Tribune dans le Figaro Littéraire

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jeudi 24 septembre 2015 LE FIGARO DESSINS RUBÉN PELLEJERO, SCÉNARIO JUAN DÍAZ CANALES © 2015 CONG SA, SUISSE. TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2015 CASTERMAN POUR LA PRÉSENTE ÉDITION

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EN MARGE

littéraire

John Simenon : « Ce livre est une série d’affabulations »

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Un « Don Quichotte » inédit, apocryphe, serait plus intéressant qu’un mauvais roman. Si j’étais capable d’écrire comme Cervantès, je le ferais

TRIBUNE Le fils du grand écrivain réagit à la parution du roman « L’Autre Simenon », de Patrick Roegiers, chez Grasset.

E

N CETTE RENTRÉE littéraire, un certain Patrick Roegiers publie un ouvrage intitulé L’Autre Simenon ayant pour cadre Rex, le parti collaborationniste belge de Léon Degrelle. Cet ouvrage, étrangement sous-titré « roman », et la promotion qui l’accompagne ne sont qu’un dossier à charge contre mon père, et une série d’affabulations grotesques de la vie de son frère Christian, avec un mépris écœurant pour les descendants de ce dernier. Le titre du livre désigne en effet le frère cadet de mon père, qui fut condamné à mort par contumace en février 1947 pour avoir participé le 18 août 1944 à des représailles rexistes qui aboutirent à l’exécution de dix-neuf personnes. Si sa part de responsabilité apparaît absolument incontestable, certains historiens cherchent encore à déterminer ses actions avec précision. Quoi qu’il en soit, peu après la Libération, expliquant sans plus de détails qu’il serait probablement recherché pour son activité rexiste, Christian avait alors rencontré mon père, qui lui avait conseillé soit de se rendre, soit de s’engager dans la Légion étrangère. C’est ce que choisit Christian, qui fut tué au combat en service commandé en Indochine deux ans plus tard, payant ainsi sa dette envers la société. Ces faits sont connus et, si mon père ne les a jamais cachés, il ne s’est jamais non plus épanché sur cette affaire, par souffrance personnelle bien naturelle mais aussi par respect pour la vie privée de la veuve et du fils de son frère. Tout aussi connue est la vie prétendument ambiguë de mon père pendant la guerre. Qu’en dire, sinon qu’après plusieurs mois d’assignation à résidence et d’enquête acharnée le commissaire du gouvernement réfuta tous les chefs d’accusation de collaboration à l’encontre de mon père et que,

plusieurs années plus tard, le Comité d’épuration des gens de lettres conclura sa propre enquête par un non-lieu ? Mon père ne fit pas le voyage de Berlin et refusa de publier ses œuvres en Allemagne. Étranger en pays occupé, surveillé de près, sommé de prouver qu’il n’était pas juif, il essaya un temps de partir pour les États-Unis après avoir quitté la région de La Rochelle avec sa famille pour une Vendée plus reculée. Il ne se rendit que rarement à Paris, se résolut à publier bien moins qu’à son ordinaire (quelques romans et beaucoup de nouvelles) et, malgré son hostilité au communisme, ne prit jamais parti pour Vichy, le fascisme ou l’occupant. Mais voilà, impardonnables preuves de sa duplicité clandestine, selon M. Roegiers, Simenon continua de publier (vrai, tout comme les futurs épurateurs de 1945) dans des journaux de tous bords (la diversité de bords était pour le moins réduite) et céda les droits d’adaptation de cinq de ses romans à la société cinématographique française Continental (vrai), dirigée par un Allemand (vrai). Pourfendant l’aspect par trop lucratif, à son goût, de la transaction (aurait-il pardonné si la somme avait été moindre ?), M. Roegiers omet d’en préciser le contexte détaillé et de relever que cette époque fut, selon certains, la plus faste du cinéma français et qu’un grand nombre de cinéastes et d’acteurs qui travaillèrent pour la Continental étaient et restèrent des personnalités irréprochables. Mais plus grave encore, Simenon se laissa photographier au milieu des citrouilles de son jardin par un journal collaborationniste belge (vrai), il fréquenta (vrai) assidûment (faux) des bordels parisiens (vrai) en compagnie de gestapistes (faux) ; il entretenait des chevaux de course (faux), il offrit la première d’un film (vrai) produit par la Continental (faux) aux habitants de Fontenay-le-Comte,

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DESSIN ORIGINAL DE RUBÉN PELLEJERO

PAR JOHN SIMENON

HUGO PRATT

Malgré son hostilité au communisme, mon père ne prit jamais parti pour Vichy, le fascisme ou l’occupant

