première édition
© éditions Kirographaires, 2011 ISBN 978-2-917680-97-1
De mort et d’eau fraîche
Layticia Audibert
ÉDITIONS KIROGRAPHAIRES
« Vivre de telle sorte qu’il te faille désirer revivre, c’est là ton devoir. » F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
« On peut comparer la vie à une étoffe brodée dont on ne verrait, dans la première moitié de sa vie, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers : ce dernier côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître l’enchevêtrement des fils. » A. Schopenhauer
Toute ressemblance avec la réalité est à imputer à celle-ci.
J–7 « La luxure est cause de génération. » Léonard de Vinci Le médecin a un visage fatigué. Je le regarde au ralenti. Gros plan sur sa bouche humide articulant la sentence. « Il ne vous reste que quelques jours à vivre, quelques semaines au mieux. Je suis désolé ». Arrêt sur ses rides, sur ses yeux cernés. Ils sont tout petits, presque fermés, comme s’il ne voulait pas voir ce qu’il dit. Je n’aurais pas aimé être à sa place. Cela dit, je n’aime pas vraiment être à la mienne. Je vais mourir. Tout le monde va mourir. Moi plus vite que vous probablement. Je ne bouge pas. J’arrête de respirer. La main du médecin tournant les pages de mon dossier pour éviter de me regarder, mon corps, la pendule sur le mur, le bruit du dehors, sont restés figés dans ce moment d’éternité. Arrêt sur image, arrêt sur ma
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vie. Plus rien n’existe, juste ce corps en décomposition imminente. Pourtant je le sens, ce putain de cœur. Arythmique. Cette sueur froide, glaciale, coulant dans mon dos. Mes poils qui se hérissent. Ma tête qui bourdonne. Douleur à l’estomac. Un coup de poing. Ces larmes qui sortent toutes seules, sans sanglots. Je scrute la scène, spectateur. Je me revois tout à l’heure, dans la salle d’attente, à poiroter comme un con avec des magazines à la con. Trois quarts d’heures d’angoisse à me taper la vie d’ennui mortel des autres, sur papier glacé, pour tuer le temps. 45 minutes d’énervement à avoir envie d’étrangler le gosse hystérique de cette femme semblant équipée de boules Quies intégrées. 2 700 secondes à trouver que mon voisin sentait la sueur, à m’interroger sur ce que je foutais là. Dans cet hôpital au relent de javel. À me demander pourquoi l’infirmière me dévisageait bizarrement, les autres patients aussi d’ailleurs, comme s’ils avaient tous l’air de savoir et pas moi. Paranoïa. Il y a trois jours, il m’a fait passer un scanner de routine. C’est ce mot qu’avait utilisé le médecin. Routine. Un mot qui ne suscite pas trop d’inquiétude, un mot tout simple. Quelques examens plus tard, mon mal de tête se transforme en maladie inopérable. Je me lève le matin, tranquille. Je prends un petit déj’ aux céréales avec 8 vitamines, du fer et je me prends d’un coup une dégelée royale. C’est fou le nombre de choses qui me passent par la tête. Je revois défiler ma vie. Je m’étais déjà posé la question : « qu’estce que je ferais si je n’avais qu’un mois à vivre ? » Et là je partais en conjectures : je conjuguais au subjectif mes folies condi-
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tionnelles. J’ai été confronté à la mort des autres, à la mort de proches, à la mort télévisuelle, à la mort réelle ou fictive, dans les romans, dans les regards. La mienne était improbable, une idée réfutée. Je m’interrogeais de loin. Et maintenant ? La question se pose sérieusement. Moi qui ai toujours détesté les choses sérieuses. On se dit mort souvent : mort de fatigue, mort de rire, on se tue à la tâche, on crève de faim, de soif, on aime à mourir, on veut tuer quelqu’un… Dune de mots ou mots de sable, mots qui nous glissent entre les doigts. Je ne sais pas quoi répondre au médecin qui me propose de voir le psy de l’hôpital. Ce n’est peut-être pas le moment de commencer une analyse. Un court silence s’installe dans ce bureau blanc, presque une chambre froide. Il m’observe avec ses yeux blancs, ses dents blanches, sa blouse blanche, tourne les feuilles blanches de mes futures pages blanches. Au milieu des murs blancs. Tout est glacial et cependant, je brûle. Et soudain tout le blanc devient noir. La blouse noire parle avec ses dents noires, sa bave noire, assis sur sa chaise noire dans ce bureau noir aux murs noirs. Les papiers sont noirs. Par la fenêtre tout est noir. Le noir se répand comme une traînée de cendres, il avance vers moi, m’envahit, sort par ma bouche. Black out. Tout est carbonisé. Ma vie l’est. Le va-et-vient des poumons rythme ce vide pesant, les miens, ceux du médecin. Cacophonie des silences. J’ai presque pitié de ce grand professeur qui se tortille les mains nerveusement, tire sur sa chemise mécaniquement, regarde la photo de sa femme et ses gosses, de son chien, de son bateau, puis
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la fenêtre, la porte, pour ne pas me regarder moi, un cas de plus, une statistique. Un échec le confrontant à sa propre finitude. Je vois bien qu’il botterait volontiers en touche vers un autre service. Il me parle de traitements potestatifs à la réussite impossible. Chimio. Opération. Radiothérapie. Trop tard. J’écoute sans écouter cette science inutile servant à justifier l’injustifiable. Soins palliatifs. Antidouleurs. Effets possibles de la maladie. Malaise. Troubles de la vision. Maux de tête. Vomissements. Perte de l’équilibre. Paralysie totale ou partielle des membres. Vertiges. Crises d’épilepsie. Diarrhées. Sang dans les rejets. Humeur aléatoire. Perte de conscience. Obscène. Le clinicien me tend une ordonnance. Des lignes aux noms ésotériques, en générique. Pour atténuer les douleurs. Je l’arrache avec l’envie de la déchirer, de la bouffer. Tout ceci ne peut pas être vrai. Pas moi. Pas maintenant. Pas déjà. Tout le blanc autour glisse, fond, me fige. Je supplie. Je tombe à genoux sur le sol en lino. Je peux entendre le craquement de mes genoux. J’implore le médecin de faire quelque chose. N’importe quoi. Je mendie de l’aide. Je réclame de la pitié. Il doit bien exister un moyen, une greffe. Je paierai ce qu’il faut. Je ne peux pas mourir. Je ne veux pas. Je crie presque. Je prie presque. – Je suis désolé Adam, répète le médecin. Il n’a rien d’autre à dire ? Pas d’autres mots ? C’est un peu juste. Mais il a étudié la médecine, pas les Lettres Modernes. Il a un geste pour me toucher l’épaule, je recule machinalement. Rien d’autre à offrir ? Il a dû sécher les stages d’aide à l’accompagnement psychologique des malades du cancer. Je ne veux plus entendre. Je me lève si violemment que ma
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chaise tombe. Je me mets à courir. De plus en plus vite. Pour échapper à tout ça. Ça ne peut pas m’arriver. Ça n’a pas de sens. Je fugue dans ce couloir aux néons froids. Sans vie. Je bouscule des gens qui portent leur nom et leur titre accrochés sur leur poitrine, du côté du cœur. Des blouses blanches comme des ailes d’ange. Je cours à en fendre l’odeur acide de l’air, je cours à ne plus rien voir, aussi fort que je hurle, à ne plus entendre les râles de ceux qui ne courent plus. Je sors de l’hôpital, l’air glacial pénètre dans mes poumons. Je vois, comme si je n’avais jamais vu avant. Tout acquiert de la consistance, du poids, de la matière. Je ne sais même pas si je suis triste. Si j’ai peur. Mes pensées m’assaillent tant qu’elles se détruisent. Percussions. Répercussions. En même temps que le monde prend du poids autour de moi, tout devient dérisoire. Je toise les gens. Je veux leur hurler « je vais mourir bientôt ». J’ai envie d’être rassuré, regardé, regretté. Malaise. Je m’assois sur un banc. Le crachin humidifie mes joues. Il sort de mes yeux. J’avais une haute idée de ce que serait ma vie. Je ne pensais pas qu’à trente ans seulement, je devrais faire le bilan pour combler les lacunes, colmater des pans de rêves, réparer les lambeaux d’illusions. Peu de temps pour tout ça. Il y a du boulot, du tri, du rangement, des priorités. Des remords à avoir, des regrets à éviter. Je tremble. Je n’ai pas envie de mourir. Je repense à toutes ces fois où j’ai affirmé, péremptoire, « je veux mourir ». À tous ces chagrins d’amour qui m’ont battu l’âme. À toutes mes peurs.
