On peut s’en réjouir ou le regretter. Mais on le comprend : Sète était déjà un port et une destination touristique. Cela n’a pas empêché la plaisance de s’y trouver une place grandissante, au bout du môle Saint-Louis abandonné par les cargos en relâche alors que son premier ponton avait été installé au Cul de Bœuf, désormais totalement occupé par les pêcheurs. La Société Nautique de Sète aura eu ses heures de gloire entre 1987 et 1995 avec l’installation de la base d’entraînement de la Coupe de l’America mais, jusqu’à la profonde refonte du port engagée à partir de 2011, l’économie de la plaisance restera marginale, avec des installations vieillissantes, plus du tout au niveau des exigences et des services offerts par les nouvelles marinas du golfe. Et encore moins de la plaisance de luxe qui commence à se développer et qui, pourtant, comme à La Seyne-sur-Mer et La Ciotat, ports à l’économie sinistrée par l’arrêt des chantiers navals, pourrait offrir à ces bateaux de trente à cinquante mètres, des bassins et des professionnels à la hauteur. UN BIEN TRISTE TRICENTENAIRE ! Pour son 300e anniversaire, en 1966, un livre comme celui-ci avait été édité. L’un des auteurs, Gilles Salvat, Conseiller municipal de la ville sous le mandat de Pierra Arraut13 (PCF), écrivait : « S’il est vrai que ses avantages naturels destinaient Sète à devenir le centre d’un grand commerce international, ce n’est que très accidentellement et pour de courtes durées, qu’elle a été amenée à jouer ce rôle. (…) L’atrophie du Port, le marasme des affaires, la crise devenue permanente et généra13 - Maire de 1959 à 1973, qui laissera démolir le splendide bâtiment à l’Italienne de la Santé et bâtir la criée actuelle.

Coll. Christophe Laurent

lisée ont créé une situation si préoccupante qu’en 1966, année du tricentenaire (…) le Conseil municipal a poussé un véritable cri d’alarme : “Diminution du nombre des dockers professionnels, passés de 1 200 à 500 pour être, prochainement peut-être, ramenés à 400 ; diminution de 17% du trafic ferroviaire ; chômage partiel ; émigration de la jeunesse ; conflits sociaux sont les signes les plus évidents de la dégradation de l’économie”. » Triste anniversaire ! À NOUVEAU, LA BELLE S’ENDORT… Si toute discussion reste possible sur les “coupables” qu’il désigne dans son long article pour cette dégradation, le constat n’en demeure pas moins vrai. Agonie du commerce du vin, mort du trafic grumier, fin du pétrole brut. Voilà, en trois mots, les raisons du nouveau déclin du port de Sète dans les trois dernières décennies du XXe siècle. Pour le nouveau commerce des alcools qui se fait maintenant en bouteilles et en conteneurs, le port n’est pas équipé à la mesure des

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Coll. Christophe Laurent

Coll. Claude Bonfils

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En haut : Au moment de la reconstruction du port. Notez le phare en chantier, les enrochements provisoires au Quai du Pétrole pour protéger les bateaux des coups de Sud et la drague dans le bassin. En bas : Fin des années 1970. Ont été construits le Bassin Orsetti, au fond, le Bassin du Pétrole, à gauche et le Bassin Colbert, à droite, ces deux derniers séparés par le môle Masselin.

