Simenon Aujourd’hui et demain
a Le voyageur du tour du monde La passion des Italiens, par Ena Marchi et Giorgio Pinotti. L’homme de Zurich, par Daniel Keel. Pages II et III
a Du livre aux écrans La part d’immuable, par Jacques Santamaria. « Il est l’écrivain le plus adapté », entretien avec John Simenon. Page IV
Quoi de neuf ?
Simenon
a L’héritage Quelle influence l’auteur des « Maigret » a-t-il sur les écrivains d’aujourd’hui ? Page V
a Lettres de… Fellini, Gide, Miller, Jacob, Mauriac, Renoir : correspondances. Page VIII
Q Photo : Milan, 1958. GINO BEGOTTI/CAMERAPRESS/GAMMA
uoi de neuf ? Simenon. Quoi, « le » Georges Simenon, seul Belge de langue française à avoir inventé un immortel personnage de policier, écrit deux centsromans, inspiré des dizaines de films de cinéma et de télévision et, accessoirement, consommé dix mille femmes ? Lui-même. Celui qu’on a trop longtemps présenté comme un phénomène connu pour sa notoriété quand il se
Cahier du « Monde » N˚ 20653 daté Vendredi 17 juin 2011 - Ne peut être vendu séparément
voulait avant tout romancier et, rien que cela, parce que bon qu’à ça. Qu’on ne s’y méprennepas:il n’yariendeneufavecSimenon en ce sens que nul n’a retrouvé un gisement d’inédits, dont les gazettes se disputeraient la primeur. Cela étant, de nouvelles générations de lecteurs ne cessent de découvrir ce « raccommodeur de destinées », régulièrement taxé à tort de sociologue, au même titre que le dessinateur Sempé, quand l’un et l’autre se contentent de transmettre,
par les moyens qui leur sont propres, moins une vision qu’une sensation du monde. A l’étranger, nul mieux que les éditeurs italien et allemand de Simenon n’a compris l’intérêt de présenter régulièrement ses romans comme une nouveauté (illustration de couverture, graphisme, promotion) afin de lui faireconquérirdenouveauxpublics.L’opération est d’autant plus efficace que son œuvre est une des rares à s’y prêter naturellement, tant elle s’est révélée d’emblée intemporelle
et universelle. L’Histoire se fraie difficilement un chemin à travers ses histoires. Ce n’est que solitude, angoisse, déréliction, haine de soi, alcool, envie, abandon, mensonge, ambition, non-dits, misère morale, exclusion, pitié, secrets de famille, peur de l’Autre, adultère, jalousie, suicide et même, parfois, amour du prochain. Toutes choses qui disent tout à tous partout. Pierre Assouline Lire la suite page II
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Le voyageur du tour du monde
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Ces photographies ont été prises par l’écrivain lors de voyages dans les années 1930. De gauche à droite : le port de Boulogne (Pas-de-Calais), 1933 ; Tahiti, 1935 ; Soudan, 1932.
La passion des Italiens pour l’auteur aux deux visages Pour Ena Marchi et Giorgio Pinotti (Adelphi), Simenon a désormais franchi le seuil de la «grande littérature»
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na Marchi et Giorgio Pinotti dirigent, au sein de la maison d’édition italienne Adelphi, la collection qui a réédité l’œuvre de Simenon.
C’est par un inédit, Lettre à ma mère, qu’en 1985 les éditions Adelphi se lancent dans la publication des œuvres de Georges Simenon, qui, depuis 1932, avait été traduit en Italie chez Mondadori ; la même année suit Les Gens d’en face. Aussitôt la critique est enthousiaste. Dans le Corriere della sera, GoffredoParise, un des plus remarquables écrivains italiens, qualifie ce roman de “chef-d’œuvre”, Simenon de “génie”, et évoque “un prédécesseur tout autant prophétique : Franz Kafka”. C’est une consécration officielle et historique. En Italie, Simenon a désormais franchi le seuil de la “grande littérature”, et Adelphi a gagné son
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pari : faire figurer le créateur de Maigret entre Bernhard, la Bhagavad-Gita, Canetti, Tsvetaïeva, Nietzsche, Joseph Roth, Schnitzler, Valéry, Robert Walser, Simone Weil. Une consécration qui ne sera plus remise en cause, et à laquelle s’ajoutera, à partir de la moitié des années 1990, un phénomène tout aussi imprévisible : les Italiens se prennent de passion pour Simenon, en font un auteur culte – et les ventes s’envolent (le premier tirage étant à présent de 50 000 exemplaires). Cependant, ces réactions positives ne dissipent pas complètement le malaise. Car si ce nouveau Simenon dont on ne soupçonnait même pas l’existence (ce qui est pour les critiques un moyen de discrètement se dédouaner) est maintenant un écrivain de premier rang, le spectre du père de Maigret, l’écrivain de série B, semble par moments brouiller l’onde zélée de la réhabilitation critique.
Il faudra du temps pour que les deux faces de Simenon forment un unique visage. Certains commentateurs se sont demandé comment il avait été possible que les quatre-vingtdix “romans-romans” publiés chez Mondadori soientpassésàcepointinaperçus. La réponse est assez simple : tout d’abord, les années où, en Italie, régnait le néoréalisme n’ont certainement pas été favorables à un écrivain comme Simenon. Mais le commissaire Maigret a-t-il été lui-même le fossoyeur des “romans durs” ? Entre 1964 et 1972, c’est le triomphe de la série télévisée interprétée par Gino Cervi, et, dans le sillage de cet énorme succès, l’avalanche des “enquêtes” a achevé d’emporter l’autre Simenon, le reléguant dans l’abîme de l’oubli collectif. Adelphi a racheté les droits de Simenon après une longue mar-
che d’approche dans laquelle ont joué un rôle essentiel Vladimir Dimitrijevic, Daniel Keel, l’éditeur allemand de Simenon, mais surtout Federico Fellini : c’est une histoire passionnante, que Roberto Calasso, l’éditeur d’Adelphi, a maintes fois racontée. Mais de quelle manière la maison milanaise a-t-elle contribué à exhumerl’autreSimenon?Goffredo Parise explique : “Comme par un miracle qui fait que tout se tient”, dit-il, les couvertures et les quatrièmes “méritent d’être applaudies”. Sans oublier les nouvelles traductions, soigneusement révisées. Depuis sa naissance, en 1963, Adelphi a en effet consacré à la qualité des traductions un soin constant: toute traduction est soumise, avant d’être imprimée, au double filtre du réviseur et de l’éditeurresponsabledusecteurlinguis-
tique concerné. Car il arrive bien trop souvent que les traducteurs, face à une écriture, comme celle de Simenon, d’apparence assez plate – un non-style, a-t-on dit –, n’en perçoivent pas la subtilité, l’exactitude, et se contentent d’un mot à mot : un non-choix, produisant une non-langue, atone, “cotonneuse”, si on peut dire. Le vrai défi est d’arriver à trouver en italien une écritureaussisimple, rapide,efficace et expressive que celle de Simenon, tout autant dans les dialogues que dans les descriptions. Car si, d’un côté, ses personnages s’expriment dans une sorte de “parlé littéraire”, parfaitement juste et vraisemblable, grâce à une abondance d’expressionsidiomatiquesvulgaires (ni argotiques ni obscènes pour autant), de l’autre côté, la célèbre “atmosphère” simenonienne est essentiellement créée au moyen de “mots-matière”, chargés de nous faire percevoir les sons, les couleurs, les formes, les odeurs, la
