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Silk Road, ma conquête de l’Est.
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INTRO Après avoir participé et terminé 4 Transcontinental Race dans les temps impartis, j’ai décidé cette année de quitter l’asphalte pour les chemins de randonnée. La soif de grands espaces m’a naturellement poussé vers la Silk Road Mountain Race, dont c’était la 2ème édition cette année, mais je ne voulais pas pour autant renoncer à ma 5e TCR. Fin 2017, je découvrais cette épreuve et j’étais en admiration devant la beauté des paysages. Ces montagnes vertes, jaunes, oranges ou noires, ces déserts, ces reliefs, tout avait l’air somptueux. J’ai passé de longues heures sur le net à contempler ces images en me disant: ”un jour, j’irai là bas” – phrase typique du procrastinateur que je peux être parfois –. Il se trouve qu’à la fin de l’été 2018, j’ai réalisé subitement que je n’irais peut
être jamais au Kyrgyzstan si je ne sautais pas sur l’occasion; mais comment faire une SRMR derrière une TCR ? Le défi est de taille, et la chance au rendez-vous, puisque le calendrier me laissait une dizaine de jours de repos entre les deux épreuves, et l’arrivée à Brest me dispensait d’un long voyage retour. La décision est prise: TCR + SRMR. Malheureusement, la nouvelle organisation de la TCR ne m’a pas permis de prendre le départ. Je le déplore, mais c’est ainsi qu’une page se tourne. Nelson Tree, l’organisateur de la SRMR, que j’ai croisé plusieurs fois sur les routes d’Europe pendant la TCR, m’a lui, accueilli chaleureusement. La Silk Road Mountain Race est une course de vélo “off-road” dont le principe est de parcourir une boucle de 1700 kms dans les montagnes du Kyrgyzstan, en autonomie et sans aucune assistance: pas de voiture suiveuse, de
coach, de médecin, de ravitaillement, etc. Il faut se débrouiller seul pour absolument tout ce dont on pourrait avoir besoin : nourriture, eau, couchage, blessure, problème technique, etc. Le concept est semblable à celui de la TCR, à la différence près que le parcours est imposé et que 98 % de celui-ci est graveleux. Il a donc fallu concevoir un nouveau vélo pour ces aventures tout-terrain. Un univers méconnu mais que j’ai ajusté à mon histoire de routier. J’ai donc opté pour un gravel avec de gros boudins: le “Vagabond de Genesis”, avec son cadre en acier et sa géométrie plus “confort”, si tant est que ce mot reflète la réalité de ce que l’on peut vivre pendant de longues heures sur un vélo, à se faire secouer par le relief ; je dirais donc plutôt “adapté”. En tout cas, il n’aura pas montré un seul signe de faiblesse malgré les pierres, torrents, nids de poule et ornières qu’il a dû encaisser et
même pas une crevaison. Je remercie au passage toute l’équipe de Cyclable et tout spécialement Julien et Cécile, ainsi que Thibault, Cyril et Mathieu avec qui nous avons mis au point le bolide. J’ai aussi eu le privilège de pouvoir me faire fabriquer des sacoches surmesure par Lucy, ma bienfaitrice de Rusjan Bag. Elle fabrique du matériel de haute technologie, pensé par quelqu’un qui sait de quoi elle parle. Il a fallu aussi apprivoiser ma nouvelle monture et acquérir les bons réflexes de pilotage tout-terrain, et surtout apprendre à lire la nature de ces différents terrains afin d’adapter sa conduite: on ne roule pas de la même façon sur du sable, de l’herbe haute ou sur des cailloux de 10 cm. Cela peut paraître évident mais c’est vraiment très technique et une question d’expérience. Il faut toujours, malgré tout, être très attentif et avoir les yeux rivés
sur le sol afin d’anticiper le terrain. Une fraction de seconde peut suffir à aller mordre la poussière. Je sais de quoi je parle. J’ai donc été faire mes classes dans ma Normandie chérie, j’ai enchaîné avec une traversée des Pyrénées, pour terminer en beauté dans les Alpes où j’ai appris à pousser mon vélo et accepter que je ne pourrai plus aligner 300/400 km par jour. Quelle dure journée que celle du mois de juillet où après 11h de galère je constatais que j’avais péniblement parcouru 50 km et 1500 m de dénivelé! Si c’est à ce rythme que je dois avancer pour la Silk Road, je suis loin d’y arriver. De plus, le parcours nous oblige à passer une vingtaine de cols dont certains à plus de 4000 m d’altitude. Les questions se bousculent : “Comment vais-je supporter l’altitude ?” “Comment vais-je m’abreuver ?” “Comment vais-je me sustenter ?” “Comment vais je dormir ?” “Comment vais-je supporter le froid ?” ... Je ne suis jamais allé au-dessus de 3200 m. Le “mal d’altitude” n’épargne personne, même les plus aguerris; une personne sur deux en souffrirait à partir de 3500m d’altitude mais il peut se manifester bien en-dessous, à moins de s’y préparer en prenant le temps de s’acclimater. C’est une option que Lael Wilcox et James Hayden ont choisie: ils sont arrivés au Kyrgyzstan un mois avant le départ; mais moi j’ai choisi d’arriver deux jours avant le départ et j’y reste deux semaines après. Ce serait
dommage d’aller aussi loin uniquement le temps de la course, mais je n’aurai peut être pas le temps de m’acclimater. Je joue avec le feu mais ça m’est égal, si ça ne passe pas, j’attendrai le temps qu’il faut et je serai probablement disqualifié, mais je ferai ma route. “Boire, manger, dormir” sont des questions vitales qui paraissent évidentes à résoudre dans nos contrées occidentales mais ô combien plus compliquées dans les montagnes reculées du Kyrgyzstan. Trouver un supermarché, un restaurant, un hôtel peut relever du défi. Je suis donc parti avec 2 litres d’eau dans mes gourdes et un camel back d’1,5 litre, ainsi que des pastilles de purification d’eau et de quoi tenir 8 jours avec des repas lyophilisés. Pour le reste, je me suis procuré une tente et un sac de couchage Vaude garantissant une température de confort à -8° et j’ai pioché des solutions modulables dans ma garde-robe Rapha afin de pouvoir affronter aussi bien la chaleur, la neige ou la pluie avec un peu de panache. Les conditions climatiques extrêmes ont parfois fait de cette aventure un véritable chemin de croix. J’ai essuyé des amplitudes thermiques insensées, 40° dans la journée et -10° la nuit. Je parlais souvent de mental en “acier trempé” pour finir une TCR, il faudrait inventer un métal encore plus dur pour parler de celui qu’il faut pour achever une SRMR; quant à celui qui court à l’intérieur de mon fémur, il m’a provoqué quelques angoisses: comment ma jambe avec ce clou et ces vis, allait elle encaisser toute cette folie?
