Tool quiz livre vert fr 25 06 2012

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TOOL QUIZ

LIVRE VERT

Imprimé par le Conseil Régional Nord‐Pas de Calais / Copie pour usage personnel

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TOOL QUIZ est un projet financé par les Fonds Européens de Développement Régional Et rendu possible grace au programme INTERREG IVC

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Droit de culture, culture de droits

Une contribution pour une approche prospective des politiques culturelles des territoires européens

Décembre 2011

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Coordination éditoriale: Laurence Barone, Pascal Brunet. Ont participé à ce numéro: Jacques Delors, Mercédès Bresso, Catherine Lalumière, Pau Raussel Koster, Philippe Aigrain, Saskia Sassen, Jean‐Michel Lucas, Mary Ann Devlieg, Thierry Baudoin, Bernard Misrachi et Madeleine Chiche, Michel Repellin, Patrick Allegaert et Yoon Hee Lamot, Constantin Petcou, Vincent Guimas, Alban Cogrel, Marco Felez, David Joyner, Pascal Brunet, Laurence Barone et les partenaires du projet toolquiz. Nous remercions l'ensemble des contributeurs de ce livre qui ont accepté d'y participer sur une base volontaire et d'engagement et sans demande de droits. Nous remercions particulièrement Laurence Barone pour la direction et la coordination de l'ouvrage. L'ensemble des textes de liaison a été rédigé par le Relais Culture Europe.

Graphisme: Conseil Régional Nord‐Pas de Calais Responsabilité éditoriale: Les propos tenus n’engagent que leurs auteurs. Les collectivités et partenaires du projet Toolquiz ne sauraient être tenus pour responsable des propos et opinions émis par les contributeurs de cet ouvrage. Droits d’auteurs: Cette publication relève de la législation française et internationale sur le droit d’auteur et la propriété intellectuelle. Tous les droits de reproduction sont réservés par leurs propriétaires respectifs. La reporduction de tout ou partie de cet ouvrage est soumise à autorisation. Ce livre vert a été réalisé dans le cadre du projet Toolquiz co‐financé par le programme Interreg IV C de l’Union européenne.

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Droit de culture, culture de droits Une contribution pour une approche prospective des politiques culturelles des territoires européens

Introduction générale.............................................................................................p9 Pascal Brunet, directeur du Relais Culture Europe..................................................................................p11

Introduction politique .....................................................................................p13

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne..........................................................p15

Mercédès Bresso, présidente du Comité des régions.............................................................................p18

Catherine Lalumière, présidente du Relais Culture Europe...................................................................p21

Partie 1 – Changements de paradigme........................................................p25

L’humain……………………………………………………………………………………………………………………..…………p28 Laurence Barone

Cultura. L’option intelligente? ……………………………………………………………………………………..……….p31 Pau Rausell Köster

Les biens communs culturels et la justice sociale à l’origine d’un nouvel humanisme européen.................................................................................................................p41 Philippe Aigrain

Villes entre vieilles frontières et nouvelles et clôtures du capital...............................................p49 Saskia Sassen

Partie 2 – Pratiques de politiques publiques...............................................p59

Rationnalité économique et fondements culturels de l’Union..................................................p63 Jean‐Michel Lucas Cultural Rucksack : Un programme pour l’égalité d’accès à la culture des enfants.........................................p70

L’heure d’un NEW DEAL culturel européen ?.............................................................................p73 Mary Ann Devlieg Atteindre les sommets. Une politique basée sur l’art pour développer les compétences générales de la jeunesse...........................................................................................................................................................p79

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Green Cook – Pour une culture alimentaire soutenable………………………………………………………………………………p81

Investir les métropoles..............................................................................................................p85 Thierry Baudoin Bibliothèque solidaire ‐ Un projet de la Bibliothèque publique d'Etat de Cuenca............................................p96

Partie 3 – Pratiques d’acteurs......................................................................p101

Soin/regard.........................................................................................................p105

Des techniques du corps comme projet politique ...................................................................p107 Michel Repellin ‐ A.I.M.E

Interroger les usages quotidiens de la ville...............................................................................p111 Madeleine Chiche et Bernard Misrachi Docteur Guislain Museum – Remettre en cause les préjugés.........................................................................p115 Potens – Psychodrame sur la scène éducative ...............................................................................................p118

Transformation/réappropriation.........................................................................p121

Cultures rhizomatiques et translocales....................................................................................p123 Constantin Petcou

Le designer fabriquant d’une nouvelle modernité...................................................................p133 Vincent Guimas Recyclart – Transformer la rupture urbaine...................................................................................................p137

Trajectoire/responsabilité...................................................................................p139 Les Articulteurs ‐ Un écosystème socio‐économique au service du territoire..........................p141 Alban Cogrel et Marco Felez

Transfer de créativité................................................................................................................p145 David Joyner, Erik P.M. Vermeulen, Christoph F. Van der Elst, Diogo Pereira Dias Nunes, Wyn Thomas

Thinking in New Boxes.............................................................................................................p157 Luc de Brabandère, Alan Iny

En guise de conclusion...................................................................................p161 7


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Introduction

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“Les politiques publiques et les pratiques des acteurs culturels doivent donc se redéfinir comme « espace de redéfinition, et mieux de renégociation » de ces déséquilibres de droits.”

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Ce livre vert est le résultat d’une longue démarche de réflexion, commencée il y a maintenant plus de trois ans. Nous étions, alors, au tout début de ce qu’il est, maintenant, convenu de nommer une crise systémique. Notre intention de départ ne s’en est trouvé que renforcée : comment, dans un contexte transformationnel fort devions‐nous définir la place de la personne dans les politiques publiques pour la culture des collectivités régionales ? La question pouvait paraître incongrue, au moment où cette personne n’était évoquée qu’indirectement dans bon nombre de dispositifs publics, le plus souvent par des formulations d’objectifs quelque peu techniques : renforcement de capacités, capital humain, au service d’objectifs de développement, le plus fréquemment, uniquement économiques. La crise / les crises produisent leurs effets, et soulignent d’autant plus fortement les tensions qui traversent les sociétés. Quels sont alors les choix européens dans ce monde interagissant ? Et plus particulièrement, quels sont les choix pour les acteurs régionaux, politiques et civils ? Ce livre vert repose sur un constat et affirme un principe. Nous sommes dans un moment de profond déséquilibre entre droits politiques et civils, droits économiques, et, pour ce qui concerne spécifiquement ce livre, droits culturels de la personne. Les politiques publiques et les pratiques des acteurs culturels doivent donc se redéfinir comme « espace de redéfinition, et mieux de renégociation » de ces déséquilibres de droits. Des acteurs politiques et civils sont au travail, repensent leur cadre d’actions, expérimentent de nouvelles pratiques, inventent de nouveaux modes de gouvernance citoyenne. Nous ne voulons pas dans ce livre faire l’inventaire de ces pratiques, mais bien montrer en quoi elles tracent des lignes de force d’un renouveau de l’action publique pour la culture : -

C’est dans un monde ouvert que nous devons transformer nos politiques publiques, C’est dans un monde d’opportunités que nous devons penser les politiques publiques pour la culture, C’est dans une Europe unie que nous devons renforcer nos coopérations et nos solidarités, C’est dans des territoires de vie choisis que les trajectoires de chacun peuvent se redéployer, dans le temps et dans chaque singularité culturelle et personnelle, C’est donc, par d‘audacieuses politiques publiques pour la culture, que nous devons affirmer un principe européen de dignité, et même d’égale dignité des personnes et des cultures.

Pascal Brunet Directeur du Relais culture Europe Octobre 2011

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Introductions politiques

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“C’est ainsi que se forgera une version inédite de l’union nécessaire dans la diversité acceptée et vivifiée.”

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Les bouleversements économiques, sociaux et culturels induits par la mondialisation appellent des cadres politiques nouveaux, adaptés à leur échelle. Si l’intégration européenne apporte une réponse pour maîtriser les flux qui dépassent les cadres nationaux, les entités infra étatiques telles que les régions, sont aussi nécessaires pour retrouver une emprise sur nos destins. Elles offrent en effet des lieux de réponse aux crises d’adaptation que traversent nos sociétés. Fait inédit dans notre histoire, l’ancrage territorial et l’identité des individus et des groupes se dissocient. Ce phénomène est lié d’une part aux déplacements de populations sans précédent auxquels nous assistons, d’autre part à la capacité offerte par les nouvelles technologies de l’information d’être reliés en permanence à d’autres sociétés que celles où nous vivons. Cette nouvelle donne, qui favorise les incompréhensions, se double d’une autre fracture : entre les élites, qui agissent et pensent au niveau global, et les citoyens qui pensent à partir du local. Cette dichotomie incite ces derniers à la défiance voire au repli identitaire qui nourrit la montée des nationalismes. Là où les cultures cohabitent sans se côtoyer, l’action à l’échelle d’un territoire est la seule envisageable pour réapprendre, dans l’interaction et la relation, le vivre‐ensemble. Car seuls des lieux de proximité sont à même de réinventer les liens fondamentaux de toute société : la confiance et la convivialité. Depuis les pères fondateurs, l’intégration européenne propose un cadre institutionnel pour œuvrer au rapprochement des peuples. Elle ne peut y parvenir ni relever les défis du XXIème siècle sans l’implication forte des régions et de leurs représentants. Faut‐il le rappeler ? Leur dynamisme demeure primordial car les régions sont la cheville ouvrière du développement économique et social. Lieux de création de richesse et d’initiatives, les territoires sont les seuls à pouvoir valoriser leurs atouts endogènes dans la compétition mondiale ou encore à expérimenter des modes de vie durables, sur le terrain. L’UE peut les y aider, inciter, encourager, proposer des cadres communs, mais elle ne peut se substituer à eux. Tandis que la compétition pour attirer les investissements tend à produire de grands pôles urbains, l’UE peut aussi garantir un certain équilibre entre régions par la politique de cohésion pour éviter que les moins dynamiques ou les moins en avance se voient reléguées au rang de zones marginales, comme les zones rurales dépositaires de nos traditions et de notre art de vivre. Au‐delà des impulsions données par la Commission, les régions européennes peuvent coopérer entre‐elles. Les terrains de coopération sont nombreux : partager des expériences, défendre leurs intérêts économiques, leurs valeurs et leurs héritages communs (la paix, l’euro, le marché unique). Quel que soit le terrain de coopération privilégié, un objectif doit les rassembler au‐delà des clivages politiques : donner à chacun la possibilité de développer toutes ses capacités et de participer au développement de sa société, en respectant un juste équilibre entre la liberté des individus et la solidarité avec la société. 15


Aussi nécessaires qu’elles soient, ces coopérations politiques trouveront un supplément d’âme primordial dans le dialogue culturel, si nécessaire pour contrecarrer les tendances au repli et pour préserver leur originalité, leurs langues, leurs identités. En animant le débat public, en faisant circuler les idées les régions participeront à faire vivre le projet européen dans sa diversité et son pluralisme, marque de fabrique de l’UE. En offrant des lieux de rencontre, d’échange et de création, elles ancreront en profondeur le projet européen, c’est‐à‐dire, au sein de l’identité de chacun. C’est ainsi que se forgera une version inédite de l’union nécessaire dans la diversité acceptée et vivifiée. Jacques Delors Ancien président de la Commission européenne

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”Sans culture dans les politiques publiques et sans politiques pour l'accès de la culture pour tous, aucune Europe renforcée et unie n'est possible.”

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L'Europe est aujourd'hui en crise, une crise multiforme qui menace de s'attaquer aux fondements mêmes du projet politique qui réunit les 27 pays de l'Union européenne. Grave, la crise n'en constitue pas moins une opportunité. Aussi bien l'analyse étymologique grecque de ce mot qui signifie "décision" que celle des caractères chinois combinant "danger" et "occasion à saisir", démontrent avec simplicité cette dualité. La crise pourrait donc être porteuse de renouveau. Encore faut‐il avoir un projet politique! Continuera‐t‐on sur la voie de la routine ? Ou saura‐t‐on se diriger vers un modèle de société plus durable d'un point de vue environnemental mais aussi social ? Je pense évidemment que l'Europe doit saisir l'opportunité qui lui est offerte pour changer la vie. Dans ce contexte, la culture est l'un des éléments clef pour redonner un sens au lien social, au projet européen dans les territoires et au développement personnel des citoyens. Elle est aussi le socle de l'identité européenne certes variée, mais unie dans cette diversité. Sans la culture, le projet européen n'a plus de sens, ni plus de consistance. Bien entendu, la dimension culturelle ne doit pas oblitérer les autres dimensions cruciales du projet européen ‐ institutionnelle, économique, monétaire, sociale ou territoriale ‐ mais elle doit rester l'une de nos préoccupations majeures tant la culture et les politiques culturelles jouent un rôle structurant. La culture est une condition sine qua none de la mise en œuvre de "la compétition qui stimule, de la coopération qui renforce et de la solidarité qui unit", triangle magique de la construction européenne selon Jacques DELORS. Facteur d'innovation et de créativité, la culture participe pour beaucoup au développement économique de l'UE. Les industries culturelles et créatives sont l'une de ses forces. C'est dans les territoires que ces nouvelles activités sont soutenues, aussi bien pour favoriser le développement économique que pour renforcer la cohésion sociale et l'épanouissement de ses habitants. En effet, si elle contribue à la compétitivité, la culture doit aussi stimuler la coopération et la solidarité entre les citoyens et les peuples européens. C'est pourquoi il est très important de leur donner la capacité effective d'accéder et de profiter pleinement des biens culturels ainsi créés. Ce sont encore les régions et les villes, par des politiques volontaristes dans les domaines culturel, éducatif ou social, qui rendront possible un accès au plus grand nombre. La politique culturelle contribue ainsi à rendre plus attractifs des territoires non seulement à des investisseurs mais aussi aux gens qui y vivent ou qui peuvent s'y installer. Les régions et les villes sont enfin au cœur des coopérations interrégionales le plus souvent financées par l'Union européenne qui permettent un échange culturel et intellectuel indispensable à la construction du projet européen. La promotion de la culture est ainsi un but à poursuivre en tant que tel et pour lui‐même mais également un facteur éminent d'inclusion sociale, de solidarité, de développement économique alternatif, de régénération indispensables à nos sociétés européennes. Sans culture dans les politiques publiques et sans politiques pour l'accès de la culture pour tous, aucune Europe renforcée et unie n'est possible. 18


Pour atteindre un développement humain harmonieux, la culture est ainsi aussi indispensable que la santé, l'éducation, la formation et un certain niveau de vie. Il est curieux mais heureux de voir que tous ces objectifs sont en fait poursuivis, dans les territoires, par la Politique de cohésion de l'UE. C'est pourquoi je milite, en tant que Présidente du Comité des Régions, pour que cette politique soit renforcée à l'avenir. Certains dirigeants politiques à courte vue, pressés par les opérateurs financiers et les pseudos signaux du marché, sont obnubilés par la nécessité de faire des économies et souhaiteraient réduire le budget de l'Union européenne, en général, et le budget de la Politique de cohésion, en particulier. Ils ne veulent pas voir que cette politique d'investissement dans les infrastructures de soutien aux PME, de valorisation des ressources humaines et d'exploitation de notre potentiel territorial est la seule solution pour sortir de la crise par le haut. L'Union européenne a donc le devoir, dans ce cadre, d'imposer au reste du monde, et face aux marchés, de nouveaux indicateurs pour prendre en compte le bien‐être des citoyens, condition d'une véritable prospérité. Ces indicateurs, adossés au développement territorial, devront rompre avec une vision exclusivement comptable et matérialiste du progrès pour mieux appréhender ce qui fait aussi la force d'une société : sa cohésion, son bien‐être et sa culture. C'est pourquoi je crois qu'il faut réintégrer de la culture dans toutes les politiques. Replacer la culture au centre des préoccupations de l'Europe, c'est évidemment nous aider à mieux penser notre présent pour mieux préparer notre avenir. Mercédès Bresso Présidente du Comité des Régions

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” Mais ceci passe par la prise de conscience de la place et du rôle de la culture, par les décideurs à tous les niveaux, par les citoyens de l’Union européenne et par les hommes et les femmes de culture eux‐mêmes.”

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En cette année 2011, l’Europe est en pleine crise. L’Union européenne est à la peine, prise en tenaille entre la nécessité de réduire les dettes abyssales de ses Etats membres, et celle de relancer la croissance qui reste désespérément molle dans la plupart des Etats. On parle rigueur, compétitivité, concurrence à l’échelle mondiale, rentabilité, efficacité, nécessité d’investir, de produire, de vendre à nos voisins et sur le marché mondial. Finance et économie exercent une domination absolue sur l’actualité. Le document de la Commission pour 2020, et de façon générale presque tous les documents et discours émanant des autorités européennes tournent autour de ces questions, au demeurant très importantes. Mais, ce faisant, on reste dans une vision essentiellement, voire exclusivement marchande pour ne pas dire matérialiste de l’Europe et du monde. On peut le comprendre et d’une certaine manière l’excuser, voire l’approuver compte tenu de l’urgence. Mais il est de notre devoir de tirer aussi la sonnette d’alarme, car, si cette orientation perdure trop longtemps, c’est tout le projet européen qui sera dénaturé ; c’est l’Europe qui risque de perdre son identité et de disparaître en tant qu’entité politique et culturelle originale. Je ne suis pas seule à le dire. Mais nous sommes encore trop minoritaires pour réorienter aujourd’hui les institutions européennes vers d’autres priorités que l’économie et le marché. Or, il n’y a pas de temps à perdre. L’Europe et l’UE ont besoin de retrouver une ligne, un sens dans lesquels les citoyens se retrouvent. Ils veulent la prospérité, le bien‐être, des emplois, du pouvoir d’achat ; mais ils veulent aussi que leurs personnes, leurs libertés, leurs droits, leurs cultures, leurs manières de penser et de vivre, soient reconnus et respectés, et que la société englobe toutes les facettes de la vie pour que l’on puisse vraiment vivre ensemble. Les tensions sociales, les problèmes des quartiers difficiles, parfois les violences, ne sont pas dus seulement à des difficultés économiques. Ils sont aussi dus à des problèmes sociaux et à des problèmes humains mal résolus. Nous le constatons à tous les niveaux de la société. 1 – C’est le cas notamment sur les territoires des villes, des départements ou des régions. Qu’il faille de l’argent pour investir, réaliser de grands travaux, pour assurer des aides aux plus démunis : c’est une évidence. Mais il faut aussi développer des activités culturelles au sens le plus large du terme : manifestations artistiques, musicales, théâtrales, picturales ; festivals en tous genres ; valorisation de patrimoine (monuments, jardins…) en le reliant à l’histoire ; développement des échanges interculturels. Pourquoi faire tout ceci ? Evidemment pour développer des activités économiques, créatrices d’emplois. Mais aussi pour donner un sens à la société et aux personnes qui la composent, en développant l’ouverture d’esprit, la connaissance et le respect de l’autre, en permettant de se situer par rapport à l’autre. 21


Vivre ensemble quand on est différents, ne va pas de soi. Cela s’apprend. La culture y contribue car elle peut apprendre à se connaître soi‐même et à connaître l’autre. Et finalement elle peut permettre de dégager des valeurs communes et de travailler ensemble pour atteindre des objectifs communs. Les populations de nos villes et de nos régions sont riches de leur diversité d’origine mais cette diversité peut tourner à la catastrophe si des principes de vie en commun ne sont pas respectés, a fortiori s’ils ne sont pas connus. La culture permet de mettre les choses en perspective en rappelant l’histoire, en dégageant des valeurs, des principes de vie en commun. Elle est le socle d’une société organisée où chacun a une place et comprend le rôle qu’il peut jouer. 2 – Au niveau européen c’est exactement la même chose, mais de façon encore plus nette. Rompant avec une histoire multiséculaire caractérisée par une compétition permanente entre les Etats européens, ceux que l’on appelle les Pères fondateurs de la construction européenne ont opéré une véritable révolution à partir de 1945. Ils ont changé de paradigmes. Pour la première fois dans l’histoire des européens, l’objectif n’a pas été la rivalité et le conflit, mais, au contraire, la réconciliation, la paix et la mise en chantier d’un projet commun. Un projet de société incluant la réalisation d’un marché unifié, mais allant bien au‐delà. Un projet caractérisé par des préoccupations de cohésion et de justice sociale (même si, évidemment, beaucoup reste à faire) et surtout caractérisé par des principes démocratiques et humanistes, hérités de multiples traditions gréco‐latine, judéo‐chrétienne, arabo‐musulmane, etc… Cela fait partie de notre culture. Et nos écrivains, philosophes, historiens, sociologues et artistes de cinéma, de théâtre… tous sont porteurs, chacun à sa manière et en toute liberté, de cette culture européenne, multiforme et d’une incroyable richesse. C’est elle qui donne son plein sens au projet européen. Si, après les horreurs des régimes totalitaires des années trente, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, nos prédécesseurs se sont lancés dans ce projet incroyablement ambitieux de construction européenne, c’est pour réaliser ce projet de société et protéger les plus belles valeurs de la pensée européenne. Ce sont les mêmes motivations qui ont donné leur force à ceux qui firent les révolutions en Europe centrale et orientale après la chute du Mur de Berlin. Et, aujourd’hui, dans la tourmente dans laquelle l’Europe se débat, face au retour des nationalismes et du repli sur soi, l’objectif est le même, devrait être le même, si les européens prennent conscience de la situation et savent se mobiliser. 22


Récemment la France accueillait l’ancien Président du Brésil Lula da Silva. Cet homme parfaitement représentatif des pays émergents, de leur vigueur et de leur force toute nouvelle, a rendu un hommage appuyé au modèle européen en le qualifiant de « patrimoine universel ». Dans sa bouche ce qualificatif n’était pas dû à l’existence de forces économiques ou militaires particulières. Il était dû à la force des idées notamment celle de la réconciliation et de la liberté, philosophie politique qui constitue le socle du projet européen. Faut‐il que les européens laissent à des étrangers le soin de souligner le rôle de la culture dans l’Europe du XXIème siècle ? Non, la culture n’est pas un domaine marginal dont on s’occupe quand on a un peu de temps… et un peu d’argent. En Europe, aujourd’hui, la culture, au sens le plus large du mot, est le socle dont la construction européenne a besoin pour tenir debout. C’est aussi ce qui donne un contenu au projet européen lui‐même, surtout si, comme nous y invite souvent le philosophe Edgar Morin, nous savons ne pas rester immobiles mais, au contraire, évoluer vers une nouvelle « renaissance ». Mais ceci passe par la prise de conscience de la place et du rôle de la culture, par les décideurs à tous les niveaux, par les citoyens de l’Union européenne et par les hommes et les femmes de culture eux‐mêmes qui trop souvent ont une conception étroite de la culture et ne voient pas que l’Europe se définit d’abord par elle. Catherine Lalumière Présidente du Relais Culture Europe

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Partie I Changements de paradigmes

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” Il s’agit de prendre en compte ce moment de transformation du monde, ses lignes de tensions, sa complexité, et de réinterpréter, explorer, redéfinir afin de métamorphoser l’humanisme lui même”

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La question du lien culture, humain et développement, pose, en premier lieu, et plus fondamentalement, la question de ce qu’est et pourrait être un humanisme européen aujourd’hui. C’est le socle d’une communauté de destin et la condition d’une nouvelle métamorphose européenne. Il ne s’agit pas de « prendre en compte » l’humain, d’adapter, d’accommoder. Il s’agit de faire de l’humain le point déterminant de la redéfinition de nos systèmes économiques, sociétaux et politiques, de travailler à la constitution d’espaces de droit qui soient la garantie première des possibles de cette humanité et de déterminer en quoi la culture en est un élément constitutif. Cela demande de se réapproprier, dans leur ampleur, leur complexité et leur interrelation, certains des paradigmes structurants des évolutions européennes et mondiales. Il faut regarder sur quelles lignes de tension et dans quels espaces cet humanisme – comme sa dimension culturelle ‐ peut se redéfinir et se mettre au travail. Nous avons choisi ici de nous attacher plus particulièrement aux points suivants: ‐ ce que l’on entend par humain, ‐ ce qui se joue dans le rapport au marché et hors marché, ‐ ce qui se transforme et ce qui se travaille sur les territoires et plus particulièrement les villes mondiales. Ces différents paradigmes mettent en avant l’importance des phénomènes de mondialisation, leur rapidité, leur profondeur, comme les interactions permanentes. Relais Culture Europe 27


L’humain en complexité

Laurence Barone Des processus de déshumanisation traversent l’ensemble de nos systèmes économiques, sociétaux, culturels et politiques. Ces processus sont larges, amples, profonds1.

La prépondérance accordée au rapport marchand conduit aujourd’hui à privilégier une lecture de la nature humaine au prisme de la maximisation de l’intérêt personnel et du bien‐ être dans la consommation. Le centrage croissant de nos systèmes sur la performance et la compétitivité induit par ailleurs de considérer la personne en tant que ressource utile, disponible et exploitable dans la production de ces consommables.

Parallèlement, quand la dimension sécuritaire structure de manière croissante nos débats et politiques, les personnes désignées comme dangereuses font l’objet de procédures de criminalisation, d’enfermement, voire d’expulsion. Ceci s’étend de l’étranger à la personne malade, du pauvre au vagabond, tout corps étranger risquant de remettre en cause un fonctionnement sûr, serein et homogène de nos sociétés. Des dispositifs d’alerte apparaissent, de plus en plus précoces. Ils entendent mesurer la dangerosité potentielle, anticiper les actes, présumer statistiquement des comportements considérés à risque.

Enfin, la question est aujourd’hui posée, par la sélection, le clonage, les techniques de reproduction non sexuée, d’agir sur l’humain lui‐même, de le délivrer de ses limites naturelles. Il ne s’agit plus de prendre soin de l’homme mais, par un nouvel usage des corps, de fabriquer – parfois pour autrui, sélectionner, perfectionner.

Ainsi, l’individu se retrouve, à plus ou moins grande distance, et de manière plus ou moins visible, pris dans un tissu de contrôle et de surveillance. Ce tissu, diffus, pluriel, trace les comportements. Il capte les gestes, les pensées, les désirs. Il formate, oriente les choix et les imaginaires de chacun dans un univers de démesure qui lui paraît souvent insaisissable. Il fragilise l’humain dans un moment où des techniques de plus en plus intrusives se propagent d’un secteur à l’autre, de manière très rapide, dans un rapport non toujours débattu entre le technologiquement possible, le socialement souhaitable et l’éthiquement acceptable. Interagissant, souvent convergents, ces processus remettent en cause la conception de l’humain et de sa valeur sur laquelle se sont construites, depuis l’après guerre, nos sociétés et nos démocraties.

De la même manière qu’il s’était mis à distance de la nature, l’homme se met en effet aujourd’hui à distance de lui‐même. Il vit dans un rapport à autrui fondé sur la concurrence, l’indifférence ou la suspicion. Il se dépossède de sa capacité à penser, imaginer, représenter, désirer, vivre. Il s’éloigne d’une pensée du vivant fondant, dans un rapport à l’altérité, un être social et un être au monde. Il se désolidarise d’une communauté inter humaine mettant en relation des singularités dans leur complexité et leur égale dignité. Il déconstruit progressivement, mais de manière certaine, le rapport qu’il entretient avec ce qui constitue son irréductible humanité.

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Mireille Delmas Marty, Sens et non sens de l’humanisme juridique, Cours au collège de France 2011.

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De tels processus mettent en danger nos démocraties. Ils délégitiment et banalisent les valeurs d’humanité. Ils fonctionnalisent et privatisent le rapport social. Ils dévitalisent cette force humaine à même de la réfléchir, la régénérer, la réinventer. Ils favorisent la mise en place d’un gouvernement par le nombre et non par le droit. Il s’agit ne s’agit plus, dans un tel gouvernement de garantir les conditions de représentations de possibles, d’expression des disensus et de négociation permanente des équilibres. Il s’agit bien de se fonder sur une logique gestionnaire proposant une appréhension fonctionnelle, une analyse statistique et une résolution efficiente de problèmes. Entre persistance des dynamiques de construction politique à l’œuvre depuis l’après‐guerre et renouvellement des pratiques civiles, des contre tendances et résistances, fragiles et fragilisées, sont à l’œuvre.

L’Union comme le Conseil de l’Europe demeurent, même sous tension, des espaces protecteurs des droits fondamentaux. Des acquis se structurent, s’ancrent, agissent dans nos sociétés depuis cinquante ans. Des textes fondateurs existent et demandent à être mis au travail, comme la Charte européenne des droits fondamentaux.

Des pratiques civiles émergent dans l’économie, le social, l’environnement, le culturel, le citoyen – du mouvement des « indignés » aux pratiques contributives. Ces pratiques participent de la construction d’autres formes de vie, de vigilance, de prise de conscience. Elles prennent acte de ces déséquilibres, et souvent même déni, de droits, entrent en réaction, reposent la question humaine, expérimentent des voies d’action nouvelles.

Néanmoins, emportées dans un temps mondial qui s’accélère, et notamment un temps du marché et des technologies qui n’est pas celui des droits, ces résistances, parfois violentes, sont elles‐mêmes dans un équilibre instable. Fragmentées, elles cherchent une force et une culture communes à même d’en faire, dans une conscience partagée du moment, le fondement d’une pensée de l’homme et du monde, le socle d’une communauté de destin. Comment, alors, porter, construire, dans une Europe ouverte et participant du monde, un nouveau retournement humaniste ?

Nous ne pourrons pas, en ce moment de transformation, revenir simplement à l’héritage de l’après seconde guerre mondiale. Il s’agit de prendre en compte ce moment de transformation du monde, ses lignes de tensions, sa complexité, et de réinterpréter, explorer, redéfinir afin de métamorphoser l’humanisme lui même.

Il s’agit également de se remettre dans une démarche de construction à un moment où, face à un futur imprévisible, il nous faut entrer dans la complexité, saisir les mouvements, retrouver les voies d’agir et se transformer afin de saisir les opportunités créées par la mondialisation. Réaffirmer des principes, bien que nécessaire, de saurait suffire.

Il s’agit ainsi, comme le propose Mireille Delmas‐Marty1, de passer du mythe de l’humanisme à une utopie réaliste qui ouvre des futurs possibles, de la figure du passé à celle de l’avenir, de l’imagination au pouvoir à l’imagination au travail. 1

Mireille Delmas Marty, Sens et non sens de l’humanisme juridique, Cours au collège de France 2011 (Introduction – 28 février 2011).

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Nous vivons une période de transition, une période d’équilibre instable, de nos sociétés comme du projet européen. Elle peut conduire, face à une mondialisation ambivalente, vers un risque de régression ou une opportunité de métamorphose. Le rapport à l’humain, entre remise en cause du mythe et résistances fragmentées, en est le révélateur et l’élément déterminant. C’est dans ce moment d’histoire européenne et « d’âge de fer planétaire »1 qu’il nous faut définir ce que nous entendons par politique culturelle européenne, ses fondements. L’enjeu est ainsi de savoir si nous acceptons, à l’image de la déshumanisation, les processus de réduction de la culture en termes d’accumulation, de consommation ou de marchandisation, ou si nous lui redonnons sa dimension de socle fondamental et indispensable à nos sociétés et nos démocraties, en tant que ce sont les droits culturels qui « renforcent l’indivisibilité des droits de l'homme en les reliant à leur fondement commun : la dignité. »2.

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Edgar Morin, Penser l’Europe. Patrice Meyer‐Bisch, « Une analyse des droits culturels », Droits fondamentaux, n° 7, janvier 2008 – décembre 2009 (téléchargeable sur le site www.droits‐fondamentaux.org).

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Culture. L’option intelligente ?

Pau Rausell Köster Econcult. Institut Interuniversitaire de Développement Local Université de Valence

Introduction Ces 5 ou 6 dernières années, on a vu apparaître un nombre incalculable de publications académiques, de rapports et de statistiques d’organismes européens et internationaux qui traitent du rôle de l’innovation, de la culture ou de la créativité dans les processus de développement. L’UNCTAD nous informe qu’« un nouveau paradigme de développement est en train d’apparaître, différent des liens de l’économie et de la culture, et qui comprend les aspects économiques, culturels, technologiques et sociaux du développement, tant à l’échelle macro que micro »1. Un rapport de l’UE indique2 que les Industries Culturelles et Créatives contribuent au renforcement des économies locales déclinantes et à l’apparition de nouvelles activités économiques, créant de nouveaux emplois durables et renforçant l’attrait des régions et des villes d’Europe. L’OCDE insiste également sur le rôle des industries culturelles et créatives comme levier du développement social et personnel. Ces industries génèrent de la croissance économique et constituent le noyau essentiel de la définition de la « compétitivité glocale »3. Et ce phénomène n’est plus spécifique au monde européen et occidental, il s’agit d’un discours qui a pris sa place dans différents espaces géographiques. Dans sa Charte Culturelle, l’organisation des États Ibéro‐américains souligne cependant la valeur stratégique de la culture dans l’économie, ainsi que sa contribution fondamentale au développement économique, social et durable de la région4. Dans son Agenda 21 de la Culture, approuvé en 2004, le Forum Mondial des Villes et des Gouvernements Locaux Unis insiste par ailleurs sur le fait qu’il ne faut pas percevoir les biens et les services culturels comme de simples marchandises : « il est nécessaire de souligner l’importance de la culture comme facteur de génération de richesse et de développement économique. »5 Cette ébullition démontre, en premier lieu, que la communauté de la connaissance, l’Académie aux think‐thanks ainsi que les policy‐makers perçoivent une centralité croissante de la culture dans les processus de développement, et en second lieu qu’il faut souligner que cette multiplicité de points de vue représente, non sans difficultés6, un certain consensus quant aux concepts. Même si culture, innovation, créativité et connaissance se transforment en mots clés, il nous reste encore bien du chemin à parcourir pour comprendre l’ensemble des relations et des liens de causalité entre ces concepts et le développement. 1

UNCTAD (2010) : Creative Economy Report 2010. COMISSION EUROPÉENNE (2010) : LIVRE VERT. Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives 3 OCDE (2005) : Culture and Local Development 4 OEI (2006) : Charte Culturelle Ibéro‐américaine 5 UNITED CITIES AND LOCAL GOVERNMENTS (2004) : Agenda 21 de la Culture 6 L’une des principales discussions concerne la portée de la consolidation du concept des industries créatives face à celui des industries culturelles, qui présente, pour certains auteurs, un travers libéral et « de marché ». Garnham, N. (2011). D’après Gaëtan Tremblay, « l’amalgame des industries culturelles et des industries créatives renferme un danger potentiel : la dissolution de la spécificité des industries culturelles et l’affaiblissement de l’argument en faveur de l’intervention des pouvoirs publics » 2

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Ainsi, au‐delà des discussions concernant la définition des industries créatives et les comportements divers de chacun des secteurs, la littérature scientifique a insisté sur les relations entre culture et développement. Des affirmations plus génériques d’Amartya Sen (1999) à la formule à succès « quatrième pilier du développement durable » de Jon Hawkes (2001), en passant par les descriptions fondées sur des conceptions plus micro‐économiques de villes en Floride (2002), on voit apparaître un certain consensus autour du fait que la dimension symbolique d’un territoire et la façon dont se développent les activités culturelles et créatives affectent la structure socio‐économique de celui‐ci et sa compétitivité bien au‐delà des aspects ornementaux de l’activité culturelle. Cependant, les formulations restent excessivement vagues1, et la culture apparaît comme une variable contextuelle qui englobe tout mais dans laquelle il est difficile de préciser les relations de causalité (Rausell et al., 2007). Certains auteurs remettent même fortement en question la relation entre économie créative et développement2. Ce n’est que très récemment qu’on a pu développer un corpus théorique qui tente une approche plus précise (Sacco, P. L, 2009 ; Florida et al., 2010, Hervas‐Oliver et al., 2011) de la « boîte noire » qui connecte les activités culturelles et créatives avec la compétitivité et la performance économique d’un territoire. Les dernières contributions portant sur l’intérêt du rôle joué par les industries créatives et culturelles sur le niveau de revenus des régions (Hervas‐ Oliver et al., 2011) parviennent à la conclusion que les industries créatives constituent le facteur explicatif le plus important pour expliquer la richesse d’une région. D’autres auteurs insistent également sur l’importance des effets de la présence de secteurs créatifs (Baum et al., 2009). Ils constatent également la constitution rapide d’un argumentaire connectant créativité et richesse, mais il reste encore de nombreux axes à résoudre. C’est précisément ce que le présent travail souhaite clarifier quant à certaines de ces relations.

Du développement au développement durable Jusqu’à il y a presque quatre décennies, le concept de développement était limité au vecteur de la croissance économique. Le « productivisme » en tant que stratégie de développement s’est attaché à maximiser la production en termes quantitatifs. Mais la technologie s’est révélée moins miraculeuse que prévu. On a rapidement démontré les restrictions qui s’imposent en matière de ressources naturelles ainsi que les risques environnementaux. Au cours des années 80, l’utilisation accrue du concept de « développement durable », consistant principalement à concentrer le concept de développement sur des processus socio‐économiques permettant de satisfaire les besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. Cette approche constitue une avancée puisqu’à partir de ce moment l’ensemble des besoins que doit satisfaire un processus concret de développement découlera d’un processus de construction sociale… qui concerne précisément la 1

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“In general, the comparative mezzoeconomic techniques these researchers employ are descriptive exercises or correlations that do not build or test causal models of the contribution of culture to development. ” (Markusen and Gadwa, 2010). “the creative class model is just as likely as the others to fail to develop specific policies that will lead to the desired end of economic prosperity. We believe that promoting tolerance for diversity is inherently à good thing. Public investments aimed at encouraging interest in arts and cultural activities are also likely to be looked on favorably, but neither of these approaches would seem to be inexorably tied to economic growth. ” (Reese et Sands, 2008).

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dimension culturelle de la communauté. C’est cette dimension qui permet d’expliquer les rêves, les désirs et les souhaits collectifs. La contribution d’Amartya Sen avec Development as freedom définit le développement comme le processus qui augmente le degré de liberté des individus et accroît leur autonomie grâce à l’amélioration de leurs capacités. Un autre auteur, Jon Howkes, situe précisément la culture comme quatrième pilier du développement durable, conjointement avec les dimensions sociale, économique et environnementale. On peut donc parler d’un « tournant » dans la définition du développement. La transition vers la dimension culturelle dans la définition des besoins d’une communauté a cependant des répercussions sur le secteur économique étant donné que, comme le reconnaît lui‐même le Conseil de l’Europe, culture et créativité sont intimement liées. La créativité est à l’origine de la culture, qui crée à son tour un environnement permettant à la créativité de s’épanouir ; et la créativité est elle‐même à l’origine de l’innovation, comprise comme l’exploitation réussie d’idées, d’expressions et de formes nouvelles, et comme un processus qui aboutit au développement de nouveaux produits, services et formes d’entreprises en fonctionnement ou de nouvelles façons de répondre aux besoins sociaux. La créativité a donc une grande importance pour la capacité d’innovation des citoyens, ainsi que pour les organisations, les entreprises et les sociétés. La culture, la créativité et l’innovation sont vitales pour la compétitivité et le développement de nos économies et de nos sociétés, et elles sont d’autant plus importantes lors en période de changements rapides et de problèmes sérieux. C’est donc en se détachant du concept économique limité du développement que nous parvenons à la culture, qui finit par nous dévoiler sa capacité à stimuler, grâce à l’innovation, le processus de croissance économique.

Une vision systémique du rôle de la culture dans les processus de développement L’origine. Développement des besoins et des droits culturels En tant qu’êtres humains, nous ressentons tous le besoin de nous exprimer symboliquement, de partager valeurs et croyances, et de participer à la vie culturelle collective. L’institutionnalisation inhérente à ce besoin humain réside dans la formulation de droits culturels, dont la matérialisation est à l’origine de notre engouement pour les expériences culturelles. Dans les sociétés occidentales, ceci a lieu dans différents contextes, du contexte individuel (rédiger des poésies pour soi‐même), au contexte social (être membre du chœur d’une association culturelle), et à celui du marché, (acheter un livre). Au cours des dernières décennies, nous avons pu établir le fait que la dimension des espaces dans lesquels nous échangeons des expériences culturelles a augmenté. Le « marché de la culture » est aujourd’hui plus développé qu’il ne l’était il y a 20 ans, et la proportion du marché de la culture dans l’ensemble des échanges sur le marché est également supérieure. Les motifs de la demande, que nous ne développerons pas ici, sont multiples, et sont généralement liés à l’augmentation du niveau de formation et de revenus des citoyens européens ces dernières années, mais aussi à l’offre due au choc technologique important qui a eu pour conséquence la réduction des coûts de création, de production, de distribution et de consommation, ainsi que l’apparition d’Internet et de la digitalisation. 33


Les effets sur la considération du travail La commercialisation accrue de la culture démontre que la valeur ajoutée tend davantage à se concentrer sur le contenu symbolique des biens et des services et de moins en moins sur leur contenu fonctionnel. La capacité créative devient l’élément central de la compétitivité, et la créativité est davantage l’attribut des individus que des organisations. Le potentiel de croissance des organisations réside donc dans la capacité créative de leur main d’œuvre. Ceci nécessite en quelque sorte une ré‐humanisation de la production, puisque le facteur travail n’est plus seulement considéré comme un facteur de production classique. Autour de ce processus, des modèles tels que la « classe créative » se développent, créant dans le secteur culturel un marché de l’emploi beaucoup plus contradictoire et diversifié que le marché traditionnel. Il s’agit d’un marché de l’emploi beaucoup plus liquide que le marché traditionnel, comportant des postes à niveau de qualification élevé, dans lequel il existe des expériences libératrices de flexibilité de l’emploi et des travaux sur des projets qui stimulent la capacité à créer et à innover, mais aussi des cas d’auto‐exploitation et de précarisation extrême. Dans cet espace liquide, les différences s’estompent entre l’espace personnel et celui de l’emploi, qui se confond avec un certain mode de vie. L’importance des travailleurs des ICC dérive non seulement de leur rôle comme capital humain dans la fonction de production, mais également du fait que ce même groupe constitue l’ensemble de la demande effective de biens et de services innovants, créatifs et culturels ainsi que l’ensemble des individus qui forment l’activisme socio‐économique et politique. C’est pour cette raison que l’importance de cette demande constitue la masse critique nécessaire pour articuler les marchés enclins aux transformations et aux changements, non seulement dans le domaine de nouveaux produits, mais également en matière d’innovations sociales et politiques. Outre les modes d‘organisation économique, le concept de gestion des ressources humaines et de l’information gagne également en importance. Les organisations culturelles : a) trouvent des opportunités commerciales à partir de sources différentes de celles utilisées par d’autres jeunes entreprises (non culturelles), b) utilisent plus intensément les nouvelles technologies et c) sont plus innovatrices que l’ensemble des entreprises. Les organisations augmentent leur flexibilité, définissent des modes informels de relations, et prennent en compte l’importance de l’entreprenariat et l’auto‐emploi. Les compétences deviennent essentielles et de nouvelles compétences personnelles apparaissent dans le cadre de l’innovation, comme la capacité à se montrer critique envers les autres et envers soi‐même, l’habileté à trouver de nouvelles solutions, la capacité à se mouvoir dans des environnements technologiques et multiculturels… Toutes ces compétences nouvelles et changeantes montrent la nécessité de mettre en place des modes d’apprentissage continu. Les effets sur la croissance économique De nombreuses études récentes dans les secteurs de l’économie et du développement régional confirment que les activités créatives et culturelles jouent un rôle beaucoup plus important dans l’explication de la richesse des régions qu’on ne le supposait jusqu’à présent. Nous savions déjà que la culture accroît la compétitivité des secteurs matures comme le tourisme ou améliore la productivité d’activités manufacturières traditionnelles telles que le textile, l’ 34


immobilier ou les compléments d’ameublement. L’aspect le plus surprenant est la corrélation élevée entre la richesse des régions européennes et la spécialisation dans les activités culturelles et créatives. Certains auteurs signalent même que la spécialisation dans les services créatifs est la variable la plus importante pour expliquer le niveau de revenu per capita d’une région, et quantifient même cet effet en termes monétaires. De fait, la variable qui a la plus grande importance pour le revenu par habitant des régions européennes est le pourcentage de travailleurs dans les industries créatives. Toute augmentation de 1% de la participation des industries créatives dans l’emploi régional est corrélée avec une augmentation de 0,6% du PIB per capita, soit une augmentation moyenne de 1 424 €.