consistance d’une lumière ou d’un objet, et jusqu’aux saveurs de ce qu’on mange; mais encore les attitudes de chaque personnage, ses gestes, ses expressions : bref, tout ce qui doit suggérer son état d’âme. Il faudra donc aussi bien trouver en italien l’équivalent de ce “parlé littéraire” que choisir très attentivement un lexique “simenonien”. Ce qui représente un défi permanent. A ce jour, Adelphi a publié plus de quarante “romans durs”, la presque totalité des Enquêtes de Maigret(parues àpartirde1993aurythme de quatre par an), deux volumesd’Œuvreschoisies,lacorrespondanceavecFellini,lesMémoiresintimes, Lettre à ma mère : environ 120 titres, correspondant à plus de 5 millions d’exemplaires vendus, L’homme qui regardait passer les trains et Trois chambres à Manhattantenantla premièreplacedansle cœur des Italiens. p Ena Marchi et Giorgio Pinotti
Il a pourtant été publié sous la couverture blanche griffée NRF dans les années 1930 et 1940 ; il a raté le prix Goncourt d’un cheveu en 1937 pour Le Testament Donadieu; il a été évoqué avec insistance dans les couloirs du comité Nobel à laveilledelaremiseduprixen1961; il a été « pléiadisé» en 2003 ; mais il y aura toujours des irréductibles pour le déconsidérer en raison de l’origine mal famée de son succès si suspect. Ils lui reprocheront toujours d’être ce dont justement il s’enorgueillit: un artisan du roman qui ne laissait à personne le soin de contrôler la divulgation de son œuvre jusque dans les moindres détails. On n’en connaît pas deux comme lui dans le champ littéraire françaisoùpourtantlesclones pullulent. Roman-crise ou romanchronique, seul lui importait que le roman soit épuré de tout ce qui n’était pas son essence propre, seul moyen à ses yeux pour qu’il devienne le moyen d’expression contemporain comme la tragédie l’avait été aux pre-
miers temps. Mais il mourut sans avoir pu accomplir son rêve d’écrivain:ungrandromanpicaresque.A ses yeux, ce ne pouvait être qu’un long récit sans queue ni tête, avec des arrêts comme au cours d’une promenade, des personnages surgissant et disparaissant sans raison apparente, des histoires secondaires chevillées entre elles. Or il s’estimait incapable de construire un tel échafaudage tant il s’était instinctivement discipliné pour resserrer et borner son univers. Simenon se savait incapable d’être drôle. Cela n’entame en rien l’admiration qu’on lui porte de constater que l’humour est totalement absent de cette œuvre-là. Mais il en dit tant à chacun sur soi-même, et cette sagesse peut être d’un tel secours, que cette absence lui sera largement pardonnée. On croit que c’est toujours pareil, et ce n’est pourtant jamais la même chose. Georges Simenon n’est pas plus un auteur de romans policiers que Graham Greene et John Le Car-
ré n’étaient des auteurs de romans d’espionnage. Que des romanciers tout court, et parmi les plus grands. Ce qui commence à se savoir. Une œuvre est un bloc, cimenté par une unité fondamentale. Celui de Simenon n’est ni La Comédie humaine, ni « Les Rougon-Mac-
Quoi de neuf? Simenon aaa Suite de la première page L’homme nu, dépouillé de ce qui le dissimule aux yeux du monde, est le héros de Simenon. Nul mieux que Félicien Marceau n’a su le définir : l’homme des cavernes plus quelques névroses. Il écrivait pour se délivrer de ses fantômes. Son univers est le théâtre intime d’un drame unique sous de multiples facettes : celui de l’homme aux prises avec son destin. Fasciné par ses facultés d’inventeur, Gide le pressait d’expliquer le fonctionnement de sa machine romanesque, ce dont Simenon, esprit dénué du moindre intellectualisme, aussi allergique à la littérature qu’indifférent à la vie littéraire, se disait incapable. Jusqu’à ce qu’unjour,n’y tenant plus, ilconcède à Maurice Piron, universitaire parmi les premiers et les meilleurs exégètes de son univers, un schéma griffonné à la hâte. Une sorte de diagramme en quatre points : crise, passé, drame, dénouement.
Et comme son ami exprimait son admiration, Simenon haussa les épaules en rappelant que ce n’était jamais que la structure de la tragédie grecque. Inconsciemment, La FuitedeMonsieur Monde etLes Fantômes du chapelier devaient tout à Sophocle. Sans pour autant en appeler au théâtre de Dionysos, il se pourrait que le nôtre devienne un jour la nouvelle passerelle entre cette œuvre et ses lecteurs. Non qu’elle ait déjà épuisé ses médias de prédilection (plusieurs projets d’adaptation pour le cinéma et la télévision sont en cours), mais le fait est que son monde n’a presque pas été porté sur les planches, paradoxe d’autantplussurprenantquenombre de ses romans sont des huis clos faisant appel à un petit nombre de personnages. Tant d’adaptations cinématographiques de ses romans relevaientaufond du théâtre filmé ; et l’on se plaît à rêver à ce que donnerait par exemple Le Chat, drame de l’incommunicabilité entre deux êtres que leur incapa-
cité à vieillir ensemble pousse à la perversité, surune scène où Michel Galabru et Line Renaud s’affronteraient dans la présence physique et l’implacable dépouillement des anti-dialogues de Simenon. En attendant, le comédien Robert Benoît, qui a déjà joué seul Lettre à mon juge sur différentes scènes, prépare une adaptation de Lettre à ma mère. Au fil des ans et des générations de lecteurs, son statut a évolué à mesure que son image changeait. A l’étranger, soit il est inconnu, soit on le tient pour un grand écrivain ; il n’y a qu’en France que la ligne de partage sépare le romancier populaire (Maigret & Co) du romancier littéraire : quand il s’agit de qualité, la quantité est mal vue. Il y a encore des malvoyants dans la critique pour ne s’être pas aperçus que dans l’œuvre-mosaïque du Simenon des vingt dernières années, la frontière entre les genres était devenue si poreuse qu’il n’écrivait plus que des « romans-romans », ainsi qu’il les qualifiait tous, jetant même aux orties l’AOC « romans durs».
Une œuvre est un bloc. Celui de Simenon porte un bandeau invisible sur lequel se détache « La Condition humaine » quart », ni Les Hommes de bonne volonté. Il porte un bandeau invisible sur lequel se détache «La Condition humaine ». Voilà pourquoi il est permis de se réjouir tous les vingt ans de l’incroyable et singulière nouveauté de cette œuvre-continent, l’une des rares en langue française,aveccellesde Proustet deCéline, à dominer encore le siècle littéraire.p Pierre Assouline
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A gauche : Odessa (Ukraine), 1933. A droite : Pologne, 1933. GEORGES SIMENON, FAMILY RIGHTD LIMITED, COLL.FONDS SIMENON COUVERTURES DE LIVRE : RUE DES ARCHIVES
L’homme de Zurich L’éditeur suisse allemand Daniel Keel explique comment il a fait connaître l’écrivain outre-Rhin
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aniel Keel, né en 1930, a fondé Diogenes Verlag en 1952 à Zurich. C’est aujourd’hui la plus importante maison d’édition suisse et un des éditeurs littéraires les plus prestigieux de langue allemande.
