NOIR C’EST NOIR / Charente-Maritime
Simenon et la Charente-Maritime
© CMT 17 / S. NADOUCE
u Jean-François MERLE*
« La lumière de la Charente était magnifique. On aurait dit de la poudre de perle »1 Couché de soleil sur le port de La Rochelle si chère à Simenon.
1. Georges Simenon à Raphaël Sorin. « L’Événement du jeudi », sept. 1989, in Pierre Assouline, Autodictionnaire Simenon, Omnibus, 2009, p. 96. 2. Denis Malleval a également adapté La Boule noire pour la télévision. Cet autre titre de Simenon a été diffusé sur France 3 au mois de février 2015. 3. Simenon à Carlo Rim, in Marianne, janvier 1934, rapporté par Pierre Assouline in Simenon, Julliard, 1992, p. 181.
* Jean-François Merle est éditeur aux éditions Omnibus. Il est par ailleurs romancier et traducteur.
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l’automne dernier, le festival du Polar de Cognac a distingué L’Escalier de fer, téléfilm de Denis Malleval2 d’après un roman de Simenon. Cette même année 2014, on commémorait les vingt-cinq ans de la disparition du romancier en 1989. En 2014, toujours, le prix Nobel décerné à Patrick Modiano, comme si l’académie suédoise, après avoir raté le maître – auquel elle préféra Ernest Hemingway en 1954 –, récompensait le plus doué de ses disciples, qui s’en rapproche par le style et son travail sur le passé enfoui. L’œuvre de Simenon reste vivante, présente en librairie et sur les écrans. Ils ne sont pas si nombreux les écrivains qui sont parvenus à gagner cette forme d’immortalité !
Citoyen du monde Né à Liège, mort à Lausanne, Georges Simenon a vécu en Belgique, en France, aux États-Unis, en Suisse, dans un bateau tandis qu’il sillonnait l’Europe du Nord par ses canaux et dans lequel il écrivit son premier Maigret. Il a voyagé sur les cinq continents, a changé plus de trente fois de résidence au cours de son existence… Avant tout citoyen du monde, il ne se reconnaissait pas vraiment de nationalité, ni de réel point d’attache.
Et pourtant… S’il y a un endroit où Simenon a eu une histoire d’amour particulière, c’est bien ce petit coin de planète à la douceur atlantique, un morceau de province française où il reviendra souvent, dans sa vie et dans son œuvre, la Charente-Maritime. En 1932, à vingt-neuf ans, après une décennie d’apprentissage durant laquelle il apprend son métier et modèle son style en publiant sous divers pseudonymes plus de deux cents romans populaires – criminels, sentimentaux, galants, d’aventure…, Simenon est désormais sous son propre nom un jeune écrivain à succès. L’année précédente, est apparu en librairie, avec pas moins de dix romans, le personnage du commissaire Jules Maigret que les lecteurs ont été nombreux à adopter. Pour l’heure, il cherche à s’installer « en tournant le dos à ce village de crabes qu’on nomme la capitale »3.
Le coup de foudre Il cherche la proximité de l’océan : « Si la mer et sa vie intense m’a bouleversé, elle m’a aussi conquis […]. Moi qui ai vécu dix-neuf ans sur le pavé d’une ville industrielle et déjà nordique, je ne l’ai vue, ou plutôt entrevue, comme une carte postale à Ostende, qu’au cours d’un bref voyage. LE PICTON 230
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l’œuvre en déploiement. Quand il rentre en France, il se partage entre Marsilly, Paris et l’île de Porquerolles, son autre terre d’élection. A l’automne 1934, c’est à La Richardière qu’il travaille à L’Évadé, son treizième et dernier roman.
4. Ces citations sont toutes extraites de Simenon, Mémoires intimes, in Tout Simenon, t. 27, dans leur ordre d’apparition pp. 717, 723, 722.
Les arcades de la rue du Palais à La Rochelle offrent un décor idéal à une scène de crime.