concurrents. La mode est au gigantisme, à l’automatisation. Les lois sur la protection de la biosphère protègent les forêts tropicales. Les pays exportateurs de bois réalisent aussi eux-mêmes sur place les plus-values en installant - avec l’aide d’entreprises françaises - des scieries, des usines de contreplaqués, de charpentes collées, et d’agglomérés qu’ils expédient en conteneurs, souvent sur leurs propres armements, comme la SITRAM en Côte d’Ivoire. Le temps des grands flottages dans le port d’Abidjan ou de Monrovia est terminé, celui des grumes odorantes dans le port de Sète aussi. Les crises du pétrole sont aussi passées par là, mettant en difficulté le raffinage, surtout si, comme à Sète, il n’est plus aux dernières normes techniques. La Mobil Oil ferme la raffinerie de Frontignan en 1986. Le trafic pétrolier se réduit. Seuls l’essence et le gazole raffinés arrivent désormais sur le nouveau terminal en mer installé à l’entrée de la passe Est du port. Le port de commerce de Sète a perdu ses trois pieds. Reste encore pour un temps le charbon, mais, dans les années qui viennent, le canal du Rhône à Sète qui s’abîme faute d’entretien, ne sera plus au gabarit des péniches d’Europe du Nord. Sous les règnes successifs de présidents de la Chambre de Commerce et d’Industrie comme Léopold Suquet ou Claude Bonfils, le port se modernise considérablement, allongeant les digues, creusant de nouveaux bassins, étendant son emprise vers l’Est, presque jusqu’à Frontignan. Pourtant, rien n’y fait. À la fin du siècle, le port a accompli l’essentiel de sa croissance territoriale mais ne dispose pas encore de toutes les infrastructures et des équipements des concurrents. Et, surtout, pas des marchés. Les grands groupes privés boudent le port de Sète, n’investissent guère. Les tentatives de lignes de passagers avec l’Algérie et les Baléares échouent. Seule reste la ligne de l’armement marocain vers Tanger. Le tableau est bien sombre à la fin de ce siècle dont la seconde moitié avait pourtant commencé au champagne.


CHAPITRE 12

pel Coll. David Ca

ÎLE SINGULIÈRE, PORT PLURIEL L’histoire va se terminer là. Trois cent cinquante ans ont passé. La grande nouveauté de la période, c’est le retour d’une vision territoriale autour du port, renouant avec les toutes premières origines : un projet d’aménagement et des financements publics pour stimuler une activité économique et profiter à une ville. Cette page se termine sur de grands espoirs, de premières réussites, et quelques questions pour l’avenir.

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1946

Coll. Claude Bonfils

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e l’après-guerre à la fin du siècle, le port de Sète a autant évolué qu’il l’avait fait depuis 1666. Entre les photographies des satellites de 1946 et 1990, reprenons le jeu des 7 Erreurs que nous avions commencé en pages 94 et 95. 1 : La zone industrielle a été détruite. 0n peut distinguer deux lignes parallèles de points blancs. Ce sont les cratères des bombardements Voir en pages 101 et 102 les vues aériennes de ces bombardements. 2 : Le bassin Orsetti. Il a été creusé dans le prolongement Nord-Est du “nouveau port”. Sa vocation est de recevoir la gare maritime des ferries, principalement pour le Maghreb, et il fait l’objet actuellement d’un important projet de rénovation. 3 : Au môle Saint-Louis ont été adjoints, à son extrémité, une zone de carénage pour les chalutiers et, sur son flanc sud, un appendice, une jetée qui fait une chicane dans la passe Ouest et brise la houle lors des grosses tempêtes de Sud. Côté intérieur, les pontons flottants de la Société Nautique de Sète, marquent le déplacement du port de plaisance du Cul de Bœuf vers le bout du môle. 4 : Le brise-lames, qui avait déjà été prolongé, s’est vu ajouter un nouveau tronçon. Ce qu’on appelle l’Épi Dellon accompagne l’extension du port vers l’Est. Il mesure désormais sur toute sa longueur environ 1,5 mille nautique. 5 : À gauche de la pastille, c’est le môle Masselin qui ferme le Bassin à Pétrole, longtemps réservé aux navires transportant des hydrocarbures, jusqu’à l’explosion du Gunny qui a entraîné le déplacement du terminal pétrolier vers un sea-line en mer. À droite de la pastille, c’est le Bassin Colbert, premier grand terminal de commerce qui a marqué la relance de la rénovation du port dans les années 1960. On remarque qu’entre les deux, l’ancienne “jetée de Frontignan” a disparu, la “tourette”, son feu, a été démontée.