J’ai finalement relevé ce défi en poussant mes limites au-delà de ce dont je pensais être capable, et s’il y a bien un truc qui m’a marqué à jamais, c’est bien la splendeur de cette région. La beauté de ce pays est à la hauteur de sa rudesse: elle est démentielle. Tout comme cette aventure, de l’instant où je suis parti de chez moi jusqu’à mon retour, tout ne fût que rocamboles. Voici mon carnet de voyage.
14 août Voilà bientôt 10 mois que je prépare ce voyage et le grand jour est arrivé. Le timing est millimétré, je quitte le travail à 19h, j’arrive chez moi fissa pour mettre mon carton à vélo dans un taxi, direction l’aéroport CDG. Tout semble «under control», mais arrivé au point d’enregistrement les choses se corsent, l’agent d’Aeroflot m’apprend que je n’ai pas de bagages compris dans mon billet et qu’il va falloir payer pour mon vélo. Je suis très surpris mais soit ! J’ai quelque peu l’habitude de payer un excédent de bagage pour mon vélo mais cet aimable agent à la douceur “sibérienne” entreprend un contrôle pour le moins minutieux: elle pèse, soupèse et finit même par mesurer précisément le carton avec un mètre. La
sanction tombe: «vous devez seulement payer 150€». “Seulement”!!!!! Les bras m’en tombent. J’essaie de négocier avec elle et de comprendre le pourquoi du comment. Son français “russifié” n’aide pas à la compréhension. Au final, je n’ai pas d’autre solution que de payer. Je laisse donc mon carton et pars pour l’embarquement situé à bonne distance du comptoir d’enregistrement. J’arrive au contrôle de sécurité, je dispose mes affaires sur le tapis et passe de l’autre côté du portique. Celui-ci sonne. Je n’ai évidemment rien sur moi hormis mon «clou gamma» dans la jambe, je m’explique donc avec certificat médical à l’appui. Pendant ce temps là mon sac à dos se retrouve sur la mauvaise file au sortir du rayon X. L’agent me fait déballer mon sac, et tombe finalement
sur l’objet du délit: mon multitool. Hors de question de me laisser passer avec, “je pourrais démonter l’avion” me dit l’agent de sécurité. Je n’ai déjà plus de bras, c’est donc ma mâchoire qui lâche. Après une réflexion rapide, je décide qu’il m’est impossible de partir pour une telle aventure sans cet outil et encore moins de compter sur le fait que je trouverai un équivalent à Bishkek. Mais l’heure tourne et l’embarquement a déjà commencé. Tant pis pour le budget, je décide de remonter au check-in pour mettre mon sac à dos en soute, une histoire à 50€ de plus, je ne suis plus à ça près, mais aurai-je le temps ? Je cours comme je peux avec mon barda dans les couloirs de CDG pour rejoindre le check-in, j’ai de la chance dans mon malheur, il est presque
23h00 et l’aéroport est plutôt désert. J’arrive comme une furie à l’enregistrement et que vois-je ? Mon carton est encore là ! Ni une ni deux, je chope mon multitool et le balance à l’intérieur du carton par l’orifice de la poignée. Mon amie d’Aeroflot me regarde avec ses yeux de merlan frit, je la méprise tellement depuis tout à l’heure que cette tournure d’événement me met en joie et fait office de revanche. Mais est-ce que cette foutue compagnie va acheminer mon vélo à Bishkek alors que l’embarquement a commencé ? Je n’ai pas vraiment le temps de m’en soucier, il faut désormais courir dans l’autre sens et refaire un contrôle des bagages et des papiers. Je parviens finalement à sauter dans l’avion, je doit être l’un des derniers, mais j’y suis. Ouf !
15 août Arrivé à Bishkek dans l’après-midi, je n’ai pas dormi depuis 36 heures. Je pense enfin que les choses vont se dérouler normalement. Hourra ! Mon carton est bien arrivé, mais dans quel état… Je panique, mon vélo est peut-être abîmé, je ne pourrai peut-être pas participer à la course. Il est quasiment ouvert sur un angle. Ils ont certainement dû perdre une gourde, une sacoche,... ou le multitool! 150€ pour ça ! Je suis en colère et en même temps, je flippe mais je n’ose pas tout déballer tout de suite, trop compliqué, et à quoi bon batailler «en cyrillique» avec Aeroflot, je l’ai déjà fait en français quelques heures plus tôt, sans succès… d’autant qu’une voiture m’attend pour me ramener à l’hôtel. Je manœuvre vers la sortie avec mon énorme chariot mais malheureusement, personne… Seul avec ma grosse boîte, je me fais alpaguer par des taxis clandestins. Je joins par téléphone l’agence de voyage qui était censée m’organiser ce transfert, Nomad’s land, ils m’annoncent que le chauffeur sera là dans une heure… Je ne peux que vous conseiller d’éviter de faire appel à leur services d’autant qu’ils ne respecte-
ront pas d’autres engagements par la suite. Je réussis finalement à négocier un transfert avec l’un d’entre eux pour mon hôtel. Nous sortons de l’aéroport, le soleil est de plomb et je suis déjà bien éreinté par toutes ces mésaventures. Quelque dix minutes de marche plus tard, nous arrivons à sa voiture qui n’est évidemment pas dans le parking prévu à cet effet ; je découvre qu’il veut nous emmener mon carton et moi dans une voiture qui ressemble à une Golf des années 80. Comment va-t-il faire rentrer le carton ? Je me laisse porter par tout ce capharnaüm, puis comme par enchantement, le carton se retrouve dans la voiture et moi avec, nous avons juste le hayon arrière ouvert, climatisation d’exception, et partons en direction de Bishkek. Arrivé sur place, je réalise peu à peu qu’il ne connaît pas sa propre ville et ne sait pas utiliser son téléphone pour la navigation. Il interpelle des gens dans la rue, une bonne vingtaine de fois pour demander son chemin… Nous finissons par arriver à l’hôtel au bout de deux heures. Hôtel ? C’est un bien grand mot, c’est plutôt une espèce d’auberge de jeunesse, très bruyante. Il est temps de constater les dégâts, faire l’inventaire et remonter le vélo. En fin de compte,