JOHN SIMENON

où il habitait (vrai), arrivant au bras de sa maîtresse (faux, c’était Titine, la poissonnière) ; enfin, et surtout, affabulateur (faux, mais vrai hypocondriaque) notoire, il mentit sur la durée des angoisses qui le poussèrent à écrire Pedigree (quel crime !, mais faux), une fresque à caractère autobiographique dans laquelle il n’inclut pas son frère (vrai, quel autre crime !) comme d’ailleurs dans tous ses romans (faux, Le Fond de la bouteille et La neige était sale, deux de ses plus beaux romans, sont entièrement inspirés par Christian). Mêlant des faits historiques connus, des mensonges calomnieux et des interprétations malveillantes ou ridicules, pratiquant

sans réserve les amalgames les plus ridicules (mon grand-père mourut d’une angine de poitrine tout comme le père de Hitler !), M. Roegiers, dans ce livre dont l’analyse relève plus de la psychiatrie que de la critique littéraire, règle on ne sait trop pourquoi ses comptes avec Simenon. Ou plutôt, on s’en doute : M. Roegiers et Simenon ont un seul point commun : tous deux ont quitté leur Belgique natale pour réussir leur carrière littéraire à Paris. Mais là où l’un a accompli une œuvre humaniste monumentale et universelle, l’autre quête encore quelque reconnaissance désespérée : en publiant un livre illisible et malhonnête, ne reculant, dans ses

déclarations, devant aucune bassesse pour se grandir (contre toute évidence, il pousse l’abject jusqu’à affirmer que mon père, qu’il traite rituellement de salaud, s’est délibérément débarrassé d’un frère qui nuisait à sa carrière et à m’impliquer dans un complot révisionniste visant à cacher certaines lettres de famille), M. Roegiers incarne à lui seul les tares qu’il attribue aux trois personnages de son livre : la vanité bouffie de Degrelle, la médiocrité dévastatrice de Christian et l’égoïsme opportuniste et affabulateur de Georges. J’essaie de mettre en pratique la devise de mon père, comprendre et ne pas juger, mais j’avoue que c’est bien difficile… ■

Ma femme de ménage a changé ma vie COLOMBE SCHNECK Histoire d’une Bolivienne venue travailler à Paris dans les beaux quartiers.

A

SŒURS DE MISÉRICORDE De Colombe Schneck, Stock, 210 p., 18 €.

ASTRID DE LARMINAT adelarminat@lefigaro.fr

C

E ROMAN qui porte un beau titre désuet mais très actuel, Sœurs de miséricorde, fut inspiré à Colombe Schneck, romancière parisienne, par sa femme de ménage, une mère de famille bolivienne dont le salaire fait vivre ses enfants restés dans son pays. Un jour, Lucia qui ne possède rien demande à Colombe au train de vie cossu : « Est-ce que je vous donne assez ? » Cette question a laissé sans voix sa patronne. Lucia n’a pas voulu raconter sa vie privée dans un livre comme le lui a d’abord proposé Colombe Schneck. En revanche, elle lui a apporté son concours pour

écrire ce roman qui raconte l’histoire d’une femme comme elle. Parce qu’elle avait envie de parler de ceux qui depuis son enfance l’ont aidée, sa sœur aînée qui a payé sa scolarité, les religieuses de son école et plus tard celles qui l’ont accueillie lorsqu’elle est arrivée, seule, à Paris. La romancière raconte donc la vie d’Azul, petite fille quechua qui grandit en Bolivie avec ses neuf frères et sœurs dans l’ombre bienveillante d’une mère veuve et des arbres fruitiers d’un jardin luxuriant. Ils ne sont pas riches mais pas pauvres non plus : dans la culture inca, la richesse ne tient pas à « l’accumulation de biens mais de liens », si bien que le riche est celui qui connaît le plus de monde. Azul a la chance d’être la première de sa

fratrie à aller au collège tandis que sa grande sœur dès l’âge de douze ans travailla comme domestique. Mais à trente-cinq ans, à la fin des années 1990, à cause de la crise économique et politique qui frappait le pays, Azul perdit son emploi de secrétaire chez Yves Rocher. Elle décida alors de venir en Europe pour travailler et rembourser les dettes de son mari, un gentil bon à rien, qui, lui, s’occupera des enfants.

Silencieuse admiration Il serait néanmoins réducteur de présenter Sœurs de miséricorde comme l’histoire d’une migrante économique. Car le ton n’est ni moralisant ni larmoyant. Pour reprendre la terminologie catholique chère à l’héroïne c’est, au fond, un livre de

louange. La dureté de la vie de cette femme n’est pas estompée mais elle n’est pas non plus mise en scène pour apitoyer. Comme tous les gens courageux, Lucia, alias Azul, ne se vit pas comme une victime et ne veut pas qu’on la considère comme telle. Colombe Schneck raconte la vie d’Azul à la troisième personne, avec une certaine distance, et dans un style sobre qui aurait pu être celui de Lucia si elle avait elle-même raconté son histoire. Elle déroule les événements sans créer de liens de cause à effet. Cette narration par juxtaposition est fidèle à ce que ressent son héroïne, qui vit ce que chaque jour lui donne avec confiance, sans ruminer le passé ou se lamenter sur l’avenir. Ses rêves et ses désirs, Azul

leur prête l’oreille mais ne s’y accroche pas. Parfois, elle les présente à la Vierge Marie, souriante présence maternelle qui ne la quitte jamais et qu’« elle aime d’amour ». Car Azul, en dépit des épreuves, n’a jamais perdu la foi ni cette aptitude spirituelle si rare à s’émerveiller : « Elle aime les récits des missionnaires qui ont bâti dans des villages des églises baroques somptueuses pour que le plus minuscule des fidèles de Dieu puisse prier tel un prince », écrit Colombe Schneck qui est juive et se dit athée, mais ne cache pas dans ce livre une silencieuse admiration pour la foi vaillante de son héroïne et la générosité des Sisters of Mercy et autres catholiques qu’elle lui a fait rencontrer. Un roman d’une fraîcheur délicieuse. ■


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