6 : C’est la grande darse, ou Darse 2. Entre elle et le Bassin Colbert se trouve un grand terre-plein terminé par une échancrure : le “port de service” qui avait d’abord été utilisé par les barges qui transportaient les pierres vers l’Épi Dellon en construction. Il a servi ensuite de port pour les remorqueurs. Dans l’angle Nord-Ouest on remarque un quai en forme de flèche : le quai des “RoRo” (dits Roll-on / Roll-off, pour lesquels la manutention se fait par roulage en ouvrant la soute arrière ou avant). 7 : Les vastes terre-pleins destinés à accueillir les marchandises en transit mais surtout les entreprises : ciments, bois, charbon, produits chimiques, vrac divers... Plus tard, la longue jetée qui ferme le port sera détruite et remplacée par un long brise-lames qui partira du débouché du canal du Rhône à Sète et viendra jusqu’au port pour protéger les péniches fluviales. Ainsi, sous la houlette de la Chambre de Commerce et d’Industrie, jusqu’à la fin des années 1990, le port de Sète aura connu de profondes transformations aux nombreuses retombées économiques et sociales . Et puis, pendant trente ans…

1989

Coll. Claude Bonfils

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Photo Port Sud de France

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t puis, pendant trente ans, il ne se passe plus grand chose. Pourtant, pour le commerce, des investissements lourds avaient été faits pour remettre le port au niveau des exigences du trafic maritime de l’époque. Pour la pêche alors en plein essor, la première criée informatisée d’Europe avait été créée. La croisière était presque absente, mais les ferries pour le Maroc tournaient à plein dans le Bassin Orsetti, transportant notamment les équipages et les véhicules du Paris-Dakar, ce qui était bon pour la renommée Photo Djinn & Christophe Naigeon

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de l’escale. Pour la plaisance, malgré le “passage au large” de la Mission Racine d’aménagement du littoral, le port se développait avec la Société Nautique de Sète, concessionnaire des anneaux, accueillant même la base d’entraînement de la Coupe de l’America le temps de trois compétitions. Et puis…Alors que les ports concurrents se modernisent à la fin du siècle pour suivre la perpétuelle évolution du trafic mondial et des navires de plus en plus grands et exigeants en équipements portuaires, Sète vieillit doucement.


C’est l’ère des “super” et des “maxi”, d’une économie où il faut gagner du temps pour charger, naviguer, décharger. Comme au temps des grands clippers sur la route du thé, chaque heure compte. À Sète, les pannes sont fréquentes, le matériel de manutention obsolète et inadapté. Les entreprises se découragent et n’investissent plus. Mais, surtout, Sète n’imagine plus son avenir, n’a plus de vision de sa place en Languedoc, en France, en Méditerranée, dans le monde. Colbert, La Feuille, Clerville, Riquet, Niquet ? Disparus. Il n’y a plus que des évêques d’Agde et leur paroisse. Il faudrait changer d’échelle, s’élever pour voir qu’un trésor est caché dans l’île du pirate Barberoussette. 2007 : LA RÉGION REPREND LE PORT DE SÈTE Zoom arrière. En 2007, la Région Languedoc-Roussillon acquiert le port de Sète. Comme l’avait fait entre les deux guerres le ministre Jules Moch1 en s’appuyant sur Léopold Suquet, président de la Chambre de Commerce, comme l’a encore fait plus tard un autre de ses présidents, Claude Bonfils, Georges Frèche, bouillant maire de Montpellier élu président de Région, met le port de Sète dans son escarcelle. L’Établissement Public Régional Sète Port Sud de France est créé et en assure la gestion. Marc Chevallier, né dans le transport maritime, en est le conseiller puis le capitaine. Certes, investir ou mourir revient à Sète comme un refrain déjà entendu, mais le plus important est qu’il y a à nouveau pour le port une place sur une carte plus vaste que celle du Bassin de Thau. Côté terrestre, il doit être « le poumon économique de la région »; côté mer, il doit repartir à la conquête des marchés. L’idée n’est pas de devenir Rotterdam ou Shanghai, mais, dans la catégorie des poids moyens, de se battre avec les atouts qui lui sont propres. Certains, comme la situation d’abri dans le golfe du Lion, 1 - Député de la Section Française de l’Internationale Ouvrière de la Drôme, Ministre des Travaux Publics et des Transports dans le gouvernement socialiste de Léon Blum en 1938.