rien n’est perdu, j’ai juste une roue et la fourche abîmées mais rien de grave, je n’arrive pas à regonfler les pneus mais c’est sûrement dû au liquide du tubeless qui est coincé dans un coin de ceux-ci. J’ai encore une journée pour régler ces problèmes de pneumatique mais pour l’instant direction un restaurant «en ville» pour partager un curry avec tous les participants de la course. Je fends mes premiers mètres sur l’asphalte kyrgyze, j’attends ce moment depuis si longtemps. Ces quelques kilomètres en ville sont assez redoutables, des voitures, des klaxons partout, des visages que je découvre enfin et une architecture soviétique “brutale” que j’affectionne particulièrement. Arrivé sur place, je salue Nelson Trees l’orga-
nisateur de la course, et une vieille connaissance, Marin de Saint-Exupéry, que j’ai aussi croisé à plusieurs reprises sur les routes d’Europe pendant la TCR. Je l’apprécie beaucoup. Il m’apprend qu’il est venu de Lausanne à vélo... deux mois de voyage à vélo, dingue ! C’est ce qu’on appelle une bonne préparation. Je l’envie tellement d’avoir pu consacrer tout ce temps mais surtout, quelle bravoure ! Il est bientôt 23 heures, une bière et le curry dans l’estomac m’achèvent, la journée a été bien mouvementée depuis mon départ de Paris. Je rentre à l’auberge et malgré le bruit, je m’endors aussi sec.
16 août 6 heures, branle-bas de combat. Premier rendez-vous avec la gastronomie du coin, oeuf sur le plat, petite saucisse “goût salé”, thé. La cure de probiotiques que j’ai suivie avant de partir a l’air de faire tenir l’édifice. Direction la bicyclette, le gonflage a plus ou moins tenu et c’est encourageant, mais je pars tout de même en quête de chambres à air que je finis par trouver dans l’un des seuls magasins de sport de Bishkek. Je prépare et ajuste mon destrier. Je me rends dans l’après-midi au briefing qui se déroule dans un gymnase aux allures
soviétiques. A l’intérieur je découvre un parquet d’époque absolument sublime. J’y croise Stéphane Ouaja, Marin de Saint-Exupéry et James Hayden mais je ne connais quasiment personne d’autre. C’est une communauté différente de celle de la route. Le tracker est en place, suivi du briefing très succinct et nous voilà partis en ville avec les frenchies pour la dernière ripaille dite “civile”. Lagman, Coca et blabla, il est temps de rentrer se coucher. Je calcule un temps de sommeil optimal afin de récupérer un tant soit peu de toutes ces émotions. Il me faut une heure pour rejoindre la ligne de départ et 15 minutes pour me préparer.
17 août 7h30 : je récupère mon 810 qui a passé la nuit dans la prise, et là stupeur ! Mon GPS m’indique 11% de batterie ! Le 810 est toujours plein de surprises mais là ce n’est vraiment pas le moment. Ni une ni deux, changement de plan : je prends mon Etrex et garderai le 810 en secours mais il faut donc changer le système d’accroche. Autant vous dire que le stress monte à son apogée, il est 8h, le départ est donné à 9h et je ne suis absolument pas prêt à partir ; je termine mes bricoles et saute sur le vélo, il est 8h15, il fait déjà lourd. Je fonce à travers les rues de Bishkek puis amorce cette «bosse» où le départ
sera donné d’ici peu, je ne regarde même plus l’heure, je trace et arrive dans tout mes états. J’entends tout juste le 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, partez ! Que dire… J’ai l’impression d’être maudit mais ce n’est pas grave, je me faufile parmi les autres et essaie de suivre la cadence. Malheureusement je suis déjà rincé. Je me raisonne et enclenche le mode «cruising» sans m’occuper du reste. Tout doucement, je me reprends et me porte au pied du Kegeti, la météo a entre temps décidé de nous soigner, et voilà que des trombes d’eau nous bombardent ; il va sans dire que là haut au Kegeti, ce n’est pas de la pluie, mais de la neige. Mon objectif de passer le premier 4000 aujourd’hui
s’amenuise, sans parler de ma plus grande angoisse : «est-ce que le mal d’altitude va m’emporter ? Si oui, comment ?» Bon an mal an, j’envoie mes coups de pédale quand c’est possible, sinon je pousse. C’est un exercice que j’ai appris à accepter depuis que je me suis mis à faire du off-road sérieusement mais ce n’est pas une chose facile pour un habitué de la route comme moi. La fin de cette première journée est en train de se profiler et la faim avec. La pluie s’est arrêtée, la température est tout à fait agréable et je décide donc de faire mon premier dîner à la tombée du jour pour apprécier le coucher de soleil. Quelle erreur ! Je me pose pour faire chauffer la
gamelle. En quelques minutes, la nuit tombe, je n’ai absolument pas pensé que la température allait chuter à ce point. Je comprends que le soleil n’est pas seulement un organe de lumière, il est aussi vital dans certains endroits de la planète, et moi qui ironise sur les chats qui se prélassent au moindre rayon de soleil. Heureusement que ma gamelle est chaude et me permet d’avoir les mains chauffées, je fais au plus vite, il fait trop froid. Et c’est reparti pour le dernier tronçon vers le sommet du Kegeti dans le froid et la nuit. Je réalise que nous sommes à plus de 3000m et je n’ai toujours pas reçu le moindre signal du mal d’altitude. «Doigts croisés» mais tout peut se jouer
dans les derniers mètres. Je rejoins un autre concurrent dont j’ignore l’identité et nous poussons nos montures en discutant jusqu’au sommet. Il est 23h00, la délivrance, le mal d’altitude ne m’aura pas ! Je ne peux même pas dire que je ressente le manque d’oxygène. Le passage du col est étroit et très rocailleux, mon collègue passe devant moi et s’arrête soudainement pour chercher quelque chose qu’il aurait perdu. Je le dépasse avec précaution et enjambe une espèce de talus où il me semble reconnaître un chemin. Du tout, il fait nuit noire, la lune est absente, la montagne est anthracite et cette erreur d’appréciation m’est fatale. Je dégringole d’une quinzaine de