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À toutes ces vaines déchirures de ceux qui veulent porter le monde et ses souffrances, comme un Atlas sans stéroïde. Tous mes abandons, toutes mes défaites, toutes mes incompréhensions, toutes mes solitudes, toutes mes dépressions de nantis. Mes déclamations de poète au bord de la falaise. Mes suicides ratés. Mes suicides pour me sentir mieux vivre. J’échangerais des jours de plus pour chacune de ces peines, pour un sursis. Je m’aperçois que j’aime la vie. Fallait y penser avant. Je me souviens de la première fois où j’ai été confronté à la mort. Je devais avoir cinq ans. Mes cousins, à peine plus âgés, jouaient dans le jardin avec une grenouille qui ne pensait qu’à s’échapper. C’est bête une grenouille, ça s’échappe quand on l’attrape. Ils l’empoignaient, se la refilaient pour l’observer, et soudain le plus grand a eu l’idée de la lancer contre un mur pour voir si elle rebondissait. C’est bête une grenouille, ça rebondit mal contre les murs. Son corps était retombé dans l’herbe. J’étais reparti dans la maison en hurlant « appelez le docteur, appelez le docteur ! ». Oui, c’est bête un gamin aussi, ça croit que les docteurs se déplacent pour les grenouilles mortes. Il a fallu des heures à ma mère pour me faire comprendre que la grenouille ne reviendrait pas. La grenouille, comme tous les êtres vivants, naissait, puis mourrait (pour aller au ciel en l’occurrence où toutes les grenouilles du monde se retrouvaient). La vie c’était cet intervalle entre ces deux événements. À moi aussi, ça m’arriverait un jour, mais quand je serais vieux, très vieux. Puis il y a eu ma grandmère, l’année d’après : elle a rejoint le paradis des grenouilles et j’étais traumatisé à l’idée que ma mamie était toute seule au milieu de milliers de batraciens. Du coup, ça ne m’a pas
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paru génial d’être mort. De fil en aiguille j’avais intégré l’idée. Mais ma mère m’avait dit « ça ne t’arrivera pas avant que tu ne sois très très vieux », alors je me sentais invincible. C’est la beauté de l’enfance… Puis le monde a fait mon éducation. Ça pouvait m’arriver demain, dans la minute, à chaque instant. J’avais fait comme si de rien n’était. J’avais des projets à long, moyen et court termes. Des projets plein les rêves, plein les poches sous mes yeux. Des plannings et des « plus tard » plein la bouche. Des tonnes de rêves en attente, frustrés, déboulent maintenant en avalanche, me submergent, m’étouffent, se pressent, se doublent pour passer en premier. Dire que j’avais passé dix jours au lit à geindre quand Marion m’a quitté. Complètement déprimé. Dix jours de perdus pour cette abrutie n’ayant jamais appris à sourire. J’ai une tumeur cérébrale, plus exactement un glioblastome multiforme. Foudroyant. Ils ne devraient pas donner des noms aussi barbares aux maladies, ça les rend plus terrifiantes encore. Un staphylocoque doré, ça devrait s’appeler une barbe à papa respiratoire. Tumeur, tu meurs. Pas très encourageant. Un cancer du cerveau, au moins, tout le monde connaît, ça va m’aider à expliquer ma maladie à mes proches. Mettre une étiquette afin de pouvoir la ranger proprement dans un coin de la tête. Ça ne va pas être évident de leur dire que j’ai une bombe à retardement dans l’encéphale, dont le compteur numérique affiche quelques jours. Il n’y a pas de Jack Bauer pour couper le fil rouge ou jaune et désamorcer la mécanique. Je ne souffre pas. Tout est comme avant. Exactement.
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À part quelques petites douleurs sporadiques, des petits chocs électriques. Mais le processus est lancé. Il n’y a rien à faire, même pas à espérer. Je pleure. Le taxi me ramenant chez moi pense probablement que j’ai perdu quelqu’un. Oui, moi. Ça sent le poisson dans le hall d’entrée. On est vendredi. Soixante mètres carrés dans le 8e. Pour une bouchée de pain. Mes potes disent en riant qu’ils attendent ma mort pour récupérer l’appartement. Ils m’invitent régulièrement en cordée dans les Alpes. Au cas où. Qui vivra là dans une semaine ou deux ? Juste le temps de tout vider. Qui prendra quoi ? Qui voudra quoi de moi ? Des gens s’installeront ici, chez moi. Je mets Give it away des Red Hot, à fond. Ça fait trembler les murs. Je hurle les paroles en tournant sur moi-même en agitant la tête, encore et encore, jusqu’à ne plus voir que des lignes de couleurs, jusqu’à avoir envie de vomir, jusqu’à me vautrer sur le parquet. Sans souffle. En sueur. Allongé sur le sol je regarde mes meubles. Mon décor noir et blanc, j’ai l’impression de ne les avoir jamais vraiment vus. C’est dément ce que j’ai entassé en une vie, même courte. Chaque objet devient un musée, un souvenir. Cette lampe à 600 euros achetée pour épater Marion à l’époque. Elle se moquait du vendeur. Il essayait de nous placer la lampe arguant du génie de ce créateur ukrainien d’où sortait cette improbable huitième merveille du monde. Pour moi, en ce temps-là, la huitième merveille du monde c’était son sourire à elle. La rage monte. Je brame. J’empoigne la lampe et la fracasse contre le mur, pour ne plus voir mon reflet qui me nargue, pour
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ne plus voir sa lumière ; ce canapé en cuir blanc, mes photos, mes vinyles, mes livres, mon ordinateur, mes vêtements, mon lit. Tout cet ordre que j’avais construit, qui m’avait construit. Je passe ma colère sur les étagères, propulse mes bibelots au mur, fais tomber tous les livres, les jette, culture inutile. Il y a ce miroir sur le mur du fond, ce double qui me toise. Je le fracasse d’un coup de poing. Des bouts de moi tombent, se fissurent, disparaissent en monceau sur le sol. Tout cela n’a plus de sens, n’en a jamais eu. Tout ce que je ne reverrai jamais. Qui prendra tout ça ? Mettra mes chaussures ? Regardera mes papiers ? Qui lira mes mails, ira sur mon Facebook, mon Myspace, mes liens ombilicaux en réseau me donnant l’impression d’être relié au monde, d’avoir une vie, des amis ? Connecté. Qui verra ma vie à nu après ma mort ? Je regarde tout et ne sais plus si cela est important. Dira-t-on de moi, lors de mon oraison funèbre, que j’avais réussi dans la vie en faisant la liste de mes étagères Ikea, de mon canapé Cassina et de mes chaises Stark laissés en héritage ? Ou celle de mes diplômes, de mes conquêtes ? Que retiendront-ils de moi ? Que dois-je retenir de moi ? Je m’effondre sur le fauteuil. Je dois être aussi blanc que lui. On ne peut pas vraiment dire que je sois passé à côté. J’ai juste manqué de temps. J’ai toujours été de ceux qui ne font pas ce que l’on attend d’eux. Enfin pas de ceux en tout cas qui ne font que ça. Gamin, j’ai voulu tour à tour être espion, cosmonaute, président du monde, aventurier, chercheur d’or, vétérinaire, peintre, soldat, musicien, vendeur de bd, inventeur de machine à voyager dans le temps, écrivain. Un jour j’ai cessé
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de croire que j’en étais capable. J’ai endigué mes émerveillements, à cause de mon éducation, de l’école, du monde… ou tout simplement parce que j’ai préféré ressembler plutôt qu’exister. Souffrant d’une vie rangée, à m’attendre, m’étendre et regarder passer le temps, sous Prozac, tentant de me faire une place dans la file des convalescents de la vie. En sortant de mes études, je voulais créer ma propre entreprise dans les énergies renouvelables. Je désirais améliorer le monde, être utile aux autres, donner du sens à ma vie. Pour me faire un peu d’argent j’ai d’abord pris un emploi salarié dans une société de finance. Après, quand j’y réfléchis, c’est une sorte de trou noir. J’ai finalement fermé les yeux sur mes rêves pour rester dans ma zone de confort. Avec l’argent que je gagnais je sortais tout le temps, de discothèque en bar, de soirée en soirée à jouer à celui qui commandera la plus grosse bouteille et se tapera le plus de filles. Sans discontinuer. Je me sentais important d’être le roi des clubs, le mec populaire et envié. Je comblais les vides de ma vie par des hectolitres d’alcool et de poudre au nez. Je me croyais dans l’énergie de la vie. Superficiel en surface, puis superficiel en profondeur : abyssal. Bien sûr j’avais mes amis qui tentaient de me prévenir, de ce genre d’amis qui ne voient que le meilleur en soi, mais je m’éloignais peu à peu, en me perdant moi-même. Je remettais ma procrastination à demain. Je vivais dans une peur sourde, bloquante, qui me poussait à ne pas bouger pour ne pas chuter. La peur de la chute, cette peur originelle. Comme si être dans la peur créait des anticorps à la peur, comme on s’injecte du venin à petites doses pour être immunisé contre lui. J’oubliais l’essentiel, mes buts. Je croyais que ma joie dépen-