ont moins de valeur que du temps d’Henri IV ou de Louis XIV. La route Barcelone - Marseille n’a plus besoin d’une escale à mi-chemin. Le canal du Midi, désormais dévolu au tourisme, n’a plus d’usage commercial. UN CANAL, UN TRAIN, UNE ROUTE, UNE VILLE Mais Sète a bien l’intention de jouer avec de nouvelles cartes, un brelan gagnant qui s’appelle multimodalité, conjonction en un même lieu de plusieurs modes de transport indispensables à un port pour recevoir ou expédier les marchandises qui y transitent. Comme nombre de ports du Nord - mais aucun en Méditerranée Sète est le débouché d’un axe fluvial important, le canal du Rhône. En cours de remise au gabarit des grandes péniches européennes, il permet de relier - polluant quatre fois moins que le transport routier - Sète à Pagny-le-Château, au Nord de Mâcon, terminus de l’axe fluvial Rhône-Saône. En 2015, 320 péniches ont transporté 350 000 tonnes de marchandises, représentant une progression de 40%. Sète dispose aussi d’un réseau ferré qui se modernise. En 2015, 350 trains y ont transporté 300 000 tonnes de fret. Ce pourrait devenir une véritable chance pour peu que le fer-routage trouve un appui national dans les politiques de transport. Car, le troisième as de la main est la proximité - directe et sans traversée de ville - d’une autoroute reliée à toutes celles qui irriguent l’Europe. En projet, pour jouer mieux encore ces cartes, la création d’un vaste hinterland en arrière-plan du port. La route permet notamment d’acheminer le bétail sur pied qui embarque directement sur le port, spécialement équipé pour cela aux normes vétérinaires européennes, faisant de Sète le plus grand port bétailler d’Europe. Après les oranges et le vin qui parfumaient la ville autrefois, ce trafic de bovins vers les pays de la Méditerranée orientale répand, quand le vent porte, de surprenantes odeurs d’étable !

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Le Tatiana, qui fait la navette entre Sète et Marseille pour y transporter le diester produit sur le port et introduit dans le gazole à raison de 5% par les raffineries de Fos

Au fond, le nouveau silo à grains, devant, une péniche fluviale à grand gabarit et, au milieu, un déchargement de charbon.

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Au total, près de 300 millions d’Euros d’argent public et privé, auront été investis dans les travaux de rénovation et de rééquipement du port de Sète, toutes activités confondues. Le port de commerce a terminé l’année 2015 avec 14% de croissance en tonnage, passant de 3,27 millions de tonnes à 3,74 millions , et augmenté de 7% son chiffre d’affaires. C’est un record français de croissance, derrière Dieppe (ligne de ferry subventionnée), mais devant La Rochelle, Marseille, Le Havre, Brest, Lorient... En 2015, Sète a remporté le Trophée des Ports pour le développement du cabotage.

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Un voiturier. Plus de 90 000 voitures ont été débarquées en 2015.

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De 2008 à 2015, la Région a investi 110 millions d’euros dans la rénovation du port, l’EPR Sète Port Sud de France 55 millions et les entrepreneurs privés 130 millions, montrant que les institutions publiques ne sont pas seules à croire au redémarrage. Et il y a aussi un joker. Le tourisme de croisière. Le nombre de croisiéristes a quadruplé : de 8 escales pour 2 800 personnes en 2009, on est passé à 31 escales et 20 600 passagers en 2015. Pour 2017, 42 000 visiteurs sont attendus dans 42 navires. D’importants travaux sont prévus, notamment le long de l’Épi Dellon, pour accueillir les géants à plus de trois mille passagers. L’équation est simple : un tiers reste à bord, un autre va visiter l’arrière-pays en autocar, le troisième descend flâner à terre. Mille personnes d’un coup entre huit heures et dix-huit heures…

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LA PÊCHE : LE CREUX DE LA VAGUE EST PASSÉ Ci-dessus, le quai d’Alger dévolu aux croisières. Depuis 2016, un nouveau môle peut accueillir des navires de 300 mètres. Pour les ferries, 140 000 passagers en 2015 vers Tanger et Nador. En projet, une ligne vers les Baléares qui éviterait aux voitures de rouler 350 kilomètres vers Barcelone.