mètres sur une pente vertigineuse, mais surtout très meuble. Je me relève avec mon vélo dans les mains, je n’ai rien mais j’ai les pieds enfoncés jusqu’aux mollets dans ce qui me semble être du sable. Il m’est donc quasiment impossible de remonter, il faut descendre. Je crois distinguer le chemin plus bas à 200-300 m. Je me laisse descendre comme je peux en glissant dans cette mélasse, en m’agrippant à des rochers, en faisant quelques roulés-boulés sous les yeux ébahis de mon collègue de virée. J’arrive enfin au bout et atteins ce chemin. Le bilan est lourd, mon pantalon de pluie est arraché, mon téléphone est cassé et inutilisable, et j’ai perdu mon GPS. La malédiction est de
retour. J’ai fort heureusement mon GPS de secours et ses 11% de batterie, mais comment faire sans téléphone ? Pas de communication, pas d’information, pas de photo. Que faire... Je me laisse descendre tout doucement dans la nuit glaciale tandis que mon collègue s’arrête. Je perçois dans la pénombre des tentes tout au long du chemin. Je suis à la recherche d’un endroit suffisamment plat pour planter la mienne et surtout descendre le plus possible, histoire de gagner en température. Il est 2h, l’altimètre indique 3100 m et je trouve une surface quasi plate, il fait toujours aussi froid. La tente est montée en moins de deux, je branche mon GPS au powerbank, puis plus personne.
18 août Il fait jour, je me réveille la tête frigorifiée mais le corps au chaud, quelle drôle de sensation. Je me suis donc endormi sans revêtir la capuche du duvet. Je ne comprends pas tout de suite que j’ai la gorge en feu, je tousse grassement. C’est un supplice de sortir du lit. Comme tous les matins, j’ai soif et quand je fais du vélo, j’ai même très soif. Je saisis ma gourde: l’eau est gelée, coup dur ! Il va falloir attendre le dégel ou trouver un torrent. A ces températures là, l’avantage, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’humidité, ce qui permet de plier la tente et le duvet sans encombre, il faut voir le bon côté des choses. J’ai à peine le temps de contempler ce décor fascinant qu’il faut sauter sur le vélo afin de ne pas geler sur place. La mise en bouche de cette SRMR est bru-
tale, d’autant que les minutes passant, j’ai de plus en plus de mal à respirer, l’ascension de ce col est longue, j’ai des douleurs dans le thorax à chaque fois que je tousse et j’ai du mal à respirer. Je suis en train de comprendre ce qui m’arrive: j’ai dû attraper une espèce de bronchite la nuit dernière et avec l’effort sur le vélo, elle se transforme en asthme. Autant vous dire que l’asthme et la pratique du sport ne font pas bon ménage. J’ai dans ma pharmacie portative des antibiotiques que je m’administre afin de terrasser cette bronchite mais ils faut que je trouve de la Ventoline. Trouver une pharmacie là où je suis relève de l’utopie. Je vais passer une journée infernale mais fort heureusement le dénivelé joue plutôt en ma faveur et je peux profiter un peu de ces montagnes majestueuses. Je n’ai que quelques flashs de ces prochaines journées où tout ne sera que peine.
19 août Aujourd’hui, c’est mon anniversaire mais je ne le réalise pas, c’est bien la première fois que ça m’arrive en 48 ans d’existence. La fatigue, le manque d’air, la souffrance, ne laissent sans doute pas de place pour autre chose que de la survie. Je suis à la recherche d’une pharmacie depuis hier matin. De faux espoirs en faux semblants, toujours rien malgré les quelques villages traversés (Kyzyl Suu, Chayek…). La bronchite a l’air de se calmer mais à chaque fois qu’une quinte de toux se manifeste, j’ai l’impression que mes poumons vont se désolidariser. J’avance tout doucement afin de ne pas avoir à trop solliciter mes poumons diminués. Je ne croise personne, c’est étrange. La route devrait être un régal mais le paysage ne défile pas comme d’habitude, je le grignote petit à petit sans appétit, c’est éprouvant. Les choses se corsent quand tout d’un coup la pente commence à se dresser vertigineusement. Je ne peux rien faire d’autre que descendre de la bicyclette et pousser. Je gravis cette longue et pénible ascension au son de mes bronches qui sifflent. Je n’ai aucune notion de temps mais je comprends à la vue de mon GPS que c’est la dernière ascension avant le lac Song Kul et le premier check-point. Arrivé au
sommet, la météo se dégrade encore et le campement que je pense voir depuis tout là haut n’est en fait qu’un leurre. Il me reste une trentaine de kilomètres avec une série de bosses saupoudrées de neige et de vent glacial. Je vais même brillamment planter ma roue avant dans un ruisseau, ce qui me vaut une belle roulade dans l’eau gelée. J’arrive finalement au CP, je fais tamponner mon carnet, mange, bois, mais vu la fréquentation de l’établissement, je décide de poursuivre ma route au lieu d’y dormir. Le vent et la neige se sont arrêtés pour laisser place à la nuit polaire mais la route est plutôt hospitalière sur ce plateau. Je respire toujours difficilement dans cette nuit noire quand tout d’un coup, venu de nulle part, un cheval et son cavalier déboulent devant moi, quelle frayeur ! Je réussis à poser le pied par terre sans me gauffrer. Il me parle, je ne comprends rien. Je continue ma route afin de redescendre de ce plateau et trouver un endroit pour dormir. Je réalise aussi que la nuit est tellement noire que je n’ai finalement jamais rien vécu de tel. Il n’y a pas de lune, ni d’étoiles, rien hormis mon phare et ma frontale. C’est une drôle d’expérience. Je descends avec beaucoup de précautions et au fur et à mesure, la température s’adoucit. Je me jette à quelques enjambées de la piste pour y dresser ma cabane.