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dait de ce qui était extérieur à moi, les autres, le matériel. Alors qu’elle ne dépendait que de moi. Je le sais maintenant. L’approche de ma mort crée cette menace qui me fait courir plus vite, vers la conscience. L’amour a toujours été mon essence. J’ai assidûment été un grand romantique. Mourir d’amour, par amour, ça m’aurait plu. Je rêvais d’une histoire magique, éternelle, différente. De mains qui se tiennent pour ne jamais se lâcher. L’amour audessus de toutes les valeurs. Un amour unique, qui compte les cheveux blancs et les sillons aux paupières, d’une femme me donnant envie de tout surpasser, de lui offrir le monde pour le partager. Tout voir avec quatre yeux, tout engloutir avec quatre mains. Mais j’ai conjugué l’unique au pluriel, de bras en bras, à la recherche d’un idéal. J’ai partagé des moments intenses, embryonnaires. Des fécondations in capoto. Cœur sous latex. Des coups de queue sur coups de tête, des amours solennelles jurées pour l’éternité en regardant par-dessus mon épaule, des promesses auxquelles je voulais pourtant croire de tout mon être, mentir pour mendier un peu de chaleur. Des chairs embrassées, des seins, des sourires, des peaux. Des femmes, plein, lascives sous mon ventre, bougeant du regard pour supplier un serment, en espérant l’amour. Des femmes, toutes différentes mais toujours les mêmes, car elles n’étaient pas Elle. Pour continuer à être cynique. Des lieux, des gens, des circonstances exténuantes : le pouvoir du nombre ; et à multiplier je n’ai eu que des zéros supplémentaires. Pourquoi me priver ? J’étais finalement millionnaire en vagins ! Au fond il y avait une frustration. Mais pas de grande rhétorique : ma princesse charmante a dû prendre du Lexomil en
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intraveineuse. Faut dire qu’en guise de cheval blanc j’avais un scooter, pas vraiment de quoi se taper un speed. Je suis étendu sur mon parquet. C’est tiède. L’odeur du bois. De la cire. Ses veinures. Mon pouls se calme. Cette femme me manque. Je voudrais l’avoir dans mes bras pour m’y réfugier et pleurer. Je me recroqueville sur moi-même. Je suis tout petit. Si seul. Par ma propre faute. J’ai tout bousillé pour ne pas prendre le risque d’être blessé. J’avais peur de l’amour. Je me suis cagoulé le cerveau, histoire de ne pas attraper de MST du cœur. À trente ans, les autres me disaient : « Tu es jeune, tu es beau, tu peux te taper la terre entière, tu aurais tort de ne pas en profiter ». Cette liberté était ma prison, j’y tournais en rond. Aimer l’amour n’est-il pas finalement n’aimer personne ? Je me lève, vais dans la cuisine, descends la moitié de la bouteille d’eau. Le liquide doux et frais coule dans ma gorge. Je fais les cent pas, marche dans le salon, la chambre, reviens dans le salon, ne sais pas où aller, où me poser, pas de place. Je vacille. M’appuie contre le mur. J’ai l’impression de devenir fou. Je me force à respirer lentement. Je sens mon cerveau s’effondrer comme deux tours. Un pion pris par un fou. Échec et mat. Je suis Ground Zero. Je suffoque. Je suis un tas de cendre humaine, un amas de gravats, de tôle déchirée, de verre brisé. Sur la table du salon, l’ordonnance du médecin me nargue. « Quelques jours, quelques semaines au mieux ». Le flip s’installe. Je n’ai pas envie de me voir mourir, petit à petit. De ne plus maîtriser mes gestes à mesure que la tumeur grossira, de
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mes heures sur la cuvette à gerber, de mes jambes pouvant me lâcher. Devenir un sous-homme. Sans contrôle. Je n’ai pas d’appétence pour ça. Ne pas attendre. Je prends l’ordonnance. Dévale l’escalier. La pharmacie du Drugstore est encore ouverte. Il n’y a personne d’autre que la préparatrice. Elle me salue. Je lui tends le papier. Son visage change au fil de la lecture. Elle sourit et me regarde avec pitié. Je suis venu chercher ici la fin de ce genre de regards, compassionnels, obséquieux, ou plutôt ne jamais les voir commencer. Elle disparaît dans l’arrière-boutique et revient chargée de boîtes. Je paye. – Bon courage Je ne réponds pas. Je dévale l’avenue suréclairée dans ma surréalité. Chez moi, j’étale toutes les boîtes sur la table basse. Je n’attendrai pas. Je me suiciderai dans sept jours. Sept jours. Le nombre parfait. Les têtes de la bête de mon Apocalypse. Les sept jours que Dieu a mis pour bâtir le monde, pour détruire le mien. Sept, comme les pêchés capitaux que je pourrais commettre. Au-delà, je prendrais le risque de ne même plus avoir la capacité de changer d’avis. De voir mon corps se défaire. Mon cerveau ne plus répondre à mes gestes. Tout peut aller si vite. Je m’y tiendrai quel que soit mon état dans une semaine. Je veux faire de mon coup de décès un coup de maître. Cette décision me rend étrangement serein, résigné. Épuisé.
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Je contemple ma montre et son tic-tac, dictat. Les secondes sont obèses, mais elles courent vite. Très vite. 604 800 secondes à vivre encore, à peu près… 604 799, 604 798… 604 797. Tout est réglé autour de moi, mesuré. Tout indique le temps qui passe. L’horloge, mon réveil, le timer du micro-ondes, celui du four, tout clignote dans ma tête, métronomes rythmant ma vie, glissante, gluante. Mes camisoles. Je balance ces chronomètres par la fenêtre. Je serai le seul maître de mon temps désormais. Dois-je annoncer la nouvelle à mes parents ? Il me semble inutile de leur dire que je vais me suicider dans sept jours pour ne pas m’imposer, leur imposer, le pire. Ne pas leur faire vivre sept jours d’angoisse, de pleurs, de tristesse. Sept jours de questions larmoyantes, d’infinis adieux. Leurs yeux inquisiteurs sur ma vie, intenses, épiant chaque parcelle de ma peau, chaque geste. Depuis quand je ne les ai pas appelés, deux, trois semaines ? Peut-être plus, peut-être moins. J’ai déjà presque perdu ma sœur il y a deux ans. Presque, parce qu’à 35 ans elle est sans être, son cerveau abîmé par le fracas d’un pare-brise, par la chute de son envol, par des bouts de tôles d’une voiture la happant, une brindille sur la route. Une brindille de 45 kilos, anorexique, ancienne alcoolique, qui avait calciné sa vie, une brindille perdue qui, ce soir-là, n’avait pas bu. Elle était en rémission, essayant de réapprendre à vivre. Une brindille qui n’avait pas eu le temps. Sur un fauteuil à vie. Vivant des moments de lucidité sporadique, le temps de voir qui elle est devenue. Le temps de ne pas voir grandir ses enfants.
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J’avais, avant l’accident, passé des années à essayer de la comprendre, de l’aider. Des années de combats violents. Contre elle, avec elle. Des années d’amour. Des années perdues. J’avais tenté d’être deux fois plus un fils pour mes parents. Compenser les douleurs sur une balance imaginaire. Et l’accident en cette nuit de juin. Et depuis la colère, la rage, l’impuissance, la peur, la honte, la culpabilité, le ressentiment, la douleur, le sentiment d’injustice, le désespoir, la faiblesse, la lutte, l’incompréhension. La hargne. Pas une nuit sans m’endormir avec son nouveau visage de femme détruite devant les yeux. Son visage obèse de corticoïdes, son haleine d’hôpital, sa bouche tombante, son regard vitreux. Son visage et son corps mutilés, devenus gras, avachis sur ce fauteuil à demeure. Sa tête penchée sans cesse. Son regard scrutant. Dur parfois. Son regard qui a envie de mourir. Et sa voix infirme, handicapée, dans les moments de retour, de mémoire. Son nouveau rire. Aigu. Cette sœur que je ne reconnais plus. Que j’aime. Ma famille a été atomisée. Une particule aux éléments fracturés. Fracassés. Personne n’était plus comme avant. Tous essayaient d’être plus qu’avant. Mieux qu’avant, rattraper l’irrattrapable. Ma mère a perdu l’abdomen, déchirée dans son ventre à jamais. Lacérée par les remords de n’avoir rien pu faire. Disloquée par l’impuissance et la culpabilité. Tailladée dans son obligation de continuer à vivre pour moi, les enfants de ma sœur, pour son mari, pour cette fille ébréchée. Mon père incisé dans son ventre de père. Lacéré par les remords de n’avoir rien pu faire. Disloqué par l’impuissance et la culpabilité. Tailladé dans son obligation de continuer à vivre pour moi, les enfants de ma sœur, pour sa femme, pour cette fille ébréchée.