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La pêche a vécu son âge d’or jusqu’à la fin du millénaire. Depuis, c’est la crise. Une part des responsabilités, difficile à évaluer, revient aux caprices de la nature. La pollution a aussi sa part. Mais plus personne ne nie que ceux qui, dès 1950, prédisaient l’épuisement de la ressource à cause de bateaux trop performants avaient raison. Il y a eu la ruée vers l’or rouge : le thon surpêché, braconné, a failli disparaître. La réglementation, l’imposition de quotas et une surveillance stricte ont permis une reconstitution rapide du stock. Il y a eu la course à l’armement chalutier (voir page 109) : raréfaction du poisson, labourage des fonds. Avec, en plus, la montée des prix du gazole, la régulation s’est faite : sorties de flotte, déchirages. Le nombre de bateaux est passé de 80 en 2000 à 13 en 2015. Aujourd’hui, la jeune génération s’équipe de bateaux plus petits, moins chers à acheter et à entretenir, peu gourmands en carburant, avec un équipage réduit, mais dégageant des marges plus intéressantes. En 2015, les apports en criée ont diminué de 21% mais le

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chiffre des ventes est en hausse. La pêche n’est pas morte et, le creux de la vague passé, elle repart sous d’autres formes. LA PLAISANCE, AU CŒUR DE LA VILLE

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Sète est une escale de plaisance unique. Bien sûr, il y a la ville et son charme, mais bien des ports de Méditerranée en ont ; son offre culturelle, festive et patrimoniale, mais nombre de cités portuaires rivalisent sur ce terrain. Son originalité, ce qui la rend unique, c’est qu’elle est, en plus, la porte d’entrée dans un exceptionnel arrière-pays nautique : l’étang de Thau. Il n’y a pas d’autre escale où l’on peut passer une semaine en changeant chaque jour de port : Balaruc, Bouzigues, Mèze, Marseillan, escales à visiter et où déguster les produits de la terre et de la mer, faire des mouillages et des baignades sans danger. On passe les ponts de Sète et c’est tout un monde qui s’ouvre. Une croisière dans la croisière. Et on revient à Sète à travers les canaux. Encore un autre voyage. Mais, jusqu’à ce que reprennent les investissements en 2008, le port de plaisance était vétuste, sale, mal protégé. Seule l’attractivité comparative de Sète dans le golfe du Lion compensait pour ses amoureux l’obsolescence relative de son escale nautique. Aujourd’hui, le port “du môle”, est au niveau des exigences actuelles des plaisanciers ; le canal maritime est équipé pour des bateaux de grande taille particulièrement remarquables, multicoques de course, grands voiliers classiques, péniches hollandaises ; le bassin du Midi, totalement sécurisé, reçoit des yachts jusqu’à 50 mètres. Bientôt un millier d’anneaux. Dès que les premiers travaux ont été réalisés, l’option s’est révélée payante, non seulement par la location des places, mais par le travail que génère la plaisance. Les bateaux ont besoin d’entretien, de réparations, de peinture, de menuiserie, de mécanique, de voileries, de gréements et d’accastillage, de tous les métiers du nautisme dont


beaucoup sont enseignés au Lycée de la Mer du Barrou. Il faut aussi des moyens de levage et des terre-pleins pour travailler. Un projet prévoit l’aménagement de la zone dite “Zifmar”, vaste plan d’eau protégé, le long de la voie ferrée et de la route entre Sète et Frontignan-Plage : quelque sept cents places d’amarrage, une zone technique fonctionnelle qui pourra recevoir de grosses unités, de plaisance comme de pêche. EN GUISE DE FIN ET DE PLAIDOYER… Ainsi, le port va continuer à s’agrandir vers l’Est, loin de la ville qui pousse aussi. Après avoir pris les terrains abandonnés par les salins côté Ouest, elle se prépare à conquérir à l’Est ceux laissés en friche par les chais et les industries autrefois liées à l’activité portuaire. Hier, à Sète, le port imposait son plan à la ville. Aujourd’hui, l’initiative a changé de main. Les zones résidentielles vont enserrer des quais silencieux et inodores. Il n’y a plus de vin, de grains, d’oranges, de dockers, de lamaneurs dans la ville. Heureusement, vers la criée, il y a encore la pêche, les caisses de poisson, les filets et les bidons “qui encombrent”, les gabians “qui salissent”, les odeurs, les couleurs, les voix, les cafés où tout le monde se retrouve…L’esprit de Sète. Si les pêcheurs étaient partis pour le port “plus pratique” de la zone de Frontignan ? Imaginez une marina. La mère et le père de Sète sont la mer et le port. L’un et l’autre enlacent leur enfant de leurs multiples bras, bassins et canaux par où circule sa sève, là où est son âme singulière. Ne les séparons pas.