20 août Il est 6h, les bronches sont toujours en feu, je peine toujours à respirer, mais le chemin n’est pas trop exigeant et la météo est estivale. Je traverse quelques villages puis j’arrive à Baetov. Ce village devient pour moi le symbole de la délivrance. Je trouve une pharmacie dans un petit cabanon au bord de la route, elle n’inspire pas vraiment confiance mais elle me fournit de la Ventoline qui, au demeurant, n’en est pas vraiment, mais une version russe. Je ne perds pas une seconde et inhale le précieux remède. Je revis, mes bronches se libèrent, je peux enfin respirer à ma guise. Ça fait tellement de bien. J’ai envie d’embrasser tout le monde à commencer par la pharmacienne. En sortant, je croise quelques compagnons de route avec qui nous échangeons des banalités mais c’est
aussi l’occasion de se nourrir et de faire le plein. Je rentre dans une épicerie, la première depuis le début puisque je n’ai mangé que des repas lyophilisés jusqu’à présent. Un bric-àbrac typique avec son lot de couleurs, de fruits, ses monticules de pastèques, de biscuits rangés en vrac dans des casiers, sans oublier le pan de mur couvert de bouteilles de vodka. Je fais ma sélection et me poste dans la file. Le monsieur devant moi interpelle la dame, il sort quelques pièces de sa poche, elle se retourne sans mot dire et remplit un gobelet en plastique de quelque chose comme 33cl de vodka; l’homme saisit le verre et gobe le breuvage cul-sec, il reste de marbre et sort sous un soleil de plomb, il est midi. Je suis médusé par cette scène. J’arrive à mon tour à la caisse et voici une autre surprise de taille : trois téléphones portables plutôt récents sont disposés
entre des friandises, des fruits et des je-ne-sais-quoi. 80 euros pour retrouver un semblant de vie sociale, je casse la tirelire et recharge l’outil. Me voici ressuscité et rechargé en vivres et en eau puisque la prochaine portion de route est annoncée comme étant une des plus hostiles avec plus de 300km sans agglomération et peu d’eau. Je repars gonflé à bloc, ma bronchite ne se laisse pas oublier mais elle s’estompe. C’est la première fois que je peux savourer ces paysages fantasmagoriques, je roule, je grimpe, je croise une voiture de l’organisation, je tape la discute et repars en direction de la frontière chinoise. Il est minuit quand j’arrive à une espèce de poste frontière éclairé comme un stade de football. Des militaires armés montent la garde, devant des barbelés et des miradors. Je présente au garde-frontière le laisser-passer en prononçant le mot “suu”
(eau : terme qu’il faut connaître). En effet, je n’ai plus beaucoup d’eau, l’agent me rend mon passeport et me donne sa bouteille d’eau. Je suis stupéfait et n’en demandais pas tant. Je le remercie chaleureusement mais il a l’air d’en avoir que faire. Celle-ci m’a bien sauvé la mise. Je repars sur cette route goudronnée et assez fréquentée par de gros poids-lourds pour trouver un endroit où planter ma tente. Ce projet devient vite compliqué parce que je suis dans un désert où il n’y a pas de relief ni d’abri et quitter la route est bien compliqué avec le vélo. Hors de question de ne pas dormir. Le sommeil est non négociable devant les instances que je représente. Je réussis à quitter la route péniblement en portant cette foutue bicyclette et m’éloigne le plus possible.
21 août Il fait encore très froid ce matin et le réveil est difficile à 3200m d’altitude, la tente est gelée mais le spectacle est grandiose. Il faut plier vite et se réchauffer sur la bicyclette. Débarrassé de mon asthme, le soleil aidant, je commence à réaliser et à savourer le panorama. Je croise d’autres collègues qui ont aussi élu domicile dans ce désert; je les salue au passage mais le manque d’eau commence à se faire sentir et pas un cours d’eau, ni un village à l’horizon… Je me rationne comme je peux mais à la mi journée, je n’ai plus d’eau et il commence à faire très chaud, la chance me sourit enfin, une station-service m’attend en plein désert où je retrouve Bengt Stiller et Mario qui a l’air de souffrir des chevilles. Je fais le plein d’eau et de barres chocolatées. Je laisse mes deux congénères et taille la route en espérant arriver au deuxième checkpoint avant le soir. Je me retrouve à un nouveau poste frontière encore plus militarisé que celui d’hier soir où l’on m’interdit de passer. Je fais mon “français” prêt à faire un scandale quand je vérifie mon GPS et mon téléphone. Je m’aperçois que j’ai fait fausse route et que je suis en train de vouloir rentrer en Chine. Demi-tour en sifflotant et je retrouve ma trace un peu plus loin. Le spectacle est toujours aussi somptueux sur la piste mais celle-ci disparaît petit à petit pour laisser place à moult chemins qui partent dans tous les sens. Il y a des cours d’eau de toutes tailles qui
passent par ici ou par là. C’est un véritable labyrinthe. Je décide finalement de suivre la trace GPS sans essayer de trouver une voie au sec. Je franchis ainsi une quinzaine de torrents. J’en sors à chaque fois avec, au mieux les pieds détrempés, quand ce n’est pas une perte d’équilibre qui m’envoie goûter l’eau, mais ce n’est pas si désagréable, le soleil me chauffe. Je me hisse doucement et arrive en fin de journée au deuxième checkpoint. J’y retrouve pas mal de monde dont Nelson. Je mange allègrement et fais le plein d’eau. Je quitte le campement à la tombée de la nuit car il y a trop de monde. Le froid est revenu avec la nuit et les prochaines heures deviennent vite infernales. Il fait nuit “noire”, la piste a disparu, je suis obligé de descendre et je patauge dans une espèce de marécage pour enfin amorcer une pente qui se montre tellement raide que je vais devoir la gravir avec mon vélo à bout de bras, mètre par mètre. Le pire c’est que je ne vois pas de piste ni de chemin, je m’oriente donc avec mon GPS. J’arrive finalement à gravir ce mur, il est bien 2h du matin et je me pose dans un coin.