Je me souviens de Federico Fellini s’extasiant : “J’ai toujours eu du mal à croire à l’existence réelledeSimenon.Saproductionprodigieuse, la perfection de ses nouvelles, l’étonnante puissance desesdescriptionsdepaysages, la précision incisive des portraits psychologiques des innombrables personnages qui peuplent son œuvre ont toujours évoqué pour moi un écrivain merveilleux et cependant aussi insaisissableet vagueque le printemps, aussi insondable que la mer. Parfois Simenon me semblait faire partie du domaine public, au même registre que l’électricité, l’écoleoulespompiers.”C’étaiten1960.A l’occasion du Festival de Cannes, que Simenon présidait cette annéelà, Fellini fit sa connaissance ; le romancier avait réussi, avec l’aide d’Henry Miller, à faire décerner la Palme d’or à LaDolce Vita. Par la suite, Simenon et Fellini correspondirent régulièrement. “Pourquoi ne publierais-tu pas Simenon?Est-cequ’ilestdéjàtraduit en allemand?”, me dit un jour Fellini. J’aidonc lu Quand j’étais vieux (le journal de Simenon, qui venait de paraîtreenFrance),enchaînantavec quelques romans. Puis j’ai fait la connaissance de Maigret et je n’ai plus pu m’arrêter. Comme des millions de lecteurs avant et après moi, je suis devenu “accro”. Bien sûr, je voulaispublierSimenon,mais,malheureusement, il avait déjà un éditeurallemand,etungrand,financièrement puissant. Fellini m’a quand mêmearrangéun rendez-vous avec Simenon.Celui-cim’areçudansson immensevillaau-dessusdeLausanne; il m’a fait servir un grand verre de whisky et m’a désigné un fauteuilauboutdelapièce,prenantplace, lui, avec un verre d’eau minérale, dans l’angle diagonalement opposé. Je ne me sentais pas précisément à l’aise. Ce n’est qu’au moment où je lui ai dit que je publiais “aussi” Tchekhov,auteurquenousconsidérions comme le saint patron de ma
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maison d’édition, que l’atmosphère s’est détendue. Simenon aimait beaucoup Tchekhov. La même année, j’ai publié un recueil de trois nouvelles sous le titre Le Petit Docteur. Mais que pèsent trois petites nouvelles par rapport à une œuvre de plus de deux cents romans ? Simenon n’étaitpasaprioricontreunchangement, car il était fâché avec son éditeur allemand de l’époque, qui publiait essentiellement les Maigret et dans de mauvaises traductions abrégées. Six ans ont passé, et, en 1977, à l’occasion des vingt-cinq ans d’existence de Diogenes, ma maison d’édition, nous avons enfin pu acquérir les droits allemands. Par un concours de circonstances, nous avons parallèlement publié l’intégralité de la Comédie humaine, de Balzac… Et de Simenon, le Balzac du XXe siècle, nous avons publié Quand j’étais vieux, la correspondance avec André Gide et deux “non-Maigret”, Le Suspect et L’Assassin – quatre inédits publiés en format relié. Ce fut le début de la première édition complète en langue allemande. L’écho médiatique fut considérable : “Après un quart de siècle de publicationsdeSimenon,sesœuvres les plus importantes paraissent enfin en allemand, les romans durs et les écrits autobiographiques. L’autre Simenon, pas celui de Maigret, voit enfin le jour dans le domaine allemand ” , titrait le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Or la plupart desjournalistesetdeslibrairescontinuaient à ne voir en Simenon “que” l’auteur de bestsellers. Pour contrer ce préjugé, je me suis donné pour mission de présenter Simenon pour ce qu’il est vraiment: un écrivain de grande littérature. En lieu et place de couvertures “polar”, j’ai voulu opter pour des dessins et gravures de Picasso afin de mieux mettre en valeur sa stature littéraire. Simenon aimait beaucoup ces couvertures, les libraires les détestaient… car elles ne “vendaient” pas. J’ai dû battre en retraite et trouver d’autres illustrations. La longue liste – Patricia Highsmith, Alfred Andersch, William Faulkner, Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Muriel Spark,
Patrick Süskind… – d’écrivains et d’artistes célèbres partisans ferventsdel’œuvredeSimenoncontribua de façon décisive à sa nouvelle renommée sur le marché allemand. Un autre appui furent les adaptationscinématographiques réalisées par des metteurs en scène de renom. C’étaitunegageurephénoménale de vouloir publier TOUT SIMENON : “Simenon est une maison d’édition à lui tout seul”, gémissaient mes lecteurs d’antan. Ce n’est qu’en 1994, presque vingt ans après le lancement des premiers volumes, que l’édition des 218romans a été vraiment complète. Et l’histoire ne s’est pas arrêtée là, puisque nous venons de publier l’intégralité des romans et nouvelles “Maigret” en traductions révisées ou nouvelles. Pourquoi cet acharnement pour de nouvelles traductions? Les premières versions allemandes étaient non seulement abrégées mais bien souvent mauvaises, allant parfois jusqu’à dénaturer profondément l’original. Le parfait exemple a été le poète Paul Celan, l’un des premiers traducteurs de Simenon, qui, heureusement, ne traduisitquedeux“Maigret”.Parsa faute, le style dense de Simenon devient verbeux, car Celan ne suivait pas l’original. Simenon était considéré comme un auteur de polars et n’était donc pas digne du respect que mérite la “grande littérature”. Celan n’était pas, de loin, le seul traducteur à peiner avec la langue de Simenon, si simple en apparence, ses phrases d’une beauté limpide et qui chacune fontavancerl’action, mais pourtantsidifficiles àécrire et plus encore à traduire. Aujourd’hui, la renommée littéraire de Simenon dans les pays germanophones est indiscutable. Mieux que tous les auteurs français, c’est probablement justement le Belge Simenon qui a su faire découvrir aux Allemands la France et Paris. Simenon est – phénomène rare sur le marché du livre, où les romans ont une vie si courte – un classique vraiment lu, plus que jamais ! Le Balzac du XXe siècle a un bel avenir devant lui, même au XXIe siècle. » p Daniel Keel
Repères biographiques 1903 Naissance à Liège (Belgique). 1919 Reporter à La Gazette de Liège. 1921 Parution de son premier livre, Au pont des Arches. Mort brutale de son père, Désiré Simenon. 1922 Emigre à Paris. 1923 Epouse Régine Renchon. 1924-1934 Publication de nombreux romans populaires sous divers pseudonymes. 1931 Naissance officielle de Maigret dans Monsieur Gallet, décédé, chez Fayard. 1932 La Nuit du carrefour, de Jean Renoir, premier film tiré de son œuvre. 1934 Le Locataire, premier roman publié par Gallimard. 1940 Haut-commissaire aux réfugiés belges à La Rochelle. 1945 Premier livre aux Presses de la Cité. 1945-1955 Vit aux Etats-Unis. Epouse Denyse Ouimet. 1948 Pedigree. 1955 S’installe en Suisse. 1972 Parution de son dernier roman, Maigret et MonsieurCharles.
1973 Annonce officiellement en février qu’il n’écrira plus. 1974 Lettre à ma mère. 1975-1981 Dictées. 1978 Suicide de sa fille, à 25 ans. 1981 Mémoires intimes. 1988-1993 Tout Simenon, 27 volumes, chez Omnibus. 1989 S’éteint le 4 septembre.