De plus en plus d’ouvrages tentent d’éclaircir les relations complexes entre la culture et le développement territorial, en clarifiant un processus qui explique que la recherche socio‐ économique présente de nombreuses avancées théoriques mais peu de preuves empiriques. Ce qui est évident, c’est que le contenu symbolique et créatif d’une communauté, particulièrement en Europe, n’en représente désormais plus exclusivement la dimension cosmétique, mais comporte en quelque sorte les piliers centraux des limites de sa compétitivité. Les voies de la causalité sont complexes et impliquent des impacts directs dérivés de la plus grande flexibilité des relations de travail dans le secteur de la culture, l’adoption plus rapide de l’innovation ou la plus grande productivité de ce secteur, mais nous pensons qu’elles reflètent également des altérations profondes du mode de production par le biais du rôle transformateur de la culture comme facteur d’innovation économique et sociale. Étant donné qu’il s’agit d’un phénomène très complexe, et que le « capital culturel » affecte les conditions et les caractéristiques de la demande ainsi que sa solvabilité, mais aussi l’importance de l’offre grâce à la possibilité de transformation via l’intériorisation de la créativité et l’innovation, les conclusions nous paraissent jusqu’à présent complexes et permettent des axes d’interprétation différents. L’importance de l’espace

L’une des caractéristiques essentielles de la production symbolique est que les attributs de l’espace sont, d’une certaine manière, intégrés dans la production de biens et de services créatifs, comme c’est le cas de la mode à Paris, du théâtre à Londres, de la musique à Nashville ou de la céramique à Caltagirone. Les activités culturelles et créatives sont particulièrement sensibles au groupement et à la « districtualisation ». L’espace ne constitue pas seulement une référence géographique pour les ressources culturelles, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, mais il devient lui‐même une ressource. Dans les districts culturels à composante créative, la créativité constitue un input essentiel dans le processus de création de biens et de services symboliques dont la production et la distribution sont complétées grâce à un tissu entrepreneurial constitué de petites et moyennes entreprises, dont la capacité entrepreneuriale est issue du découpage d’« opérateurs ambitieux » et, dans de nombreux cas, de relations communes et de modes de fonctionnement et d’organisation du travail similaires. Ils impliquent également une spécialisation élevée et une innovation continue, combinée avec des relations de travail flexibles et des figures professionnelles diverses. Un autre des critères définissant les districts culturels est la forte densité des flux d’information et de transmission de la connaissance. Ceci nécessite des coûts de transaction réduits dans les processus de transmission d’information « erga intra », la diffusion informelle du Know how, ainsi que l’existence d’un ensemble de connaissances tacites. Ceci implique également l’existence d’espaces formels et informels de relations entre les agents, dans lesquels on suppose que s’établissent des processus de « fertilisation croisée » entre différents agents et projets. 35


Cette dernière considération est particulièrement importante, étant donné que les villes se sont révélées, de l’Athènes de Périclès à Florence, Paris ou New York, en termes historiques, comme des creusets adéquats pour la connexion entre les créateurs artistiques. Cependant, des villes à échelle humaine, qui permettent le contact fréquent et fortuit des citoyens (jusqu’à 50.000 habitants?), à l’apparition des quartiers bohèmes associés aux agents culturels des grandes métropoles, la concentration dans l’espace semble se transformer en élément essentiel dans le développement d’un processus d’« éclosion créative ». Nouvelles valeurs de l’espace socio‐économique Mais peut‐être que l’élément le plus important à considérer est la capacité du secteur culturel à transférer ses valeurs dans l’espace socio‐économique. La rationalité instrumentale basée sur la maximisation des bénéfices nous a conduits dans l’impasse de l’échec financier et économique, et il y a donc une remise en question éthique des besoins des individus unis dans la volonté de participer, de communiquer, de partager, de délibérer et d’exprimer. Le secteur culturel externalise des valeurs qui percent dans l’ensemble de l’espace socio‐économique, et la crise nous permet de confirmer que celles‐ci correspondent bien davantage au concept de développement durable. Elles répondent à une nouvelle hiérarchie qui inclut des aspects tels que le désir exprès d’innovation, la consommation relationnelle (versus transactionnelle) et le libre échange, la pensée critique, le développement personnel, la solidarité, la coopération, le travail en réseau, la valeur de la diversité et de la beauté, la participation, l’importance de la dimension ludique et vitale en comparaison avec un bénéfice purement économique. En effet, les vecteurs qui guident les actions créatives ne relèvent pas de la rationalité purement instrumentale, mais sont régis par les valeurs d’expression, d’échange et de bénéfice mutuel. Ces nouvelles valeurs élargissent le champ de la culture par le biais de l’espace social, mais sont également issues d’une nouvelle éthique émise par des mouvements sociaux articulés grâce à internet. Du copy left au procommun se dessine un nouvel univers de valeurs qui affectent l’espace économique comme social. En conclusion Il est évident que la culture constitue une source, une source de pouvoir. David Anisi disait que si nous choisissions de ramer sur des galères, nous le ferions soit parce qu’on nous paierait suffisamment pour le faire, soit parce que le fouet nous y obligerait, soit parce qu’on nous aurait convaincus que nous faisons ce qui convient. La troisième manifestation est le pouvoir de la culture. Naturellement, tout acteur individuel ou collectif capable de contrôler ce pouvoir, selon une certaine constante typiquement humaine, l’exercera à son propre bénéfice. La culture sert à légitimer le système capitaliste, à faire durer des supercheries qui se transforment en instruments de domination et d’aliénation, comme nous avons pu le constater avec les religions et les régimes politiques. La culture sert à vendre, à maquiller et à échanger. La culture sert à dominer, à soumettre et à discriminer, voire à encourager les plus grands crimes de l’Histoire de l’humanité. Mais contrairement à d’autres paranoïaques de la conspiration de la culture qui perçoivent seulement des tournants néolibéraux nouveaux et différents, nous comprenons également la culture, à la manière de Sen, comme un outil qui peut élargir notre degré de 36


liberté et correspond aux besoins typiquement humains, individuels et collectifs, de s’exprimer, de sentir, de partager, de s’émouvoir, de communiquer, de participer, d’appartenir ou de se différencier. En ce sens, la distribution du pouvoir de la culture est plus démocratique que d’autres pouvoirs qui s’accumulent et se développent, puisqu’elle dépend de certains attributs tels que le talent, la créativité, les émotions, la capacité à communiquer et à convaincre. C’est pour cette raison que l’origine de toute intervention publique dans le cadre de l’assignation de ressources afin d’améliorer la qualité des biens et services culturels est justifiée pour l’obtention des droits culturels ainsi institutionnalisés et par la fonction de redistribution des capacités nécessaires à la création d’un pouvoir culturel. Ceci doit être l’origine première de toute politique culturelle, justifiant en soi l’intervention active de l’État dans la production culturelle. Ceci ne signifie pas que toute intervention de l’État est légitime, ni que ces interventions ont pour seul objet la réalisation d’autres objectifs collectifs justifiés, comme la croissance économique, ou d’autres objectifs sociaux, comme la promotion de la diversité, la redistribution de la richesse, l’égalité des genres ou la lutte contre toute forme d’exclusion sociale et économique.

Le marché, en tant que mécanisme de distribution d’information par le biais des prix et de la récompense des producteurs, est un instrument indispensable pour la prise en compte des droits culturels des citoyens, de la perspective de l’offre comme de la demande. L’expansion des marchés culturels et la commercialisation récente d’expériences culturelles, en particulier l’élargissement des espaces d’échange à partir de la révolution technologique de la digitalisation et d’Internet, ont élargi notre degré de liberté comme jamais auparavant. Il faut cependant reconnaître que les biens et les services culturels peuvent difficilement être considérés comme de simples marchandises. Les symboles sont des réceptacles de sens et de signification qui affectent nos croyances, valeurs, sentiments et émotions et, plus important encore, notre comportement. La commercialisation de la culture signifie la mise en péril de ces valeurs intrinsèques qui ne peuvent être intériorisées par le biais du prix d’échange, ni se soumettre à certaines dynamiques homogénéisatrices et banalisantes. En outre, alors qu’ils remplissent de nombreuses autres fonctions sociales et individuelles, l’art, la créativité et la culture ont du mal à se comporter comme des marchandises normales pour des raisons structurelles. Les marchés de la culture seront toujours des marchés dénaturés au sens économique, et les indications de prix y reflètent non seulement des manques relatifs, mais également des relations de pouvoir plus ou moins explicites. La critique des dynamiques culturelles ne peut cependant pas se limiter à une dénonciation générique, stérile et plus ou moins pharisaïque qui fait allusion à une culture soumise aux dictats de corporations multinationales malignes, et ce y compris lorsque l’on utilise le terme d’industries « culturelles » ou « créatives ».

Il faut approfondir avec davantage de rigueur l’analyse des relations entre l’individu et le fait culturel, et comprendre les relations complexes entre la culture et le développement. Et c’est ici qu’il faut attirer davantage l’attention des sciences humaines et sociales et insister pour que les Universités, en tant que nœuds générateurs de connaissance, nous apportent les théories, les modèles et les contrastes empiriques qui nous doteront d’un meilleur contrôle des relations causales entre culture et société. Cette connaissance doit nous libérer du détournement auquel nous avons été soumis en Europe par un « collège invisible » étonnamment lucide alors que, comme le reste des citoyens, nous étions soumis à la manipulation des industries culturelles qui reproduisaient le capitalisme hégémonique. 37


Ce « collège invisible » a utilisé des arguments herméneutiques et tautologiques pour orienter les ressources collectives vers les agents culturels, avec la bénédiction d’une société qui partageait sa vision acritique et « boniste » de la culture, et d’une classe politique complexée face à la supériorité morale de celle‐ci. Cette déviation a caché l’inefficacité criante de la majorité des politiques culturelles, leur inefficacité absolue et, ce qui est beaucoup plus grave du point de vue idéologique, une scandaleuse dégressivité fiscale. Ce que nous savons aujourd’hui, c’est que la concentration d’activités culturelles et créatives sur un certain territoire modifie la logique et le fonctionnement de ses dynamiques économiques d’une manière plus profonde et plus complexe que nous ne le pensions jusqu’à présent. Nous savons que le territoire cesse d’être neutre et constitue une ressource supplémentaire qui contient valeurs et significations. Nous savons également que la centralité de la créativité et de l’innovation est en train de changer le rôle des organisations économiques et des modes de gestion des ressources humaines, et nous savons qu’un marché de l’emploi liquide, qui combine des tendances libératrices pour le travail humain en permettant des expériences de développement personnel enrichissantes, mais aussi des réalités qui tendent vers la précarisation extrême et l’auto‐exploitation, se crée autour de ce processus. Enfin, l’élément le plus important est que le secteur culturel exporte un ensemble de valeurs qui impliquent une remise en question éthique et s’ajustent mieux au concept de développement durable dans les autres secteurs socio‐économiques. La culture est un facteur indiscutable qui nourrit l’innovation économique et sociale. Cependant, aucune de ces dynamiques n’est indépendante de nos actions et de nos décisions individuelles ou collectives. La connaissance que nous acquérons des relations entre communauté et culture, avec des niveaux de gouvernance plus importants, devrait nous permettre d’augmenter le contrôle social exercé sur ces processus afin d’essayer de maximiser les poussées de la culture vers des modes de développement qui accroissent notre degré de liberté, soit par le biais de la prise en compte de nos droits culturels, soit par la croissance économique ou la réalisation d’autres objectifs sociaux, en essayant de limiter ou de contrôler les risques que représentent les logiques des marchés, les groupes d’intérêt, les inerties, la simple incompétence ou l’ignorance. Il faut dépasser les clichés sur la bonté générique de la culture, tout en se libérant des petites notes paranoïaques sur la conspiration des corporations et les logiques de la globalisation. Mais ce qui ne présente aucun doute pour nous, c’est que la culture élargit potentiellement la frontière des possibilités futures. Actuellement en Europe, il serait irresponsable de ne pas exploiter intelligemment cette circonstance.

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Les biens communs culturels et la justice sociale : à l’origine d’un nouvel humanisme européen Philippe Aigrain La construction de l’Europe se trouve à un tournant décisif. Confrontée à une crise globale majeure qui met en péril jusqu’à son existence, elle doit se redéfinir en élaborant de nouvelles orientations pour ses politiques. Des orientations qui ne peuvent plus s’exprimer de manière négative, comme le refus de la guerre ou le rejet des égoïsmes nationaux. Elles doivent être à la base d’un nouvel agenda positif, au sein duquel les citoyens européens, les jeunes en particulier, sont en mesure de reconnaître ce qu’ils ont déjà commencé à construire et ce sur quoi ils peuvent s’appuyer pour poursuivre cette construction. Alors que l’économie dominée par la finance est en train de sombrer et d’entraîner les sociétés dans l’abîme, des citoyens, des groupes de revendication et des intellectuels ont entamé l’élaboration de ce nouvel agenda. De nombreux chemins vont s’ouvrir, et ce texte oublie d’en explorer un : reconnaître qu’à l’ère du numérique, une part importante de la production de connaissances, de la créativité culturelle et de l’expression publique a lieu dans une sphère non‐ marchande, où les produits des activités sont placés sous le statut de biens communs. En reconnaissant cela, nous mettons en exergue la manière dont les biens communs culturels peuvent être un laboratoire d’exploration pour un nouvel humanisme et dans quelles conditions ils peuvent contribuer à la justice sociale.

La sphère numérique non‐marchande Les technologies et les réseaux de l’information ont longtemps semblé n’être qu’un moyen pour de grandes organisations de développer de nouveaux mécanismes de gestion et de contrôle. Depuis le début des années 1980, la propagation des ordinateurs personnels et l’adoption progressive d’Internet, puis du Web ont placé les technologies et réseaux de l’information entre les mains de tous. L’importance de ce changement a longtemps été masquée, en partie parce qu’il a fallu du temps pour comprendre comment utiliser ce nouveau potentiel et, en partie, parce que notre appareil statistique a principalement été conçu pour enregistrer les activités qui génèrent des transactions monétaires. Quand, en 1988, Manuel Castells écrit le premier volume de sa trilogie « L’ère de l’information », il a conscience du potentiel de l’informatique et d’Internet pour la coopération de la société civile mais ne pense pas que cela peut contrebalancer le pouvoir des grandes organisations. Vingt‐trois ans après, en évoquant les soulèvements démocratiques dans le monde arabe, il déclare: « Ces insurrections populaires dans le monde arabe constituent un moment charnière dans l’histoire politique et sociale de l’humanité. Elles représentent peut‐être les changements les plus importants qu’auront permis et facilité Internet dans tous les aspects de la vie, de la société, de l’économie et de la culture. » [Rovira, 2011] Le potentiel démocratique n’est qu’une illustration d’une transformation beaucoup plus générale caractérisée par la naissance d’une sphère géante d’activité et d’échanges qui développe les marchés extérieurs. « Marchés extérieurs » dans le sens de 41


procéder sans les contraintes des transactions monétaires soumises au prix et les dispositions contractuelles associées. L’économisme prédominant dans la politique publique a empêché ce dernier de reconnaître l’extrême importance de cette nouvelle sphère « non‐marchande ». Jusqu’à une date récente, il était quasi impossible de trouver des statistiques fiables sur le temps que passent les individus à écrire des textes sur ordinateur et sur Internet ou à organiser, publier et partager des photographies numériques, alors qu’il existe pléthore d’indicateurs pour examiner le développement du commerce électronique et autres activités transactionnelles. Le développement d’activités numériques non‐marchandes individuelles a conduit à une expression publique sans précédent : des dizaines de millions de blogs personnels et des centaines de millions de messages courts, de commentaires ou d’activités de réseau social par jour. Plus généralement, la production personnelle de contenu accessible au public sur de nombreux supports différents a explosé, d’abord en matière de textes et de photographies, puis de musique et de vidéo. 20% des internautes européens (EU‐27), soit 14% des européens de 15 ans ou plus génèrent du contenu qu’ils partagent sur Internet [Deroin, 2010]. Ce qui est intéressant, c’est que le développement de la créativité numérique et de l’expression publique n’a pas remplacé les pratiques culturelles existantes : au contraire, les activités comme la pratique d’un instrument de musique, les arts visuels, la dance, l’écriture de poésie ou de fiction ont augmenté depuis 1995 (date à laquelle le Web a atteint un usage public significatif).1 Il est difficile d’évaluer ce changement de façon qualitative, mais l’on observe volontiers davantage d’individus à tous les niveaux de créativité, de la simple communication interpersonnelle à la pratique professionnelle. Nous n’avons pas été témoins de la simple émergence d’un nouveau média vers lequel convergerait un ensemble élargi de productions. La sphère numérique non‐marchande est le siège d’un mode de production entièrement nouveau basé sur le partage et la coopération. Les individus qui s’investissent dans cette nouvelle forme de production ne peuvent plus être réduits à de simples consommateurs de produits et services ou récepteurs de contenu. Cela les différencie énormément de ce que les institutions politiques considéraient autrefois comme « leurs » citoyens.

Les nouveaux biens communs de la culture et du savoir Collaborer à la production de nouveaux objets tels que des logiciels remonte aussi loin que... les technologies de l’information elles‐mêmes. De 1950 à 1970, de nouveaux algorithmes (méthodes de traitement des données au moyen d’un logiciel) ont été ouvertement partagés par des scientifiques et des ingénieurs qui avaient besoin que tous les esprits disponibles les aident à explorer ce nouveau continent. Il semblait évident que c’était la chose la plus naturelle à faire avec les informations et tout ce qu’elles représentaient.2 Entre 1978 et 1984, certains chercheurs, dont Donald Knuth3 et Richard Stallman, ont rendu explicite le projet d’une collaboration fondée sur les biens communs. Cela s’est en partie produit en réaction à l’introduction de restrictions de droits d’auteur dans l’utilisation et la copie des logiciels, mais il 1 Voir [Marta Beck‐Domzalska, 2007, Aigrain, à paraître en novembre 2011]. 2 Par exemple, voir le refus de John von Neumann dans les années 1940 de faire breveter sa structure d’ordinateurs and le modèle de programmation associé, ou le fait que d’importants algorithmes tels que le codage Hoffmann pour la compression de données étaient diffusés gratuitement dès 1952. 3 Auteur du monumental « The Art of Programming » de 1969 à ce jour, voir http://www‐cs‐faculty.stanford.edu/~uno/taocp.html, Donald Knuth est également le pilier central derrière TEX, le logiciel gratuit de composition pour la publication scientifique, utilisé aujourd’hui dans de nombreux autres domaines, y compris la rédaction de ce texte.

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s’agissait également d’une réaffirmation de l’éthique scientifique1, tout simplement. Richard Stallman est allé encore plus loin, car il avait prévu dès le début que, dans cette nouvelle ère, la liberté d’accès, d’utilisation, de modification et de partage des informations n’importerait pas seulement aux techniciens, mais à l’humanité dans son ensemble. Ce n’est qu’à partir de 1995 et l’adoption généralisée du Web que l’immensité des nouveaux biens communs que sont l’information, la culture et le savoir est devenue une évidence. Des dizaines de millions de pages Web personnelles existaient déjà bien avant l’avènement du blog. Souvent méprisées car considérées comme l’équivalent d’albums de photo de famille rendus publics, certaines de ces pages sont devenues des sources cruciales d’information ou de connaissances spécialisées. De manière plus générale, malgré la preuve flagrante que le Web était une réussite car il permettait le partage non‐marchand de l’information et du savoir, la vision économiste prédominante voyait cela comme un signe d’immaturité qui serait effacé lorsque l’économie normale s’imposerait sur le Web. Les mêmes analystes et décideurs politiques assuraient un futur prometteur au commerce électronique et aux .com, jusqu’à ce que la bulle correspondante n’explose lamentablement en 2000. Au même moment, l’économie visant à fournir des moyens aux activités non‐marchandes de communication, socialisation, expression publique et effort créatif se révélait résistante et correspondait au moins à un tiers de la croissance dans les pays développés entre 1995 et 2005. Comme de plus en plus de gens ont investi le Web afin de produire des contenus de tous types, le modèle de production fondé sur les biens communs décrits par Yochai Benkler [2002, 2011] a permis des réussites remarquables. Dans ce modèle, individus et organisations coopèrent à la production d’objets d’information ou même de produits physiques en plaçant les produits intermédiaires sous le régime de la propriété commune et de l’utilisation gratuite. Cela a donné Wikipedia, des centaines de millions de photographies partagées sous licence Creative Commons, des dizaines de millions de blogs, de l’innovation collaborative en matière de logiciel ou de biologie [Aigrain, 2009], et des bases de données ouvertes ou des publications scientifiques en libre accès. Cependant, dans de nombreux domaines, la production fondée sur les biens communs et le partage non‐marchand avait commencé à se heurter aux efforts de l’industrie des médias et de l’information qui désiraient aller dans un sens totalement opposé : renforcer les droits exclusifs dans le domaine numérique de manière à mettre en place un nouvel Eldorado (pour eux) où chaque copie ou même chaque utilisation d’une œuvre numérique pourrait être vendue à un prix de monopole, bien que la production d’une copie ne coûte quasiment rien. Le domaine dans lequel ce conflit s’est matérialisé est totalement inédit : il s’agit de notre droit d’utilisation à tous. Pour la première fois de leur histoire vieille de trois cent ans, les droits d’auteur ont commencé à réglementer le droit d’utilisation des individus, y compris dans la sphère non‐ marchande. Ce processus initié dans les années 1980 avait conduit à un effort de plus en plus intensif visant à éradiquer une capacité basique des individus : le partage d’œuvres numériques les uns avec les autres.

1

Donald Knuth a déclaré dans une interview en 1996 : « J’encouragerais les programmeurs à faire connaître leur travail comme l’ont fait les mathématiciens et les scientifiques pendant des siècles. C’est un système confortable et bien compris et vous tirez une grande satisfaction à savoir que les gens aiment ce que vous avez créé. » Woehr [1996].

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Droits d’utilisation : étendus ou anéantis ? Pendant des siècles, les ouvrages sur des supports tels que livres, puis photographies et enregistrements pouvaient être partagés librement entre les individus sans recherche de profit. Plus précisément, ce qu’un individu faisait d’une œuvre en sa possession ne concernait en rien la législation sur le droit d’auteur, à condition qu’il n’y ait aucune exploitation commerciale de l’oeuvre. En fait, même certaines formes d’exploitation commerciale telles que la revente et le prêt étaient autorisées en vertu des doctrines de la première vente et d’épuisement des droits. Avec l’ère numérique, nos sociétés se sont retrouvées face à un choix : ou elles décidaient que lorsque des œuvres pouvaient être facilement copiées et partagées sans que le détenteur original n’y perde accès, les effets de ces droits d’utilisation reconnus étaient si étendus qu’ils ne pouvaient plus être tolérés. Ou, au contraire, en considérant que ces droits étaient au cœur de la culture elle‐même,1 leur champ d’application étendu serait bienvenu et l’on adapterait la législation et les modèles commerciaux à la situation. Il s’est avéré que les sociétiés et les législateurs avaient pris des chemins radicalement opposés. Dans la seconde moitié des années 1990, les internautes ont commencé à partager des œuvres numériques (en particulier des enregistrements musicaux) qui leur appartenaient personnellement. Cela a d’abord eu lieu par le biais d’une simple publication sur des pages Web et des forums de discussion Usenet, avant de passer par des systèmes et des protocoles de partage de fichiers plus sophistiqués à partir de 1998. Ces individus pensaient indubitablement que cette pratique était du partage, et ils considéraient que ce qu’ils partageaient leur appartenait même si l’œuvre pouvait avoir été créée ou réalisée par d’autres. Shawn Fanning, qui a développé le Napster d’origine, l’a défini comme un outil permettant de mettre en commun des bibliothèques musicales. Éditeurs et distributeurs de musique et d’autres médias ont interprété l’échange non‐marchand des œuvres comme une mise en concurrence de leur industrie avec le public. Bien que de précédents exemples tels que la radiodiffusion en clair de la musique à partir des années 1920 aient largement démontré que l’accès gratuit à un contenu culturel est compatible avec le développement équilibré d’une économie de vente commerciale (de disques dans le cas présent), ils ont vite fomenté une guerre contre leurs consommateurs, un modèle économique sans précédent, mais qu’ils ont systématiquement poursuivi. Ils ont obtenu des législations, des politiques et ont mis en place des technologies et des contrats pour empêcher le partage ou le déclarer illégal. Ce processus, s’il n’est pas interrompu par une réaction de la société et des décideurs politiques, ne s’arrêtera pas avant d’avoir anéanti la notion de libre sphère de partage non‐marchand de la culture. Le lecteur qui trouverait cette affirmation exagérée devrait réfléchir à la question des plates‐formes de livres numériques, où la législation et les contrats tendent à rendre impossible la publication commerciale d’ouvrages en libre partage. La France a récemment adopté une loi sur le prix unique des livres électroniques, les deux chambres du Parlement ont rejeté les amendements qui déclaraient simplement que la règle du prix unique ne devait pas empêcher les auteurs d’autoriser le libre partage de leurs œuvres. Aux États‐Unis, certains grands fabricants de lecteurs de livres numériques imposent des contrats aux éditeurs stipulant qu’aucune forme de diffusion de l’œuvre au format électronique ne peut être réalisée à un prix inférieur à celui du livre numérique commercial, empêchant de fait que les livres numériques commerciaux soient sous licence Creative Commons et qu’une économie hybride de vente commerciale et de partage 1

Une vaste part des biens culturels sont achetés dans le but de les offrir, et le partage de livres ou d’autres biens culturels est exactement le mode permettant à une culture partagée de se développer entre amis, communautés et sociétés.

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libre1 ne se développe. Il s’agit de cas extrêmes, mais ils nous montrent où va nous mener une vision purement économiste de la culture, associée à une vision fondamentaliste du droit d’auteur. Il est temps de revenir à la raison et de réaffirmer la légitimité d’une large sphère de partage de la culture non‐marchande.

Une économie culturelle compatible avec les biens communs Le partage : culture et économie à l’âge d’Internet [à paraître en novembre 2011] s’articule autour de propositions formulées par des chercheurs et des défenseurs de politiques ces 10 dernières années. Dans ce livre, j’explique comment il serait possible de légaliser et d’encadrer le partage non‐marchand entre individus, comment il serait possible de mettre en place un nouveau système de financement afin d’accorder de véritables droits sociaux visant à rémunérer les contributeurs et à garantir la possibilité d’un financement pour produire de nouvelles œuvres. Le livre évoque également la nature d’une économie culturelle compatible avec les biens communs et défend l’argument selon lequel il s’agit de la seule forme de commerce équitable dans ce domaine, et que celle‐ci peut se développer avec succès. Les motivations poussant à reconnaître socialement la valeur du partage entre les individus ne visent pas simplement à s’écarter de la guerre contre le partage et de ses effets extrêmes sur les droits fondamentaux (liberté d’expression, de communication, et protection de la vie privée, par exemple). Le but est de saisir une opportunité extraordinaire pour que tous aient accès à la culture d’une manière qui autorise le plus grand nombre à y contribuer. Une société culturelle pour le plus grand nombre se présente à nous, si nous ne craignons pas d’en relever les défis. Oui, les défis sont importants : comment allons‐nous établir de nouvelles manières d’identifier ce qui recéle de l’intérêt ou de la qualité (il faudra toutefois choisir de le définir) dans un océan d’oeuvres ? Comment nous assurer que de précieuses fonctions éditoriales demeureront pérennes dans ce nouveau monde ? Comment les pratiques lettrées de l’ancien monde des supports analogiques alimenteront‐elles les nouvelles pratiques de pratique collaborative dans la sphère numérique, comme le prône Milad Doueihi [2009, 2011] lorsqu’il nous exhorte à construire un humanisme numérique. Il est impossible d’aborder toutes ces questions en détail dans les limites de ce texte, mais il convient d’en aborder une d’importance : dans quelles conditions les biens communs culturels contribueront‐ils à la justice sociale ?

Le potentiel des biens communs culturels pour la justice sociale Il existe un bienfait social évident découlant d’une meilleure reconnaissance des biens communs culturels et des droits des utilisateurs à leur égard : garantir l’accès à une richesse incommensurable d’œuvres numériques, au moins pour tous ceux qui ont accès à Internet par le biais d’appareils suffisamment ouverts.2 Un élément particulièrement important est que, par le partage, l’utilisateur entre en possession d’une représentation numérique d’une œuvre, qui peut être utilisée pour l’analyser, la comparer à d’autres travaux, la réutiliser pour son exercice 1 2

Ce concept d’économie hybride est évoqué par Lessig [2008]. Le développement des smartphones et autres appareils mobiles a largement augmenté le nombre de personnes ayant accès à Internet, en particulier dans les pays émergents. Cependant, le fait que ces appareils sont pour la plupart dotés de petits écrans et fortement soumis au contrôle exclusif de leurs fabricants, l’AppStore ou les opérateurs de télécommunication limitent beaucoup l’émancipation culturelle de leurs utilisateurs, sauf pour la communication en temps réel de photographies et de vidéos personnelles.

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personnel. En revanche, le streaming, qui était indirectement promu par la guerre contre le partage, limite l’utilisateur à une forme de réception similaire à la télévision ou à la radio avec la faculté d’accéder au contenu en différé.1 L’accès aux biens communs culturels est en lui‐même un grand bienfait, d’une valeur particulière pour les citoyens les moins avantagés. Rien ne garantit néanmoins qu’ils seront à même de profiter de cette possibilité pour se développer culturellement, d’agir davantage dans la société et dans l’économie, d’avoir une vie sociale plus riche. La réelle contribution des biens communs culturels à la justice sociale dépend de nombreux autres éléments, parmi lesquels : un système éducatif qui encourage une véritable culture numérique, ancrée dans des formes d’alphabétisation plus anciennes, et valorise la coopération, des changements culturels dans la relation à la technologie, de sorte qu’elle ne soit plus considérée comme acquise, mais remise en question et débattue, et par‐dessus tout, un changement dans nos systèmes socio‐économiques afin de permettre aux individus de reprendre le contrôle de l’utilisation de leur temps, une ressource cruciale et limitée pour chaque individu. Chacun de ces changements sera confronté aux mêmes obstacles que la reconnaissance des biens communs eux‐mêmes : ils dépendent d’un changement majeur d’orientation politique. L’orientation prédominante, tournée vers une économie soumise à la finance, doit faire place à certains objectifs qualitatifs qui sont d’une nature sociale, culturelle, écologique et politique.

Les politiques européennes à un tournant décisif Il y a plus de 10 ans, le Groupe transnational Débat Public a publié un texte intitulé « Politiques qualitatives et construction européenne ». Nous avons essayé d’exposer brièvement un nouvel agenda pour construire une politique européenne qui se détacherait de l’orientation prédominante sur les marchés et accepterait certains objectifs qualitatifs hétérogènes dans divers domaines de politique. Nous choisissons la notion de politiques qualitatives afin que les individus puissent approuver cet agenda sans s’engager dans une orientation politique globale en particulier. Pour nous, les politiques européennes étaient déjà à un tournant décisif en 1999, et nous avions prédit l’echec de la réforme institutionnelle si elle ne s’accompagnait pas d’une redéfinition des objectifs politiques. Nous nous rapprochons encore du tournant et nous nous précipitons à une vitesse folle vers une impasse si nous n’optons pas pour une autre direction. Toutefois, de nouveaux chemins se sont désormais ouverts. L’agenda relatif aux politiques basées sur les biens communs s’articule à un niveau bien plus global dans des arènes telles que la Conférence internationale sur les biens communs de Berlin en 2010.2 De nouveaux mouvements populaires régénèrent l’idéal démocratique. Les politiques européennes permettront aux citoyens de définir leurs propres agendas, ou il n’y aura pas de politique européenne. 1 2

Capacité à démarrer, arrêter et redémarrer le visionnage ou l’écoute à un moment choisi. http://www.boell.de/economysocial/economy/economy‐commons‐10451.html

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À propos de ce texte et de l’auteur Ce texte est une contribution au Green Paper (Livre Vert) produit par le projet Toolquiz fondé par le programme européen de la coopération interrégionale Interreg‐C. Il est régi par la licence CC‐By‐SA Creative Commons (http://creativecommons.org/licenses/by‐sa/3.0/) qui autorise la copie, la redistribution et la modification, à condition de citer la source, de signaler les modifications de manière appropriée et que le résultat des modifications soit régi par la même licence en cas de redistribution. Le Dr. Aigrain a une formation d’informaticien. Il est le PDG de Sopinspace, une entreprise qui développe des logiciels gratuits et fournit des services pour des processus participatifs et de coopération. Il est l’un des fondateurs de La Quadrature du Net, un groupe de citoyens qui défend les libertés et les droits fondamentaux dans la sphère numérique. Le Dr. Aigrain est l’auteur de 3 livres sur les enjeux des biens communs du savoir et de leur rapport à l’économie.

Références Philippe Aigrain. L’innovation partagée en biologie. In Florence Bellivier et Christine Noiville, éditrices, La bioéquité : batailles autour du partage du vivant. Editions Autrement, 2009. version étendue à http://paigrain.debatpublic.net/docs/pha‐Autrement‐complet.pdf. Philippe Aigrain. Sharing: Culture and the Economy in the Internet Age. Amsterdam University Press, à paraître en novembre 2011. Avec la collaboration de Suzanne Aigrain. Yochai Benkler. Coase’s penguin, or, Linux and the Nature of the firm. Yale Law Journal, 4, juin 2002. accessible à http://www.benkler.org/CoasesPenguin.PDF. Yochai Benkler. The Penguin and the Leviathan: How cooperation triumphs over self‐interest. Crown Business, 2011. ISBN 978‐0‐385‐52576‐3. Manuel Castells. The Information Age: Economy, Society, and Culture, volume I. The Rise of the Network Society. Wiley‐Blackwell, 1988, deuxième édition en 2009. Valérie Deroin. Diffusion et utilisation des TIC en France et en Europe en 2009. DEPS, Ministère de la culture, http://www.culture.gouv.fr/deps, 2010. Milad Doueihi. Pour un humanisme numérique. Compte‐rendu du séminaire Sens public de la MSH Paris Nord en coopération avec l’INHA‐Invisu, http://www.seminaire.sens‐public.org/spip.php?article2, 17 décembre 2009. Milad Doueihi. Pour un humanisme numérique. La librairie du XXIe siècle. Seuil, septembre 2011. ISBN: 978‐2‐02‐ 100089‐4. Groupe transnational Débat Public. Politiques qualitatives et construction européenne. http://paigrain.debatpublic.net/docs/Website/debate.pdf, 2000. Lawrence Lessig. REMIX : Making art and commerce thrive in the hybrid economy. The Penguin Press, 2008. ISBN = 978‐1‐59420‐172‐1. coordinator Marta Beck‐Domzalska. Cultural statistics pocketbook. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_OFFPUB/KS‐77‐07‐296/EN/KS‐77‐07‐296‐EN.PDF, novembre 2007. Jordi Rovira. Interview with manuel castells. http://www.uoc.edu/portal/english/sala‐de‐ premsa/actualitat/entrevistes/2011/manuel_castells.html, février 2011. Jack Woehr. An interview with Donald Knuth. Dr. Dobb’s Journal, pages 16–22, avril 1996. http://www.ntg.nl/maps/16/14.pdf.

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Villes entre vieilles frontières et nouvelles et clôtures du capital1 Saskia Sassen

La grande ville complexe, surtout si elle est globale, constitue une nouvelle zone frontière. Des acteurs de mondes différents s’y croisent, mais sans règles de rencontre2. Alors que la frontière historique striait l’étendue des empires coloniaux, la zone frontière d’aujourd’hui est au sein de nos métropoles, stratégique pour les multinationales du capital. La plupart des manoeuvres de dérégulation ou privatisation et de politique fiscale ou monétaire des gouvernements produisent pour les firmes et les grand marches l’équivalent formel des anciens « forts » militaires des vieilles frontières : des murs qui leur assurent protections et privilèges. L’ensemble des cités mondialisées assure un espace multisite protegé pour l’environnement nécessaire aux opérations transnationales. Mais c’est aussi une zone frontière stratégique pour ceux qui sont sans pouvoir, désavantagés, outsiders ou minorités discriminées. Ces exclus peuvent gagner de la visibilité dans ces cités, tant vis‐à‐vis du pouvoir qu’entre eux. Tout ceci montre l’opportunité d’un nouveau type de politiques agit aussi par d’autres acteurs. Ce n’est pas seulement une question de pouvoir. Il s’agit de nouvelles bases hybrides à partir desquelles agir et l’une des opportunités que nous voyons dans ces villes est de construire des politiques informelles. Toutes les deux, les actions publique et politique dans l’espace urbain deviennent problématiques à une époque de vitesses croissantes et d’ascendance dominante des procès et des flux sur la vie. Les structures massives ne sont plus à l’échelle humaine, les marques s’instaurent comme médiations entre les individus et les marchés, les discours du design valorisent la logique utilitaire des multinationales. Mais en même temps, il y a aussi une action publique qui peut rendre clarifier ces discours du pouvoir économique pour les habitants et les sans‐paroles. La thèse que j’examine ici, c’est que les politiques néolibérales ont multiplié de nouveaux espaces fermés transnationaux qui donnent de nouveaux droits aux firmes et aux marchés pour pénétrer les économies nationales alors qu’ils sont en même temps des espaces impénétrables pour ceux qui n’en font pas partie. Ce mouvement des vieilles frontières des États vers ces clôtures transversales produisent beaucoup plus de droits formalisés pour les acteurs de l’économie globale que pour les citoyens et migrants. Les agents d’avant‐garde de cette mutation de la signification des frontières sont les firmes et les marchés globaux. La formalisation de leur droit à traverser les frontières des États produit eu même temps un grand nombre d’espaces hautement protégés. C’est dans ce contexte que la ville globale constitue un assemblage extrêmement signifiant à cause de ses très grandes complexité et diversité, ainsi que ses forts conflits internes et 1 2

Cet article est paru dans la revue Multitudes 2010/4 (n°43) « Devenirs Métropole », p. 50‐59. Cet article est issu de Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages, Princeton, Prin‐ ceton University Press, 2008; en français Critique de l’État, Paris, Demopolis 2009; et de Guests and Aliens: Europe’s Immigrants, Refugees and Colonists, New York, New Press, 1999.

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compétitions. Dans ce type de villes, les acteurs des nouveaux espaces transversaux fermés sont aussi des hommes et des femmes, dans leurs bureaux, maisons, et espaces de consommation de luxe ; c’est‐à‐dire, qu’ils sortent de ces espaces fermés transversaux impénétrables. Cela fait de la ville globale un espace intensément politique, tant dans un sens structurel qu’interpersonnel, entre les nouveaux cadres des firmes et les précaires des services faiblement rémunérés. Mais pour que ces villes subsistent comme espace complexe et diversifié et ne deviennent pas seulement empilement de terrains ou jungles de ciment, il faudra trouver le moyen d’aller au‐ delà de cette situation de conflits résultant des racismes, guerres ou terrorisme d’État ou encore des futur conflits des crises climatiques.

Clôtures et frontières De nos jours, les clôtures concernent de multiples systèmes, chacun avec ses contenus et localisations spécifiques. Capitaux, informations, cadres des multinationales, sans‐papiers constituent chacun des flux différents exigeant des clôtures avec des localisations institutionnelles et géographique spécifiques. Les frontières géographiques actuelles concernent les flux transfrontaliers terrestres de marchandises mais pas ceux du capital, sinon en liquides ! Chaque contrôle de clôture doit être appréhendé comme un point dans une chaîne. Dans le cas des échanges de biens, cela implique contrôle et certification souvent a l’intérieur du pays d’origine. Pour les flux de capitaux, la chaîne comprend des banques, marchés boursiers et réseaux électroniques. La frontière géographique n’est qu’un des points de la chaîne, et les interventions de contrôle peuvent en former de longues, pénétrant profondément dans les pays. Quand une banque réalise le plus élémentaire transfert international d’argent, elle est l’un des sites de renforcement des clôtures. Un bien contrôlé l’est directement par un poste frontalier comme par exemple les produits agricoles. Mais cela comprend aussi les touristes dotés d’un visa et les immigrants avec leurs certificats d’embauche. Bien sûr, pour l’immigré clandestin son corps est à la fois l’objet et le sujet de l’application des règles, et c’est aussi ce corps qui subira directement la détention ou l’expulsion. Pourtant, au‐delà de cette multiplicité, nous voyons émerger une forte différenciation bipolaire. D’une part, un large groupe d’acteurs, des firmes aux experts, se déplacent au sein d’espaces protégés transnationaux impénétrables à tous ceux qui n’en font pas partie – aucun trafiquant ne peut pénétrer ici. À l’autre bout, touristes et migrants moins protégés ont besoin de prouver partout leur droit d’entrer et, pire encore, le passage de frontière des sans papiers donne lieu à une violation de leur droits fondamentaux. Le passage des firmes et des cadres de haut niveau se caractérise par des protections et facilités alors que les migrants, dotés ou non de papiers, n’en disposent d’aucune, jusqu’à pouvoir être confrontés à un espace de capture et de détention. En Europe, il y a de multiples frontières actives. Dans leurs histoires complexes aussi riches que brutales, on peut dire qu’elles constituent un espace heuristique qui nous donnent des savoirs sur les relations inter étatiques bien au delà de l’histoire officielle. De telles frontières font du migrant un agent historique dont l’entrée signale des histoires émergentes dans les endroits d’où ils viennent. Dans la période contemporaine, les migrants des pays pauvres ne sont pas seuls maîtres de leur décision de s’expatrier : les politiques catastrophiques du FMI et de la banque mondiale y jouent aussi un rôle souvent important. Je considère certaines migrations 50


comme des avant‐gardes nous apprenant beaucoup plus que leur seule fuite de la misère vers l’espérance. Ces histoires émergentes sont aussi importantes pour voir que ce qui ressemble à de longues migrations, apparemment sans fin, sont en fait constituées de multiples histoires particulières. Au‐dessus de ces apparemment longues migrations, il y a en effet des flux en train de se conclure et d’autres en train de commencer à des échelles temporelles et géographiques diverses, même lorsque les statistiques ne désignent qu’un déplacement de quelques nationalités au cours des siècles. En bref, les migrations sont beaucoup plus intégrées dans de larges conjonctures qu’il n’y paraît. Sur ces points, on peut donc faire la synthèse suivante. Un effet direct de la globalisation, spécialement de l’économie des firmes, a été la création de divergences croissantes parmi les différents régimes des frontières. Ainsi, des points de contrôle d’une variété croissante de flux de services, capitaux et informations ont été rénovés, même si d’autres se sont maintenues ou ont aggravé leurs restrictions, notamment pour les migrations des travailleurs à bas coût. On constate aussi la construction d’espaces spécifiquement clos pour englober et gérer des flux émergents souvent stratégiques et spécialisés qui traversent les frontières classiques, comme l’OMC, le NAPHTA, le GATT pour les cadres des grandes firmes. Alors que ces professionnels ont pu être jadis partie prenante d’un régime d’immigration à long terme de leur pays, leur situation actuelle, plus globale que nationale, les en fait diverger progressivement1. Les multiples régimes qui constituent la frontière en tant qu’institution peuvent être regroupés, d’un côté, derrière l’appareil formalisé d’un large système interétatique, de l’autre, dans un système encore largement en constitution de nouveaux types de capacités de construire des espaces clos qui traversent les frontières interétatiques. Le premier couvre une large variété de flux internationaux de capitaux, gens, services et informations. Quelques soient leurs variétés, ils tendent vers une autorité étatique unilatérale de même qu’ils renforcent les régulations et respects des traités internationaux et bilatéraux en la matière. L’autre mode de clôture, au‐delà des mailles nationales, ne concerne pas forcément les frontières, mais se fonde plutôt sur une série de nouveaux développements à l’échelle globale, tels que les nouveaux systèmes juridiques et les réseaux numériques interactifs. Les systèmes de normes globales ne sont pas nationaux et se distinguent aussi de l’international. Le domaine de l’interactivité numérique est essentiellement informel, et donc hors du système des traités existants, souvent installé dans des lieux sub‐nationaux qui font partie des réseaux transfrontaliers. La formation de ces différents systèmes de normes globales et de réseaux interactifs entraîne une multiplication d’espaces fermés, mais sans relation avec la notion nationale de frontière délimitant deux souverainetés territoriales, puisqu’ils sont opératoires à une échelle trans, sub ou super nationale. Bien que ces espaces puissent traverser des frontières nationales, ils ne sont pas nécessairement des régimes de frontières ouvertes agis par les États comme ceux, par exemple, de l’échange international ou de l’immigration légale. Ces nouvelles clôtures globales font naître une nouvelle forme de la notion de frontière. La souveraineté étatique est généralement conçue comme le monopole de l’autorité au sein d’un territoire particulier. Aujourd’hui, il devient évident qu’elle articule ses propres frontières 1

A Sociology of Globalization, W.W.Norton, 2007, en français chez Gallimard, 2009.

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en même temps qu’elle s’accommode de nouvelles clôtures. La souveraineté subsiste comme système de possession, mais son insertion institutionnelle tout comme sa capacité à légitimer tous les pouvoirs sont devenues instables. Les politiques de souverainetés contemporaines sont beaucoup plus complexes que ce que peuvent assumer les notions d’exclusivités territoriales mutuelles. La question de la limitation, c’est‐à‐dire de la frontière d’un territoire comme paramètre de l’autorité et des droits, pénètre aujourd’hui dans une nouvelle phase. L’autorité exclusive de l’État sur son territoire reste le mode prévalant dans la politique économique globale ; en ce sens, les régimes étatiques de frontières, qu’elles soient fermées ou ouvertes, reste l’élément principal de la géopolitique. Mais ces règles sont aujourd’hui moins formellement absolues qu’elles ne l’étaient. D’importants composants de l’auto‐ rité territoriale qui peuvent avoir encore une forme et une localisation nationale ne le sont plus dans le sens historique du terme. Dénationalisés, ils semblent nationaux mais en réalité pris dans les agendas globaux, pour le mieux ou le moins bien. Aussi loin que l’État dispose historiquement de la capacité de doter son territoire d’instruments légaux et administratifs, il a aussi la capacité de modifier cet encadrement, par exemple en dérégulant ses frontières, ouvertes aux firmes et investissements étrangers. Ma question est de déterminer si cette capacité et son autorité définitive et exclusive peuvent être détachées du territoire géographique. Un tel détachement est probablement partiel et variable en fonction de l’objet de l’autorité. Cela amène une question sur le devenir des frontières dans la logique étatique. La « fonction frontière » est en effet progressivement encastrée dans le produit, la personne, l’instrument en tant qu’agents mobiles intégrant les caractéristiques de la frontière. En plus, il y a aussi de multiples localisations des frontières, parfois de longues chaînes qui pénètrent profondément dans les institutions et domaines territoriaux de la nation comme je l’ai déjà dit ici. Dans les flux financiers par exemple, l’actuel « moment » frontalier est souvent à l’intérieur du pays une banque certifiant en l’occurrence la légitimité d’un virement monétaire. La certification des produits agricoles ont souvent aussi leurs premier moment frontalier là même où ils sont cultivés. Il me semble que les localisations des clôtures sont aujourd’hui instables, ce qui ouvre un important champ de recherche. Plusieurs des frontières importantes à la périphérie de l’union Européenne sont parmi les plus actives du monde et, dans se sens, peuvent éclairer la question et la signification de « clôture » bien au‐delà des conventions géographiques. Un processus clé qui rend visible quelques‐uns de ces changements est la constitution d’un sujet avec des droits transfrontaliers transportables à travers les nouveaux types d’espaces frontières transversaux que j’ai déjà discuté. Ils concernent surtout le marché financier électronique global et les espaces opérationnels des multinationales où de nouveaux types de cadres transnationaux ont obtenu leurs droits portables à travers l’OMC et de multiples organisations pour le commerce régional. Cela leur permet de se déplacer à travers les frontières et au sein du réseau des 75 villes les plus mondiales aujourd’hui. Commence ainsi à se construire un type de frontière transversale qui dépasse celles plus conventionnelles des États, et qui est, en effet, plus fermée encore que les barrières entre États 52


comme celles des USA et du Mexique (ou celle que l’Europe veut élever avec l’Afrique). Les cadres y sont dans un espace radicalement distinct des travailleurs et des migrants pauvres. Une séparation qui ne peut être franchie, les instruments nécessaires étant inaccessibles, même pour un trafiquant. Et même aussi pour ceux qui ont le courage de traverser une rivière ou un désert, de se cacher sous un camion ou un train rapide. Loin d’avoir favorisé un monde sans frontière, les politiques néolibérales ont ainsi multiplié de nouveaux espaces fermés transnationaux qui sont impénétrables a ceux qui n’en font pas partie. Ces espaces fermés donnent des nouveaux droits aux firmes et aux marchés pour pénétrer les espaces nationaux et protègent de toute invasion. Ces profonds changements, de la géographie des frontières aux clôtures transversales, ont produit beaucoup plus de droits formalisés pour les acteurs de l’économie globale que pour les citoyens et migrants. Les agents d’avant‐garde de cette mutation de la signification des frontières sont les multinationales et les firmes globales. La formalisation de leur droit à traverser les frontières des États produit un grand nombre d’espaces hautement protégés. Les firmes disposent à présent d’une série de nouvelles protections avec leurs capacités de traverser les frontières, alors que touristes et migrants continuent d’en perdre à cette époque néolibérale. Ceci entre en résonance avec une autre asymétrie. Le régime international des droits de l’homme est un système plus faible que celui de l’OMC protégeant la circulation transfrontalière des cadres. Il est aussi plus faible, bien que plus large, que tous les visas spéciaux des hommes d’affaire et plus commun pour les salariés hight tech. En bref, ces espaces protégés transfrontaliers procurent des protections légales de plus en plus déliées des juridictions nationales. Ils s’incorporent à une variété de régimes souvent hautement spécialisés ou partiellement globaux, transformés en droits et obligations beaucoup plus particularisés que les protections et visas délivrés par les États.