COLL. GUY DUPUIS
Maintenant, je suis pris pour elle d’une passion qui m’a envahi tout entier […] » 4 . Le couple Simenon porte son choix sur la « CharenteInférieure », comme on disait alors, et s’installe au printemps dans une belle demeure stylée à Marsilly : « Nous vivions à La Richardière, pas un château mais une vieille gentilhommière non loin de La Rochelle, avec une tour étroite et un escalier intérieur en pierre blanche qu’on appelait autrefois un pigeonnier »4.Il y mène une vie de gentleman-farmer, se rend au marché de La Rochelle en sulky, s’intègre avec plaisir à la vie locale. Il écrira douze romans et de nombreuses nouvelles dans ce havre de paix, malgré de fréquents séjours à Paris, où il est un auteur fêté menant une vie mondaine frénétique. Les années 1932 à 1935 sont celles des grands voyages : « Toute ma vie, j’ai été curieux de tout et pas seulement de l’homme que j’ai regardé vivre aux quatre coins du monde »4. Simenon fait le plein d’images et de sensations pour
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La Charente au cœur
Les toits de La Rochelle.
5. Ces citations sont toutes extraites de Simenon, Mémoires intimes, in Tout Simenon, t. 27, dans leur ordre d’apparition pp. 729, 731, 773. 6. Simenon, Quand j’étais vieux, in Tout Simenon, t. 26, p. 249.
L’année précédente, à la même saison, il a signé son premier contrat avec les prestigieuses éditions Gallimard, qui accueilleront mieux que Fayard, à l’époque éditeur populaire, les romans plus ambitieux, plus « littéraires » que les Maigret qui lui ont apporté la notoriété. Il déménage, s’installe dans le Loiret, puis réintègre la capitale. S’il délaisse alors la Charente, ce sera pour mieux y revenir.
>> Localisations des romans de Simenon en Poitou-Charentes et Vendée Le Haut Mal, 1933 (environs de La Rochelle)
Au bout du rouleau, 1947 (Chantournais)
Le Locataire, 1934 (La Rochelle) L’Évadé, 1936 (La Rochelle)
Le Clan des Ostendais, 1947 (La Rochelle)
Le Testament Donnadieu, 1937 (La Rochelle)
Lettre à mon juge, 1947 (La Roche-sur-Yon)
Le Coup-de-Vague, 1939 (La Rochelle)
Les Vacances de Maigret (Maigret), 1948 (Les Sablesd’Olonne)
Le Voyageur de la Toussaint,1941 (La Rochelle, Fontenay-leComte) L’Inspecteur cadavre (Maigret), 1941 (Saint-Aubin-les-Marais) Le Fils Cardinaud, 1942 (Les Sables-d’Olonne) La Maison du juge (Maigret), 1942 (Luçon) Le Rapport du gendarme, 1944 (Sainte-Odile, près de Fontenay-le-Comte) Les Noces de Poitiers, 1946 (Poitiers) Le Cercle des Mahé, 1946 (SaintHilaire)
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Les Fantômes du chapelier, 1949 (La Rochelle) Tante Jeanne, 1951 (Poitiers) Marie qui louche, 1952 (La Rochelle) Maigret a peur, 1953 (Fontenayle-Comte) Le Fils, 1957 (La Rochelle) Le Passage de la ligne, 1958 (Niort) Une confidence de Maigret, 1959 (Fontenay-le-Comte) Le Train, 1961 (La Rochelle) Le Riche Homme, 1970 (La Rochelle)
« Vers le milieu de l’année 1937, installé dans mon luxueux appartement du boulevard Richard-Wallace [à Neuilly], j’ai été pris soudain de révolte contre ce qui m’entourait » 5 . Les Simenon se mettent en quête d’un nouveau lieu de vie : « Le problème à résoudre était : trouver une maison assez isolée, au bord de la mer, une maison pas trop grande, où je me réfugierais pour écrire ». Ils prospectent la côte en commençant au nord de la Hollande : « Descente, à petites étapes, le long de la mer du Nord, puis de la Manche. Après la Normandie, la Bretagne, la Vendée, enfin les environs de La Rochelle, que j’avais quittée cinq ans plus tôt. Et là, des larmes me montent aux yeux comme si je retrouvais mon pays. »6 Et il s’exclame : « C’est ici que je veux vivre, près de La Rochelle […] »5. Il trouve la maison de ses rêves à