22 août Le réveil est une fois de plus super violent à 3500m tellement il fait froid. Le soleil se lève mais je suis dans l’ombre, je plie la tente au plus vite en me gelant les doigts sur les armatures métalliques, quand tout d’un coup déboule Stef Amato et son partenaire de course. Ils envoient. Je me dépêche d’enfourcher ma monture et trouver du soleil si la trace le permet. C’est une fois de plus une merveilleuse journée ensoleillée, le thermomètre indique parfois 40°. Je croise un certain Brandon Camarda à plusieurs reprises. C’est assez surprenant mais le paysage ressemble parfois à nos Alpes. J’arrive dans le village d’Akmuz, le soleil est de plomb et j’en profite pour faire le plein dans une de ces fameuses épiceries. Je
m’allonge à l’ombre quand un autochtone arrive avec son UAZ. Il vient vers moi, me tend la main, s’accroupit et me baragouine quelque chose, il a certainement bu le lave-vitre de son camion avant de saisir ma bouteille de coca pour diluer ce qu’il a dans le cornet. Je le regarde faire, éberlué et je repars. A la sortie du village, je passe devant un groupe de gens qui me font des signes comme souvent depuis le début de ce périple, des enfants et des adultes en effervescence à mon passage. Malheureusement ce chaleureux présage s’avère être finalement des crachats, je mets le paquet et file. Voici un bien curieux comité d’accueil, c’était pourtant le contraire jusqu’à présent, les enfants couraient souvent à mes côtés parfois en attrapant mon guidon, manquant à quelques reprises
de m’envoyer au tapis, mais c’était toujours bienveillant. Enfin, j’arrive à Naryn en début de soirée pour m’attabler et profiter de mon premier repas civilisé depuis le départ. La nuit tombant, je repars sur une piste où je comprends ce que veut dire l’expression “wash board”. C’est comme si j’étais
dans une machine à laver au moment de l’essorage sans pouvoir en réchapper parce que toute la piste est striée. C’est éreintant, surtout en pleine nuit. Je finis par abandonner et me couche à quelques dizaines de mètres de cette foutue route.
23 août Au lever, la météo est toujours des nôtres et le spectacle est aussi au rendez-vous. Je me retrouve rapidement au pied de montagnes qui ressemblent aux nôtres, des sapins, des végétaux. J’envoie du braquet sur une piste qui parfois m’oblige à descendre car les obstacles sont trop gros, mais le plaisir est là. Chemin faisant, la faim se fait sentir et je ne sais pas par quel instinct, si ce n’est celui de savoir lire, je vois écrit sur la maison d’une bourgade déserte de 5 bâtiments le mot “shop”. Je m’arrête, pas un chat, quand tout d’un coup une dame sort de chez elle et me fait signe de rester là où je suis, elle revient et ouvre sa boutique pour l’occasion, je me garde de prendre des produits frais et me console avec des barres. Je poursuis mon ascension doucement mais sûrement au milieu des
troupeaux de chevaux, de vaches ou de moutons mais je suis manifestement seul quand tout d’un coup un cycliste à l’horizon. C’est Marin qui revient dans l’autre sens de cette boucle diabolique que l’organisation nous a concocté, il doit avoir au moins une ou deux journées d’avance sur moi. On tape la discute et l’on repart chacun dans notre sens. Les scènes sont féeriques mais en fin de journée la météo se gâte. L’orage est menaçant. Je traverse une fois de plus une tripotée de ruisseaux qui sont de plus en plus épouvantables pour mes pieds. Je décide de m’arrêter avant qu’il ne soit trop tard pour les sécher. Au prochain cours d’eau, si je ne trouve pas une solution pour ne pas me mouiller, je plante la tente. Je m’assois dans cette étendue sans fin, je défais mes chaussures et essaye de réchauffer mes pieds comme je peux quand apparaît soudain un homme
en treillis militaire de la tête aux pieds. D’où sort-il ? Comment a-t-il pu arriver ici ? Il m’a fait une sacrée frayeur. Il me parle, il a l’air de cacher quelque chose dans sa veste camouflage, je ne suis pas rassuré d’autant plus que j’ai eu vent de la tentative de hold-up de James Hayden la veille. Il me montre le ciel et de ce que je comprends, il ne faut pas que je reste là, il va y avoir un gros orage. Il me fait signe de le suivre et je découvre qu’il porte un bébé dans son anorak. C’est peut être ça la fameuse hospitalité kyrgyze ; je décide de le suivre. Il m’emmène vers sa yourte et me présente sa femme et son fils de 10 ans. Je me réfugie à côté du poêle pour me réchauffer les pieds, ils me donnent à manger et me font boire du Koumis, cette boisson au lait de cheval fermenté qui finira par me donner le tournis jusqu’au lendemain. Nous échangeons comme nous pouvons
avec nos mains, nos bras, nos pieds, ça fait du bien. Viens l’heure de se coucher, je me demande comment va-ton faire pour dormir à 5 ici... Il dégagent la “salle à manger” pour dresser la couche à base de multiples couvertures, je ne peux même plus compter tellement il y en a. Puis le monsieur me fait signe de sortir, je m’exécute en prenant mes affaires et comprends que lui et moi allons dormir au froid dans la cabane en métal. Le confort c’est pour la maman et les enfants. Nous nous installons dans le gourbi où certes, j’ai l’immense privilège de ne pas être mouillé par la pluie, mais le bruit de l’eau sur le fer ne me permet pas de dormir paisiblement. En tout cas je suis enthousiasmé par cette soirée pittoresque.