Entre frontières et clôtures, l’impérieuse nécessité de garder les villes ouvertes C’est dans ce contexte que la ville constitue un assemblage extrêmement signifiant, à cause de ses très grandes complexités et diversités, ainsi que de ses forts conflits et compétitions internes. Dans ce type de villes, les cadres des nouveaux espaces transversaux sont en effet des hommes, des femmes et des entreprises qui sortent de ces espaces transversaux impénétrables et partagent avec les précaires, retraités et autres sans papier le commun de la vie quotidienne. Cela fait de la ville globale un espace intensément politique, tant dans un sens structurel qu’interpersonnel. Mais si ces villes veulent pouvoir subsister comme espace complexe et diversifié, il faudra trouver le moyen d’aller au‐delà des relations de haines fabriquées par les relations d’État comme le racisme, la guerre, le terrorisme ou encore par les crises climatiques. Historiquement, les villes ont eu la capacité de transformer les conflits en les intégrant dans le domaine civique à travers le commerce et le besoin d’une coexistence pacifique au sein d’environnements urbains denses. À l’inverse, la logique des États nations est de militariser la réponse aux conflits. Cette capacité de la ville génère aussi la possibilité de construire de nouveaux sujets et identités. Par exemple, ce n’est pas tant les caractères ethniques ou religieux qui marquent souvent les ensembles urbains, mais bien l’urbanité de leur vie et de leur environnement. Et ces différences d’urbanités ne tombent pas du ciel, mais proviennent 53


souvent du besoin de nouvelles solidarités face à des enjeux majeurs. Aujourd’hui, les enjeux majeurs auxquels se confrontent les villes prennent un caractère brutal et intense qui peut entraîner des conditions qui rendent ces enjeux encore plus grands et menaçants que les haines et conflits endogènes. Cela peut nous obliger à des réponses jointes et à mettre l’accent sur l’urbain plutôt que sur des individus ou des groupes ethniques ou religieux. Les villes représentent un des sites‐clés où les nouvelles normes et identités se construisent. Elles ont joué ce rôle en de multiples temps et lieux ainsi que dans des circonstances très variées. Un rôle qui peut devenir stratégique comme c’est le cas aujourd’hui pour l’Europe. L’immigration pourrait être une importante source pour la construction de normes. Dans ma recherche sur l’histoire des immigrations intra‐européennes dans le passé, je trouve que les réclamations des immigrés, exilés, étrangers pour être inclus ont joué un rôle majeur dans l’expansion universelle des services publiques – transport, santé, éducation... –, qui ont aussi favorisés les citoyens. N’oublions jamais ça. Ce qui doit être ici souligné est le gros travail nécessaire pour rendre ouvertes les villes afin de repositionner les immigrés et les citoyens comme des acteurs de la ville, plutôt que d’en souligner les différences comme s’y emploient les discours anti‐immigrés et racistes. Je propose la perspective d’une ville capable de construire des normes et des sujets s’émancipant des contraintes des systèmes de pouvoirs dominants comme l’État‐nation, la guerre antiterroriste, le poids croissant du racisme. Le cas particulier de l’intégration des migrants en Europe à travers les siècles constitue une fenêtre dans la question complexe et historiquement variable de la construction d’une Ville Européenne Ouverte. Selon moi, constants dans le temps et l’espace, les enjeux pour incorporer « l’étranger » représentent encore l’instrument essentiel pour développer la civilité dans le meilleur sens du mot. Répondre aux plaintes des exclus a toujours eu pour conséquence d’étendre les droits des citoyens. Et très souvent, la limitation des droits des migrants s’est inversement conjuguée avec celle des citoyens. Ce fut clairement le cas de la réforme de l’immigration de l’administration Clinton aux USA, une victoire du parti démocrate aux législatives qui supprima des droits aux immigrés et aux citoyens.

Le sentiment anti‐immigré en Europe : quand le migrant est votre cousin Même ignoré par les discours officiels, ce rejet a longtemps représenté une dynamique décisive dans l’histoire européenne. Et il risque d’acquérir aujourd’hui de nouveaux aspects et contenus. L’attitude et les attaques anti‐immigrées apparaissent à chaque phase d’ouverture des frontières dans tous les principaux pays européens. Aucun pays recevant des travailleurs n’est au clair là‐dessus, pas plus la Suisse, avec sa longue tradition admirable de neutralité internationale, que la France, la plus ouverte aux immigrés, réfugiés et exilés. Des travailleurs français tuaient des collègues italiens au XIXe en les accusant d’être de mauvais catholiques. L’important est le fait qu’il y avait toujours, comme aujourd’hui, des individus, groupes, organisations et politiciens qui croient en une société plus accueillante aux migrants. 54


L’histoire suggère que ces combats pour l’incorporation réussissent dans le long terme, même si c’est seulement en partie. Pour se limiter à l’histoire actuelle, un quart des Français possèdent un ancêtre étranger parmi ses trois générations précédentes de même que le tiers des habitants de Vienne sont nés ailleurs ou de parents étrangers. L’action est nécessaire pour transformer la haine envers les étrangers en civilité urbaine. Disposer par exemple d’un bon système de santé ou de transport veut dire que vous ne pouvez choisir ses utilisateurs selon leur qualité, vous ne pouvez vérifiez cela si vous voulez avoir un système efficace. Une règle basique et claire doit être admise : ceux qui ont leur ticket en font partie. C’est la base de la matérialité de la civilité: tous ceux qui ont leur ticket usent du train ou bus public sans qu’il soit besoin de savoir s’ils sont citoyens ou touristes, sympathiques ou non, habitants ou visiteurs d’une autre cité. L’Europe vient à peine de reconnaître l’histoire de plusieurs siècles de migrations endogènes du travail. Cette histoire planait dans la pénombre de l’histoire officielle, dominée par l’image d’un continent d’émigration, jamais d’immigration. Au XVIIIe encore, quand Amsterdam construit ses polders et assaini ses marais, les travailleurs viennent d’Allemagne du Nord ; quand la France développe ses vignes, elle recourt à des Espagnols ; des travailleurs des Alpes arrivent pour aider au développement de Milan et Turin ; de même que les Irlandais participent à la construction du réseau d’eau de Londres. Au XIXe, quand Haussmann reconstruit Paris, il fait venir des Belges et Allemands ; quand les Suédois décident de devenir une monarchie et ont besoin de beaux palais, ils recrutent des Italiens; et quand l’Allemagne construit son réseau de chemin de fer, ils embauchent Italiens et Polonais. À chaque moment donné, existe une multitude de flux signifiants de migrants à l’intérieur de l’Europe. Et tous ces travailleurs sont vus comme des étrangers indésirables menaçant la communauté et ne devant jamais s’y intégrer. Ces immigrants appartenaient pourtant pour l’essentiel au même large groupe culturel et religieux et ethnique. Mais vus néanmoins comme impossible à assimiler. Les Français haïssaient les travailleurs immigrés Belges, accusés d’être de mauvais catholiques tandis que les Hollandais dénonçaient les travailleurs immigrés Allemands comme de médiocres protestants. Ce sont des faits avérés. Cela signifie qu’il est faux de dire, comme cela se fait souvent, que l’intégration est aujourd’hui rendue plus difficile par ses dimensions religieuses, culturelles ou biologiques. Quand celles‐ci ne jouaient pas, le rejet des immigrés était aussi fort qu’aujourd’hui et conduisait également à des violences physiques. Toujours, de nombreux immigrés se sont intégrés à la communauté, quand bien même cela prendrait deux ou trois générations. Ils maintiennent souvent leur spécificité bien que membres de la communauté – partie de l’ordre social complexe et grandement hétérogène de toute ville développée. Traités d’étrangers au moment de leur première arrivée, exclus pour leurs aspects, odeurs ou accoutrement différents, bien qu’ils soient physiquement, culturellement et religieusement identiques, tous européens bien que les différences soient vécues et soulignées comme insurmontables. J’ai recueilli partout ces actes de violence et de haines que nous éprouvions contre ceux que nous vivons aujourd’hui comme nôtres1. 1

Saskia Sassen, Guests and Aliens: Europe’s Immigrants, Refugees and Colonists, New York, New Press, 1999.

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De nos jours, les arguments contre l’immigration sont centrés autour de la race, la religion ou la culture qui semblent justifier une difficulté à l’incorporation nationale. Mais en cherchant dans l’histoire des lieux communs, nous ne trouvons que de nouveaux formes pour la même vieille passion de l’exclusion de l’étranger comme autre. Aujourd’hui, l’autre est stéréotypés par ses différences raciales, religieuses et culturelles. Des arguments équivalents à ceux du passé lorsque l’immigré était racialement, culturellement et religieusement proche. La migration articule le passage entre deux mondes quand bien même ils appartiennent à la même région ou pays : les Allemands de l’Est ont été souvent perçus ethniquement et physiquement différents par ceux de l’Ouest après 1989. Quel est aujourd’hui l’enjeu en la matière, celui qui peut nous obliger à dépasser nos différences pour construire ce qui correspond à notre plus vieille tradition de civilité européenne ?

Un enjeu plus grand que nos différences Le paysage urbain global qui émerge est profondément différent de la tradition civile de la vieille Europe. Cette différence subsiste, même à travers les projets mondiaux de l’Europe qui mélangent les traditions européennes avec des cultures urbaines d’autres histoires et géographies. Ce que ce paysage urbain émergeant partage avec de plus vieilles traditions est le fait que quelques enjeux sont plus grands que nos différences. Là réside une opportunité pour réinventer une capacité de la ville à transformer le conflit (au moins en partie) en une ouverture croissante, plutôt qu’en guerre à la manière des gouvernements nationaux. Mais cela sera différent de la tradition de la ville ouverte et de la civilité que nous connaissons, notamment en Europe. Je perçois plutôt que les enjeux essentiels auxquels sont confrontées les cités (et la société en général) entretiennent de toujours plus fortes interactions dynamiques qui contribuent à une désagrégation de ce vieil ordre civil urbain. La dite « guerre au terrorisme » est peut‐être l’une des versions les plus pointues de cette dynamique par laquelle le combat contre les terroristes diminue fortement le vieil ordre civil urbain. Le changement climatique et ses impacts sur les villes pourraient aussi devenir la source de conflits et divisions urbaines. Mais je fais valoir que ces enjeux contiennent leurs propres potentialités spécifiques pour innover de nouvelles sortes de larges plateformes communes nécessaires à l’action urbaine, en adjoignant des forces qui peuvent être vues jusqu’ici comme trop différentes des nôtres. Combattre le changement climatique peut amener citoyens et migrants de religion, culture ou ethnie différentes à se battre ensemble. Combattre les abus du pouvoir d’État commis au nom de la lutte contre le terrorisme peut également amener des coalitions de résidents qui pouvaient pensé ne jamais pouvoir collaborer. Maintenant qu’une plus grande menace contre les droits civils affecte les citoyens, et pas seulement les immigrés, de nouvelles solidarités émergent. L’accroissement du nombre de guerres asymétriques et du changement climatique affectera les riches comme les pauvres dont la mobilisation exigera la collaboration de tous. De surcroît, si les fortes inégalités économiques, les racismes ou les intolérances religieuses existent depuis toujours, ils se transforment maintenant en arguments politiques de mobilisation dans un contexte où il n’y a désormais plus de centre, qu’il s’agisse d’un empire, d’un État où d’une ville monde. 56


À l’encontre de cet environnement de dégradation des empires et des États nations, émerge la ville comme site stratégique pour innover, peut‐être même un nouvel ordre partiel. Alors que dans le passé c’était la loi nationale qui dominait, aujourd’hui la subsidiarité mais aussi le nouveau rôle de la ville nous permet d’imaginer un retour à la loi de la cité. Aux USA par exemple, un nombre croissant de cités ont promu de nouvelles règles (ordonnances) qui protègent en leur sein les sans papiers, d’autres ont aussi émis des règles environnementales spécifiques. Nous assistons à une résurgence de la législation par les villes, que je détaille ailleurs14. L’émergence que j’y décris vise une multitude de maillages spatio‐temporels et de diverses micro‐organisations, au‐delà de la précédente logique des grandes unités spatiales, temporelles et normatives. Plus largement, je conçois une vaste prolifération de tels assemblages partiels qui reconstruisent beaucoup de territoires, souverainetés et droits structurés dans l’institution nationale. En Europe, cela comprend la formation de l’union européenne mais aussi la multitude de coopérations de villes désirant protéger l’environnement, combattre le racisme et bien d’autres causes démocratiques. Ces assemblages résultent de troubles internes aux nations et du désir de construire de nouvelles gouvernances à l’échelle des quartiers et de la ville. Un dernier point pour théoriser l’importance stratégique de la ville nécessaire à élaborer de nouveaux équilibres est qu’elle peut faire con uer de multiples et très divers conflits qui pourraient pousser si non vers un nouveau pouvoir normatif. Ces développements impliquent l’émergence de nouveaux types de régulateurs sociopolitiques qui peuvent coexister avec les anciens pouvoirs tels l’État‐nation, le fédéralisme ainsi que l’ancienne cité au sein d’une hiérarchie toujours dominée par la souveraineté étatique. Les grandes métropoles qui ont déjà supplanté en partie cette hiérarchie nationale et étatique sont parmi ces nouveaux types de régulateurs comme membres de réseaux régionaux et globaux à échelles multiples. Les deux dernières décennies ont ainsi vu une articulation urbaine croissante des logiques et conflits globaux ainsi qu’un usage grandissant de l’espace urbain pour les revendications non seulement des citoyens nationaux de la cité mais aussi des étrangers. Traduit de l’Américain par Thierry Baudouin

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Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages, Princeton University Press, 2008, chapitres 2 et 6.

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Partie 2 Pratiques de politiques publiques

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” La politique culturelle doit gérer les interactions multiples entre toutes les libertés culturelles des personnes qui se côtoient dans l’espace public. ”

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La question du lien culture, humain et développement pose la question du type de politiques publiques à même de mettre au travail ces nouveaux modèles et de participer de cette métamorphose européenne. Comment penser des politiques de développement consubstantielles d’un projet de société et de démocratie, se fondant sur la personne, ses droits et libertés, ses capacités ? Comment, non pas intégrer l’art et la culture dans une approche, en faire un pilier additionnel, mais bien déterminer en quoi l’art et la culture sont constitutifs de processus d’humanisation, donc de développement, d’une société démocratique européenne ? Comment considérer le(les) territoire(s) européen(s) – et plus particulièrement les métropoles – en tant que territoires productifs de ces transformations ? Nous avons choisi de nous attacher aux questions qui nous semblent aujourd’hui sous‐tendre un nouveau fondement pour des politiques culturelles: ‐ ce qui agit ces espaces de droits, ‐ ce qui soutient cette forme de production d’une force humaine vitale, ‐ ce qui appuit une diversité de territoires européens. Ces questions mettent en lumière des questions comme des pratiques à l’œuvre sur les territoires européens et expérimentant ces évolutions. Relais Culture Europe

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Rationalité économique et fondements culturels de l'Union. Jean Michel Lucas L'heure est partout en Europe à l'économie de crise, dans un contexte de tensions imposées par la mondialisation des échanges marchands. Pour sortir des ces difficultés, l'Union européenne a défini sa stratégie pour 2020 dans l'espoir d' « éviter le déclin » et de « mettre l'UE sur la voie de la prospérité ». L'ambition politique se concentre alors sur trois priorités : une « croissance intelligente », une « croissance durable », une « croissance inclusive » conditions impératives pour réduire la pauvreté et retrouver la voie du progrès social. L'urgence et l'évidence imposent de maîtriser d'abord la rationalité économique du marché, avant de songer à d'autres valeurs pour l'Europe de demain.

Un couple parfait : culture et rationalité économique Cette stratégie, qui soumet la vie « bonne » de l'Europe à la réussite concurrentielle sur les marchés mondiaux, s'applique aussi totalement pour la culture, du moins pour le secteur des activités artistiques et culturelles. Il est effectivement loin le temps où les professionnels de la culture pouvaient revendiquer la valeur universelle de l'oeuvre de l'art, et par là, l'autonomie de « l'art pour l'art » par rapport aux contingences de la société marchande. L'Union a préféré faire parler le réel et ouvrir une meilleure voie qui réconcilie la culture et l'économie, celle de l'économie créative, de couleur « mauve », selon certains1. Le Parlement européen a récemment exprimé son enthousiasme pour cette culture guérisseuse des maux de croissance, puisqu'en mai 2011, il a adopté une résolution affirmant « le rôle majeur des industries culturelles et créatives dans le développement de pôles de créativité aux niveaux local et régional, qui permettent une meilleure attractivité des territoires, la création et le développement d'entreprises et d'emplois ancrés dans le tissu économique local et régional, favorisent l'attractivité touristique, l'implantation de nouvelles entreprises, et le rayonnement de ces territoires, et promeuvent le secteur culturel et artistique ainsi que la préservation, la promotion et la mise en valeur du patrimoine culturel européen, grâce à des nombreux relais comme les collectivités territoriales »2. Difficile de faire mieux, pour concilier le marché, les territoires et la culture ! Surtout que le Parlement « reconnaît l'impact, la compétitivité et le futur potentiel des industries culturelles et créatives en tant qu'important moteur de croissance durable en Europe susceptible de jouer un rôle déterminant dans la reprise économique de l'Union européenne ». L'apport du secteur culturel, par son inventivité, est devenu une arme de la croissance intelligente, durable, inclusive, portée tant par la concurrence entre les entreprises privées que par la lutte pour l'attractivité que mènent les territoires entre eux. Et pour finir, si l'on en croit le Parlement européen, cette dynamique culturelle devrait produire des effet civilisateurs indiscutables, en tout cas, indiscutés. 63


Avec l'économie créative, le secteur culturel offre la promesse d'une société de « citoyens » actifs, « épanouis » et, sans doute, heureux : "L'ère numérique a bouleversé notre approche des biens culturels. Ce rapport demande une véritable stratégie européenne pour libérer le potentiel des industries culturelles et créatives. Cette stratégie doit tenir compte de la nature duale de ces industries, leur nature économique, par leur contribution en termes d’emploi, de croissance et de création de richesses, mais surtout leur nature culturelle, par leurs activités qui contribuent à l'épanouissement et à l'intégration sociale et culturelle des citoyens." Il faut dire que l'enjeu culturel se mesure ; les chiffres de l'économie de cette culture vivante font mouche : « Représentant 2.6% de notre PIB et 14 millions d'emplois, les industries culturelles et créatives génèrent plus de 600 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an. »3 La solution est donc là : cette culture filtrée par la rationalité de l'économie booste les taux de croissance et les produits qu'elle offre sont pourvoyeurs de toutes les valeurs de la « vie bonne » durable pour l'Europe.4 Ces louanges accordés aux biens et services culturels pourraient faire sourire quand on songe aux nombres de films nuls, de livres sans intérêt ou de produits numériques qui passent de mode avant même d'avoir été fabriqués ; quand on sait aussi que la culture est souvent la nourriture préférée des replis identitaires. Mais le culte de la rationalité économique (créative) ne prend pas en considération ces questions de valeurs culturelles. Elle les laisse volontiers à la seule responsabilité de la discussion locale ou de la conversation du consommateur avec lui même. Cette approche de la culture comme secteur d'activités est aujourd'hui largement répandue, au point que même l'agenda culturel européen a du mal à sortir du tropisme de la culture utile pour la croissance. On pourrait presque croire que l'Union européenne a oublié qu'elle peut penser et faire autrement et que pour elle, la culture est devenue une priorité négative ! Négative au sens où, pour certains, tous les autres fondements de l'Union qui pourraient accueillir l'enjeu culturel devraient s'effacer, pour ne conserver que la mission d'alimenter la croissance (intelligente, durable et inclusive), avec, dans le meilleur des cas, des aides directes aux petites épiceries locales de l'exception culturelle ! Heureusement, l'Europe est trop complexe pour se satisfaire de ce « no alternative », pour la culture, surtout dans une Union qui se prétend le berceau des Lumières avec son cortège d'oeuvres universelles. Il paraît alors légitime d'appréhender autrement la place de la culture dans le mouvement de négociations des politiques publiques à inclure dans la stratégie pour 2020.

Rappeler les valeurs culturelles universelles. Je crois que l'on peut garder espoir de voir l'Europe politique affirmer une nécessité culturelle porteuse de valeurs plus humanistes que les seuls résultats de bonnes ventes de biens et services d'art et de culture. 64


En effet, l'Europe a déjà formalisé la valeur universelle de la culture. Le plus dur a été fait, pourrait‐on‐dire, et depuis longtemps à l'Unesco, avec la Déclaration universelle sur la Diversité culturelle de 2001 et la Convention de 2003 sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Et les Etats comme l'Union ont approuvé les termes de ces cadres politiques fondés sur l'universalité de la diversité culturelle. Dans cette voie, la croissance est certes une bonne chose mais pas au prix de n'importe quel oubli du sens et de la valeur : pour construire une société plus humaine, l'économie doit d'abord servir les personnes dans la reconnaissance réciproque de la diversité de leurs identités culturelles. Autant dire ce qui doit être dit, surtout en période de crise grave de la société marchande : la culture, avec la reconnaissance des diversités culturelles, prend sa source dans l'article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l'homme de 1948 : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ceci revient à reconnaître chaque être humain dans l’identité qui le constitue comme être de dignité, c’est à dire dans sa culture. La dignité est bien une valeur première autant que la liberté car elle conditionne la capacité de chaque personne à être pleinement reconnue comme acteur de la négociation de sa propre situation économique, politique, sociale. C'est ainsi que la Déclaration de Fribourg5 sur les droits culturels nous enseigne que la culture n'est pas un mot de bonimenteur, à usages tactiques variant selon les négociations de vendeurs et d'acheteurs. La culture doit être entendue comme l'ensemble des références qui permettent à une personne «d'exprimer son humanité » à travers son identité culturelle par laquelle elle se définit et « entend être reconnue dans sa dignité. »6 Question d'éthique, disait déjà la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 dans son article 4 : « la défense de la diversité culturelle est un impératif éthique inséparable du respect de la dignité de la personne humaine ». Dans cette approche de la culture comme « humanité » à bâtir ensemble, l'enjeu culturel n'est plus de proposer un produit soumis à la souveraineté de la rationalité économique qui régulera les offres et des demandes de spectacles ou d'ateliers artistiques sur le marché de la détente. La culture n'est plus dominée par la croissance même intelligente de ses produits créatifs. Elle vise, avec plus de gravité, la capacité des identités culturelles à vivre ensemble. La politique culturelle doit gérer les interactions multiples entre toutes les libertés culturelles de toutes les personnes qui se côtoient dans l’espace public. Elle doit accepter d'organiser les confrontations, la palabre devrait‐on dire, entre les cultures pour parvenir à plus de reconnaissance réciproque, plus de respect pour soi et plus de respect pour les autres. On comprend alors que la culture comme secteur qui vend et achète des biens et services n'y suffira pas ! Certes, l'acteur culturel ne s'interdit pas de bien vendre mais le produit qu'il vend doit permettre aux personnes d'accéder, non pas à plus de consommation de quantités achetées, mais à plus de liberté de donner sens à leur vie, plus de capacités à en être les acteurs, plus de relations responsables vis à vis des autres. 7 Pour tout dire, l'enjeu est le développement humain, au delà de la seule croissance productive ! 65


Voilà une entrée culturelle universelle qui conviendrait ‐ mieux que l'entrée par le secteur créatif ‐ à la vision humaniste de l'Union européenne. Cette approche donne un autre souffle à la réflexion sur la croissance intelligente durable et inclusive car la culture comme « humanité » ne refuse pas la culture « créative » rentabilisable , mais elle exige que l'enjeu économique (la croissance) ne contredise pas l'enjeu culturel (l'égal respect de la dignité des personnes dans leurs identités). Les deux conceptions peuvent évidemment s'entremêler plus ou moins habilement selon les situations, mais elles ne peuvent pas passer pour deux faces d'une même pièce. Elles portent des valeurs différentes de la conception du futur de « l'Humanité » et, par conséquent, elles nécessitent des dispositifs de compromis qui les accueillent à part égale dans la construction d'un Europe respectueuse de ces propres fondements humanistes.

L'ethique en pratique : la souveraineté sans partage de la rationalité économique Toutefois, peut on vraiment croire à cette perspective ? Il ne suffit pas d'affirmer des valeurs culturelles universelles pour qu'elles soient entendues dans les négociations sur les finances chaotiques du monde ! Il faut surtout que ces valeurs puissent compter sur des dispositifs de règles imposables à tous, même aux économies les plus rationnelles. Regardons de près si aujourd'hui le système formel des réglementations européennes peut rendre opératoire l'approche de la culture comme humanité ? Première question : le Traité de l'Union européenne laisse‐t‐ il une place à l'éthique de la dignité des personnes ? La réponse est heureusement positive. Déjà dans le préambule du Traité, les Etats confirment « leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit ». De plus, ces principes se traduisent en engagement formel dès l’article 2 du Traité puisque « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. » Sans compter l'Article 6 du Traité qui renvoie à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000 où l'article premier énonce « la dignité humaine est inviolable ». Il suffit de lire pour saisir que la voie est ouverte pour que l'éthique de la dignité trouve sa place dans le fonctionnement quotidien de l'Union, d'autant qu'il n’y a aucune raison de douter de la bonne foi des signataires. De toute manière, ajouterai‐je pour les pragmatiques sceptiques, le texte, une fois ratifié, peut être revendiqué par toute force sociale qui y trouve intérêt ! En conséquence, je ne vois donc aucune raison de ne pas prendre appui sur l'éthique de la dignité, avec son approche de la culture comme humanité, pour nourrir les négociations sur « l'Europe 2020 » dans chacun des territoires de l'Union ! En revanche, là où le bât blesse, c'est lorsque l'on prend le temps de faire le lien entre ces valeurs fondatrices et les dispositifs d’application pratique, en terme de règlements à respecter par tous les membres de l'Union. Il apparaît alors qu'il n'y a plus le choix : seules les valeurs de la rationalité économique l’emportent, à tous les coups. 66


Exemple immédiat : un acteur culturel peut aisément se revendiquer des valeurs de dignité et de reconnaissance des personnes, il peut aussi affirmer sa volonté d’être non lucratif, il peut même militer pour « une autre économie de l’art et de la culture » faite de solidarité et de relations démocratiques avec les autres parties prenantes. J’ajoute encore la possibilité de vendre des biens culturels en dégageant des profits, mais en assurant que les relations aux artistes et au public sont empreintes de respect, de confiance, de dignité et d’attention. L’acteur passionné de culture a la possibilité éthique d’être un entrepreneur social ou même solidaire, à son gré ! Rien ne l'interdit en référence aux principes de l’Union. Sauf que, dans la mise en œuvre, il se verra opposer pour chacune de ses activités la suprématie souveraine de la rationalité économique. La directive Services de l’Union et les services d’intérêt économique général (SIEG) lui fixent les limites de son action : il pourra tout dire, tout croire, tout faire selon son éthique personnelle, à condition que ses activités ne fassent pas d’ombre à la rationalité économique du marché de concurrence. « Faire de l’ombre » signifie que la production de biens et services culturels non rentables ne pourra être soutenue par les politiques publiques que si elle ne gêne pas le fonctionnement de la « bonne » concurrence des intérêts privés. Dans la sémantique de la réglementation sur le marché intérieure, c'est la rationalité économique qui fixe la limite : les politiques publiques peuvent défendre les valeurs qu'elles veulent mais elles ne doivent jamais faire d'« erreurs manifestes d'appréciation » affectant le bon fonctionnement du marché libre. Le piège est grand ouvert pour les acteurs culturels qui se présentent à la société en disant qu’ils sont offreurs spécialisés d'activités d'art et de culture. Les dispositifs européens leur répondent alors : « Vous appartenez au secteur des activités culturelles et il n’a que deux positions possibles : soit vous entrez dans la norme de l’économie créative et il vous faudra apprendre à nager dans l’océan concurrentiel des 600 milliards de chiffres d’affaire, soit vous avez une autre éthique personnelle, mais votre projet ne sera légitime qu’à la condition que vos activités ne pèsent pas sur les échanges entre États et ne dépassent pas quelques millions… de centimes ! Surtout, vous ne devrez jamais porter atteinte à la “bonne” concurrence ! Restez alors des marginaux de l'exception culturelle, et on vous laissera tranquille avec quelques mesures modestes de protection de la diversité culturelle. Ainsi, avec ces dispositifs d'application, les acteurs culturels sont, à leur corps défendant, de simples offreurs/vendeurs de produits d’excellence pour les uns, populaires pour les autres, rentables ou aidés par les collectivités publiques. Ils deviennent des prestataires de services pour des consommateurs qui déterminent, seuls, la valeur qu'ils veulent donner aux activités de culture. Pire encore, les dispositifs actuels ont réussi à faire leurre auprès des porteurs de projets. En effet, la directive Services et les SIEG n'empêchent pas une autorité locale de créer un service public pour soutenir les identités culturelles au nom de leur dignité... mais à la condition impérative que ces manifestations demeurent enfermées dans leur ghetto culturel local. Ces dispositifs juridiques sont si puissants qu'ils ne se sont même pas rendus compte qu'ils justifiaient le financement public de la culture par la nécessité du repli de chacun dans ses frontières linguistiques. Difficile à croire et pourtant réitéré en 2007 puis 2011 dans les explications que donne la Commission sur les possibilités légales de financement public des projets de culture: « Dans le cas des productions de théâtre basques, il a été considéré que le 67


financement de ces productions n’affectait pas les échanges entre Etats membres, dans la mesure où il s’agissait des productions à petite échelle de micro ou petites entreprises d’une nature locale, leur audience potentielle était limitée à une région géographique et linguistique spécifique, et elles ne pouvaient pas attirer un tourisme transfrontalier. »8 On en reste bouche bée : la politique publique de la culture en Europe réduisant les compagnies de création théâtrale à des micro entreprises enfermées dans des régions linguistiques spécifiques ! Eloge du ghetto !

L'exigence politique : donner plus de poids aux dispositifs réglementaires en faveur de la dignité

Pourtant, une autre articulation entre principes et pratiques est possible, car la valeur de dignité, fondatrice dans le Traité de l'Union, n'est pas du tout inconnue de la Directive « services ». Elle est même clairement « reconnue » et s'impose comme une évidence dans la pratique concrète de l'institution..., du moins dans certaines circonstances ! En effet, au point 27, la Directive considère que le marché n'est pas du tout un bon dispositif – entendez un dispositif conforme aux objectifs de « vie bonne » durable de l'Europe ‐ lorsque la dignité des personnes est menacée. Je m'empresse de citer le texte réglementaire qui ouvre la voie de la pratique à l'éthique de la dignité : « ces services sont essentiels pour garantir le droit fondamental à la dignité et à l’intégrité humaines et sont une manifestation des principes de cohésion sociale et de solidarité et ne devraient pas être affectés par la présente directive. » Ces services qui garantissent la dignité humaine sont « essentiels », donc non contingents. L'Union devrait alors affirmer que ce dispositif s'applique aussi et surtout à la première dignité de la personne, celle de la pleine reconnaissance de son identité culturelle. En conséquence, les services « essentiels » à la dignité devraient inclure les services culturels qui respectent les droits culturels des personnes et leur apportent plus « d'humanité », plus de liberté ( y compris la liberté d'expression artistique, évidemment) et plus de références pour mieux vivre ensemble avec les autres.

Malheureusement, ce pas vers une légitimité institutionnelle forte de la dignité culturelle n'est pas encore assez élaboré par la Commission et le Parlement. La Directive « services » a, en effet, une approche très restrictive de l'idéal de dignité. En lisant attentivement l'argumentaire, 9on comprend que la dignité n'est mobilisée que pour les situations matérielles qui empêchent les personnes d'être opérationnelles sur les marchés concurrentiels ! La Directive ignore la valeur de dignité dès que la personne devient une ressource exploitable par la logique marchande ! Le dispositif réglementaire en honneur de la dignité humaine est donc, lui aussi, sous contrôle de la rationalité économique.

A mon sens, il faudrait, politiquement, réagir à cette vision réductrice car la Directive aurait dû considérer que l'être humain est libre, en droit comme en dignité, et que c'est à lui d'énoncer « sa » dignité et c'est lui qui est confronté au respect de la dignité des autres. Je suis persuadé que c'est là que le combat politique doit se situer : le Traité de l'Union et la Charte des droits fondamentaux font de la dignité une valeur universelle qui devrait, par conséquent, être prise en compte dans toutes les situations où la liberté de la personne le réclame, pas seulement celles où le marché considère que les personnes sont hors jeu ! Il faudrait donc engager la négociation politique pour éliminer cette interprétation restrictive de la dignité qui est injustifiable au regard des principes fondateurs du Traité, évoqués plus haut. 10 68


Je tire pour ma part une leçon de cet examen : il s'avère prioritaire que l'éthique de la dignité trouve sa traduction dans des dispositifs institutionnels qui lui permettent de négocier à juste part avec l'éthique de la rationalité économique. En somme, que, dans les négociations de compromis, les dispositifs réglementaires de l'éthique de la croissance intelligente ne soient pas placés au dessus, tels des épées de Damocles, mais positionnés au même rang que ceux de l'éthique du développement humain. Ce sera là ma conclusion en forme d’espoir : que l’Union européenne rééquilibre les dispositifs d’appui à l’éthique de dignité pour éviter que l’humanité durable ne soit uniquement pensée et décidée comme une affaire de produits bien fabriqués et bien vendus. En Europe, toutes les cartes sont sur la table et d’autres acteurs de la vie commune, dans la santé ou le social, partagent la même préoccupation de construire des systèmes publics privilégiant les relations de dignité, de « personnes à personnes. Les acteurs de la culture devraient bien se rapprocher d’eux pour mieux négocier des dispositifs de l’État de droit répondant aux exigences « d’une communauté humaine confiante en son destin11 », une « humanité durable » sachant résister aux contraintes imposées par une rationalité économique qui ne peut guère plaider sa maîtrise de la construction globale de l'humanité. 09/11/2011

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Une bonne pratique Toolquiz Cultural Rucksack : le Sac à dos culturel – Un programme pour l’égalité d’accès à la culture des enfants

« Traditionnellement, les enfants vont à la rencontre de l’art et la culture par l’entremise de leurs parents, et cet usage de la culture a eu pour effet de refléter les inégalités sociales. Des projets comme le Sac à dos culturel aident à garantir que les rencontres avec la culture se produisent indépendamment de l’identité sociale » L’art, la culture et l’héritage culturel contribuent à la formation de notre sens de l’identité – qui nous sommes et d’où nous venons. L art permet d’établir la réflexion et offre de nouvelles perspectives quant au monde qui nous entoure. Savoir apprécier l’art et la culture joue un rôle déterminant dans le développement de la personnalité et de la qualité de vie de l’individu. Ce n’est pas seulement précieux pour l’individu, mais également primordial dans le développement d’une société. Par conséquent, la culture et les arts sont des ressources qui devraient être à la disposition de tous. Nous devrions tous avoir la chance de pouvoir apprécier la culture et l’art et de les exprimer sous diverses formes, indépendamment du sexe, du lieu de résidence et du contexte économique ou social. Cette idée est conforme à la politique publique en vigueur en Norvège, où l’État providence pourvoit aux besoins fondamentaux de tous les citoyens. Dans ce cadre, les enfants et les jeunes auraient accès aux activités culturelles de la même manière que les adultes. Une enfance passée au contact de la culture et de l’art peut effectivement donner aux enfants le savoir et l’expérience qui stimuleront leur propre créativité et amélioreront leur capacité à évaluer les diverses formes d’expression culturelle. Traditionnellement, les enfants vont à la rencontre de l’art et de la culture par l’entremise de leurs parents, et cet usage a eu pour effet de refléter les inégalités sociales. Au cours des années 1990, la Norvège a accordé de plus en plus d’attention à l’école en tant qu’élément central permettant de donner accès à la culture aux enfants et aux jeunes. Certaines municipalités et comtés ont développé et élaboré des modèles pour une approche holistique de l’art et de la culture, orientée vers les élèves des écoles du primaire et du premier et second cycle du secondaire. Créé en 2001 et basé sur une initiative nationale laissant la place aux actions locales et régionales, le Sac à dos culturel est destiné à être un programme permanent pour les élèves. Visant à garantir que l’on peut rencontrer la culture indépendamment de son identité sociale, ce programme est dédié : i) à donner aux enfants un capital culturel et des compétences culturelles qui leur donneront la capacité de répondre aux défis de la société basée sur le savoir ; ii) à faciliter l’accès des élèves à un large éventail d’expressions culturelles afin qu’ils puissent se familiariser et développer une compréhension de la culture sous toutes ses formes ; et iii) à réduire les inégalités dans la participation culturelle, contribuant ainsi également à réduire les inégalités sociales dans le domaine de la santé. Sous la responsabilité du Conseil du Comté du Rogaland, organe en charge du Rogaland, le Sac à dos culturel est destiné à tous les élèves âgés de 6 à 19 ans et les enfants de maternelle, quelles que soient leur origine sociale, économique, ethnique ou religieuse ou encore l’école dans laquelle ils sont scolarisés. Fondé sur des objectifs d’éducation et de politique culturelle, il a pour but : i) de permettre aux élèves d’entrer en contact avec des artistes professionnels et autres intervenants dans le domaine culturel ; ii) de permettre aux enfants et aux jeunes des écoles du primaire et du secondaire d’apprécier les productions artistiques et culturelles fournies par des professionnels ; iii) d’aider les écoles à intégrer différentes formes d’expression culturelle à leurs propres initiatives pour atteindre leurs objectifs pédagogiques ; et iv) de s’assurer que les élèves présentant un handicap puissent également participer. Le Sac à dos culturel propose en effets des opportunités culturelles couvrant un large panel d’expressions culturelles : les arts visuels et du spectacle, les films, l’interaction entre différentes formes d’art, l’héritage culturel et la

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littérature. Chaque élève connaîtra au moins une production chaque année, ainsi que deux concerts financés et produits en partie par Concerts Norway. Ces productions peuvent être des spectacles, des ateliers ou un mélange des deux et peuvent avoir lieu dans les écoles ou dans un établissement culturel comme une salle de concert, un théâtre ou un musée. Les deux tiers du financement fourni par le gouvernement sont utilisés par le Conseil du Comté du Rogaland pour apporter des productions directement aux écoles. Le programme s’appuie sur la coopération entre les secteurs de la culture et de l’éducation, notamment le secteur de l’encadrement pédagogique. Le secteur scolaire, qui regroupe les écoles et leurs directeurs, est chargé de veiller à ce que les activités culturelles soient intégrées à la journée de classe, au programme général et au programme spécifique à chaque matière. En effet, le Sac à dos culturel n’est pas destiné à remplacer les matières esthétiques enseignées par l’école, mais à les compléter, et les artistes et travailleurs culturels ne doivent pas remplacer les professeurs mais apporter une touche purement artistique. L’école doit veiller à ce que la préparation et le suivi soient effectués conjointement aux activités culturelles. Le Conseil du Comté fournit la logistique nécessaire, comme la programmation de la tournée, l’hébergement et le transport des artistes et intervenants. Le comté a également la responsabilité d’informer et d’aider écoles et communautés locales à acquérir la compétence de réception des artistes et à mettre en pratique les productions dans le programme/les enseignements. Les municipalités reçoivent également un financement pour composer leur propre Sac à dos culturel. Le comté les aide également en ce sens. Le Sac à dos culturel est principalement financé par le fonds alloué à la culture à partir de l’excédent enregistré par Norsk Tipping, la société de jeu nationale. Le budget total est de 2,4 millions d’euros (2007). Les résultats directs du Sac à dos culturel en termes de participation culturelle accrue ne pourront être mesurés que sur le long terme, et même de cette manière, la relation de cause à effet est difficile à distinguer des autres facteurs. Nous savons que les enfants ont de meilleurs résultats à l’école lorsqu’ils sont régulièrement en contact avec des expériences culturelles de qualité. La recherche et les déclarations d’enfants et de professeurs démontrent que les activités culturelles tendent à rendre le milieu scolaire plus agréable et que les enfants peuvent développer des qualités bien plus diversifiées. Des enfants habitués à assister à des événements culturels seront également un meilleur public culturel à l’avenir. À long terme, c’est la société dans son ensemble qui bénéficiera de ces citoyens plus cultivés. D’un point de vue national, le Sac à dos culturel est considéré comme l’un des trois piliers de la politique culturelle orientée vers les enfants et la jeunesse, avec les écoles municipales de musique et d’art et les Festivals artistiques de la jeunesse norvégienne. Ces trois piliers sont censés se compléter.

Conseil du Comté du Rogaland Le Conseil du Comté du Rogaland est un partenaire du Tool Quiz

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L’heure d’un NEW DEAL CULTUREL EUROPÉEN ?