Photo Djinn & Christophe Naigeon

Sète, Quartier-Haut, février 2016 Photo Port Sud de France

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Nos sources bibliographiques

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Anonyme - Relation du port de Saint Louis au Cap de Sète en Languedoc, et des cérémonies qui y ont esté faites en posant la première pierre Le jeudy 29 juillet 1666. Charles AGNIEL.- Sète au baiser de sel. Editions la lambrusque. Nice, 1966 Jacques ANDRE. – Sur le Canal Du Midi. Nouvelles Presses du Languedoc, 2012 Laurent ANDREANI. - La presse sétoise. Article extrait de l’ouvrage Economie et Société en Languedoc Roussillon de 1789 à nos jours. Volume publié par le Centre d’Histoire Contemporaine en Languedoc et Roussillon de l’Université Paul Valery, 1978 François d’AUBERT.- Colbert. La Vertu Usurpée. Editions Perrin, 2010 Louis - Paul BLANC.- L’ Ysle de Cette, son lido, ses églises avant 1666. 1994 Claude BONFILS. – Sète Métamorphoses. Editions de l’Equinoxe, 1991 Emile BONNET. - Recherches historiques sur l’Isle de Cette. Avant l’ouverture du Canal des Deux-Mers. Imprimerie Gustave Firmin et Montane, 1894 Emile BONNET. - Le premier port de Cette construit sous le règne d’Henri IV (15961605). Imprimerie E.Montane, 1928 / Origine et transformations du nom de la Ville de Cette. Montpellier. Imprimerie C.Boehm, 1890 Charles CAMPAGNAC.- Thèse pour le Doctorat (Sciences politiques et économiques). Le Port de Cette, son rôle économique, son avenir. Montpellier. Imp. coop. ouvrière, 1910 Victor CASSAIGNES. - Plans proposés par Victor Cassaignes pour l’Amélioration définitive et l’agrandissement du port de Cette. Paris. Imprimerie Walder, 1856 Jean -Louis. CAZALET. - Cette et son commerce des vins de 1666 à 1920. Essai d’histoire économique. Faculté de Droit. Montpellier. Firmin et Montane. 1920 Chevalier de CLERVILLE, Louis-Nicolas. - Mémoire du chevalier de Clerville Jean-Baptiste COLBERT.- Mémoire de Jean-Baptiste Colbert (ministre d’Etat) à louis XIV (roi de France), août 1664. In : Lettres, instructions et mémoires de Colbert, publiées par Pierre Clément. Tome II. 1863 Michel Cotte. - Le Canal du Midi “Merveille de l’europe”. Ed. Belin Hercher, 2OO3 A.DARUTY. –Notice sur Cette, suivie des détails statistiques sur le commerce et l’industrie de cette ville. – Cette, 1845 Alain DEGAGE. - Les Rues de Sète. Ville de Sète, 1988 / Historique de la Caisse d’épargne de Sète. 1834-1984. Sète, 1984 / Avaries de Mer. Amirauté de Collioure 17401790. Université de Perpignan, 1982 / Le port de Sète et la traversée de l’Etang de Thau. Conférence à l’occasion du tricentenaire de la mort de Riquet, 1980 / Les Fortifications du Port de Sète du XVIe siècle à nos jours. Société d’Etudes Scientifiques de Sète et sa région. Communication du 24 février 1978 Ernest DELAMONT.- Histoire de la Ville de Cette pendant la Révolution 1789-1796. Musée Paul Valery, Octobre 1989 L.DERMIGNY. – Naissance et croissance d’un port de 1666 à 1680. I.E.E Montpellier, 1955 / Esquisse de l’Histoire d’un port. Sète de 1666 à 1880. Actes de l’Institut.1955 E. FRAISSINET. - Notes sur le Projet d’Agrandissement du Port de Cette. Cette et Montpellier. Typographie et Lithographie Boehm et Fils, 1878 Gaston GALTIER. - Le Port de Sète. Montpellier. Imprimerie de la Presse, 1945 Jean-Claude GAUSSENT. - Les Hanovriens de Cette. Sète au XIXè siècle. Négoce et religion. Bulletin de la Société Historique. 1995