Nieul-surMer, l’achète, et après de longs travaux de rénovation, les Simenon s’y installent en 1938. C’est là que sera conçu et baptisé son fils aîné Marc, qui naît en avril 1939. Il est à Nieul quand les armées allemandes déferlent sur les Pays-Bas et la Belgique. Citoyen belge, Simenon est mobilisé. Les autorités de son pays le renvoient dans ses foyers avec la mission d’organiser l’accueil des réfugiés belges qui affluent dans le département, tâche qu’il accomplit avec son énergie coutumière et un dévouement exemplaire. Le 22 juin, la France capitule. À cause des bombardements allemands, puis anglais, la région n’est plus sûre et les Simenon la quittent à regret en août pour trouver refuge à Fontenayle-Comte, où ils resteront près de deux ans, puis à Saint-Mesmin-le Vieux, toujours en Vendée, où ils résideront jusqu’à la Libération. « J’ignorais, en partant de Nieul, que je ne rentrerais plus dans notre maison »5 écrira-t-il avec nostalgie dans ses mémoires. En 1945, Simenon tourne le dos la France pour l’Amérique du Nord et les États-Unis où il vivra dix ans avant de revenir en Europe en 1955 pour s’installer en Suisse, où il restera jusqu’à sa mort en 1989.
La Charente toujours Pour autant, la région rochelaise ne le quittera pas. Écrivain de la mémoire, Simenon fait appel aux paysages qu’il a connus, à des réminiscences d’odeurs, de couleurs, de sensations, il puise dans le magasin de ses souvenirs pour nourrir son œuvre. Il y a les « romans exotiques », tirés de ses voyages autour de la planète, les « romans américains », reflets de son long séjour aux ÉtatsUnis, d’autres qui se situent par exemple sur la LE PICTON 230
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Côte d’Azur, en Wallonie, tous lieux qu’il a fréquentés, mais il ne les utilise pas forcément dans ses livres au moment où il y réside. Tout est source d’inspiration, présente ou future. Et s’il est effectivement à La Rochelle en 1938 quand il compose les délicieuses nouvelles mettant en scène le Petit Docteur, qui se passent dans la région, il vit dans l’Arizona quand il écrit dix ans plus tard Les Fantômes du chapelier, qui se déroule également dans cette ville, qu’il a gardée en lui malgré le temps et la distance. Dans l’œuvre romanesque de Simenon si riche, continent que l’on ne finit pas d’explorer et inépuisable vivier pour les cinéastes – 192 romans sous son nom, dont 75 Maigret, plus de cent nouvelles –, la Charente-Maritime et la Vendée ont servi de décor à maintes reprises. De nombreuses nouvelles et pas moins de vingt-cinq romans se situent à La Rochelle et ses environs, ce qui en fait, et de loin, le premier paysage de l’œuvre si l’on excepte Paris, terrain d’action naturel du commissaire Maigret. Dans la maîtresse biographie qu’il lui a consacrée, Pierre Assouline rapporte ceci : « En 1966, en signant le livre d’or du Café de la Paix, [Simenon] évoquera ses années à La Rochelle comme “la période la plus heureuse de sa vie”. […] il dit souvent qu’il a deux patries : la Belgique, parce qu’il y est né, et La Rochelle, parce qu’il l’a choisie. »7 Peut-on trouver déclaration d’amour plus éloquente ? n
1. Pierre Assouline, Autodictionnaire Simenon, Omnibus, 2009, p. 267.
>> Informations Depuis 1988 et la parution du premier des vingt-sept tomes de Tout Simenon, les éditions Omnibus accueillent l’œuvre complète de Georges Simenon : les 192 romans, les reportages, l’œuvre autobiographique. Les 140 nouvelles hors Maigret que Simenon publia dans les journaux et revues de 1929 à 1953 ont été regroupées en septembre 2014 dans les deux volumes des Nouvelles secrètes et policières, préfacés par JeanBaptiste Baronian, président des Amis de Georges Simenon.
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