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Tout avait été écrasé par cette voiture. Tous. Comment leur dire ça maintenant, leur dire qu’ils vont perdre un deuxième enfant ? Quels mots ? Je ne vais peut-être pas leur dire. Je devrais peut-être leur écrire. Une petite trace de moi. Il y a des choses qui s’écrivent mieux qu’elles ne se disent. Ou aller les voir. Juste pour les serrer dans mes bras une dernière fois. Il y a tant de questions auxquelles je ne suis pas prêt à répondre. Toutes les pensées qui se baladent dans ma tête commencent ou finissent par les mots « dernière fois ». Pas facile non plus d’être original dans mon cas. C’est fou tout ce à quoi il faudrait penser pour bien faire. Mais je ne suis pas enclin à bien faire, là. Ne rien régler d’avance. Juste quelques instructions. La crémation par exemple. Pas envie de finir bouffé par les vers. De toute façon, je n’ai pas pris d’assurance dégâts des os. J’ai vu il y a peu une émission sur le temps de décomposition des cadavres, le processus lent et organisé. Pas très engageant. Pas faire balancer mes cendres au vent. Un coup à s’en prendre plein la gueule si le vent tourne et je ne suis pas sûr de vouloir trouver refuge dans les narines de ma vieille tante acariâtre, me balader dans son colon et finir dieu sait où. Où être mis ? Je n’avais pas encore trouvé ma place de vivant. C’est le moment d’y penser. Un lieu romantique et pas pompeux, de quoi satisfaire ma mégalomanie persistante, mon besoin de perpétuation. De trace. Donner un petit sachet de moi à chacun, à sortir en cas
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de crise d’angoisse en se rappelant que ça pourrait être pire, que ça pourrait être moi ? Pas sympa pour les allergiques à la poussière. Je préfère laisser un peu de rire dans la mémoire de chacun. Un rire pour réchauffer en cas de besoin. Ou être mis dans la forêt de mon enfance, là où je construisais des abris anti-atomiques, là où je crapahutais, cueillais des asperges sauvages pour que ma mère les prépare. Là où j’ai fumé ma première cigarette. Où j’allais quand j’avais besoin d’être seul. Juste pour sentir le silence, l’odeur des feuilles, de la terre. Pour m’appuyer contre un arbre, pour sentir la vie autour de moi en regardant passer les nuages. L’endroit où j’ai pleuré mon premier chagrin d’amour, loin des regards. Mon lieu secret où j’ai joué à touche-pipi avec mes copines d’écoles. Je m’endors en pleurant sur mes souvenirs au goût d’enfance. Je me réveille quatre heures plus tard. Je gobe une amphétamine et sniffe un petit rail de coke. Promis, je vais tirer un trait. Je décroche mon téléphone. Faut voir la gueule que David fait quand je lui annonce la nouvelle. Je ressens quelque chose de curieusement jouissif et vicieux à annoncer ça. Je mesure combien j’étais aimé. Je ne m’attendais pas à cette sensation. Je ne m’attendais pas à grand-chose à vrai dire, manque d’expérience sans doute. Je suis particulièrement centré sur moi-même en ce moment. Je pense plus facilement à ma douleur qu’à celle des autres. Ils auront le temps de s’arranger avec, pas moi.
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David s’est véritablement décomposé. C’est un mot qu’on utilise facilement, à la légère. Il prenait désormais toute son ampleur. Sa bouche est tombée, ses yeux sont tombés, ses sourcils sont tombés, ses joues sont tombées, ses larmes sont tombées. C’est mon meilleur ami, il fait donc une tête de circonstance. Je ne sais pas comment j’aurais réagi à sa place. Sa mort aurait été un peu la mienne. La mort d’une histoire. D’histoires. David, l’ami toujours là malgré les routes qui s’éloignent. Il est devenu un DJ connu. Moi un financier. Deux mondes. Mais des tonnes de passerelles. Nous nous connaissons depuis le CP. Le jour de la rentrée ce petit gars tout maigre a pris place à côté de moi en classe. Et depuis nous avons partagé tout ce qui se partage. Les jeux, les bagarres, les filles. Notre sang. Nos blagues. Nos doutes. Nos joies. Nos grenouilles. Les bruits du bar sont sourds. Nous nous regardons. J’ai été de ceux qui font des dizaines de bises par jour avec des « salut, ça va » et qui s’en foutent. Les chairs se croisent dans l’indifférence commune. La fosse commune. Pas aujourd’hui. David prend ma main. Pourtant il n’a pas le contact facile d’habitude. Il ne dit rien. Je sais qu’il voudrait parler mais que rien ne sort. Une énorme boule obstrue tout. Il déglutit. Moi aussi. Il n’y a rien à dire d’ailleurs. Dans ma main je peux percevoir son pouls. Rapide. La vie. C’est bon de sentir la peau de quelqu’un. Je ne fais pas attention à ça en général. Mais cette main dans la mienne, ces doigts dans lesquels le sang palpite, je voudrais ne jamais la lâcher, la tenir jusqu’au bout, pour ne plus me sentir si vide.
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On se met à chialer tous les deux. Sans rien dire. Comme moi, il doit penser à tout ce que nous avons vécu ensemble, à tout ce que nous ne vivrons plus. À la route qu’il devra prendre seul. Je n’ai pas de plan défini. J’explique à David ce que je veux, aujourd’hui. Demain c’est presque dans dix ans pour moi. Je veux m’évader de moi. Loin. Déconnecter de cette réalité qui a fait basculer ma vie en une phrase. Ne plus percevoir ce corps qui va me lâcher sous peu. Ne plus entendre ces voix dans ma tête, ne plus voir ces souvenirs qui s’accrochent comme des futurs possibles. Ne plus sentir cette frayeur. Le seul fait de ne plus avoir peur de la mort me déchaîne et me désenchaîne. David connaît les bons fournisseurs. Je préfère un truc qui ne va pas me rendre malade pendant plusieurs jours. Il appelle un dealer qu’il connaît. David n’est même pas choqué de ma demande. Il veut faire ce premier trip avec moi. Faire des conneries comme à 20 ans. Je ne lui demande pas de m’accompagner. Il a le temps de payer les conséquences, mais je sens que c’est important pour lui de partager ça avec moi. Alors je ferme ma gueule. Le dealer est un clubeur, un pote de soirée. Un mec bien cool avec une vie en vrac, une tête en vrac, des fringues en vrac. Il serre la main de David avec une sorte de respect. Faut dire que c’est un des meilleurs DJ de la place. Un conteur des
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temps modernes qui vit son succès comme on vit une passion, avec une forme d’humilité. Il nous file les petits cachets d’ecstasy. Deux chacun. Ce qui se fait de mieux. Pas coupé, limite de la MDMA pure. J’aurais bien tenté l’héroïne, mais je ne suis pas très pro-injection. J’ai peur des aiguilles. Des images de films glauques jaillissent dans ma mémoire. Le rituel du préparatif, la cuillère, le produit qui crame, le garrot pour mieux voir la veine. De toute façon je suis tellement gauche que je risque de la louper. On passe chez David prendre un peu de coke. Je connais bien. Depuis longtemps. J’aime bien. Avec la C je peux rester maître de moi, en plus de me prendre pour le maître du monde. C’est la raison pour laquelle je n’avais jamais essayé l’ecsta avant. Là, ce soir, je ne souhaite plus être lucide. Je voudrais ne plus jamais l’être. David apporte des pailles qui lui restent de ses restes de Mc Do. Comme quoi c’est pratique la vente à emporter. Le sniff me rassure, me rappelle la colle de mon adolescence. On décide de se faire une virée en boîte, le genre de lieu qui se vide en juin parce que les trois quarts des clients passent le brevet des collèges. C’est le pays merveilleux des nymphettes nymphomanes. Là où, la nuit, les filles ont l’air d’avions à réaction et au matin ressemblent à des Tupolev. On prend notre cachet juste avant d’arriver. La physio nous connaît. On entre, prédateurs passifs du troupeau des 50 millions de consommateurs dans ce cercle des 30 millions d’amis. La musique fait vibrer les murs, nos cages
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thoraciques. J’affectionne l’odeur des boîtes de nuit. Une odeur un peu âcre, douce amère, mélange de fumigènes, de sueur, de vieux tabac, d’alcool, de parfums mêlés, d’after-shaves. J’aime la lumière, voir par saccades et ne plus être sûr des moments où elle s’éteint ou si on a simplement fermé les yeux. La foule. Les regards. Tout le monde envisage tout le monde. Qui est là. Avec qui. Les chairs se touchent, se frottent dans une sorte de mendicité. On se commande une bouteille, j’enfile trois shots, vais dans les chiottes, me fais un shoot. La pression monte. Je danse seul. À en être trempé, j’oublie, m’oublie. Le son et moi, derrière l’écran. La sueur colle ma chemise. La mienne, celle des filles que je galoche. Nos salives. Je bois encore. Je m’en mets partout. Je crie « je vais crever ! » Personne ne me regarde. Je suis beau, vivant. Je le sais. Mais je pue le cadavre qui s’agite. Je me secoue trop. J’ai la gerbe. Je sors, vomis sur les pompes d’une fille. Des Louboutins. Elle ne rit pas. Moi non plus. J’y retourne. Choc thermique. Mes yeux s’embrument. Je ne sais plus vraiment qui je suis. Je bouge, mes jambes suivent, automate. J’ai mon sourire carnassier collé au visage. Tout tourne un peu. Mon manège à moi, c’est moi. Envie d’être quelqu’un d’autre, pour un temps. Ma puanteur et ma beauté. Je suis le roi de la piste, je suis fort et, en même temps, j’ai une forme de dégoût, un goût acerbe dans la bouche. Tant de choses à cracher. Tant de maux à vomir. J’oscille comme un balancier, comme un métronome, mais je n’aime pas le morceau que je joue, le rythme de ma musique.