Jean-Mathieu GRANGENT. - Faits historiques sur l’Isle ou presqu’Isle de Sète et observations sur son port et son commerce maritime. Nouv.ed.rev.augm.et corr. Montpellier : chez Bonnariq, Félix Avignon et Migueyron, An XIII (1804).- XI- 170p. : 3 cartes en dépl J-J. de LALANDE. - Des Canaux de navigation et spécialement du canal de Languedoc, 1778. Frémond de La MERVEILLE.- Quels sont les meilleurs moyens & les moins dispendieux pour entretenir les ports sujets aux ensablements, & notamment le port de Sète ? Montpellier,1788 LES PONTS DU CŒUR. - Un pont pour l’horizon, Pierre-Paul Riquet, Archi visionnaire. 2007 Emmanuel LE ROY LADURIE. – Le Siècle des Platter 1499-1628. Editions Fayard, 1995 / Histoire du Languedoc. Que Sais-Je ? Presses Universitaires de France, 1962 Bernard LE SUEUR. - Le canal du Midi. Editions Glenat, 2013 M. MERCADIER. - Recherches sur les Ensablements des Ports de Mer, 1788 Jacques MORAND. – Le Canal du Midi et Pierre-Paul Riquet. Histoire du canal Royal en Languedoc. Edisud, 1993 André MOURET. Le sauvetage en mer. Un siècle au large de Sète. SNSM. Sète, 1981 Sous la direction de Jean SAGNES. - Histoire de Sète. Editions Privat, 1987. SALVA. Notice sur le port de Sète. Ports maritimes de la France. Ministère des travaux Publics, Paris, Imprimerie Nationale, 1894 J-M. SICARD. - La barque de poste du canal du Midi , 1673-1858. Empreinte Editions, 2012 Edouard THOMAS. - Annuaire Administratif Commercial et Maritime de la Ville de Cette pour l’année 1863. Cette, 1864


Gustave Courbet (1819 – 1877) Mer calme à Palavas, 1857 HUILE SUR TOILE, 74 X 93 CM

LE MUSÉE EST OUVERT

Albert Marquet (1875 – 1947) Voiliers à Sète, 1924

HUILE SUR TOILE, 64 X 80 CM

Raoul Dufy (1877 – 1953)

TOUS LES JOURS DU 1ER AVRIL AU 14 NOVEMBRE DE 9H30 À 19H TOUS LES JOURS, SAUF LE LUNDI DU 15 NOVEMBRE AU 31 MARS DE 10H À 18H LE MUSÉE EST FERMÉ LES 1ER JANVIER, 1ER MAI, 1ER NOVEMBRE ET 25 DÉCEMBRE

Le Cargo noir à Sainte-Adresse, 1949-1952 HUILE SUR PANNEAU, 40,9 X 51 CM

148, rue François Desnoyer 34 200 Sète Tél. (33) 04 99 04 76 16 museepaulvalery@ville-sete.fr

Robert Combas (1957)

Le Contournement de Sète par Hannibal, 2000 ACRYLIQUE ET HUILE SUR TOILE, 200 X 240 CM

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En 2016, Sète fête son 350e anniversaire. Une jeunette parmi les ports de cette Méditerranée où l’on naviguait déjà trois mille ans avant notre ère ! C’est pourquoi, à cette gamine turbulente encore en pleine croissance, nous avons voulu écrire un livre d’amour. Ceci n’est donc pas un ouvrage d’historiens. C’est un livre d’histoires tirées d’une compilation de textes de toutes les époques, de toutes les sources, de tous les genres. C’est le résultat d’une enquête à travers des écrits parfois contradictoires, parfois polémiques, parfois partisans, mais toujours documentés et pertinents et, pour la période la plus récente, auprès d’acteurs et de témoins qui nous ont apporté leurs souvenirs et leur passion pour ce port né d’une folle idée en 1666.

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Foxtrot et écrire

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ISBN 978-2-9556227-0-4 Dépôt légal : mars 2016 Prix : 15 € TTC


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