Mary Ann DeVlieg Secrétaire générale, IETM (réseau international des arts du spectacle) 14 juin 2009 – 18 août 2011

« La nouvelle approche qui est appelée à relever nos défis présents et à venir met en avant l’exploration, l’expérimentation, la recherche et la prévision. C’est précisément l’approche artistique – elle comprend des bonds intellectuels créatifs, des tâtonnements, de la prise de risque, l’analyse critique de soi et du monde qui nous entoure, une sensibilité aigüe et les synergies de collaboration avec les autres. » En réaction à la « Grande dépression » des années 1930 aux États‐Unis, Franklin D. Roosevelt a créé un solide ensemble de programmes pour promouvoir la reprise économique. C’est le « New Deal » et, bien que confronté à une forte opposition des Conservateurs de l’époque, il a permis de réformer les pratiques bancaires et commerciales, de mettre en place des programmes alimentaires, éducatifs et sanitaires pour les chômeurs et les démunis et d’établir la WPA : Works Progress Administration, un plan qui employait des milliers de personne pour créer des travaux d’utilité publique, des autoroutes et écoles à certains des parcs et monuments nationaux préférés des américains. En 1933‐34, le gouvernement a réalisé le Public Works of Art Program, le premier plan national de soutien aux arts aux États‐Unis. Les artistes de tout le pays étaient invités à travailler sur la ‘Scène américaine’. « En 1934, près de 10 000 artistes étaient dans le dénuement. Le PWAP a embauché presque 4 000 artistes à l’origine de plus de 15 000 peintures, fresques, sculptures, estampes, croquis et ouvrages artistiques. » 1 La WPA et le PWAP ont aujourd’hui un statut quasi mythique : non seulement ont‐ils abordé de manière pragmatique les besoins d’une population en détresse, dont nombre ont été contraints de migrer d’un État à l’autre en de vaines tentatives pour trouver du travail, mais les projets artistiques ont redonné espoir et remonté le moral de la population, ils ont créé un sentiment de communauté et ont, en fait, créé des travaux publics utiles toujours sensés et usités 75 ans après. Les artistes qui ont participé au PWAP n’ont pas seulement eu la possibilité de gagner de l’argent, mais ils ont fait preuve d’intuition, de perspective et de talent pour venir en aide à la société. En réponse aux premiers signes de la crise financière actuelle, le secteur de l’écologie a évoqué un « New Deal Vert » pour demander des prêts à faible taux d’intérêt et des investissements dans les énergies renouvelables, la création de nouveaux emplois de ‘cols verts’ et des alliances entre écologistes, industrie, agriculture et syndicats. Au beau milieu de la période économique la plus confuse de l’histoire de l’UE, il est temps de commencer à planifier un « New Deal Culturel » en Europe. La crise financière actuelle n’est que la dernière et la plus visible d’une série de situations mondiales extrêmement problématiques. Il y a un conflit de culture dans les centres urbains européens, dans tout le monde arabe et dans tous les pays riches en ressources. Cela se reflète dans les conflits politiques nationaux et les délicates tractations diplomatiques internationales. Les partis et personnalités politiques extrémistes appuient leurs messages 1

Site Web du Smithsonian American Art Museum : http://americanart.si.edu/exhibitions/archive/2009/1934/

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populistes simplistes sur la peur que les ‘autres’ vont prendre ‘nos’ biens matériels ou en modifier la valeur. Nous vivons avec l’idéologie de ‘l’individualisme avancé’ : la guerre froide, la théorie des jeux, les groupes de réflexion politiques et les théories économiques nous ont mené à dépendre de nos intérêts personnels en tant que nouvel ordre social autorégulateur1. La preuve est fournie par les catastrophes écologiques provoquées par l’industrie et le comportement prédateur pratiquement sans restriction des marchés. Allons‐nous enfin voir que la poursuite non réglementée de nos propres désirs ne réduit pas le fossé qui sépare riches et pauvres, ne soutient pas la gouvernance démocratique, ne crée pas de sentiment communautaire ni ne nettoie notre planète à bout de souffle ? Bien entendu, l’art ne représente pas le salut face à ces maux interconnectés et mondiaux, mais les méthodes utilisées dans le secteur des arts et de la culture pourraient justement permettre de promouvoir une prise de conscience, une réflexion, une résolution créative des problèmes et un sens de l’engagement civique approfondis dans l’opinion publique. L’art contemporain – qu’il s’agisse de danse, théâtre, films et arts visuels, musique, littérature ou architecture – représente une certaine manière de travailler sur les problèmes. Les artistes identifient, explorent et étudient habituellement une série de problématiques. Ils doivent se concentrer, analyser et sélectionner des matériaux. Ils changent ce qui peut être une perspective ou façon de voir quotidienne en quelque chose d’inhabituel qui amène de nouvelles compréhensions de ce que nous prenons pour acquis. Les artistes doivent s’interroger, ainsi que le monde qui les entoure, de manière critique. Ils doivent saisir les significations réelles et symboliques. Ils doivent absolument prendre des risques afin de trouver des solutions créatives. Les artistes ont besoin que les pouvoirs public soient désireux et capables de s’engager dans ces processus et questionnement souvent complexes. Et les gens qui s’engagent régulièrement dans la pratique de l’art contemporain apprennent à s’interroger sur qu’ils voient, à trouver de nouvelles significations et perspectives, à percevoir la démagogie, à penser aux raisons précises... et à se sentir à l’aise avec la complexité : ou tout au moins ne pas la craindre, mais plutôt s’intéresser à elle. Même s’il est vrai que le domaine des arts contemporains n’est pas la seule discipline à utiliser des méthodes analytiques, à l’heure actuelle, nos sociétés ont désespérément besoin d’apprendre de nouvelles méthodes pour faire face au monde en constante évolution afin d’être en mesure de relever avec succès ses défis incessants. Dans un monde occidental post‐communiste, post‐ capitaliste où le néolibéralisme a sérieusement fléchi, nous devons construire de nouvelles structures pour observer, analyser et sélectionner les éléments qui formeront nos nouvelles idéologies socio‐politico‐économiques. Des chercheurs ont commencé à étudier si l’expérience des arts contemporains aide les participants à s’ouvrir davantage à ces nouveaux changements de paradigmes sociétaux. Est‐ce de l’exploitation des artistes ? Est‐ce de l’instrumentalisation des arts ? Je dirais que les arts et méthodes artistiques peuvent être appréciés pour leurs qualités intrinsèques d’exploration, de remise en question, de perspectives changeantes, de prise de risque et d’engagement exigeant. Toutefois, les artistes, les animateurs et opérateurs culturels doivent être respectés et soutenus pour ce qu’ils sont et le travail qu’ils réalisent. Ce n’est qu’alors qu’ils se sentent encouragés à offrir leurs compétences, qualités et expérience à des niveaux plus étendus et plus profonds de la société. Un sentiment d’objectif commun, d’enthousiasme et de générosité peut remplacer les obligations des politiques ou des besoins de financement qui 1

cf. John Nash, Friedrich von Hayek, James Buchanan

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mènent à l’instrumentalisation. Lorsque les artistes sont appréciés pour leur travail, ils sont enthousiastes à l’idée de partager leur travail dans d’autres environnements sociaux.1 La créativité et l’innovation ne sont pas l’apanage de la science, de l’art ou de l’entreprise, mais une méthode pouvant servir à faire la lumière sur tous les types de problèmes. Le Dr. Lotte Darso, chercheur danois déclare : « En relation avec la créativité et l’innovation, les artistes peuvent aider à inventer de nouvelles méthodes. L’approche d’un artiste peut, par exemple, être utile dans le domaine de l’ignorance en suscitant de nouvelles questions ou en posant des questions stimulantes sur ce qui est convenu (les connaissances). En outre, les artistes peuvent aider à illustrer et à conceptualiser discussions et solutions au sein du groupe. Ce qui est toutefois essentiel ici n’est pas que ce doivent être les artistes ; c’est plutôt qu‘en général les artistes pensent et agissent différemment des travailleurs du savoir dans le milieu des affaires. C’est ce qui est différent qui est original et important – si, bien entendu, l’ouverture d’esprit et le respect nécessaires pour le recevoir sont de la partie. »2 Une récente étude NESTA3 sur la manière dont les diplômés des beaux‐arts contribuent à l’innovation dans la société signale : « ... au moins trois manières selon lesquelles le travail artistique est absorbé dans l’économie au sens large et lié aux processus d’innovation : a) [Les diplômés des écoles d’art] ont des attitudes et des compétences propices à l’innovation… telles que l’analyse (prise de décision rationnelle commune aux sciences) mais également l’interprétation (un processus de compréhension mutuelle trouvé suite à des conversations exploratoires avec divers collaborateurs) ; les artistes sont des courtiers sur tous les réseaux sociaux et les disciplines ; les artistes sont des apprentis permanents. b.) Le travail artistique a un impact sur l’innovation dans la manière dont il est organisé – travail de projet et de portfolio sont la norme, tout comme la pluriactivité et les transfuges dans d’autres secteurs. c.) Il existe à présent une ‘culturalisation’ généralisée d’autres activités sociales et économiques : la culture commence à occuper une part plus importante de toute la production... la créativité artistique apporte une contribution basée sur le savoir et la main d’œuvre dans une grande variété de biens et services.4 Ces études tendent à indiquer que les méthodes d’art contemporain pourraient apporter un nouveau type d’éclairage créatif et innovant en vue de résoudre au moins quatre champs problématiques qui nécessitent une action concertée de tous les acteurs de la société d’aujourd’hui :

‐ Processus et valeurs non économiques et démocratiques. C’est‐à‐dire, engagement civique (et ouverture d’esprit politique) dans les processus selon lesquels les politiques publiques sont appliquées. Dans le jargon de l’UE, cela comprend 'le dialogue avec la société civile'. Plus modestement, cela signifie doter les individus des compétences analytiques afin qu’ils puissent voir les causes sociales et politiques, émettre des jugements et des choix, défendre des préférences en fonction de divers facteurs. La philosophe américaine Martha Nussbaum définit cela avec force dans son ouvrage, « Not For Profit: Why Democracy needs the

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cf : « Déclaration de Bruxelles » / Culture and Creation as Vectors of Development /ACP‐EU”http://www.culture‐dev.eu/website.php?lang=fr http://www.culture‐dev.eu/www/colloque/Culture‐dev.eu‐declabxl‐en.pdf et « Position Paper of the Creativity and Creation Working Group » de la Plateforme Accès à la culture de l’UE http://www.access‐to‐culture.eu/beta/upload/Docs%20ACP/ACPCCPositionpaper.pdf ) 2 Is there a formula for innovation? de Lotte Darsø, PhD., Professeur agrégé en innovation, Learning Lab Denmark, Aarhus School of Education 3 The art of innovation : How fine arts graduates contribute to innovation de Kate Oakley, Brooke Sperry et Andy Pratt, publié par Hasan Bakhshi. 4 cf ‘The Impact of Culture on Creativity’, étude KEA pour la Commission européenne, 2009

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Humanities ». 1

‐ Innovation sociale, utiliser la créativité pour imaginer, produire, exécuter et évaluer des solutions innovantes aux problèmes sociaux. Du micro au macro, nous pouvons observer qu’en fonction d’un support approprié, les individus et les petits groupes communautaires peuvent inventer de nouveaux produits et systèmes spécifiques et efficaces qui abordent leurs propres situations. L’analyste des politiques Helène Combe, qui travaille de concert avec des organisations artistiques, utilise cette approche dans son exploration des nouveaux indicateurs de richesse créés par les populations locales.2

‐ Les effets des migrations de tous types et l’acquisition de la compétence interculturelle. Bien que le nomadisme soit un fait indéniable dans toute l’histoire de l’humanité, les migrations qui font avancer le changement social ont, le plus souvent, provoqué des degrés de tension sociale de gravité diverse. L’Europe a besoin de ‘nouveaux européens’ pour sa main d’œuvre et pour recueillir les profits d’une diversité créative, mais les études indiquent que la plupart des européens sont désormais contre l’immigration. Nous avons besoin d’opportunités pour exercer notre capacité humaine à apprendre la manière dont les autres voient le monde et interagissent avec lui, et à nous sentir rassurés dans le développement de notre éventail de compréhensions et de comportements.3

‐ Le changement climatique et le besoin de sensibiliser et modifier le comportement des individus, du secteur privé et public. Que les scénarios de catastrophe mondiale soient corrects ou non, une action commune innovante entreprise de manière enthousiaste et positive par tous est nécessaire pour réduire la pollution et garantir une alimentation, un air et une eau plus sains et plus accessibles. La culture n’est pas le pire secteur en matière de pollution, mais elle se mobilise de plus en plus afin d’améliorer ses pratiques d’une part, et, également, pour créer des projets artistiques qui attirent l’attention sur les problèmes. Julie's Bicycle4 travaille avec des capitaines d’industrie, des universités et des organismes officiels afin de créer des normes industrielles (écologiques) reconnues pour l’industrie de la musique tandis que des organisations artistiques et des artistes organisent des événements et travaillent sur les problèmes dus au changement climatique.5 La nouvelle approche qui est appelée à relever nos défis actuels et à venir met en avant l’exploration, l’expérimentation, la recherche et la prévision. C’est précisément l’approche artistique – elle comprend des bonds intellectuels créatifs, des tâtonnements, de la prise de risque, l’analyse critique de soi et du monde qui nous entoure, une sensibilité aigüe et les synergies de collaboration avec les autres. Si nous anticipons un respect nouveau et une place plus centrale pour la politique et les programmes artistiques et culturels au sein de l’Union européenne, de ses États membres et des autorités publiques, mettre l’accent sur 3 objectifs principaux pourrait renforcer le secteur des arts et de la culture – pas pour permettre qu’il soit plus facilement instrumentalisé, mais pour le rendre plus fort, plus à même d’offrir et de stimuler ce qu’il peut donner et faire de mieux, et plus à même de participer, conjointement et 1

Not For Profit: Why Democracy needs the Humanities de Martha Nussbaum, Princeton University Press, 2010 ISBN: 9781400834228 http://www.dailymotion.com/video/xf79tf_indicateurs‐de‐richesses‐l‐intervie_news 3 http://209.85.129.132/search?q=cache:phEauLsL51EJ:www.britishcouncil.org/TH/brussels‐arts‐new‐young‐ europeans.htm+British+council+new+young+europeans&cd=2&hl=en&ct=clnk&client=safari 4 http://www.juliesbicycle.com/ 5 http://www.2020network.eu/ 2

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en collaboration avec d’autres secteurs. ‐ Des opportunités et un support accrus pour la collaboration et la mise en réseau avec l’objectif d’apprendre de chacun et mettre l’apprentissage en pratique (entre les pays de l’UE, l’UE et le reste du monde, le secteur artistique et les autres secteurs, les disciplines artistiques). 1 Ce qui est nécessaire : des études de cas accessibles et un support pour la collaboration entre les secteurs ; de meilleures compétences pour 'traduire' le jargon spécifique au secteur et méthodes de travail ; un support pour l’apprentissage des compétences interculturelles, de la mobilité individuelle : réelle et virtuelle. ‐ Renforcer les arts en tant que « système » qui soutient le développement d’une chaine de valeur (chaîne de production) saine dans les arts et garantit que tous ses éléments communiquent entre eux et s’interconnectent, assurant ainsi un renforcement mutuel. Les principaux éléments de la chaîne de valeur sont : éducation / formation, création (impliquant travail basé sur les processus et prise de risque), production, diffusion, documentation/médias, analyse informée, et critique disponibles au grand public. Ce qui est nécessaire : soutien égal pour le développement et la continuité de tous les maillons de la chaîne de valeur – en garantssantr que tous les maillons sont accessibles ; un statut socio‐ économique égal et juste pour les artistes et les travailleurs des arts garantissant les mêmes droits et responsabilités et traitement dans les États membres de l’UE et dans les pays voisins et tiers, en particulier ceux avec lesquels l’UE a passé des accords. ‐ Veiller à ce que l’art et les artistes soient soutenus pour s’engager pleinement en tant que partie intégrante de la société. Les portes de la compréhension et de la collaboration entre les secteurs, et avec un public plus vaste, doivent être ouvertes de toutes parts. Dans d’autres secteurs non artistiques : une plus grande compréhension du secteur artistique, de son fonctionnement et de ce qu’il a à offrir. Pour les artistes et le monde artistique : une meilleure connaissance de la manière dont les autres secteurs fonctionnent, des possibilités de collaboration existantes, et de la manière dont cela peut être réalisé.2 3 Ce qui est nécessaire : davantage de recherche dans les qualités intrinsèques des arts et leur effet sur les travailleurs et participants des arts ; des études de cas de modèles intéressants pour organiser le rapprochement entre les artistes et le public ; davantage de transparence pour le grand public dans les processus et buts du travail des artistes. Il est temps maintenant de définir de nouveaux objectifs de politique. Un rapport récent de la FICAAC (Fédération internationale de conseils des arts et agences culturelles) suggère qu’en 1

Mentionné comme un objectif par le High Level Reflection Group on Youth Mobility (Groupe de réflexion de haut niveau sur la mobilité des jeunes) au sein de l’UE. http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/08/1126&format=HTML&aged=0&language=EN&guiLanguage=fr 2 Des collaborations intéressantes et importantes peuvent déjà être citées, par exemple dans : • Social affairs, migration (cf les œuvres d’Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, d’Alain Platel, Ballets C de la B et bien d’autres) • Democratic values and processes, eg anti‐corruption, anti‐mafia (cf “Capotto di Legno” d’Ezio Bosso et Lucariello (http://www.mtv.it/blogs/nomafie/archive/2008/06/20/4bf4ce0d‐lucariello‐feat‐ezio‐bosso‐cappotto‐di‐legno.aspx) • Science and health (cf http://www.nice.org.uk:80/niceMedia/documents/arts_mono.pdf Rapport du Service national de la santé au Royaume‐Uni) et http://ec.europa.eu/commission_barroso/potocnik/scienceart/scienceart_en.htm • Artists' creativity as a stimulant to creative solutions in businesses (cf http://www.youtube.com/profile?user=veneziadavivere&view=videos&sort=v eCreative /Venice International University) 3 cf Programmes 'les arts au vert' du British Council et le rapport 34 de l’IFACCA sur l’art http://www.ifacca.org/themes/

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général, le secteur artistique en Europe occidentale a toujours quelques années de retard sur la situation économique globale. Par conséquent, la crise financière n’a pas encore frappé le secteur artistique dans plusieurs pays de l’UE qui ont toujours une mission de service public importante et un secteur artistique financé par des fonds public. Cela signifierait que la plupart des PME et établissements artistiques et culturels financés par des fonds public seront frappés plus durement dans les prochaines années et que le secteur mettra également davantage de temps à s’en remettre.1 En tant que chercheuse chevronnée, Carla Bodo évoque dans son article « Un New Deal culturel »2, « ... Un progamme de relance pour le secteur de la culture requiert davantage que des niveaux de financement plus élevés. Il nécessite également un mélange clair de réglementations, incitations financières et politiques innovantes en faveur de : la créativité artistique et les compétences techniques dans les arts visuels et du spectacle, dans les industries culturelles et créatives ; de nouvelles aptitudes et compétences dans la conservation et l’amélioration de l’héritage historique et artistique ; et, dernier point, mais non des moindres, de nouvelles compétences interculturelles visant à encourager la compréhension mutuelle et la cohésion sociale dans nos sociétés de plus en plus multiculturelles. » Les institutions de l’UE et de ses partenaires – les États membres, leurs autorités locales et les secteurs civils – doivent maintenant formuler des politiques claires, qui stimulent et nourrissent le dialogue et l’enthousiasme, afin d’être au rendez‐vous pour mettre la politique en pratique et soutenir le secteur des arts et de la culture pour qu’il joue son rôle – sans manipulation superficielle ou instrumentalisation – en vue d’aider à renforcer et maintenir une Europe de peuples engagés, ayant les compétences pour faire leur autocritique et leur analyse de manière constructive et aborder de manière créative nos problèmes communs au niveau 'glocal'.

1 2

http://www.ifacca.org/topic/global‐financial‐crisis/ + Réunion de Copenhague de juin 09. http://www.culturalpolicies.net/web/compendium‐topics.php?aid=73

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Atteindre les sommets Une politique basée sur l’art pour développer les compétences générales de la jeunesse « Les projets de participation artistique permettent d’impliquer efficacement les jeunes dans une

activité positive leur permettant d’accroître leurs compétences générales telles que la confiance et l’aspiration. » Bien que le nombre de jeunes n’étant pas engagés dans une quelconque forme d’éducation, de formation ou d’emploi (NEETS) au Pays de Galles soit resté assez stable à 12% ces dernières années, ce chiffre demeure important (plus de 13 000). Les jeunes gallois souffrent de niveaux de chômage démesurément élevés par rapport aux autres jeunes du Royaume‐Uni. Le Conseil des arts du Pays de Galles a pu fournir des éléments de preuve démontrant que l’implication dans les arts et l’activité créative peut changer diamétralement la manière dont les jeunes explorent et appréhendent le monde qui les entoure, la manière dont ils se perçoivent eux‐mêmes et ce à quoi ils aspirent à l’avenir. Cela peut contribuer à leur apprentissage à la fois en termes d’éducation formelle et de développement de compétences essentielles qui permettent de former un individu complet – communication, résolution de problème, innovation et travail en équipe. Cette constatation s’appuie sur le principe que les jeunes catégoriés comme NEET ou en passe de l’être rencontrent des nuées d’obstacles. Dans de nombreux cas, il n’est pas possible de s’attaquer à ces obstacles par le biais d’activités pédagogiques conventionnelles. Les projets de participation artistique permettent d’impliquer efficacement les jeunes dans une activité positive leur permettant d’accroître leurs compétences générales telles que la confiance et l’aspiration et de passer efficacement à de futures activités constructives. Reach the Heights (Atteindre les sommets) est une initiative de 49 millions £ pour aider la jeunesse galloise à améliorer ses opportunités de carrière avec près de 27 millions £ de financement du Fonds Social Européen (FSE). Le Ministère de l’enfance, de l’éducation, de la formation continue et des compétences (DCELLS) du gouvernement de l’Assemblée galloise est le principal parrain de Reach the Heights, avec le Conseil des arts du Pays de Galles, Children in Wales, Community Music Wales, Funky Dragon, Save the Children (unité de participation), SNAP Cymru, Techniquest, Urdd Gobaith Cymru. L’objectif général du projet est de réduire le nombre de jeunes gallois entre 11 et 19 ans qui sont sortis ou risquent de sortir de l’éducation, de l’emploi ou de la formation (NEET) en améliorant leurs perspectives de carrière. L’objectif spécifique du Conseil des arts en tant que partenaire dans Reach the Heights est d’avoir recours à des interventions basées sur l’art pour augmenter l’insertion économique et sociale des jeunes démotivés et leur permettre de développer des compétences générales de manière à améliorer et accroître leur employabilité. La première étape, ‘First Footholds’ (Premières prises d’appui), travaille avec les plus défavorisés des jeunes gallois afin de les aider à vaincre certains obstacles. La deuxième étape, ‘Routes to the Summit’ (Chemins vers le sommet), tend à accroître les compétences et aspirations des jeunes de sorte à pouvoir avancer dans l’éducation et la formation et passer plus facilement au monde du travail ou de l’éducation supérieure. Les groupes cibles sont : les jeunes âgés de 11 à 19 qui sont sortis ou risquent de sortir de l’éducation, de l’emploi ou de la formation (NEET), et les professionnels qui travaillent avec des jeunes en difficultés et en passe de sortir de l’éducation ou de l’emploi. Le gouvernement de l’Assemblée galloise a identifié le besoin de ce projet après une consultation et un travail de longue haleine avec divers organismes tiers. En tant que partenaire du projet, le Conseil des arts du Pays de Galles s’est vu allouer la somme initiale de 2 millions £, qui a servi à développer un programme d’activités sur 24 mois. Quarante‐

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deux projets ont été financés comme des Projets de participation et trois comme Projets de formation. Outre le partenariat du projet, le programme d’activités géré par le Conseil des arts du Pays de Galles développe des partenariats locaux entre des organisations artistiques communautaires et d’autres réseaux de soutien à la jeunesse pour garantir la viabilité future du projet. Reach the Heights n’a pas encore été évalué, mais les résultats espérés devraient démontrer que : i) les projets de participation artistique peuvent impliquer efficacement les jeunes dans une activité positive leur permettant d’accroître leurs compétences générales telles que la confiance et l’aspiration et de passer efficacement à de futures activités constructives. La participation à des activités positives a été liée à des améliorations des résultats académiques, de prévention et de développement comme la performance scolaire, prévention de la consommation d’alcool, de drogues et tout comportement antisocial, et une plus grande confiance et estime de soi ; ii) Les projets de formation portés par le Conseil des arts dans le cadre du projet veilleront efficacement à la viabilité future de ladite activité par le développement d’un pool d’individus compétent et formés, capables de travailler de la sorte avec des jeunes. Le projet Reach the Heights est délivré en Priorité 1 ‐ Thème 2 du Fonds Social Européen. Il est relié à certaines stratégies galloises, en particulier The Learning Country 2 ‐Vision into Action qui définit l’objectif du gouvernement de l’Assemblée galloise visant à : réduire le nombre de jeunes classés NEET ; augmenter le nombre de jeunes de 16 ans poursuivant leur apprentissage,apprentissage à temps complet ou formation professionnelle ; et fournir aux jeunes conseil, soutien et confiance afin qu’ils prennent des décisions bien éclairées et s’impliquent dans la société. Au niveau européen, le projet traite du programme du Pacte européen pour la jeunesse et Jeunesse en action (2007‐13), en aidant les jeunes à développer les compétences essentielles à leur développement personnel et professionnel, et aborde également ‘L’étude thématique sur les mesures politiques en faveur de la jeunesse défavorisée’ qui met l’accent sur la réponse aux besoins de la jeunesse défavorisée. Wales Arts International WAI est un partenaire Tool Quiz

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Une bonne pratique Toolquiz

Green Cook – Pour une culture alimentaire soutenable

“Green Cook, travaille de façon systémique, l’ensemble des valeurs, représentations, comportements ou modes de vies liés à la nourriture afin d’accompagner l’adoption de pratiques plus soutenables” « Nous savons désormais notre monde fini »1 affirmait cet été avec conviction le journaliste et écrivain français Patrice Van Eersel dans un article intitulé Vivons‐nous une nouvelle Renaissance ? S’appuyant notamment sur le témoignage de Michel Serres, selon lequel nous traverserions «la plus importante mutation depuis la Préhistoire »2, Patrice Van Eersel propose une analyse de notre époque contemporaine, au‐delà des crises qui la traverse, et à la lumière d’une nouvelle perspective : les bouleversements dont nous sommes témoins ne seraient‐ils pas à interpréter comme signes d’une ‘gestation’ plus souterraine, celle d’une Renaissance Mondiale ? Dans cette enquête à déceler ce qui fermente, s’effondre, ce qui se transforme, se régénère et peut‐être s’accouche au sein de notre cacophonie contemporaine, l’auteur rappelle également cette intuition de Paul Valéry selon laquelle ‘ le temps du monde fini commence’ : « nous risquons de pouvoir bientôt vérifier ‘in vivo’ la formule de Paul Valéry sur la mortalité des civilisations (…). Notre Monde avec effroi se découvre mortel. (….) Boulimique et court‐termiste, inapte à intégrer ses dégâts collatéraux sur l’environnement, le marché libéral ne prends toujours pas en compte ces finitudes »3.

A l’aube du XXIe siècle, comme un écho à la vision éclairée de Valéry et aux déclarations de Van Eersel, le Sommet du Millénaire organisé par l’ONU s’inscrit comme une première étape face à cet impératif de pouvoir repenser nos projets de société avec la conscience de nos finitudes. Afin d’identifier les défis mondiaux majeurs de notre siècle et de modifier nos pratiques contemporaines en conséquence, l’Assemblée du Millénaire actait la nécessité, non seulement de « repenser les moyens de gérer notre action commune et de servir l’intérêt général », mais également «d’adapter aux nouvelles réalités de l’époque les institutions internationales »4. Parmi les perspectives de travail évoquées dans ce rapport est notamment affirmée une nouvelle obligation : celle de permettre un ‘avenir viable’ aux générations futures. Cette liberté fondamentale, de pouvoir continuer de vivre dignement sur cette planète et d’en préserver les ressources est en effet encore loin d’être assurée.

Comment répondre aux enjeux de développements actuels sans compromettre la capacité de la planète de satisfaire les besoins des générations futures tout en respectant l’inaliénabilité de fondamentaux éthiques écologiques et humanistes ? Selon le rapport de l’Assemblée du Millénaire, le plus important est avant tout, « que l’être humain soit au centre de tout ce que nous faisons »5 soit de repenser nos modèles de développement en termes de développement humain. A ce titre l’UNESCO dès les années 80, notamment à travers la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, a appuyé la reconnaissance de l’enjeu culturel comme un élément inconditionnel des politiques de développements et a fortiori de développement humain. La déclaration de Fribourg, en mai 2007, a permis de renforcer cette légitimation, insistant sur une définition de l’enjeu culturel comme ce qui autorise fondamentalement une personne ou un groupe d’exprimer « son humanité et les significations qu'il donne à son existence et à son développement »6. 1

Patrice Van Eersel, “Vivons‐nous une nouvelle Renaissance ?” in CLES n°71, juin‐juillet 2011, p.53 “Vivons‐nous une nouvelle Renaissance ?” op. cit. p.51 Ibid, p.53 4 Kofi A. Annan, Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, rapport complet du Sommet du Millénaire, disponible en ligne sur http://www.un.org/french/millenaire/sg/report/full.htm (chap I, article 15) 5 Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, op. cit. (chap I, article 16) 6 “Les droits culturels”, déclaration de fribourg, article 1, disponible en ligne sur: http://www.unifr.ch/iiedh/assets/files/fr‐declaration10.pdf 2 3

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Devant ce constat, comment les politiques publiques territoriales, et notamment celles des régions en Europe, peuvent‐elles favoriser l’émergence puis mettre en œuvre de nouvelles pratiques plus adaptées, plus durables et fondées sur cette articulation éthique entre « enjeu culturel et développement humain » ? Pour le cas de la Région Nord‐pas de Calais, notre attention s’est portée sur l’analyse du projet Green Cook. L’objectif de ce projet est d’accompagner la lutte contre le gaspillage alimentaire à tous les stades de la chaîne de production et de consommation à travers la mise en place d’une stratégie transnationale « Europe du Nord‐Ouest » de gestion durable de l’alimentation. Financé dans le cadre du programme INTERREG IVB Europe du Nord Ouest pour une durée de 5 ans (octobre 2008 à décembre 2013), Green Cook est mis en œuvre par 12 partenaires1 transnationaux incluant l’Asbl Espace Environnement située à Charleroi, qui est chef de file du projet, et la Région Nord‐ Pas de Calais. Chaque partenaire du projet a des compétences spécifiques selon leurs secteurs cibles de travail ainsi qu’une expérience différente de la gestion durable de l’alimentation, à la fois en terme de problèmes rencontrés et des solutions envisageables et/ou acceptables. Selon les compétences particulières de chacun, les partenaires Green Cook ont donc choisi de s’organiser autour de : i) 4 leviers d’action clés (permettre d’agir, exemplifier, impliquer et encourager), ii) 4 communautés de pratiques (éducative, méthodologique, secteur marchand et sphère professionnelle) et iii) 4 groupes cibles de travail différents : 1/à la maison : les ménages, publics précarisés, collectivités ; 2/au restaurant: professionnels de la restauration ; 3/au restaurant scolaire : équipes pédagogiques, élèves, équipes de direction, professionnels des cantines; 4/au supermarché : producteurs, distributeurs et banques alimentaires. En fonction de leurs compétences, légitimité, et rôles sociaux, les partenaires interagissent ainsi avec un objectif partagé à travers la mise en œuvre de projets pilotes auprès d’acteurs pionniers de différents secteurs. Cette méthodologie de projet a été particulièrement saluée par le programme INTERREG IVB.

Green Cook a retenu notre attention au regard des enjeux humain, écologique, et environnementaux qu’il aborde. D’après l’ONU, « les crises écologiques auxquelles nous devons faire face ont des causes multiples pauvreté, négligence, recherche de profit, mais surtout mauvaise gestion. » La lutte contre le gaspillage alimentaire, liée à la gestion des déchets, au secteur de la consommation et au changement climatique, représente de ce fait une préoccupation émergente au niveau européen, en particulier pour l’Europe du Nord‐Ouest. Pour l’Observatoire bruxellois de la Consommation Durable (le CRIOC et Bruxelles Environnement partenaires Green Cook), si le gaspillage survient tout au long des chaines de production, il est plus important encore au niveau de la consommation finale, dans les familles, les cantines, les restaurants. 1

Espace Environnement ASBL (BE) : Expérience de la coopération avec le secteur de la grande distribution et de la mise en œuvre de campagnes de réduction du gaspillage alimentaire dans les cantines. Bruxelles Environnement (BE): Administration bruxelloise de l’Environnement. Expérimentée en matière de prévention, campagnes de réduction du gaspillage alimentaire vers les ménages et projets pilotes dans les cantines (écoles et bureaux). CRIOC (BE): Centre belge de Recherche et d’Information des Organisations de Consommateurs. Implication dans des études sur le comportement des consommateurs en matière de déchets alimentaires, à Bruxelles et en Wallonie. Gère le réseau d’alimentation durable bruxellois. EuroToque (BE):Association belge de chefs cuisiniers promouvant la qualité. Membre de EuroToque International (17 pays européens). FOST Plus ASBL (NL): Assure la promotion, coordonne et finance la collecte sélective, le tri et le recyclage des emballages ménagers en Belgique. Artois Comm (FR) : Communauté urbaine expérimentée en matière de prévention des déchets, en partenariat avec la grande distribution. Green Tag (FR): Expérimentée en matière de sensibilisation du consommateur aux enjeux environnementaux. Chaîne‐pilote (supermarchés de Wattrelos et Templeuve‐France) pour l’étiquetage CO2. Abfallverwertungsgesellschaft des Landkreises Ludwigsburg –AVL (NL): organisation spécialisée dans le traitement des déchets pour le County District Council of Ludwigsburg (Landkreis) (500.000 habitants / 39 municipalités). Institute for Sanitary Engineering, Water Quality and Solid Waste Management of Stuttgart University (DE) : institut expérimenté en matière de recherche, de suivi et d’évaluation de différents aspects liés aux déchets, et notamment d’évaluation de la prévention des déchets. De Proeftuinen, fondation spécialisée dans la communication sur la « Good Food Alliance”. Université de Wageningen (DE) ‐ Proeftuinen (NL) Conseil Régional Nord‐Pas de Calais (FR)

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Pourtant, l’adoption d’habitudes nouvelles et plus durables à grande échelle progresse lentement, du fait des contraintes de la vie moderne, des nombreuses sollicitations du marketing, des pratiques commerciales par exemple dans les grandes surfaces, des quantités d’information parfois contradictoires, ainsi que des attitudes de consommation ambiguës des personnes vis‐à‐vis de la nourriture et de la protection de l’environnement. Le développement d’une politique de gestion durable de l’alimentation apparaît dès lors comme un défi incontournable pour les autorités publiques aux niveaux local, régional et européen. Parce que les régions de l’Europe du Nord‐Ouest doivent faire face à des enjeux communs liés à leur contexte post‐industriel, ceci favorise une meilleure prise en compte, et une gestion transnationale, des moins‐values et plus‐values liées à ces problématiques. Les approches actuelles liés au secteur alimentaire visent, soit à garantir la qualité, soit à accroître la durabilité de la production, ainsi qu’à protéger l’environnement, ou encore à améliorer la santé et assurer la sécurité sanitaire des personnes. Le développement d’une stratégie transnationale pour la gestion durable de l’alimentation, tel que l’envisage le projet Green Cook, a ainsi pour but d’établir des liens et de rapprocher toutes ces dimensions.

La particularité de Green Cook, et notre analyse de ce projet en tant que ‘bonne’ pratique, s’inscrit surtout dans le fait qu’il se propose de reconsidérer un enjeu éminemment culturel, au cœur du développement humain et des problématiques de développement durable. Il participe en effet à repenser les paradigmes et référentiels culturels nord occidentaux qui concernent et environnent notre rapport à l’alimentation. A travers la lutte contre le gaspillage alimentaire Green Cook, travaille de façon systémique, l’ensemble des valeurs, représentations, comportements ou modes de vies liés à la nourriture afin d’accompagner l’adoption de pratiques plus soutenables, respectant la dignité des personnes. Le projet doit permettre de renforcer les capacités des personnes quant à nos habitudes de consommation, notre relation à l’environnement, notre hygiène de vie quotidienne, ou encore vis‐à‐vis de la gestion de nos ressources et de nos méthodes de production actuels. A ce titre, le projet Green Cook répond aux objectifs que la Région Nord‐Pas de Calais s’est fixée à travers son Schéma Régional de Développement du Territoire et son Agenda 21 adopté en 2004, lesquels soulignent la nécessité de placer l’homme au cœur des stratégies régionales de développement durable. Tirant leçon des impacts et des limites en termes de soutenabilité de ses propres modèles de développements, notamment ceux liés à son histoire industrielle et plus récemment agricole, dés les années 90, la Région Nord‐Pas de Calais a pris acte de la nécessité de changer de cap et d’orienter ses logiques d’intervention publiques vers un processus de transformation. Du principe «curatif» celles‐ci se sont dirigé vers une perspective d’investissement. La notion de ‘durabilité’ a fortiori, repose sur la nécessité de s’engager dans une dynamique de réflexion collective, concertée et participative, et de s’inscrire dans une vision prospective. Enfin elle suppose une responsabilité de ‘long terme’.

Le projet est également fondé sur une coopération entre une pluralité et diversité de partenaires et rassemble les expertises d’une autorité régionale, d’une communauté urbaine, d’associations et d’entreprises privées, d’une université, d’une fondation et d’un centre de recherche et d’information. Green Cook envisage le cycle de l’alimentation dans sa globalité et mobilise l’ensemble des acteurs concernés par cette chaîne, aussi bien en amont depuis son niveau de production, jusqu’à la phase de consommation, en aval ce qui nécessite d’envisager, au‐delà du territoire de vie et de l’indice régional, un « macro‐territoire », celui du partenariat et notamment de partenariats « trans »‐frontaliers pour dépasser la notion de frontières‐coupures et « d’îlot régional ». Auquel partenariat s’ajoute une assemblée d’ambassadeurs chargés de sensibiliser les publics cibles de Green Cook. Pour le Conseil Régional Nord‐Pas de Calais, Green Cook permet en outre de renforcer de façon transversale, les actions menées par la Direction du Développement Durable de la Prospective et de l’Evaluation en impliquant comme parties prenantes : la Direction de la Formation Initiale (DFI) avec la Direction des Partenariats Internationaux et Régionaux (DPIR). Sans oublier les implications ponctuelles des Directions « Europe » et de « l’Action Economique ». Enfin, les réseaux de coopération propres à chaque partenaire, par exemple 26 écoles de consommateurs pour la DPIR et 10 lycées en lien avec la DFI permettent d’étendre le projet

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et d’irriguer l’ensemble des territoires des partenaires et de respecter le principe de subsidiarité du programme INTERREG. A travers ce projet européen, le Conseil Régional Nord‐Pas de Calais a en effet trouvé une opportunité de concrétiser son projet régional pour la restauration scolaire (DFI), adopté en 2008, et d’y associer son plan de développement de l’agriculture biologique lancé en 2010, ainsi que le réseau des écoles de consommateurs de la Région (DPIR).

En lien avec le projet Green Cook différentes problématiques liés au gaspillage alimentaire ont ainsi été abordées dans les groupes des écoles de consommateurs. Animé par des acteurs locaux tels que travailleurs sociaux, acteurs associatifs ou partenaires privés, ce dispositif est implanté dans plus de 50 communes et représente 90 groupes d’habitants participants. Ecole du quotidien gratuite et ouverte à tous, il s’agit surtout d’un lieu de formation, de prévention et d’insertion qui s’appuie sur les principes de la mutualisation et de l’échange entre les personnes. Chaque école de consommateur a ainsi participé à l’élaboration d’un carnet de ‘recettes avec les restes’ et s’est attaché à la réalisation collective d’outils pédagogiques au sein d’ateliers spécifiques. Certaines écoles de consommateurs interviendront également au sein des lycées pilotes avec lesquels travaille la Région‐Nord‐Pas de Calais, à Boulogne notamment. Avec les établissements secondaires, la Région mobilise un autre ensemble d’acteurs: les élèves et les familles, mais aussi les enseignants, le personnel administratif et d’encadrement, ainsi que le personnel de restauration. Outre la realisation d’un état des lieux sur les quantités de gaspillage alimentaire générées, il s’agira de diagnostiquer les causes du gaspillage et de réduire ses effets. L’objectif est notamment d’atteindre une autonomisation complète du lycée dans sa gestion durable de la nourriture. En lien avec les universités partenaires Green Cook, une approche sémiologique autour de la restauration scolaire a aussi été privilégiée afin de travailler sur la perception et le vécu liés aux lieux et moments du repas. Avec le soutien de professionnels tels qu’architecte, acousticien ou professeur d’arts‐ plastique, les personnes seront ainsi invitées à expérimenter et mobiliser leur attention sur la façon dont sont stimulés les sens et sur les comportements automatiques qui conditionnent les temps des repas. La relation des établissements avec le secteur marchand ainsi que les compétences professionnelles des personnels des cantines représentent également des dimensions de travail importantes auxquels participeront les partenaires transfrontaliers. Les bonnes pratiques de gestion durable de l’alimentation élaborées pourront, à l’horizon 2014, être essaimées auprès des 163 établissements secondaires de la Région et utilisées pour adapter et valoriser les formations professionnelles des personnels de la restauration scolaire.

Le partenariat du Conseil Régional dans le cadre du projet Green Cook, permet ainsi de renforcer la lutte contre le gaspillage alimentaire plus spécifiquement au travers de perspectives pédagogique, professionnelle et éco‐citoyenne. Ce projet démontre aussi la volonté de l’institution régionale de s’engager dans un rôle d’accompagnement des personnes dans une approche éducative et inclusive.

On pourrait conclure ici sur une remarque intéressante. Parmi les objectifs de développement à atteindre pour assurer « un avenir viable » aux générations futures énoncés dans le rapport du Sommet du Millénaire, l’ONU avait affirmé que les écoles, les universités et les pouvoirs publics avaient un rôle essentiel à jouer dans l’accompagnement des personnes et l’animation des débats publics vis à vis des problèmes en matière d'environnement et de développement durable. Le rapport ajoutait également que « la place réservée aux questions liées à l'environnement dans le processus d'élaboration des politiques doit être fondamentalement revue»1. En écho à ce mot d’ordre ou de façon autonome, il semble qu’à ce titre, le projet Green Cook et la Région Nord‐Pas de Calais, se soient bien emparés de ces questions et démontrent également la capacité des politiques et des acteurs publiques à travailler de concert sur des problématiques de développement humain durable non seulement à travers leurs efforts d’articulation entre les politiques régionales et les stratégies européennes, et surtout en conservant au cœur de leurs préoccupations la question de la personne et des droits culturels qui la concerne. 1

Kofi A. Annan, Nous les Peuples : le rôle des nations Unies au XXIe siècle, rapport complet du Sommet du Millénaire, disponible en ligne sur http://www.un.org/french/millenaire/sg/report/full.htm (chap V, article 302 et 303)

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Investir les métropoles 1 Thierry Baudouin L’ambiguïté du mot « investir », dans ses significations à la fois économique et subjective, condense bien l’ambivalence que représente aujourd’hui la métropole pour les citadins. Cet article se propose de détailler en quoi cet espace effectivement aux mains du capital global est en même temps le territoire le plus propice aux innovations dès lors que les citadins se l’approprient. D’un point de vue économique, la ville commence maintenant à être considérée comme un nouvel espace productif essentiel de l’ère post industrielle. Toutes les disciplines utilisent à présent abondamment les concepts de système productif local, cluster, district, ville‐pays, city region ou encore de pôle et métropole pour mettre en évidence ce rôle déterminant des villes dans le procès de circulation globale. Ces villes ne peuvent définitivement plus être réduites aux seuls aménagements d’un urbanisme dédié à la reproduction de la force de travail des entreprises comme le voulait la doxa fordienne. On parle à leur propos de gouvernance, de mobilisation et de coopérations de compétences autour de projets multiples qu’elles initient. Le libéralisme décrète lui directement l’assimilation de la ville à une entreprise pour mettre particulièrement en évidence les conséquences d’une telle mutation en termes de démultiplication de la rente foncière et autre architecture spectaculaire. À gauche, la ville continue d’être dé‐ laissée. Toni Negri analyse à contrario un passage de l’usine à la ville2 où l’antagonisme des banlieues contre les métropoles succéderait à celui des ouvriers contre les patrons.

La ville productive3 L’hypothèse ici développée est précisément que les villes sont bien plus qu’une entreprise ou une usine. Tant les richesses qu’elles produisent que les modes de travail nécessaires représentent aujourd’hui d’énormes potentialités de puissance des citadins, c’est‐à‐dire des habitants, citoyens et travailleurs qui y vivent ensemble. Les qualifications hiérarchiques et concentrées dans l’entreprise de l’ère industrielle ont dû s’élargir à des compétences aléatoires en fonction des projets que seuls des territoires productifs beaucoup plus vastes comme la ville peuvent rassembler. L’antagonisme entre capital et travail se complexifie très considérablement lorsque se connectent les dimensions matérielle, immatérielle, cognitive et biopolique que Multitudes analyse constamment dans ses numéros. Au fur et à mesure que le capital pénètre l’ensemble de la sphère sociale, celle‐ci se renforce en même temps de capacités. Non seulement les villes doivent donc être analysées comme des acteurs de l’économie, au grand dam de l’urbanisme d’État, mais elles doivent aussi être appréhendées à travers l’interscience des points de vue de l’histoire, la sociologie et les sciences politiques. Et d’abord replacées dans 1

Cet article est paru dans la revue Multitudes 2010/4 (n°43) « Devenirs Métropole ». Cf. ses séminaires 2005‐2007 du Collège International de Philosophie sur «Métropole et Multitudes» et « Devenir banlieue », faculté de Jussieu, Paris 6 sur http://seminaire.samizdat.net 3 Pour cette revue, j’ai prôné ce concept dès 1996 dans Futur antérieur no30‐31‐32, 1996, ainsi que dans Multitudes no 6 en 2001. 2

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les territorialisations du rapport capital/travail, simple continuation de leur inscription par Braudel ou Pirenne dans l’histoire longue. Si les villes deviennent un cadre essentiel de coopérations des compétences pour l’accomplissement des projets et stratégies au‐delà de la seule entreprise, cela implique ensuite, d’un point de vue cette fois sociologique, que ces cités représentent des cadres d’actions permettant des stratégies communes pour leurs citoyens. Enfin le point de vue politique, le plus important, voit les villes redevenir un territoire démocratique prééminent en permettant à leurs citoyens, pour la première fois dans l’ère moderne, de lier le local au global au‐delà de l’État‐nation; soit l’opportunité de déborder ce cadre qui monopolise depuis si longtemps toute souveraineté, et d’abord les nôtres. C’est pour cette dernière raison que le concept de ville doit d’abord être systématiquement mis dorénavant au pluriel. L’ancien regard d’en haut sur la ville, celui de l’État imposant des règles d’urbanisme à ses collectivités locales ou celui du capital s’appropriant leur «ambiance» (Marshall), n’est simplement plus acceptable. Dès lors que chacune de ces villes devient en effet productive à sa façon spécifique, selon son histoire et ses compétences, les appréhensions sociologiques de la vie quotidienne qui s’y déroule, initiées par Michel de Certeau1 ou Henri Lefebvre2 ainsi que de leurs relations faibles découvertes par Mark Granovetter3 sont à présent à privilégier. Il est logique que l’État, ses notables et ses urbanistes veuillent préserver leurs anciens monopoles sur l’objet des collectivités locales. Mais, pendant ce temps, les innovations de la puissance productive nées des coopérations de multiples subjectivités dans les villes, en même temps qu’entre ces dernières, polarisent désormais les innovations de toute la société.

Les villes comme territoires Le rôle des villes dans le capitalisme post‐industriel doit pour cela être appréhendé du point de vue des pratiques permanentes de territorialisation déterritorialisation qui ponctuent toute l’histoire des phases successives du rapport capital/travail4. La mobilité de flux comme des hommes n’est pas plus un monopole du capital qu’elle n’est née ex abrupto de la mondialisation, quoiqu’en pense l’idéologie souverainiste de droite et de gauche. Cette mobilité innerve historiquement chaque moment de la relation capital/travail en fonction de ses appropriations différentes par travailleurs et patronats pour instaurer rigidité ou mobilité des facteurs, de sorte que les villes y jouent toujours un rôle majeur. Sans retracer l’ensemble de cette histoire, il faut néanmoins souligner ici la longue stratégie fondatrice du capital industriel d’un attachement durable de l’ouvrier à son travail5. Le syndicat ouvrier institutionnalise alors durant le taylorisme sa stratégie d’une forte rigidité ouvrière au sein des banlieues rouges. Après guerre, le capital fordien contourne alors cette rigidité en innovant un ouvrier dit déqualifié, c’est‐à‐dire flexible et polyvalent sur les chaînes de nouvelles usines qui constituent une premier délocalisation dans les villes dites de la décentralisation industrielle. C’est là, à l’apogée même du fordisme durant les années 1960 et 70, que ces OS – jeunes, femmes ou immigrés – retournent à leur tour cette mobilité forcée par l’invention d’une nouvelle pratique

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Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard Folio, 1980. Henri Lefèbre Critique de la vie quotidienne ; 1961 II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1947. 3 Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78, 1973. 4 Gille Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Ed de Minuit, Paris,1980. 5 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, NRF, 1983; Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, Paris, PUF, 1998. 2

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du refus du travail1. Dans une période de plein emploi, cet ouvrier masse proclame sa volonté de « vivre et travailler au pays » en y pratiquant d’incessantes grèves pour un revenu égal et un turn‐over parmi les entreprises locales en fonction des salaires et du travail offerts. In fine, la hausse continue de leurs revenus condamne l’ère de l’Occident fordien2. Cette conflictualité dans et hors l’usine est une des occurrences qui a largement contraint le capital à innover la mondialisation, c’est‐à‐dire un élargissement à une échelle jusqu’ici inimaginable de l’offre de travail industriel en même temps que de la réduction de son coût. Les délocalisations concernent cette fois des centaines de millions de ruraux attirés dans les mégapoles du Sud.