Repères bibliographiques Bernard Alavoine, Simenon. Parcours d’une œuvre, Encrage, 1998. Pierre Assouline, Simenon. Biographie, Julliard, 1992, Folio, 1996. Danielle Bajomée, Simenon. Une légende du XXe siècle, La Renaissance du livre, 2003. Jean-Baptiste Baronian, Simenon ou le roman gris, Textuel, 2002. Alain Bertrand, Georges Simenon, Cefal, 1994. Pierre Deligny et Claude Menguy, Simenon au fil des livres et des saisons, Omnibus, 2003. Jacques Dubois et Benoît Denis, édition critique des Romans de Simenon dans « La Pléiade », 2003-2009
Bernard de Fallois, Simenon, Gallimard, 1963,Tel, 2003. Michel Lemoine, Liège couleur Simenon, Cefal, 2002 ; Simenon, l’homme, l’univers, la création (avec Christine Swings), Complexe, 1993. Paul Mercier, La Passion d’écrire. Approche psychologique de la création romanesque chez Georges Simenon, Belles-Lettres, 2003. Thomas Narcejac, Le Cas Simenon, Presses de la Cité, 1950, Le Castor astral, 2000. Maurice Piron, L’Univers de Simenon (avec Michel Lemoine), Presses de la Cité, 1983. Anne Richter, Simenon malgré lui, La Renaissance du livre, 2002. Denis Tillinac, Le Mystère Simenon, Calmann-Lévy, 1980. Pol Vandromme, Georges Simenon, Pierre de Méyère, 1962, L’Age d’homme, 2000. Centre d’études Georges Simenon et Fonds Simenon à l’université de Liège. Responsable : Laurent Demoulin (www.libnet.ulg.ac.be/simenon.htm) Les Amis de Georges Simenon. Responsable : Michel Schepens (http ://lesamisdegeorgessimenon. blogspot.com/)
Georges Simenon en Afrique, début des années 1930. DR, COLL. FONDS SIMENON
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De gauche à droite : « En cas de malheur » (2009), avec Line Renaud. ASA PICTURES/ABACA
« Les Innocents » (2006), avec Olivier Marchal. JEAN-PIERRE ELIE/NEYRAC FILMS
« Monsieur Joseph » (2007), avec Daniel Prévost. JADE PRODUCTION/BERNARD BARBEREAU-FRANCE 2
« Jusqu’à l’enfer » (2009), avec Bruno Solo. NEYRAC FILMS
En bas à droite : « Maigret et le clochard », avec Bruno Kremer. JACQUES MORELL/FRANCE2
Du livre aux écrans
La part d’immuable
«Il est l’écrivain le plus adapté à l’écran»
Pour une adaptation réussie, une seule clé: la psychologie des personnages
Gestionnaire de l’œuvre de son père, John Simenon expose ses projets
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acques Santamaria, scénariste et réalisateur, a adapté pour la télévision Les Innocents (2006), Le Petit Homme d’Arkhangelsk (devenu Monsieur Joseph, 2007) ou La Mort de Belle (devenu Jusqu’à l’enfer, 2009). La première fois que j’ai été confronté à l’adaptation d’un roman de Simenon pour la télévision, j’ai demandé à Claude Chabrol – qui avait déjà porté à l’écran Les Fantômes du chapelier et Betty – de me donner quelques conseils. Sa réponse, sans hésitation: “N’essaye pasd’être plusmalin que Simenon.Il a déjà fait tout le boulot. Il est le plus fort parce qu’il est hors du temps.” Chabrol pointait deux écueils bien connus des scénaristes face à une adaptation – se montrer naïvement respectueux,ou,àl’inverse,s’affranchir de l’original avec provocation –, mais il indiquait aussi la voie à suivre. Je me suis rapidement renducomptequeClaudeChabrol n’avait pas fait que découvrir la bonne méthode. Il avait trouvé la seule. Elle est celle qui, de la première à la dernière page du scénario, révèle l’intemporalité, l’universalité de l’œuvre de Simenon. Définir cette méthode tient en une phrase : tout part de la psychologie des personnages et tout y retourne. Il n’est pas, chez Simenon, une situation qui ne procède de la déroutante complexité de l’être humain. Les époques et les latitudes s’effacent devant ces éternels moteurs qui agitent l’homme: sentiments, désirs, frustrations, douleurs… La liste est infinie et Simenon inépuisable. Le décor peut changer, le futur devenir présent, ce qui fait la grandeur comme la bassesse de l’homme ne varie pas. Avec Chabrol, nous l’avions appelée “la part d’immuable”. Armédececonstat,aidéparlefoisonnement d’images suggérées par Simenon dans chacune de ses œuvres,onpeutenvisagerd’actualiser un de ses “romans durs” en établissant avec soin les corrélations qui marquent la fidélité à l’esprit de l’œuvreet aux grandsthèmes simenoniens. Un exemple avec Le Petit homme d’Arkhangelsk, roman que j’ai adap-
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té en 2007. L’histoire est celle d’un homme vivant dans une petite ville du centre de la France au début des années 1950. Il s’appelle Jonas, il est juif.Safiertéestd’avoirréussiàfaire oublier aux autres qu’il vient d’ailleurs, même si sa propre mémoire reste marquée par l’exil, la guerre, la perte des êtres chers. Il a réussi à se fondre dans la communauté de cette petite ville. Au point d’en être une figure connue et estimée. Ce petit homme venu de la lointaine Russie est plus que français. Il est “des leurs”. Le drame se noue au détour d’une phrase innocente, et c’est le début de la chute. Avec ce roman écrit en 1956, Simenon posait les questions touchant à la différence, auracisme,auxapparencesdestructrices, à la fragilité des sentiments. Sans illusion sur l’humain, il concluait que, quoi qu’il arrive, l’étranger reste l’étranger, et plus encore lorsqu’une société, quelle qu’elle soit, a besoin d’un bouc émissaire. Dansmonscénario,l’action se déroule de nos jours. Le petit homme ne vient plus d’Arkhangelsk, il n’est plus le juif qui a réussi à fuir ses fantômes dans la France de l’aprèsguerre, il est le fils d’une institutrice française et d’un ouvrier algérien, né en Kabylie dans les années 1940. Il ne s’appelle plus Jonas mais Youssef, et le signe absolu de son intégration, de sa réussite même, c’est de s’entendre appeler “Monsieur Joseph”… L’histoire peut commencer, enchâssée dans une période où la xénophobie apparaît comme un remède à la crise morale, et où les plaies de la guerre d’Algérie ne sont pas toutes refermées. Je n’ai rien modifiédescomposantespsychologiques du personnage de Jonas – mêmes craintes, mêmes espoirs, même discrétion gênée, même pudeur, même résignation –, rien changénon plusau portrait de ceux que le petit homme considère comme ses amis avant qu’ils ne deviennent ses bourreaux. La haine et la bêtise sont des valeurs sûres… Autre exemple, avec La Mort de Belle. Le roman nous conduit au cœur d’une petite ville américaine, sous la neige de l’hiver 1950. Belle, la jeune fille hébergée par Spencer et sa femme Christine, est retrou-
vée étranglée dans sa chambre. Spencer était seul à la maison la nuit du meurtre, ayant – comme souvent – renoncé à une partie de bridge chez des amis de sa femme. Il a passé la soirée dans son cagibi, à faire de la menuiserie en amateuretàboire duwhisky… Rapidement soupçonné,Spencerclamesoninnocence. Mais, plus encore que la rumeur, c’est sa situation qui l’accable. D’origine modeste, il n’appartient pas au milieu social qui est celui de Christine, fille de sénateur. “Supposons qu’il n’y ait que dix chances sur cent que vous soyez coupable, mon cher Spencer, lui dit Weston, l’influent avocat cousin de Christine. Ce sont dix chances que vous nous donnez de serrer la main d’un assassin… Un gentleman ne place pas ses concitoyens dans cette situation-là.” Résignée, silencieuse devant l’échec cachédesoncouple,Christinecontinuepourtantdecroireàl’innocence de Spencer. Du moins en apparence…Dansceroman,écritetsituéaux Etats-Unis, Simenon livre d’abord unreportagedepremièreimportancesurla sociétéblanche protestante dans l’Amérique de l’après-guerre. Liberté par l’argent, domination des valeurs traditionnelles, recherche hautaine de la respectabilité.
Le décor peut changer, le futur devenir présent, ce qui fait la grandeur comme la bassesse de l’homme ne varie pas Romancier visionnaire et journaliste dans l’âme, Simenon dénonce les débuts de la frénésie sécuritaire, delavaguepsysupposéetoutrésoudre, et de l’acharnement médiatique. Mais, au-delà de cet aspect documentaire,cesontunefoisencore les personnages, porteurs de thèmes romanesques éminemment simenoniens – principalement ici les traumatismes psychologiques déclencheurs d’une pathologie criminelle – qui nous rendent l’histoire terriblement proche, et par là même intemporelle. Mon adaptationl’asituéeenFrancedenosjours, dans une ville de province où une
bourgeoisie arrogante, veillant farouchement à son territoire, peut écraser de ses soupçons un homme “hors caste”. Christine, fille du doyen de la faculté de médecine, a épousé Simon, petit prof de maths, fils d’un boulanger de Châteauroux, à l’existence terne et secrète, dont la passion, le refuge plutôt, est le réseau de trains électriquesqu’ilainstalléausoussol de la maison. Là seulement il se sent bien. Enremplaçantle tourde menuisier par le train électrique, j’ai cherché à traduire, par la seule force de l’image et des symboles, la sexualité trouble, les pulsions et inhibitions du personnage, telles que Simenon les évoque tout au long du roman. Le train électrique au sous-sol renvoie tout autant au refus de la condition d’adulte, à cette façon qu’a Spencer – devenu Simon – de préserver le jeune garçon qu’il a été, brisé par un traumatismedéfinitif.D’oùcedoubleenfermement, physique et mental, qui lui évite le jeu social dont il ne tire quesouffrance.Enfin,pourinstaller l’idée du silence, de l’étouffement progressif, suggérée dans le roman par l’omniprésence de la neige, la mise en scène de Denis Malleval a privilégié les cadres serrés, les visages, l’horizon fermé, l’impossibilité de trouver son souffle. Le roman La Mort de Belle est devenuàl’écranJusqu’àl’enfer,avec Bruno Solo dans le rôle de Simon. Le Petit Homme d’Arkhangelsk s’est transformé en Monsieur Joseph, incarnépar DanielPrévost etmis en scène par Olivier Langlois. L’énorme succès rencontré par ces deux films est apparu comme le signe de l’actualité et de l’acuité de l’œuvre de Georges Simenon. Les autres romans de Simenon qu’il m’a été donné d’adapter –notamment La Fuite de Monsieur Monde et Les Innocents – m’ont conforté dans l’idée que c’est bien en sondant l’épaisseur psychologique des personnages que l’on fait surgir leur reflet dans le miroir contemporain. Faut-il dès lors insister? Georges Simenon n’est pas un auteurdupassé.Cequ’ilnousraconte traverse le temps, puisqu’il s’agit de la nature humaine. Son unique matériauderomancier.Lapartd’immuable.»p Jacques Santamaria
près avoir longtemps travaillé dans la distribution et la production cinématographiques, un des fils de Georges Simenon, John, est le directeur de GeorgesSimenonLimited(filialede lasociétéanglaiseChorion)etlegestionnaireuniquedudroit moral,du nom et de l’image de son père.
Comment voyez-vous vos relations avec votre père, plus de vingt ans après sa mort ?
Il était fier que je sois le premier Simenon à avoir passé son bac et à avoir fait des études supérieures ; il l’était moins que j’aie choisi d’étudier le business à Harvard. Dans ses Dictées, il me traite ainsi de petitbourgeois en voie de devenir un affreux capitaliste ; parfois, c’est plus cru, plus direct. Quand j’étais ado, on s’engueulait beaucoup, je le traitais souvent de vieux con, mais je crois qu’il comprenait que c’est un moment incontournable à passer. In fine, il m’a toujours respecté dans mes choix. En relisant ses romanssur les rapportspère-fils(Le Fils, L’Horloger d’Everton…), je l’ai retrouvé et j’ai mieux compris ses douleurs, l’effort qu’il a fait sur luimême pour ne pas m’envoyer balader. Il m’aura fallu soixante ans pour en arriver là. Quelle est la singularité de cette œuvre ?
Contrairement à d’autres, elle peut et doit s’envisager à long terme. Ses lecteurs témoignent d’une puissante charge émotionnelle qui crée un lien très fort sur la durée. Leur fidélité découle de ce choc. Qu’est-ce qui vous étonne dans la recherche simenonienne actuelle ?
Lesphilosophes. Ou plus précisément le travail de certains critiques qui veulent me convaincre du lien de cette œuvre avec l’existentialisme. Je vous avoue mon scepticisme, surtout si l’on songe à sa recherche de l’« homme nu», au lienqu’il établissait entre la destinée humaine et le déterminisme biologique. Il y a un travail à faire pourlereplacerparrapportauxcourantsphilosophiquesde son temps. Il suffirait déjà d’étudier Quand j’étais vieux avec ce prisme-là… Où en est le projet de « centre Simenon » ?
Il avance très bien. Nous en sommes au stade des études et pré-
voyons une implantation dans le centre de Liège, en bord de Meuse. Ce sera un vaste espace qui regrouperamesarchivesaveccellesducentre d’études Georges-Simenon de l’université de Liège, pour en faire un gisement d’archives et une bibliothèque de recherche ; ce sera égalementun lieude rencontres,de manifestations culturelles, de projections, de colloques, de spectacles quiétendrasonintérêt au-delàde la seule personne et de la seule œuvre de Simenon. Cela prendra des années. Quels sont les projets d’adaptation au cinéma les plus avancés ?
Une série de contrats anglosaxons, notamment pour La neige était sale, Feux rouges, Le Train de Venise,LaChambrebleueetLesFiançailles de M.Hire. Cet intérêt anglais et américainest undéveloppement nouveauquimérited’êtresouligné. Nous étudions aussi la possibilité dedévelopperlestory-boarddupremier comme un roman graphique. Cela dit, contrairement à une idée reçue,cesromansnesontpassifaciles à adapter pour l’écran. Le nombre de flash-back et de flashforward est une difficulté dans la structure du récit. La plupart des cinéastes ont besoin de s’approprier Simenon pour en faire leur chose ; mais, c’est ainsi, en créant une œuvre très personnelle, une interprétation plus qu’une adaptation, qu’ils sont les plus simenoniens. Une nouvelle génération de cinéastes est en train de se l’accaparer, comme Decoin, Duvivier, Carné, Audiard, Tavernier l’ont fait avanteux.Cen’estpasunhasards’il est l’écrivain de langue française, et probablement au monde, le plus adapté à l’écran. N’envisagez-vous pas de publier un jour la correspondance générale de votre père ?
Ça, c’est peut-être mon projet le plus personnel. Un énorme chantier. J’y travaille en scannant ses milliers de lettres personnelles et professionnelles de manière à constituer un corpus. Cela occupera plusieurs volumes, thématiques ou autres, mais rien n’est encore décidé. Tout y sera ?
Je suis l’ennemi de toute censure. p Propos recueillis par P. A.
Spécial Simenon V
0123 Vendredi 17 juin 2011
L’héritage Simenon Quelle influence l’auteur de «La Maison du canal» conserve-t-il auprès des jeunes écrivains français?
P
our leur génération, le nom de Georges Simenon évoque une odeur : celle des vieux livres en train de jaunir et de prendre la poussière au fond d’une bibliothèque familiale. Plus sûrement encore, il fait surgir une image : la lourde silhouette de Bruno Cremer, alias le commissaire Maigret, dans un halo de lumière blafarde, souvenir tremblé de soirées d’enfance ou d’adolescence. Souvent, un auteur françaisentre la vingtaineet la quarantaine est un auteur qui n’a pas, ou peu, lu Simenon. Détourné de ses romans par une série télé qui a fait écran à l’écrivain et à son œuvre. Ceux qui y sont venus le doivent à un hasard aux allures de chance. Le journaliste et romancier Sébastien Lapaque, né en 1971, le note pourtant : avec ses millions d’exemplaires vendus, sa place dans les maisons de vacances et autres brocantes de quartier et de village, « la rencontre avec l’œuvre de Simenon est à la fois facile et très probable». Trop, peut-être: Tristan Garcia,30ans(auteur,chez Gallimard, de La Meilleure Part des hommes et de Mémoires de la jungle), explique : « Mes parents lisaient Simenon en boucle. Je n’y ai donc jamais touché. Par réaction, adolescent, j’étais plus attiré par Jean-Patrick Manchette – pour l’aspect politique –, par Sébastien Japrisot et les polars de BoileauNarcejac–pourleursjeuxfantasmatiquesavecl’identité.Simenonreprésentait une réalité sociale française qui ne m’attirait pas.» Aujourd’hui, il le regrette un peu. Si Véronique Ovaldé (Et mon cœur transparent, Ce que je sais de Vera Candida, à L’Olivier) et Mathias Enard (Zone, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud), tous deux nés en 1972,conserventdesbribes de Maigret en tête, ils le doivent à des lectures «épisodiques, incomplètes et saisonnières », ainsi
queVéroniqueOvaldédéfinitle grignotage estival de romans trouvés au hasard des villégiatures. Pour certains, toutefois, ces rencontres de fortune se sont transformées en coups de foudre. Elevée « sans conseils de lecture » à proximité d’une immense bibliothèque familiale,AdélaïdedeClermont-Tonnerre (Fourrure, Stock), 35 ans, a décou-
Le Maigret interprété par Bruno Cremer a«servi de baby-sitter pendant des années» à Jakuta Alikavazovic vert Maigret et ses nombreuses enquêtes « vers 13 ou 14 ans ». Elle est tombée dedans, s’y est « accrochée », et reprend, encore aujourd’hui, un tome de Maigret les jours où elle a «besoin d’une lecture reposante mais consistante ». JakutaAlikavazovic(Corpsvolatiles, Le Londres-Louxor, à L’Olivier), née en 1979, dit avec humour que le Maigret interprété par Bruno Cremer lui a « servi de baby-sitter pendant des années », avant qu’elle ne découvre La Maison du canal en furetant dans une bibliothèque à 20 ans. Aujourd’hui, elle avoue une préférence pour les Maigret par goût pour «les récurrences ». L’éditrice et romancière Capucine Ruat (J’attends, Stock), née en 1975, a acheté en 2010 Le Haut Mal sur les conseils d’un de ses auteurs à la Foire du livre de Nancy… Qu’ils y soient arrivés