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Je me sens mal. On se précipite aux chiottes chacun son tour. On a chaud, dans tout le corps. De façon douce, diffuse, on ne se fait pas souvent caresser les organes internes. David et moi, on se regarde, se sourit, se prend la main. Euphoriques, lentement. Une bouffée d’amour monte. Je glisse sur la peau des gens. Mes pensées sont légères, elles coulent, sont fluides et tièdes. Ma vie est ailleurs. Les couleurs ont des formes. Elles me touchent et se meuvent comme des corps de femmes, elles ondulent et m’enveloppent. Les sons courent sur mes dents, étirent un sourire, ferment mes yeux. Les langues des filles se succèdent dans ma bouche. Celles des garçons aussi. J’accueille toutes les lèvres, toutes les caresses. Je me fais dévorer et je disparais sous ces flots de mucus, de chair. Un couple joue avec moi. Ils sont dans le même état. Je sens les seins de la fille se frotter contre mon torse, le sexe du mec se durcir contre mon ventre. Ils sont lumineux, deux anges blonds. David est là. Nous sommes tous les quatre dans un cocon d’amour. On se lèche. Tout tourne, retourne, se détourne. Je me laisse guider. Nous sortons ensemble, marchons en continuant de nous toucher. On arrive dans l’appartement de David. On prend un autre ecsta. La montée est encore plus fulgurante. Nous sommes nus. Nos baves se mélangent, nos sueurs aussi. David part aux toilettes, malade. Je reste avec le couple. Je me laisse faire, juste envahir par les caresses de ces mille mains. Chaque centimètre carré de ma peau est une zone érogène, récepteur sensoriel. J’en ai presque mal. Mon corps s’étire en soubresauts violents. Ils fondent dans ma chair, m’engloutissent. Je ne suis plus qu’un fatras chaud de peau fondue. La fille me suce, le garçon m’embrasse, je ne sais plus qui est qui. Je me mets sur
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la fille, la pénètre lentement. Tout aussi lentement le garçon me perce. Douleur vive. Quand je me réveille, douleur en bas du dos. Angoisse, pas vraiment d’arguments pour me réconforter, pas grand-chose à quoi me raccrocher. Pas de branche. David dort encore. Je le regarde. Il a l’air si paisible, j’en ai les larmes aux yeux. Il dort en position de fœtus, en se tenant la main. Un corps si grand qu’il semble parfois trop grand pour lui. J’ai une sphère énorme dans la gorge. Elle bat comme un cœur. Je me souviens de tout. Je me lève. Les deux autres sont partis. Mon portefeuille aussi. Un premier péché capital : la luxure. Plus que six. L’odeur du café flotte dans l’appartement. Une odeur rassurante. Je n’ai pas faim. Ma bouche est pâteuse, ma langue chargée. Je vais dans la salle de bains, me regarde dans le miroir. Mes traits sont tirés, ma mâchoire serrée, mes yeux cernés. J’ai déjà vu cette peau, ces yeux, cette bouche. Un vague souvenir. Je suis né aujourd’hui. Pour une semaine. J’attrape le rasoir. Je le passe mécaniquement sur mes cheveux, hypnotisé par mes propres gestes. J’observe mes longues mèches blondes tomber dans le lavabo. Mon crâne se dénude petit à petit. Un nouveau-né, un vieillard. J’ai mille ans et un jour. Je vais naître et mourir en une semaine. Et dans l’intervalle je serai cet autre dont le reflet me regarde. Je m’accouche dans la douleur. Voilà à quoi je ressemble sans parure. Un pauvre Samson pathétique dans cette salle de bains bleue. Je ne me reconnais
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pas, je suis vieux. Je suis las, sans force, de cette naissance aux forceps. Je me dirige dans le salon et m’allonge sur le sol, en boule, les genoux ployés contre ma poitrine, près de la fenêtre. Des flots de larmes font des soubresauts dans tout mon corps, ne sachant plus par où sortir. Les nœuds se défont à l’intérieur de moi, l’un après l’autre. Je les perçois. Des nœuds de marins, difficiles, ancestraux. J’ai mal à l’incertitude, au cœur qui s’emballe et se déballe au premier vent venu, à la première caresse. Mes colères sortent, avec leurs habits du soir. Je cherche les raisons et les torts. Il y a tant d’ancres qui m’empêchent de remonter à la surface. Impression de noyade. Colère, amertume, la sensation de la solitude à plusieurs. Mon monde s’étiole, s’affole, s’affaisse. Je l’épie. Mes peurs cannibales nourrissent mes inconstances. Le froid est à l’intérieur. Il sort par mon regard, fige mon sourire dans ce jour où la nuit se prolonge, dans ce jour où je voudrais qu’il n’y ait plus de jours. La fumée blanche entre mes lèvres, mes yeux regardent la neige qui prétend immaculer la ville, linceul de l’âme. Tout chancelle, mes pensées, les gens, qui se retiennent tant bien que mal aux branches tendues des arbres tristes. Je regarde le ciel plein de postillons, un d’abord, puis deux, et ça y est, ils sont en troupeau. Petits et timides, comme s’ils avaient honte d’être là, peur de déranger. Ma solitude s’enferme en chacun d’eux, cristal lisse, immobile. Je suis dans ce cristal, mes mains frottent les parois et glissent. Ma bouche n’est que buée, petit nuage sans consistance. Ce vide
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sort de mes poumons pour tenter en vain de briser la glace des silences. Ma vie tient au « pop » d’une boîte de somnifères. Mon amour se conjugue au passé. Il perd son temps. Je suis un passé décomposé. Je suis pris dans une ronde, rapide, de plus en plus, qui tourne encore et encore. Une ronde, seul, ma main dans ma main. Sans âme fixe, sans identité. Tout va bien et rien ne va plus : « jeu » est un autre. Je suis en descente de toutes mes drogues, de tous mes alcools. Je ne sais plus que prier, je ne sais plus aimer, j’ai désappris. J’ai si froid. Une envie de rendre. Dehors il fait nuit. Dedans aussi.
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J–6 « Le cœur réclame une femme ; les sens plusieurs ; l’orgueil toutes » Jean Rostand Je ne regrette pas mon trip. Je regrette un peu mes cheveux. Environ six heures de bonheur à 80 euros. Reste les six heures d’accablement total, qu’aucun hurlement n’a su apaiser. J’avais le cœur déchiré, comme si toutes les mains l’avaient griffé. Ma vie était une fête foraine. Des hauts, des bas, vomi soit qui mal y pense. David et moi on a bouffé du chocolat par plaquettes, pour faire monter la sérotonine. Ça va mieux. David veut rester avec moi. Ne plus me lâcher. J’ai besoin d’être seul pour le moment. Difficile pour David d’accepter ce suicide programmé. Il a tout tenté pour me dissuader.
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Mais il a compris. Il m’aidera en cas de besoin. Quoi d’autre ? L’acupuncture ? Je voudrais juste être dans les bras d’une femme, poser ma tête sur ses genoux et qu’elle me caresse les cheveux pour m’endormir. Je rentre chez moi, prends le bus pour éviter la puanteur du métro. Je déteste le métro. Je suis un intermiteux de mon spectacle.
Il fait beau. Je regarde par la fenêtre. Je me suis toujours demandé où allaient les gens, ce qu’ils faisaient quand ils étaient seuls, ce qu’ils ressentaient. Mon horizon se limite aux dix mètres qui me séparent de l’immeuble d’en face. Mes yeux se heurtent toujours à un mur. Je ne peux voir qu’un carré de ciel. Un vent vif dépouille les arbres de leurs feuilles blondes et rousses et oblige les passants à courber le dos. Les martèlements des talons répondent aux moteurs, les klaxons rétorquent, les vrombissements des mobylettes ripostent et assourdissent le tout, musique où les instruments jouent ensemble un morceau différent. Je relève spontanément le col de ma veste. Je me retourne vers le miroir du salon. Rien n’a changé sur mon visage. Aucune pancarte stipulant « liquidation avant fermeture définitive ». J’ai inlassablement le masque du sourire collé à mon visage. Mes traits fins et réguliers égalent en douceur ceux d’une femme. Ce qu’il me reste de mes cheveux mordorés, mon nez légèrement aquilin, mes yeux clairs
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d’émeraude agrandis par mes longs cils, ma peau d’un grain d’albâtre, mes lèvres pleines, l’élégance de ma haute taille, mon buste et mes épaules larges, aux hanches étroites, mes bras vifs. Je me dis que je suis quand même un beau gosse. Cette réflexion me fait sourire. Ma maladie est sournoise. Elle se déguise, elle se cache. Même mes yeux sont traîtres, ils n’ont jamais eu autant de vie. Je recule et mon pied bute sur une de mes voitures de collection. Un craquement sourd fissure le pare-brise en plexis de ce modèle rare. Mes yeux parcourent mon appartement où tout semble avoir eu un accident. Moi aussi. J’ai fait une sortie de route : entre coup d’accélérateur et coup de frein, ma route a fini dans le fossé. Qui fait le malin tombe dans le ravin. J’ai passé mon temps à rechercher le bonheur. J’ai couru après le bonheur des autres : argent, pouvoir, sexe, propriété, possession, beau corps, belle gueule, boulot valorisant, petite copine valorisante, maîtresses d’1m80, voiture de sport, grand appartement dans quartier chic, chalet à Méribel, costumes Smalto, pompes Berlutti, villa à St Barth… Des clichés, des flashs sur autoroute. Le bonheur selon les autres. Le bonheur imposé. Impôt de chagrin. Mieux, cependant, que de vivre avec une burqa, unijambiste, paraplégique, parachutiste, nain, borgne, avec huit enfants à charge en Ouzbékistan. Ouais, c’est mieux. J’ai laissé tomber mes rêves d’enfant pour suivre ceux qu’ont fabriqués, sans me demander mon avis, les faiseurs de diarrhées verbales et les constipés du cœur avec leur manège « enchanté de vous connaître ». Société de consolation pour une terre compromise.