24 août J’ai tout de même réussi à m’endormir au petit matin quand la pluie s’est arrêtée. Nous ouvrons l’oeil vers 8h. Après des adieux chaleureux, je m’apprête à partir quand subitement, il mime avec ses doigts de l’argent. J’étais loin de penser que cette hospitalité se monnayait. Je fouille dans ma besace et lui donne quelques billets, il a l’air satisfait, je le salue à nouveau et m’éloigne. La douceur de cette soirée a désormais un petit goût amer. La météo est toujours menaçante mais il ne pleut pas vraiment. Ca grimpe gentiment, je croise un peu de monde jusqu’à l’ascension du col de Pereval Arabel qui s’avère être bien raide. Pieds à terre et l’on pousse. Arrivé là haut, la pluie
et le vent s’invitent abondamment. Je retrouve Brandon et Raphaël Albrecht sur une piste où la boue nous guette partout, elle est tellement collante que les pneus n’arrivent pas à s’en défaire. Le poids de la machine prend du lest et chaque mètre se gagne férocement parce qu’il faut aussi lutter contre le frottement entre les roues crottées, le cadre et la fourche. Le vent de face, la pluie/neige nous fouette le visage, ma cagoule et mes gants d’hiver sont alors bien utiles. Nous nous suivons avec un autre concurrent à la queue leu leu, à bonne distance histoire de ne pas être accusé de faire du drafting, quand tout à coup une voiture manque de nous shooter tous, les uns après les autres. Nous ne comprenons pas ce qu’il s’est passé mais il semblerait que
le conducteur ait voulu nous percuter délibérément d’après Raphaël, qui lui était à l’arrière, et a chuté d’ailleurs. Nous sommes tous abasourdis et continuons vers le checkpoint 3 qui se trouve désormais au bout d’une descente de 50 km. Le bonheur en théorie, mais ce sera juste un enfer de boue, de camions, de froid et de neige mouillée. La météo se transforme dans les deux derniers kilomètres pour laisser place au soleil. J’arrive en fin de journée au CP3, je suis un “bonhomme de terre”. L’auberge nous permet d’utiliser leur tuyau d’arrosage afin de nous rincer, je mange, et comme d’habitude quitte l’établissement pour cause de fréquentation trop élevée. Je me couche une vingtaine de kilomètres plus loin.
25 août La nuit est douce sur les bords du lac Issyk Kul. Le sommeil est réparateur et je repars direction Bonkonbaev dans des paysages un peu moins grandioses que d’habitude mais tout aussi splendides. Je me réapprovisionne longuement sous une chaleur torride et je m’attaque en début d’après-midi à un des plus gros bouts de la course, le Ton pass. Je croise à nouveau Brandon avec qui nous progressons et taillons le bout de gras. Il vient de Seattle, il en est à sa deuxième tentative de SRMR puisqu’il avait dû abandonner l’année dernière. En approchant du sommet qui se
trouve à un peu plus de 4000m, le froid est de plus en plus insistant et la nuit commence à tomber. Ce n’est pas vraiment le moment d’éteindre la lumière quand je vois les passages que l’on emprunte. Un single track sur des rochers où il est parfois impossible de passer à deux avec notre poney, d’un côté un mur de pierres et de l’autre le précipice. Plus loin le chemin est même parfois recouvert de neige sur plusieurs mètres, autant dire que c’est un toboggan. Nous avons quatre passages de cet acabit. Le stress est à son comble quand dans la pénombre, je plante chacun de mes pas dans la neige, le vélo à bout de bras. A plusieurs reprise j’ai le pied qui glisse, mais fort heureusement, je réussis à contrôler. Au
dernier passage, le plus compliqué à négocier, je vois que Brandon a une crise de panique, je reste avec lui pour essayer de le rassurer. Il se calme et me dit de continuer sans lui. J’insiste un peu mais il ne veut rien savoir. Je bascule de l’autre côté, la nuit est une fois de plus bien installée. La descente est tout aussi difficile que la montée. Mon idée est de descendre à 3000m pour dormir mais je n’y arrive pas, impossible de rouler, Brandon me rejoint dans cette nuit “soulages-ienne”, nous essayons de trouver notre chemin mais c’est quasiment impossible car la trace GPS ne correspond pas à la réalité du terrain, aucun de nos outils ne peut nous aider. Ça devient trop dangereux pour moi. Je le laisse partir, je dépense
trop d’énergie à faire des aller-retour en aval, en amont, pour trouver le parcours. Je n’ai pas beaucoup perdu d’altitude mais il ne fait pas aussi froid que là-haut. Il faut trouver un endroit plus ou moins plat pour pouvoir planter la tente, c’est évidemment une gageure dans ces montagnes. Finalement je trouve le spot, m’y pose et m’endors rapidement. Je suis réveillé dans la nuit par des bruits, des voix... gros stress avec l’épisode de James Hayden en tête. Les bruits se rapprochent, je commence à distinguer des bruits de vélo et des langues étrangères. Je les entends faire étape à quelques mètres de moi. Je suis finalement rassuré et me rendors.
26 août En me réveillant, je constate que mes colocataires dorment encore. Je continue la descente en pleine lumière; quelques minutes plus tard, je dois traverser un déluge d’eau, je me dis que j’ai bien fait de ne pas avoir continué hier soir, c’est une véritable turbine. Je trouve finalement un passage mais suis déporté par la puissance de celuici, je tiens le coup pas à pas. Je suis trempé jusqu’à l’os et le soleil n’est pas encore là pour me réchauffer. J’essaie de le faire en selle, heureusement que le soleil me rejoint un peu plus tard. La journée défile avec son lot de tableaux
27 août Je suis exténué et décide de me lever un peu plus tard que d’habitude. Je vais avoir besoin d’énergie pour le Shamsi pass. 20 km de “hike a bike” d’après le manuel de course mais avant ça il faut que je grimpe avec mon vélo sur un chemin de randonnée qui s’apparente plus par moment à de la varappe que de la marche. Je vous épargne les détails mais vous pouvez imaginer maintenant le binz avec un vélo chargé. L’épreuve est finalement
impérieux auxquels je commence à m’habituer. Je retrouve à plusieurs reprises Brandon et nous nous attablons à l’Intersection Café. J’arrive en fin de journée à Kochkor où je fais quelques emplettes et repars direction Shamsi. 50 km de washboard s’ensuivent, c’est infernal d’être secoué ainsi, d’autant qu’une voiture me suit dans la nuit, se positionne à mes côtés, le conducteur me parle, puis se cale derrière moi, puis devant, puis de côté etc... Je ne suis vraiment pas l’aise, il finit par me lâcher, ouf ! Je continue une bonne heure et essaye de me cacher de la piste pour dormir.
validée, le temps de contempler ce qui se passe autour de moi et il est temps de redescendre. Malheureusement c’est impossible de le faire sur le vélo, je dois descendre, c’est trop dangereux. Je maugrée dans ma barbe, je n’avance pas. Le chemin de croix ne s’arrête pas là puisqu’arrivé dans le bas de la vallée, il faut à nouveau gravir trois “bosses” qui vont me sécher au sens propre comme figuré. Je manque d’eau et la fatigue m’oblige à m’arrêter. J’ai encore un fond de gourde que je bois et m’endors.