dans l’adolescence ou à l’âge adulte, qu’ils aient lu des dizaines de Simenon ou seulement quelquesuns, tous évoquent, bien sûr, « l’atmosphère », la fameuse atmosphère de ses romans. Capucine Ruat reste soufflée par « la sensation d’étouffement » dégagée par Le Haut Mal. Cette histoire de toute-puissance maternelle a « nourri », dit-elle, le roman J’attends qu’elle écrivait alors, et les images par lesquelles elle voulait faire ressentir « l’oppression familiale ». Jakuta Alikavazovic évoque la forte impression que lui fit « la pesanteur poétique et vénéneuse » de La Maison du canal, son « ambiance épurée, sinistre et enchantée ». Plus généralement, elle dit aimer « la mélancolie » des romans de Simenon. Au-delà de cet unanimisme sur l’atmosphère proverbiale des textes de Simenon, les jeunes auteurs interrogés par Le Monde décrivent
desraisons dele lireetle reliredifférentes. Sébastien Lapaque, qui a rencontré son œuvre à 18 ans «avecstupéfaction»ettient LaVeuveCouderc,Les Pitard,Le Bourgmestre de Furnes ou encore Le Testament Donadieu pour de « très grands romans », loue en lui « le plus romancier des écrivains du XXe siècle », apte à dire « la tragédie de l’homme moderne, la solitude, la déréliction et l’angoisse ». Adélaïde de ClermontTonnerre aime « la très grande humanité des Maigret » : « Dans ces livres, il n’y a pas de salauds. Pas plus qu’il n’y a de gens bien. » A un autre niveau, elle se dit sensible à « l’aspect très charnel » de l’écriture de Simenon : « Chez lui, on voit des personnages manger, on perçoit des sons, des odeurs, des lumières… » Dans L’Age du roman, l’écrivain assurait chercher « des mots (…) qui aient le poids de la matière, des mots qui aient trois dimensions comme une table, une maison, un verre d’eau… ». L’auteure de Fourrure « reconnaît un peu de [sa] propre démarche d’écrivain dans cette quête ». Si Jakuta Alikavazovic, elle, ne se sent « pas proche de Simenon dans l’écriture », elle souligne un aspect original de son attachement : « Je suis une Française de la deuxième génération. L’espèce de tour de France qu’il fait vivre à Maigret dans ses romansme livre en fiction une vision du pays dont je n’ai pas hérité par mon histoire. » Et, « fascinée par ses petits romans denses, simples, parfois assez parfaits», elle ajoute éprouver, en
tant qu’écrivain, un grand intérêt pour « la façon dont Simenon se situe en bordure ou en marge des genres » : « J’emprunte moi-même beaucoup au roman noir sans pour autant en écrire. » Antoine Bello se situe lui aussi à la croisée des genres avec ses thrillers si subtils et retors qu’ils ont droit de cité dans la collection Blanche de Gallimard (Les Falsificateurs, Les Eclaireurs…). Né en 1970, il « adore les romans policiers», mais est le seul des auteurs interrogés à se dire « hermétique au charme de Maigret » : « J’aime les belles mécaniques très architecturées, alors que les intrigues de Simenon sont pauvres. Même dans ses “vrais” romans, son style ne me touche pas beaucoup. » En revanche, Antoine Bello s’avoue « fasciné » par l’homme : « Je suis frappé par sa précocité, sa manière de brûler les étapes. J’aime la cohabitation entre ses aspirations bourgeoises et la facilité avec laquelle il prend des décisions radicales, comme le fait d’aller vivre à l’étranger. Mais le plus étonnant, chez lui, aux yeux d’un écrivain, c’est sa prolixité. L’acte d’écrire a quelque chose d’anodin pour lui, comme si les mots lui sortaient par tous les pores. Je crois qu’il ferait un très bon personnage de roman. J’ai toujours eu envie d’écrire sur un écrivain, je pourrais attribuer son trop-plein de mots à un de mes héros. » Tous les auteurs de romans estampillés noirs appartenant à cette génération n’ont pas lu Simenon. Ceux qui l’ont fait se positionnent dans la lignée de cet indépassable modèle. Ingrid Astier, 35 ans, auteure de Quai des Enfers (Série noire/Gallimard), familière de l’auteur depuis son adolescence, affirme tenir de lui sa « fascination » pour le 36, quai des Orfèvres : « Franchir le porche, observer les policiers pour dépasser les clichés est un héritage assumé :
je voulais voir la Seine depuis le bureau du chef de la Crim’, rebaptisé “Bureau Maigret” ! » Elle souligne la prégnance chez Simenon des détails sur les procédures, rappelle que, pour composer Maigret, il s’imprégna de deux commissaires « avec pour mot d’ordre “les connaître davantage, les voir vivre et travailler” ». « C’est exactement ce qui m’anime : que l’on me pose dans un coin pour m’imbiber de l’ambiance comme de l’infime. PourQuai des enfers, j’ai tenuà rendre la coloration des langages de la Crim’, la survivance de certains mots insolites, tel “baluzeau”, motfétiche d’un chef de section signifiant “idiot”. » Sans doute moins marqué par un Simenon qu’il a découvert à 35 ans, il y a six ans, Joseph Incardona, auteur du récent 220 volts (Fayard Noir) retient d’abord de lui « sa manière d’explorer l’âme humaine,là où c’est moche, là où ça pue. Il n’écrit pas de romans rassurants, mais inquiets, met au jour, comme le fait le polar en général, la facesombre de notre société.Il privilégie le réel, le concret, l’immédiateté, ose regarder le malheurdansles yeux». Techniquement,Joseph Incardona garde comme horizon « la densité épurée de son écriture » et « sa méthode de travail, qui consiste à écrire un roman d’une traite ou dans un laps de temps court, pour tenir le souffle ». Lesjeunesauteurs françaisfamiliers de Simenon sont assez peu nombreux, mais ils tirent de lui autant de plaisir comme lecteurs que d’enseignements en tant qu’écrivains. Emma Becker, 22 ans (Mr, Denoël), vient juste de refermer les Lettres à ma mère, piochées dans la bibliothèque de sa grand-mère parce qu’elle prépare un livre sur les rapports familiaux. Ce texte intimiste lui a donné envie d’explorer le reste de son œuvre. Ses aînés ne pourraient que l’encourager : aux yeux de Sébastien Lapaque, les romans de Simenon sont des « leçons parfaites, même si ellesnepassent pas parla théorielittéraire » : « Il est, pour un jeune écrivain en recherche, le maître à fréquenter. »p Raphaëlle Leyris
Plongez dans les univers de Simenon
Le monde de Simenon : 60 romans, regroupés en 20 thématiques et présentés par Pierre Assouline, biographe de Georges Simenon 1-CÔTE D’AZUR La Fuite de Monsieur Monde, Maigret s’amuse, Strip-tease
6-SOUPÇON Chez les Flamands, La Mort de Belle, Les Fantômes du chapelier
11-DESTINS DE FEMMES Marie qui louche, La Vieille, L’Ours en peluche
16-BANLIEUE PARISIENNE Maigret et l’homme du banc, L’Ecluse n°1, Le Déménagement
LE JEUDI 16 JUIN
LE JEUDI 21 JUILLET
LE JEUDI 25 AOÛT
LE JEUDI 29 SEPTEMBRE
2-POISONS Dimanche, L’Escalier de fer, Les Scrupules de Maigret
7-ENFER CONJUGAL Le Chat, L’Homme de Londres, En cas de malheur
12-DESTINS D’HOMMES Le Petit Saint, Les Quatre Jours du pauvre homme, Le Fond de la bouteille
17-SUICIDES La Disparition d’Odile, La Fenêtre des Rouet, Maigret et les vieillards
LE JEUDI 23 JUIN
LE JEUDI 29 JUILLET
LE JEUDI 1ER SEPTEMBRE
LE JEUDI 6 OCTOBRE
3-PARIS Mon ami Maigret, Les Volet verts, L’Enterrement de Monsieur Bouvet