Les dimensions territoriales des rapports entre le capital et le travail, et notamment les villes, sont ainsi toujours essentielles dans la longue succession d’innovations et de contre‐pieds de ses acteurs. La globalisation n’a donc rien à voir avec le simple continuum d’un fordisme mondialisé tel que le fantasment les souverainistes regrettant un Occident centre d’un monde industriel. Cette délocalisation des usines et des services fordiens représente en effet d’abord une globalisation du rapport capital/ travail, c’est‐à‐dire du fondement du mouvement individuel d’émancipation qu’explicitait Marx il y a 150 ans dans les Grundrisse. D’où la frénésie des Chinois, Brésiliens ou Marocains à venir travailler dans les usines à bas coût des villes qui leur permettent de déserter les campagnes où ils subissaient depuis des siècles les dictatures de la faim et des potentats. C’est très exactement, comme l’avaient déjà fait nos arrière‐grands‐ parents dans les usines de Zola, l’apprentissage de la conflictualité permettant à tous ces nouveaux travailleurs d’enclencher progressivement dans les villes leurs propres usages du capitalisme. D’ores et déjà, les multinationales sont d’ailleurs contraintes à de nouvelles délocalisations car « les conflits ne sont plus l’apanage des pays riches » comme Le Monde le découvre en 2010 (titre du 20/8).

Tout pareillement du côté des pays riches, à mesure que la production postindustrielle lie de plus en plus étroitement le matériel et l’immatériel, le prolétariat se transforme également en cognitariat, et tout autant reterritorialisé non plus dans la seule entreprise mais au sein de la métropole. Là non plus, la dénonciation du chômage et de la précarité ne doit pas masquer les opportunités offertes par le développement de l’immatériel dans le travail, c’est‐à‐dire en même temps des capacités cognitives des travailleurs pour le réaliser et le produire. Ce bouleversement du travail ne concerne en effet plus la seule entreprise pour prendre une dimension sociétale puisque les projets doivent impérativement s’échafauder désormais entre des compétences multiples, de nuit comme de jour, au travail ou ailleurs. Chacun saisit dans son propre mode de vie cette dimension biopolitique de la productivité postindustrielle où les césures entre production et reproduction s’avèrent obsolètes. S’affirment alors les villes comme les lieux majeurs où ces compétences peuvent le mieux se rencontrer et s’organiser.

Nous examinerons ici les deux aspects économiques et sociaux de la ville comme lieu productif et de mobilisation. La dimension politique, essentielle, de la ville comme lieu nouveau des conflits ne sera jamais absente, même si elle sera plus au centre de l’analyse de Michèle Collin dans ce même dossier. 1

D. Auffray, T. Baudouin, M. Collin, Le travail et après, Éd JP Delarge, 1978 ; D. Auffray, T. Baudouin, M. Collin, A. Guillerm, La grève et la ville, Paris, Éd Christian Bourgois, 1979. 2 T. Baudouin et M. Collin, Le contournement des forteresses ouvrières, Paris, Éditions Méridiens Klincksieck, 1983. 38

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Territoires productifs On passe donc de la ville comme espace bâti soumis à des normes d’État à des villes plurielles en tant que territoires spécifiques où sont projetées des stratégies multiples, diverses, mais qui ont toutes besoin du développement de la ville où elles s’inscrivent. Ce mouvement reste donc moins apparent pour les citoyens de certaines collectivités locales restées dépendantes d’une logique d’État, en France par exemple où avait même encore été créé en 2009 un « secrétaire d’État à la région capitale » ! Et d’autant peu apparent que ce point de vue souverainiste est largement partagé par une gauche instituée qui peut ainsi se contenter de maudire la mondialisation et ses conséquences désastreuses sur l’ancien ordre fordien. La gauche gère très humainement les collectivités locales, mais en délaissant autant que la droite ce nouveau rôle productif de la ville. La dénonciation de la dimension précaire de l’emploi et des liens faibles du travailleur postindustriel avec l’entreprise n’investit pas par exemple la multiplication concordante des relations socioéconomiques de l’intermittent dans sa ville10. Toujours dominant, l’ancien point de vue fordien du marché national du travail amène alors beaucoup plus les villes à accepter de se substituer à l’État pour secourir les chômeurs qu’à se sentir directement concernées par le développement des activités. Chacune de leurs structures, administrative, consulaire, syndicale, associative, politique a beaucoup de difficultés à même envisager de se déprendre de la logique centralisée. Les deux échelles globale et locale sont refusées comme cause du démantèlement d’un fordisme national encore souvent considéré comme une sorte de paradis perdu par la vieille gauche des pays riches, et de surcroît conçues comme antagoniques entre elles. Le niveau local est notamment encore considéré comme un ancien terroir préindustriel, inégalitaire par nature et soumis à la domination de notables. Pendant ce temps‐là, les firmes globales ont mis en avant une topique du glocal dans une double stratégie, à la fois d’externalisation de leurs unités au moindre coût, le point toujours dénoncé, mais aussi, et surtout, de contextualisation de leurs productions à l’échelle de marchés transnationaux. C’est la combinaison de ces deux stratégies, productive et commerciale, qui fait de la globalisation tout autre chose qu’un fordisme à l’échelle mondiale. Il y a certes, dans les usines des pays émergents, une massification de la fabrication de toutes les pièces constitutives des flux matériels, mais dans l’objectif de réaliser d’innombrables marchandisations spécifiques à d’innombrables marchés. Des marchés désormais transnationaux où les multinationales tentent de cibler, bien en deçà des fameuses customisations individuelles, les goûts communs de consommateurs regroupés à l’échelle la plus vaste d’un marché « régional ». Soit la substitution d’une dimension culturelle aux anciens clivages nationaux des marchés. Multitudes no 36 (2009) a décrit comment Google vise à apprendre désormais très précisément aux firmes qui consomment quoi, comment et où. Mais la numérisation de tous les goûts du monde, avec tous ses dangers policiers, n’est qu’un aspect de la mutation. Une mauvaise lecture de Rifkin au début des années 90 avait conduit beaucoup d’intellectuels et de politiciens, notamment en France, à privilégier cette seule sphère de l’immatériel au point de reléguer l’industrie au rang d’activité secondaire pour sous développés. 88


L’industrie change pourtant tout autant en se connectant étroitement aux services. En s’intégrant dans un procès de circulation global, elle confie aux villes une activité logistique de distribution tout aussi importante que le domaine financier toujours mis en avant. Cette distribution fondée sur le procès de circulation demande un important travail concret sur la marchandise, très différent de celui de l’ancien fordisme national, que seules les villes peuvent réaliser. La globalisation n’a rien d’ubiquitaire parce qu’elle vise, tout au contraire, à distribuer just in time & place des marchandises constituées de pièces fabriquées certes n’importe où, mais précisément assemblées spécifiquement pour chaque marché et consommateur. C’est cette contextualisation du travail logistique incluant d’énormes quantités d’informations qui recèle la part de plus‐value la plus importante du procès de circulation. On connaît déjà les effets catastrophiques de la négation de ce travail matériel depuis trente ans sur l’emploi des grandes villes françaises, aussi pleines d’activités administratives que leurs banlieues le sont de chômeurs sans formation. Et ceux qui espèrent la fin de la mondialisation et le retour des frontières pour pouvoir remettre tous ces casseurs à l’ancien travail industriel sont beaucoup plus nombreux dans tous les grands partis qu’on ne le croit.

C’est là que les villes deviennent des acteurs essentiels parce qu’elles seules peuvent nouer ces deux stratégies complémentaires de production et de distribution. Il y a dans toute ville de l’ère postindustrielle une dimension matérielle, une relation très concrète à la marchandise, qui est toujours essentielle. Évidente pour celles du Sud qui fabriquent (encore) pour pas cher, cette relation est peut être moins apparente au Nord, mais pourtant encore plus essentielle. Les villes globales sont ainsi de grands centres non pas seulement financiers mais aussi logistiques parce qu’elles connectent étroitement marchandises et services. D’où la part majeure parmi ces métropoles globales des grandes cités portuaires où nous puiserons plus loin plusieurs exemples. Cette connexion qui fonde le capitalisme cognitif rend d’une part concrètement obsolète, en termes de productivité, les anciennes césures spatiales entre centre et périphéries de l’ère industrielle, même si ses coupures sont maintenues par l’énorme accroissement de la rente immobilière.

D’autre part, toutes les villes sont concernées, et pas seulement les mégapoles mises en avant pas les analyses tant financières qu’académiques dont les classements, toujours à peu près concordants, laisseraient croire à une marginalisation des autres. Le processus de contextualisation démultiplie au contraire, bien au‐delà des anciennes capitales, les villes capables de s’imposer comme le nœud d’un flux glocal, quoiqu’en disent les idéologies nationales fordiennes en déconfiture.

Après avoir considéré d’un point de vue purement capitaliste pourquoi les villes sont productives, l’important est à présent de considérer de notre point de vue leur dimension de territoire porteur de nouvelles opportunités démocratiques.

Territoires de coopérations

Les villes dans la mondialisation doivent en effet aussi être appréhendées comme les nouveaux lieux principaux de la longue conflictualité territoriale générée par l’antagonisme de la relation capital/travail. Deleuze et Guattari (1980) permettent le mieux de mettre en évidence leur place actuelle dans les longs enchaînements spatio‐temporels en termes de déterritorialisation reterritorialisation. Nous nous servons ici essentiellement de nos propres recherches portant sur les villes portuaires. 89


Les villes sont donc instrumentalisées en centres de distribution de services et de marchandises au sein du procès de circulation. Du point de vue des citadins, ce simple déterminisme doit être dépassé tant cette mutation leur offre d’opportunités. D’abord, l’obligation dans laquelle elles sont mises de se contextualiser elles‐mêmes au sein des vastes ensembles culturels institués en marchés du type UE, Naphta, Asean ou Mercosur leur permet de s’émanciper en même temps de la logique de l’État‐nation. Leur mise en concurrence, généralement à cette échelle régionale, implique qu’elles appréhendent les autres échelles spatiales de l’économie postindustrielle et, surtout, d’entreprendre des choix. L’aménagement étatique de l’espace national est en effet caduc, et sélectionner quelles compétences pour quelles plus‐values chaque cité peut apporter aux flux de la globalisation ne se trouve pas dans les statistiques traditionnelles de l’État. L’observation montre que ces options impliquent des débats intenses entre les divers acteurs de la cité pour qu’ils trouvent les indispensables accords minimum. La mondialisation efface l’autorité de l’État, mais implique ainsi également au sein des villes l’innovation de formes démocratiques aptes à déterminer les activités et les outils économiques qu’elles choisissent de mettre en avant. Quand l’intérêt général n’est plus imposé par une technocratie d’État, les coopérations des citoyens dans la cité deviennent indispensables. Patrons ou travailleurs, élus ou habitants des quartiers doivent s’accorder pour faire ces choix et les mettre en œuvre. On a déjà dit combien ces innovations de débats démocratiques du point de vue de la ville étaient particulièrement difficiles pour les « collectivités locales » des États centralisés. En France, la connaissance même des valeurs ajoutées apportées par une ville est encore difficile à appréhender d’après les chiffres de l’INSEE, toujours centré sur l’emploi et le chômage des branches économiques nationales, ou encore de la région qui ne fait que déconcentrer ces chiffres sous la houlette du préfet régional. Se redéfinir comme acteur économique, au‐delà de l’ancien rôle d’espace urbain de reproduction du travail, représente donc un ensemble de mutations extrêmement complexes pour la ville. On en précise ici deux parmi les principales : la mobilisation des acteurs et les relations au savoir et à la culture qui sont tout autant contextualisées.

Mobilisations des acteurs Au‐delà des rôles convenus d’électeur et de contribuable d’une instance publique locale, le citadin acquiert de nouvelles opportunités d’action à travers l’instrumentalisation de sa ville par le capital. L’ingérence constante de l’économie comme condition du développement de la cité amène en même temps les habitants à relier progressivement leurs deux statuts professionnel et citadin. Tout lecteur a saisi à travers son propre mode de vie que production et reproduction ne sont plus des sphères distinctes. Mais la qualification biopolitique de cette mutation ne suffit pas puisqu’il faut aussi préciser sa dimension territoriale que la ville est particulièrement à même de constituer. La mise en concurrence capitaliste des villes génère de nouvelles coopérations entre les acteurs de chacune d’entre elles. Nous reverrons plus loin cette réappropriation des pratiques de coopération par les acteurs, liée à la mise en concurrence globale, du point de vue cette fois des relations entre les villes. Mais, d’ores et déjà au niveau endogène, la contextualisation de chacune de ces villes comme nœud économique de flux globaux constitue une forte opportunité pour ses acteurs d’innover des relations communes, longtemps délaissées ou marginales dans l’ancienne souveraineté régalienne du l’État pour tous et chacun pour soi. 90


On peut critiquer la notion de gouvernance exprimant les nombreuses formes démocratiques inventées dans les grandes cités, mais elle a l’avantage de se distinguer clairement du mode de gouvernement centralisé. Caractéristique du rôle des villes dans la mondialisation, le domaine du commerce maritime international montre ainsi le dynamisme économique et social des villes portuaires dont les ports sont gérés par leur municipalité telles Anvers, Rotterdam, Hambourg, ou Hong‐Kong..., précisément parce que toutes les plus‐values et valeurs ajoutées engrangées par ces « places » se traduisent d’abord en termes de revenus et d’activités de leur population. Le devenir des compétences individuelles dépend par exemple de plus en plus largement de la cité où elles s’exercent et leur promotion dépend alors non seulement du cadre traditionnel de l’entreprise ou de la branche mais aussi, et de plus en plus, de la place, ce vieux terme financier repris aujourd’hui par toutes les villes qui s’affirment. Ce terme exprime de nouveau un patrimoine économique territorial commun à des acteurs qui le font savoir et valoir ensemble. Il ne s’agit pas d’un espace collectif ou d’une firme mais plutôt de la claire nécessité pour les stratégies de chacun de se développer pour partie en commun dans leur cité. Le glocal ne représente pas ainsi seulement le point de vue des multinationales mais aussi la manière dont les villes s’approprient une part des valeurs ajoutées des flux, deux visions différentes exigeant des deals dont l’issue dépend de la mobilisation des citadins. D’où des rapports sociaux également en mutation à ce niveau de la cité où l’antagonisme de classe s’hybride de coopérations ponctuelles autour de projets précis lorsque les parties estiment profitable leur alliance commune. Les dockers d’Anvers, Rotterdam ou Hambourg sont tout autant combatifs et de gauche qu’ailleurs, mais pourtant pleinement intégrés au sein de chaque communauté portuaire locale où ils débattent constamment, et très âprement, avec les patrons des opportunités d’accroître les activités. Comme partout ailleurs, les salaires et conditions de travail priment dans les rapports de force, mais le point de vue économique des échanges captés par la place ne s’efface néanmoins jamais. Et ceci d’autant que c’est auprès de la ville que tout projet doit aussi faire avaliser ses investissements. Quand les dockers font grève, les patrons annoncent donc à leurs clients de par le monde que beaucoup de brouillard a ralenti les trafics ! Ce point de vue, cette présence constante de la ville comme cadre des relations, semble s’imposer aussi plus largement entre ouvriers et patrons de telle ou telle firme, habitants de tel ou tel quartier, partis et associations de la cité. Lorsque chacun vise ou, au moins, prend en compte le devenir commun de la cité, des accords peuvent déborder les antagonismes institués. De toujours très longues négociations des dissensus débouchent sur des accords autour de projets et dans des durées très précisément définis. Il n’y a jamais de consensus imposé d’en haut et ces dépassements ponctuels des rapports antagonistes traditionnels échappent tout autant aux genres de l’union sacrée nationale que de la collaboration de classe dans l’entreprise. C’est que les villes productives dépassent ces deux échelles de l’État et de la firme qui monopolisaient l’ère industrielle. Nous sommes plutôt ici en présence de la coexistence analysée par Deleuze du modèle majoritaire avec celui d’exploitation, mis en évidence par Mauricio Lazzarato1 mais, à présent, réalisée par des multitudes qui se singularisent aussi par 1

Arnaud Le Marchand, « L’habitat “non‐ordinaire” et le post fordisme », Multitudes no 37‐38, 2009. 39

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une identification commune au sein d’une ville. Nous avons déjà abordé dans Multitudes les difficultés concrètes de son émergence en France, à Dunkerque et Saint Nazaire, où des institutions privilégiant l’échelle de l’État‐nation comme la CGT et le corps des Ponts veillent de concert à préserver le vieux centralisme démocratique1. Les villes y restent en effet délaissées par une idéologie étatiste toujours mise en avant par l’ensemble des institutions et partis, aussi bien à droite qu’à gauche. Même les Verts privilégient le niveau national de sorte que leur mise en avant quasiment systématique au niveau local d’un nimby refusant tout projet les rend pareillement impuissants à appréhender la ville productive. Qu’elle soit jugée inférieure à l’idéal cadre régalien ou suspecte de volonté de croissance, la ville est en tout cas entièrement laissée aux seules initiatives du capital par l’ensemble des institutions. La gauche peut ainsi se contenter de la dénonciation des excès de la spéculation immobilière, en termes de gated communities des riches ou de communautarisme des pauvres, sans investir les potentialités biopolitiques de la ville. Or la ville devient prioritairement le territoire des plus intenses coopérations intermittentes et ciblées qui représentent un devenir essentiel des relations sociales. Au‐delà du cadre contraint du travail salarié traditionnel, une démocratie productive s’inscrit beaucoup plus largement dans la ville. Nous sélectionnons ici l’une de ces relations de dimension communautaire caractéristiques des nouvelles exigences productives qui s’instaurent en son sein : les relations aux savoirs. Les villes se mettent aujourd’hui à développer des interactions multiples avec l’école et la formation. Il s’agit prioritairement pour elles d’attirer et conserver les compétences cognitives dont chacune estime avoir besoin prioritairement. Les anciennes capitales concentraient par définition le meilleur des grandes écoles et universités, mais à présent, toutes les villes visent plutôt à s’affirmer comme un pôle spécifique de compétences. Chaque communauté, professionnelle ou de quartier, exerce donc bien évidemment un intense lobbying au sein de l’instance municipale pour privilégier ses propres compétences. Le cadre d’une ville peut rendre productifs, utilisables, ces intérêts divergents très loin en tout cas de leurs dénis vus plus haut de la part des technocrates d’État. Les dissensus sont tout au contraire considérés comme profitables aux gouvernances des villes. De sorte que dans les villes dites portuaires par exemple, c’est‐à‐dire les cités où le rôle primordial du procès de circulation dans la société globalisée a dû être le plus rapidement appréhendé, les classes primaires et secondaires sont amenées à fréquenter le port tout au long de la scolarité, avec aussi tout le matériel pédagogique nécessaire pour comprendre, c’est‐à‐ dire prendre avec soi, cette activité mise en avant comme essentielle par la cité. De même les universités y ont d’entrée une certaine autonomie dans le sens où elles consacrent également beaucoup aux disciplines commerciales, logistiques internationales ou linguistiques, et en utilisant aussi au maximum des professionnels de la place pour l’enseignement. C’est qu’on y vise moins « l’excellence » en soi que la productivité de la place, ce qui fait que les meilleures spécialistes académiques sur ces sujets sont aussi toujours issus de ces places où savoirs et pratiques se mélangent. S’ajoutent à cette polarisation cognitive de très forts investissements dans la culture du négoce maritime et portuaire. Spectacles et centres culturels sont destinés plus largement à l’ensemble des citoyens qui estiment essentielles ces compétences pour la valorisation de leur cité. 1

MaurizioLazzarato, Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.

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Au‐delà de l’État‐nation Comme acteurs essentiels de la mondialisation, les villes sont les premières concernées par le bouleversement des échelles que le débordement des fordismes nationaux a entraîné. Ce qu’on appelle désormais des marchés « régionaux » exigent des infrastructures et compétences adaptées non seulement à leur nouvelle taille de nature continentale mais, plus encore, au contexte global dans lequel ces marchés s’insèrent à présent. Pour la plupart des villes, les anciens arrières pays étaient d’échelle nationale. Seules quelques‐unes pouvaient aborder des contextes culturels et cognitifs autres, la plupart d’entre elles désignées par leur État comme ports internationaux et coloniaux. Encore plus rares, quelques places portuaires disposant d’un marché national de dimension restreinte avaient une stratégie de débordement de cette topique, comme Anvers et Rotterdam par exemple, pour desservir déjà des zones culturelles proches, germanique ou francophone en l’occurrence. Celles‐ci sont aujourd’hui les plus dynamiques pour capter des flux mondiaux quand la mondialisation implique pour toutes les villes de compter dorénavant sur leurs propres initiatives sans plus pouvoir considérer le marché national comme une chasse gardée, une niche en anglais.

Cette mutation a des conséquences graves pour des collectivités locales habituées depuis deux siècles à s’en remettre à l’État. Dès l’époque de la Révolution, les villes ont été constamment accusées en France d’être des instruments de polarisation inégalitaire de la richesse : « Prenez garde que la France à présent étant un royaume commerçant, navigateur, industrieux, toute sa richesse s’est portée sur ses frontières, toutes ses grandes villes opulentes sont sur les bords ; l’intérieur est d’une maigreur affreuse»1. D’où l’instauration par l’État républicain d’une parfaite substituabilité des collectivités locales où il distribuait autoritairement industries et services pour un « intérêt général » sans considération des compétences spécifiques des territoires2. Ce sont ces compétences, progressivement concentrées de surcroît dans «la capitale», qu’elles soient professionnelles, universitaires ou artistiques, qui manquent aujourd’hui gravement aux villes pour concourir avec les autres en Europe et dans le monde. Une doxa souverainiste toujours largement plébiscitée en France continue pourtant de dénoncer toute concurrence comme inutile puisque l’État central serait censé conserver son monopole pour définir et assurer l’intérêt général.

Il s’avère pourtant que la mise en concurrence des villes, déclenchée par la mondialisation, libère de nombreuses opportunités pour leurs citoyens. L’émancipation d’un cadre national désormais de toute évidence insuffisant, tant au niveau économique que social, implique en effet que les compétences se mobilisent et coopèrent dans la ville au‐delà des divisions et hiérarchies sociales instituées par l’État. Les nombreuses innovations de la part d’acteurs visant à développer leurs activités dans leur ville sont considérées aujourd’hui comme beaucoup plus importantes pour la cité que les injonctions du représentant de l’État, un préfet d’ailleurs en uniforme. La conjonction de ces deux possessifs économiques et territoriales est générée de toute évidence par la mise en concurrence de ces villes qui favorise des processus innovants de coopérations entre des acteurs en leur sein. Même les plus étatistes doivent déroger un tant soit peu à leurs principes de hiérarchies fonctionnelles devenues inefficaces. 1

T.Baudouin, «Les coordinations, des métiers au territoire de la ville», Multitudesno17 sur L’intermittence, 2004, p. 119‐130. Abbé Galiani, 1770, Dialogue sur le commerce du blé, Paris. 14 Robert Salais et Michael Storper, «Les mondes de production, Enquête sur l’identité économique de la France », Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.

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J’ai développé depuis plus de dix ans1 plusieurs analyses de ces processus de mobilisations dans les villes qui font apparaître un renforcement des relations sociales dès lors que le point de vue de la cité s’impose en tant que système commun aux acteurs. Cette nouvelle dimension territoriale, précisément contextualisée, d’une démocratie que je qualifie de productive me paraît essentielle dans le développement de tous les processus délibératifs ou participatifs abondamment décrit. J’en précise donc plutôt ici une autre dimension territoriale, beaucoup moins connue mais tout aussi importante, qui concerne des coopérations de villes proches dans l’objectif de pouvoir s’affirmer dans les nouvelles échelles de la globalisation.

Faire métropole par les coopérations entre villes

Pas assez puissantes pour exister seules, des cités mettent à profit leur proximité géographique pour affirmer de concert un pôle global. Il ne s’agit pas d’un espace géographique administratif déterminé par un commandement et des frontières mais d’un territoire relativement informel agissant de nombreuses coopérations en son sein. En Europe, on discerne ainsi l’émergence de deux pôles logistiques d’échelon global créés par les coopérations de plusieurs villes. C’est le cas par exemple d’Anvers et Rotterdam qui font valoir partout dans le monde qu’elles constituent la meilleure voie de pénétration en Europe, la porte rhénane. De même pour Hambourg et Brème qui font valoir en Asie, mais aussi en Amérique, leur Deutsche Bucht (baie allemande) comme la meilleure porte pour échanger avec l’Europe.

Plusieurs choses sont à retenir de ces coopérations innovantes. D’abord qu’elles riment, là encore, avec la concurrence qui a toujours dominé les rapports de chacun de ces couples jusqu’à pouvoir dégénérer dans l’histoire en une rivalité tournant parfois à l’extermination de l’autre. Il est donc hors de question de se réunir ni de s’unifier en aucune façon mais bien de coopérer sur des objectifs limités aux profits conjoints des deux parties qui, pour le reste, sont toujours concurrentes. Ensuite, on constate que ces coopérations transpercent autant les divisions spatiales administratives nationales ou de Landers que celles des langues ou des cultures. L’élargissement économique de la mondialisation libère ainsi de beaucoup d’assujettissements historiques sans pour autant remettre en cause les identités de chacun. L’opposition aujourd’hui courante des deux termes dans les analyses alternatives ne semble pas opératoire, comme l’avaient déjà suggéré Deleuze et Guattari. Pour pouvoir s’affirmer dans les évènements globaux en cours, ces villes revendiquent en effet très fortement leur patrimoine historique, culturel et commercial en même temps qu’elles en débordent les limites. C’est la conjonction des deux phénomènes identitaires et subjectifs qui apparaît productive comme le montrent à contrario les échecs actuels d’autres affirmations territorialisées.

En Méditerranée, deux autres villes, Barcelone et Gènes ont en effet également proposé à Marseille un même type de coopération pour pouvoir offrir aussi aux asiatiques et américains une porte méditerranéenne pour entrer marchandises et services en Europe. La domination très ancienne (Braudel) des places d’Europe du Nord en la matière se trouve en effet également remise en cause par la mondialisation qui fait passer aujourd’hui l’essentiel des échanges Asie – Europe Amérique par le canal de Suez. Mais pour que ces flux ne fassent précisément pas que passer, les coopérations des trois cités voisines sont indispensables. Or la logique jacobine du port de Marseille lui interdit de se concerter avec des « étrangers » pour une stratégie transnationale. 1

T.Baudouin, M.Collin, G.Cocco et G.Silva, «Mondialisation et mobilisations productives de la ville», Espaces et Sociétés 105‐106, 2001.

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De même, notre contribution dans « Seine métropole » au projet de Grand Paris met en avant la nécessaire coopération des villes fluviomaritimes de Rouen et du Havre avec Paris pour brancher la métropole sur les flux à la fois de la mondialisation et du marché européen1. Mais, là encore, les difficultés de concertation des institutions d’État, dont les ports, avec les villes et Régions rendent jusqu’ici impossible l’innovation de toute subjectivité territoriale et donc tout projet d’affirmation d’un pôle portuaire dans la mondialisation. Faire métropole n’est pas un élargissement quantitatif de collectivités territoriales, mais une polarisation des coopérations des villes au plan économique et culturel. La Randstad est faiblement instituée mais doit sa puissance économique et urbaine aux coopérations de ses acteurs sur certaines stratégies précisément définies sur des concertations. En conclusion, l’émancipation du cadre de l’État‐nation instaurée par la mondialisation libère donc les villes de l’autisme dans lequel l’intérêt régalien dit général avait pu les enfermer. En s’émancipant de leur statut de collectivités locales qui les soumettaient au jeu à somme nulle d’une rivalité entre elles circonscrite aux financements budgétaires de l’État, elles peuvent s’affirmer désormais cette fois comme sujet dans une relation véritable de concurrence avec d’autres pour apporter leurs plus‐ values aux flux globaux. C’est ce qui explique l’avance considérable des villes dites portuaires dont la démocratie délibérative s’alimente constamment des conflits entre leurs différents acteurs sur des choix à prendre nécessairement en commun. La concurrence des villes développe deux types de coopérations nouvelles. Au sein de chacune, d’une part, les citoyens innovent des relations au‐delà des divisions fonctionnelles et hiérarchiques de l’ère industrielle. Par ailleurs, des villes proches recouvrent aussi des intérêts communs au‐delà, cette fois, des querelles picrocholines imposées également par l’immanence étatique. Le dépassement du souverainisme est donc aussi celui des doxas ubiquitaires dominantes qui changent simplement d’échelle pour soumettre encore les anciens terroirs, cette fois à la vitesse des flux globaux. La mondialisation est accusée de marginaliser le citoyen alors que les villes s’affirment tout au contraire comme les territoires de toutes les innovations démocratiques actuelles. On a vu en effet que les pratiques économiques territorialisées des villes constituent, du point de vue de leurs citadins cette fois, des opportunités essentielles d’interventions novatrices comme le montrent tous les mouvements actuels dans les villes françaises et à Londres, Copenhague, Athènes ou ailleurs. La dimension économique sur laquelle nous nous sommes volontairement centré transforme la dimension conflictuelle antagonique des relations capital/travail dans l’entreprise en dissensus entre citadins sur leur territoire productif d’alternatives et de choix. Au tournant du XIXe et XXe siècle déjà, de très longues hésitations avaient retardé la nécessaire intervention des ouvriers dans les nouvelles usines tayloriennes2. Quant à nous c’est dès à présent, pour ne pas abandonner ces nouveaux instruments productifs que sont les villes à l’économie capitaliste globalisée, que nous devons en investir de notre point de vue les formidables opportunités d’un devenir démocratique reterritorialisé. 1

T.Baudouin et M.Collin, «Un pôle européen du commerce mondial» in Seinemétropole, Le grand pari de l’agglomération parisienne, Antoine Grumbach & associés, Paris, 2009. 2 Cf. Notamment sur ce sujet Jacques Rancière dans sa revue, Les révoltes logiques, des années 1975‐85.

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Une bonne pratique Toolquiz

Bibliothèque solidaire Un projet de la Bibliothèque publique d'Etat de Cuenca1

« L'imagination dans sa dimension à la fois individuelle et collective apparait comme le ferment d'une nouvelle approche du lien social puisqu'elle est mise au service d'un projet qui se questionne et se réinvente sans cesse sous l'impulsion des responsables de la bibliothèque et des pouvoirs publics régionaux. » Depuis une vingtaine d'années, les grandes organisations mondiales, telles que l'Unesco dans son Manifeste sur la bibliothèque publique paru en 1994, reconnaissent explicitement le rôle fondamental des bibliothèques publiques, non seulement comme porte d'accès à l'information et à la connaissance mais aussi comme centre d'apprentissage et de développement culturel et social des individus et des groupes sociaux, indépendamment de leur âge, sexe, origine ou milieu social. Certaines collectivités territoriales se saisissent à l'heure actuelle de cette mission en redéfinissant leur propre mode d'intervention. Engagé depuis plus de vingt ans dans une politique volontaire en faveur de l'alphabétisation et de l'accès à la lecture de tous les habitants de la région, le Gouvernement Autonome de Castille‐la Manche a choisi de prendre en compte toutes les implications qu'une telle reconnaissance comporte. Ainsi, après avoir soutenu pendant une dizaine d'années la mise en place de mesures traditionnelles, comme la construction d'équipements adaptés (établissements scolaires, bibliothèques) ou la création de services temporaires (bibliobus) dans une région encore marquée par une très forte ruralité, ce Gouvernement cherche depuis peu à encourager, au sein même du Réseau Régional de Bibliothèques Publiques de Castille‐la Manche, des projets innovants ouverts à l'expérimentation de nouvelles méthodes de participation sociale. Il s’agit pour cette collectivité de reposer la question de l'engagement d'une structure culturelle dans le tissu social urbain et de la manière même de faire du politique dans nos sociétés.

Parmi les dispositifs remarquables mis en place, le projet "Bibliothèque Solidaire", porté depuis octobre 2009 par la Bibliothèque Publique d'Etat de Cuenca, mérite un éclairage particulier. Des bénévoles, sélectionnés sur la base de leurs motivations personnelles et formés par le personnel de la bibliothèque et des professionnels du secteur social, sont incités à se déplacer hors des murs de l'établissement, pour rendre accessible une partie des collections aux habitants mais également pour mettre en place toute sorte d'activités littéraires et culturelles, des sessions de tutorat, des ateliers de formation aux NTIC, etc. La démarche du volontaire est rendue visible grâce à une communication ample et une signalétique pensée spécialement. D'octobre 2009 à octobre 2010, plus de 360 activités auront ainsi été menées par une quarantaine de volontaires et une vingtaine de stagiaires au bénéfice de plus de 21 000 personnes ayant des difficultés d'accès à la bibliothèque publique ou sans accès dans les villes de Cuenca et de Ciudad Real. Ce projet s’attache ainsi à supprimer les barrières physiques, sociales et culturelles qui limitent ou empêchent l'accès des personnes marginalisées ou des personnes sans éducation, formation ou emploi, à l'information et la connaissance, en misant pour cela sur une coopération étroite et durable entre collectivités territoriales, institutions culturelles, centres scolaires et ONG et plus particulièrement sur l'émergence d'une forme de volontariat encore quasi inexistante en Espagne: le volontariat culturel. Il illustre la capacité des pouvoirs publics à prendre en compte les nouvelles formes d'implication citoyenne qui se développent de nos jours plus particulièrement en ville2 et à les mobiliser autour de nouveaux schémas d'intervention. 1

Cette bonne pratique a été sélectionnée par le Conseil Education et Culture du Gouvernement Régional de Castille‐la Mancha en Espagne, partenaire du projet Toolquiz. Le volontariat est en effet un phénomène qui a vu son ampleur s'accroitre considérablement depuis une vingtaine d'années en Espagne mais qui a encore tendance à se circonscrire essentiellement au milieu associatif ou sportif. 2

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En invitant les volontaires à intervenir au sein de crèches, de centres sociaux, de maisons de retraite, d'hôpitaux ou de prisons non seulement dans le centre de ville de Cuenca et de Cuidad Real mais aussi dans les quartiers périphériques, cette initiative bénéficie d'un ancrage territorial extrêmement fort et s´attache a resserrer les liens entre institutions et collectifs. En intervenant dans des espaces publics souvent délaissés par les institutions culturelles et peu fréquentés par les citoyens, le projet embrasse des zones géographiques plus vastes que celles normalement couvertes par les bibliothèques de quartiers. L'espace public fait alors l'objet d´un réinvestissement citoyen et se recompose ainsi sous le coup de nouvelles formes d'intervention sociale. La promotion de valeurs sociales telles que la solidarité, l'échange et l'entraide à laquelle le projet contribue, est également primordiale, notamment dans une société où les liens intergénérationnels tendent à s'affaiblir, où l'individualisme a tendance à s'enraciner et où les relations entre cultures étrangères sont souvent source de conflits plus ou moins larvés. La région de Castille‐la Manche est confrontée à un taux de chômage élevé surtout de la part des jeunes de 18 à 25 ans et doit répondre à d'importants défis sociaux liés à des vagues d'immigration qui se sédentarisent depuis une vingtaine d'années seulement et dont l'intégration est encore très relative. Néanmoins c'est surtout dans le rôle prépondérant accordé à la personne au sein du système d'acteurs global que le projet est digne d'attention. Le volontaire n'est pas seulement un chaînon essentiel: il est la condition même du projet. C'est au volontaire qu'il revient de porter cette mission d'apprentissage et de sensibilisation à des problématiques sociales cruciales dans nos sociétés actuelles auprès de ses concitoyens. C'est à lui également de chercher, par les interactions sociales qu'il s'attache à créer et à démultiplier, à renforcer le sentiment d'appartenance à une même communauté et l'intégration en son sein de certains groupes souffrant d'isolement ou de rejet, notamment les nouveaux immigrants, les malades de longue durée ou les détenus. Il ne vient pas en remplacement mais est porteur d'une action complémentaire à celle du personnel de la bibliothèque ou à celle des services sociaux. Le fondement même de cette initiative est ainsi d'établir un pacte social basé sur la confiance mais aussi sur la responsabilité de l'individu puisque les bénévoles sont perçus comme des passeurs de culture et non de simples représentants de la bibliothèque hors les murs. Reposant sur une approche concertée, ce projet vise également à combiner l'initiative personnelle et la prise de risque à un encadrement et un suivi constant de l'action des bénévoles. Il est en effet intéressant de voir comment à partir de fondements clairement établis entre les pouvoirs publics et la bibliothèque et entre les bénévoles et les autres participants au projet, se dégage une marge de manoeuvre suffisamment ample pour laisser ensuite place à l'expérimentation, notamment dans des lieux de clôture de soi et des autres comme c'est le cas des prisons. La sélection des volontaires se base sur un entretien avec le personnel de la bibliothèque qui permet de juger de la motivation du candidat mais aussi de sa capacité à s'adapter à des environnements et des publics très divers. Elle est suivie d'une formation préliminaire dispensée souvent conjointement par le personnel de la bibliothèque et par des professionnels du domaine social. Une évaluation régulière est ensuite mise en place par le biais de rendez‐vous réguliers entre les bénévoles et une réunion rassemblant l'ensemble des personnes impliquées dans le processus a lieu une fois par an. Cette démarche permet de bénéficier d'un retour sur expérience indispensable pour assurer la pérennité du projet et en améliorer le fonctionnement. Le lot de propositions émises régulièrement par les volontaires et le bilan annuel de l'action sont l'occasion de lancer de nouvelles initiatives en essayant d'élargir à chaque fois un peu plus l'échelle territoriale du projet, le public destinataire et les partenaires impliqués.

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Un des grands apports du projet “Bibliothèque solidaire“ réside ainsi dans la manière dont il invite à reconsidérer la façon de faire du politique. Il ne s'agit plus de gérer un dispositif comme précédemment, d'assurer les conditions de sa mise en place et son bon fonctionnement mais de réinvestir des territoires en encourageant de nouvelles voies d'implication sociale, en créant, en dynamisant et en animant de nouveaux partenariats qui soient à même de redonner à la personne toute sa place dans son environnement immédiat. L'imagination dans sa dimension à la fois individuelle et collective apparait comme le ferment d'une nouvelle approche du lien social puisqu'elle est mise au service d'un projet qui se questionne et se réinvente sans cesse sous l'impulsion des responsables de la bibliothèque et des pouvoirs publics régionaux. En laissant une place a l´imprévu, ce projet encourage l'individu à prendre non seulement par lui‐même des initiatives sociales mais aussi à réactiver ou à développer de nouvelles compétences qu'il pourra ensuite réintégrer comme il le souhaite dans sa trajectoire personnelle. Il est un excellent medium pour créer ou recréer du lien social de manière multiforme mais aussi pour doter les bénévoles de nouvelles capacités sociales et culturelles qu'ils pourront réinvestir ensuite dans d'autres fonctions ou responsabilité. Gouvernement Autonome de Castille‐la Manche Le Gouvernement Autonome de Castille‐la Manche est un partenaire Tool Quiz.

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Partie 3 Pratiques d’acteurs

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La question du lien culture, humain et développement pose la question de la redéfinition du champ d’action et de responsabilité des acteurs culturels. En effet, dans une telle approche, ce sont les acteurs culturels qui deviennent les artisans directs de ces espaces de droit. Ils affirment indirectement une dimension politique par leur capacité à participer, par l’expérimentation quotidienne, par la fabrique de ces espaces, à initier des processus. Ils rentrent dans la complexité de ce qui fait humanité. Comment alors créer les conditions de la mise en capacité de chaque personne, habitants, citoyens ? Comment créer les conditions d’une réappropriation par chacun de son environnement, de sa société, et plus encore, de sa capacité d’y agir ? Comment créer les conditions d’un changement de regard et d’attitude ? Nous avons choisi, dans cette partie de donner à voir comment certains acteurs composent et expérimentent aujourd’hui leurs pratiques autour des enjeux : ‐ du soin/regard, ‐ de la transformation/réappropriation, ‐ de la trajectoire/responsabilité. Ces acteurs, au travers de leurs pratiques, participent de nouvelles voies d’action culturelle à l’échelle européenne. Relais Culture Europe

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Soin/regard

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“Nous élaborons ensemble une machine à expérimentations sensible ... une façon d’inlassablement se demander comment penser autrement.”

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Des techniques du corps comme projet politique Michel REPELLIN, responsable « Techniques du corps », A.I.M.E 1 De la danse et du corps, un vaste champ d’actions possibles A.I.M.E. s’est constituée d’abord autour d’un projet artistique défendant l’idée que le mouvement et les techniques du corps ne sont pas seulement l’affaire de la danse ou de ce que cet art peut donner à voir ou pratiquer. A partir du corps et de la pratique corporelle (dont la danse) s’est ouvert pour les artistes ou praticiens de notre association un large champ d’actions possibles en dehors du seul espace de l'action culturelle. Nous avons été conduit à rejoindre une multitude de contextes sur le terrain social, dans le monde du soin et de l’éducation. En nous appuyant sur les outils de la danse et de certaines méthodes d’éducation somatiques nous avons ajouté à l'atelier corporel une approche critique de l'expérience sensible. Approcher le corps et penser la « pratique corporelle » à partir de contextes différents nous a engagé,à nommer, décrire, et clarifier nos hypothèses et aussi à faire apparaître une cartographie des techniques du corps en explicitant les outils qu'elles proposent. Ainsi le discours sur le corps et la parole comme lieu d'élaboration du ressenti deviennent les éléments constitutifs de l'atelier corporel. Notre engagement autour des techniques du corps au‐delà de l’art ou de la chorégraphie n’exclut pas la question de l’imaginaire, bien au contraire, mais il nous amené à élargir nos capacités d'action vers des territoires qui déplacent notre rôle attendu de « compagnie chorégraphique ». C'est ici qu'apparait la limites de notre action : forte dans sa philosophie et ses principes éthiques mais toujours discutable dans son application ou sa contextualisation.

Travailler avec tous les acteurs Tout en permettant un grand nombre de partenariats dans le domaine de l’action culturelle, de l'éducation, de la santé ou de l’accompagnement médico‐social, la question du « corps » se frictionne avec les croyances des acteurs. Croyances qui s'énoncent de multiples façons quand il s’agit de discuter des « cadres » de travail attachés aux contextes dans lesquels nous intervenons. Ces frictions davantage implicites que formalisées sont la base d'un dialogue, là ou il faut comprendre de quel « corps » en tant que construction culturelle et sociale il est question. La question du corps est finalement rarement au cœur du travail culturel, social ou thérapeutique. Il nous incombe donc de travailler prioritairement ces représentations car un discours sur « l’émancipation » la « construction du savoir » ou « l’autonomisation » par le corps ne peut se contenter d’être générique. 1

A.I.M.E. ‐ Association d’Individus en Mouvements Engagés, association loi 1901 fondée par Julie Nioche chorégraphe et ostéopathe, Gabrielle Mallet, kinésithérapeute et ostéopathe, Stéphanie Gressin, directrice de production, Isabelle Ginot, enseignant‐chercheur et praticienne Feldenkrais et Michel Repellin, directeur de projet et acteur associatif.

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En traversant le contexte, notre action n’engage pas seulement le public avec lequel nous travaillons (spectateurs, élèves, patients) mais également les équipes professionnelles encadrantes ou accompagnantes, les outils que celles‐ci mettent en œuvre pour assurer leurs missions. Le « savoir du corps » comme construction concerne les artistes, les soignants, les patients, les spectateur ou élèves. L'expérience du sensible pour devenir un savoir doit s'appuyer sur la capacité de chacun a comprendre et construire son « parcours » dans le processus de l'atelier. Ce processus force à un déplacement qui est acceptable par tous les acteurs si ils en comprennent l'enjeu véritable. Difficile d'admettre parfois pour nos interlocuteurs que le savoir ne se « transmet » pas comme une technique mais qu'il peut émerger des personnes elles‐mêmes, de leurs capacités à transformer ce qu’elles imaginent puis produisent pour elles‐mêmes et dans leurs actions collectives voire professionnelles. Pour qu'un atelier corporel devienne un dispositif d’intervention artistique et politique dans le monde social, alors il ne s’agit pas seulement de « revendiquer » la construction d'un corps idéal au meilleur de ses capacités fonctionnelles ou expressives mais de mettre au travail les représentations, les usages et les pratiques qui organisent déjà les corps autour de concepts disciplinaires tout aussi présents dans le monde de la danse, de la santé ou de l’éducation. Notre position doit toujours s'organiser autour d'une dimension éthique : ne pas laisser se développer un usage « disciplinaire » de la pratique corporelle, c'est a dire une réduction de celle‐ci à une approche théorique endogène et normative (artistique, éducative ou thérapeutique). Dans ce sens inscrire dans la pratique corporelle la notion d'appropriation qui peut s'appuyer sur « l'empowerment »1 des acteurs est un enjeu fondamental même si cette appropriation est elle‐même sujette à de nombreuses interprétations et usages possibles qu'il nous faut entendre.

A l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution A partir ces principes essentiels, nos actions sont « mobiles », elles n’excluent aucun territoire et nous pouvons penser le travail du corps « dans l’institution » mais aussi en dehors de celle‐ci. Il s‘agit de « travailler » au sein de contextes spécifiques car nous n’échappons pas aux cadres sémantiques qui bordent l’espace de la pratique. Travailler le contexte lui‐même c’est essayer de comprendre avec chaque intervenant les objectifs du travail mené : est il question de soin, d’éducation, de création ou d'un lien à trouver avec chacun de ces concepts? 1

Nous entendons ici la notion d’empowerment selon la définition avancée par : D.Daumont, I Aujoulat, (2002) : l’empowerment individuel désigne la capacité d’un individu a prendre et à exercer un contrôle sur sa vie personnelle. Comme le sentiment d’efficacité ou l’estime de soi, l’empowerment met l’accent sur le développement d’une représentation positive de soi‐même (seilf‐concept) ou de compétences personnelles. En plus, l’empowerment individuel inclut l’analyse et la critique du contexte social et politique, le développement des ressources et des compétences individuelles et collectives nécessiares a l’action sociale.

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A travers son travail, A.I.M.E. s’est exposé très directement à des réalités très puissantes: les fondamentaux attachés aux champs disciplinaires, la régulation du temps assigné à la pratique corporelle, les compétences structurelles et institutionnelles qui relèguent geste artistique, gestes éducatifs et gestes de soin à des cadres pas toujours interrogés. Si ces cadres sont autant de barrières à la reconnaissance d’un « savoir du corps » appropriable ils peuvent devenir des frontières actives avec lesquelles il faut composer dans l’action pour être en capacité de « clarifier » les horizons d'attentes et « l'impact » du travail de chacun. La première période de notre activité nous a donc permis de définir avec les acteurs l’espace d’une intersection possible entre les objectifs institutionnels et ceux définis par les personnes pour elles‐mêmes.

Le « lieu » de A.I.M.E.…. Dans chaque espace d’intervention il s’agit de « produire » de nouveaux espaces pour la pratique corporelle qui permette un partage de savoir sans opposer savoir théorique et savoir expérientiel. Un « nouvel espace de pratique », n’est donc pas un nouveau lieu, ni une nouvelle technique d’occupation du territoire, car nous choisissions de ne pas nous situer dans une rupture avec le domaine de l'institution ou un refus des « savoirs » qui ne seraient pas les nôtres. L'espace de la pratique tel que nous l'abordons est d'abord un espace de changement des paradigmes au lieu même de « l’expérience » : rendre possible une approche du soin dans un travail éducatif, concevoir une démarche éducative dans un contexte soignant, envisager un espace de l’imaginaire dans un travail pédagogique ou thérapeutique. Par conséquent le malade a à voir avec ce qu’est le soignant (et l’espace du soin), le soignant avec ce qu’est le soigné, l’élève avec ce que transmet l’éducateur, le spectateur avec ce que produit l’artiste.

….un projet politique Il s’agit à la fois de ne pas valider des dispositifs normatifs en proposant une action éducative, de « formation », « d’éducation », de « soin » ou de « sensibilisation », et de « travailler » à l’intérieur d’espaces institutionnels ou discursifs. Ainsi peut émerger une marge « critique » dont peut se saisir chaque acteur à la fois pour « transformer » son action et sa relation à l’environnement. Mais ce travail ne protège pas les organisations qui produisent et programment des actions en convoquant les pratiques corporelles. En donnant de la mobilité aux paradigmes des savoirs et des pratiques nous interrogeons le projet, les objectifs, les outils des structures. Est‐ce que les discours de plus en plus complexes pour identifier et définir les « besoins » des personnes (patients, élèves, spectateurs) peuvent se mettre activement au service de subjectivités multiples elles‐mêmes en capacité de produire un discours sur l’expérience de l’art, de l’apprentissage ou du soin? Dans ce sens, nous pouvons observer dans chacun des contextes que nous traversons depuis quelques années une mobilisation des acteurs à la faveur d’un réagencement des regards portés sur le corps pour soi ou dans un cadre collectif.

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Un mouvement d’avenir Depuis sa création, A.I.M.E. a dû répondre à un double enjeu : travailler avec les personnes, et avec les structures, institutions, organisations, associations et construire en interne une capacité d’expertise en constante reconfiguration . A.I.M.E souhaite s’inscrire comme un dispositif « actif » et pérenne, reconnu par les partenaires et identifiable par les personnes qui peuvent traverser nos actions. Double enjeu et double contrainte qui nous conduisent à privilégier une éthique dans nos actions plus qu’un « mode » de travail qui ferait « modèle ». En s’engageant fortement enfin dans la formation universitaire1 nous confrontons notre engagement entre pratiques et savoirs théoriques à la perspective d’un futur champ épistémologique des techniques du corps qu’il reste a construire. Grâce à nos projets, au croisement des disciplines et des champs d’activité qui s’intéressent au corps, nous posons les bases d’un réseau de professionnels qui peuvent porter les techniques corporelles en essaimant le monde du soin, de la culture et de l’éducation avec la même rigueur intellectuelle et la même capacité d’engagement. A.I.M.E. est une association qui réunit depuis sa création en 2007, artistes, praticiens du corps, chercheurs, professionnels du soin et acteur du monde associatif dans les domaines de la culture et de la santé. Créée a l’initiative de la chorégraphe Julie Nioche, A.I.M.E. fonde son activité sur un engagement commun à tous ses membres : favoriser le décloisonnement des « savoirs » du corps, et permettre au plus grand nombre une « appropriation » des pratiques corporelles réunissant la danse et les méthodes d'éducation somatiques2.

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Diplôme Universitaire « Techniques du corps et monde du soin », une collaboration de AIME avec le Département danse et service de la formation permanente de Paris VIII‐St Denis 2 Les « méthodes somatiques » ou « méthodes d’éducation somatique » sont un ensemble de méthodes et techniques touchant au corps et au geste. Elles sont disséminées à travers le monde et jouissent d’une reconnaissance très inégale selon les pays et les cultures (dans plusieurs pays nordiques et germaniques elles sont intégrées au secteur para‐médical, en France elles sont exclues du système de soin…). Certaines portent le nom de leur fondateur (Feldenkrais, Alexander, Rolfing) et d’autres un nom décrivant leurs objectifs (ostéopathie, eutonie, Body‐ Mind Centering…) ; certaines sont bien connues du public, et d’autres très marginales. On peut tout d’abord les définir par une histoire souvent comparable : leurs fondateurs se sont trouvés face à une difficulté personnelle (accident, maladie, handicap) pour laquelle la médecine classique n’avait rien à offrir ; ils ont alors décidé de tenter de trouver une solution par eux‐mêmes, puis systématisé le mode de travail ainsi mis à jour pour pouvoir en faire profiter les autres, puis former d’autres enseignants. Ainsi, et même si toutes ces méthodes ne s’assignent pas une fonction thérapeutique, elles se situent d’emblée dans une position alternative aux modes de soin classiques occidentaux. Beaucoup puisent une partie de leurs ressources dans des pratiques gestuelles (arts martiaux) ou thérapeutiques (massages, soins énergétiques) dans les cultures traditionnelles orientales (Inde, Chine, Japon…). Elles accordent une place centrale à l’expérience de la personne, et plus particulièrement à ses sensations. L’opposition « subjectif/objectif » est donc peu opérante dans ces méthodes, tandis que le savoir et l’expérience de l’élève ou patient sont considérés comme un savoir à part entière, qui fait précisément l’objet du travail (et non le paramètre à éliminer). L’amélioration, l’apprentissage, le soin ou la guérison sont toujours supposés être conduits par la personne, son corps, son système, et non par le praticien, qui se contente de créer les conditions pour que cette amélioration se produise.

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Interroger les usages quotidiens de la ville Madeleine Chiche et Bernard Misrachi

Artistes pluridisciplinaires ou multimédia ‐ nous avons un peu de mal avec ces "barbarismes", on pourrait aussi bien dire multi disciplinaire ou plurimédias ‐ nous sommes nés de ces mouvements artistiques des années 70 et 80 qui naviguaient allègrement de la performance au cinéma expérimental, des arts plastique à la musique contemporaine sans hiérarchie, c’est à dire usant d’une certaine liberté de déplacement, de mouvement, de pensée. Nous étions à cette époque danseurs et chorégraphes et le groupedunes est à sa création en 1980 et jusqu’en 1997, une compagnie de danse contemporaine. La danse a été notre université. Dans le même temps, nous nous sommes nourris de films, de concerts, d'expositions et nous avons aussi passé beaucoup de temps à observer la rue, les gens, leur démarche, leurs gestes, l'expression de leurs visages, le mouvement en général… La danse nous a appris a être dans l’espace et dans le temps, à voir, à penser en mouvement, et puis surtout nous a donné une sensibilité physique aux lieux, à l’instant. Elle nous a fait prendre conscience des liens qui se tissent entre les corps. Le cinéma nous a appris beaucoup du rapport entre le son et l’image, du champs et du hors champs, de la relation entre mouvement et immobilité, de la lumière. De la musique contemporaine, nous avons appris la complémentarité entre le bruit et le silence… Et nous avons vite fait des rapprochements entre les sensations que nous éprouvions sur le plateau au milieu des autres danseurs, et les émotions que nous ressentions au cœur des foules en parcourant les villes. Nous nous sentions bien dans cet aller et retour entre notre studio et ce dehors que nous traversions sans cesse, dans cet échange d'informations sensibles. La ville est devenu notre champ d'observation et notre source d'inspiration. C'est dans sa fréquentation presque obsessionnelle que se sont dessinées les notions de complexité, d'ordre et de désordre, d'agencements hétérogènes mais aussi de paysages à lire. Lire est l'anagramme de lier; Ainsi la question du lien s'est imposée comme un des éléments fondamentaux de notre recherche. Cherchant les formes qui permettent de mettre ces notions en jeu, nous avons conçu nos spectacles comme des environnements où se mêlent images cinéma et vidéo, sons, textes, objets et corps des danseurs sans hiérarchie, autant d'éléments qui composent le mouvement. Nous pratiquons la caméra et le magnétophone stylo. Les films et les sons sont des extraits retravaillés de nos promenades dans les villes. Les images sont projetées sur du mobilier, des murs, des matériaux bruts ; une manière d’introduire des décalages, des perturbations dans la perception ou de modeler l’espace. La profusion des signes, leur simultanéité incite à une lecture non linéaire. Le contexte dans lequel la danse évolue est aussi important que la recherche d'un langage gestuel singulier et ce contexte est le reflet de la réalité dans laquelle nous vivons en quelque sorte "notre actualité". Pas de thème, pas de récits nous travaillons plutôt sur des motifs, des agencements, sorte de paysages en mouvement qui sollicitent le spectateur dans sa propre appréhension des événements. Convié à la mobilité du regard, il est libre de produire ses propres associations. 111


Dans cette quête de l'espace et dans ce désir d'une confrontation au "réel" nous quittons assez vite les théâtres pour explorer d'autres lieux : garages, entrepôts, friches industrielles qui se situent tous dans ces zones intermédiaires où la ville est en mutation et où se joue son devenir. Nous fabriquons alors des spectacles in situ et nous invitons le public à faire sa propre expérience de ces espaces inédits, un déplacement qui nous semble propice à provoquer d'autres manières de voir, à questionner la posture même du spectateur, sa liberté, sa responsabilité… Dans ces lieux qui sont souvent hostiles, peu accueillants, nous intégrons dans nos scénographies l'aménagement des espaces pour le public en leur offrant un peu de confort. Avec malice, il nous est arrivé de proposer des sièges différents: fauteuils, chaises, tabourets, une façon de singulariser chaque personne présente et de refuser cette notion de public comme entité homogène. Nous aimons l'idée de nous adresser à un spectateur solitaire capable de créer une relation intime avec ce qu'il voit. C'est dans ce rapport d'intimité aux choses, au monde que nous constituons notre corps sensible. Et c'est ce corps sensible qui nous intéresse. Comment percevons nous les choses, que faisons nous de nos émotions? Est‐ce que ce n'est pas la richesse de cette mémoire sensible et la conscience que nous en avons qui produit la richesse de nos échanges avec les autres? En quoi les émotions artistiques peuvent‐elles nourrir notre rapport au monde et stimuler notre perception dans notre vie quotidienne? Toutes ces questions nous ont amenés à nous intéresser aussi au langage, aux mots que nous utilisons pour dire ce que nous ressentons, à l'expérience vécue que les mots véhiculent. Et nous avons eu envie d'aller à la rencontre des gens, pas le public ou les spectateurs potentiels, mais ceux que nous croisions ici ou là dans nos traversées urbaines avec l'idée de mettre nos intuitions artistiques à l'épreuve de ces "réalités multiples". Nous sommes partis un peu comme des enquêteurs, dans l'esprit d'échanger des expériences plutôt que de dispenser un savoir. Nous menons des ateliers avec toutes sortes de personnes, de tous âges, de toutes conditions sociales sans discrimination. Les thèmes de travail sont l'appréhension de l'espace, le regard et l'écoute, le point de vue comme position dans l'espace, l'observation, les notions d'habiter, de présence et aussi parler, mettre des mots sur ce que nous voyons, nous entendons…(le paysage lexical de chacun) Là encore nous passons du studio à la ville, les lieux dans lesquels chacun d'entre nous vit. Tout naturellement au début des années 90, nous nous installons dans les espaces magiques de la Friche la Belle de Mai à Marseille et rejoignons l'équipe à l'initiative de ce projet. Nous trouvons là une incroyable liberté pour développer notre travail. Tout est à inventer dans cet immense territoire avec la conscience que l'art et la culture se retrouvent ici au cœur de véritables problématiques urbaines. Sous l'impulsion de Philippe Foulquier, son directeur, cette friche industrielle (ancienne manufacture de tabac de 145000m2) devient un lieu de résidence, de production et de diffusion artistique multidisciplinaire et aujourd'hui, s'inscrit comme un élément moteur de la régénération économique et sociale du quartier de la Belle de Mai. La Friche est resté longtemps dans l'indéfinition volontaire. Elle a toujours fonctionné dans un souci éco‐systémique, dirait‐on aujourd’hui, de réunir des conditions pour que des événements émergent et se développent, sans avoir besoin de définir des missions, ni de répartir des tâches. Ce mode d’organisation reste assez rare, pour que l’on en souligne l’importance. Il respecte une certaine indépendance des projets qu’il génère et préserve ainsi la possibilité d'évolutions ou de croisements insoupçonnés. 112


C'est à la Friche que nous avons vécu une de nos expériences les plus fortes. Parce que les lieux étaient disponibles et que personne ne faisait obstacle aux désirs des artistes, nous nous sommes permis d'imaginer un projet sur les 8000 m2 du toit, une esplanade en plein ciel totalement ouverte sur la ville. Nous sommes tombés amoureux de cet endroit, pour sa force, sa beauté rugueuse. Il nous semblait posséder toutes les qualités susceptibles de mettre en jeu nos préoccupations du moment: un espace vague, indéterminé, à apprivoiser, la durée et le temps, la relation à la ville à la fois présente et distante, une certaine intimité malgré ses dimensions… Permettre au public de découvrir ce lieu caché était aussi un de nos enjeux. Nous sommes devenus producteurs de l'événement. Il nous a fallu plus de deux ans pour trouver les financements et convaincre tout le monde de la pertinence de la proposition"! Nous avons eu raison d'insister. Durant trois semaines en septembre 1999, de la nuit tombée et jusqu'à 1H du matin, 12000 personnes ont librement et joyeusement déambulé dans la scénographie d'images vidéo, de sons et de lumière que nous avons réalisé sur ce toit devenu jardin public pour l'occasion. Cette installation avait pour titre "Vous êtes ici". Pas de danseurs cette fois, nous proposions au public de s'emparer de l'espace et de prendre le temps et des gens se sont mis à danser devant les images… Ils ont passé parfois plus d'une heure dans l'installation. Beaucoup de choses ont été déterminantes pour nous et pour la suite de notre travail. Le public était très mélangé, venant de tous horizons, du quartier, en famille… Il ne savait pas très bien où il mettait les pieds : ce n'était pas un musée ni une galerie, pas plus un théâtre, la forme artistique était inédite. Cela nous semblait amener une certaine légèreté dans les comportements où on ne se demandait pas ce qu'il fallait comprendre. Les gens étaient là dans un plaisir évident de découvrir les images et les sons et la ville alentour, faisant sans effort les liens entre les choses. Nous nous interrogeons beaucoup depuis sur d’hypothétiques ratios entre ce qui doit être nécessairement défini et ce qui peut rester indéfini, jusqu’à quel moment peut‐on se permettre de ne pas nommer les choses, n’ignorant pas ce postulat qui dit que ce qui n’a pas de nom n’existe pas! Par notre intervention, nous avons révélé les qualités d'espace public de ce site et sans vraiment le vouloir, nous nous sommes transformés en "aménageurs de jardins éphémères". Les architectes et les urbanistes ont été très sensibles à ce travail. Depuis cette date, nous concevons la plupart de nos installations dans des zones urbaines habitées et nous sommes très attentifs à ce qui peut faire la qualité de l'espace public. Par nos interventions, nous ne cherchons pas à faire événement dans le sens spectaculaire du terme. Nous tentons de fabriquer des situations poétiques qui sollicitent – peut‐être en le troublant ‐ le passant ou le promeneur dans ses usages quotidiens de la ville. S’interroger sur notre usage de l’espace public c’est aussi peut‐être s’interroger sur notre usage de la démocratie qui renvoie à la question de la responsabilité de chacun à "habiter le monde" et à produire du lien. Ce qui s'est passé dans les pays arabes récemment montre à quel point l'espace public prend des formes incertaines avec l'intrusion des technologies de l'information, réseaux sociaux, canaux numériques… Et comment le citoyen s'introduit dans le débat public jusqu'à ébranler profondément les structures d'une société! 113


Après dix années à apprivoiser des lieux improbables pour fabriquer nos installations, nous revenons en 2009 sur le toit de la Friche Belle de Mai à Marseille, en pleine phase de réhabilitation. Ce toit a désormais vocation à devenir un espace public grâce à "une bataille" que nous avons menée auprès des aménageurs du site. D’ici là 2009‐2013 et au‐delà ! est le nouveau projet que nous engageons, un projet qui prend le temps de son élaboration… Ce toit est, aujourd'hui, notre atelier… Nous mettons en place sur cet espace inédit un chantier expérimental à ciel ouvert et public qui doit nous conduire à l’été 2013 à la fabrication d’une nouvelle installation multimédia. Nous envisageons cette fois de nous inscrire dans la géographie du lieu. Le vent, la pluie, le soleil, le végétal sont des éléments avec lesquels nous souhaitons composer pour cette future scénographie dans une alliance avec les technologies numériques, nos outils habituels. Nous ne préjugeons pas de ce qui va advenir, pas de programme. Dans cette phase d’exploration, nous nous associons aux savoirs et compétences de paysagistes, architectes, chercheurs, ingénieurs, entreprises privées… Mais aussi d’usagers et d’habitants aventureux. Nous élaborons ensemble une machine à expérimentations sensible, faite d’observations, de concertations, de mises à l’épreuve et d’ajustements. La dimension écologique du projet est une façon d’inlassablement se demander comment penser autrement. Nous sommes artistes et c'est à travers ce prisme que nous abordons toutes ces questions. Peut‐on soutenir l’idée d’un espace public expérimental, qui ne se fige pas dans des formes, des modèles pré‐pensés ou des réponses standardisées? La friche en tant que lieu d'exploration artistique peut être aussi le lieu idéal pour mettre publiquement à l'épreuve, la réalité des enjeux d'une culture nouvelle de l'urbanité. Septembre 2011 madeleine chiche et bernard misrachi développent leurs projets artistiques au sein du groupedunes. Danseurs et chorégraphes dans les années 80, ils poursuivent leur réflexion sur l’espace, le mouvement et le temps, en fabriquant des installations visuelles et sonores in situ où ils interrogent la présence du spectateur, ses modes de lecture et de perception, sa relation intime à l’espace. Ils sont résidents permanents à la Friche La belle de Mai à Marseille.

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Remettre en cause les préjugés « Nous voulons ouvrir toutes les questions sociales au débat. Nous estimons que c’est là la tâche la plus importante du musée. C’est le cas non seulement pour notre politique artistique, mais également pour notre politique d’emploi » Le Musée Dr Guislain a ouvert en septembre 1986. Après une préparation minutieuse, un grenier de l’institut psychiatrique a commencé à afficher l’héritage de ce type de soin de manière permanente. Aujourd’hui, une grande partie du bâtiment historique construit en 1857 s’est transformée en musée. En 1986, l’intérêt pour l’héritage psychiatrique était encore assez récent et modéré. L’historique de la psychiatrie était considéré comme ‘chargé émotionnellement’. Certains anciens types de traitement soulevaient un sentiment de gêne et ‘l’institut’ en tant que modèle approprié suscitait le doute. L’usage de sédatif pour assommer les patients était critiqué. Se pencher sur le passé des soins psychiatriques, discerner quels motifs étaient à l’origine de quelles solutions dans le passé, examiner la manière dont certaines thématiques étaient évoquées avec une quantité égale de verve, mais parfois avec d’autres mots… ces questions intéressaient peu de gens. C’était comme si les soins psychiatriques ne voulaient pas thématiser ce lien à leur propre histoire. L’argument avancé était que le présent et l’actualité étaient une charge suffisante. Nous nous réjouissons que, sans ignorer les préoccupations et questions susmentionnées, nous sommes en mesure de nous intéresser au passé des soins psychiatriques et à leur relation au présent au travers du musée. Nous étions convaincus que cette approché fondée sur l’héritage pouvait avoir une importance primordiale dans le débat actuel sur le monde des soins. L’étude de l’histoire des soins est étroitement liée à notre propre histoire de la congrégation des Frères de la Charité, non seulement en Belgique, mais également à l’international. La jeune congrégation faisait partie du début d’un traitement plus humain des malades mentaux au début du 19ème siècle avec son fondateur Peter Joseph Triest. Il y et plus tard une coopération avec le Professeur Joseph Guislain et la construction du premier institut psychiatrique de notre pays (1857). Il est formidable que le Musée Dr Guislain se trouve dans ce même bâtiment. Au tout début, les Frères et les médecins comme Joseph Guislain mirent les premières méthodes de traitement en pratique : le soi‐disant ‘traitement moral’. Toutefois, l’histoire de l’institut psychiatrique n’est pas légère ; c’est l’histoire d’une recherche sans garantie immédiate de solution. La complexité des troubles mentaux y sont pour beaucoup. Par exemple, l’humanisme optimiste du 19ème siècle était confronté dans la pratique à des institutions surpeuplées : le besoin était immense, mais un traitement adéquat n’était évident et la guérison n’était malheureusement pas plus évidente. Au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, la psychiatrie a été approchée de manière critique et la pratique des soins psychiatriques a subi des changements majeurs. Il était énormément question de ‘ce qui est normal et ce qui est anormal’. Ce développement intéressant, une histoire de personnes et de leurs ambitions, mais également de beaucoup de souffrance, peut également se retrouver dans de nombreux objets de la collection du musée. Pour nous, rassembler des objets qui racontaient ‘l’histoire’ des soins psychiatriques était notre mission première. Un musée tire sa force et son importance de la richesse de sa collection. Rechercher des objets, les répertorier et les décrire, les rendre accessibles au public en les exposant : tout musée se doit d’accomplir ces tâches évidentes mais pas toujours faciles. Cela vaut certainement pour un musée qui se consacre à un sujet aussi sensible que ‘qu’est‐ce qui est sain d’esprit et qu’est‐ce qui ne l’est pas ?’ Qu’est‐ ce qu’un traitement approprié ? Quel est le meilleur moyen d’organiser les choses ? Nombre de ces questions font partie d’un débat plus large : comment une société traite‐t‐elle les malades et les handicapés ? Quelles sont les contributions des différentes approches scientifiques – par exemple, la relation entre une psychiatrie plus biologique et une approche plus socio‐psychologique ? Quel est le degré d’ouverture de la relation entre les soins psychiatriques et la société : comment les gens abordent‐

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ils la notion de trouble mental et de danger ? Aujourd’hui, 25 ans après, nous sommes parvenus à réunir une vaste collection. Celle‐ci couvre plusieurs facettes, aussi bien locales qu’internationales, et comporte des objets dédiés aux soins médicaux ainsi que des témoignages du débat public sur la psychiatrie. La collection reflète de plus en plus la complexité de l’histoire des soins psychiatriques. Certains objets sont étroitement liés aux soins, à l’équipement médical, aux ustensiles d’infirmerie, aux vêtements correspondants, aux fichiers médicaux, les manuels importants, les grands auteurs. Pourtant, l’accroissement des connaissances de l’histoire des soins, l’importance, par exemple, de ‘l’image‘ qui a été adoptée, le lien avec la photographie et le film (d’un point de vue didactique autant qu’artistique), la fascination des artistes visuels pour les malades mentaux, l’expression artistique des patients en psychiatrie grâce à ou en malgré leur maladie (une collection majeure d’art brut) et l’approche de la folie dans les cultures non occidentales. La présentation a une base académique mais elle a pour aspiration de montrer l’histoire de la psychiatrie comme quelque chose nous concernant tous. Cela s’inscrit dans la lignée de ce que vivent de nombreuses personnes et familles : être malade mentalement fait désormais partie de la réalité quotidienne d’un grand nombre. Il est important que les gens le reconnaissent : la souffrance mentale affecte beaucoup de personnes, que ce soit au temps jadis ou de nos jours. Outre nos expositions permanentes sur l’histoire de la psychiatrie et sur l’art brut, nous organisons chaque année plusieurs expositions temporaires. Le lien avec les soins psychiatriques et la question de ‘qu’est‐ce qui est normal et qu’est‐ce qui est anormal’ est toujours présente. En 2009/2010, l’exposition « De mémoire – Sur le savoir et l’oubli » était consacrée à la maladie d’Alzheimer. L’année dernière, nous avons organisé « Le corps imposant – Obésité ou maigreur, perfection ou perturbation » sur l’anorexie mentale. L’exposition actuelle, « Dangereusement jeune – Enfant en danger, enfant dangereux » illustre la position contradictoire des enfants dans la société de nos jours : les enfants devraient être protégés, ils sont de plus en plus malades (TDAH, autisme), mais d’un autre côté, les enfants sont considérés comme un danger pour la société et pour les adultes. Les médias nous informent, par exemple, sur la délinquance juvénile ou les enfants soldats. Notre souhait est que nos expositions temporaires permettent d’ouvrir le débat sur toutes les questions sociales. C’est, selon nous, la tâche essentielle du musée, et nous l’appliquons non seulement à notre politique artistique, mais également à notre politique de recrutement. Dés l’ouverture du musée en 1986, nous avons intégré l’emploi social à nos travaux, en commençant par employer des patients en psychiatrie de l’hôpital psychiatrique Dr Guislain. Aujourd’hui, l’emploi social occupe une part prépondérante de notre politique d’emploi. La majorité du personnel d’accueil se compose d’employés sociaux et c’est une réussite totale. Bien entendu, l’emploi social comporte des avantages et des inconvénients. Cela demande énormément de conseils, mais contribue grandement aux travaux du musée. Pour la mise en œuvre de l’emploi social, le musée travaille en collaboration avec différents organismes : le VDAB, le Leerwerkbedrijf de la ville de Gand, l’OCMW, le Ministère de la justice, la clinique de jour du CP Dr Guislain et des organismes qui aident à orienter l’emploi social. Une employée de notre musée est chargée de l’emploi social, elle est la personne à contacter pour les différents organismes et sélectionne les autres employés en concertation avec le directeur. La responsable guide les employés sociaux dés le début. Ils commencent normalement par accueillir les visiteurs en tant que gardiens dans les salles du musée. Ils peuvent également travailler à la réception, dans le café du musée ou lors de réceptions en soirée. Certains travaillent à la bibliothèque. Ils débutent généralement comme gardiens puis, lentement, la responsable et leurs collègues peuvent identifier leurs capacités, afin de leur confier d’autres tâches. Dans la mesure du possible, le musée peut les employer de manière permanente et leur faire signer un contrat. Le musée évalue toujours le travail de l’employé social en concertation avec l’organisme de tutelle.

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Le mot‐clé qui caractérise l’équipe du musée est donc ‘diversité’. Certains membres du personnel ont une origine culturelle différente, d’autres ont des problèmes d’ordre psychiatrique ou neurologique ou présentent un handicap physique. Le musée s’efforce d’offrir des capacités techniques et des opportunités de travail à un groupe vulnérable d’un point de vue social. Nous souhaitons également stimuler l’intégration sociale : par le biais de l’emploi social, ils peuvent travailler dans un environnement de travail stable et participer à la vie sociale. De plus, nous voulons contribuer au développement du quartier en accroissant les perspectives d’emploi dans une zone défavorisée dont le niveau de chômage est élevé. L’emploi social a également un impact direct sur le public, puisque celui‐ci est au contact des diverses personnalités qui travaillent pour le musée. L’emploi social fait partie intégrante des travaux du musée et doit être vu comme le prolongement de notre mission sociale. Patrick Allegaert & Yoon Hee Lamot Le Musée Dr Guislain

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Une bonne pratique Toolquiz POTENS – Psychodrame sur la scène éducative

« Extrêmement importante était la réponse à la question sur l’influence de techniques de psychodrame appliquées à des aptitudes de base acquises par les participants : expression créative, indépendance d’apprentissage et compétence sociale. » Le psychodrame est principalement reconnu comme une technique efficace en thérapie, bien qu’il ait de nombreuses applications dans d’autres disciplines ayant trait au développement personnel et social. Le psychodrame est une méthode de psychothérapie qui traite du développement personnel. Il apporte la possibilité de présenter des expériences, problèmes, difficultés et conflits internes sous la forme d’une théâtralisation. Les formateurs pour adultes recherchent constamment des moyens efficaces de doter leurs étudiants de compétences essentielles pour participer à la vie sociale et professionnelle, organiser leur propre apprentissage et exprimer leurs idées, expériences et émotions. Le besoin d’exercer ces trois compétences est particulièrement profond chez les apprenants défavorisés dans la société en raison de leurs lacunes éducatives, comportementales et psychologiques. Jusqu’à 2008, on avait peu d’exemples d’application de techniques de psychodrame structurées et éclairées dans l’éducation des adultes en Europe, en dépit de leur potentiel avéré pour aborder les questions susvisées dans des contextes thérapeutiques. Il n’existait en effet qu’un seul événement majeur financé par les programmes éducatifs de l’UE dans ce domaine. En 2008, le Théâtre Grodzki, une ONG polonaise reconnue spécialisée dans l’éducation artistique des défavorisés, a développé, dans le cadre du programme Grundtvig et avec des partenaires de Roumanie, du Portugal, de Chypre, un projet de deux ans centré sur le psychodrame et l’éducation des adultes. Le principal objectif de POTENS était de trouver un ensemble de techniques de formation afin de soutenir et améliorer les processus d’enseignement/formation, en particulier pour permettre aux étudiants adultes issus de contextes sociaux marginalisés d’avoir un aperçu de leur propre potentiel et de développer des compétences sociales et personnelles en conséquence, qui les placeraient dans une meilleure position dans la société et sur le marché du travail. Une priorité particulière a été mise sur le travail dans des groupes soi‐disant « sensibles ». La mission primordiale de ce projet était d’analyser le recours spécifique au psychodrame, au sociodrame et à la dramathérapie dans l’éducation des adultes. Les aspects communs de ces champs ont été testés dans tous les pays partenaires et appliqués à divers niveaux : investigation (analyse des textes originaux, entretiens avec éducateurs et thérapeutes, une étude), en développant et en mettant en œuvre des projets pilotes pour les enseignants et les formateurs qui travaillent avec des adultes, ainsi que quotidiennement dans l’éducation de divers groupes d’apprenants adultes. Le but était de vérifier si les méthodes qui étaient utilisées dans la thérapie, en relation avec le potentiel créatif de chacun, pouvaient contribuer à la diversification et à une amélioration générale du champ déjà largement appréhendé de l’éducation des adultes. Extrêmement importante était la réponse à la question sur l’influence de techniques de psychodrame appliquées à des aptitudes de base acquises par les participants : expression créative, indépendance d’apprentissage et compétence sociale. Le projet adoptait la vision d’une société ouverte et tolérante. La culture est considérée comme un vecteur dans l’éducation – elle facilite le développement personnel et social des individus et des groupes. La mise en œuvre du projet a eu pour conséquence de rassembler et de publier des approches innovantes de l’éducation créative des adultes définie dans des environnements nationaux, sociaux et culturels différents. L’interface entre les champs du psychodrame et de l’éducation des adultes a été explorée en

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vue d’améliorer les qualifications professionnelles des formateurs en éducation des adultes qui enseignent des compétences transversales d’expression créative, d’apprentissage à apprendre et d’aptitudes sociales, en particulier pour les étudiants qui sont défavorisés dans leur société. Les éducateurs ont largement disséminé de nouvelles méthodes liées au psychodrame dans l’éducation. Ils ont utilisé les connaissances et les compétences acquises lors des ateliers de leur propre formation pour les groupes de bénéficiaires suivants : patients d’hôpital psychiatrique, enseignants (à divers niveaux d’éducation), tuteurs en internat, instructeurs de programmes de prévention, travailleurs sociaux, alcooliques et toxicomanes, personnel administratif et dirigeants d’entreprise, ergothérapeutes, infirmières, médecins, sages femmes, psychologues, mères célibataires et femmes handicapées mentales d’un centre de soins. En outre, les publications du projet ont été distribuées dans diverses institutions européennes chargées des criticités sociales. L’un des buts du projet était de convaincre les éducateurs et les formateurs pour adultes extérieurs aux organismes partenaires de mettre en œuvre la méthodologie développée dans le cadre de leurs programmes éducatifs. Le projet s’appuyait sur un partenariat avec de nombreux établissements locaux centrés sur un objectif commun : l’intégration sociale des citoyens marginalisés. Toutes les activités du projet impliquaient des intervenants locaux – des participants à un atelier ou des stagiaires de ces participants. Les participants des ateliers pilotes ont été recrutés dans des domaines différents : centres culturels, centres éducatifs, établissements de réinsertion, organisations non gouvernementales, centres de resocialisation. Environ 915 adultes vulnérables ont participé aux cours utilisant le psychodrame dans l’éducation en Pologne, au Portugal, à Chypre et en Roumanie. La mise en œuvre du projet a également contribué à créer une plateforme de communication et de coopération couvrant deux champs professionnels : l’éducation pour adultes et la psychothérapie. Ce projet faisait partie d’une stratégie globale pour la cohésion sociale, la citoyenneté active, le dialogue interculturel, l’égalité des sexes et l’épanouissement personnel, avec une nouvelle méthodologie orientée spécialement sur les besoins des étudiants adultes vulnérables d’un point de vue social.

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Transformation/ réappropriation

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”Et, dans le temps, ces collectifs rhizomatiques pourront renforcer ... la démocratie comme négociation permanente.”

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Cultures rhizomatiques et translocales Constantin Petcou

CRISES GLOBALES / CRISES LOCALES Au XXe siècle, la vie culturelle s’est fortement concentrée dans quelques grandes villes et métropoles. En trouvant dans les milieux urbains plus de libertés individuelles que dans les petites villes ou les milieux ruraux, ainsi que plus de possibilités d’être soutenus économiquement dans leurs démarches, les artistes et d’autres créateurs ont préféré y vivre et travailler. De plus, sont apparues progressivement des “communautés“ artistiques favorables à un échange et développement intense de valeurs communes. Les « internationales » artistiques (dadaïstes, lettristes, situationnistes, etc.) ont contribué encore plus à cette concentration culturelle métropolitaine et à un effet de visibilité de très grande échelle. Mais, cette visibilité internationale, installée simultanément dans l’économie, le social et la politique (en grande partie parallèlement à l’évolution des transports à distance et des mass‐media), est devenue, par son pouvoir communicationnel, un vecteur de domination à grande échelle. L’échelle locale a été progressivement vidée de ses diverses valeurs et repères culturels, ceux‐ci étant remplacés progressivement par d’autres qui s’imposaient et qui interagissaient à échelle globale. À travers des phénomènes similaires, la vie économique et politique locale est actuellement profondément affaiblie suite à la domination des phénomènes de grande échelle. Progressivement, à échelle locale, il n’y a plus de rôle actif et créatif important à jouer ; la culture locale est simplement spectatrice de la culture globale. Le global a poussé le local dans une position consumériste ; actuellement le local est devenu un consommateur de global. Comme le soulignait Marc Augé récemment, "la couleur globale efface la couleur locale. Le local transformé en image et en décor, c'est le local aux couleurs du global, l'expression du système."1 La récente crise économique, qui est loin d’être terminée, ne fait que réduire encore les possibilités individuelles de trouver un rôle social et un devenir à échelle locale. Le local est de plus en plus vidé de ses potentialités économiques et sociales. Dans ce contexte aux enjeux globalisés, la réactivation des dimensions et des valeurs locales s’avère fondamentale pour permettre aux individus de s’imaginer et de construire leur futur et leur identité. Et il y a urgence à résoudre la crise économique avant qu’elle ne provoque une crise sociale majeure. Alain Touraine souligne très clairement une certaine incapacité d’action à ce sujet: “en face de la masse impressionnante (et menaçante à la fois) de l’économie globalisée, le monde des institutions sociales ne connaît plus ni fonction ni cohérence interne.“2

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Marc Augé, Où est passé l’avenir ?, éd. du Panama, 2008, p.57 Alain Touraine, Après la crise, éd. Du Seuil, 2010, pp.92‐93. Quelques pages auparavant, Touraine précise que “la vie économique et la vie sociale ne pourront être sauvées qu’ensemble“ (p.82). Or, toutes les mesures lancées par les divers gouvernements et organismes internationaux n’ont pris en compte, jusqu’à maintenant, que la sauvegarde du système bancaire, et quasiment pas celle de l’économie ; et pas du tout des mesures concernant la crise sociale. Et, d’ailleurs, cette crise sociale ne peut pas être résolue par le haut, à partir du global. Les crises économiques et écologiques sont globales et les solutions pour les résoudre doivent partir de nouveaux équilibres globaux ; la crise sociale pourrait provoquer, par contre, une refonte de la société à partir de l’échelle locale. 2

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GLOBAL REMAKES LOCAL Une série de phénomènes culturels et sociaux des dernières décennies, me permet d’avancer dans une analyse rapide de l’évolution des phénomènes culturels locaux. Je note, premièrement, l’augmentation du temps libre à échelle de masse, un phénomène dû aux changements des modes de travail (industrialisation, organisation syndicale, etc.), à l’augmentation de l’espérance de vie et aux déséquilibres économiques favorisant temporairement les populations de certains pays. Parallèlement il y a eu une homogénéisation culturelle due à certains aspects de la globalisation : le rôle d’“éducateurs planétaires“ attribué rapidement aux stars promus par des chaînes comme MTV, l’impact sur les comportements des jeunes à travers les marques de fast‐ food, de vêtements et autres produits de masse à bas prix type MacDonald, l’explosion des réseaux sociaux sur internet, l’addiction aux jeux vidéos et le cinéma d’effets spéciaux, etc. L’effet de déterritorialisation spatiale produit par cette homogénéisation culturelle est très bien décrit par Marc Augé dans ses analyses sur le fonctionnement et l’impact d’une série d’espaces identiques d’un continent à un autre, des espaces qu’il définit comme des « non‐lieux ». Cette déterritorialisation et cet affaiblissement des cultures locales sont, en partie, provoqués par la disparition du rôle actif tenus normalement par les activités économiques dans la définition des identités locales. 1 Par un “renouvellement“ et remplacement des identités locales disparues, mais en visant en fait le potentiel commercial représenté par le temps libre de masse, une industrie de fabrication “ex‐nihilo“ de pôles “identitaires“ est apparue. En commençant avec le premier Disneyland en 1955, et en mettant l’accent sur le spectaculaire et les sensations fortes, des « theme park » sont apparus au départ aux États‐Unis, un pays ayant bénéficié parmi les premiers de ce temps libre de masse et étant, par son histoire récente, en manque de lieux et régions ayant des identités culturelles commercialisables.2 L’enchaînement des phénomènes décrits ci‐dessus, intimement liés au rapport inégal entre local et global, est devenu aujourd’hui systémique. Hannah Arendt a souligné, dès 1954, la déviance des portées sociales et politiques de la crise de la culture : “l'industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente". Et ils préparent ce matériau "pour qu'il soit facile à consommer".3 1

Dans ce sens, Anne Raulin note : “à la suite de la crise économique qui a touché tour à tour les productions houillère, textile et métalurgique qui furent en leur temps le support de toute une culture ‐ bourgéoise et ouvrière ‐ et la fierté de toute une région, la nécessaire redéfinition identitaire a mis l'édifice à l'honneur : sa profondeur patrimoniale sert la mise en valeur touristique“, cf. Anne Raulin, Anthropologie urbaine, éd. Armand Colin, 2001, p.146 2 Accéléré par le développement des réseaux ferrés, le tourisme de masse apparu, au départ en Grande‐Bretagne et aux Etats‐Unis, s’est répandu ultérieurement dans tous les pays “développés“. Et, avec le tourisme, l’industrie des “theme‐parks“ a été exportée à la suite, des Disneyland et autres “truc‐lands“ étant construits en différents pays et continents. 3 Hannah Arendt, La crise de la culture, éd. Galimard, 1972 (1954), pp.262‐265

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Dans un comble d’absurdité en matière de “stratégie locale et culturelle“, des pays “en manque“ de potentiel touristique à cause de leur tradition culturelle (nomade comme dans le cas de Dubaï), font actuellement des efforts gigantesques pour construire une “identité“ culturelle contemporaine ; malgré l’artificiel, la superficialité consumériste et la non‐durabilité de leur entreprise. Cette stratégie réussit, pour l’instant, à capter une population récemment enrichie originaire de pays en grande transformation politique et économique, une population déracinée elle‐même. Des nouveaux riches sont attirés par des fausses identités locales, des « attractions » pour une population ayant de plus en plus de « temps libre» et étant en quête d’identités légères, voire jetables, d’autant plus qu’elles sont saisonnières et renouvelables d’une année l’autre. Nous avons à faire au remplacement de la culture populaire par l’« entertainment » consumériste.1 Ce “local“ n’est plus de l’ordre de l’identité, de la construction et du vécu mais du spectaculaire, de la consommation et du divertissement ; un local consumériste préfabriqué « pour le temps libre ». Dans une analyse précursive, Hannah Arendt précise : "peut‐être la différence fondamentale entre société et société de masse est‐elle que la société veut la culture, évalue et dévalue les choses culturelles comme marchandises sociales, en use et abuse pour ses propres fins égoïstes, mais ne les <consomme> pas. (…) La société de masse, au contraire, ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement)".2 BIOPOUVOIR GLOBAL ET AU DELÀ Quel rôle et quel fonctionnement des cultures locales dans ce contexte globalisé ? Quelles sont les conditions pour que des nouvelles formes culturelles puissent émerger à partir de ces territoires homogénéisés par les modes de vie et les valeurs propagées par les mass‐ media ? Quelle échelle de visibilité nous devrions préserver pour certains phénomènes locaux pour ne pas altérer leurs formes sociales et culturelles spécifiques ? Est‐ce qu’il y a une échelle intermédiaire, translocale, qui se constitue progressivement à travers différents types de réseaux, comme un équilibre entre l’échelle locale et l’échelle globale ? Et, dans ce cas, comment fonctionner à travers des réseaux translocaux tout en préservant un degré important d’autonomie locale ? Quels enjeux culturels et politiques peuvent être visés en agissant de manière collective à échelle translocale ? Portée par des flux financiers et médiatiques, la globalisation laisse des traces profondes et semblables dans la plupart des grandes villes et métropoles, mais aussi dans une diversité d’autres recoins de la planète : ports maritimes, villages de vacances, quartiers d’affaires, plates‐formes industrielles, parcs d’attractions, zones d’habitations, etc.. Sans oublier le cinéma, les jeux vidéo et les portails Internet. 1

Un détail parlant : pendant des années la page d’actualités Google en français incluait une rubrique « culture », et celle en anglais (USA et UK) annonçait la même rubrique sous l’intitulé « entertainment ». Depuis peu, la page en français a changé. La rubrique « culture » a été “ré‐ traduite“ par « divertissement ». À première vue, nous pouvons déduire qu’il s’agit d’une traduction d’un terme anglais en français, de la langue globale dans une langue locale. Mais, en regardant mieux le changement effectué récemment, nous devrions constater qu’il s’agit, en fait, par ce changement de terme, d’un choix stratégique pour favoriser certains types de marchandises, produits avec certains capitaux, et voués à un certain niveaux de profit ; une stratégie globale imposée au cœur du local : la langue même. 2 H. Arendt, op. cit., pp.262‐265

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D’où vient cette omniprésence des traces de la globalisation ? Le rôle stratégique des phénomènes de globalisation fait que leur contrôle est devenu un objectif prioritaire pour les centres de pouvoir géopolitique et financier. Un des exemples dans ce sens est cité par Paul Virilio qui remarque : “depuis le début de la décennie 90, le Pentagone considère que la géostratégie retourne le globe comme un gant! En effet, pour les responsables militaires américains, le GLOBAL c'est l'intérieur d'un monde fini dont la finitude même pose des problèmes logistiques nombreux. Et le LOCAL c'est l'extérieur, la périphérie, pour ne pas dire la grande banlieue du monde“.1 Suivant cette vision, le local n’a plus aucune valeur stratégique actuellement. Mais il s’agit d’une vision limitée strictement à l’argent et au pouvoir, d’une vision du monde qui a évacué complètement les dimensions culturelles et sociales ! C’est une vision qui sert quelques intérêts privés en oubliant les valeurs communes, les seules qui peuvent assurer la vitalité d’une société à long terme, à la fois à échelle locale et globale.2 CRISE DE LA BIODIVERSITÉ CULTURELLE La crise écologique, et la crise économique, sont des crises globalisées. Néanmoins, de manière indirecte, le local a été “pris“ aussi dans les crises du global, les deux échelles étant connectées. Les deux crises, économique et écologique, sont liées par les modes de production, par les types d’énergies utilisées, par l’épuisement des ressources, par les effets de pollution, etc. Comment sortir, localement, de ces crises produites à échelle globales ? Le renforcement du local par l’économique impliquera d’autres modes de production, en remettant l’accent sur l’identité et la subjectivité du producteur. D’où l’importance de provoquer un renouvellement et une diversification des modes de production locaux (plus artisanaux, garants d’une qualité durable, permettant une appropriation subjective du travail). La reconstruction des économies locales devrait inclure dès le départ les critères écologiques et interagir, à moyen terme, avec la dimension globale. À partir d’analyses focalisées sur les dimensions politiques et économiques de la société, Lefebvre souligne déjà en 1974 l’importance de la vision écologique, dans sa capacité fondamentale qui est celle de pouvoir se ressourcer. Nous devrions envisager, suggère Lefebvre, un autre devenir, après celui imaginé par les modernistes, un devenir plus relié à la nature, à ses dynamiques et rééquilibrages permanents : "la nature chez Marx figurait parmi les forces productives. Aujourd'hui, la distinction s'impose, que Marx n'a pas introduite, entre la domination et l'appropriation de la nature. La domination par la technique tend vers la non‐appropriation : la destruction. (…) La nature apparaît aujourd'hui comme source et ressource : source d'énergies (indispensables, immenses mais non illimitées)."3 1

Paul Virilio, La Bombe informatique : essai sur les conséquences du développement de l'informatique, éd. Galilée, 1998, p19‐23 cf. Constantin Petcou, La ville ‐ Construction du Commun, in Rue Descartes, éd. Collège International de Philosophie/PUF, n° 63/2009 3 Henri Lefebvre, La production de l’espace, éd. Anthropos, 2000 (1974), p396 2

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Malgré les analyses et diagnostiques comme celui de Lefebvre, du Club de Rome, et des premiers rapports du GIEC, les pouvoirs politiques publics, sous la pression des grands acteurs économiques globaux, ont pris acte de la réalité de la crise écologique et de son lien avec les activités humaines économiques, avec beaucoup de réticence et de retard. C’est, par exemple, très récemment, que la dimension de « source et ressource » de la nature a été reconnue comme primordiale par des approches à la fois économiques et écologiques.1 Reconnaître l’importance fondamentale de la capacité de ressourcement de la nature, son rôle crucial pour les activités économiques mêmes, implique d’accorder aussi toute son importance à l’accueil et à la préservation de la biodiversité. À l’exception des grandes réservations naturelles, cette capacité d’accueil et de ressourcement a été en partie préservée, en échappant à la gestion utilitariste et réductrice du territoire, dans les interstices et lisières non contrôlés par la logique administrative réduisant la nature aux plantes directement utilisables. Ces interstices et lisières accueillant la biodiversité sont définis par Gilles Clément comme du Tiers Paysage : “un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs celle‐ci est chassée".2 D’une manière similaire, à travers ses diverses occurrences, le local peut assurer un accueil durable à une “biodiversité“ culturelle, point de départ vers un équilibre entre les critères économiques et les critères écologiques. C’est cette biodiversité culturelle qui sera capable d’assurer le ressourcement de la vie locale dans toute sa richesse.3 PRODUCTION ET CONSOMMATION LOCALE Cette qualité de “refuge“ pour une biodiversité de projets, de collectifs et de modes de vie, à long terme, pourrait régénérer les équilibres économiques et écologiques à échelle locale, avant d’interagir ultérieurement avec l’échelle globale. Sur la base d’une compréhension écologique de la réalité, Gilles Clément affirme "que nous allons nous acheminer (…) vers une <démondialisation>, c'est‐à‐dire une consommation et une production localisée de biens. Cela n'empêchera pas d'avoir une économie étendue à l'échelle de la planète, mais elle devra s'organiser à une échelle locale."4 Il s’agirait de réinitier des cycles de production et de consommation locale, tout en prenant en compte les cycles écologiques et économiques à diverses échelles. Et c’est toujours à cette échelle locale que nous pourrions faire (ré)apparaître des qualités disparues dans les modes de vie actuelle (convivialité, partage, échange, solidarité), en incluant ces qualités dans les modes de production également. Comme le précise, dans ses analyses, Ivan Illich : "j'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. (…) aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial“.5 1

voir nottament l’ouvrage Cradle to cradle de Michael Braungart et William McDonough, ed. Vintage, 2009 Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, éd. Sujet/Objet, 2004, p.13 3 voir les courtes présentation sur internet de certaines expériences qui permettent la mise en place de nouveaux modes de vie, de nouvelles formes de travail et de sociabilité : “nous récupérons, filtrons et utilisons l’eau de pluie du toit. Il n’y a pas de toilettes à chasse d’eau d’alimentation et aucun système d’égout. Nous avons l’électricité, le téléphone, utilisons des ordinateurs, sommes connectés à Internet, avons des voitures et des vélos (mais pas de télévision).“ cf. http://beauchamp24.wordpress.com et : “Terres Communes est une forme inédite de propriété du foncier, collective, éthique, elle garantit une utilisation des terres respectueuse de valeurs écologiques et sociales. C’est un outil concret pour défendre l’agriculture paysanne, pérenniser nos projets en les protégeant à long terme de la spéculation immobilière.“ cf www.cravirola.com 4 Gilles Clément, Toujours la vie invente – Réflexions d’un écologiste humaniste, éd. de l’Aube, 2008, p47 5 Ivan Illich, La Convivialité, éd. du Seuil, 1973, p28 2

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Ce type de travail, pouvant être réintroduit à échelle locale, n’est pas concurrentiel et accumulatif, mais coopératif, basé sur l’échange et le partage. 1 En essayant d’explorer les différentes formes de résistance à l’homogénéisation induite par la globalisation, nous avons visité une série de projets dans différentes régions d’Europe, ayant en commun des modes de vie questionnant les stéréotypes, le partage de valeurs authentiques et ancrées localement. Nous avons pu constater, premièrement, que le local n’est pas une qualité liée forcément à l’isolement. Des projets ayant une forte dimension locale peuvent apparaître dans des milieux urbains, en résistant ou en échappant au contrôle et à la planification de l’administration et des urbanistes. L’existence de ces lieux a pu même bénéficier, parfois, d’une volonté des pouvoirs publics attentive à ce type de projets. Nous avons observé, néanmoins, que la plupart des phénomènes culturels locaux apparaissent habituellement dans des territoires marginaux, éloignés, ruraux, pour la simple raison de pouvoir être localisé dans des lieux accessibles en termes économiques ; des lieux pour lesquels les prix de location ou d’achat sont encore abordables, en ayant échappés, pour différentes raisons, à une spéculation foncière généralisée jusqu’aux derniers terrains agricoles. Nous avons pu observer, parfois, un certain épuisement de ces collectifs pionniers dans leur démarche, des situations de conflictualité dues au nombre réduit de la plupart des équipes, la fragilité des “modèles micro‐sociaux“ mis en place (en comparaison avec les normes occidentales contemporaines : accès aux soins de santé, de sécurité sociale, etc.). Il est d’autant plus remarquable de constater l’existence de groupes ayant plus de 15 ans d’activités, qui ont réussi à mettre en place une reprise des projets par des nouveaux noyaux porteurs ou qui arrivent vraiment à développer leur projet avec des nouveaux venus et des nouvelles initiatives. Certains groupes trouvent un nouveau souffle en développant des réseaux locaux et régionaux de coopération. RESEAUX TRANSLOCAUX ET COMMUNAUTÉS TRANSVERSALES Soulignons que ni l’économie, ni l’écologie et ni les phénomènes culturels ne pourraient être réduits et limités à des formes et manifestations strictement locales. En initiant des réseaux reliant des identités qui gardent des forts ancrages locaux et qui restent, en partie, autonomes, les formes d’organisation rhizomatique construisent le translocal comme une échelle intermédiaire entre local et global, un réseau polymorphe et hétérogène. C’est une échelle qui favorise la multitude et la subjectivation, les échanges et l’hétérogenèse, ce qui devrait être fondamental pour l’émergence et le développement des phénomènes culturels authentiques. D’autre part, même en ayant un mode de vie très localisé, chacun de nous est aujourd’hui plongé dans une réalité qui a, potentiellement, une dimension translocale. Comme le remarque Mulder : “en moyenne, une école accueille aujourd'hui des enfants de 26 nationalités 1

Les nouveaux modèles économiques sont souvent spontanés et bricolés, au moins au départ, d’autant qu’ils sont rares et difficiles à maintenir. Fasciné par les premiers hackers qui, comme Richard Stallman, sont attachés profondément à une éthique du partage et ont créé le concept de logiciel libre et de copyleft (en ouvrant ainsi la voie à Linux et Wikipedia), Gorz trouve dans leur mode de travail et collaboration une approche pour laquelle “le travail n'apparaît plus comme travail mais comme plein développement de l'activité [personnelle] elle‐même.(…) Le hacker est la figure emblématique de cette appropriation/suppression du travail.(…) C'est le hacker qui a inventé cette anti‐économie que sont les Linux et le copyleft (…). Les hackers (…) font partie de la nébuleuse des <dissidents du capitalisme numérique>, comme le disait Peter Glotz.(…) des jobbers et des downshifters qui préferent gagner peu et avoir beaucoup de temps à eux." cf. André Gorz, Écologica, éd. Galilée, 2008, pp21‐23

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différentes. Chaque ville abrite des résidents de 95 nationalités différentes, certaines concentrées dans des quartiers spécifiques, mais répandue pour la plupart sur l'ensemble du territoire urbain. Toutes ces nationalités et tous ces sous‐groupes, qui ne sont pas toujours compris par les "outsiders", "actent" leurs propres cultures (...) Personne n'a plus une seule culture ; tout le monde participe d'une multiplicité de "cultures.“1 Cette appartenance à plusieurs territoires et à plusieurs échelles (par multiculturalisme, temporalités superposées, etc.), peut constituer un terreau d’apparition de nouvelles cultures au croisement des échelles territoriales. Ce multiple ancrage constitue aussi la condition d’émergence de nouvelles sociétés au croisement de différentes cultures contemporaines : sociétés diasporiques, communautés et réseaux d’artistes, etc. Le local commence à être marqué, et changé lentement, par l’apparition de réseaux translocaux : des rhizomes hétérogènes qui rendent possible l’apparition de multiples identités. Comme s’interrogent Deleuze et Guattari, “c’est peut‐être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples“.2 Cette entrée multiple est essentielle pour la subjectivité rhizomatique ; un sujet multiple constitué par une diversité d’identités et, également, par une diversité de distances. Comme le précise Latour, "les réseaux ‐ ou les rhizomes ‐ permettent non seulement de distribuer l'action, mais aussi d'opérer des détachements et des arrachements à la proximité et, inversement, des rattachements au lointain.“3 Les distances, et les voisinages, jouent un rôle principal dans la définition des réseaux rhisomatiques. Porteurs d’une identité spécifique, même si elle est multiple, les collectifs que j’ai pu rencontrer dans des contextes culturels et locaux particuliers, fonctionnent souvent par des réseaux reliant des groupes similaires mais situés à des distances géographiques importantes. La distance ne constitue plus un handicap dans la création de réseaux, en comparaison avec l’affinité et le partage de valeurs et de démarches similaires. Concrètement, ces réseaux apparaissent plus facilement à échelle régionale, nationale et internationale, en comparaison avec l’échelle strictement locale. Le rhizome construit ainsi une identité qui est, à égale mesure, une communauté de subjectivités hétérogènes et une “communauté d’intervalles“.4 Le rhizome est une communauté d’identités différentes et de distances liées par des transversalités ; le rhizome se construit comme une « communauté transversale », un tissage hybride de multiples identités ancrées dans des contextes hétérogènes, reliés par des échanges, coopérations et intervalles entre ces identités. 1

Arjen Mulder, TransUrbanism, in TransUrbanism, V2_NAI publishers, 2002, p8 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980, p20 Bruno Latour, FAKTURA de la notion de réseaux à celle d’attachement, cf. http://www.bruno‐latour.fr/articles/article/076.html 4 Jacques Rancière, Aux bords du politique, éd. La fabrique, 1998, p91 e.s. 2 3

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APPARTENANCE ET DEVENIR RHIZOMATIQUE Quels types d’agencements rendent possible la mise en place et le fonctionnement, à long terme, de ces communautés transversales ? Quels types de liens permettent de relier de manière flexible les identités hétérogènes qui les composent ? En continuité avec la pensée de Deleuze et Guattari, et en s’appuyant sur une distinction entre les concepts de molaire et moléculaire, Lazzarato distingue : "l'agencement molaire est à l'origine de ce que Deleuze et Guattari appellent une <segmentarité dure>, une segmentarité dichotomique. Le moléculaire, au contraire, (…) constitue ce que Deleuze et Guattari appellent une <segmentarité souple>, une segmentarité différentielle. Le molaire, ou majeur, consiste en des états qui reproduisent une situation en fixant les possibles en dualismes; le moléculaire, ou mineur, consiste en des devenirs qui pluralisent les possibles."1 C’est cette segmentarité souple qui permet une pluralité de devenirs, nécessaires pour la constitution des communautés transversales et, implicitement, pour explorer les possibilités de reconstruction du local. Grâce à une diversité sociale et culturelle accrue, les villes gardent un potentiel local, qui peut s’amplifier encore, si elles sont traversées par des cultures et collectivités rhizomatiques. La complexité et la richesse de la ville nous permettent d'enrichir les relations sociales en permanence, d'avoir de l’imprévu, de garder le potentiel d'un devenir ouvert et non linéaire. Comme le note Ulf Hannerz, "en ville, certaines des relations les plus importantes sont celles qu'on n'a pas encore".2 Les cultures et les collectivités rhizomatiques peuvent amplifier encore plus ce « devenir potentiel ». Dans une société marquée par la difficulté d’accéder à des identités individualisées (à cause d’un système social qui nous cantonne dans des situations transitoires, intermittentes et précaires), la porosité et l’ouverture de certains projets rhizomatiques ouvrent la possibilité d’exister à des subjectivités définies par l’appartenance ; à un collectif, à un projet, à des modes de vie. Cette communauté transversale structurée sous une forme rhizomatique et collaborative correspond à ce que Gabriel Tarde considère être une dimension fondamentale du social : "la société, en effet, est <la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun>".3 A contre‐courant de certaines mentalités actuelles, les relations sociales affectives, constitutives pour les communautés transversales, pourraient restructurer la société, et sans affaiblir les libertés individuelles. 4 1

Maurizio Lazzarato, Le gouvernement des inégalités – Critique de l’insécurité néolibérale, éd. Amsterdam, 2008, p12 Ulf Hannerz, Explorer la ville – Éléments d’anthropologie urbaine, éd. de Minuit, 1983 (1980), p298 3 Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p85, citation par Maurizio Lazzarato, Puissance de l’invention – La Psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, p353 4 cf. le travail de Bruno Latour autour des <réseaux d'attachements> et de Maurizzio Lazzarato sur la pensée de Gabriel Tarde 2

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DISCOURS HÉTÉROGÈNES Quelle serait la manière de communiquer à l’intérieur des rhizomes translocaux ? Comment représenter les communautés transversales sans les homogénéiser ? Pour décrire le rhizome et le translocal, nous devrions faire un changement discursif radical dans le rapport entre les parties représentées et la description du processus d’ensemble. Nous pourrions être inspirés par les géographes qui ont essayé de restructurer leur discipline en prenant comme objectif de ne plus représenter la Terre considérée globalement, et fonder ainsi “la chorographie (qui) a pour objectif l’étude des réalités partielles“.1 Nous pourrions ainsi passer d’une représentation globale des projets locaux à une représentation “chorographique“ plus attentive aux spécificités de chaque partie. D’une manière similaire, pour l’ensemble d’un rhizome, nous devrions équilibrer la représentation du réseau et des collectifs participants. Nous serions proches des modalités discursives collectives, transversales et mutualisées, développées récemment dans des écritures collectives et évolutives de type Wikipedia, mais avec des vraies collaborations et échanges. Au‐ delà de ses motivations et objectifs locaux, le discours rhizomatique constitue un « créatif commun » discursif. Pour le réaliser, nous devons articuler des éléments différents, voire contradictoires. Guattari souligne l’importance d’un background affectif pour réussir ce discours hétérogène, d’une manière proche de celle réussie par Deligny qui, pour ses expériences pédagogiques, “ a agencé une économie collective de désir articulant des personnes, des gestes, des circuits économiques, relationnels, etc."2 Au‐delà de son a‐centricité, le rhizome se caractérise par une absence de limite. La présence des rhizomes culturels dans les milieux urbains peut contribuer à la vie démocratique par leur structure et fonctionnement‐même. Comme le précise Richard Sennet, "la plupart des plans urbains utilisés actuellement en enseignement privilégient la notion de limite, à la fois pour sa définition légale et sociale. (…) Je veux argumenter que cette situation n'est pas démocratique. Elle pousse l'énergie en dehors des villes en bouclant les différences de chaque partie. " "Comment pouvons‐nous remplacer ces limites par des marges? " se demande finalement Richard Sennet pour qui, à la différence des limites, les marges ont une épaisseur et accueillent la diversité.3 Et Sennet continue en précisant son intérêt pour “les conditions de frontière (bord) entre les communautés. (…) Les bords peuvent être de deux cas de figure. Dans un cas, il s'agit d'une marge (border). Dans l'autre c'est une limite (boundary). Une marge est une zone d'interaction où les choses se rencontrent et se croisent.4 "le problème est de savoir comment agir pour transformer des espaces en marges vivantes.(…) Si nous regardons la membrane/paroi d'une cellule il y a deux conditions qu'elle doit remplir; elle doit être résistante et elle doit être poreuse.“ 1

Anne Cauquelin, Le site et le paysage, éd. Quadrige/PUF, 2002, p80 Félix Guattari, La révolution moléculaire, éd. Encres/Recherches, 1977, p172 Richard Sennett, Democratic Spaces, in Hunch, n°9/2005, éd. Berlage, p46 4 ibid., p45 2 3

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Les rhizomes peuvent nous permettre l’apprentissage de cette résistance et porosité ; il s’agit d’un apprentissage constitutif qui permettra la construction des rhizomes mêmes. Et, dans le temps, ces collectifs rhizomatiques pourront renforcer, par des exercices de fonctionnement quotidiens, la démocratie comme négociation permanente.1 Et c’est, peut‐être, cette démocratie rhizomatique qui pourra trouver des directions pour sortir de la crise qui est derrière toutes les crises actuelles : la crise du politique. Le rhizome étant ainsi un espace de (ré)apprentissage politique.

1

cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, éd. La Fabrique, 1998, p.80 : "l'analyse de Lyotard retourne en positivité les différentes figures de supçon sur la démocratie. C'est ainsi qu'il lit à l'envers la condamnation platonicienne de l'indétermination, de l'apeiron démocratique. Il donne valeur positive au thème de la démocratie comme bazar."

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Le designer fabriquant d’une nouvelle modernité

Vincent Guimas Les “Industries Créatives” sont nées au début des années 2000 sous la gouvernance Tony Blair en Grande‐Bretagne d’une redéfinition par le ministère de la Culture, des Médias et des Sports (DCMS). Une définition qui s’appuie sur la propriété intellectuelle. Les industries créatives regroupent tous “les secteurs industriels qui trouvent leur origine dans la créativité individuelle, la compétence et le talent et qui offre des potentialités de création de richesses et d’emplois à travers le soutien et l’exploitation de la propriété intellectuelle”.1 Elles sont définies par plusieurs secteurs d'activité économique : architecture, publicité, film et vidéo, radio et TV, musique et spectacle, vivant, arts et antiquités, mode, édition (livre, presse), jeux vidéo, logiciel, édition numérique, design et métiers d'art. Si les “Industries Créatives” se basent sur l'exploitation de la propriété intellectuelle, elles intègrent un champ plus large, impliquant aussi bien l'agriculture que la santé et le textile, celui de “l'économie de l'immatériel”2, cette vision d'avenir de l'économie capitaliste mondialisée3. Les statisticiens de l'aménagement urbain constatent que les industries créatives ont tendance à s’agglomérer sur des territoires concentrant l’essentiel des activités.4 De la constatation des ancrages territoriaux du « savoir » et de l'impératif de constituer des pôles compétitifs de concentration de création de propriété intellectuelle, est né dans la seconde moitié de la décennie les concepts de “Creative Economy”, de “Creative Class” et de “Creatives Cities”.

Développés par Richard Florida (un urbaniste américain dont les prêches ont de forts accents télévangélistes), ces théories connaissent un succès surprenant depuis ces dernières années de crise et participent de l'enchantement généralisé de la créativité comme nouvelle ressource urbaine. Le concept “d'économie créative” de Richard Florida est basée sur l'exploitation du capital culturel d'une cité donnée comme moteur de la croissance économique. Selon lui, l'importance des villes est mesurable en fonction de la créativité qui s'y développe, du goût pour la technologie5, et du niveau de tolérance pour des vies marginales ou pour l'homosexualité. 1

Cf. UK Government, Department for culture, media and sport (DCMS), Creative industries, Mapping document, 1998 & 2001. “L’économie a changé. En quelques années, une nouvelle composante s’est imposée comme un moteur déterminant de la croissance des économies : l’immatériel. Durant les Trente Glorieuses, le succès économique reposait essentiellement sur la richesse en matières premières, sur les industries manufacturières et sur le volume de capital matériel dont disposait chaque nation. Cela reste vrai, naturellement. Mais de moins en moins. Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. Elle n’est pas matérielle, elle est immatérielle. C’est désormais la capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées qui est devenue l’avantage compétitif essentiel. Au capital matériel a succédé, dans les critères essentiels de dynamisme économique, le capital immatériel ou, pour le dire autrement, le capital des talents, de la connaissance, du savoir.” Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Maurice Lévy et Jean‐Pierre Jouyet, Ministère de l'Economie, de l'Industrie et des Finances, 2006. 3 Dans son livre “L'Immatériel”, André Gorz analysait déjà en 2003 l'exploitation de la matière grise et des connaissances accumulées. Il constatait qu'une fois le travail intellectuel de création fourni, les objets qui en résultent (médicaments, semences agricoles, logiciels, disques, etc.) peuvent être reproduits en grand nombre à coût très faible. On comprend pourquoi la politique économique internationale (dans le cadre de nombreux accords internationaux comme les accords ADPIC‐TRIPS de l'OMC se devait alors de définir toute une série de “clôtures” limitant les possibilités de l'exploitation ouverte des savoirs par n'importe qui. Les firmes concernées s'efforcent de limiter la capacité de reproduction ou de la faire payer cher, en imposant leur pouvoir de monopole sur la création intellectuelle. Cette politique de monopole est largement soutenu par les états riches, qui ont très souvent délocalisé la main d'oeuvre industrielle mais qui entendent rester de gros exportateurs de propriété intellectuelle. 4 On note ainsi que si l’ancrage des industries créatives françaises est très fort dans la région capitale, il n’est pas pour autant uniformément réparti sur le territoire : les départements de Paris et des Hauts‐de‐Seine concentrent à eux seuls plus des trois quarts des effectifs salariés du secteur en 2007. Paris regroupe 43% des effectifs salariés, les Hauts‐de‐Seine 33%. Les Yvelines et la Seine‐Saint‐Denis avec un peu plus de 6% des effectifs arrivent respectivement en troisième et quatrième position devant le Val‐de‐Marne (4,1%), l’Essonne (3,3%), la Seine‐et‐Marne (2,6 %) et le Val d’Oise (2%). Les industries créatives en Ile‐de‐France, Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région Ile‐de‐France, Mars 2010. 5 Un techno‐enthousiasme qui trouve en partie son origine dans cette forme d'extase entrepreneuriale qui caractérisait les débuts de l'internet (avant l'explosion de la “bulle” au début des années 2000 et la fixation d'une série de monopoles – type Google) et qui a conduit la multitude des rejetés de la première vague à investir dans les champs du web 2.0, de la Free Culture et des gadgets numériques. 2

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Florida maintien que ces deux éléments se recoupent avec la croissance économique, les villes “branchées” culturellement permettant d'attirer de nouveaux membres de la classe créative, futurs producteurs de propriété intellectuelle. Tout est résumé dans la formule “technologie, talent, tolérance” et dans les cinq indices permettant de définir une ville créative : indices de haute technologie (pourcentage d’exportation des biens et services liés à la haute technologie), d’innovation (nombre de brevets par habitant), de gays, comme représentatifs de la tolérance (pourcentage de ménages gays), de “bohémiens” (pourcentage d’artistes et de créateurs) et de talent (pourcentage de la population ayant au moins le baccalauréat). La notion de “classe créative” de Florida a cependant des contours flous et mélange pêle‐mêle scientifiques, ingénieurs, professeurs d’université, romanciers, artistes, gens du show‐business, acteurs, designers, architectes, grands penseurs de la société contemporaine et professionnels des secteurs “à forte intensité de savoir” (nouvelles technologies, finances, conseil juridique, etc.).1 On ne sait ce qui les rassemble si ce n'est un goût pour la consommation culturelle dans un sens large.2

Vers quelle écononomie Mais l’économie creative, empêtrée elle aussi dans ses variables à court termes, persiste à désigner de nouveaux chantres de l’innovation parmi lesquels le designer a une place de choix. Il fait figure de levier mirifique par sa capacité à conjuguer des compétences variées pour imaginer les objets ou services de demain comme l’explique Alain Cadix “Le métier est à la confluence de l'esthétique, des technologies, de l'économie et de la sociologie"3. Jean‐René Talopp, directeur du Strate College, nous rappelle aussi que les "designers arrivent à des postes clés dans l'industrie" et ne servent plus “pour juste embellir le produit”4 mais interviennent “beaucoup plus en amont, sur la conception même." Ces nouveaux magiciens de l’industrie, censés intégrer les paradigmes d’une société en mouvement, sont pourtant toujours pilotés par des marchés incapables de conjuguer richesse et bien être, désir et valeurs. La cité s’épuise au rythme de schémas de consommation hyperstandardisés où l’espace public se confond avec le MegaMall.

Nouvelle figure de l’engagement L’heure est venue aux créateurs “d’assumer leur responsabilité et de créer des liens entre les activités humaines, de l’économie à la politique, de la science à la religion, de l’éducation au comportement, bref tous les territoires de la fabrique sociale”5. Certains d’entre eux ont déjà franchi le rubicon de l’engagement pour s’émanciper à la marge de cette ville creative sous blister. On observe d’ailleurs une convergence du monde de l’architecture et du design sur cette 1

« La “classe créative” existe‐t‐elle ? », Alain Bourdin, Revue Urbanisme n°344, septembre‐octobre 2005. En dépit de la prolifique rhétorique de Florida, il y a cependant peu de “tolérance” dans les “Creatives Cities” pour des styles de vie populaires ou alternatifs comme ceux des activistes d'une dé‐économisation de la vie (réclamant une vie moins cher, pratiquant le parasitage, militant pour la décroissance). Les 3 T de Richard Florida valorisent en réalité les Bobostan de “arty Peak‐Oil yuppies”, ayant un gout prononcé pour la mobilité, un style de vie high tech et un niveau élevé de dépenses dans leur vie quotidienne. Il ne s'agit alors que d'une nouvelle stratégie dans le processus bien connu de gentrification des centres urbains. Lire à ce sujet : « Phantoms of the City », Konrad Becker, Futur en Seine 2009, ed. Ewen Chardronnet, Cap Digital, 2010. 3 Extrait de l’article d’Olivier Rollot “Le design, c'est plus que de l'art !”, Le Monde du 15 septembre 2011 4 “Le design, c'est plus que de l'art !” op.cit 5 Extrait issu du manifeste Progetto Arte de Michelangelo Pistoletto, 1994 2

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responsabilité, ce désir d’accompagner et d’autonomiser l’habitant‐usager. Prosélytisme de la technique DIY pour accéder au débat politique, les collectifs tels qu’EXYZT (fr)1, Raumlabor (de)2, Umschichten (de)3 ,Basurama (es)4, Publicworksgroup (uk)5 développent des projets qui touchent à de multiples champs à commencer par la préoccupation environnementale. Ils se tournent vers les petites innovations qui s’opèrent à échelle locale, et particulièrement vers celles que l’on nomme les communautés créatives : “Des groupes qui décident ensemble, dans un quartier, dans une rue, de mettre en place une solution pour eux‐mêmes, pour résoudre leurs problèmes de mobilité par exemple, ou pour acheter ensemble des légumes dans une ferme locale dont ils maîtrisent un peu mieux les tenants et les aboutissants… »6. Ces expériences conduisent à penser un habitat ou un usage non‐fini dans la ville pour réintroduire de l’imprévu, et par là‐même de la liberté dans l’habiter ou l’utiliser. Grâce à leur projet de Théatre Evolutif, le collectif d’anthropologues/designers Bureau d’Etude7 s’empare de cette mise à l’épreuve de la norme pour repenser la cohabitation des êtres vivants en milieu urbain.

Micro industrialiser la ville Cette révolution annoncée de la fabrication numérique8 offre au designer la possibilité de participer à la construction d’une nouvelle modernité. En ré‐intégreant le territoire comme champs d’application prioritaire, il devient l’axe moteur d’un écosystème où une production adaptée et maîtrisée au contexte s’associe à une diffusion des savoirs faires. Ceci est possible sans confondre le statut de celui qui maîtrise et diffuse la technique, le designer entrepreneur, avec l’usager qui sollicite un service et une meilleure connaissance du produit ou service qu’il partage. Au coeur de cette société, la production/consommation ne serait plus exclusivement pondérée par une logistique de distribution de produits manufacturés mais re‐équilibrée par une multitude de productions locales spécialisées et très modulables, grâce à la micro industrie creative. En hybridant le savoir faire et savoir être de l’artisan à certains segments et modèles de la production industrielle (maîtrise des ratios temps/production), ces lieux accompagneraient les communautés et le développement durable de leurs expériences locales. Au sein de chacune d’elle, soutenu en partie par la collectivité, le designer soutiendrait les démarches d’auto fabrication dans son atelier mis à disposition. Chaque communauté valoriserait ses innovations qu’elle mettrait en commun en partageant ses codes sources. Ce concept fait référence au logiciel libre qui donne droit à toute personne de compiler, de modifier, de copier et de diffuser le résultat d’une recherche collective. Dans le cadre de la production d’objets, le « code source » donnerait accès aux choix de conception, aux plans et aux méthodes de production et serait diffusé dans l’économie des connaissances. Ce type d’économie permettrait la re‐sociabilisation des objets par la levée de leur abstraction. 1

http://www.flickr.com/photos/exyzt/ http://www.raumlabor.net/ http://www.umschichten.de/ 4 http://www.basurama.org/ 5 http://www.publicworksgroup.net/ 6 extrait d’un entretien de François Jégou par Perrine Boissier pour www.strabic.fr/ François Jégou est designer et il a créé Strategic Design Scenarios (SDS) 7 Le collectif Bureau, Carte Blanche dans le cadre d’EVENTO à Bordeaux. Proposition de “Théatre Evolutif” pour repenser la cohabitation des êtres vivants en milieu urbain.” http://evento2011.com/artistes‐invites/bureau‐detudes/ François Brument, Carte Blanche du VIA 2012. 8 Factory @ Home: The Emerging Economy of Personal Fabrication”, décembre 2010. Etude réalisée par The Science and Technology Policy Institute et commandée par l’ Executive Office of the President. 2 3

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En 2009, l’association Ars Longa1 développe et expérimente un scénario de micro industrie en collaboration avec des designers, des collectifs et des communautés d’acteurs sociaux, culturels, et économiques. Cette Nouvelle Fabrique2 imaginée avec l’agence Studio Lo est une boite à outils de prospective empirique destiné à accompagner une réflexion sur la réorganisation du monde industriel induite par l’unification de la chaîne numérique. Elle se distingue d’autres expériences, comme les FabLab, par son activité de recherche commerciale autour de nouveaux modèles économiques et par sa capacité à imaginer et à mettre en pratique des scénarios d’usage inédits spécifiques au paradigme numérique. Le centre de gravité se déplace de l’usage des machines vers les usages induits par les machines grâce à l’expertise de designers intégrés, associés ou invités. Leur contribution à la vie du quartier peut prendre une forme expérimentale ou plus commerciale en fonction du territoire exploré. Le projet Nouvelle Fabrique est une “micro” contribution comparée à l’étendue des champs d’action et ses potentialités économiques et sociales, mais nous permet déjà d’observer les différents mécanismes en jeu et d’évaluer certaines de leurs conséquences.

Un territoire d’action En s’associant à un quartier, identifié par une multiplicité d’acteurs locaux et sa configuration architecturale et sociale, le designer/producteur est catalyseur d’un dynamisme social et créatif en agissant de concert sur plusieurs niveaux d’action : en convoquant le regard des habitants, jeunes et moins jeunes, dans les processus de fabrication et favoriser ainsi leur autonomie, par l’apprentissage des outils mécaniques design et mobilier, de l’auto‐construction architecturale, en stimulant le processus créatif et l’accès à la connaissance à travers des projets qui lient recherche, éducation et pratiques créatives et favoriser la culture du lien et de la mixité sociale (celle du jardin, potager ou botanique, de la culture des repas de quartier et de la cuisine, de la parole et du dialogue, de l'accompagnement vers un mieux vivre sanitaire et social, comme tous les temps de rencontre qui favorisent le mélange des publics) et développer des projets d’innovation culturelle ayant un impact social et écologique durable. Par l’observation, la conversation et des essais sur le terrain, le designer est l’artisan de nouvelles lignes de forces à l’échelle d’un quartier. Capable d’identifier et de célébrer l’existant (social, culturel et physique), il peut générer des stratégies d’innovations adaptées dans l’aménagement et améliorer le contexte urbain en cherchant à nourrir la diversité et la créativité inhérentes. Attentive aux fibrillations de l’industrie mondialisée, une nouvelle fabrique sociale et économique est possible à l’échelle du territoire. Elle sera initiée, portée ou accompagnée par l'intervention d'artistes, de designers, d'architectes dans un processus de concertation dans le temps autour des grandes opérations d'aménagement urbain via des programmes de petite ou grande échelle, et cela dans un dialogue permanent avec les habitants, les urbanistes et les pouvoirs publics.

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http://www.arslonga.fr. http://www.nouvellefabrique.fr

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Une bonne pratique Toolquiz Recyclart ‐ Tranformer la rupture urbaine

« Il s’agit d’un projet urbain qui s’inspire de la ville qui l’entoure, un projet grâce auquel un territoire et ses habitants réexistent sur la carte de Bruxelles et un projet qui crée du lien social et culturel. L’équipe est ouverte aux initiatives et prend les choses en main, pour la création de projets, de systèmes, de méthodes et de concepts liant des individus, des médias et des modes d'expression entre eux, de manière productive.» L’association Recyclart a été créée dans le cadre du programme européen de Projet Pilote Urbain1. Début 1996, le département urbanisme de la Ville de Bruxelles a conçu, en collaboration avec d'autres services, le projet pour Bruxelles. Il a été soumis à la Commission Européenne dans le cadre d'un appel à projets du Fonds Européen au Développement Régional. L'objectif central du projet était la réaffectation du site de la gare Bruxelles‐Chapelle et de ses alentours qui, pendant des années, avaient créé une rupture urbaine dévalorisante du centre‐ville. La réaffectation a été mise en œuvre par la rénovation et le réaménagement des locaux de la gare et de l'espace public et par le développement d'activités culturelles et socio‐économiques proches de la créativité du citoyen. C’est ainsi que fut créée l’association Recyclart qui a entamé l'exécution du projet avec une équipe professionnelle. Le projet a été dès le départ fortement lié au lieu dans lequel il est situé et directement ancré dans le quartier et la ville qui l’entourent. Transformer la rupture urbaine provoquée par la Jonction Nord‐Midi en une liaison vivante, assurer un lien fort entre les différents quartiers qui l’entourent et créer du lien et une identité propre aux habitants sont les buts que l’association poursuivait et continue de poursuivre. Aujourd’hui, Recyclart est un laboratoire artistique, un lieu de création, un centre de formation pour chercheurs d'emploi, de confrontation et de diffusion culturelles, un acteur de l'espace public urbain, un lieu de rencontres et d'expérimentations mais aussi une plateforme artistique et créative. Un tout constitué de parties, autonomes mais complices, qui participent d'une dynamique commune. Il est composé de trois entités : un Centre d’Art assurant une programmation artistique de qualité reconnue par la Communauté française et la Communauté flamande ; un centre de production artisanal nommé Fabrik composé de trois ateliers liés à un programme de transition professionnelle (menuiserie, construction métallique et gestion d’infrastructure) ; un Bar‐resto dans l’ancien buffet de la gare, également lié à un programme de transition‐professionnelle. Recyclart intègre tous les volets du processus artistique en son sein : la création via, notamment, la mise à disposition d’espace à des jeunes artistes, la diffusion via une programmation de qualité et la production via la réalisation concrète de pièces de design, de décors de théâtre ou d’installations plastiques. Aucune hiérarchie entre les disciplines n’est posée et l’art à la fois ouvert sur l’érudit et le populaire est défendu. Recyclart met l’accent sur le petit, le fragile, le vulnérable et l’original. C’est pourquoi une part importante de ses intentions porte sur les subcultures. Recyclart définit l’art comme un outil politique qui fait réfléchir sur notre société et aide d’une part, à la construction d’une véritable cohésion sociale en ville et, d’autre part, à la construction d’un pont entre les cultures, les classes sociales et les univers différents. De plus, le projet s’intègre dans une dynamique d’économie sociale. L’association répond en cela au discours dominant économique « des industries culturelles » et de la « ville créative » par une vision plus locale et plus solidaire. En effet, Recyclart engage, dans le cadre d’un programme de transition professionnelle, une quinzaine de personne, composant ces différentes équipes techniques (menuiserie, gestion d’infrastructure et horeca). 1

The Urban Pilot Programme of the European Commissions aimed to support innovation in urban regeneration and planning within the framework of the broader Community policy for promoting economic and social cohesion. (http://ec.europa.eu/regional_policy/urban2/urban/upp/src/frame1.htm)

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Le projet permet de créer les opportunités nécessaires à chacun afin de réaliser ses propres objectifs professionnels plutôt que de les formater à un marché de l’emploi. Grâce aux compétences qu’ils acquièrent durant leur période de travail chez Recyclart, ils développent leur créativité et leur talent. Recyclart est convaincu que le lien entre économie et culture ne peut se faire qu’au niveau d’un territoire, c’est pourquoi le projet a une vision très locale et concentre ses activités sur les habitants du quartier et des alentours. Enfin, un des objectifs principaux de l’association est de recréer un espace de vie cohérent et attractif dans le quartier. La communauté locale est impliquée notamment via les programmations artistiques et via l’aménagement des espaces publics réalisés par Recyclart. L’association tente d’atteindre cet objectif via diverses initiatives phares qui ont pour but de créer une identité de quartier (fêtes de quartier, concerts, expositions, séance photos, activités culturelles diverses, etc.). Un lien étroit a été créé entre l’association et les habitants du quartier. Sa situation géographique fait que Recyclart est aussi le lien entre le centre de la métropole et les zones d'habitations populaires du centre‐ville. Recyclart est devenue une entre‐gare à la croisée de voies multiples. Il s’agit d’un projet urbain qui s’inspire de la ville qui l’entoure, un projet grâce auquel un territoire et ses habitants réexistent sur la carte de Bruxelles et un projet qui crée du lien social et culturel. L’association estime que dans une société de plus en plus segmentée par compétences, langues ou communautés, il est primordial, pour faire avancer la ville de demain de travailler de façon transversale et d’agir de façon locale. Concrètement, Recyclart puise son inspiration dans la réalité quotidienne bruxelloise, une réalité qui se nourrit de nombreuses cultures et de différentes communautés linguistiques, projetée dans une dimension locale, nationale et internationale. L’équipe est ouverte aux initiatives et prend les choses en main, pour la création de projets, de systèmes, de méthodes et de concepts liant des individus, des médias et des modes d'expression entre eux, de manière productive. Bien que l’association n’ait pas pour vocation de résoudre tous les problèmes de la société car elle relève avant tout du secteur culturel, elle contribue par ses initiatives et activités à la cohésion sociale à la création d’une identité de quartier. Elle permet de faire interagir plusieurs domaines de développement : le développement territorial, le développement économique, le développement culturel et, enfin, le développement social. Aujourd’hui, l’association est soutenue par la Ville de Bruxelles, la Région de Bruxelles‐Capitale, la Communauté Française de Belgique, le Vlaamse Gemeenschap et le Vlaamse Gemeenschapscommissie. La Fédération Wallonie Bruxelles FWB est un partenaire Tool Quiz

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Trajectoire/responsabilité

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“Cela implique de faire évoluer les pratiques professionnelles créant les conditions d’un dialogue entre le monde économique, industriel, de la recherche, acteurs sociaux et de l’éducation... “

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Cluster les Articulteurs – Un écosystème socio‐économique au service du territoire Alban Cogrel et Marco Felez « Le sot parle du passé, le sage du présent, le fou parle du futur alors, soyons un peu fou » ‐ Sun TZU Comment penser l’Europe dans le monde, plus spécifiquement dans un monde en profonde mutation ? Comment penser le lien culture et Europe ? Il existe aujourd'hui des modèles différents, mais nous avons besoin de réinventer et d'expérimenter de nouvelles voies d'actions face aux mutations profondes de notre société. Ces nouveaux modèles de développement sur ce qui fait société doivent accorder une place à chacun avec d’avantage d'empathie, de solidarité et doivent être pensés à partir des réalités d’interdépendances. L'économie sociale et solidaire dans ces grands principes pose la question de la place de l'homme et du bien vivre ensemble et des nouvelles façons d'entreprendre. La culture doit jouer un rôle majeur dans ces changements de modèle et de transformation sociétale. La créativité, l’innovation reposent plus que jamais sur les questionnements liés à l'évolution des politiques publiques de la culture. Cela passe par notre capacité d'apprendre à travailler ensemble en nous appuyant sur une mixité de partenaires d'horizons très différents devant trouver un terrain d'entente dans leurs futures collaborations. Comment pouvons‐nous qualifier ce qui produit de la richesse ? De quelles ressources territoriales disposons‐nous ? Comment évalue‐t‐on les effets produits par ces nouvelles approches qui ne demandent qu’à être explorées. Quel type d'économie devrons‐ nous aller demain où chacun devra trouver sa place face à la raréfaction des ressources énergétiques de notre planète ? Des enjeux pour la planète, mais en particulier pour l’occident et l’Europe. La grappe d’entreprises « Les Articulteurs » est née suite à une expérimentation portée, dans le cadre d’un programme Européen EQUAL1, par un ensemble d’acteurs du monde associatif, des compagnies du spectacle vivant, des établissements culturels, des collectivités locales, des institutions liées au handicap et le Groupement d'intérêt public du pays (GIP). Souhaitant placer la culture au cœur du développement local et reposant sur le concept novateur de « Territoires Entreprise Culturelle », cette expérimentation reposait sur trois objectifs : créer de l’économie culturelle, lutter contre l’exclusion et rendre la culture accessible à tous. En 2006, devant les premiers résultats avérés, l’ensemble des membres pionniers de ce projet a décidé de créer une association « Les Articulteurs » afin de pérenniser la démarche initiée au sein du projet Equal. 1

EQUAL est un Programme d’Initiative Communautaires FSE pour lutter contre toute forme de discrimination et d'inégalité dans le monde du travail et de l'emploi en Europe, le Fonds social européen, à travers le programme d'initiative communautaire EQUAL, impulse et soutient des actions expérimentales.

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Le noyau dur des Articulteurs est constitué de 9 structures de l’économie sociale qui emploie 466 salariés soit 150 équivalents temps plein (ETP). Le domaine d’activité principal de la grappe d’entreprises se situe dans le champ de l’insertion socio‐économique par le développement de pratique innovante dans le champ culturel. Les membres fondateurs des Articulteurs se sont en effet donnés comme objectifs : ‐ d’une part, la conception, réalisation et diffusion des actions culturelles innovantes et mutualisées créant du développement économique et du lien social, et, ‐d’autre part, la mise en place coopérative d’un concept novateur associant, culture, économie et lien social : le « territoire ‐ entreprise culturelle », valorisant les hommes et le patrimoine d’un territoire, en vue de renforcer son attractivité. Elle développe ainsi son action autour de la mutualisation des moyens logistiques et humains1, d’actions culturelles et patrimoniales2, de la création de sociétés de services3, d’une SAS « Label séance », d’une ingénierie permettant de transférer le capital et savoir‐faire accumulés, d’une activité de formation recherche et d’une recherche‐action sur la culture comme ressource économique pour le territoire (cf., Schéma ci‐dessous). Elle s’inscrit dans des partenariats transnationaux et transrégionaux : Belgique (Bruxelles Zinneke Parade4, Mons écomons), Irlande du Nord (Belfast ‐ Beat Initiative5), Pologne (Centre culturel quartier de Nowa‐Huta), Italie (Bologne, Association Oltre6) ou encore Angleterre (Norwich, compagnie Tin House). Les Articulteurs se posent en acteurs économiques innovants mettant sur le marché ces nouvelles applications issues de leurs savoir‐faire accumulés et de leur ingénierie propre. L’ensemble de l’activité des 9 partenaires associés au projet a généré 8,7 millions d’euros en équivalent chiffre d’affaire en 2008, mobilisé l’adhésion de 600 bénévoles, et touché un public de plus de 250 000 spectateurs et/ou personnes. Les Articulteurs ont été lauréats de la sélection nationale des grappes d’entreprises 2010 par la DATAR7 (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale). Source : A.COGREL, M.FELEZ, 2011

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Groupement d’employeurs, parc de matériel mutualisé et recyclage de matériaux Événements de territoire, résidences d’artistes, médiation culturelle, etc. Agence culturelle territoriale, niches économiques liées au patrimoine et à la ressource territoriale, etc.) 4 www.zinneke.org 5 beatcarnival.com 6 http://www.fest‐festival.net 7 http://territoires.gouv.fr 2 3

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La grappe d’entreprises « Les Articulteurs » est une démarche unique en son genre en France. La coopération initiée au sein d’Equal a permis d’identifier un écosystème socio‐économique, grâce aux activités culturelles et artistiques créant une véritable adhésion/dynamique sur le territoire. Les membres de la grappe d’entreprises se sont mis d’accord sur une conviction partagée, « le bien vivre ensemble » : l’avenir d’une communauté d’hommes sur un territoire ne peut se construire sans avoir une approche globale, systémique, permettant à chaque individu de s’y épanouir. Ainsi, la contribution principale du projet territorial c’est le principe de développement solidaire qui associe l’économique et le social. La contribution d’accompagnement social, c’est le principe de responsabilité. La dimension économique, quant à elle, relève du principe de réalité. La culture est au cœur de notre projet. Elle est le moteur, l’engrenage qui permet d’actionner ensemble un projet économique, un projet de développement local et un projet de développement social. Elle concerne le champ de la créativité, des enjeux sociétaux et des valeurs collectives, ainsi que le champ de la valorisation du patrimoine culturel et de l’économie de la culture. Elle est un levier qui permet d’actionner l’ensemble où chacun apporte une contribution spécifique à la dynamique mise en œuvre. Cette démarche de grappe d’entreprises peut être qualifiée de « clef » puisqu’elle propose un mode d’organisation horizontale qui va permettre aux gens de se rencontrer et de coopérer sur un projet commun et partagé. Les acteurs décident d’y aller ensemble dans un mode de gouvernance où chacun à sa place, car on reconnaît l’autre, et qui introduit la coopération et l’échange à partir d’un environnement culturel et patrimonial spécifique à chaque territoire. La coopération est un système permanent d’animation où la singularité est respectée dans une démarche collective partagée. L’expérimentation réalisée et la créativité impulsée dans notre démarche nous ont conduits à inventer un nouveau mot «Le Rêvalisable ». Il met en évidence tout ce qui donne du sens, a ce que l’on fait, l’envie d’entreprendre en se donnant le droit à l’erreur et à l’expérimentation. Nous l’avons vérifié, c’est un véritable levier et un accélérateur de projet, donnant de l’ambition et produisant des possibles. Chaque acteur diversifié s’est retrouvé sur un sens, une éthique, qui privilégie la coopération, le respect de l’autre, le respect de la place que chacun doit tenir dans ce projet. Nous avons élaboré une démarche de coopération éthique. Les Articulteurs rassemblent des mondes qui se côtoient à peine : le monde économique, le monde du développement territorial (institutions) et le monde de la culture et du développement social. Cela implique de faire évoluer les pratiques professionnelles créant les conditions d’un dialogue entre le monde économique, industriel, de la recherche, acteurs sociaux et de l’éducation... L'ensemble de ces problématiques est partagé sur une échelle européenne par les territoires partenaires européens avec qui nous coopérons : l’Irlande du Nord, l’Italie, la Belgique, L’Angleterre La Pologne demain la Slovénie, l’Allemagne, mais aussi internationaux comme l’Afrique, la chine... Face aux incertitudes liées à ces mutations multiples et rapides, la question qui se pose est celle d’une Europe plus ouverte sur le monde qui ne va pas de soi. Elle pose l’enjeu de la rencontre sur les questions de coopération et de partenariat. 143


Dans ce sens le travail de recherche‐action que nous avons réalisé au sein du cluster les Articulteus « Révélation de ressource territoriales et actions culturelles » (DRT, 2010) avec deux laboratoires de Recherche (Pacte Territoire/Lares) nous poussent aujourd’hui à allé plus loin. Il s’agit pour nous par un travail de recherche ouvert sur la dimension européenne d’approfondir notre analyse sur les enjeux sociétaux du 21ème siècle face aux profondes mutations mondiales. Il y à pour nous nécessité de re‐questionner les fondements humanistes dans notre rapport au monde actuel. C’est pourquoi avec nos partenaires nationaux, suite au colloque « culture et développement territorial : Osons l’innovation et la solidarité », l’UFISC, le Relais Culture Europe et les universités nous souhaitons poursuivre ces travaux de recherche. Bibliographie • ARTICULTEURS, 2009, La culture au cœur du développement local. • COGREL A., 2010, Révélation de ressources territoriales et actions culturelles, le cas de la grappe d’entreprises « Les Articulteurs » sur le Pays de Redon et Vilaine (Bretagne), mémoire de Diplôme de recherche Technologique préparé sous la direction de Bernard PECQUEUR, Grenoble, Université Joseph Fourier.

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Transfert de créativité : mise en commun de l’expertise et amplification pour une économie du savoir1 David J. Joyner, Erik P.M. Vermeulen, Christoph F. Van der Elst, Diogo Pereira Dias Nunes et Wyn Thomas Introduction Le rôle longtemps reconnu des universités et des centres de recherche en tant que ressources essentielles pour le développement économique et sociétal a capté une attention croissante2 3 4 5 depuis que le savoir a eu tendance à remplacer les matières en guise de matières premières de la production : c’est‐è‐dire, avec l’avènement de ’l’Économie du savoir’6 7. Un ensemble considérable de politiques8 et de pratiques s’est développé et le domaine du ‘Transfert des connaissances’ (TC) est devenu prédominant. Dans ce document, nous revenons sur notre expérience dans ce domaine et explorons comment améliorer le TC, en introduisant une nouvelle notion de Transfert de créativité9 conçue pour catalyser un débat plus large sur l’interaction entre le monde universitaire, celui des affaires et le secteur public, souvent appelé la ‘triple hélice’. Nous proposons également un format pour renforcer les liens de telles études avec la pratique et l’application. L’importance globale croissante de l’Économie du savoir a été mise en avant dans une étude majeure de l’OCDE10: ‘On estime que plus de 50 % du PIB des principales économies de l’OCDE repose à présent sur le savoir.’ Néanmoins, si, comme ceci le suggère, l’importance de l’Économie du savoir (ES) va croissante, elle donne naissance à des défis sans précédent : elle est globale, par conséquent des opportunités et des défis se présentent 24h/24, 7j/7 ; la concurrence est féroce et peut venir de n’importe où ; des changements peuvent arriver si vite que les compétences et capacités de TOUS nos partenaires doivent s’unir efficacement. De nouvelles approches pour une ère de nouveaux défis Des exemples historiques des avantages de combiner arts/culture et science/technologie, comme dans les travaux de Leonard de Vinci, ont trouvé leur écho récemment auprès d’éminents chefs d’entreprise. Eric Schmidt, Président exécutif de Google11: ‘…devons réunir l’art et la science à nouveau’ ; et Steve Jobs, PDG d’Apple Inc., ‘Le Macintosh a marché à merveille parce que les gens qui travaillaient dessus étaient des musiciens, des artistes, des poètes et des historiens – qui se révélaient être également d’excellents informaticiens’12. La reconnaissance du besoin de fusionner art/culture et affaires, science et technologie, introduit 1

D’abord remis comme un article au Relais Culture Europe Summer School, 31 août‐2 sept 2011, Centre International d’Accueil et d’Echanges Récollets, Paris; www.relais‐culture‐europe.org. 2 Universities UK, Creating Prosperity: Role of higher education in driving the UK’s creative economy, déc 2010, ISBN 9781 1 84036 249‐7. 3 Lester L., Universities, Innovation & Competitiveness of Local Economies, MIT Industrial Performance Centre, 2005; Working Paper. MIT‐IPC‐05‐010. 4 DIUS (UK Government Department for Innovation, Skills and Universities), Innovation Nation, Londres, 2008. 5 Florida R., Gates G., Knudsen B. and Stolarick K., The University and the Creative Economy, 2008. 6 Drucker, P., The Age of Discontinuity; Guidelines to Our Changing Society, Harper and Row, New York, 1969, ISBN 0‐465‐08984‐4. 7 Porter, M. E., Clusters and the New Economics of Competition, Harvard Business Review, novembre‐décembre 1998, 77‐90. 8 Par exemple, l’initiative Union de l’innocation de l’Union européenne, voir ec.europa.eu/research/innovation‐union. 9 Harper G. and Joyner D.J., débat non publié. 10 OCDE, L’économie fondée sur le savoir, Paris, 1996; www.oecd.org/dataoecd/51/8/1913021.pdf. 11 Conférence de Schmidt E., MacTaggart, Édimbourg, 26 août 2011. 12 Jobs S., entretien pour le New York Times.

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le thème central de ce document – voilà ce qu’il faut pour exploiter un spectre complet d’expertises, avec des instruments efficaces pour établir la compréhension et des partenariats permanents entre eux. Un certain nombre de nouvelles ressources importantes est désormais disponible pour soutenir les partenariats de l’économie du savoir. Primo, l’Innovation ouverte (IO) introduite par Chesbrough1 est largement acceptée comme la voie à suivre pour travailler efficacement au progrès économique dans le monde moderne. Puisque les principaux aspects de l’IO reposent fortement sur la collaboration et le partenariat, nous suggérons que la dynamique et le flux des relations d’IO doivent être étudiées et comprises plus en détail, comme l’a proposé Joyner2. Secundo, en réponse au besoin largement reconnu de principes clairs pour faire fonctionner les collaborations université‐entreprise de manière fiable au profit de toutes les parties, 10 directives pour un ‘Partenariat responsable’ (PR) efficace ont été publiées en 20053. Elles ont été développées par les plus grands réseaux européens représentant universités, entreprises et organismes technologiques et de recherche ; en outre, leur pertinence a été confirmée par des PME. Deux principes essentiels soulignent les directives : l’usage maximal des fonds publics et usage responsable de la recherche publique. Le PR représente une boîte à outils inestimable pour l’économie du savoir. Cependant, les interactions entre les directives à différents moment et dans différentes conditions, et tout regroupement et hiérarchie de priorités, doivent être mieux appréhendés dans chaque situation afin d’utiliser au mieux les directives comme une trousse à outils efficace pour les partenaires de l’économie du savoir. Dans une présentation antérieure, East et Joyner4 ont formulé des suggestions sur la manière dont cela peut fonctionner ; mais nous pensons qu’une exploration poussée de grande envergure de ces deux instruments majeurs serait utile de toute urgence. De nouvelles idées pour une ère de nouveaux défis Le travail du Prof. David Bohm FRS, physicien, contient une riche veine d’expertise, d’opinions et d’idées qui peuvent être directement appliquées à ce développement de l’Économie du savoir. Sa contribution dans de nombreux domaines d’étude se définit dans une collection d’essais5 et se poursuit dans une publication conjointe avec Dr. David Peate6. Ce travail, basé sur la pensée à l’intersection de nombreuses disciplines – science, arts, culture, philosophie, sciences comportementales et sociales – aborde des thèmes tels que : Philosophy as a key paradigm; Renewed emphasis on ideas rather than formulae; Emphasis on the whole rather than fragments; Focus on meaning rather than mechanics; “Implicate” order folded within an “explicate” order; Knowledge as a process’ (La philosphie en tant que paradigme clé ; Le renouvellement de l’accent sur les idées avant les formulations ; L’accent sur le tout avant les fragments ; L’attention portée sur la signification avant la méchanique ; L’ordre ‘implicite’ Chesbrough H., Open Innovation, Harvard Business School Press, 2006, ISBN 1‐57851‐837‐7. ème Joyner, D.J., Responsible Partnership in an Open Innovation World EC, DG Research,3 séminaire annuel, Implementing the Innovation Union: Next Steps in Knowledge Transfer, Varese and Ispra, Italie, 10‐12 novembre 2010. 3 Voir www.responsible‐partnering.org. 4 East O. and Joyner D.J., Acorns to Welsh Oaks: Successful Responsible Partnering in Wales, European Universities Association (EUA), Progress and Challenges in Effective Collaboration and Knowledge Transfer: Special Conference, Lisbonne, Portugal, 3‐4 December 2007. 5 Bohm D., Wholeness and the Implicate Order, Ark Paperbacks (Routledge and Kegan Paul plc), Londres 1980 (ISBN 0‐7448‐0000‐5). 6 Bohm D. and Peate F.D., Science, Order and Creativity, Routledge Classics, Abingdon, Oxon, GB, 2001 (ISBN 10‐0‐415‐58485‐X). 1 2

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contenu dans l’ordre ‘explicite’ ; Le savoir en tant que processus) (notre résumé des réfs 5, 6). Évidemment, un partenariat d’expertise de grande envergure sera nécessaire pour explorer et appliquer l’approche de Bohm et Peate. Le Transfert des connaissances – un apprentissage Forts des instruments majeurs et des nouvelles idées susmentionnés, nous proposons d’explorer dans ce document comment mieux travailler pour répondre aux défis actuels de l’Économie du savoir (ES). Notre approche essentielle est de saisir les idées et idiomes de domaines disparates et de les réunir pour des collaborations d’ES. Les domaines de la culture et de la philosophie sont particulièrement tentants ici car ils apportent une source appréciable d’imagination et de motivation. L’université de Bangor, au Pays de Galles1 possède un solide bilan de collaborations innovantes2 3 4, en particulier avec des PME5 et par l’intermédiaire du partenariat pour le transfert des connaissances du Royaume‐Uni (UK Knowledge Transfer Partnership (KTP)). Ce Programme aborde des problèmes et défis d’entreprises clairs en partenariat avec le monde universitaire, en employant un diplômé à plein temps pendant une durée de 2 ou 3 ans pour travailler sur un projet d’affaires bien défini, sous un contrôle à la fois universitaire et industriel/professionnel. KTP est reconnu pour sa contribution considérable à la croissance des entreprises (voir par ex. le Rapport annuel KTP 2009/20106). KTP se concentrait à l’origine sur des collaborations fondées sur la science et l’ingénierie, mais a soutenu de manière croissante un spectre d’expertise plus vaste comprenant les arts et les sciences humaines ; les affaires et la gestion ; et les sciences sociales/comportementales. La réussite représente ici l’établissement efficace d’une interprétation et d’un partenariat entre les acteurs de trois sphères différentes, avec un concept initial développé en une proposition de financement, généralement encadrée dans la gestion de projet et le langage des affaires. Transfert des connaissances et au‐delà – les Stades de développement Nous suggérons que le Transfert des connaissances a suivi quatre Stades de développement au cours des années : Stade I) Collaboration impliquant des professionnels ; concentrée sur la science et l’ingénierie et fondée sur la recherche. Stade II) Collaboration étendue aux PME ; plus appliquée. Stade III) Collaborations étendues aux micro‐entreprises et PME, comprenant les arts/sciences humaines, etc. ; de plus en plus interdisciplinaire. Stade IV) Collaborations impliquant la mobilisation de tous les acteurs ; avec des transactions multiples et au‐delà de nouvelles limites. Voir www.bangor.ac.uk Joyner D.J., Bangor University and its role in Regional Development, European Commission Directorate General Education and Culture (EC DG EAC), 3rd European University‐Business Forum, Bruxelles, 4‐5 mai 2010. 3 Jones J.I. & Joyner D.J., N W Wales Low Carbon Energy Region: Collaborations for world‐class skills , European Commission Directorate General Education and Culture, 4th European University‐Business Forum, Bruxelles, 22‐23 mars 2011. 4 Joyner D.J., A Green Innovation Collaboration in Wales and Ireland, 5 Table ronde de l’OCDE sur l’éducation supérieure et le développement des villes et des espaces régionaux, OCDE, Paris, 15‐16 sept. 2010. 6 http://www.ktponline.org.uk/assets/Resources‐page/KTPAnnualReport09‐10.pdf. 1 2

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Ce dernier est encadré en des termes moins spécifiques, qui nous donnent l’opportunité d’imaginer la manière dont la montée du ‘Transfert des connaissances’ peut être étendue pour s’impliquer avec un monde moderne et complexe par de nouvelles voies. Une récente publication du projet Inter‐Reg IVC TOOLQUIZ de l’UE arguant cela fait référence au besoin d’amener des compétences créatives aux domaines non traditionnels : ‘Les compétences créatives ne sont pas uniquement réservées aux travailleurs culturels et aux artistes. Ce sont des compétences qui peuvent être utilisées pour amener des solutions innovantes entre tous les secteurs de toutes les régions de l’Europe.1 Dans ce contexte, nous suggérons de formuler la phrase ‘Transfert de créativité’ pour mettre en évidence notre extension du Transfert des connaissances. Le Transfert de créativité associe délibérément arts, culture et compétences générales qui reflètent une approche large, alors qu’associer nos nouvelles idées (en utilisant un nom similaire) au domaine du Transfert des connaissances est séduisant car ce dernier est bien établi dans de nombreux pays et dans de nombreux secteurs et domaines d’application. Introduction au Transfert de créativité. Le ‘Transfert de créativité’ est conçu pour résonner de manière spécifique tout en étant de grande envergure, en reflétant les systèmes de transfert de connaissances/technologie bien établis et il est destiné à mettre l’accent sur l’exploitation des capacités générales. Il fournit donc une bonne plateforme pour adopter de nouvelles idées et approches, et pour donner une impulsion afin d’identifier des paramètres et processus clairs dans le but d’encourager cette implication plus large de ‘Transfert de créativité’. Creativity Transfer? Knowledge Transfer

Technology Transfer

Figure 1 : montre le concept derrière le Transfert de créativité – il s’agit d’une approche plus complète qui étend, se fonde sur et peut inclure les autres. Davantage de travail est nécessaire pour planifier dans quelle mesure il peut donner corps à une série définie de méthodologies, et de quelle manière il peut catalyser un moyen de collaboration plus large et pourtant plus profond pour contribuer à l’économie/la société.

Figure 1: The 3 different “transfers” of a Knowledge Economy shown in relationship to each other

Utilisation de modèles physiques comme outils de développement d’idées Ayant établi qu’une réflexion plus vaste est nécessaire, nous explorons l’utilisation de modèles physiques comme moyen de représenter les idées sur des aspects de collaboration dans l’économie du savoir. Cela peut ouvrir une veine intéressante de nouvelles idées et être utile en soi pour s’adresser aux communautés scientifique/technologique et artistique/culturelle dans un langage intermédiaire. Avec un peu de chance, cela s’avérera utile pour établir des ponts de compréhension et ainsi catalyser la coopération. La Figure 2 montre un exemple d’utilisation de l’accélérateur de particules Synchrotron comme modèle de partenariat présenté par Joyner2 en 2009 et qui utilise le ’Synchrotron Soleil’ 1

Projet TOOLQUIZ Interreg IVC, Bulletin d’informations juillet 2011 ; www.toolquiz.org. Joyner D.J., University‐Business Research Collaboration supported by EU Convergence Funding, EUA, 5th Convention of European H.E. Institutions: Facing Global Challenges: European strategies for Europe’s universities; Prague, République tchèque, 18‐21 mars 2009. 2

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français1. Dans cet accélérateur, les électrons sont excités dans un petit anneau (noté zone 1), puis injectés et accélérés dans un grand anneau (zone 2). La lumière d’une plage d’énergies large et continue, émise à partir de la périphérie de l’anneau 2, est collectée dans des stations expérimentales tangentielles au grand anneau (zone 3). En utilisant le Synchrotron comme un modèle de partenariat (Fig, 2A), nous imaginons les acteurs qui intègrent la structure, désormais vue comme un vecteur de collaboration de l’Économie du savoir. Nous plaçons d’abord les principaux collaborateurs dans le petit anneau (zone 1). Leur expertise commune et leur partenariat fournit l’énergie au processus et est disponible pour être exploitée à l’étape suivante. L’expertise combinée centrale, les capacités et compétences sont à présent établies dans l’anneau principal (zone 2), après ‘injection’ de la zone de préparation de partenariat (le petit anneau, zone 1). Par conséquent, le partenariat efficace est vu comme le ‘groupe central’, qui génère constamment l’énergie du partenariat. Aux postes de travail (zone 3), d’autres groupes (trois sont représentés) sont prêts à appliquer le potentiel de développement produit en zone 2. Différentes applications pratiques sont étudiées sur divers postes de travail. Un aspect intéressant du Synchrotron en tant qu’idiome est que les particules accélèrent constamment (nous utilisons cela comme une image pour faire progresser le partenariat en permanence), mais elles restent groupées dans ce grand anneau, de telle sorte qu’il y existe un effort de développement de collaboration continu (c.‐à.d. que les partenaires accélèrent conjointement autour de l’anneau 2).

2 1

Key: the core partners occupy the central position

3

-

Copyright © EPSIM 3D/JF Santarelli, Synchrotron Soleil

Fig. 2A : L’accélérateur Synchrotron comme modèle pour un partenariat d’économie du savoir

1

Copyright EPSIM 3D/JF Santarelli.

149


Key: in order : academia, large company, SME

1

2

university 3 corporate Copyright © EPSIM 3D/JF Santarelli, Synchrotron Soleil

Figure 2B : Les acteurs imaginés dans le partenariat au sein du Synchrotron

Dans la Figure 2B, nous pouvons étendre l’idiome du Synchrotron afin de démontrer la dynamique de partenariat en plaçant les acteurs de différentes organisations en relation au sein de la structure. Un partenariat complet dans le monde réel (c.‐à.d. impliquant une plage complète d’organisations (sociétés, PME, secteur public et universitaire) est illustré. Lors de l’étape de rassemblement d’expertise (zone 1), une université, une société et un groupe de chaîne d'approvisionnement ou une PME est représenté comme rassemblant et formant un mini groupement, préparé à être injecté en tant que partenariat continu dans le grand anneau. L’énergie de sortie est collectée par divers groupements d’application. Par exemple, le poste de travail, noté zone 3, comprend une université et quatre PME qui collaborent. Le modèle comporte de nombreuses fonctionnalités intéressantes et met en évidence l’efficacité d’un partenariat central complet, mais sa faiblesse réside dans l’absence de possibilité d’un mécanisme de critique d’apprentissage/expérience provenant des partenariats en zone 3 envers l’expertise centrale de zone 2, et qui influence les stades initiaux (zone 1). Ceci est, bien entendu, un facteur fondamental dans un partenariat réel et responsable. Mappage de Transfert de créativité dans un modèle physique L’exemple ci‐dessus met en évidence la manière dont l’application d’un modèle physique à une collaboration de l’Économie du savoir offre une analyse instructive des questions impliquées et nous suggérons que cette approche est utile. Nous allons maintenant employer un modèle physique pour générer une infrastructure qui illustre le Transfert de créativité, d’abord au format 2D, puis en 3D. Étant donné que le Transfert de créativité est un concept complexe n’étant pas totalement détaillé, il serait utile de le rendre plus accessible à l’investigation et à l’évaluation. Un modèle énergétique en 2D (Fig. 3), comporte deux zones d’expertise (arts et technologie ‐ représentant les ‘extrêmes’ de l’approche du développement) décrites le long de l’axe horizontal du diagramme, et deux ‘réservoirs’ de ressources sur l’axe vertical. Un réservoir de compétences ou ‘éléments essentiels’ est représenté sous un horizon et les résultats apparaissent dans un réservoir ‘valeur ajoutée’ au‐dessus de l’horizon, qui est par conséquent un délimiteur entre l’expertise utilisable en dessous et la réussite, encadrée en tant qu’entité à valeur ajoutée, au dessus. Dans le modèle énergétique, le développement est vu comme un processus d’ascension du diagramme dans une ‘montée de la valeur ajoutée‘. L’avantage de cette représentation est qu’elle présente tous les principaux éléments en relation, permettant une évaluation rapide du rôle de chaque élément et qu’elle nous aide à explorer l’interaction de différentes parties pour l’économie du savoir. 150


PRIFYSGOL BANGOR / BANGOR UNIVERSITY

Economic Value

LEVEL 2

Societal Value

VALUE ADDED VAULT

Cultural Cultural Output

Technical LEVEL 1 Technica Adva nce l

output

advance

Arts/ Culture

LEVEL 0

Technique, technical ESSENTIAL knowledge ELEMENTS Build on VAULT heritage Communication Social engagement

ARTS ZONE

Technology

The horizon

COMMON ELEMENTS 1. Enquiry 2. Lateral Thinking 3. Using Physical & digital resources 4. Using existing knowledge

Technique & practice Scientific principles & objectivity

Value added ascent

Technical & scientific knowledge

TECHNOLOGY ZONE

Figure 3: Transfert de créativité (CT) au sein du modèle « énergétique » en 2D [les processus du Transfert de créativité sont représentés par les flèches jaunes]

Nous décrivons l’un après l’autre chaque élément de la structure de la Fig. 3 : 1. Les éléments essentiels basés sur la technologie : le réservoir technologique est mis en évidence comme étant formé de trois éléments ‘essentiels’ et il ‘repose’ sur l’horizon comme une ressource composite prête pour l’exploitation au sein de l’ascension énergétique, une fois l’horizon dépassé. L’ascension est thermiquement codée par couleur, de sorte que lorsque l’énergie croît, les couleurs passent de rouge à orange puis blanc. Le jaune est utilisé pour les flèches du Transfert de créativité.

2. Une région d’éléments communs, pertinents à la fois pour la technologie et les arts figure également sur l’interface des deux zones. Les éléments suggérés ont été identifiés empiriquement, mais devront être évalués plus rigoureusement dans de futurs travaux. Une étude détaillée de ces éléments séparés et communs est requise, car dans chaque application, l’acte d’identification de ces ressources peut être extrêmement instructif afin d’optimiser le processus de développement.

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3. Résultats à valeur ajoutée : deux types de résultats à valeur ajoutée (VA) sont représentés : VA Économique (VAE) et VA Sociétale (VAS). En affichant les deux côte à côte, un effort peut être fait pour identifier séparément les avantages dans ces deux sphères. Souvent, la pression incitant à montrer la valeur économique des projets entraîne le déclin des aspects sociétaux ou un ‘forçage’ artificiel la VA sociétale en VA économique. Cette région de la structure est primordiale, car elle peut aider à catalyser une nouvelle approche à la collaboration dans l’Économie du savoir, quand chaque sphère est peuplée de façon complète, avec des résultats répartis entre VAE et VAS suite au débat et à la délibération de leur valeur relative dans ces deux zones. 4. La montée basée sur la technologie : le côté droit de la Figure 3 montre un processus de développement complet dans la zone technologique, avec le progrès technique au niveau 1 (l’horizon étant noté niveau 0) et les résultats de valeur ajoutée au niveau 2 séparés entre les sphères économique et sociale, permettant une meilleure analyse globale des avantages des développements. 5. La montée basée sur les arts et la culture : un développement énergétique similaire est représenté dans la zone des arts/culture. Les éléments essentiels du côté gauche sont présentés comme différents mais, en substance, les deux processus (gauche et droit) sont synergiques et partagent les éléments communs de l’ovale vert. Combiner les deux côtés complète alors une analyse des 2 zones arts/technologie. 6. Le TRANSFERT de CRÉATIVITÉ est représenté sous forme de flèches jaunes (une couleur relativement porteuse d’énergie) au stade d’assemblage de l’expertise et des ressources (sur l’horizon, niveau 0) et au stade des résultats (niveau 1). Le Transfert de créativité peut renforcer un ou deux des côtés de l’activité. Cette infrastructure offre l’avantage que différents types d’expertise, différentes voies de développement et leurs interactions peuvent être vus dans un contexte global. Elle offre une structure permettant d’examiner le Transfert de créativité, qui peut être un idiome pour les processus créatifs et/ou un raccourci pour un engagement plus large, au‐delà du transfert des connaissances. En exposant dans les grandes lignes tous les aspects dans un seul tableau, de nouvelles idées peuvent être catalysées et les avantages de l’engagement dans une vaste plage d’acteurs et dans différents types d’expertise devraient être optimisés. Au‐delà de la distinction Arts/Technologie Cette structure de Transfert de créativité nous encourage à réfléchir au‐delà des évidences dans le monde d’échange de l’Économie du savoir. La thèse de Bohm visant à mettre l’accent sur le tout plutôt que les fragments’ (réf. 5 p.137) nous a aidé à comprendre que la tentative de rapprochement de mondes disparates brièvement nommés ‘arts/culture’ et ‘technologie’ était une distinction trop grossière (c.‐à.d. trop ‘fragmentée’), nous introduisons par conséquent une structure circulaire représentée dans la Figure 4, nommé Den Karpendonkse Paradym (DKP) réflétant, en néerlandais, la discussion principale de ‘De Karpendonkse Hoeve’, Eindhoven, Pays

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Bas1 entre les présents auteurs. DKP représente un placement stratégique de la plage d’expertise complète qui est nécessaire pour exploiter notre économie du savoir.

La géométrie de la Fig. 4 est cruciale : chaque expertise occupe une position égale, permanente et immuable (sur le long terme, vue globale) à partir du centre ; elles sont toutes des ‘représentants permanents’ ayant des voix égales et aucun veto ; la vue binaire de la structure de Transfert de créativité précédente est remplacée par un paradigme à 8 éléments. Donc, l’interaction entre différents domaines d’expertise peut être établie, introduisant l’idée d’aller au‐delà de la collaboration interdisciplinaire. Le modèle énergétique qui lui est appliqué agit ensuite pour regrouper les expertises de sorte à qu’elles se catalysent, définissent et alimentent les éléments communs et fassent office de base solide pour appliquer le Transfert de créativité – voir les deux types de processus de prétensionnement à l’intérieur et à l’extérieur de l’anneau d’expertise. À présent, le modèle 2D de la Fig. 2 ci‐dessus n’est plus suffisant. Pour représenter 8 éléments au lieu de deux, il nous faut un modèle 3D dans lequel DKP figure au plan horizontal et nous nous servons du modèle énergétique pour former le plan vertical.

Business/ Finance Law/ Economics

Mathematics

Science/ Engineering/ Technology

Arts/ Culture/ Design

Common elements

Human Sciences

Other expertises Philosophy

Figure 4 : ‘Den Karpendonkse Paradym’, une plage complète d’expertise nécessaire pour l’Économie du savoir assemblée dans une géométrie circulaire cruciale [Les flèches indiquent que les activités de ‘prétensionnement’ – un idiome pour les développements provoqués par la collaboration et la construction de la compréhension – qui poussent et tirent dans les zones d’expertise disparates avec pour conséquence une plus grande efficacité en tant que ressource].

1

Voir www.karpendonksehoeve.nl.

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Economic Value Added

Value Added Vault

Societal Value Added LEVEL 2

Cultural Output

Technical Output LEVEL 1

Arts/ Culture

Technology

Essential Elements Vault

LEVEL 0

Value Added Ascent

Figure 5. Transfert de créativité dans une structure en 3D et modèle physique ‘énergétique’.

Mappage de Transfert de créativité dans une structure en 3D et un modèle physique ‘énergétique’. Un modèle en 3D de Transfert de créativité (Fig. 5) peut à présent être construit en commençant par l’axe vertical du Transfert de créativité de la Fig. 3. Den Karpendonkse Paradym (Fig.4) est appliqué comme un axe horizontal, nous avons désormais une structure en 3D en construction. La distinction grossière entre arts/culture et technologie est désormais remplacée par le concept des 8 éléments. Notez que la vue binaire du monde arts/technologie est remplacée par les 8 éléments, mais la présence continue de deux vues, attitudes, expertises et approches disparates est retenue avec des marqueurs ‘arts/culture’ et ‘technologie’ pointant vers le pool d’expertise, au‐dessus de l’annotation ‘niveau 0’. Chaque région du processus de Transfert de créativité est désormais ajoutée. Les cônes rouges mettent en évidence la manière dont l’expertise est acheminée ou poussée vers le haut (comme si elle était représentée par des rayons de lumière ou des forces magnétiques ou électriques). Les interactions entre les différents éléments produisent une progression vers le haut par ‘la montée de la valeur ajoutée’. Enfin, la structure en 3D représente un environnement intéressant pour explorer le sens, la pertinence et les interactions entre tous les éléments.

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Intellectual “public space”

Teaching & Training

Transnational partnership

Knowledge Exchange Research

The circular collaboration ‘Den Karpendonkse Paradym’

Interdisciplinary collaboration

Figure 6. Le modèle ‘cubique’ du Centre de l’économie mondiale du savoir

Que faire ? Albert Einstein a dit ‘Je pense qu’une spéculation hardie est à même de nous faire progresser, et non une accumulation d’expériences’1. Cette idée offre un défi pertinent pour ce travail, auquel nous répondons en suggérant un ‘Centre de l’économie mondiale du savoir’‐ qui est global à la fois dans le sens de la largeur de son expertise incarnée et de sa vision globale. Ici, la ‘spéculation’ informée sur une large plage de questions liées à l’économie du savoir peut être explorée, notamment le concept de Transfert de créativité. L’examen collégial des développements par des experts interdisciplinaires facilitera la traduction en outils, méthodes et applications pratiques, qui attirent des collaborations nouvelles et plus larges. Un idiome ‘cubique’ (Figure 6) introduit dans notre article du Relais Culture Europe2 offre une représentation appropriée, les côtés servant à refléter les quatre rôles du monde universitaire dans l’économie et la société (recherche, éducation, résolution de problème et mise à disposition d’espace public), tels que déterminés dans une étude du Centre for Industry and Higher Education du Royaume‐Uni3. Les faces supérieure/inférieure du cube représentent en outre la coopération (collaboration interdisciplinaire et partenariat transnational respectivement), donnant à l’alliance son engagement étendu. L’expertise au cœur du cube est la vaste ressource d’expertise circulaire à 8 éléments du Den Karpendonkse Paradym. Avec cette structure, des études avec différents groupements d’expertise, partenaires et actions, seront proposées pour aborder tout un éventail de questions, dans le but de contribuer à un leadership éclairé pour le développement de l’économie mondiale du savoir. Einstein A. et Besso M., Correspondance 1903‐1955, p.464. Lors du Relais Culture Europe Summer School, 31 août‐2 sept 2011, Centre International d’Accueil et d’Echanges Récollets, Paris ; www.relais‐ culture‐europe.org. 3 Centre for Industry and Higher Education: Universities, Business and Knowledge Exchange, novembre 2008 (ISBN 1 874223 72 6). 1 2

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Conclusions Les défis que propose l’économie mondiale et dynamique actuelle, qui insiste sur le savoir, exige des liens plus larges et plus profonds entre les universités, les entreprises et d’autres institutions. En nous appuyant sur la vaste expérience visant à repousser les limites du Transfert des connaissances dans de nombreux contextes, nous estimons qu’il est possible de faire plus et nous inventons le terme ‘Transfert de créativité’ afin de catalyser de nouvelles réflexions et méthodes, en remarquant que les arts et la culture sont des médiateurs/interprètes essentiels dans ce processus. Nous avons également montré que des idiomes basés sur des critères physiques sont précieux et avons appliqué un idiome ‘énergétique’ au Transfert de créativité, d’abord dans une structure en 2D, puis en 3D. En fin de compte, nous suggérons d’adopter une approche élargie, par exemple, en établissant un Centre pour l’économie mondiale du savoir réel et/ou virtuel, pour aborder un large éventail d’aspects de l’économie mondiale du savoir à la fois pour l’impact économique et sociétal. A propos des auteurs de cet article :

David J. Joyner (*), Erik P.M. Vermeulen (**), Christoph F. Van der Elst (**, ***), Diogo Pereira Dias Nunes (**) and Wyn Thomas (****) (*) Bureau de la recherche et de l’innovation, Université de Bangor, College Rd. Bangor, Gwynedd, LL57 2DG, Pays de Galles, Royaume‐Uni ; d.joyner@bangor.ac.uk; (**) Département de droit des affaires, Faculté de droit de Tilburg, Université de Tilburg, P.O. Box 90153, 5000 LE Tilburg, Pays‐Bas ; www.uvt.nl; (***) également au Département de droit des affaires, Université de Gand, Universiteitstraat 4, 9000 Gand, Belgique ; www.ugent.be; (****) Bureau du vice‐recteur, Université de Bangor, College Rd. Bangor, Gwynedd, LL57 2DG, Pays de Galles, Royaume‐Uni ; www.bangor.ac.uk.

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Thinking in New Boxes1 Comment apporter un changement fondamental à votre entreprise Luc de Brabandère, Alan Iny « L’environnement économique actuel accorde une place prépondérante à la créativité : les entreprises ont besoin d’idées, d’approches et de moyens innovants pour conceptualiser leur entreprise. Pour générer des idées qui changent véritablement la donne, les cadres doivent faire plus que simplement ‘penser en dehors des cadres’ – ils doivent délibérément construire de nouveaux cadres.Les cadres (modèles, concepts et structures) nous aident à structurer notre réflexion, afin de nous mener à des idées qui soient pertinentes et novatrices. » La faculté de survivre dans un monde de changements et de défis en accélération demande une créativité toujours plus grande dans notre réflexion. Mais, pour être plus créatifs, nous devons comprendre comment fonctionnent nos esprits. Après cela, nous reconnaitrons que nous devons faire plus que ‘penser en dehors des cadres’, comme les manuels d’affaires traditionnels le suggèrent. Nous devons ‘réfléchir dans de nouveaux cadres’. Ainsi, les dirigeants d’entreprise peuvent orienter la créativité de leurs entreprises et leur donner un réel avantage compétitif.

Nous ne pouvons pas réfléchir sans modèles Nous simplifions constamment les choses afin que le monde qui nous entoure fasse sens. Prenez ces trois exemples : Combien y a‐t‐il de couleurs dans un arc‐en‐ciel ? Vous diriez sans doute sept. Mais pourquoi sept quand en fait il y en a des milliers ? Le fait est que des milliers n’est pas un chiffre que l’on peut gérer – nous sommes donc contraints de simplifier, et sept est le chiffre que l’on nous apprend.

Combien de colonnes compte la façade du Parthénon ? Vous hésitez sûrement et pourriez donner un chiffre compris entre cinq et dix. En fait, il y en a huit. Mais pour avoir une image du Parthénon, votre esprit ne requiert qu’une idée générale des détails.

Combien de grains de sable faut‐il pour faire un tas ? Plusieurs assurément. Mais, il n’existe aucune réponse exacte car un tas est, par définition, une approximation : il n’est pas nécessaire de connaître le chiffre précis.

Dans le monde des affaires, nous simplifions également. Prenez trois nouveaux exemples : les segments de marché sont des catégories conceptuelles et ne représentent pas la même chose que le marché à proprement parler ; les bilans sont des modèles fondés sur des règles associées à la devise et à la comptabilité, et ils ne représentent pas la réalité financière ; et la hiérarchie des besoins de Maslow, imaginée par le psychologue spécialiste du comportement Abraham Maslow, est un rendu abstrait de la nature humaine plutôt qu’un profil précis de votre client. 1

Thinking in New Boxes©2009, The Boston Consulting Group. Cet article est disponible en cliquant sur le lien suivant : http://www.bcg.com/expertise_impact/Capabilities/Organization/Leadership/PublicationDetails.aspx?id=tcm:12‐23261

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Ces six exemples démontrent que l’esprit humain a besoin d’inventer modèles, concepts et structures : des étapes sur la route vers l’interprétation de la réalité. Ce ne sont pas des représentations précises de la réalité, mais des hypothèses de travail. Ils nous permettent de penser, puis de travailler. Ils nous aident à ‘geler’ une part de réalité afin de rendre les choses gérables.

L’art de penser dans de nouveaux cadres (car penser en dehors du cadre ne suffit pas) Les modèles, concepts et structures sont – pour utiliser une autre formule – des cadres mentaux dans lesquels nous appréhendons le monde réel. Et depuis les années 1960, on nous a appris à être créatifs en ‘réfléchissant en dehors du cadre’.1

Le problème est le suivant : une fois que vous êtes sorti mentalement du cadre, que se passe‐t‐ il ? L’espace en dehors du cadre est très étendu – infini – et il ne peut y avoir aucune garantie que vous trouverez une solution à votre problème. La réponse est donc de trouver un nouveau cadre. Et vous devez construire ou choisir consciemment ce cadre vous‐même ; si vous ne le faites pas, un processus inconscient le fera pour vous.

La façon dont nous réfléchissons signifie que nous ne pouvons pas être créatifs de manière constructive sans inventer de modèles ou de cadres. Dans l’idéal, vous devez développer un certain nombre de nouveaux cadres – de nouveaux modèles, de nouveaux scénarios, de nouvelles manières d’aborder un problème – pour structurer votre réflexion. Le défi – et le véritable art de la créativité – est de savoir comment construire ces nouveaux cadres et, au cours du processus, fournir la structure pour un nouvel effort d’imagination.

Il y a un demi‐siècle, Bic, une entreprise de papeterie française, a lancé sur le marché l’idée de produire des stylos à bas coût. Un brainstorming créatif a généré une série de variations sur le thème : deux couleurs, trois couleurs, garniture dorée, logos publicitaires, gommes, etc. Mais qui aurait pensé à faire un rasoir ? Ou un briquet ? Bic n’a pu se présenter avec ces idées qu’en adoptant un changement de perspective radical. Au lieu de se voir comme une entreprise productrice de stylos, Bic a commencé à s’envisager comme une entreprise productrice d’objets jetables – soit, comme un producteur de masse d’objets en plastique peu coûteux. En effectuant cette transition, Bic avait, effectivement, créé un nouveau cadre.

Les affaires fournissent un certain nombre d’autres exemples.

Apple, à l’origine fabricant d’ordinateurs personnels populaires, a exploité son expertise pour se développer sur le marché du multimédia. Initialement, il n’y a aucune raison logique pour qu’Apple envisage de prendre la place de Sony et de son omniprésent Walkman. Mais une fois qu’Apple a créé un nouveau cadre et s’est vue sous un jour différent – en particulier, comme une entreprise multimédia qui s’y connaît en circuits et en octets – la notion de développement d’un « walkman » numérique s’est imposée d’elle‐même.

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Bien que la provenance précise soit obscure, la phrase « réfléchir en dehors du cadre » était associée à un casse‐tête à neuf points populaire dont le défi est de relier neuf points sur une grille carrée en traçant quatre lignes droites entre eux sans lever le stylo de la feuille. La solution est de prolonger l’une des lignes en dehors des limites de la grille – donc, « en dehors du cadre ».

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L’aspiration première de Google était de créer le meilleur moteur de recherche possible. L’entreprise a sans doute réussi en fin de compte. Mais, pour que Google puisse entrer dans une nouvelle ère de croissance, elle devait avoir une autre perception d’elle‐même. La création d’un nouveau cadre « nous voulons tout savoir » a initié des projets tels que Google Earth, Google Livres et Google Labs, ainsi que d’autres améliorations au moteur de recherche de l’entreprise.

Philips, entreprise de haute technologie, a concentré ses efforts sur des projets axées sur le produit allant des semi‐conducteurs aux appareils électroménagers. Elle a ensuite commencé à changer de priorité stratégique et s’est efforcée d’identifier et d’exploiter les tendances globales en matière de santé et de marchés de consommation. Ce faisant, elle est devenue l’un des leaders mondiaux dans plusieurs nouvelles catégories, notamment les systèmes de santé à domicile. En réfléchissant dans un nouveau cadre, Philips a utilisé ses compétences fondamentales de façon différente – et a radicalement modifié son activité en conséquence. Michelin et IBM illustrent la manière dont certaines entreprises sont passées avec succès d’une orientation sur le produit ou sur la technologie à une orientation sur des solutions ou des résultats – sans nécessairement abandonner leurs produits ou technologies fondamentaux. Michelin, le fabricant de pneumatiques, est désormais un spécialiste de la sécurité routière, alors qu’IBM, le géant de l’informatique, est entré dans le domaine de l’expertise‐conseil.

Comment créer de nouveaux cadres

Si la théorie semble logique, comment fonctionne‐t‐elle en pratique ? Voici un exemple. Comme de nombreuses entreprises, Champagne De Castellane, un producteur de champagne français, s’était engagé à augmenter ses ventes. Pour développer le moyen d’atteindre cet objectif, il a organisé des ateliers pendant trois jours sur une période de deux semaines. Il a été demandé aux cadres supérieurs de réfléchir à un nouveau cadre qui encouragerait des idées commerciales innovantes.

Pour commencer, il a été demandé aux cadres supérieurs de réfléchir à leur activité sans avoir recours aux mots qu’ils utilisaient le plus souvent pour la décrire – par exemple, boisson, champagne, alcool, bouteille, etc. Suite à cet exercice, l’équipe en est parvenue à la conclusion que l’activité de l’entreprise consistait fondamentalement à contribuer à ce que les fêtes et célébrations soient réussies.

Une fois que cette idée a émergé – et qu’un nouveau cadre s’est formé – les cadres supérieurs disposaient d’une structure au sein de laquelle ils pouvaient réfléchir à l’entreprise et à son avenir. Les idées ont afflué – dont certaines ont permis à Champagne De Castellane d’attirer davantage de clients et d’augmenter les ventes. Par exemple :

En été, le champagne n’est en général pas assez frais, surtout s’il est offert en cadeau lors d’une fête. L’entreprise a pensé à résoudre ce problème en produisant un sac en plastique suffisamment solide pour transporter la bouteille, mais également un peu de glace.

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Lors de nombreuses fêtes et célébrations, une personne est souvent amenée à faire un discours. L’entreprise a imaginé un livret pense‐bête intitulé « Comment écrire un discours » qui peut être attaché à la bouteille.

Les fêtes sont propices aux jeux et à l’amusement. L’entreprise a décidé de modifier les caisses en bois contenant les bouteilles de champagne afin de pouvoir les recycler en plateau de jeu pour les échecs, les dames et le backgammon.

Il convient de noter que lors du processus de brainstorming sur trois jours, 80 % de l’énergie des cadres supérieurs a été consacrée à l’identification d’un nouveau cadre (la fête). Ceci étant fait, les idées sont apparues relativement facilement. En effet, fournir le nouveau cadre adéquat est toujours le plus difficile, que le défi sous‐jacent soit la création de scénario, le développement d’affaires ou la conception d’une nouvelle vision stratégique. Il est donc crucial que les entreprises comprennent cela – et adoptent un processus leur permettant de créer le nouveau cadre. Le cerveau est comme un moteur à deux temps. Nous avons bien conscience de la valeur du second temps, lorsque le cerveau sélectionne, compare, trie, planifie et décide. Mais le premier temps – lorsque le cerveau imagine, rêve, suggère et ouvre des horizons –, c’est celui qui importe vraiment. Ce processus nécessite cependant de l’organisation – d’où le besoin d’un nouveau cadre. Et en temps de crise, à une période où les entreprises s’interrogent sur leur avenir partout dans le monde, l’importance que revêt la capacité de réfléchir dans de nouveaux cadres est encore plus forte. À propos des auteurs de cet article : Luc de Brabandère est partenaire et administrateur délégué du bureau parisien de The Boston Consulting Group et un BCG Fellow. Alan Iny est un directeur du bureau new‐yorkais de la compagnie.

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En guise de conclusion

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Il nous est apparu important de souligner que de nombreuses pratiques sont à l’œuvre : Pratiques des acteurs culturels, tout d’abord, qui mettent en mouvement leurs analyses, idées et engagements ‐ Pratiques des politiques, qui cherchent à faire pivoter le centre de gravité de leurs politiques cultuelles – Pratiques des intellectuels, enfin, qui conduisent leurs analyses dans de nouvel perspective du projet européen. Les bases nécessaires à l’action sont d’or et déjà, qu’ils s’agissent des cadres juridiques ou des outils financiers. Il ne manque, peut‐être qu’un débat d’idée plus ouvert, mieux documenté et donc plus citoyen sur le projet européen, et sur le modèle de société que nous souhaitons construire. En ouverture de ce livre vert, nous évoquions le contexte d’incertitudes actuel. En guise de conclusion, nous ne pouvons que réaffirmer l’urgence à poursuivre ce débat, auquel modestement nous espérons contribuer. Pascal Brunet

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