28 août Je traîne une fois de plus à démarrer histoire d’attendre que le soleil me réchauffe. Je finis le reste d’eau et je pars en débusquer. Rien à l’horizon mais j’ai de la chance, la pente m’emmène silencieusement et sans effort à une route au bord de laquelle je retrouve Stuart Edwards attablé dans une échoppe. Nous commandons des galettes, des oeufs par 4 et buvons jusqu’à plus soif. Il me quitte, j’essaye de profiter de chaque seconde de repos et enfourche mon fidèle. Il est encore tôt et le soleil cogne, Je commence à voir le bout. Dans l’après-midi, au détour d’un virage je vois un homme en civil sorti de nulle part, qui se met à courir dans ma direction en criant ; je l’attends. Il
sort un dossier, me montre ses papiers et me demande mon passeport. Je n’accorde aucun crédit à sa demande et remonte sur mon vélo, il attrape mon guidon et s’interpose physiquement. Il griffonne une somme d’argent sur un bout de papier. Je vois ses collègues arriver, j’essaye de parlementer en langage des signes et finalement m’exécute, certainement une taxe “très locale”. Enfin, il est 18h, je suis au pied du dernier 4000m, je fais le plein d’eau dans un ruisseau, et décide d’entamer l’ascension de Kok Ayrik sur un chemin où sont passées, il y a très longtemps, des voitures à 4 roues. Celui-ci est miné de rochers de toutes tailles, quand cette même piste ne disparaît pas des suites d’un éboulement. Il est impossible de rouler, la nuit tombe et plus j’avance, moins je vois et plus le chemin se transforme en quelque chose qui n’est plus
un chemin mais tout simplement un flanc de montagne abrupte, où il faut franchir d’innombrables avalanches de pierres qui parfois sont bien plus grandes que moi; je fais du «cyclo-alpinisme», il ne manque plus que les cordes et les mousquetons. Un des passages est tellement raide que je ne peux grimper celui-ci qu’avec mon vélo au bout d’un bras puisque j’ai besoin de l’autre pour me tenir tant le terrain est dangereux. Ce n’est pas très long mais ces 10 minutes dans l’obscurité la plus totale m’auront presque fait perdre la tête. J’arrive finalement au sommet, et amorce la descente. Celleci est encore plus dangereuse que la montée. Je ne la détaillerai pas mais la fin en pente douce ne me permet absolument pas de prendre de la vitesse tant le terrain est imprévisible, des rochers, des ornières, des bancs de
sable. J’ai les bras en compote quand j’arrive finalement sur la rive Nord du lac Issyk Kul. Je me pose sur les barres et déroule les derniers 20 kms au lever du soleil. Il est quasiment 6 heures du matin, je passe le portail de l’hôtel à Cholpon-Ata où est postée la ligne d’arrivée. Malgré l’heure indue, j’ai l’immense honneur d’être reçu par un comité d’accueil dont les adorables parents de Nelson. C’est super chouette autant de chaleur après une nuit glaciale. Je suis exténué après 12 jours de sauvagerie et cette nuit folle à Kok Ayrik qui m’a pris plus de temps à descendre qu’à monter. Une bière et un lagman dans le ventre, je prends ma première douche depuis le départ et m’écroule dans un lit.
Conclusion C’était donc ma première conquête de l’Est au Kyrgyzstan, dont j’ai réussi à venir à bout en 11 jours, 20 heures et 52 minutes en arrivant à la 24ème place. Ce n’est toujours pas la compétition qui m’anime, mais je me dois de reconnaître que j’ai fait une belle remontée sachant que je pointais 70ème au premier check-point. Il est désormais temps de profiter pleinement de ce pays, j’ai encore 15 jours devant moi pour pouvoir enfin m’adonner à ce qui me paraît essentiel dans un voyage comme celui-ci: la contemplation ! C’est d’ailleurs un point qui pose question sur le sens de participer à un événement comme celui-ci. Si j’étais venu juste pour participer à cette course et repartir aussi tôt, j’aurais eu un énorme sentiment de frustration parce que malheureusement le pilotage ne permet que très peu de lever les yeux du sol. Il faudrait s’arrêter et prendre le temps de profiter mais c’est une course donc pas question de niaiser. Il y a donc pour moi une espèce de paradoxe qu’il fallait que je formule, mais ce n’est pas le premier et certainement pas le dernier, et je ne sais toujours pas trancher aujourd’hui. En tout cas j’ai déambulé pendant un mois dans un des endroits les plus beaux que j’ai vus de ma vie, où j’ai aussi pu voir des monuments d’une autre époque. Comme si les statues de Lénine ou Staline, rutilantes, avaient été sculpté hier. Cette aventure hors du temps et du commun restera gravées à jamais dans ma mémoire et c’est bien çà le plus important.
Je voudrais remercier tout le monde qui, de loin ou de près, m’a soutenu dans cette aventure hors du commun mais très particulièrement: mes parents, Jacques & Ida, mon frère, Marc, Mael, Sacha, Léonis, Christiane, Inci et Mari, Maÿlis, Mathieu (Chef Master), Foufinois (Haroun Tazieff des Internets), Natacha, Ottavia, Alice, Kristof Allegaert (bike legend), Mathieu Lifschitz (other bike legend), Antonin Michaud-Soret (Godard de la bicyclette), Thomas Château (Léon Zitrone du Dotwatching) Julien et Céline (Cyclable), David & Sam (Genesis), Lucy (Rusjan Bag) Franziska Stenke (Rapha), Agathe et François (Smartappart), Francky Batelier. Une mention spéciale à Antonio Abreu de MAD productions pour ses photos (cover, 7, 5, 9, 12, 13, 17) et Jeff Liu (46). Patrick Miette Paris, Décembre 2019.