8-PARTIR Le Passage de la ligne, Lettre à mon juge, Les Gens d’en face
13-NEW YORK Trois chambres à Manhattan, La Main, Les Frères Rico
18-ALCOOL Betty, L’Ane rouge, Antoine et Julie
LE JEUDI 30 JUIN
LE JEUDI 4 AOÛT
LE JEUDI 8 SEPTEMBRE
LE JEUDI 13 OCTOBRE
4-HUMILIATIONS Le Temps d’Anaïs, La Boule noire, Maigret a peur
9-VENDÉE Le Riche Homme, Une confidence de Maigret, Les Vacances de Maigret
14-VENGEANCES La Prison, Un nouveau dans la ville, Maigret et l’affaire Nahour
19-LIÈGE Le Pendu de Saint-Pholien, La Danseuse du Gai-Moulin, Crime impuni
LE JEUDI 7 JUILLET
LE JEUDI 11 AOÛT
LE JEUDI 15 SEPTEMBRE
LE JEUDI 20 OCTOBRE
5-AMÉRIQUE L’Horloger d’Everton, Feux rouges, La Jument perdue
10-ADULTÈRES La Chambre bleue, Le Train, Les Innocents
15-HISTOIRES DE FAMILLE Le Confessionnal, Les Autres, La Mort d’Auguste
20-SOLITUDES Le Petit Homme d’Arkhangelsk, Maigret à Vichy, Maigret et Monsieur Charles
LE MERCREDI 13 JUILLET
LE JEUDI 18 AOÛT
LE JEUDI 22 SEPTEMBRE
LE JEUDI 27 OCTOBRE
EN PARTENARIAT AVEC
* Offre de lancement réservée au livre n° 1 : 4,90 en plus du Monde. Chaque volume suivant sera vendu au prix de 9,90 en plus du Monde. Offre réservée à la France métropolitaine, sans obligation d’achat du Monde et dans la limite des stocks disponibles. Visuels non contractuels. Illustration « Georges Simenon Family Properties Ltd ». Couvertures originales : Collection John Simenon, Lausanne. Couvertures originales DR. Couverture Maigret s’amuse de R. Bezombes © ADAGP, Paris 2011. Couverture Strip-tease de J.Jacquelin © ADAGP, Paris 2011.
Chaque jeudi, 3 romans
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en plus du Monde
Dès le 16 juin, volume 1 : Simenon et la Côte d’Azur
CHAQUE JEUDI, EN PLUS DU MONDE
© Georges Simenon Limited (a Chorion company), all rights reserved - MEDIAFACTORY / AMOUR
La Fuite de Monsieur Monde Maigret s’amuse Strip-tease
VIII S p é c i a l S i m e n o n
0123 Vendredi 17 juin 2011
«Mon très cher Simenon...» Cinéastes, écrivains ou poètes, ils entretinrent avec l’auteur amitié et correspondance. Morceaux choisis Lettres de Federico Fellini Chianciano, 1976 « Mon très cher Simenon, (…)Je veuxvousraconterencoreune chose pour vous dire combien a été pour moi nourrissantela rencontreavecvotreimagination, avec votre créativité. Un petit rêve que j’ai fait il y a deux ans, avant de commencer Casanova. Je traversais une période noire. Inertie, découragement, marasme, haine à l’égard de ce film, la sensation d’être allé me fourrer dans un sale pétrin, des nuits entières passées à ergoter, à rêvasser sur la manière de me tirer sans trop de dégâts des engagements que j’avais pris. (…) Bref, une nuit je rêve que je me réveille à cause du cliquetis incessant d’une machine à écrire. Je m’aperçois que je m’étais endormi dans un grand jardin humide de rosée avec de grandes plantes chargées de feuilles d’un vert intense. Là-bas, au centre d’unepelouse,ilyauneconstructionenforme de tour. C’est de là que vient le cliquetis de la machine à écrire. Je m’approche et maintenant on n’entend plus aucun bruit. En me dressant sur la pointe des pieds, je lorgne par une fenêtre circulaire et je vois une chambre blanchie à la chaux comme une cellule, il y a un homme, un moine, en train de faire quelque chose que je n’arrive pas à voir parce qu’il me tourneledos. Il estassis età ses pieds, par terre, il y a une dizaine d’enfants, des petits garçons et des petites filles très sympathiques qui rient, plaisantent, qui touchent ses sandales, le cordon de sa bure. A la fin, l’homme se retourne: c’est Simenon. Accrochée à son menton, une barbicheblanche,jemerendstoutdesuite compte que c’est un postiche, une barbe de déguisement. Etonné et même un peu déçu, je n’arrive pas à trouver une explication jusqu’à ce que j’entende une voix à côté de moi qui me dit : ‘‘Elle est fausse. Bien sûr qu’elle est fausse. Ce n’est pas un vieux. Au contraire, il est tout jeune. Beaucoup plus jeune qu’avant. – Et que fait-il?, ai-je demandé. – Il peint son nouveau roman. Tu vois? Il en a déjà peint plus de la moitié. C’est un roman magnifique sur Neptune.’’ La voix s’évanouissait et cette fois je me réveillais vraiment. Bon, je ne veux pas me lancer dans des explications plus ou moins pertinentes (…), mais c’est un fait indubitable que le lendemain matin j’ai senti ma tension diminuer, le film m’a semblé moins détestable et je me suis mis à travailler. J’ai fait le film. La difficulté de la langue anglaise ? Mais puisque dans mon rêve Simenon arrivait même à « peindre » ses romans, pourquoi n’aurais-je pas pu tourner un film dans une langue qui n’est pas la mienne ? Et le fait que le personnage me soit étranger ? Cette distance que je sentais vis-à-visde Casanova? Oui, c’est vrai, c’était un personnage qui m’était étranger, que je sentais loin de moi, mais en même temps c’était un personnage qui vivait profondément en moi, exactement comme Neptune, dieu des abysses marins. (...)» Via Margutta, Rome, 1er septembre 1977 « Très cher légendaire Simenon, (…) En somme je traverse en ce moment ma période habituelle de vide, d’opacité bombardéedepenséesdéprimantes,velléitaires. J’ai terriblement de mal à m’habituer à l’idée que d’ici peu, dans très peu de temps même, j’aurai 60 ans, et je scrute et je relis les pages de Quand j’étais vieux à la recherche d’informations, de conseils, d’avertissements qui me concerneraient profondément. Que d’éblouissantes et de réconfortantesetdetrèstendrescoïncidences d’effrois, de craintes, de réflexions dans votre très précieux livre ! (…)»
Lettres d’André Gide Paris, le 6 janvier 1939 « Mon cher Simenon, Je soutiens qu’un livre est bien composé lorsque tous les traits de l’histoire concourentàtracerune figure – jeneparlepoint de celled’unhéros,maisdecellemêmedudrame. Il y a de très beaux livres, il est vrai, qui ne sont pas composés du tout. Mais c’est peut-être surtout par la composition que vos livres m’épatent. (La plupart. Pas Le TestamentDonadieu.)LeCheval-Blancestcomposé très bizarrement comme un morceau de musique, avec reprise, à la fin, du thème
dans la fourmilière humaine, qui ne peut venir que d’un très grand esprit, supérieur encore à son ouvrage, pour grand que soit celui-ci. (…) Je ne sais de quoi vous louer. J’ai admiré que vous ayez campé toute la Bretagne en quelques lignes (et je la connais à fond) mieux que tous les pseudo-Loti en cent volumes. J’admire la sobriété colorée et forte de vos descriptions, votre goût, votre compréhension du détail expressif, votre documentation juste, la réalité et le réalisme de vos livres que l’on coudoie dans la rue, rue dont vous faites du pathétique, pathétique contenu souvent dans un petit silence, un petit regard, etc. Je ne suis pas un critique mais j’aime à admirer et plus encore à dire que j’admire. Merci de m’avoir envoyé ce nouveau et beau livre. Votre dédicace est un événement dans ma vie et un événement heureux. Ils sont rares pour moi. Merci et croyez-moi votre lointain “ami”.»
Lettre de François Mauriac 23avril 1937 « Cher Georges Simenon, Je ne saurais dire combien votre lettre me touche : vous avez l’humilité des grands talents. Il suffit de jeter les yeux sur les romans de Robert Brasillach pour comprendre ce qu’il déteste en vous : tout ce qu’il n’a pas, le don de créer des êtres vivants dans une atmosphère vivante. Je ne vous ferai pas de phrases: je crois que je connais presque toute votre œuvre. Je ne vous ai jamais beaucoup apprécié au point de vue policier, mais dans beaucoup de vos romans policiers j’ai aimé un don qui se manifeste magnifiquement dans Le Testament Donadieu. Toute la première partie me paraît admirable. (…) Vous avez à travailler beaucoup, non pas votre style au sens profond (vous avez le « style ») mais du point de vue « correction », quand ce ne serait que pour décourager les chercheurs de poux. Je vous serre bien cordialement la main. »
Lettres de Jean Renoir
du début, enrichi, et comme étoffé par le relent des thèmes soulevés au cours du récit. Il semble, dans vos livres, que vous n’y tolérez rien de flottant. Cela est frappant dans Long cours (dont j’achevais hier la lecture) où le décousu apparent de la longue aventure vous invitait à la divagation et où, précisément, rien n’est inutile ; où aucun épisode, si fortuit qu’il puisse d’abord paraître, aucun dialogue, aucune description de paysage même, qui ne joue son rôle et ne soit, ou ne devienne, un élément indispensable à l’établissement de l’accord (ou du désaccord) final. Et (ceci m’intrigue beaucoup, mon cher Simenon) je voudrais savoir si c’est là le résultat d’une méditation soutenue, ou (ce que je crois plus volontiers) l’effet naturel d’une intuition subite, extraordinaire. Peut-être me sera-t-il donné d’en parler avecvous longuement,quelquejour.Avrai dire, je ne comprends pas bien comment vous concevez, composez, écrivez vos livres. Il y a là, pour moi, un mystère qui m’intéresse particulièrement. Je ne crois pas volontiers aux phénomènes (et, pour moi, vous en êtes un) et n’ai de cesse que je n’aie pu parvenir à me les expliquer. Prenez tout ceci comme un postscriptum à ma lettre d’avant-hier ; je suis plus réservé d’ordinaire et ne sais ce qui me prend de vous écrire si longuement.»
Lettre d’Henry Miller
220, rue Michelet, Alger, 11décembre 1944 « Mon cher Simenon, (…) Peu travaillé (pourtant mené à bien un Thésée qui me tenait à cœur depuis plus d’un quart de siècle et dont je suis assez satisfait) ; peu vécu ; beaucoup lu. A trois reprises, fait ma cure de Simenon, lisant ou relisant tous les livres de vous que je parvenais à me procurer, à Tunis, à Fez ou à Alger,
23avril 1954 « Cher Monsieur Simenon, Avec cette lettre, je vous envoie des salutations amicales d’une bonne douzaine d’amis à moi, tous des lecteurs dévoués de Simenon. Pour nous Américains qui viennent (sic) de vous découvrir (grâce aux traductions), c’est comme une nouvelle étoile quis’est levée à l’horizon. Vous êtes absolu-
et désolé de ne trouver que des bibliothèques assez mal fournies ; désolé surtout de ne pouvoir prendre connaissance de vos derniers écrits. A Tunis, tout comme à Nice, la « Légion », encore puissante, a empêché la conférence-lecture que je m’apprêtais à faire sur vous, depuis longtemps prête, et qui finira bien par sortir un jour, sous forme de longue étude, avec force citations. J’aurais voulu vous la soumettre, vous en parler, et me désole de n’avoir pu vous rejoindre en un temps où j’estime qu’une rencontre eût été, pour nous deux, si profitable. Car je me pique de pouvoir vous être debonconseil,commençantàvousconnaître si bien ; vous comprenant si bien ! et si amoureusement soucieux de vous faire mieux connaître : vous vivez sur une fausse réputation (tout comme Baudelaire, ou Chopin). Mais rien de plus difficile que de faire le public revenir d’un premier jugement trop hâtif. (…) Fidèlement et très attentivement vôtre.»
mentuniqueparmilesauteursquiconnaissent un grand succès auprès du public. Avec ce raccourcissement (?) que vous employez, vous ne perdez rien. Tout est là dans vos œuvres, et au-dessus tout le sens de l’humanité et la connaissance de la vie. Pour moi, qui ne connais rien de votre vie, hélas;c’estcommesivousavezfaitvos préparationsdans unevie antérieure. On parle souvent (et même trop, à mon avis) de la grande connaissance de Balzac. La vôtre est pour moi plus réelle, plus substantielle, et vous la nous servez d’une manière plus appétissante. Il y a une « tendresse » chez vous que je ne trouve pas assez souvent chezlesécrivainsfrançais. Est-celecôté belge ? (…) Je vous salue très cordialement en espérant que vous nous donnerez au moins une centaine de plus de vos livres si séduisants.»
Lettre de Max Jacob 13 avril 1933 « Monsieur, Nemecroyezpasgrandclercenlittérature.Je n’ai jamais pu savoir à quoi l’on reconnaît un roman bien fait (comme on dit) d’un roman mal fait. Le dernier livre que vous publiez me plaît énormément, comme tout ce que vous publiez. Je retrouve le même enthousiasme qui, il y a deux ou trois ans, me fit vous prôner partout et vous faire lire autour de moi. Ce qui me plaît en vous c’est « l’homme dans la foule », cette manière unique de voir l’être
12mai 1969, Paris « Cher Georges, Il y a encore des noisetiers n’était pas encore arrivé à Los Angeles lorsque j’ai quitté cette ville, aussi dès mon arrivée à Paris me le suis-je procuré, et je viens d’enterminerlalecture.J’en suisbouleversé. J’ai exactement l’âge de ton héros et je retrouve dans ton ouvrage l’expression de bien des doutes qui m’assaillent. Ce qui m’épate, c’est la précision avec laquelle tu as bâti un personnage beaucoup plus âgé que tu ne l’es. Tonlivre mesuivralongtemps.Ils’impose à mon esprit. J’aimerais en faire un film que je jouerais moi-même. Il me semble que je n’aurais qu’à paraître, me lever et m’asseoir, regarder par la fenêtre et boire mon verre de porto pour représenter ton banquier tel que tu l’as conçu. (…) Avec toute mon affection, as ever » 8février 1973, Beverly Hills « Cher Georges, Je lis dans le journal de Los Angeles que tu as décidé de cesser d’écrire. Je ne le crois pas, ou alors ce n’est qu’une halte provisoire. Dieu t’a créé pour écrire comme il avait créémonpère pour peindre. C’est pour cela que vous deux le faites si bien. Ecrire n’est pas pour toi un romantique compte rendu de tes états d’âme – c’est une fonction. J’ajoute que ta compagnie par l’intermédiaire de tes livres manquerait à des foules degens, et qu’il te faut songer à eux. Ta pensée ne nous parviendra peut-être plus sous forme de romans, peut-être tes livres seront de philosophie pure, mais sous une forme ou sous une autre, et cela pour le bien de tes lecteurs, tu te manifesteras. Didoetmoit’embrassonsdetoutcœur. » Ces lettres ont été consultées au Fonds Simenon du Centre d’études Georges Simenon, à l’université de Liège. Certaines ont été reproduites dans Carissimo Simenon, Mon cher Fellini (édité par Claude Gauteur, Ed. de l’Etoile/Cahiers du cinéma, 1998); Georges Simenon et André Gide…. sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950 (Carnets, Omnibus, 1999) et Jean Renoir, correspondance 1913-1978 (Plon, 1998).