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J’ai voulu vibrer à tout prix, tout le temps, j’ai fini vibromasseur. Une vie de godemiché à ventouse qui se colle là où on te dit que tu vas avoir du plaisir. Pour moi l’ennui, c’était tous ces moments entre deux éjaculations. Je me laisse glisser sur le fauteuil, essuie mon front moite du revers de la manche. J’ai passé 30 ans à mener ma vie en toute impunité, égoïste, à la recherche d’émotions, toutes, les unes après les autres, sans même parfois leur laisser le temps d’éclore, sans m’arrêter. Désobéir, amour, haine, violence, vices, peurs. À vouloir aller à contre-courant en lacérant mes liens ombilicaux et j’ai pourtant fini par ressembler à tout le monde. Je réalise que les moments où je me suis vraiment senti vivant c’est tout simplement quand j’ai aimé. Quand j’ai été aimé. Une chose toute simple en somme. Peut-être aurais-je dû réfléchir plus souvent à mon sujet de philo du bac, cette phrase de Kierkegaard : « On doit vivre sa vie en regardant devant soi, mais on ne la comprend qu’en regardant en arrière ». J’allume une cigarette. Il y a un paquet de gens avec lesquels j’ai perdu contact. C’est tout con la vie, ça passe. Je me disais « je vais le faire » et il y avait toujours un truc plus urgent. J’oubliais un peu. Puis c’était trop tard. J’avais honte, je me disais que j’allais avoir l’air d’une enclume. Alors je ne le faisais pas, et je regrettais parfois ces gens qui ont traversé ma vie, m’ont apporté quelque chose, même seulement un rire partagé.
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Je me lève et ouvre le tiroir de la commode. Je sors mon carnet de coups, ma liste. Un joli carnet en cuir noir. Avec des noms, des dates, des descriptions, des pratiques. Une sorte de carnet de voyages, sauf que j’ai souvent fini dans le désert. Ces filles que j’ai enlacées aussi vite que je m’en suis lassé. J’aimerais bien savoir quel genre de souvenir je leur ai laissé. J’en ai abusé, usé jusqu’à leurs cordes vocales. J’ai tout essayé aussi. Les partouzes, les trios, les baises bands. Je jouais de la queue sans piano. Soif parfois d’être une pute pour aller au bout de mes douleurs. Peur de l’imposture dans mon Kâma-Sûtra cérébral où je me lasse ou me protège, protège l’autre de moi. Martyrs croisés. Ma vie sentimentale est un lapsus. Lapsuser n’est pas tromper ? Je feuillette le carnet, caresse son derme, sa peau. Ça me donne faim de baise. Les noms défilent, le pire c’est qu’ils n’ont quasiment pas de visages. Je compose un numéro au hasard. Laure. Ça sonne bien. Ça sonne tout court. Messagerie : « Vous êtes bien chez Laure, Katia, Suzie et Thibault, le petit dernier que je dois être sûrement en train de changer, alors merci de rappeler plus tard ou laisser un message après le bippppppppppppppp ». Je pose le téléphone. Me masse la nuque. Ma tête est serrée, comprimée dans un étau. Je ressens mon cœur résonner dans mon crâne. Je regarde mon portable et ne sais pas vraiment qui appeler : au secours. En réalité, je n’ai pas vraiment envie de parler. Il y a tellement de bruit avec mon propre monologue. Ma
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vie défile comme une armée. Les missiles sont dans ma tête. J’avale un antidouleur. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être. Je me décide à appeler ma secrétaire. Ça fait quinze messages qu’elle laisse en s’inquiétant de ma santé. Hier, je n’ai même pas prévenu que je ne rentrais pas au bureau après mon rendez-vous chez le médecin. Elle est plutôt sympa Corinne. Une jolie rousse collectionneuse de sacs Vuitton et de rouge à lèvres multicolores. Le genre amazone urbaine. Je me l’étais tapée une fois sur mon bureau, vieux fantasme facile. – Je suis obligé de prendre une semaine pour raisons personnelles. J’aime bien ce travail. Un job bien payé à sélectionner des fonds d’investissements dans le monde entier. Des hedges funds, des fonds de futures, des fonds de fonds. Je venais de passer deux années un peu dures avec la crise, les subprimes, l’affaire Madoff, les problèmes de liquidité sur le marché. Je m’en étais bien tiré. Bien sûr, les golden boy à Paris ne sont pas les mêmes qu’à Londres ou New York : ils sont plus des goldens retrievers. Mais j’aimais bien ma boîte et ma boss, une femme brillante, intègre avec une vraie aura, comprenant souvent tout avant tout le monde. J’avais choisi ce métier en suivant la voie tracée. Dauphine, sup de co, master en Angleterre. Sans vraiment réfléchir. J’avais juste oublié. Les promesses que je m’étais faites petit. Ce qui me faisait vraiment bander. Et ça n’avait pas grand-chose à voir avec la finance. Tout est si loin. Je me prends la tête. Les murs rétrécissent. Mes pensées s’entassent, envahissent toute la place. Me carbonisent. J’ai passé ma vie à tout brûler. Tout devait être ici et maintenant. Je vou-
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lais l’amour unique, la multitude, la sagesse et la destruction, la réussite sociale. Pourtant, j’ai l’impression d’être un mec tout banal, plutôt sympa. Juste calciné par mes paradoxes. À côté de mon carnet de coups, il y a mon album photos. Celles que j’ai fait développer pour qu’elles ne se perdent pas dans les sous-dossiers de mon ordinateur. Celles que ma mère m’a données de quand j’étais petit. Des photos jaunies. C’est un peu un album de Martine. Moi prenant mon bain à six mois. Moi tenant la main de ma sœur, déguisé en pirate. Moi à la plage. Moi à la montagne lorsque j’étais parti seul dans la Cordillère des Andes, pour respirer. Moi m’étouffant en fumant un joint avec ma bande de potes. Moi au musée, extatique devant une toile de Pollok. Les anniversaires, les noëls en famille. Dans les bras de mon père, ceux de ma mère. Moi avec mon poing levé lors d’une réunion avec les membres de mon association d’étudiants, luttant pour sauver une famille indonésienne, mes velléités à changer le monde parfois, ma soif d’apprendre, de savoir, de comprendre. Ma remise de diplôme. Les fêtes. Mes voyages seuls au bout du monde. Je tourne les pages, aveuglé par ces clichés, ces éclats de tout ce que j’aime. La nature, la ville, les gens. Le silence. Le bruit. Les choses complexes et les choses simples. L’amour. Ses contradictions. Sur la dernière page, il y a une photo de la femme que j’ai aimée, elle clôture le film de mon panthéon à souvenir. Un sabre transperce ma poitrine. Je réalise que je l’aimais elle, pas dans tout ça, pas hors de tout ça, mais juste parce qu’elle me donnait envie d’aimer tout ça. J’ouvre la fenêtre. J’étouffe. Prendre l’air. Ne plus penser à elle.
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Je l’ai fui, j’ai toujours fui. Je ne voulais pas me lasser d’elle comme des autres. J’ai cassé ma poupée. Avec délectation. J’avais envie de fraîcheur, de changement. Pas de partager mes rires et mes larmes avec elle. J’en voulais d’autres, mieux encore, toujours mieux. J’ai un étrange sentiment de vide. Tout résonne. Les voix, échos de son absence. Mes regards qui s’attardent sans se fixer, sur rien, sur personne. Les sons sont sourds. Le sable tombe lentement, dans mes yeux. Grain à grain. Il se joue de ma peine qui roule, humide, sur mes joues. Tout est vain, sans cause, sans fièvre. Je me raccroche au goût de nos rires. Je ferme les paupières si fort. Pour ressentir encore l’éclat de nos peaux. Le monde se penche pour m’offrir sa laideur, sans honte. Sans hélas. Sans elle. On sonne à la porte. Je vais ouvrir. C’est David avec Didier, Vincent, Mikis, Hervé, Jonathan, les deux Fabien, Grégoire, Bryce, Emmanuel. Ma bande de potes. David a craché le morceau. Ils se sont dit qu’il fallait qu’ils viennent. Alors ils débarquent à douze pour me soutenir. Pour me montrer que je ne suis pas seul. Il y a quand même une sorte de gêne. Personne ne sait trop quoi dire. On se serre dans les bras. Fort. Longtemps. Ils essayent de sourire tant bien que mal. Pour enlever un peu de poids. David leur a demandé de respecter ma décision. Il sait que c’est important pour moi. Je ne veux pas passer le temps qui me reste à débattre de mon choix. Tout le monde crève de faim. On décide de se faire un beau resto. Mikis connaît un gastronomique qu’il a découvert la semaine d’avant avec Audrey, sa copine. Il lui avait fait le grand jeu pour fêter leurs cinq ans. C’est un peu l’extraterrestre du groupe. À l’aise dans ses pompes. Pas de vieille psychose. Un
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jongleur. Il est réalisateur, dirige plusieurs magazines pour ados, écrit des scénars pour des bd, des romans. Un mec sain, droit dans ses bottes. Amoureux d’une fille géniale qui le lui rend bien. On prend deux voitures, massés les uns sur les autres. Des monceaux de potes essayant de rire. Je suis avec Vincent. Lui, c’est l’équilibriste. Le cœur toujours au bord des larmes de ses errances de Petit Prince. À la recherche de sa rose. De luimême. De comprendre ses douleurs et ses peurs de l’autre, du monde. Un photographe de talent qui habille le réel d’habits de lumière. On conduit à fonds la caisse en chantant ensemble du Brassens. Les copains d’abord. On roule vite, on se suit, braillant, les vitres ouvertes malgré le froid. Les quais défilent. Didier chante plus fort que les autres. Pour exorciser ce qu’ils viennent d’apprendre. Pour oublier plus fort. Didier, c’est le magicien. Celui qui a su transformer sa vie, d’ouvrier dans la métallurgie à responsable commercial dans une boîte informatique. J’ai une vraie admiration pour lui. L’ami fidèle. Toujours profond. Toujours sensible. Je le connais depuis longtemps, mais mon plus ancien ami c’est Fabien. Nous nous sommes connus pendant nos études. Il est devenu juriste international, grand voyageur, présent malgré le temps, les vies de fou, les coups de la vie. Grégoire est ingénieur, beau, brillant, drôle, toujours prêt à faire la fête, une ouverture d’esprit rare. Manu est ingénieur aussi, HEC, un grand mec avec une belle âme du sud préservé des puanteurs parisiennes. Le restaurant est décoré avec goût. Des dégradés de gris et de rouge. Un feu crépite dans une cheminée. Il fait bon, ça sent bon. Hervé lance au serveur une phrase que seul le groupe
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comprend « c’est pour un enterrement de vie de garçon ». Hervé a toujours le bon mot, l’humour acide et caustique des vrais tendres. Il est directeur artistique et créateur du magazine web Blake, trendsetter, inconditionnel d’Histoire et de cinéma, capable de raconter Autant en emporte le vent en imitant tous les personnages et en vous faisant économiser trois heures. Le cinéma est aussi la passion de Jonathan, adorable beau gosse, le benjamin de la bande, à la fois mannequin et comédien, fou de mode. À vrai dire, ces mecs sont des résistants instinctifs à la barbarie par la fashion attitude et l’art. Des esthètes sensibles qui partagent le goût du beau. Fabien est créateur de mode, de ceux qui savent transformer l’image des gens en art, avec talent. Le serveur nous installe à une table ronde. Le restaurant est quasi vide à cause de la crise. Je suis bien. Là avec tous mes amis, mes frères. Le repas se déroule de fou rire en fou rire, chacun y allant de son imagination pour oublier ce qui nous réunit. Le vin aidant les confidences se font plus intimes. Je leur avoue que, depuis la nouvelle, j’ai eu un électrochoc. J’ai revu mon existence en accéléré. Je suis d’une banalité à pleurer. Je suis en colère contre moi-même. Je ne me comprends plus, ni moi ni ma vie. Pas grand-chose à laisser derrière moi. Je réalise qu’on peut s’éteindre sans avoir été une lumière. Les langues se délient. Chacun y va de ses petites ou grandes névroses. L’angoisse de chacun de devoir être, dire, faire comme tout le monde. Tout le monde. Cet être sans visage et sans nom qui a toujours raison. L’alibi parfait de la tiédeur. Les plats se succèdent. Tout est délicieux. Je récolte les saveurs, les analyse, les observe. Le sang de ma viande et sa tendresse, la sauce au foie gras et la sapidité du gratin, le croquant de la
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roquette. Il y a tant de plats que j’aurais voulu encore goûter, tant de grands crus à déguster, de Bourgogne, d’Italie, d’ailleurs. Tant de danses, de chansons, de litres de larmes et de torrents de rires. Tant de gens intéressants à rencontrer, tant de cons à railler, tant de sourires d’enfants, de disputes, d’images à contempler, d’histoires à entendre, des drôles et des tristes. Nager dans toutes les mers, crier, courir, jouer, partir, bondir, rebondir, souffrir. Aimer. J’ai passé mon temps à gémir et à geindre sur mes douleurs d’absence. Mon père, chef d’entreprise, toujours en voyage ou au bureau, une mère qui occupait ses journées à vivre son indépendance pendant que ma sœur et moi passions de grand-mère en nounou. J’avais eu besoin de réussir à tout prix pour ne plus empester la transparence. Pour lutter contre mes colères, mes impuissances. Pour mériter leurs regards, leur respect. J’ai erré de compulsions en compulsions pour me protéger du rapprochement avec les autres. Pour empêcher certaines émotions gênantes de faire surface. J’apparais devant eux. Nu. Je leur avoue que j’ai parfois confié à d’autres le pouvoir de guérir ma peine en finissant par leur en vouloir de ne pas y arriver. Je suis en train d’apprendre en accéléré que personne ne peut aller si profond à l’intérieur de moi que moi seul. Mes frères sont là, pour moi, pourtant je continue d’avoir peur de ne pas mériter d’être aimé. Même dans mes relations amoureuses, une fuite. Au début les yeux des femmes que j’ai possédées me tendent un miroir avec une belle image. Au fil du temps une autre part de moi, fragile, moche parfois se révèle. Le reflet que je refusais de voir. Alors, je zappe ma vie d’image en image, comme un kaléidoscope, le négatif d’un film.
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Les autres aussi ont cette aigreur et un Œdipe tout banal, tout pourri. J’ambitionnais d’épouser mes deux parents, ça ne facilite pas mon cas. Je les aimais pour ce que je voulais qu’ils soient, pas pour ce qu’ils étaient. Je refusais d’être en colère contre eux parce que j’aspirais plus que tout à être un bon fils, alors je retournais cette colère contre moi-même. En me faisant du mal, pour les punir. De quoi ? Pourquoi je n’ai jamais pris le temps de réfléchir avant ? J’ai grandi, mais la ridule ne tue pas. Ma mort botoxe mon cerveau. Je constate que je suis moins seul, nous avons tous notre lot de famille dysfonctionnelle. On n’en parle pas souvent d’habitude, pas vraiment. Des demi-mots. Des pudeurs. Des besoins de virilité. Les mets et les vins se relaient. Tout est bon sauf le service. Normal. On continue nos monologues du pénis. Pour le dessert mes copines arrivent. Toutes celles que j’ai gardées parce que je ne les ai pas baisées. Ambre, Suzie, Natacha, Bertha, Marie-Odile, Audrey, Shaileen. Mes conseillères, mes guerrières, mes fées. Mes princesses à moi. Elles me serrent dans leurs bras en pleurant. Mes bombes lacrymogènes personnelles, contagieuses. Cette table devient mon bateau ivre. On parle et boit. Tente d’oublier. On commande le meilleur champagne, les meilleures bouteilles de la cuvée. Celles pour les occasions exceptionnelles. Je pense à toutes ces choses que j’ai gardées pour des occasions exceptionnelles et pour lesquelles il est trop tard. On trinque à l’amitié. C’est sûr, on ne va pas trinquer à ma santé.
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J’énumère toutes les choses que j’aurais adoré avoir le temps de faire. Les choses à voir. Les pays à visiter. Les tableaux que j’aurais aimé peindre. Ce que j’aurais voulu apprendre à faire : construire une maison de mes mains, danser le flamenco et le rock acrobatique, jouer du violon, de la guitare, du piano, voir un volcan en éruption, écrire un livre, piloter un avion, être maître du monde, murmurer à l’oreille des chevaux, la lecture rapide, parler l’esperanto, apprendre l’astronomie, être acteur, super star, composer de la musique, des films à tourner, des photos à prendre, des entreprises à créer, des fantasmes à essayer, des lettres d’insultes à rédiger. Même des trucs cons comme apprendre à claquer des doigts en faisant du bruit, à faire du feu sans allumette, à siffler correctement, à cracher ailleurs que sur mes chaussures, à traire une vache, à monter un meuble Ikea… On sort fumer. En troupeau. Tout le monde piétine emmitouflé dans son manteau. Vincent dit en se marrant que dans sa liste à lui des choses à faire, il y a de se casser d’un restaurant sans payer. On le regarde tous. Ça prend deux secondes avant que David ne crie « Go ! » et qu’on se mette tous à détaler comme des fous. Les filles galèrent en talons hauts mais ce sont les premières à foncer en se marrant et elles en profitent pour sonner à toutes les portes. Au bout de 500 mètres, on rentre dans la cour d’un immeuble. Essoufflés. Morts de rire. Un peu honteux. Mais pas trop. La raison du plus mort est toujours la meilleure.
Puis tout le monde doit retourner à sa vie.
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Je les regarde partir. Je me traîne dans la ville. Des pensées tristes m’agressent à nouveau. À force de toucher le fond je vais finir par trouver du pétrole. La période de Noël m’étrangle cette année. Les guirlandes sont autour de mon cou et serrent. Les boules sont dans ma gorge. Les fêtes, les illuminations, les cadeaux à acheter, la nouvelle année qui s’approche avec son cortège de bonnes résolutions. Ces symboles s’appesantissent sur mon moral, des enclumes sur lesquelles chaque défaite tape pour forger ma peine. Je ne contemple que mes pieds et le bitume. Je n’ai jamais autant pensé. Il faudrait avoir des sortes de RTT spécial conscience, des journées off destinées à faire un stop sur sa vie, voir si c’est la bonne route, regarder dans le rétroviseur de son encéphale. Pour faire un arrêté de comptes sur les moments où j’étais plutôt bien dans ma vie, à ma place, ceux où je ne l’étais pas. Faire l’inventaire de mes vrais moments de bonheurs et de mes peines, de mes rêves, de mes projets pour voir où j’en étais. Faire le bilan de ces instants d’éternité, ces instants tout simples qui durent parfois quelques secondes. Un échange de regards complices, faire du bien autour de soi, un sourire, faire l’amour avec quelqu’un qu’on aime, regarder quelque chose de beau et avoir le sentiment que l’on peut mourir à cette seconde précise. Je suis un mec génération Kodak, tout en instantané. J’ai privilégié autre chose. Ma carrière et l’argent. J’avais en tête ce leitmotiv selon lequel un homme, un vrai, n’existe que parce qu’il a réussi professionnellement. J’ai eu de beaux succès, mes dents ont rayé des tonnes de plancher. J’ai eu des échecs à
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la suite desquels j’étais diminué, castré. J’ai fait la pute. J’ai été déçu. J’ai déçu. J’ai suivi le conseil de Nietzsche : « Ils étaient pour moi comme des marches dont je me suis servi pour monter, et eux croyaient que je me reposais sur eux… ». Je me suis servi des autres souvent. On s’est servi de moi, parfois. Plus rarement. J’ai un don pour obtenir ce que je veux, quand je veux, de qui je veux. J’aspirais à être différent, meilleur, penser plus haut, voir plus haut. Le pire, c’est sans doute que j’en étais capable mais ne l’ai pas fait. Ma vie tombe du côté de la confiture. Je pourrais me pencher pour la ramasser sur ce trottoir sale. Le caniveau s’aligne à mon passage et semble vouloir happer ma vie de mensonges. Pour tout, pour rien. Comme une glue collée à ma peau. Parce que j’avais peur. Des regards, du miroir. De l’abîme. De la solitude. Du rejet. De perdre ma liberté. Je me mentais, refusais d’apparaître imparfait. Je trompais soi-disant pour protéger les autres alors que c’est seulement moi que je protégeais. Les bâtiments gris m’offrent leurs ombres. Je bouscule la horde des passants. Ma fin prochaine me met en nage. En rage. J’avais tout. De l’autre côté de ma laideur, de mon égoïsme, il y avait une sensibilité si forte que je la prenais pour de l’insensibilité. De la froideur. Je me suis plus souvent attaché à ma partie laide parce qu’elle semblait me donner de l’ampleur. Une sorte de poésie. J’ai passé mon temps entre ces contradictions sans jamais essayer de les joindre. Une forme de schizophrénie dont je n’ai jamais pensé à guérir. Pourtant, dans ma prison, j’étais un prévenu averti. J’ai fait le choix, celui de ne pas vraiment choisir. La ville m’engloutit. Je suis la ville. Un tas de pierre.
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J’ai utilisé mon corps et ma beauté, seules images valables de moi-même, comme carte de visite et baromètre de reconnaissance. Également cultivé, élégant, charmant et charmeur, drôle, intelligent, ces qualités étaient d’autant plus remarquées que j’étais beau. Je jouissais à surprendre les préjugés de ceux qui s’attendaient à ce que j’ai un QI d’huître dont il ne sortirait aucune perle. Cet effet de surprise fascinait d’abord et pouvait ensuite me rendre antipathique. Corps parfait. Désaccord parfait. J’entretenais ce don en conscience, tant par esthétisme pur, pour le plaisir de l’harmonie, par goût, que parce que c’était mon arme. Garder le sourire, le faire grandir, l’élever comme on élève un enfant difficile, même quand on se fout en réalité des gens que l’on a en face de soi. Mon péché d’orgueil. Je m’assieds sur un banc. Je lève les yeux vers ces autres qui grouillent autour de moi. Cette armée de nuisibles clonés. Obéissante aux ordres des panneaux publicitaires : être beau. À tout prix. Beau pour pouvoir travailler. Beau pour pouvoir baiser. Beau pour pouvoir être aimé, admiré, respecté. Beau pour pouvoir avoir le sentiment d’être dans le monde, de ne pas être seul. Beauté de consommation. La beauté qui change, transforme et déforme à force de changement. La beauté qui fait vendre et se vendre. Prostitution. Il n’est pas question de se plaire mais de plaire. Il n’est pas question de grandir mais de ressembler. Les nourritures se lyophilisent, le cerveau maigrit. Je détourne le regard, chasse d’un geste sec ses idées de ma vision. Mon culte de la beauté était une forme de conscience de ma finitude. La cosmétique repousse la mort, promesse de vie éternelle, d’éternelle jeunesse. Les crèmes antirides sont les
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nouveaux sacrifices de pucelles. La quête de Dieu se cache sous les fonds de teint. Maintenant mon seul rôle sera un rôle de décomposition. Les temps changent. Le temps change. À l’image de Paris qui n’est jamais la même. Qui s’habille en fonction des saisons et nous offre ses parures climatiques. Ses robes du soir. Lumineuses. Les nuages, ou la pollution, ont mis le voile au soleil. J’ai froid. À l’intérieur. C’est la grève des clowns. J’accélère ma cadence. J’arrive sur les Champs. Il y a la foule des veilles de fêtes, de vacances scolaires. Des bus entiers. Il n’y a pas plus horrible sensation que celle de troupeau. C’est l’heure de pointe, le leurre de pointe, mes premiers pas dans la fourmilière, nausée. La ville respire mal, moi aussi. Une masse de bovins fait la queue pour aller vivre. Je m’attends à chaque instant à les voir se pencher pour brouter le trottoir, pour avoir droit à leur petite parcelle de vie, pour récupérer un peu de fierté tombée par terre. Je ne sais pas pourquoi je suis venu là. Il y a une petite part de moi qui tire une sorte de satisfaction à me sentir étranger à ces gens. Supérieur. Pourtant je n’en sais rien. Qu’est-ce que je connais de leurs vies, de leurs rêves, de leurs inquiétudes ? Je ne diffère pas vraiment d’eux. Qu’ai-je fait pour être différent en fait ? Et faut-il à tout prix l’être d’ailleurs ? Il y a trop de lumière. De gens. De voiture. Ils m’encagent. Asphyxie. La foule me met les nerfs à vifs. Le pire, c’est les courses du samedi. Et le samedi tout court, au demeurant. Quand la pression de la semaine retombe, quand je n’ai plus trois cent
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mille trucs à faire, à penser pour le boulot, je me retrouve face à moi et le vertige me dévore avec l’angoisse. Peur du vide. Plus assez de cocaïne dans mes veines. Ligoté au radiateur de mes neurones. Les samedis étaient les prémisses de toutes ces pensées qui m’accablent depuis que je sais ma mort contiguë. C’est pour ça que j’ai préféré courir plutôt que marcher. Je me dérobe. Demi-tour. Je descends jusqu’à la place de la Concorde. Dès le rond-point des Champs, je me sens mieux. Il y a moins de monde parce qu’il y a moins de magasins. Je ne suis qu’un point de suspension de l’Histoire. Un grain de sable. Tout petit. Mais chaque grain a sa place. Sans lui, sans les autres grains de sable, il n’y aurait pas le désert, il n’y aurait pas sa beauté. Chacun de mes actes a eu des conséquences sur le monde même quand je m’épuisais contre des ampoules que je prenais pour la lumière. Je passe devant le Grand Palais. En l’admirant je réalise le travail des mains d’hommes qui l’ont bâti, pierre par pierre. Je suis émerveillé. Je peux donc l’être encore. La nuit, quand les deux allégories, « l’Immortalité devançant le Temps » et « l’Homme triomphant de la Discorde », sont éclairées, déchirant le ciel, presque bibliques, j’ai le sentiment d’être étrangement proche de Dieu. L’obélisque trône. Une bite géante qui cherche à enculer le ciel. En ce qui me concerne, c’est plutôt les mouches en ce moment. Je décide d’aller boire un verre au Crillon. Le chasseur m’ouvre la porte avec un demi-sourire forcé. Même dans les palaces, j’ai parfois l’impression de déranger. Je m’assieds au bar et commande une vodka coca. Le vieux
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barman me regarde avec l’air habitué aux demandes de mecs se mettant à l’alcool fort dès 15 heures. L’air est doux. