RETOUR AUX RUINES
De la trace déifiée à la trace défiée Entre nécessité, plaisir et renoncement. Mémoire de recherche
Simon Pruvost
ENSAP Lille
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Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
MÉMOIRE DE RECHERCHE Simon Pruvost
séminaire Conception et Expérimentation ENSAP LILLE - 2016 sous la direction de Séverine Bridoux-Michel.
DÉBUT.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
Couverture - Fort, Marie-Valentine Geoffroy, dessin, 2012. Pour définir ses dessins et son oeuvre, Marie-Valentine Geoffroy citait la phrase du metteur en scène de théâtre Français Claude Régy : « En général, mes images sont froides. Au moins extérieurement. Ce que je voudrais c’est que dans cette froideur et cette précision presque chirurgicale on sente une extrême violence – au bord de l’intolérable – et qui pourrait exploser à tout instant mais qui n’explose pas. Ce qui m’intéresse c’est cette zone-là, entre la charge et l’explosion, juste avant que ça n’explose. 1»
Cette intensité née de la tension entre le drame à venir et le drame passé, entre le drame à venir ou le drame qui ne viendra pas, c’est à mon sens ce qui caractérise la ruine, et c’est à cette tension qu’il est fait référence dans ce mémoire.
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Régy, Claude, Espaces Perdus, Éditions Plon, 1991.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
REMERCIEMENTS
Je remercie Séverine Bridoux-Michel pour le suivi apporté à ce travail et les conseils portés au cours de ces deux semestres. Je remercie également Lucie Mercier pour la non-intrusion et le libre-arbitre laissé sur un sujet que l’on croyait partager. À tes ruines différentes des miennes et à nos tentatives fortuites d’essayer de cacher les livres empruntés à la bibliothèque. Je remercie Claire Delaporte et Élise Vanhove pour leur lecture et leur soutient ainsi que leur regard aiguisé et critique sur tout ce que j’entreprends. Je tiens à remercier Manon Moyart, pour ses relectures depuis les montagnes tchèques où, entourées d’arbres, les ruines paraissent plus calmes, ainsi que mes parents pour avoir fait d’une ancienne ruine, leur maison.
DÉBUT.
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Vieille ville de JĂŠricho, PalĂŠstine. Simon Pruvost, Mai 2015.
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DÉBUT.
AVANT-PROPOS Jéricho, Paléstine, Mai 2015 : C’est plein d’espoir que
nous
nous laissons conduire pour quelques scheckels
de plus, à la vieille ville de Jéricho. Des images dès lors se bousculent et la vieille ville de Jéricho prend, mentalement, des airs de grands souks comme l’on peut rencontrer au moyen-orient et comme il nous a été donné de voir la veille à Hébron ( abstraction faite des militaires ).
La voiture s’arrête et le chauffeur indique que nous sommes arrivés. Il
n’y a rien. La vieille ville de
Jéricho est si vieille qu’elle n’est plus.
RETOUR AUX RUINES
De la trace déifiée, à la trace défiée. Entre nécessité, plaisir et renoncement.
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Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
PROLOGUE - retour aux ruines -
Les ruines étant vestiges, traces de ce qui fût, elles renvoient
inexorablement à la figure du passé : un retour aux ruines invoquant et unissant ainsi deux notions emprunt de passéisme ne doit cependant relever de l’ordre du pléonasme. Le « retour » implique un processus de marche arrière, qu’il soit heureux ou mal-heureux, volontaire ou induit, le retour s’impose et s’oppose à la marche en avant. Il est l’unique chemin d’accès à un état antérieur. Le retour est aussi un choix, il est conscient car il n’existe qu’en opposition à un avancement auquel l’on a renoncé. Nous parlons de point-de-non-retour lorsqu’il n’est plus possible de reculer; l’introduction d’un marqueur temporel brutal et défini comme «point» souligne ainsi que le retour est un acte inscrit dans le temps et conscient de lui même. À travers le regard ici porté sur la figure de la ruine, il nous importe et nous est peut-être permit de nous regarder. Car un retour aux ruines semble traduire bien plus qu’un simple retour vers le passé. Parler des ruines c’est parler du temps ; car la ruine est le temps qui passe, elle est le temps révolu et le temps qui sera. Elle unie sous une même figure le passé, le présent et le futur. Elle évoque le cycle anthropomorphique de tout être, la ruine représente le non-représentable : le temps.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
Un retour aux ruines joue ainsi sur plusieurs temporalités ; ce mémoire tente de s’inscrire dans cette même spécificité temporelle, le Retour aux ruines ici évoqué ne serait invoquer qu’une des trois temporalités. C’est ainsi qu’il nous sera permit de dépasser le pléonasme temporel sous-jacent à un Retour aux ruines. Ce Retour aux ruines invective et convoque les pratiques architecturales et de fabrique de l’urbain qui tendent à se généraliser, ou plus timidement, à se pratiquer à l’heure de la contemporanéité. Car à travers ce Retour aux ruines, il nous importe ici de comprendre et de motiver comment la ruine et le vestige, qui ne seraient se passer de la qualification juste mais réductrice de déchets urbains, sont aujourd’hui valorisés et véritables moteurs de la fabrique urbaine et architecturale. Car si ce mémoire évoque la ruine, il évoque également et inévitablement la fin des ruines. À travers le terme « retour », nous englobons ici toutes les pratiques de reconversion, d’utilisation, d’exploration, de transformation des ruines qui, à des degrés différents, opèrent à la dé-classification d’une ruine et la perte de son statut de vestiges. Nous pratiquons les ruines. Car comme le note Marc Augé nous vivons dans un monde où « les décombres n’ont plus le temps de devenir des ruines 1». C’est ici que notre réflexion opère. Entre l’omniprésence des ruines et leur emploi dans la fabrique urbaine, moment charnière et rare dans le cycle anthropomorphique des espèces où la ruine
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Augé, Marc, Le temps en ruines, Galilée, Paris, 2003.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
cesse d’être ruine. Le mort revit ! Banalisant ainsi le miracle de Pâques. Car le champs lexical de la ruine englobe en son sein des notions comme la vie, la mort, la destruction, la guerre, le cadavre, le déchet, ce Retour aux ruines et ce mémoire semblent se jouer sur une trame de fond où se reconnaissent ceux qui ne croient plus aux culte du progrès. L’emploi des ruines dans la fabrique urbaine ne peut se passer d’une compréhension de la société et de la conception du progrès alors régente. Un retour aux ruines est conscient et s’oppose à une marche en avant, si nous réemployons, restructurons, rénovons il s’agit bien d’une action délibérée de pas employer, structurer ou innover. Sous le titre Retour aux ruines, nous essayerons de comprendre pourquoi la prise en compte et le retour aux déjà-là s’impose à notre société. « Pourquoi existe-il des époques dites avec ruines et des époques qui seraient dites sans ruines : des périodes de doutes, de crises et de remises en causes, où la ruine peut apparaître comme une figure de renouvellement, et des périodes, où au contraire la notion de progrès est tellement dominante que les marges sont totalement oubliées, oblitérées, et les ruines ( si elles existent toutefois ) sont alors comme non vue ? 2»
2 Hladik, Murielle, Traces et fragments dans l’esthétique +japonaise, Éditions Mardaga, Wavre, Belgique, 2008.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
- de la trace déifiée à la trace défiée -
Car pratiquer la ruine n’est pas une affaire de statut, depuis
l’Antiquité la ruine est le domaine des pauvres, les bamboccianti italiens peints par le peintre néerlandais Pieter Van Laer au XVIIème siècle et leurs misères dont-on ne saurait dire si elles sont pires que le sort de l’édifice dans lequel ils évoluent, montrent qu’avant tout, les ruines accueillent les gens en marge. Cependant, dans la représentation Antique et plus tard, les ruines sont aussi domaine des Dieux et deviennent toiles de fond de scènes mythologiques et religieuses rappelant ainsi à l’Homme les errances du paganisme et l’avènement du Christ. Les ruines remplissent ainsi une fonction didactique et font figures de miseen-garde. Par leur transversalité temporelle, elles assurent et véhiculent le pêché des civilisations antiques et du polythéisme. Véritable instrumentalisation de la trace et du désastre, les ruines effrayent et remplissent un rôle de mise-en-garde. Nous pouvons ainsi qualifier les ruines de trace déifiée par les considérations didactiques qu’elles soumettent à l’Homme : elles font figures de « géants hors du temps » pour reprendre les termes de Sophie Lacroix. « Les ruines offrent aux consciences inquiètes une sorte de miroir où contempler l’incertitude des choses humaines et interroge le devenir 3». Nous comprenons dès-lors que la ruine puisse connoter et re-
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Lacroix, Sophie, Ruines, Éditions de la Villette, Paris, 2008.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
présenter la crainte qui renvoie tout être à sa condition de mortel. Pourtant, il semble que la figure de la ruine connaisse une révolution paradigmatique : la ruine n’effraie plus. Les matérialités propres à la ruine semblent aujourd’hui s’accommoder aux pratiques contemporaines ; le délaissé, le vestige semblent dès-lors se voir attribuer des considérations esthétiques et se positionnent comme véritables atouts dans la fabrique urbaine. C’est cette transition d’un état déifié à un état défié qu’il nous importe de retracer ici et d’en comprendre les tenants.
- entre nécessité, plaisir et renoncement -
S’il nous est permit d’emmètre une hypothèse, il semble dès-
lors que ce retour aux ruines contemporain semble répondre à trois notions : la nécessité, le plaisir et le renoncement. Ces trois notions, au regard des considérations attribuées à la ruine semblent ainsi proposer un panorama élargi et complet sur la ruine et les liens qui l’unissent à l’Homme, et semblent également fournir trois raisons possibles à un retour : le retour est contraint ( nécessité ), le retour est volontaire ( plaisir ), le retour procède d’un refus d’avancer ( renoncement ). Ces trois notions seront ainsi appliquées à la ruine et soumises à vérification au sein de trois parties, qui constitueront les trois temps de ce mémoire.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
Comme la ruine, entre valeur autonome et partie d’un tout, ces trois parties participeront à l’ébauche d’un panorama contemporain qui tentera de dépeindre les contextes sociaux, économiques et esthétiques qui accompagnent la transition d’un état déifié à un état défié de la ruine. Car la ruine est le temps qui passe et offre la possibilité de ressentir l’histoire en cours, ces trois parties fonctionneront par transition temporelle : d’un passé à un présent, vers un futur. Cette progression temporelle sera ainsi appliquée aux parties par l’instauration d’un cheminement transitoire, d’un état à un autre. De « de » à « à». Elles porteront les sous-titres de : - De l’abandon du culte du progrès, au luxe révolu de la tabularasa. ( Nécessité ). - De la naissance d’une esthétique des ruines, aux origines du ruin-porn. ( Plaisir ). - De la fin de l’éternité d’un rêve de pierre, aux temps de l’entropie. ( Renoncement ). La troisième partie en nature d’un possible renoncement à la ruine de l’architecture contemporaine nous tiendra lieu d’épilogue. Il nous importera dès-lors d’émettre une hypothèse finale, qui, au regard des deux premières parties, nous permettra de regarder le présent architectural que nous vivons et de le soumettre à la figure de la ruine. Nous nous positionnerons rétroactivement, dans un temps où les constructions contemporaines seront traces d’un passé. Car nous nous positionnerons dans un temps duquel nous ne maîtrisons pas encore les ressorts, cette hypothèse finale prendra
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Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
DÉBUT.
la forme d’un questionnement, auquel il est encore trop tôt pour répondre. Seul le temps œuvrant, nous livrera la réponse.
De la trace déifiée à la trace défiée, le retour aux ruines remplit-il des fonctions de nécessité, de plaisir, et s’accompagne-t-il d’un renoncement de l’architecture contemporaine à la ruine ?
RETOUR AUX RUINES
De la trace déifiée, à la trace défiée. Entre nécessité, plaisir et renoncement.
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Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
AVANT-PROPOS PROLOGUE I
SOMMAIRE.
P. 5.
P. 7.
NÉCESSITÉ
P. 17.
De l’abandon du culte du progrès au luxe révolu de la tabula-rasa.
II
PLAISIR
P. 53.
De la naissance d’une esthétique des ruines, aux origines du ruin-porn.
III
RENONCEMENT épilogue
P. 93.
De la fin de l’éternité d’un rêve de pierre, aux temps de l’entropie.
TABLES DES MATIÈRES BIBLIOGRAPHIE
P. 121.
ILLUSTRATIONS
P. 127.
P. 119
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« Le XXème siècle a été le siècles des ravages, des destructions et des reconstructions. Au sortir de la seconde guerre mondiale, je m’en souviens, on ne parlait que de reconstruction. Je crois me rappeler les calculs auxquels se livrait une de mes tantes bretonnes pour établir à quel type de villa elle pouvait prétendre à la périphérie de Lorient en compensation d’un appartement perdu au centre de la ville. J’avais du goût pour les villes neuves qui surgissaient du sol, pour les maisons modernes avec salle de bain et chauffage central qui se distinguaient si radicalement des vieux immeubles du bas de la rue Monge, à Paris. Mes goûts ont changé, et plus encore la rue Monge. Mais la reconstruction, à l’époque, c’était, avec la musique et les films américains, le symbole d’une vie propre, moderne et brillante à laquelle j’aspirais. » Le temps en ruines, Marc Augé.
NÉCESSITÉ
. De
I
l’abandon du culte de progrès, au luxe révolu de la tabula -rasa 20
De la nécessité de la ruine.
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
NÉCESSITÉ.
Le retour aux ruines est-il nécessaire ? Cette première par-
tie s’attarde à interroger le contexte architectural, économique et social qui, peut-être, rendrait incontournable l’utilisation du déjà-là dans la fabrique urbaine contemporaine. Nous interrogerons en premier lieu les raisons d’un retour aux ruines par le biais de l’histoire récente et de la condition urbaine héritée du XXème siècle. Un aller-retour entre le passé et l’à-venir nous permettra de dessiner les contours d’un contexte social où la vision du progrès régente semble être en lien direct avec les productions architecturales d’une époque donnée. Dans la cinématographie deux visions de l’avenir sont possibles. Nous pouvons opposer ces deux visions d’avenir par le biais de deux notions antagonistes : l’utopie et la dystopie. Si la première semble s’intégrer dans une conception du temps linéaire, la seconde témoigne d’une conception du temps cyclique et appréhende les ruines comme inhérentes au progrès. À cet égard, nous tenterons d’introduire les traductions dans la fabrique de l’urbain, et peut-être, d’y entrevoir les raisons d’un retour aux ruines quand Walter Benjamin déclare « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe 1». De l’abandon du culte du progrès, au luxe révolu de la tabularasa nous essaierons de prêter une certaine nécessité à l’emploi des ruines à l’heure de la contemporanéité.
1 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, « Neuvième Thèse », in Oeuvres III, Folio essais, Paris, 2003.
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NÉCESSITÉ.
1)
de l ’ abandon du culte du progrès. « Le tableau représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelques choses qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte et ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous voyons une série d’événements, il ne voit lui, qu’une seule et unique catastrophe qui sans répit accumule ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. L’ange voudrait rester, ramener les morts à la vie et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête, c’est ce que nous appelons le progrès 2». Réflexions de Walter Benjamin sur L’Angelus Novus de Paul Klee. (figure 1 et 2)
2 Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire » (Über den Begriff der Geschichte, 1940), dans Essais 2, Denoël, Paris, 1971. 22
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NÉCESSITÉ.
A) Le futur en ruines, vision.
W
alter Benjamin constitue à bien des égards une pierre angulaire de notre réflexion sur un retour aux ruines auquel semble s’adonner notre société. Il écrit ce texte dans un contexte bien particulier où la catastrophe et la ruine sont des notions qui paraissent, inévitablement, liées et définir les années à suivre. Cet avenir en ruine et l’abandon éminent du culte du progrès prend source et résonne comme une fatalité lorsque l’on sait qu’il écrit ces phrases en 1940, à l’aube d’une guerre qu’il est encore trop tôt pour qualifier de mondiale. Une certitude que seul un philosophe allemand né à Berlin en 1892 dans une famille de confession juive peut éprouver dans le contexte de l’entre-deuxguerres 3. Contexte qu’il vit depuis la France où il s’est réfugié depuis 1933 et la prise du pouvoir par les nazis dans son Allemagne natale. Érudit, éclairé et conscient des mécanismes politiques alors encore latents qui ne vont pas tarder à s’activer et plonger l’Europe et le Monde dans un chaos, la «tempête» en ses termes. De ce contexte né une réflexion sur le progrès , l’histoire et la fonction remplie par la ruine dans ces deux temporalité, qu’il unie sous le thème de la catastrophe : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe 4».
3 Bouganin, Amin, Walter Benjamin, le rêve de vivre, Albin Michel, Paris, 2007. 4 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, « Neuvième Thèse », in Oeuvres III, Folio essais, Paris, 2003.
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NÉCESSITÉ.
Il rejoint ici Volnay, contemporain d’une autre crise, lorsqu’il écrit en 1789, et en réaction au spectacle des ruines antiques dans le contexte de la Révolution française : « Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jours l’abandon de nos propres contrées ? [...] Qui sait si un jour un voyageur comme moi ne s’assoira pas un jour sur de muettes ruines ? 5» . La contemporanéité de ces deux penseurs à une catastrophe (guerre pour le premier, révolution pour le second) est, évidemment, ce qui nous attarde ici. Pourtant il est intéressant de constater que cette vision du progrès s’est imposée à un penseur sans que celui-ci ne soit contemporain d’une catastrophe, mais au fil d’un voyage dont le titre Itinéraire de Paris à Jérusalem nous laisse entrevoir un voyage d’une dimension supérieur à l’ordre uniquement spatial du déplacement : « Je ramenais mes regards sur Le Péloponnèse, sur Corinthe, sur l’Isthme, sur l’endroit où se célébrait les jeux : Quel désert ! Quel silence ! Infortunés pays ! Malheureux Grecs ! La France perdra-t-elle ainsi sa gloire ? sera t-elle ainsi dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles ? 6»
, à travers cet « itinéraire », Chateaubriand prend conscience
5 Volney, Constantin-François, Les ruines ou Méditations sur les Révolutions des empires, in Oeuvres du Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, texte réunis et revus par Anne et Henry Deneys, tome I, fayard, Paris, 1989. 6 Chateaubriand, François-René de, Itinéraire de Paris à Jérusalem, in Oeuvres romanesques et voyages, tome II, Gallimard, Paris, 1969. 24
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NÉCESSITÉ.
de l’effrayante double temporalité des ruines : elles le renvoient à la fois aux catastrophes passées, ou « l’unique catastrophe » pour reprendre les termes de Walter Benjamin, mais aussi à l’irrémédiable futur et aux catastrophes qui s’annoncent. Cet itinéraire de Paris à Jérusalem est à la fois un voyage au sens spatial, il parcourt une distance, mais devient également un voyage temporel : un voyage à travers le temps et les strates de l’histoire. La ruine est le lien. Ce voyage à la découverte d’anciennes civilisations l’entraîne à la réflexion sur le devenir de sa propre civilisation et le pousse à entrevoir une toute nouvelle et surprenante conception du progrès dont les ruines sont le fondement et que Sophie Lacroix résume dans Ruines : « la présence des ruines alimente l’éveil d’une conscience historique, celle d’un temps où la ruine est inscrite originairement dans le développement du devenir 7». Les ruines sont donc à la fois le passé et l’avenir de toute société, elles conditionnent et cadrent temporellement toute civilisation. Elles sont le début et la fin, pour Jacques Derrida : « À l’origine il y eut la ruine 8». L’idée de progrès ne serait donc se concevoir de manière linéaire, mais cyclique. La naissance et la mort pour les Hommes, l’édification et la ruine pour l’architecture. Sophie Lacroix pro-
7
Lacroix, Sophie, Ruines, Éditions de la Villette, Paris, 2008. 8 Derrida, Jacques, Mémoire d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Réunion des musées nationaux, collection “ Partis pris ”, Paris, 1990.
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NÉCESSITÉ.
pose en ce sens une définition de l’histoire : « L’histoire naît de la ruine et achemine vers elle ; le passé ne se donne pas à percevoir comme un objet-trésor que l’on aurait caché et que l’on retrouverait dans les vestiges, en particulier 9». Ici, le vestige est à la fois ce qui reste, et ce qui restera. Cette vision du progrès et la vision de l’avenir qui en découle trouve écho et représentation dans l’oeuvre de peintres, qui, conscients de l’impermanence et du temps cyclique opérant dans l’humanité et ses civilisations traduisent cet inéluctable futur en ruines par la « ruinification » de monuments à valeurs hautement symboliques, monuments sur lesquelles souvent se forge une identité nationale et patrimoniale. C’est par exemple le cas du peintre Hubert Robert qui nous montre La Grande Galerie du Louvre en ruines (figure 3), annonçant « le devenir qui est inscrit dans le monument, à savoir sa disparition 10». Quelle surprenante et peut-être effrayante vision du progrès qui tient pourtant son étymologie du latin progressus, avancer, et qui ne serait se passer du sens mélioratif qu’on lui prête volontiers dans le genre courant, celui d’une quelconque « amélioration ». Le concept de progrès oppose généralement un avant et un après, ces deux marqueurs temporels sont prétendument emprunts et séparés d’une transition où d’un mouvement positif : une direction entreprise vers mieux, qui par une formidable pro-
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Lacroix, Sophie, op. cit. Lacroix, Sophie, op. cit.
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NÉCESSITÉ.
gression, une marche vers l’avant, nous laisse perpétuellement entrevoir un avenir meilleur. Or c’est une tout autre idée du progrès qui nous est offerte ici par l’intermédiaire de Walter Benjamin et Chateaubriand. Une vision du progrès pour le moins sinistre telle que, Walter Benjamin se suicidera en 1940, ne pouvant se résoudre à vivre « la tempête » des années qui s’annonçaient. Ce retour aux ruines semble alors être l’héritier de ce culte du progrès vacillant. Au regard du XXème et de « sa beauté terrifiante », pour reprendre les termes de Rem Koolhaas, nous pouvons dés-lors questionner ces champs de ruines légués par ce siècle qui a multiplié les crises. Car si la figure de la ruine et du vestige semblent être des figures omniprésentes et récurrentes de la fabrique des villes occidentales actuelles, c’est peut-être également car nous sommes les directs héritiers d’un siècle géniteur à outrance de vestiges.
B)
Le présent en ruines, héritage.
« The terrifying beauty of the twentieth century For those who can forget – for a fleeting moment – the arbitrary delusions of order, taste, and integrity, Europe is now, almost everywhere, ridiculously beautiful. Through the objective agent of ideological mismanagement, its cities are now exhaustive textbooks of flaws; the European metropolis is like a reef on which each intention, each ambition, each solution, each question, each answer
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
NÉCESSITÉ.
implacably runs aground. 11»
C
omment ne pas faire le lien entre ces écrits de Rem Koolhaas et sa ville natale, Rotterdam. Ville dont l’histoire est ô combien marquée par ces années dont Walter Benjamin ne pouvait se résoudre à vivre. La « beauté terrifiante » du XXème siècle dont parle Rem Koolhaas semble être née dans un premier temps d’une Europe en ruine. Des villes européennes alors réduites à néant, ne reste que vestiges et décombres, peu de traces. Le vieux continent est sommé de repartir de zéro. Une Europe meurtrie fixée dans le temps par le cinéaste Roberto Rosselini dans son film au titre évocateur et symptomatique du sentiment alors ambiant qu’un cycle touche à son terme ( et qu’un autre démarre? ) : Allemagne année zéro. Entre déambulation béate et volonté de survivre, le film nous dépeint une ville dont on peine à reconnaître l’identité (figure 4) . Est-ce encore Berlin? La ville européenne héritière de la ville classique jusque là éprise d’une conception du progrès comme temps linéaire est rattrapée par les prédilections de Walter Benjamin : la catastrophe annoncée et inscrite dans l’histoire de toute civilisation s’est pro-
11 Koolhaas, Rem, The terrifying beauty of the twentieth century, in S, M, L, XL, 3ème éditions, The Monacelli Press, New-York, 19997. 28
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NÉCESSITÉ.
duite. De la notion de futur en ruines découle inéluctablement un présent postérieur en ruines. Nous y sommes. Mais en nature de condition cyclique, nous en sommes maintenant certains, la ville européenne ne connaît pas la son dernier chapitre. Au drame de la guerre et de ses destructions se succède l’espoir et ses reconstructions. La ville européenne continue à s’écrire. À cette strate vient se superposer, s’accoler, s’opposer de nouvelles strates. Rem koolhaas semble y voir là l’essence même de la beauté des villes européennes du XXème siècle, en particulier de celle de Berlin : « The richness of Berlin resides in the prototypal sequence of its models : neo-classical city, early Metropolis, modernist test bed, Nazi capital, war victim, Lazarus, cold war battlefield, and so on. 12». Berlin tiendrait donc de sa beauté selon Koolhaas de son histoire politique riche et/donc urbaine mouvementée. Une ville dont les strates historiques se laissent à lire, une ville où plusieurs temporalité se côtoient, un patchwork de parties détruites et historiques fragmentées. La ruine est devenue une forme urbaine au même titre que l’immeuble bourgeois. Celle-ci paraît alors avoir quittée la vision Romantique des paysages antiques tourmentés des tableaux de Leonardo Coccorante, lointains, pour s’immiscer au cœur même des villes. La ruine s’impose comme un héritage.
12
Koolhaas, Rem, op. cit.
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NÉCESSITÉ.
Cette ville indatable, cette ville non figurable et composée d’un assemblage de fragments est théorisée par Olivier Mangin par le biais de la métaphore du palimpseste. « Défini comme le résultat d’un double processus de rature et de réécriture, le palimpseste est apte à rendre compte par métaphore des transformations qu’une ville subit au long de son histoire. 13». Là métaphore du palimpseste nous est ici intéressante car elle conduit à la pensée d’une ville récit. Dans cette optique, la ruine fait figure de personnage sage et omniscient, grand-mère près du feu nous endormant de ses histoires, « Image mentale, la ville est une aventure qui n’en finit pas de se remettre en forme et en scène. La ville dès lors qu’elle contient du temps, se nourrit aussi bien de la continuité que de la discontinuité. Tout comme le récit. 14 ».
Ursula Bähler résume : « Convoquée dans le champs littéraire, la métaphore de la “ville-palimpseste” invite à concevoir la dialectique entre le visible et l’invisible, entre des processus successifs d’effacement et réapparition, et à construire l’espace de la ville - mais aussi l’espace de texte - comme un système où des opérations contradictoires s’organisent pour donner sens
13 Mongi Olivier, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Le Seuil, 2005 ; rééd. coll. poche Points Seuil, 2007. 14 Idem. 30
Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
NÉCESSITÉ.
et valeur à des aspirations tant collectives qu’individuelles 15 ».
La ruine constitue donc un héritage, mais non un fardeau. Ce regard positif sur la ruine nous propose un préambule aux motivations d’un retour aux ruines mais le XXème n’a pas fini de nous léguer ses ruines. Crises politiques, crises économiques et crises écologiques se sont succédées à une fréquence folle au cours du siècle dernier instaurant et accentuant le palimpse urbain. À cette occasion nous pouvons rappeler qu’il existe deux sortes de ruines. Le XXème s’apparentant à un véritable guide pratique de la mise en ruine, tant ces multiples crises ont engendré des vestiges et mis à mal les urbanités européennes. Il est ici à opposer les ruines dites lentes des ruines violentes. On a donc recourt, sans surprise, à un marqueur temporel pour différencier ces deux types deux ruines ; la première est l’oeuvre du temps, la seconde l’oeuvre de l’Homme. Chateaubriand émet un jugement esthétique pour opposer ces deux types de ruines : « les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans 16», louant la capacité de la nature à reprendre ses droits en dépit du temps et emprunt du romantisme le caractérisant : « Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs ; entrouvrent-ils un tombeau, elle y place le nid d’une colombe :
15 Bähler Ursula, Figurations de la ville-palimpseste, édition lendemains, Band 26, 2012. 16 Chateaubriand, François-René de, Génie du Christianisme, partie III, livre V, Académia, Paris, 1961.
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NÉCESSITÉ.
sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie 17». En opposition, les ruines dites violentes éveillent en lui un tout autre sentiment : « Les secondes sont plutôt des dévastations que des ruines, elles n’offrent que l’image du néant sans une puissance réparatrice 18». À l’échelle du XXème et s’il nous faut donner un exemple contemporain à ces deux types de ruines évoquées par Chateaubriand, nous pourrions nous tenter à rapprocher les ruines dites lentes des ruines issues de la dé-industrialisation, ruines issues d’un abandon progressif des structures productives dans un contexte de transition industrielle et - soumises à l’épreuve du temps - en proie à la reprise lente est progressive de la nature. Les ruines dites violentes s’apparente elles aux ruines issues des guerres mondiales. Par leur nature de violentes les ruines des guerres mondiales et plus particulièrement de celles de la Seconde Guerre Mondiale ne sont restées décombres qu’un laps de temps très court, il n’en persiste aujourd’hui plus, ou très peu. Au contraire des ruines lentes issues de la dé-industrialisation qui aujourd’hui parsèment encore nos urbanités européenne. C’est essentiellement à ces ruines « modernes » et lentes auxquelles nous faisons référence dans le développement à suivre car leur état permet d’entrevoir une réutilisation.
17 Idem. 18 Chateaubriand, François-René de, Génie du Christianisme, op. cit. 32
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NÉCESSITÉ.
2)
du luxe révolu de la tabula-rasa.
Au terme et à l’idée de novateur se couple et s’oppose forcé-
ment l’idée d’une rupture. S’il est à parler de nouvelles pratiques et de nouvelles temporalités en architecture et dans la fabrique de la ville d’aujourd’hui, il est à opposer les anciennes pratiques et les anciennes temporalités de la ville d’hier. Il nous est alors nécessaire d’appréhender comme relationnel ces pratiques et la conception du progrès sous-jacente alors partagée par la société. Ces pratiques résultant d’une vision du progrès et de l’optimisme régent. Nous avons vu que crise, vision du progrès et rapport au déjàlà sont étroitement liés : les crises ou catastrophes forcent une prise en compte de l’existant dans le renouveau urbain. Nous venons de voir que la ville héritée du Xxème siècle se rapproche de la figure du palimpseste. Si dans un premier temps l’attitude adoptée vis-à-vis de cette ville indatable semble avoir été une posture de « non-merci », il semble désormais que la
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NÉCESSITÉ.
fabrique de la ville embrasse cette condition urbaine des villes européennes. La métamorphose semble avoir succédée à la tabula-rasa. Rem Koolhaas donne rétroactivement comme transition entre la métamorphose et la tabula-rasa, le Plan Voisin de Le Corbusier pour Paris en 1925, sorte de point-de-non-retour spectral atteint, autant effrayant que fascinant : Paris rasée, non pas par des bombardiers, mais au nom du progrès.
« But the notion of new beginning - starting from scratch, the tabula-rasa ; had been taboo ever since Le Corbusier’s brutal attempt with the plan voisin to scrape everything away at once. 19»
A)
Errances modernes.
À travers ce terme d’errance, il est à noter et à interroger ici la
faculté et la disposition des architectes modernes à se soustraire de toute continuité: sortes d’errances temporelles et historiques, une discontinuité prônée de l’urbain. À travers ce constat, il nous importe de montrer que la figure de la ruine et son inscription dans la fabrique urbaine n’est pas un élément hérité et induit à toute époque, mais de repérer et de motiver les raisons d’un retour aux ruines contemporain en opposition au mouvement
19 34
Koolhaas, Rem, op. cit.
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NÉCESSITÉ.
moderne, et peut-être en dégager une nécessité. S’il est à parler d’héritage en terme urbain, il est aussi à parler d’héritage en terme de fabrique urbaine. Et pour Bernard Reichen, le constat est le suivant « Nous sommes aussi les héritiers du mouvement moderne, de ses acquis, comme de ses dérives. Un mode de développement agressif, n’hésitant pas à se référer au principe de la table rase [...]. 20». La tabula-rasa comme ferde-lance de la fabrique urbaine du mouvement moderne dans une Europe qui sort de la guerre. Pourtant, Bernard Reichen se lance dans une comparaison entre cette fabrique urbaine et les désastres de la guerre, pour lui, la « [tabula-rasa] a justifié des démolitions aussi importantes que celles de la guerre en construisant une pensée patrimoniale. 21 ». Il est alors évident que dans ce contexte de discontinuité urbaine et historique volontaire, la figure de la ruine et celle du vestige semblent ne pas être éléments sur lesquelles la ville peut se fabriquer, ou se re-fabriquer. La ruine renvoyant inéluctablement à la figure du reste, à la figure du passé rappelant à l’Homme qu’il est l’héritier soumis aux restes, nous comprenons dès-lors que le mouvement moderne et son emblématique Homme Nouveau ne peut se complaire a faire entrer la ruine dans le processus de fabrication des villes : « La ville moderne, et à fortiori celle qui s’est édifiée après
20 Reichen, Bernard, Recyclage. In Recycler l’urbain. MetisPresses, Genève, 2014. 21 Idem.
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NÉCESSITÉ.
la Seconde Guerre Mondiale, n’a pas été, ni dans sa matérialité, ni dans ses tracés, le recyclage d’un dispositif précèdent. Bien au contraire, elle a semblé jaillir comme monde nouveau, inattendu, inconnu ; l’urbanisation fonctionnant comme front d’expansion sur les territoires ruraux avoisinants 22».
Ce « monde nouveau » et « inattendu » dont parle Xavier Bonnaud s’est manifesté sous bien des formes. Sa forme la plus radicale, le Plan Voisin de Le Corbusier déjà cité en introduction, nous montre bien cette volonté moderne de rompre avec toute fabrique de la ville qui puisse se revendiquer d’une continuité (figure 5). Sans sentimentalisme, sans attachement, la ville moderne ne joue pas du palimpse urbain hérité et préfère, au mieux, s’y accoler, au pire, s’y substituer ; c’est le temps des villes nouvelles, des centres historiques rasés au profit et au nom du progrès. C’est le temps des hétéropies qui comme le note Michel Foucault sont similaires aux hétérochronies, « L’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel 23». L’histoire récente fait peur, il faut s’en absoudre. Dans cette optique « On comprend alors que la puissance d’évocation de la moindre «vieille pierre» ne pouvait qu’entraver un tel projet artistique et qu’une pensée du recyclage lui ait été bien lointaine. 24»
22 Bonnaud, Xavier, En quoi la pensée du recyclage peut-elle enrichir nos imaginaires urbains? In Recycler l’urbain. MetisPresses, Genève, 2014. 23 Foucault, Michel, « Des espaces autres », Dits et Écrits, IV, Gallimard, Paris, 1994. 24 Bonnaud, Xavier, op. cit. 36
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NÉCESSITÉ.
Or cette conception de la ville prônée par le mouvement moderne, cette ville de rupture et de nouveauté ne serait se passer d’apparaître en parallèle d’une conception du progrès étrangère aux prédications de Walter Benjamin. Xavier Bonnaud nous rappel ce lien qui existe entre cette fabrique de la ville et la vision du progrès alors ambiante : « Cette ville de la modernité c’est ainsi affirmée, pour ses populations, comme une transformation radicale des conditions de milieux et d’existence, comme l’écrin d’une marche en avant progressiste, présentée comme inéluctable et gorgée des saveurs promises par les manifestes qui en accompagnaient l’éclosion. 25».
Il est alors révélateur que le mouvement moderne et ses réalisations les plus marquantes s’échelonnent sur un laps de temps que nous qualifions aujourd’hui rétroactivement de Trente Glorieuses. Croissance économique, avancées sociales caractérisent cette période que connurent les villes occidentales de l’après-guerre. Les villes nouvelles ne seraient s’expliquer sans un contexte économique qui justifie et rend possible l’onéreuse pratique de la tabula-rasa. Xavier Bonnaud nous rapproche cette fabrique de la ville au concept de « destruction créatrice » rapporté et tenu comme concept fondamental du capitalisme par l’économiste Joseph Schumpeter « Cette puissance de « destruction créatrice » [...] a été et demeure centrée sur sa logique : pro-
25
Bonnaud, Xavier, op. cit.
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NÉCESSITÉ.
duire du nouveau, du prêt à consommer, vaille que vaille 26». Or, si nous pouvons mettre une durée aux Trente Glorieuses, c’est car elles sont finies. La catastrophe a une nouvelle fois rattrapé l’Homme, le rappelant qu’ « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe 27» pour reprendre, une nouvelles fois, Walter Benjamin La dé-industrialisation des villes européennes qui s’ensuit et la croissance économique stagnante mettent à mal ces volontés modernes de rompre avec l’histoire. Car la ville moderne est issue de la révolution industrielle et se déploie dans un contexte d’innovation permanente, d’un véritable culte du progrès. Comme souligné auparavant, la tabularasa est donc symptomatique d’un non-regard vers le passé et vers le patrimoine, mais vers l’avenir qui s’annonce alors radieux. La dé-industrialisation et les doutes sur la modernité qui en naissent participent-elles à un changement de regard sur la fabrique urbaine, non seulement induit par le contexte économique qui pousse à jouer du déjà-là ( ruines, vestiges ) mais également par un regard cyclique sur le progrès, né de la catastrophe ? Aussi, la crainte de l’entrée dans l’anthropocène popularisée par Paul Crutzen qui se caractérise par la prise en considération de l’Homme comme force géologique majeure influant et dégradant la lithosphère28 nous pousse à entrevoir de nouvelles méthodes 26 Idem. 27 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, « Neuvième Thèse », in Oeuvres III, Folio essais, Paris, 2003. 28 Crutzen, Paul, « The « Anthropocene » », Global change, Newsletter, n° 41, IGBP, 2000. 38
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NÉCESSITÉ.
de conceptions dans la fabrique des villes : le luxe de la tabularasa est révolu, la ville semble devoir se composer en récit ; le palimpse urbain, les vestiges hérités comme personnages incontournables. Le retour aux ruines est nécessaire.
B)
Être contemporain.
« Ces nouvelles pratiques, se déployant autant à l’échelle individuelle qu’à celle plus globale du métabolisme urbain, concourent à la remise en jeu des représentations linéaires et un peu simplistes du progrès, que la modernité architecturale et l’urbanisation accélérée du monde avaient mis exagérément en avant au Xxème siècle. 29»
Quelles-sont donc ces nouvelles approches contemporaines
de la conception urbaine qui viennent se suppléer aux pratiques d’ordre moderne ? Même s’il est à souligner que l’opposition moderne/contemporain dépasse le degrés simpliste tabula-rasa/patrimonalisation, et qu’il s’agit bien ici de dégager des tendances dominantes dans deux temporalités largement diversifiées et, évidemment, non généralisables. Il est rappelé dans l’ouvrage à saveur de manifeste du réemploi Matière Grise que « le terme crise est indissociable de l’époque actuelle [...]. Crise économique, financière, écologique, politique,
29
Bonnaud, Xavier, op. cit.
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NÉCESSITÉ.
sociale, énergétique... 30». Edgard Morin emploie le terme de polycrise pour appuyer le fait que cette crise est à la fois globale et multiple. Comme nous venons de le voir, la ville moderne et sa tabula-rasa onéreuse ne peut se poursuivre ; les ressources s’amenuisent, de nouvelles questions se posent ; doit-on, peut-on encore construire ? Dès-lors, le déjà-là dans sa présence devient figure incontournable. Or qu’est-il déjà-là ? Le terme déjà évoqué de ville récit en référence au palimpse urbain hérité du XXème siècle s’impose, la ville doit se concevoir sur de nouvelles temporalités et composer avec son hétéroclité. Xavier Bonnaud nous rappelle le non-regard de la ville moderne sur le déjà-là, « Les pratiques de recyclage ont été assez étrangères à la ville moderne issue de la révolution industrielle. Celle-ci s’est affirmée avant tout comme un création inédite, un flot de nouveautés se substituant point par point aux biotopes, paysages et territoriaux sur lesquels elle s’installait. 31». Il est à montrer ici que le recyclage et le réemploi ne sont ‘‘que’’ figures de proue d’une nouvelle fabrique de la ville à l’heure de la contemporanéité se basant sur des temporalités inconnues de la ville moderne. « Mais le faire avec, en architecture, ce souhait de limiter les destructions s’inscrit aussi en rupture avec la volonté
30 Choppin, Julien et Delon, Nicola, Matière grise, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2014. 31 Bonnaud, Xavier, op. cit. 40
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NÉCESSITÉ.
de déstabilisation des esthétiques radicales revendiquées par la modernité architecturale. 32» Dans les cahiers thématiques numéro 7 sur le/les thèmes de contemporanéité et temporalités , Xavier Fouquet fait référence à l’organisation du travail régente dans une société comme symptomatique et en lien direct avec les transformations territoriales. Or l’organisation du travail des Trente Glorieuses et celle d’aujourd’hui diffèrent. Faisant référence à « la flexibilité ou du « présent liquide » » du sociologue Zygmunt Bauman33, il note que l’organisation du travail, comme la fabrique du territoire, n’est plus celle héritée de la révolution industrielle, et caractérisée comme « [un] parcours stable, la temporalité linéaire, et le changement de statut était une rupture avec l’état précèdent », mais que « la question principale n’est plus tant celle du lieu que l’on occupe et de la forme qu’on lui donne pour faire sa place dans la durée, que celle du territoire que l’on agence au gré des contingences, en jouant des variations d’états dans le temps, selon une temporalité variable donc 34». La temporalité contemporaine diffère de la temporalité moderne, elle est plus souple, plus courte, plus flexible. Dans cette transition « de l’espace ‘‘solide’’ à l’espace ‘‘liquide’’35,
32 Idem. 33 Baumaun, Zygmunt, Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, Paris, 2007. 34 Fouquet, Xavier, L’hypothèse paradoxale, In Cahier thématiques N°7, Contemporanéité et temporalités, Éditions de l’ENSAPL, Lille, 2007. 35 Idem.
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NÉCESSITÉ.
la notion de flexibilité revêt un caractère prépondérant. Xavier Fouquet reprend Bruno Latour pour opposer les fabriques urbaines de l’ordre moderne et contemporain ; « Bruno Latour propose de passer du détachement ( moderne ) à l’attachement ( contemporain )36, c’est à dire non plus rompre avec le passé ou séparer les faits et les valeurs, mais composer avec des diversités et produire des ensembles hétéroclites 37». Le potentiel du palimpse hérité et de la notion de ville récit se laisse sous-entendre ici. La ruine, le vestige, les traces entrent dans un schéma de conception de l’urbain plus large qui ne se conçoit plus comme ‘‘solide’’, mais ‘‘liquide’’ et qui laisse l’urbain transparaître à la manière d’une narration ; « À la construction du territoire basée sur la production de l’espace, du cadre matériel [...] se substituent peu à peu des pratiques de mises en récit du territoire, de véritables fictions urbaines et métropolitaines 38». Nous comprenons dès-lors que cette fabrique urbaine ne serait se passer de territoires ou lieux laissés à l’abandon, car comme noté dans l’avant-propos de l’ouvrage Recycler l’urbain, le délaissé « demeure capable de raconter l’histoire des milieux habités tout en offrant une nouvelle potentialité régénératrice. 39»
36 Latour, Bruno, « Qu’est-ce qu’un style non-moderne ? », In, la parenthése du moderne, actes du colloques» l’art moderne, rupture ou parenthèse dans l’histoire de l’art ? », Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2006. 37 Fouquet, Xavier, op. cit. 38 Idem. 39 Avant-propos de Recycler l’urbain, sous la direction de D’arienzo R et Younes C, MetisPresses, Genève, 2014. 42
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NÉCESSITÉ.
Xavier Fouquet résume la fabrique urbaine à l’heure de la contemporanétité : « Le mélange des « genres » où des temps y est une valeur positive. [...] le « moderne » et l’ancien son mélangés, hybridés, le fait d’avoir à recomposer une ambiance différente pour quelques temps est déjà intégré dans une sorte de work in progress ou de recyclage urbain 40» (figure 6). Qu’elles soient sujettes à rénovation, ou non, les ruines sont donc investies d’un rôle à l’heure de la contemporanéité, et s’insèrent dans un schéma plus large, celui de la ville récit, elle-même née et amplifiée du palimpse urbain hérité du XXème siècle. Rendu incontournable par la polycrise, pour reprendre les termes d’Edgard Morin, le déjà-là s’impose aux penseurs urbains. La métamorphose quitte son champs lexical antique pour apparaître en maître-mot des urbanités à penser, à réinventer. À la société du -dé ( dé-industrialisation, dé-croissance ) répond la société du -re.
C)
Re-société.
L
e retour aux ruines semble évidemment sous-entendre et induire que les vestiges ne restent vestiges qu’un laps de temps très court. Pour Marc Augé, nous vivons même dans un monde où « les décombres n’ont plus le temps de devenir des ruines 41».
40 41
Fouquet, Xavier, op. cit. Augé, Marc, Le temps en ruines, Galilée, Paris, 2003.
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NÉCESSITÉ.
Nous venons de voir la nécessité de ce retour aux ruines et les raisons qui nous poussent à qualifier, ici, une société du -re en réponse à la société du -dé. Le recyclage des ruines, le réemploi des vestiges avec rénovation ou non, est une figure de la ville récit qui entre dans un schéma plus large de fabrique de la ville palimpseste : « Modifier, transformer, métamorphoser, coexister deviennent les concepts cruciaux pour relever le défi des territoires contemporains, et passer d’une tendance centrifuge de voracité et d’abandon à une dynamique centripète de réécriture comme stratification qualificative du palimpsestes urbain. 42».
Le recyclage des vestiges et ruines n’est pourtant pas une notion propre et inventée par nos contemporains, mais il est intéressant de constater que ce faire avec s’impose comme une nécessité à toute société en crise. La ville classique en crise ne peut déjà plus se payer le luxe de maintenir ses monuments en dehors d’un processus qui tente d’utiliser le déjà-là ; à-propos de l’amphithéâtre Romain, pourtant emblématique de la cité, Aldo Rossi nous livre les détails du réemploi du Colisée de Rome à la chute de l’empire Romain : « Mais un événement extérieur, qui correspond à l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de l’humanité bouleversera sa fonction, un théâtre devient ville. 43»
42 Avant-propos de Recycler l’urbain, sous la direction de D’arienzo R et Younes C, MetisPresses, Genève, 2014. 43 Rossi, Aldo, L’architettura della città, Marsilio, Padova, 1966. [Ed. fr. 2006] : L’architecture de la ville, InFolio, Gollion. 44
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NÉCESSITÉ.
; le palimpse romain doit se ré-écrire, le modèle politique garant de la cité n’opère plus, le peuple investi l’un des symboles de l’empire révolu. Le lien est une nouvelle fois notoire entre crise et retour aux ruines44. Le -re répond au -dé. Il est pourtant difficile de prêter des considérations idéologiques à cet investissement du Colisée, car il est en premier lieu le résultat d’une nécessité, le symbole de l’amphithéâtre investit ne semble pas être à l’origine du réemploi, mais il s’agit dès lors de profiter d’une structure existante pour s’y établir. Au moyenne-âge, on note en France cette même nécessité de ré-emploi des lieux antiques emblématiques de la cité. Dans son voyage de Provence, Jean-pierre Papon fait le constat suivant à la visite des arènes d‘Arles, « Les gradins ont été démolis, l’arène est remplie de maisons et la seule galerie qui reste et qui forme la circonférence de ce vaste édifice et coupée par des magasins et des logements pratiqués entre les arceaux 45». Ce constat trouve un étrange écho contemporain au concours récemment lancé par la ville de Bordeaux dans le cadre de la reconversion du Stade Chaban Delmas en 2013.
44
À ce titre, Xavier Bonnaud note cette analogie entre les citées ouvrières et le projet de reconversion du Colisée. « Il décide de transformer le Colisée en filature de laine. Des ateliers étaient prévus au rezde-chaussée et des habitations pour les ouvriers aux étages supérieurs [...]. Si seulement le pape avait vécu un an de plus, le Colisée serait devenu une importante manufacture et la première citée ouvrière. » In Bonnaud, Xavier, op. cit.
45 Papon, Jean-Pierre, Voyage de Provence, La Découverte, Paris, 1780.
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NÉCESSITÉ.
La description faite par Jean-Pierre Papon semble être adaptable à l’ensemble des propositions reçues ; les figures emblématiques de la cité n’échappent pas aux nécessités du réemploi, quelque soit l’époque. La pratique des ruines revêt donc déjà à l’antiquité d’un caractère pratique voir pragmatique, il nous est cependant compliqué d’y attribuer un caractère symbolique tant le contexte et la relation aux patrimoines et la valeur symbolique attribuée à un édifice fluctue en fonction des sociétés. « S’étonner que les arches du Colisée aient pu abriter des artisans et servir d’entrepôts, que le Parthénon ait été utilisé comme poudrière et que les arène d’Arles soient recouvertes d’habitations, procède de l’anachronisme. De simple appréciations esthétiques ne suffisent pas pour dégager conserver où restaurer un édifice 46». Pourtant, à travers la religion et la nécessité de symbolisme inhérente à celle-ci, il nous est possible de parler de ré-emploi à valeur symbolique dès l’apparition de la religion chrétienne. Ruines et religions sont intrinsèquement liées comme nous le rappelle Laura Foulquier par la transition entre religions païennes et religion chrétienne : « Les ruines deviennent dès lors des objets de foi dans le sens où elles sont la marque manifeste de l’inanité et de la précarité du paganisme 47». Les ruines des édifices païens remplissent un devoir de mé-
46 Makarius, Michel, Ruines, flammarion, Paris, 2004, 47 Foulquier, Laura, La carrière de pierres : la récupération de l’Antiquité à nos jours. In Nicola, Matière grise, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2014. 46
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NÉCESSITÉ.
moire et participent à l’ancrage de la religion Chrétienne : la vue des vestiges remémore et invective aux chrétiens les fautes des païens qui sont renvoyés à figures du passé et à la figure de la ruine. « Les ruines deviennent lieux de mémoire, rappelant la disparition inexorable du paganisme et l’apparition du christianisme 48». Aussi Sainte-Sophie, basilique chrétienne à laquelle quatre minarets furent ajoutés devint mosquée. La reconversion revêt donc ici un caractère hautement symbolique. « Mais le souvenir impie est une souillure qu’il importe de laver par le rituel de conversion 49». Ce caractère symbolique dans le ré-emploi nous permet d’introduire la question du patrimoine et notre relation à celui-ci ; il parait naturel que le réemploi des ruines et vestiges est né en parallèle à la naissance d’une pensée patrimoniale. Les premières pensées patrimoniales émergent en France à la fin du XVIIIème siècle. La Révolution Française « stigmatisée pour ses nombreux vandalismes, met en place des lois ainsi que des décrets concernant les destructions et la conservation des biens culturels 50». Des décrets sont instaurés pour limiter l’abolition et la destruction des symboles de l’Ancien Régime. Si dans un premier temps cette pensée patrimoniale s’exergue à limiter la mise en ruine du-dit patrimoine, il se pose très rapidement la question des relations et du comportement à adopter vis-à-vis du patrimoine ruiné.
48 Idem. 49 Le code théodosien, Éditions du Cerf, Paris, 2002. 50 Foulquier, Laura, op cit. p. 42. depuis Grégoire, Henri, Mémoires, Paris, 1837.
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Les arènes d’Arles seront vite « désengorgées et restaurées de façon à les mettre valeur 51». Entre temps, Françoise Choay nous rapporte la légende de François Ier, qui de passage à Nîmes en 1583, n’avait pu faire démolir les maisons qui occupaient l’amphithéâtre, et ce, même agenouillé 52! Cette anecdote, souligne que la patrimonalisation n’est pas une valeur induite à toute société mais résulte bien d’un choix conscient porté vers l’Histoire et la prise en considération de celle-ci comme élément prépondérant dans la fabrique identitaire d’une nation, car comme souligné par Françoise Choay, « Monument et ville historique, patrimoine architectural et urbain : ces notions et leurs figures successives dispensent un éclairage privilégié sur la façon dont les sociétés occidentales ont assumé leur relation avec la temporalité et construit leur identité 53». Si les motivations de la société du -re oscille entre pragmatisme et symbolisme, travailler avec la ruine impose tout d’abord un rapport sur la restauration qu’il nous est possible de résumer par l’opposition de deux pensées patrimoniales contradictoires. En la comparaison des conceptions de conservation patrimoniale de John Ruskin et de celle de Viollet-le-duc : deux visions patrimoniales et de restauration s’affrontent en un débat qui se poursuit encore aujourd’hui. Opposer Ruskin et Viollet-le-duc, c’est tout d’abord opposer la France et l’Angleterre.
51 52 1992. 53 48
Idem. Choay, Françoise, L’allégorie du Patrimoine, Seuil, Paris, Choay, Françoise, op. cit.
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Françoise Choay nous résume le débat en opposant l’anti-interventionnisme anglais, et l’interventionnisme français, et plus largement, interventionnisme partagé par le reste européen. John Ruskin prône et condamne toute intervention de restauration sur les bâtiments anciens. Sa position radicale sur le sujet se fait ressentir dans son verbe et sa prose souvent enflammés, à propos de restaurer des édifices il déclare : « Nous n’en avons pas le droit. Ils ne nous appartiennent pas. Ils appartiennent en partie à ceux qui les ont édifiés, en partie à l’ensemble des générations humaines qui nous suivront 54». La comparaison entre ruine et être humain est une notion chère à Ruskin qui appréhende les marques du temps passé comme composantes inhérentes à l’édifice. Elles tendent à rendre la ruine ou l’édifice ruiné sacrés en leur nature de traces léguées. John Ruskin sous-tend donc ici que le cycle anthropomorphique d’un édifice ne doit être rompu, bâtir et faire naître, ne pas restaurer et laisser mourir. La ruine est donc inscrite à l’origine dans le devenir de l’édifice et toute tentative de restaurer, réparer celui-ci relève du sacrilège. Pour Viollet-le-duc, le français, « Restaurer un édifice, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » ; effacer les marques du temps, restaurer en dépit de la réalité historique et temporelle. Nous pourrons presque prêter au travail de Viollet-le-duc un caractère de négation aussi bien historique que temporelle. François Choay nous rapporte ses errances et peut-être dérives
54 Ruskin, John, The Seven Lamps of Architecture, Dover Publication, 1989.
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en matière d’interventionnisme, « Façade gothique inventée de la cathédrale de Clermont,-Ferrand, sculptures détruites ou mutilées remplacées par des copies, reconstitution fantaisiste du château de Pierrefonds, reconstitutions composites des parties supérieures de l’église Saint-Sernin à Toulouse 55». Au regard de l’intention de ce mémoire et de l’éloge de la ruine et de la condition cyclique de tout être et dans le contexte où les restaurations de Viollet-le-duc ayant pour but de « dé-ruiner » un édifice, il nous semble ici que le retour aux ruines contemporains suit les prédications de Ruskin, rejoignant ainsi les recommandations de John Brinckerhoff Jackson : « Il faut qu’il y est un intervalle de négligence, il faut qu’il y est une discontinuité; cela est religieusement et artistiquement essentiel. […] Il faut qu’il y est un intérim de mort ou rejet avant qu’il n’y ait rénovation et réforme. L’ancien ordre doit mourir avant qu’il ne puisse y avoir un paysage re-né 56». Le recyclage urbain semble prendre une nouvelle dimension lorsqu’en 2014 Rotor a lancé une nouvelle entité autonome, Rotor Déconstruction, qui se consacre au démantèlement et à la revente d’éléments architecturaux issus d’immeubles voués à la démolition57. Fondés en 2005, Rotor se définissent eux-même comme une association de personnes partageant un intérêt commun pour les flux de matériaux dans l’industrie, la construction, 55 Choay, Françoise, op. cit. 56 Brinckerhoff Jackson, John, The necessity for ruins. In Brinckerhoff Jackson J., The Necessity for Ruins and Other Topics, The University of Massachusetts Press, Massachusetts, 1980. 57 rotor.be 50
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le design et l’architecture58. a ruine est alors perçue comme matière première ; démantelée, ses matériaux et composants sont ré-introduits et ré-employés dans la construction de nouveaux édifices. Il ne s’agit ici non plus d’une notion inventée par nos contemporains, cet acte de récupération de matériaux sur des édifices laissés à l’abandon rejoint les spoilas, déjà pratiquées à l’Antiquité et jusqu’au XIXème siècle : « On préfère même jusqu’au milieu du Xixème siècle environ, les vieilles aux neuves car elles ont fait leurs preuves. Parfois, on consolide les murs avec de gros os de cheval récupérés dans les chantiers d’équarissage. En 1815, ce sont les canons de fusil de réforme de la bataille de Waterloo qui permettent la distribution du gaz dans l’hôpital Saint-Louis : le plomb est un métal coûteux que l’on ne saurait laisser perdre 59».
Ce qui est nouveau dans la démarche de Rotor, c’est le contexte dans lequel elle s’inscrit : face à la destruction-création prônée du capitalisme et de l’obscolecence programmée de tout produit, l’instauration d’une pensée cyclique de recyclage des matériaux s’inscrit dans une démarche à contre-courant. Le recyclage urbain semble ici rejoindre la notion de pensée dialogique d’Edgar Morin qui se rattache à l’association com-
58 idem. 59 Barles, Sabine, Le métabolisme Urbain. In, Matière grise, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2014.
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NÉCESSITÉ.
plémentaire d’antagonismes, à l’instar de la Vie et de la Mort. «Quand meurent des animaux, ceux-ci non seulement font le festin d’insectes nécrophages [...], mais leurs sels minéraux sont absorbés par les plantes. Autrement dit, la vie et la mort sont l’envers l’un de l’autre 60». L’analogie du cycle trophique de l’écologie au recyclage urbain prôné et promu par Rotor ramène l’acte de démantèlement de la ruine à la figure de la mise à mort au service de la vie, ce recyclage urbain semble alors épouser la notion de sacrifice au sens premier du terme, c’est-à-dire de rendre sacré via offrande l’édifice voué à la démolition et traduit d’un attachement bien contemporain à la figure de la ruine qui dépasse ici sa portée et sa valeur patrimoniale au service du bien commun. La ruine contemporaine et son réemploi par démantèlement semble ainsi s’inscrire dans une méthodologie de remise en question de la société de consommation. À toute échelle, l’impasse écologique, économique et politique à laquelle nous devons faire face promeut et rend nécessaire l’adoption d’une nouvelle posture vis-à-vis du «déjà-là». Aussi, cela bouleverse le rapport au temps passé et au temps à venir, le temps du progrès perpétuel et celui de la tabula-rasa est révolu ; « Ces nouvelles pratiques, se déployant autant à l’échelle individuelle qu’à celle plus globale du métabolisme urbain, concourent à la remise en jeu des représentations linéaires et un peu simplistes du progrès, que la modernité architecturale et l’urbanisation accélérée du monde avaient mis exagérément en
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Communication au Congrès International «Quelle Université pour demain ? »
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NÉCESSITÉ.
avant au XXème siècle 61». Qu’il soit de motivations pragmatiques ou symboliques, le réemploi des ruines revêt un caractère nécessaire à l’heure de notre contemporanéité. La première notion ainsi évoquée semble être applicable à la figure de la ruine. Le retour aux ruines est nécessaire. Mais ce retour aux ruines ne répondrait-il uniquement à de sconsidérations pragmatiques ? Nous pouvons maintenant tenter d’entrevoir dans quelles mesures ce retour aux ruines relève également d’un certain plaisir et d’en dégager des motivations qui dépassent la simple nécessité d’opérer avec le déjà-là. Dans quelles mesures la ruine plaît-elle?
61
Bonnaud, Xavier, op cit.
54
« Oui, va à Rome, - tout à la fois le Paradis, La tombe, la cité, et l’étendue sauvage ; Et là où ses débris s’élèvent tels des monts brisés, Là où la mauvaise herbe en fleur, et les taillis odorants Couvrent les os de la Désolation nue Passe, jusqu’à ce que l’esprit du lieu guide Tes pas vers une pente à l’accès verdoyant Où, sur les morts, tel un sourire d’enfant, Une lumière de fleurs riantes Le long de l’herbe se répand. » Ruines, Percy Bysshe Shelley, Adonais XLIX, 1821.
Plaisir1.
1 , s. m. (anc. inf. fr. du lat. placere) Mouvement, sentiment plaisant, agréable, excité dans l’âme par une impression physique ou morale. Prendre plaisir à, éprouver une jouissance à. Le nouveau Littré, Éditions Garnier, 2004.
PLAISIR
. De la naissance d’une esthÊtique des ruines, aux origines du ruin-porn.
II
Du plaisir de la ruine. 56
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PLAISIR.
Ruin-porn, d’un anglicisme révélateur de son apparition
récente dans le vocabulaire et de sa mondialisation rapide, le terme parait sémantiquement clair: la ruine du XXIème siècle se conçoit comme un objet à caractère sexuel. Si au premier regard, cette pratique semble plus tenir de l’ordre du sadomasochisme que le dictionnaire définie comme « une confrontation philosophique entre la pensée de l’homme bon par nature et l’homme mauvais qui doit brider ses passions 2», il nous importe ici et par prétexte de comprendre d’où provient le ravissement et le plaisir d’une vision de ruines. Diderot interrogeait ainsi ses contemporains : « Vous ne savez pas pourquoi les ruines font tant de plaisir 3». Or cette pratique sensuelle du vestige ne pourrait se passer d’une attribution d’un quelconque esthétisme à la ruine. Aux origines du ruin-porn et avant de comprendre et de définir ce terme dans ses différentes manifestations, il paraît alors nécessaire de retracer par quel processus la ruine est-elle devenue un objet de contemplation auquel est attribué aujourd’hui un caractère sexuel. Car si il nous semble aujourd’hui résolument contemporain et banal de pratiquer la ruine, il est a comprendre par quels jeux et quels révolutions de paradigmes l’Homme s’est-t’il absous de la violence sous-jacente à la figure de la ruine, pour lui prêter des considérations esthétiques et s’y établir. D’où provient le plaisir des ruine ?
2 Le nouveau Littré, Éditions Garnier, 2004. 3 Diderot, Denis, Ruines et paysages. Salons de 1767. Hermann, Paris, 1995.
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1)
de la naissance d’une esthétique des ruines. A)
Du beau au sublime.
« Notre époque est émotionnelle : elle aime les sensations fortes, les défis délirants, la violence. Ces excès en tous genres, elle se les représente volontiers sous une forme extrême, où l’accent est mis sur ce qui chavire nos sens : l’intensité, la démesure, le moralement inadmissible, l’horreur. Un élan destructeur au point de rendre légitime, en termes spectaculaires, une « esthétique de la limite dépassée ». 4» a)
moi.
Au premier regard, le terme «esthétique des ruines» semble
se rapprocher de l’oxymore ; sémantiquement antinomique : la ruine éveillant en l’homme des sentiments funestes, souvent re-
4 Ardenne, Paul, Extrême esthétiques de la limite dépassée, Éditions Flammarion, Paris, 2006. 58
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liés à la conscience de la mort de tout être à la vue du décharnement d’un fragment autrefois totalité, il parait invraisemblable de lui attribuer un quelconque esthétisme.
Pourtant s’appuyant sur la définition de l’Encyclopédie du terme ruine publié par Diderot en 1765: «Ruine, se dit en peinture de la représentation d’édifices presque entièrement ruinés: de belles ruines. Ruine ne se dit que des palais, des tombeaux somptueux ou des monuments publics. On ne diroit point ruine en parlant d’une maison particulière de paysans ou bourgeois; on diroit alors bâtiments ruinés5», Michel Makarius atteste dans son ouvrage Ruines qu’ « au siècle des Lumières, la ruine acquiert donc son véritable statut objet esthétique6 ». Il nous importe ici de comprendre l’esthétisme attribué à la ruine, car à travers sa considération esthétique, la ruine change de statut et passe de fragment sémantiquement repoussant à l’établissement humain, à cadre plaisant du-quel l’Homme se complaît à vivre. Car si il nous importe ici de retracer le processus de banalisation et de popularisation de la ruine à l’heure de la contemporainéité, ce processus ne peut prendre place que dans le cadre où la ruine est sujette et vectrice d’un esthétisme. La ruine plaît. Il parait alors curieux qu’un quelconque ravissement puisse se ressentir face à cette allégorie du chaos. Umberto Eco dans son imposant ouvrage Histoire de la beauté ainsi que dans son jumeau sombre, Histoire de la laideur, ré-questionne ce chan-
5 6
Encyclopédie, t XIV(1765), article Ruine. Makarius, Michel, op. cit.
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gement de paradigme esthétique: « Pourquoi l’horreur provoque du plaisir, alors que jusqu’ici, l’idée de plaisir et de ravissement avait été associée à l’expérience du beau 7», cette interrogation survient à l’avènement et à la naissance du roman gothique. Ce changement de paradigme esthétique s’accompagne, comme souvent, d’une rupture avec les canons esthétiques alors en places. Il est alors important de comprendre que jusqu’au siècle des Lumières, la conception du beau est une conception néo-classique héritée de la conception antique, « et c’est pourquoi on recourt à des définitions classiques telles que « unité dans la variété », ou « proportion » et « harmonie » 8» avant de poursuivre qu’au XVIIIème siècle, un glissement s’opère, « Le débat sur le beau se déplace de la recherche des règles pour le produire ou le reconnaître à l’examen des effets qu’il produit. Le beau est quelque chose qui paraît tel que nous le percevons, il est lié aux sens, à la reconnaissance d’un plaisir. S’élabore l’idée du Sublime. 9» L’idée du beau change de sujet, le beau n’est plus uniquement une question de visuel mais touche un nouveau sens et se relie aux sentiments perçus. « Cela dit, il est clair que ces termes ne se rapportent non pas aux caractéristiques de l’objet mais aux dispositions du sujet, c’est au XVIIIème que les droits du sujets viennent pleinement définir l’expérience du beau 10». Le moi est alors contemplateur et unique juge esthétique. 7 Eco, Umberto, Histoire de la beauté, Éditions Flammarion, Paris, 2004. 8 Idem. 9 Idem. 10 Eco, Umberto, op. cit. 60
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L’esthétisme et l’esthétique de la ruine glisse alors de la notion de beau à la notion de sublime. Mais dans quelle mesure les ruines s’apparentent-elles au sublime ? Pour Sophie Lacroix, « La poétique des ruines rencontre le thème du chaos : quelque chose se désorganise, se rompt, qui produit une séparation des éléments initialement liés, voire même une destruction de l’ensemble. Envisager cet acte de séparation, de destruction, réoriente le sentiment éprouvé par le sujet contemplateur : les ruines ne produisent pas un effet d’harmonie, de satisfaction, comme dans le cas d’un objet « beau », mais le sentiment de l’abîme auquel le sujet se sent exposé 11». Avant de conclure : « Une esthétique des ruines relève donc davantage d’une esthétique du sublime que d’une esthétique du beau 12». Il est alors nécessaire de comprendre ce qu’est le sublime. Umberto Eco reprend la notion du sublime d’Edmund Burke théorisé dans son ouvrage Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau « Ce qui prédomine dans le Sublime, c’est le non-fini, la difficulté, l’aspiration à quelque chose de toujours plus grand. 13». L’esthétisme de la ruine a donc à voir avec sa fonction d’ancrage temporelle d’un temps non figurable, mais aussi car elle éveille en nous ce que l’Homme ne peut figurer, “ Loin d’être l’expression superlative du beau, le sublime s’appuie sur les sentiments violents suscités par des forces qui dépassent la mesure humaine. 14”
11 12 13 14
Lacroix, Sophie, op. cit. Idem. Eco, Umberto, op. cit. Idem.
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b)
le Monde.
Ce sublime du XVIIIème siècle est motivé et exacerbé car
comme le note Umberto Eco, ce siècle est « une époque de voyageurs avides de connaître de nouveaux paysages et de nouvelles coutumes 15». En parallèle de la découverte d’un esthétisme des ruines, naît également un attrait esthétique pour les violences de la nature qu’il est intéressant de retracer car il permet de saisir la dimension presque terrible du sublime et dans quel mesure l’esthétisme des ruines et né d’un affranchissement culturel de la raison. Ainsi Kant rapproche du sublime « Le surplomb audacieux des rochers menaçants, (...), des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc. 16», Michel Makarius résume ce glissement du beau au sublime : « On préfère désormais le spectacle d’un naufrage ou d’un incendie d’un Joseph Vernet à l’arcadie pastorale de Poussin ou de Lorrain 17». C’est ainsi qu’au siècle des Lumières « se dessine un attrait pour l’ombre, le noir, les ténèbres 18». De cet attrait pour les forces de la nature déchaînées ressort une certaine éloge de la catastrophe. Le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et ses plus de trente mille morts fascine autant qu’effraye ses contemporains cultivés à plusieurs niveaux: Voltaire en tire un poème qui s’interroge sur le libre arbitre et 15 Idem. 16 Kant, Emmanuel, Critiques de la faculté de juger (1791), Gallimard, Paris, 1985. 17 Makarius, Michel, op. cit. 18 Idem. 62
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sur la religion, la catastrophe devient élément récurrent dans les domaines artistiques et s’absous de la représentation des catastrophes bibliques comme du Déluge ou de l’Apocalypse pour fictionner des désastre selon des considérations uniquement esthétiques et artistiques. Pour Annie Le brun : « [...] la sensibilité européenne est envahie par la figuration de désastres imaginaires qui ont pour caractéristique essentielle de faire émerger la catastrophe à « l’état pur » en la débarrassant de toute référence religieuse. [...] après l’impressionnant recueil des plus belles ruines de Lisbonne de Jacques Philippe Le Bas en 1757, d’innombrables tableaux de tempêtes, de naufrages, d’orages [...] moins réalistes les uns que les autres, comme pour figurer, par leur démesure imaginaire, l’affrontement impossible avec un sens qui ne va plus finir de se dérober.19» Mais cette notion de plaisir attribuée aux ruine à la comparaison des catastrophes et de l’ordre du sublime est relativisée par le philosophe Edmund Burke qui note que ce même plaisir ne peut se ressentir que lorsqu’une certaine distance temporelle ou spatiale nous sépare des-dites catastrophes, « La passion de la terreur produit toujours du délice quand la menace n’est pas trop proche 20 ». Une ambiguïté entre plaisir et crainte s’opère donc à la vision de ruines, «Le sublime offre le plaisir ambigu [...] que donne la 19 Le Brun, Annie, Perspective dépravée, La Lettre volée, Bruxelles, 1991. 20 Burke, Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, traduit et présenté par Baldine Saint Grirons, Vrin, Paris, 1998.
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crainte quand on sait néanmoins que la source du danger ne peut nous atteindre 21». La vision d’une ruine relève donc d’une expérience touchant au sublime, c’est au siècle des lumières que des premières considérations esthétiques sont attribuées aux ruines, jusqu’à devenir matière à création artistique. À bien des égards, le siècle des lumières se traduit par un affranchissement de l’Homme sur différents plans : l’Homme des lumières est libre socialement, culturellement et cultuellement. Il est curieux que l’Homme des lumières se complaise à un attrait pour les ténèbres. Il devient maître de son destin et son affranchissement d’un quelconque servage lui permet de se forger ses propres considérations esthétiques. Une première attribution d’une esthétique aux ruines provient donc du fait qu’elles se rattachent à l’ordre du sublime plus qu’à la notion du beau, de cette transition esthétique découle les premiers témoignages de plaisir éprouvé à la vision de ruines qui semble d’abord tenir d’une fascination couplée à un certain détachement face aux catastrophes et de la capacité de libre arbitre de l’Homme nouveau du siècle des lumières. Au regard de la première partie qui prêtait au retour aux ruines de la société contemporaine une certaine nécessité et de cette deuxième partie qui s’attarde sur la notion de plaisir comme instigatrice de la pratique des ruines, il n’est pas curieux que la thématique de la catastrophe humaine ou naturelle soit une figure
21 64
Lacroix, Sophie, op. cit.
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récurrente. Le tremblement de terre de Lisbonne joue ici le rôle tenu par les guerres mondiales ainsi que par la dé-industrialisation dans la première partie. Dans les deux cas, ces catastrophes ont profondément participé à l’instauration d’un nouveau regard sur la ruine par la vision de champs de ruines. « Si un champs de ruine émeut, c’est parce que le site éveille à un manque 22». Il paraît alors indéniable que la ruine ramène autant à la figure de « l’après », qu’à la figure de «l’avant » ; elle renvoie à la figure du futur autant qu’à la figure du passé, à l’Avenir comme à l’Histoire. Cette transversalité temporelle propre à la figure de la ruine est peut-être également source d’un esthétisme et liée à la notion de plaisir. À travers la figure du vestige, une esthétique du temps qui passe semble être à l’oeuvre.
B) a)
De l’esthétisme du temps qui passe.
L’esthétique du fragment.
La ruine est donc à la fois une entité propre à elle-même, elle
existe en tant que fragment d’un tout, nous parlons bien de ruine et non de tas de pierres montrant bien qu’elle a valeur autonome. Cet état fragmentaire, qu’il soit l’oeuvre du temps ou de l’Homme convoque la notion de l’absence, la ruine évoque le tout d’autrefois. La ruine se perçoit donc aussi en tant que partie d’un tout
22
Lacroix, Sophie, op. cit.
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autrefois totalité ; elle se laisse percevoir comme vestige auquel nous ne saurions manquer d’y rattacher mentalement la « partie manquante ». L’esthétisme de la ruine tiendrait donc de cette tension entre le fragment et le champs des possibles qu’il convoque. C’est là pour Sophie Lacroix la « place ambiguë » qu’occupe la ruine, entre totalité perdue et nouvelle forme fragmentaire. Ce fragment témoigne de la fragilité des ruines « parce qu’elle sont réduites à un état de fragments souvent incohérents, aléatoires 23». La ruine se convoque en expérience temporelle unique et bouleversante. Pour George Simmel, le fragment acquière ses qualités esthétiques car il est ce qui persiste d’un désastre, où de l’oeuvre du temps : « Ce qui a dressé la construction dans un élan vers le haut, c’est la volonté humaine ; ce qui lui donne son aspect actuel, c’est la forme mécanique de la nature, dont l’activité rongeante et destructrice tend vers le bas 24», le fragment a donc valeur de héros, puisqu’il est le survivant aux épreuves du temps et/ ou de l’Homme. Le pouvoir du fragment se laisse donc dans un premier temps sous-entendre par sa nature de résistant et résultat d’un processus lent où rapide de mise à mal. Le fragment émeut car il est issue d’un combat déloyal que seul la nature et le temps peuvent remporter. Mais le fragment existe aussi en tant que tel. Là constitue la double nature des ruines. Sa double nature de forme fragmentaire et de partie d’un tout 23 Lacroix, Sophie, op. cit. 24 Simmel, George, « Réflexions suggérés par l’aspect des ruines », In La Philosophie de l’aventure ( titre original : Mélanges de philosophie relativiste, paru chez Alcan en 1912 ), traduit de l’allemand par Alix Guillain, l’Arche, Paris, 2002. 66
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se laisse ensuite définir par Simmel « Mais tant que l’on peut parler de ruines et non de monceaux de pierres, la nature ne permet pas que l’oeuvre tombe à l’état amorphe de matière brute ; une nouvelle forme est née qui, du point de vue de la nature, est absolument sensée, compréhensible, différenciée 25». C’est donc de cette ambiguïté que proviendrait une partie de l’esthétisme attribué aux ruines : l’ambivalence qu’entretiennent ensemble l’édifice autrefois tout, et le vestige ; restes héroïques soumis aux ravages du temps. Simmel va plus loin et attribue à la nature une qualité d’artiste œuvrant par le biais du temps à la mise en beauté du vestige : « La nature a fait de l’oeuvre d’art la matière de sa création à elle, de même qu’auparavant l’art s’était servi de la nature comme de sa matière à lui 26», ventant ainsi la reprise de la nature sur le modelage initial de l’homme. George Simmel placera cette ambiguïté du fragment à l’origine du « charme de la ruine 27», nous faisant le lien ainsi entre ruine et considération esthétique. Par métonymie et dans sa puissance d’évocation du champs des possibles, le fragment semble dépasser sa simple nature de vestige. S’il est à parler de cycle anthropomorphique d’un édifice et de la place de la ruine dans celui-ci, il est difficile de ne pas y faire une analogie avec le cycle anthropomorphique de l’Homme. L’esthétisme à l’oeuvre à la contemplation de ruines à peut être également à voir avec le fait qu’elles « seraient donc emblématiques
25 26 27
Idem. Idem. Idem.
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de l’instabilité qui condamne tout état à n’être que transitoire 28». Sophie Lacroix citant Diderot nous propose par l’intermédiaire du fragment une relation entre ruine et esquisse. Ces deux notions se rejoignent dans le fait que l’esquisse ne figure pas un état défini mais laisse la place à la notion des possibles que seul l’inachevé peut convoquer. Diderot nous explique les raisons qui nous attachent à l’esquisse : « L’esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination qui y voit ce qui lui plaît 29». Diderot nous rapproche ce sentiment du « possible » au sentiment de la mélancolie, induisant que le plaisir des ruines né de leur faculté « à nous laisser dans une douce mélancolie 30». Cette faculté du fragment, partie d’un tout donc, à susciter une « douce mélancolie » chez l’observateur est à la base du mouvement Romantique qui se revendiquera même d’une esthétique du fragment. Celui révèle donc un véritable champs artistique, pour les premiers romantiques, : « Il faut qu’en dépit de toute complétude, quelque chose paraisse manquer qui serait comme arraché 31». Nous retrouvons ici la figure de la ruine qui, sousjacente, semble se faire affubler d’un esthétisme en sa nature de fragment par les Romantiques. Sophie Lacroix nous dépeint le fragment comme « genre romantique par excellence 32» par les
28 Lacroix, Sophie, op. cit. 29 Diderot, Denis, Ruines et Paysages. Salon III (1767), Hermann, Paris, 1995. 30 Idem. 31 Nancy, Jean-Luc et Lacoue-Labarthe, Philippe, L’absolue littéraire du romantisme allemand. Seuil, Paris, 1978, p.161. 32 Lacroix, Sophie, op. cit. 68
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termes opposés mais complémentaires de « fragilité » et de « résistance ». La ruine est alors matière à la création artistique à double statut : premièrement dans un statut que nous pouvons ici qualifier de direct, la ruine y est matière à représenter, sujet du tableau : le peintre nous représente une ruine. Ce statut ne semble pas rompre avec les représentations et valeurs classicistes déjà attribuées à la représentation de la ruine au cours des siècles antérieurs. Mais aussi, vectrice indirecte de création à l’instar du Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich en 1810 (figure 7). La ruine devient matière du-quelle se revendique un esthétisme lui même issu du concept ruine. Aucune ruine au sens commun et architectural n’y est représenté, un moine fait face à la mer, cependant plusieurs historiens mettent en avant la figure de la ruine sous-jacente à l’œuvre. En sa double nature, la ruine permet donc de représenter l’irreprésentable qu’est le temps. Invoquant à la fois l’état transitoire de tout être et le champs des possibles unis sous la bannière de la douce mélancolie, le fragment participe à un esthétisme qui nous laisse entrevoir le temps qui passe. Au regard des prédications des Romantiques qui s’attardent à prôner l’incomplet, à valoriser la chose arrachée. La ruine répond aussi à la notion de l’imparfait. « Il y a plus de poésie, plus d’accidents, je ne dis pas dans la chaumière, mais dans un seul arbre qui a souffert des années et des saisons que dans toute la façade d’un palais. Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt ; tant il est vrai que quel que soit le faire, point de vraie
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beauté sans l’idéal. 33»
b)
L’esthétique de l’imparfait.
À cette transition du beau au sublime et de la notion de «
perte du tout » qui caractérise la ruine, resurgit une esthétique de l’imparfait. Sophie Lacroix nous rappelle que « le champs de ruine s’offre donc à la vue comme un espace où n’opère plus la liaison, un espace qui consomme le deuil de la séparation. 34». Au regard de la définition de l’imparfait : « Qui présente des lacunes, qui n’est pas achevé, complet 35», la ruine, car elle est le fragment d’autrefois un tout figurant l’incomplétude semble répondre à cette notion a valeur de paradigme esthétique à la lumière d’un pays qui n’a, pourtant, pas de ruines. « Dans la civilisation japonaise, la ville, à l’image de l’industrie humaine est périssable, transitoire 36». La ville japonaise semble donc être en corrélation et inhérente à la vision du progrès cyclique dont parle Walter Benjamin. Il serait pré-conçu d’avancer l’idée selon laquelle l’extrême vulnérabilité de l’archipel aux forces de la natures tels que les tsunamis ou typhons en soit la raison. Afin d’en apporter une justification, Murielle Hladik nous avance une toute autre conception de la ruine au japon et en occident en opposant les matériaux de construction : bois au japon, et tradi33 Diderot, Denis, op. cit. 34 Lacroix, Sophie, op. cit. 35 Le nouveau Littré, Éditions Garnier, 2004. 36 Pons, Philippe, D’Edo à Tôkyô, Mémoires et modernités, Gallimard, Paris, 1988. 70
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tionnellement pierre en occident. À travers l’oeuvre de Miyamoto Ryûji photographe de ruines, Murielle Hladik nous indique que « selon lui au japon où les bâtiments sont traditionnellement construits en bois, on aurait pas la même notion de ruine que les européens 37». Le terme de ruine (Haykyo) serait même apparu tardivement après 1868 dans le vocabulaire japonais, se substituant à des termes où prévalait l’idée de mémoire ainsi que la figure de l’absence ; « jardin à l’abandon », « traces », « impermanence » . La notion sous-jacente ici n’est évidemment pas que les édifices japonais ne tombent pas en décrépitude et qu’ils seraient épargnés par le travail du temps, mais bien que le concept de ruine comme finitude de toute construction est déjà inscrite à l’origine de son édification. La société japonaise se base sur une temporalité différente de la temporalité occidentale, où la nature cyclique de toute chose prévaut. L’architecte Isozaki, et ses écorchés, évoque la guerre et la ville d’en un propos qui le rapproche étonnamment de ceux de Walter Benjamin,
« Par conséquent, en ce qui concerne ma perception de la ville du futur (mirai no toshi), il n’y a pas une absence de
37 Hladik, Muriel, Le temps à l’oeuvre. Stratifications, contemporanéité et temporalités dans l’architecture et l’esthétique au Japon, In Cahier thématiques N°7, Contemporanéité et temporalités, Éditions de l’ENSAPL, Lille, 2007.
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relations entre l’archétype de la ville et les restes brûlés de la guerre. La ville du futur, c’est d’introduire la situation du “moment final” jusqu’au temps présent. Au moment de l’extinction et du survol de la ville, le projet et la construction sont devenus réalité. La ville du futur, ce sont les ruines ! 38»
Par la comparaison du sanctuaire d’Ise et du parthenon, Murielle Hladik laisse transparaître au regard de ces deux édifices à valeur de paradigme pour les deux cultures les différences inhérentes aux deux conceptions de l’histoire, du temps et donc du patrimoine, « entre orient et occident, entre impermanence et permanence, entre conception cyclique du temps et conception linéaire 39». Le sanctuaire d’Ise, pourtant lieux le plus sacré du shintoïsme est détruit et reconstruit à l’identique tout les vingt ans. Le temps cyclique trouve ici sa matérialisation la plus marquante et laisse entrevoir une conception différente du patrimoine entre Occident et Orient, où le monument au sens de tangible et d’artefact est absent. À travers la reconstruction périodique du sanctuaire d’Ise, nous comprenons que le monument réside dans l’acte d’édifier et du geste des charpentiers, « Au japon, c’est le geste immatériel et non l’objet pur, fini et éternel, qui semble fondamentalement le
38 Isozaki, Arata, Mienai toshi ( La Ville qu’on ne voit pas ) (1967), In Isozaki Arata chosakushü. Kûkan he ( (Isozaki Arata, Oeuvres complètes, Vol. 1 : Vers l’espace ), Kabushiki kaisha bijutsu shuppansha, Tôkyô, 1991. 39 Hladik, Murielle, Traces et fragments dans l’esthétique japonnaise, Éditions Mardaga, Wavre, Belgique, 2008. 72
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plus important 40», ou encore « La reconstruction à l’identique du sanctuaire d’Ise consiste non pas seulement à reconnaître la temporalité inhérente aux édifices, mais surtout à célébrer à travers les rituels qui accompagnent la reconstruction ». Cette conscience de l’éphémère et de la notion de flux sont mises en poésie dès 1212 par le moine Kamo no Chômei, lorsqu’il contemple et compare le flot et l’écume de la rivière Kamo et son renouvellement perpétuel à celui de la ville et du flux des édifices qui la constituent41 (figure 8). Au regard de ce constat, Murielle Hladik avance le terme d’anti-ruine pour caractériser le sanctuaire d’Ise, en sa nature d’éternelle. Cette quête de la perfection est cependant un préambule à l’esthétique de l’imparfait et du périssable que nous désirons mettre en avant ici car la tradition de re-construction du sanctuaire d’Ise prend temps à une époque antérieure à l’instauration d’une conception patrimoniale Nippone influencée par l’Occident. Depuis l’ère médiévale une esthétique est attribuée au marques du temps dans la culture japonaise, « l’une des caractéristique de l’esthétiques japonaise suggère que la beauté ne disparaît pas avec le passage du temps, mais au contraire, gagne en raffinement 42 ». Cette valorisation des marques du temps sur l’édifice est évi-
40 Hladik, Murielle, Traces et fragments dans l’esthétique japonnaise, op. cit. 41 Kamo no Chômei. Notes de ma cabane de moine (hôjô-ki, 1212) traduction du R. P.Sauveur Caudau, Gallimard, Paris, 1968. 42 Hladik, Murielle, Traces et fragments dans l’esthétique japonnaise, op. cit.
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demment ce qui nous permet de préciser et d’invoquer au regard des considérations esthétiques nipponnes une notion de plaisir sous-jacente à la ruine. La patine (le Sabi) interprète par l’image de la « macule du doigt » la construction mentale qui s’opère à la vue d’une trace, inscrivant le présent à la fois dans un temps plus large, mais aussi l’inscrivant dans une dimension romantique et narrative et d’appartenance collective, alors source d’esthétisme dans la contemplation. Tanizaki Jun.Ichirô dans l’éloge de l’ombre, fort d’une expérience en occident qui lui permet d’apprécier et de dégager les subtilités de cette esthétique dans un paragraphe où l’éloge est celle de la souillure : « C’est une défaite me direz-vous, mais il n’en est pas moins vrai que nous aimons les couleurs et le lustre d’un objet souillé par la crasse, la suie ou les intempéries, ou qui paraît l’être, et que vivre dans un bâtiment qui possède cette qualité là, curieusement nous apaise le coeur et nous calme les nerfs 43 ». En complément du Sabi, le wabi supposerait « un détachement et un dépassement au delà de la matérialité des choses 44», il s’agit ici d’opposer substance et non-substance dans l’appréhension d’un édifice ruiné, l’esthétisme de l’imparfait des vestiges se jouent donc sur la capacité du sujet à faire à la fois l’abstraction et l’éloge des traces du temps.
43 Tanizaki, jun.ichirô, L’éloge de l’ombre (In.ei raisan, Tôkyô, Orion Press, 1933) ( trad. René Sieffert), Presses Orientalistes de France, Paris, 1977. 44 Idem. 74
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À l’image de la conception patrimoniale occidentale exportée, le plaisir des ruines en Europe serait-il le renvoie culturel d’une société nippone qui promeut et valorise le passage du temps? Le plaisir de la ruine et de sa pratique trouve d’autres échos et réponses au regard de la société japonaise, notamment dans ce que l’on appelle l’esthétisme de la rusticité et de la cérémonie du thé, qui allie luxe et dépouillement, et nous laisse entrevoir le ressort de la ruine qui cadrent des pratiques à connotation antinomique à celle-ci : défilés de mode dans d’anciens abattoirs, cocktails mondains dans une usine de clous. Maintenant qu’il nous est permis d’attribuer à a ruine des considérations esthétiques et d’en comprendre les tenants, il est à lier la notion d’esthétisme et de plaisir et de la coupler à la notion de voyage sous une forme de tourisme émergente faisant des ruines de Détroit, Berlin ou encore Angkor des destinations phares de l’explorateur et archéologue contemporain. Car si la ruine remplie des fonctions esthétiques, elles ne pourraient se passer de visiteurs et contemplateurs.
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2)
aux origines du ruin-porn. A) Ruines, voyages.
Nous avons déjà souligné le lien existant entre l’esthétique
conférée aux ruines, les forces de la nature et la géographie terrestre. Car elle appartient aux registres du sublime, la ruine et sa pratique relève du même ordre que l’Homme des lumières s’aventurant dans les massifs montagneux, jusqu’alors domaine des Dieux et craints des Hommes.
Si la notion de voyage est déjà intrinsèquement ancrée dans le registre de la ruine, Françoise Choay nous rappelle par l’intermédiaire du « Grand Tour » la nécessité pour les architectes et autres penseurs d’effectuer un voyage à la découverte des anciennes civilisations et d’appréhender leurs ruines comme champs d’études45.
45 76
Lacroix, Sophie, op. cit.
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« Après les humanistes italiens, accourus de Toscane, de Lombardie, de Vénétie, les lettrés de l’Europe entière firent et refirent à leur tour le voyage rituel de Rome pour découvrir ses monuments et s’approprier le concept d’antiquités 46» Nous avons déjà vu par l’intermédiare de Chateaubriand et de son itinéraire de Paris à Jérusalem, que se voyage à la quête des civilisations passées dépasse le statut de voyage spatial et de ses strates géologiques pour s’entrevoir comme un voyage également mental, à travers les strates temporelles de l’histoire qui fait dire à Marc Augé que « le voyage était l’occasion et le prétexte d’une œuvre, d’une expérience de soi à la faveur d’un dépaysement, dont le résultat (roman, journal) procédait d’un double déplacement dans l’espace, évidemment [...] et déplacement en soi-même 47». Les premières considérations touristiques attribuées à la ruine sont ainsi des considérations didactiques, et transparaissent à travers l’étude des restes des civilisations dont le modèle esthétique pré-vaut encore à la Renaissance. Le bon architecte ne serait se qualifier de tel s’il n’est pas allé à Rome ou Athènes dans une moindre mesure. Car à travers le Grand Tour c’est aussi le génie constructif de ces civilisations qui transparaît et se laisse appréhender d’une manière inédite du fait que les champs d’études sont corps démembrés qui, à la manière d’écorchés et d’axonométries éclatées 1:1 rendent la compréhension structurelle de l’édifice plus
46 47
Choay, Françoise, op. cit. Augé, Marc, op. cit.
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aisée. Ces voyages en Italie font naître et naissent en parallèle du concept d’ «antiquité» et de l’antiquaire. Le Grand Tour est aussi un recensement des œuvres du temps et participe à la mise en image du passé et de sa popularisation par la vulgarisation du paysage antique. Goethe dans la campagne romaine ne serait se représenter sans un arrière-plan en ruine (figure 9). « Le paysage, c’est l’espace décrit à un homme par un autre homme 48» se tente à définir Marc Augé, notre image du monde antique et de ses ruines semble être le direct héritier du Grand Tour, où les premiers guides touristiques sont nés. Car la ruine est l’antiquité, puisqu’elle l’a créee. Les notions de voyages et de ruines sont donc liées et les ruines ont dans un premier temps participé à l’invention de la notion de tourisme. Les premiers grands voyageurs de 1492 avaient trouvé un territoire dépourvu de ruine, les voyageurs du Grand Tour, eux, cherchent la ruine et se complaisent dans les décombres nouvellement mis à jour du territoire italien, dont on ne cesse de rallonger l’histoire par les découvertes successives de vestiges enfouis de plus en plus anciens, comme le note Françoise Choay : « le champs spatio-temporel des antiquités s’élargit avec les découvertes des grands sites d’Herculanum (1713), de Pompei (1748), de Paestum (1746) suivis des premières fouilles d’Italie et de Sicile 49». Les ruines acquièrent donc un véritable pouvoir mercantile par leur capacité de laisser transparaître l’histoire, Michel Ma-
48 49 78
Idem. Choay, Françoise, op. cit.
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karius nous parle d’un processus de ‘‘ruinification marchande’’ qui s’exerce à tout les niveaux, des destinations classiques (Grèce, Égypte) à la plus petite commune de France prête à se découvrir un passé monnayable, où un écomusée transforme n’importe quel vestige d’un métier disparu en relique d’un ‘‘autrefois’’ mythique 50». Si dans un premier temps les voyages se consacrent à la visite des ruines antiques auxquelles l’on ne peut attribuer une dimension de déploration et de sensationnalisme, le champs chronologique qui sépare la catastrophe de la visite des ruines va se raccourcir. Les voyageurs en quête de sensations vont chercher des ruines fraîches et encore fumantes des villes meurtries. Oscillant entre fascination et déploration, le tourisme des ruines se développe et franchit le pas éthique d’une contemplation purement didactique pour se revêtir d’un caractère ludique. C’est ainsi que furent surpris les Parisiens en 1871 au lendemain de la Commune quand, sur les cendres encore fumantes des institutions mises en ruine par l’affrontement des Versaillais et des Parisiens, des touristes anglais vinrent en groupe afin d’attester et de contempler un Paris en ruine. Deux guides des plus belles ruines sont même publiés et l’agence de voyage aujourd’hui célèbre, Thomas Cook, par le biais de son « tour spécial des ruines de la Commune » envoie depuis l’Angleterre, des touristes d’un nouveau genre, puisqu’il ne s’agit plus ici seulement d’une esthétique romantique que l’on attribue à la ruine et qui motive le voyage, sa fonction de représenter l’irreprésentable qu’est le
50
Makarius, Michel, op. cit.
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temps ne semble pas motiver en premier lieu ces voyageurs de la catastrophe, mais il nous est aussi possible d’attribuer un certain sensationnalisme à ce tourisme. Le tourisme de guerre semble ici prendre ses racines, le voyage en ruine semble ainsi dépasser son statut didactique que nous lui attribuions jusqu’à présent par le biais du Grand Tour, pour se vêtir d’un caractère à la fois de déploration et de sensationnalisme, voir d’un caractère ludique. Le spectacle des ruines se popularise et est désormais accessible aux classes moyennes, qui se targuent de s’inscrire dans la même veine que les illustres voyageurs du Grand Tour, comme le montre Éric Fournier dans son Paris en ruines. Du paris Haussmannien au Paris communard, en soulignant le flair de Thomas Cook : « De surcroît, connaissant la psychologie de sa clientèle, à savoir la volonté d’imiter les pratiques aristocratiques, le voyagiste sait qu’en proposant aux classes moyennes britanniques la visite des ruines, elle les flatte en suggérant qu’ils suivent les traces du ‘‘Grand Tour’’, dont les ruines antiques étaient des passages obligés 51». Anna Guilló qualifie cette pratique de tourisme noir ou de tourisme sombre, reprenant le terme popularisé par l’ouvrage de Lennon et Foley, Dark tourism, et rapproche les tours du Paris de la Commune en ruine à « la visite des sites mémoriels et, d’une manière générale, des lieux touchés par la catastrophe », allant « de la visite d’un lieu de déportation à celle d’un cimetière, d’un
51 Fournier, Éric, Paris en ruines. Du paris Haussmannien au Paris communard, Imago, Paris, 2008. 80
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voyage dans un pays en guerre à un lieu hanté par un fait divers, de préférence macabre » et qualifie ce tourisme noir et ces pratiques comme répondant à « un intérêt morbide et à un certain rapport médiatisé à l’histoire 52». Ce tourisme de guerre qui oscille lui aussi entre volonté et nécessité mémorielle et plaisir indicible à l’approche de la catastrophe et du chaos semble matérialiser ici le paradoxe des ruines entre sa valeur d’autonome (l’objet ruine, présent) et le champs des possibles qu’elle convoque ( l’autrefois édifice, passé). Ce plaisir des ruines et de leur vision va se développer et se populariser jusqu’à devenir inhérente à la fabrique des jardins et devenir accessible en tout temps.
B) Ruines, voyages, paysages.
Les notions de ruines et paysages semblent se croiser d’une
manière assez éloquente par l’intermédiaire de la figure de la ruine, et plus particulièrement de la ruine factice au sein des jardins du XVIIIème siècle. S’il est à considérer une promenade en jardin comme une quête de dépaysement, d’un ailleurs, d’un voyage, alors la présence de ruines factices dans les jardins du XVIIIème siècle semble correspondre à la représentation et à la mise en scène du Grand Tour et au lien qui unie les termes de
52 Guilló, Anna, Esthétique touristique et ruines vue du ciel : l’exemple de Gunkanjima, In Esthétique des ruines, poïétique de la destruction, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015.
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ruines, voyages et paysages. L’exemple du jardin d’Ermenonville nous est ainsi intéressant, car il est le projet du nouvellement « dessinateur des jardins du Roi 53», Hubert Robert, peintre ruiniste auteur des vues imaginaires de la galerie du Louvre en ruine déjà évoquées en première partie. Le lien entre le Grand Tour et sa production nous est livré par Michel Makarius « imprégné de l’atmosphère des plus fameuses demeures patriciennes – les villas Albani, Borghèse ou Farnèse, Robert donne aux réalisations d’Ermenonville, de méréville ou de Betz, leur touche italianisante 54». Il est ainsi évocateur que cette « touche italianisante » dont parle Michel Makarius se traduise par la présence de ruines factices comme agréments de jardins. Ruin-porn romantique. Ruines factices qui entrent dans un schéma de « fabriques » plus large ayant pour porté la construction de « ‘‘pays d’illusions’’ puissamment évocateurs 55» - pavillons chinois, obélisques, tombeaux et pyramides se côtoient ainsi dans ces jardins où « pour être pittoresque, le jardin se doit d’être exotique 56». Les ruines remplissent ici une fonction qui prévaut dans le jardin romain et contribue à la sensation d’abandon et de mystère nécessaire pour reprendre les termes de l’architecte PierreAdrien Pâris qui note que « les conquêtes de la nature sur l’art et
53 54 55 56 82
Makarius, Michel, op. cit. Idem. Idem. Idem.
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l’agencement de leurs effets créent les scènes les plus pittoresques. La négligence, la vétusté, la végétation impétueuse y composent d’admirables tableaux 57». Nous pouvons nous interroger sur la nature de ces ruines factices, car par leur nature d’artefacts dont les qualificatifs initialement propres de la ruine résultantes de l’œuvre du temps sont ici le résultat d’un processus de conception qui vise par mimétisme du travail de la nature à reproduire et à intégrer dans ces édifices un style ruiné, l’expérience même de la ruine n’est-il pas perdu ? En opposant ces ruines factices aux ruines réelles, sir Thomas Whaterly nous propose une certaine qualité à ces ruines fabriquées, « Les impressions n’ont pas la même force, mais elles sont de même nature, et quoique la représentation ne rappelle pas de fait à la mémoire, elle peut beaucoup exercer l’imagination 58». Mais ces ruines factices ne font pas l’unanimité et des contemporains d’Hubert Robert n’hésitent pas à critiquer ce pastiche de la nature, « tout ce grotesque amas de modernes ruines » écrira en 1744 le poète Michel de Chabanon, dénonçant le kitsch inhérent à ces fabriques de ruines. Si Michel Makarius semble voir dans ces jardins les ancêtres des parcs à thèmes comme Disneyland, ces ruines factices au cœur des jardins et la notion de déambulation en ruines semblent trouver écho dans ces nouveaux parc urbains qui fleurissent dans d’anciennes zones industrielles désaffectées et qui cadrent les édi-
57 Pâris, Pierre-Adrien, Études d’architectures, vol III, Palais, déposé à la bibliothèque municipale de Besançon. 58 Cité par Roland Mortier dans la poétique des ruines en France, Droz, Genève, 1974.
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fices techniques comme partie inhérente d’un paysage à la fois spatialement et esthétiquement. Nous pourrions fournir l’exemple du Landschaftspark de Duisburg conçu par l’agence Latz + Partner en 1991 qui constitue en la métamorphosee d’anciens hauts-fournaux et houillères en un parc paysager. Les ruines sont ici nullement factices et résultent de la dé-industrialisation progressive de la vallée de la Ruhr, mais la mise en paysage de ces vestiges industriels à la manière d’icônes nous permet de nous questionner sur les qualités attribuées à ces ruines dites modernes issues de l’ère industrielle et de leur prise en compte comme patrimoine à part entière, car une nouvelle fois, ruines et paysages semblent ici unis. Françoise Choay dans L’allégorie du patrimoine nous propose comme préambule à la mise en patrimoine de ces édifices techniques que « Les découvertes de l’archéologie et l’affinement du projet mémorial des sciences humaines ont déterminé l’expansion du champs chronologique dans lequel s’inscrivent les monuments historiques 59». Le culte du monument dont parle Riegl n’est donc plus uniquement voué aux édifices pré-industriels. Les monuments historiques en parallèle des découvertes archéologiques qui ont participé à leur popularisation connaissent une expansion du champs chronologiques patrimonial qui aurait « franchi les bornes réputées infranchissables de l’ère industrielle, et se déplace dans un passé sans cesse plus proche du présent 60». Les objets et édifices industriels se voient investis et ce au même titre que les temples antiques, celui de monuments histo-
59 60 84
Choay, Françoise, op. cit. Idem.
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riques, de valeurs patrimoniales et « ont acquis les mêmes privilèges et les même droits à la conservation que les chefs-d’œuvre de l’art architectural et les patients accomplissement des artisanats 61», amenant Françoise Choay à répondre à Riegl et à avancer la notion de culte en industrie : «reliques d’un monde perdu, englouti par le temps et par la technique, les édifices de l’ère préindustrielle deviennent selon Riegl, l’objet d’un culte 62» dans la mesure où ils « semblent rappeler à ses membres la gloire d’un génie menacé 63». Aura d’un temps glorieux révolu et peut-être en réaction à la mondialisation qui renvoie ce patrimoine industriel et sa valorisation à un « réflexe identitaire de protection face à une uniformité grandissante 64», car comme le note Simon Edelblutte « dans un quartier industriel, dans une ville-usine, dans une vallée ou un bassin industriel, l’usine, même fermée, fait partie de cette identité, surtout lorsque le territoire s’est construit autour d’elle 65» avant de poursuivre, « Sa protection et sa mise en valeur deviennent donc incontournables 66». La protection et la mise en valeur du patrimoine industriel, se réclament en premier lieu d’une volonté de mémoire et dépassent la simple volonté économique et logistique de reconversion. Fran-
61 Choay, Françoise, op. cit. 62 Idem. 63 Idem. 64 Edelblutte, Simon, Paysages et territoires de l’industrie en Europe. Héritages et renouveaux, Ellipses, Paris, 2010. 65 Idem. 66 Idem.
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çoise Choay parle de « marques anachroniques » pour qualifier « les friches industrielles, les carreaux et puits désertés, les terrils, les docks et les chantiers navales abandonnés 67» auxquelles elle rapproche deux types de valeurs : une première valeur de type affective et mémorielle « pour ceux dont, depuis des générations, elles étaient le territoire et l’horizon, et qui cherchent à ne pas en être dépossédés 68» et une seconde à valeur de document « à l’échelle des régions, que conservera la mémoire photographique 69». Les ruines et particulièrement les ruines de l’ère industrielle acquièrent leur qualité d’objet esthétique dans un premier temps par le travail des époux Bernd et Hilda Becher qui participent par leur cadrage à la manière de muses, à la mise en art des édifices techniques et à l’instauration d’une véritable esthétique dans le paysage industriel. Michel Makarius nous rappelle que « Suite aux mutations économiques qui ont voué à l’abandon de nombreux sites et bâtiments industriels, une prise de conscience s’est faite jour dans les années soixante-dix sur l’importance de ce patrimoine 70», il pose les jalons d’une nouvelle discipline née de la rencontre entre l’histoire des techniques et de l’architecture, et la mémoire collective : « l’archéologie industrielle ». Discipline dont les époux Becher semblent s’intéresser en premier lieu à la fin des années soixante-dix.
67 68 69 70 86
Choay, Françoise, op. cit. Idem. Idem. Makarius, Michel, op. cit.
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La notion de valorisation du patrimoine industriel transparaît à travers leur œuvre de par la lisibilité sous forme d’inventaire des édifices techniques qu’ils repèrent, cadrent et photographient dans des clichés qui s’apparentent à « des sortes d’anatomies comparatives appliquées aux vestiges industriels (…) inspirées de l’esprit de classification encyclopédique du Xixème siècle, avec ses taxinomies, ses catalogues comparatifs 71». Elles participent ainsi à l’attribution d’un esthétisme à ces structures techniques et permettent de faire un rapprochement avec les déambulations entre ruines factices du jardin d’Ermenonville et les anciens sites industriels de la Ruhr allemande aujourd’hui lieux de promenades et lieux culturels.
C) Ruines, voyages, paysages, limites. Les explorateurs contemporains de lieux ruinés, qu’il s’agisse d’édifices isolés où de zones urbaines entières, semblent s’inscrire dans la lignée des intellectuels du Grand Tour et leurs considérations didactiques, mais peut-être et là naît la limite, également dans la lignée des touristes Anglais clients de Thomas Cook et de leurs considérations ludiques dont Alexandre Dumas, dont on ne sait s’il visait les touristes où les auteurs des ruines, qualifiait comme « l’Exposition universelle de la bêtise humaine ». Il est à noter l’opposition involontairement mais indéniablement formée entre voyageurs et touristes ; les voyageurs du Grand Tour et les touristes de la Commune et de rappeler que la
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Makarius, Michel, op. cit.
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ruine existe par le regard du « moi » portée sur elle : « il y à ruine, là où il y a regard esthétique, urbanistique, anthropologie, et de manière peut-être encore plus évidente, bien que moins savante, touristique 72», autrement, et vulgairement, il y aurait ‘‘tas de pierres’’. Le sujet forme la ruine. L’exploration contemporaine des lieux ruinés tiendrait-elle alors de l’ordre du tourisme ou de l’ordre du voyage ? Car comme le rapporte Jean-Didier Urbain dans l’ouvrage au titre évocateur L’idiot du voyage. Histoire des touristes, « si faire du tourisme est une idée séduisante, être touriste est pour beaucoup une perspective insupportable 73». Car le ruin-porn se réclame d’une activité en marge, ‘‘en dehors des sentiers battus’’, on oppose volontiers et non sans dédain la visite d’un hôtel en ruine à la journée passée en bord de mer, ou à la traditionnelle visite de l’écomusée local. Sous la bannière du voyage différent « faisant valoir l’argument selon laquelle ce tourisme ‘‘héroïque’’ puisque ‘’dangereux’’ se distingue du tourisme de masse qui lui, emprunte les itinéraires banalisés 74», l’explorateur urbain se revendique d’une certaine alternativité. Nous touchons là une limite du ruin-porn qui semble faire la distinction entre le bon, et le mauvais, entre le voyageur et le touriste.
72 Guilló, Anna, op. cit. 73 Urbain, Jean-Didier, L’idiot du voyage. Histoire des touristes, Payot, Paris, 2012. 74 Guilló, Anna, op. cit. 88
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Cependant la distinction touriste/voyageur ne serait se laisser dessiner si facilement. Il est ainsi difficile de catégoriser les adeptes du ruin-porn car explorer les lieux ruinés c’est aussi explorer l’histoire de ces lieux et faire face à l’après de l’édifice mais aussi à l’après des personnes ayant vécu la catastrophe. Nous avons déjà noté l’effroi des Parisiens face aux touristes du Paris en ruine au lendemain de la Commune, Anna guilló nous livre néanmoins une version amoindrie de cet effroi « les très nombreux témoignages de l’époque rapportent l’horreur qu’inspirent aux Parisiens ces hordes de touristes venus admirer la colonne Vendôme à terre ou encore le palais des Tuileries ou l’Hôtel de Ville incendiés 75», avant de nuancer « inutile de préciser que ce sont les mêmes Parisiens qui, le dimanche, se promènent à leur tour pour aller visiter ces ruines encore fumantes 76». Le ruin-porn qui se revendiquerait de l’ordre du voyage plutôt que de l’ordre du tourisme se place pourtant dans un champs éthique, ou plus précisément de non-éthique, similaire aux touristes de la Commune, sorte de plaisir coupable. Céline Bonnel à travers l’étude du ruin-porn et de sa pratique à Détroit nous fait part de l’ambiguïté qui anime ce tourisme sombre avec les populations locales des-dits lieux ruinés. Car des critiques émergent sur ce plaisir des ruines tel qu’il omet la violence sous-jacente à la figure de la ruine et en oublie souvent, qu’il y a ruine, là où il y a eu catastrophe, ou abandon.
75 Idem. 76 Guilló, Anna, op. cit.
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Détroit est à bien des égards symptomatique du présent en ruine mis en évidence dans la première partie de ce mémoire. La dé-industrialisation de cette ville d’Amérique du nord apparaît alors comme iconique et amène Céline Bonnel à avancer la notion d’« archétype de la ville en déclin 77» pour qualifier Détroit. Le déclin et les ruines qui l’accompagnent font aujourd’hui figures de qualificatifs urbains généralisés et sont indicibles des enjeux contemporains de fabrique de la ville. À ce titre, la ville est devenue « le symbole de la décadence, du chaos, de la catastrophe moderne 78». Si l’on parle de déclin pour qualifier Détroit, il ne s’agit pas d’un singulier mais bien d’un pluriel. Les déclins de Détroit sont à la fois économiques, urbains et humains. La motor-city de Ford, Chrysler et Packard est passée de 1,8million d’habitants dans les années soixante, à 700 000 habitants en 2013. En parallèle d’une dé-densification de l’urbain et d’un abandon progressif des édifices techniques, Détroit est en friche : « les friches industrielles recouvrent plus d’un tiers de la ville et plus de 100 000 maisons seraient abandonnées, en ruines, brûlées ou vandalisées 79». Or, ce tableau ne serait pourtant se passer d’une figure omniprésente à Détroit qui tend à surprendre dans ce décor planté quelques lignes plus haut : le touriste (où le voyageur selon le point de vue). Car Détroit connaît un renouveau sur les plans 77 Bonnel, Céline, Comment habiter un poncif artistique (les ruines de Detroit), In Esthétique des ruines, poïétique de la destruction, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015. 78 Idem. 79 Bonnel, Céline, op. cit. 90
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écomiques et urbains. Le paysage dystopique qu’offre cette friche à l’échelle d’une métropole est aujourd’hui une destination prisée des explorateurs urbains, qui tendent à glorifier la catastrophe. Céline Bonnel propose la notion de « poncif artistique » pour désigner Détroit, soulignant le fait que les ruines de Détroit constituent aujourd’hui une forme conventionnelle d’expression artistique , usées. Le ruin-porn est une pratique qui existe avant tout par le biais de la photographie et rendre compte des lieux visités fait partie intégrante de l’exploration urbaine, le voyage n’opère souvent que par la restitution. Nous retrouvons un peu anachroniquement la notion de « retour » mise en avant par Marc Augé dans sa qualification des voyageurs du Grand Tour qui pour lesquels l’œuvre entreprise ne « s’écrit ou, à tout le moins, ne s’achève qu’au retour 80». Cette sur-consommation d’édifices ruinés et leur restitution se joue sur un constat que formule Anna Guilló : « la plupart des personnes, artistes compris, qui ramènent des images de ruines contemporaines, obéissent encore à une vision somme toute assez instituée et même ‘‘cliché’’ de la ruine 81». D’une autre part, cette sur-médiatisation des ruines, qui rendent populaires pour le peu qu’il ait une valeur symbolique, le moindre vestige, participe et rentre dans un schéma plus large du tourisme contemporain. Ce tourisme qui selon Marc Augé s’apparente désormais à une vérification, plutôt qu’à une découverte, « l’image, aujourd’hui, donne sa couleur particulière à la tension entre attente et souvenir qui fait, dès le départ, l’ambiva-
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Augé, Marc, op. cit. Guilló, Anna, op. cit.
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lence du voyage 82». Les prospectus, dépliants, « permettent de voir avant d’aller revoir , (…). Le voyage s’apparentera bientôt à une vérification : pour ne pas décevoir, le réel devra ressembler à son image 83». À travers l’exemple de Gunkanjima (figure 10), dénomination pour ‘‘l’île cuirassée’’ nipponne dont le remplacement énergétique du charbon par le pétrole a sonné la fin, Anna Guilló nous laisse entrevoir le même constat : « Quand on va à Gunkanjima, on sait ce que l’on va y trouver, on va, d’une certaine manière vérifier ce que l’on sait déjà. Les ruines emblématiques parce qu’elles ont un coefficient de visibilité énorme, perdent de façon inversement proportionnelle de leur intérêt, comme si elles avaient été usées 84».
Les ruines sont donc aujourd’hui sujettes à une sur-médiatisation qui se déploie, souvent, en rupture avec le champs lexical initial de la ruine. Si nous voulions montrer par quels ressorts esthétiques la ruine est devenue un sujet de contemplation, il nous parait désormais que cette esthétisation de la ruine et la notion de tourisme sombre qui évolue en parallèle, participent à une vulgarisation de la catastrophe, qui revêt à l’heure de la contemporanéité, des qualificatifs d’attraction touristique. De la trace déifiée à la trace défiée, la ruine contemporaine n’effraie plus, plaît, et est célébrée par des explorateurs urbains qui participent à une sur-médiatisation des édifices ruinés, souvent
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Augé, Marc, op. cit. Idem. Guilló, Anna, op. cit.
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conventionnelle, par le biais de la photographie. Pouvons nous voir dans cette sur-esthétisation de la ruine une nostalgie consciante d’un monde dont « l’histoire à venir ne produira plus de ruines, car elle n’en a pas le temps 85» ? Comme si l’explorateur urbain contemporain savait qu’il avait en face de lui les dernières reliques d’une société de plus en plus ‘‘liquide’’ qui laisse place, mais pour combien de temps encore, à la solidité du temps figé et représenté par les ruines ? Le monde globalisé et l’avènemet de l’échelle planétaire serait à l’origine de ce que Marc Augé appelle le ‘‘paradoxe des ruines’’ ; « Sans doute est-ce à l’heure des destructions les plus massives, à l’heure de la plus grand capacité d’anéantissement, que les ruines vont disparaître à la fois comme réalité et comme concept 86». Le ruin-porn serait-il dès lors un acte inconscient de documenter ce que l’humanité ne créera plus ? Pouvons nous-parler d’un renoncement à la ruine ?
85 86
Augé, Marc, op. cit. Idem.
94
« Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour, Éternel et muet ainsi que la matière. » Charles, Baudelaire, La beauté, Les Fleurs du Mal.
Renoncement1
1 , s. m. (lat. renunciare) Action de renoncer à quelque chose. Le nouveau Littré, Éditions Garnier, 2004.
RENONCEMENT
. De la fin de l’éternité d’un rêve de pierre , aux temps de l’entropie.
III
Du renoncement à la ruine. 96
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RENONCEMENT
ÉPILOGUE « L’architecture contemporaine ne vise pas l’éternité, mais le présent : un présent, toute fois, indépassable. Elle ne prétend pas à l’éternité d’un rêve de pierre, mais à un présent indéfiniment substituable 2»
A) La fin de « l éternité d’un rêve de pierre ».
Nous commencerons à entrevoir l’idée d’un renoncement
à la ruine avec Marc Augé et à travers cette citation qu’il tient de ses réflexions sur les chantiers urbains et de l’état de friches temporaires qui les accompagnent. Chantier et friches dont il rapproche de l’anachronisme dans le sens où « contre l’évidence il met en scène l’incertitude. Contre le présent il souligne à la fois la présence encore palpable d’un passé perdu et l’imminence incertaine de ce qui peut advenir : la possibilité d’un instant rare, fragile éphémère, qui échappe à l’arrogance du présent et à l’évidence du déjà-là 3». Nous retrouvons dans cette image des chantiers et des friches en attentes la figure de la ruine dans le sens et dans la notion du champs des possibles qu’elle convoque ; ruine et chantier se rejoignent ainsi dans l’évocation d’un temps futur qui semble émaner depuis le regard porté sur eux : l’attente, l’espoir convoqués.
2 3
Augé, Marc, op. cit. Idem.
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Il poursuit ce parallèle entre ruines et chantiers, qu’il unie sous le terme d’« espaces du vide », et auxquels il attribue également une relation similaire au passé et à l’histoire : « Comme les ruines, les chantiers ont de multiple passés, des passés indéfinis qui vont bien au delà des souvenirs de la veille 4». Mais ruines et chantiers diffèrent dans la mesure où les chantiers échappent « aux présent de la restauration et de la mise en spectacle 5». Au contraire des ruines, les chantiers n’ont pas, où rarement, valeur d’esthétisme et ne particpent pas, en l’état, à la mise en récit urbaine. Car s’il est vrai que ce mémoire parle de ruines, il est à rappeler qu’il parle aussi de la fin des ruines. Sous les notions de nécessité et de plaisir, nous avons vu que la figure de la ruine est rendue incontournable dans la fabrique urbaine contemporaine, mais que son réemploi entraîne inéluctablement la fin de sa condition ruine. Aussi l’attribution d’un plaisir aux ruines et leur transition d’un état déifié à un état défié sous-jacent, semblent avoir participé à une re-classification de la notion ruine qui diffère de la ruine romantique, comme le note Céline Bonnel : « la ruine ne perpétue plus cette tradition romantique née dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’accumulation des désastres et la reproduction sérielle des ‘‘accidents’’, la ruine est devenue indissociable de la perception générale de l’histoire et représente les stigmates d’un temps présent. Elle est le témoin d’une histoire en souffrance, des guerres, des des-
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Augé, Marc, op. cit. Idem.
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tructions humaines 6».
Nous en sommes donc là, dans un contexte qui fera dire à Michel Makarius que « trop de ruines ont tués les ruines 7». Face à ce présent qui ne semble plus porter la notion de ruine dans sa dimension déiste, il n’est cependant pas à réfuter toute réflexion sur la ruine, car nos constructions actuelles seront elles aussi, un jour dont on ne peut savoir exactement quand, ruines. Il est alors l’occasion de porter un regard sur les ruines que nous laisseront et de regarder rétroactivement le présent architectural que nous vivons. À la manière d’Hubert Robert peignant le Louvre en ruine, il est l’occasion ici de peindre et d’entrevoir le futur de nos constructions actuelles. Cette expérience ontologique sur l’être et le devenir de l’être ruine, n’est pas sans rappeler le travail d’Albert Speer pour l’Allemagne nazie, et des son attrait pour bâtir de belles ruines. Le travail de Speer est en ce sens intéressant puisqu’il inclut, au stade de conception, la présence d’un temps présent postérieur qui se peut être celui du millénaire. Dans cette condition et qu’importe la vision du progrès alors régente, l’édifice ne serait se concevoir que ruiné. En ce sens, la ruine et le monument ruiné est au service d’un régime fasciste qui voit en la ruine futur de ses monuments érigés, l’image qu’elle convoquera aux générations postérieures. Speer se base ainsi sur un constat qu’il fait au regard du « fouillis métallique pendant
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Bonnel, Céline, op. cit. Makarius, Michel, op. cit.
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dans tous les sens et commençant à rouiller 8» d’un hangar en béton partiellement démonté sous ses ordres, le IIIème Reich ne serait se présenter aux générations postérieures sous cet aspect ; l’image qui prévaut et qui est recherchée est l’image des civilisations antiques qui transparaissent aujourd’hui au regard de leurs monuments en ruine. Dans son ouvrage qui traite de la conception et du rapport à l’histoire du régime nazi sous le nom évocateur : Un art de l’éternité, l’image et le temps du nationale-socialisme, Éric Michaud citant Speer nous rappelle le lien qui unie constructions post-révolution industrielle et ruines : « Des édifices construits selon les techniques modernes étaient sans aucun doute peu appropriés à jeter vers les générations futures ce ‘‘pont de tradition’’ qu’exigeait Hitler 9». Relevant l’incapacité de ces structures à un jour inspirer « des pensées héroïques comme ces monuments du passé qu’Hitler admirait tant 10», il met en place une théorie qui vise à produire des ruines qui, « après des centaines, ou comme nous aimions à le croire, des milliers d’années, ressembleraient à peu près aux modèles romains 11». Outre la mégalomanie sous-jacente à ses propos et la mise en place d’une esthétique nazie, nous retiendrons ici la difficulté de concevoir les constructions modernes et leurs nouvelles techniques comme ruines, car elles ne correspondent plus à l’image 8 Michaud , Éric, Un art de l’éternité, l’image et le temps du nationale-socialisme, Gallimard, Paris, 1996. 9 Michaud , Éric, op. cit. 10 Idem. 11 Idem. 100
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de la ruine véhiculée depuis l’antiquité, mais semblent constituer une rupture dans l’attachement à la construction à long terme où à « l’éternité d’un rêve de pierre » pour reprendre Marc Augé, pour viser un temps présent « indéfiniment ‘‘substituable’’ »12. Là opère le renoncement à la ruine évoqué. La fin de « l’éternité d’un rêve de pierre » serait donc née de la révolution industrielle et de ses structures et édifices métalliques amenant de nouvelles temporalités dans l’édification. Le présent liquide de Bauman matérialisé dans les ‘‘plans libres’’ nés de l’avènement de la structure poteau-poutre se substituant à l’éternité des murs porteurs et de l’espace cloisonné. Nous avons déjà évoqué les différences qui existent entre la conception de la ruine au japon et en occident et de l’indéniable valorisation de l’impermanence de toute chose dans la société nippone qui prévaut également pour l’architecture, n’étions nous pas partis de l’opposition pierre/bois, structure lourde/structure légère qui préside historiquement dans les deux localités ? Il est encore à noter le glissement qui semble s’opérer en termes de temporalités en la fabrique urbaine actuelle : le substituable, le temporaire font figures d’incontournables et répondent une nouvelle fois à cette fin de « l’éternité du rêve de pierre ».
Face à cet avenir dont nous ne pouvons encore percevoir l’es-
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Augé, Marc, op. cit.
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sence, il est à porter un regard sur le présent que nous constituons en sa nature qu’il sera, un jour, un passé.
B) Les « ruines à l’envers ».
Cependant, cette fin de « l’éternité d’un rêve de pierre » ne
signifie pas la fin des ruines ; les ruines sont et resterons indicibles à toute civilisation et seraient même inscrites dès l’origine dans le devenir de celles-ci, nous reprenons une nouvelle fois Derrida pour rappeler qu’« à l’origine il y eu la ruine 13», attestant que ruine et futur sont intrinsèquement liés. La fin de « l’éternité d’un rêve de pierre » signifie donc bien qu’il s’agit peut-être et uniquement de la fin des « ruines de pierres » , où des ruines romantiques comme nous les percevons : la figure de la ruine en valeur de constante à toute société apparaît déjà sous une forme dont-on ne saurait dire si elle n’est pas, déjà, opérante au stade de construction de l’édifice. C’est à travers un voyage aux airs de Grand Tour, mais étonnamment commis en banlieue lointaine et post-industrielle de New York à la fin des années soixante, que nous appuierons l’idée d’un éventuel renoncement à la ruine de notre société, renoncement cependant basé sur un paradoxe, puisque, peut-être, nos constructions acquéraient le statut de ruine, dès l’achèvement de celles-ci, et sous le qualificatif de « ruines à l’envers ». En 1967, l’artiste Robert Smithson entreprend ce qu’il appellera Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey. Ce
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Derrida, Jacques, op. cit.
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voyage et ce retour sur les lieux dont il est originaire, lui permet d’entrevoir par comparaison, les bouleversements urbains de l’après-guerre américain. Le travail de Robert Smithson s’intègre ou intègre dans le mouvement du Land art dont Harold Rosenberg nous livre une définition qui le rapproche étrangement sur les points temporels et esthétiques d’un processus de mise en ruine : « le retrait esthétique fraie également la voie au process art – dans lequel les forces chimiques, biologiques, physiques, ou encore le cycle des saisons, exercent leurs effets sur les matériaux d’origine, en modifiant leur forme ou en les détruisant 14». Le land art qui s’opère donc à l’échelle d’un territoire semble offrir un parallèle au processus de mise en ruine dans la mesure où il prend en considération le développement dans le temps et la dégradation naturelle de l’œuvre. Les œuvres de Land art soumises aux conditions naturelles d’un territoire tiennent donc le rôle de matérialisation du cycle de vie de tout édifice soumis à l’abandon et à la désuétude, Spiral Jetty (1970) (figure 11), spirale de pierres flirtant avec les eaux corrosives du Grand Lac Salé de l’Utah, œuvre emblématique de Robert Smithson, n’est pourtant plus, ou du moins comme le note Michel Makarius « abandonnée à son destin, [Spiral Jetty] est aujourd’hui immergée, détruite 15», mais comme le devenir de l’œuvre est inscrite dans l’œuvre elle-même, « son pouvoir de fascination réside d’abord dans cette disparition d’abord annoncée, puis consommée dans la solitude des grands espaces, que, dans
14 Rosenberg, Harold, La Dé-définition de l’art (1972), trad. Christian Bouney, Chambon, Nîmes, 1992. 15 Makarius, Michel, op. cit.
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un geste démesuré, la main de l’homme est venue momentanément modifier 16». Olivier Schefer y voit là plus qu’une matérialisation du processus de mise en ruine, mais une ruine à part entière : « Smithson semble avoir conçu certaines de ses pièces in situ à la manière de ruines délibérées, conscientes de leur propre fragilité 17», avant de poursuivre « Spiral Jetty serait donc quelque chose comme la ruine d’elle-même 18». C’est donc avec un regard nourrit et conscient de la figure de la ruine que Smithson entame sa Visite aux monuments de Passaic, New Jersey. Passaic est à trente minutes en bus de New York, mais sembleil, également à trente minutes de l’Histoire, c’est donc non sans questionnement et ironie qu’il évoque donc les monuments de Passaic en référence aux paysages industriels de cette banlieue éloignée de New York. Car non seulement et en ses termes « les banlieues existent sans un passé rationnel et en dehors des ‘‘grands événements’’ de l’histoire 19» ; mais la notion de monument ainsi évoquée et appliquée à un contexte de banlieue interroge et nous livre un premier regard sur la réelle nature de ces monuments. Car la banlieue n’est pas la grande ville en le sens où l’histoire ne
16 Idem. 17 Schefer, Olivier, Ruines à l’envers, In Esthétique des ruines, Poïétique de la destruction, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015. 18 Schefer, Olivier, op. cit.
19 Smithson, Robert, « A tour of the monument of Passaic, New Jersey (1967) », Robert Smithson. The Collected Writings, édité par Jack Flam, University of California Press, 1996, Mavridorakis V., Art et science-fiction : La Ballard Connection, Mamco, Genève, 2011.
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se joue pas en banlieue. Les monuments de Passaic ne semblent donc pas avoir gagnés leur qualificatif au regard des événements historiques qui s’y sont déroulés, « [ils] abritent sans doute des événements ponctuels (de petites histoires) mais elles ne commémore à l’évidence plus aucun grand fait historique 20». Ces monuments n’ont même pas d’histoire à proprement parlé si nous les situons dans le contexte élargi nord-américain ; le nouveau continent n’a pas son fondement dans les ruines d’une précédente civilisation, « Tandis que l’Europe déploie sa longue histoire sur une aire restreinte, la récente histoire des États-unis s’étend sur un territoire immense 21». À propos des États-unis, Michel Makarius appuie ses propos et nous indique que la question de la ruine aux États-unis est une notion qui ne s’est que récemment matérialisée à l’échelle de la nation et donne rétroactivement comme instigateurs les attaques terroristes subies : « pour un pays dont la conscience nationale était dépourvue d’images de ruines jusqu’au 11 septembre 2001 22». Non, les monuments de Passaic ne sont pas monuments au sens commun, « Oh, il y a peut-être bien quelques statues, une légende et deux où trois curiosités, mais pas de passé – seulement ce qui passe pour un futur. Une utopie sans fond, un endroit où les machines sont à l’arrêt, où le soleils s’est vitrifié, un endroit où la fabrique Passaic concrete (253 River Drive) fait de bonnes affaires dans PIERRE, BITUME, SABLE et
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Schefer, Olivier, op. cit. Makarius, Michel, op. cit. Idem.
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CIMENT 23»
, mais les monuments de Smithson « se compose[nt] notamment d’un chantier de construction pour une nouvelle route, avec des butées en béton sur le bas-côté, d’une tour de pompage et de tuyaux d’égout, d’un ensemble de maisons alignées, d’un supermarché, d’un parking, de magasins, ou encore d’un simple bac à sable 24». Paysage qu’il décrira en ces termes : « Ce panorama zéro paraissait contenir des ‘‘ruines à l’envers’’, c’est à dire toutes les constructions qui finiraient par y être édifiées. C’est le contraire de la ‘‘ruine romantique’’, parce que les édifices ne tombent pas en ruine après qu’ils ont été construits , mais qu’ils s’élèvent en ruine avant même de l’être 25». Mais qu’entend-il par ces ‘‘ruines à l’envers’’ antinomiques des ‘‘ruines romantiques’’ ? L’anti-romantisme de ces ruines tiendrait du fait qu’elles ne sont pas issues d’un processus de dégradation et de l’œuvre du temps, qu’elle ne portent ni dans leur matérialité, ni dans leur histoire les stigmates d’un passé en souffrance. Elles ne sont pas investies de morale quand à leur état de ruine et ne transparaissent aucun regard à porter sur le passé comme une église en ruine transparaîtrait la déchristianisation de l’occident, elles n’ont pas de leçons à donner mais se suffisent à elles-mêmes dans un temps duquel elles semblent également se résorber, « ces 23 Robert, Smithson, « Une visite aux monuments de Passaic », Art et science-fiction, op. cit. 24 Schefer, Olivier, op. cit. 25 Robert, Smithson, « Une visite aux monuments de Passaic », Art et science-fiction, op. cit. 106
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nouvelles constructions sont dépourvues de passé et comme soustraites à l’action de l’histoire 26». Au contraire, ces ‘‘ruines à l’envers’’ sont tournées vers l’avenir et « les bâtiments ne tombent pas en ruine après avoir été construits, mais s’érigent en ruine avant d’être construits 27». Olivier Schefer rapprochant ces ruines du travail d’Hubert Robert nous propose un regard sur ces ‘‘ruines à l’envers’’, en opposition aux ruines romantiques : « Au lieu d’être le signe mélancolique ou nostalgique d’un objet perdu, elle deviendrait le signal annonciateur ou prophétique des désastres à venir 28». L’architecture moderne procéderait-elle donc d’un renoncement à la ruine dans le sens où, déjà, elle apparaît sous les qualificatifs de la ruine de par les matériaux dont elle se pare, ainsi que les temporalités qu’elle induit : l’architecture contemporaine au sens de Smithson semble célébrer le présent, sans s’attacher au passé et abhorre le futur duquel elle laisse entrevoir les désastres qui le compose. « Elle ne prétend pas à l’éternité d’un rêve de pierre, mais à un présent indéfiniment substituable 29» pour reprendre Marc Augé. Jennifer Roberts amène la notion de « monuments léthargique 30» pour définir les monuments de Smithson en référence aux racine grecques de Léthé, soit le fleuve de l’oubli, afin d’attes-
26 Schefer, Olivier, op. cit. 27 Smithson, Robert, « Une visite aux monuments de Passaic », Art et science-fiction, op. cit. 28 Schefer, Olivier, op. cit. 29 Augé, Marc, op. cit. 30 Roberts, Jennifer, Mirror-travels, Robert Smithson and History, Yale University Press, New Haven/Londres, 2004.
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ter l’errance temporelle dans laquelle semble se mouver les ruines à l’envers de Passaic. Il n’est pas sans rappeler la comparaison du poète et moine Kamo no Chômei et de l’analogie entre la villejaponaise et les édifices qui la composent et le flux de la rivière Kamo auquel nous pouvons maintenant rapprocher « le présent indéfiniment substituable » de Marc Augé. Doit-on voir en ces ruines à l’envers les stigmates de tout un pan de l’architecture contemporaine qui ne vise plus l’éternité mais un présent fragmenté en construisant des ruines conscientes d’ellesmêmes ? Pour conclure et afin d’entrevoir une réponse à ces questions, nous nous intéresserons à une notion chère à Smithson qu’il théorise, et ce n’est pas un hasard, un an avant sa Visite aux monuments de Passaic, New Jersey : l’entropie.
C) Les temps de l’entropie. L’entropie est le second principe de la thermodynamique décrivant le processus inéluctable de dégradation inhérente à toute matière et qui s’applique, au bas mot, à toute chose ; il est alors curieux que cette terminologie ne soit appliquée à l’architecture que si tardivement. Il aura fallu plusieurs millénaires pour que la dégradation d’un édifice paraissent inéluctable et inscrite dans l’édification même de celui-ci. Entre temps, on lui aura préféré consciemment ou non, le mystère et le charme de la surprise d’un processus de mise en ruine. Et, si ce terme apparaît au dernier point de ce mémoire, c’est qu’il n’a pas été rencontré auparavant dans les recherches.
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Si l’entropie caractérise et à valeur de concept physique pour le processus de mise en ruine d’un édifice, il paraît alors surprenant de l’évoquer dans le chapitre qui s’attarde à repérer un éventuel renoncement à la ruine de l’architecture contemporaine. Puisqu’ entropie et ruine sont liées. L’entropie ne caractérise pas à proprement parlé le changement d’état d’intact à un état dégradé de la matière, mais la valeur des champs temporels et/ou matériels qui séparent ces deux états. Un état de ruine avancé procède d’une entropie élevée par rapport à l’état initial. Nous retrouvons une nouvelle fois une variante de l’idéologie du progrès qui se présenterait d’une manière linéaire, à travers les ruines à l’envers de Smithson, « une négation du modèle moderniste et de l’idéologie du progrès 31» dans les termes d’Olivier Schefer. L’entropie est un phénomène qui s’intègre à la conception cyclique du temps qui prévalait dans la première partie, Robert Smithson en référence aux œuvres des artistes qui célèbrent l’entropie dit qu’ « Elles font penser à l’âge glacière plus qu’à l’âge d’or et confirmeraient très probablement cette observation de Vladimir Naobokov selon laquelle « le futur n’est que l’obsolète à l’envers » 32». Smithson évoque donc l’âge glacier comme champs temporel d’action de l’entropie, nous indiquant ainsi que le processus entropique ne prend fin et ne peut s’achever qu’à dégradation totale de la matière, poussière. Il fait écho un temps cyclique tel que le retour à un temps primitif, voir pré-historique, puisse advenir. Oliver Schefer note que « Assurément tous les bâtiments sont voués, un jour ou l’autre,
31 Schefer, Olivier, op. cit. 32 Smithson, Robert, « L’entropie et les nouveaux monulents », Art et science-fiction, op. cit.
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à s’effondrer, mais paradoxalement, rien ne paraît durer plus longtemps qu’une ruine, rien ne paraît plus solide 33», en ce sens Schelling pense la terre entière comme « une grande ruine, où les animaux séjournent comme des fantômes, les hommes comme des esprits 34». La terre entière ruine de toutes les ruines. Si nous avions senti la perception du temps en étroit lien avec la vision du progrès régente et la pratique architecturale, que penser de ce futur archaïque qui se donne à voir comme un monde premier, pré-historique ! Il évoque cet effroyable avenir dans sa Visite au monument de Passaic Parc, New Jersey, lors d’un parallèle entre les dinosaures et les instruments de la techniques qui s’échinent à bâtir un avenir auquel ils ne croient même plus, « Les instruments de la technique vont faire à nouveau partie de la géologie de la Terre, en réintégrant leur été d’origine. Comme les dinosaures, les machines doivent retourner en poussière ou être rongées par la rouille 35». Le processus entropique de Smithson appliquée à l’architecture semble être hérité des films de sciences fictions et particulièrement de série B dont il est contemporain et où prévaut une esthétique dystopique. Dans son article traitant du rapport des nouveaux monuments et de leur rapport à l‘entropie, un paragraphe est d’ailleurs consacré aux films alors en salle. Une esthétique dys-
33 Schefer, Olivier, op. cit. 34 Schelling, Clara, trad. Élisabeth Kessler, L’herne, Paris, 1984. 35 Smithson, Robert, « Une visite aux monuments de Passaic », Art et science-fiction, op. cit. 110
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topique traite de ce processus d’inversion induit par les ruines à l’envers, car la dystopie se joue en parallèle d’une utopie qui aurait échoué. « Les ruines à l’envers […] ne sont peut-être qu’une autre manière de désigner l’esthétique dystopique contemporaine, celle d’un futur négatif, cataclysmique ou moribond qui rejoint dans sa vision rétroactive du temps, un temps immémorial, voir préhistorique 36». Les ruines à l’envers de Smithson qui se rattachent aux monuments entropiques, qu’il définit également, se rapprochent des non-lieux dont parle Marc Augé en désignant « les aéoroports, les chaînes hôtelières, les autoroutes, les supermarchés 37», ces espaces du « trop plein » dont il rapproche au générique à valeur de paradigme contemporain pour Rem Koolhaas. Espaces du « trop plein » qui peuvent également être espaces du « trop vide » selon l’heure de fréquentation. En ce sens et à cette condition il les rapproche des espaces vides tels que les friches par le manque qu’ils convoquent. « Nonlieux » dans le sens où « leur vocation première n’est pas territoriale, n’est pas de créer des identités singulières, des relations symboliques et des patrimoines communs, mais bien plutôt de faciliter la circulation (et, de ce fait, la consommation) dans un monde au dimension de la planète 38». Toutes ces architectures ainsi que « L’architecture tant décriée de Park Avenue, celle des « cubes de verres froids », ainsi que la
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Schefer, Olivier, op. cit. Augé, Marc, op. cit. Idem.
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modernité maniériste de Philip Johnson ont contribué à susciter l’humeur entropique 39». Par « Park Avenue », Smithon fait référence au Seagram Building de 1958 ; l’espace Miesien comme instigateur de l’humeur entropique, comme si la ruine romantique était morte le jour où les murs ont arrêté de porter. Et de rappeler que : « Au lieu de nous remémorer le passé comme le font les monuments anciens, les nouveaux nous font oublier l’avenir. Au lieux d’être faits de matériaux naturels, tels que le marbre, le granite et autres roches, les nouveaux monuments sont faits de matériaux artificiels : plastique, chrome et lumière électrique. Ils ne sont pas construits en vue de la durée, mais plutôt contre. Ils sont lancés dans une réduction systématique du temps en fractions de seconde, au lieu de représenter l’espace des siècles 40». Si nous procédions également à un temps cyclique qui nous ramènerait au début de ce mémoire où la ruine s’apparentait alors à une nécessité, nous pourrions soumettre à Walter Benjamin et à ses réflexions sur l’Angelus Novus de Paul Klee une humeur entropique. Cette conscience d’un temps présent illusoire. Walter Benjamin peut se réclamer d’un modèle Baudelairien, il écrira même un livre traitant du poète cité en préface de cette partie, Sur quelques thèmes Baudelairien, dans lequel il élève le
39 Smithson, Robert, « L’entropie et les nouveaux monulents », Art et science-fiction, op. cit. 40 Smithson, Robert, « Une visite aux monuments de Passaic », Art et science-fiction, op. cit. 112
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poète au rang de héros de la grande ville dans sa capacité à faire œuvre des déchets41. Agnès Lontrade nous remémore qu’une vision illusoire du progrès est partagée par nos deux auteurs, le progrès est « une extase de gobe mouche 42» pour Baudelaire, et rappelons-le, « Il faut fonder l’idée de progrès sur l’idée de catastrophe 43» pour Benjamin. Chez Baudelaire, l’humeur entropique prend le nom du Spleen ; pour les deux, pourtant, il s’agit « d’une conception cyclique du temps historique à laquelle la notion de progrès sert de repoussoir via la mélancolie 44». Tentons maintenant d’entrevoir ce futur primitif et archaïque évoqué en première partie ; futur primitif où ne subsisterait qu’une ruine : la terre, qui semble elle, échapper pour un temps encore à la notion d’entropie. Un futur tel, que les constructions sont redevenues matières et se retrouvent désormais en couche de sédimentation. Paris est une plaine vierge où se côtoient en poussière le Louvre et le centre Pompidou. C’est à cette expérience ci que s’adonne Frei Otto dans les années soixante par une série de dessins rassemblés sous le titre : Essai d’une vision d’avenir. La scène 15 représente un homme 41 Benjamin, Walter, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939) in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Lacoste, J. , Payot, Paris, 1979. 42 Baudelaire, Charles, L’art romantique (1869), Garnier-Flammarion, Paris, 1968. 43 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, « Neuvième Thèse », in Oeuvres III, Folio essais, Paris, 2003. 44 Lontrade, Agnès, Modernité et Antiquité : le temps des ruines, In Esthétique des ruines, poïétique de la destruction, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015.
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dans ce qui semble figurer un salon, nous en avons tous les composants : fauteuils, table-basse et un appareil électrique que l’on peine à qualifier (nous n’en avons peut-être pas encore l’usage) (figure 12). Or, cette scène domestique prend directement place dans la nature où le soleil brille, quelques plantes/arbres et un oiseau viennent compléter ce salon ; dans cette vision d’avenir, Frei Otto semble figurer un monde où l’architecture ne correspond plus à une délimitation matérielle, pour Xavier Fouquet, « Frei Otto ne figure plus aucune limite matérielle stable ou pesante entre un dedans ou un dehors. C’est un monde sans architecture « solide », mais composé d’ondes imperceptibles et d’objets, comparables 45», mais là où il y voit l’homme premier Adam installé dans la nature, nous pourrions, nous, y voir l’homme dernier qui se meut dans le futur archaïque où les ruines à l’envers de Smithson ont atteint un tel niveau d’entropie, qu’elles n’ont pas disparu, mais qu’elles ne sont plus figurables : « Non pas l’inverse d’une architecture ou d’une non-architecture, mais une architecture composée de forces impalpables, gazeuses ou liquides. Une architecture du climat, plutôt que de la matière 46». Les structures gonflables et toiles tendues de Frei Otto semblent ici, s’il en était encore plus possible, s’être effacées ; subsistes les conditions et qualités climatiques qu’elles entraînaient. Nous arrivons là à un stade total de renoncement à la ruine, qui dépasse alors sa condition fragmentaire, pour ne plus être figurable. Si cette vision d’avenir fabulée par Frei Otto semble se jouer sur un temps dont-on ne maîtrise pas encore les ressorts techniques ; Xavier Fouquet y voit les marqueurs contem-
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Fouquet, Xavier, op. cit. Idem.
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porains hérités de la soustraction de l’homme à l’ordre matériel et structurant pour se tourner vers un ordre immatériel dans la production d’espaces ; « La production du solide, du matériel, est concurrencée par la production de climats, d’ambiances, toutes choses quasi immatérielles 47». Avant de poursuivre, « L’enjeu contemporain de l’architecture n’est plus (ou plus seulement ?) la maîtrise savante d’une structure matérielle de l’espace, mais la maîtrise savante des composantes immatérielles de l’espaces 48». Nous retrouvons ici les contours des nouvelles temporalités en place dans la fabrique de l’urbain par l’événement, l’éphémère, le substituable qui s’inscrivent dans un récit dans lequel la ruine et le déjà-là occupent une place prépondérante. Nous trouvons des similitudes à ces constats dans les propos des architectes Philippe Lacaton et Anne Vassal, qui ne pensent pas en qualité d’espace, ni de forme, mais en qualité de milieu. Inaki Abalos fait le rapprochement entre le travail de Lacaton et Vassal et le chanté sans chanter de Serge Gainsbourg49, marquant ainsi la présence par l’absence de leur architecture. Leurs réalisations semblent procéder d’un état entropique si élevé, qu’au regard du FRAC Nord-Pas-de-Calais, initialement projet de reconversion d’une halle d’infrastructure navale qui a aboutit, sous l’égide du « plus pour moins », à la juxtaposition de sa jumelle en structure métallique parée de polycarbonate, nous sommes en mesure, désormais, de nous demander, en rejoignant Smithson : où est la ruine ?
47 48 49 2006.
Idem. Fouquet, Xavier, op. cit. Lacaton & Vassal, 2Glibros, editorial Gustavo Gili, Barcelona,
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RENONCEMENT
De la trace déifiée à la trace défiée, l’Homme dernier se payera-t-il le luxe, d’un formidable processus de renoncement et de défie complet à la ruine ( et donc à la condition humaine ?), de faire mentir Jacques Derrida et d’attester, qu’à l’issue, il n’y a pas de ruine ?
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RENONCEMENT
Tetsuo Kondo, cloudscapes, Tokyo, 2010.
humeur entropique image extraite du film de Andrei Tarkovski, Nostalghia, 1985.
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Retour aux ruines - De la trace déifiée à la trace défiée.
Lacaton & Vassal, Maison Latapie, Floirac, 1993.
AMO - OMA, Rem Koolhaas, Scénographie pour Prada, Milan, 2012.
RENONCEMENT
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PLAN.
TABLES DES MATIÈRES I
NÉCESSITÉ
P. 17.
De l’abandon du culte du progrès au luxe révolu de la tabula-rasa. 1) De l’abandon du culte du progrès.
A) Le futur en ruines, vision. P. 21. B) Le présent en ruines, héritage. P. 25.
2) Du luxe révolu de la tabula-rasa.
A) Errances modernes. P. 32. B) Être contemporain. P. 37. C) Re-société. P. 41.
PLAISIR
II
P. 20.
P. 31.
P. 53.
De la naissance d’une esthétique des ruines, aux origines du ruin-porn. 1) De la naissance d’une esthétique des ruines. A) Du beau au sublime. P. 56. B) De l’esthétisme du temps qui passe. P. 63.
P. 56.
2) Aux origines du Ruin-porn. P. 74. A) Ruines, voyages. P. 74. B) Ruines, voyages, paysages. P. 79. C) Ruines, voyages, paysages, limites. P. 85.
III
RENONCEMENT épilogue
P. 93.
De la fin de l’éternité d’un rêve de pierre, aux temps de l’entropie. A) La fin de « l éternité d’un rêve de pierre ». P. 95. B) Les « Ruines à l’envers ». P. 100. C) Les temps de l’entropie. P. 106.
ILLUSTRATIONS
P. 120.
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ILLUSTRATIONS
ILLUSTRATIONS.
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Fig. 1. - Paul klee, Angelus Novus, 1920, Musée d’Israël, Jérusalem.
Fig. 2. - Walter Benjamin.
Fig. 3. - Hubert Robert, Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines, 1796, MusĂŠe du Louvre, Paris.
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Fig. 4. - image extraite du film de Roberto Rosselini, Allemagne annĂŠe zĂŠro, 1948.
Fig. 5. - Le Corbusier, Le plan voisin pour Paris, 1925, maquette, Paris.
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Fig. 6. - Archigram, Instant City Program, 1970.
Fig. 7. - Caspar David Friedrich, Le Moine au bod de la mer, 1810, Alte Nationalgalerie, Berlin.
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Fig. 8. - Hokusai, La Grande Vague de Kanagawa, 1830, MusĂŠe national des arts asiatiques - Guimet, Paris.
Fig. 9. - Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Goethe dans la campagne romaine, 1787, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main.
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Fig. 10. - Photograpgie aérienne de l’île de Hashima surnommée « Gunkanjima », 2008.
Fig. 11. - Robert Smithson, Spiral jetty, sculpture, Utah, États-unis, 1970.
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Fig. 12. - Frei Otto, « Essai d’une vision d’avenir. 1961. Scène 15 ». Extrait de D. Rouillard, Superarchitecture, le futur de l’architecture 1950-1970, Éditions de la Villette, Paris, 2004.
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RETOUR AUX RUINES Si ce mémoire évoque la ruine, il évoque également et inévitablement la fin des ruines. À travers le terme « retour », nous englobons ici toutes les pratiques de reconversion, d’utilisation, d’exploration, de transformation des ruines qui, à des degrés différents, opèrent à la dé-classification d’une ruine et la perte de son statut de vestiges. Nous pratiquons les ruines. Comme le note Marc Augé nous vivons dans un monde où «les décombres n’ont plus le temps de devenir des ruines». C’est ici que notre réflexion opère. Entre l’omniprésence des ruines et leur emploi dans la fabrique urbaine, moment charnière et rare dans le cycle anthropomorphique des espèces où la ruine cesse d’être ruine. Le mort revit ! Banalisant ainsi le miracle de Pâques. Dans la représentation Antique et plus tard, les ruines sont domaine des Dieux et deviennent toiles de fond de scènes mythologiques et religieuses rappelant ainsi à l’Homme les errances du paganisme et l’avènement du Christ. Les ruines remplissent ainsi une fonction didactique et font figures de mise-en-garde. Par leur transversalité temporelle, elles assurent et véhiculent le pêché des civilisations antiques et du polythéisme. Pourtant, il semble que la figure de la ruine connaisse une révolution paradigmatique : la ruine n’effraie plus. Les matérialités propres à la ruine semblent aujourd’hui s’accommoder aux pratiques contemporaines ; le délaissé, le vestige semblent dès-lors se voir attribuer des considérations esthétiques et se positionnent comme véritables atouts dans la fabrique urbaine des villes européennes. C’est cette transition d’un état déifié à un état défié qu’il nous importe de retracer ici et d’en comprendre les tenants. S’il nous est permit d’emmètre une hypothèse, il semble dès-lors que ce retour aux ruines contemporain semble répondre à trois notions : la nécessité, le plaisir et le renoncement. Ces trois notions, au regard des considérations attribuées à la ruine semblent ainsi proposer un panorama élargi et complet sur la ruine et les liens qui l’unissent à l’Homme, et semblent également fournir trois raisons possibles à un retour : le retour est contraint ( nécessité ), le retour est volontaire ( plaisir ), le retour procède d’un refus d’avancer ( renoncement ). Comme la ruine, entre valeur autonome et partie d’un tout, ces trois parties participeront à l’ébauche d’un panorama contemporain qui tentera de dépeindre les contextes sociaux, économiques et esthétiques qui accompagnent la transition d’un état déifié à un état défié de la ruine. D’un passé, à un présent, vers un futur. 144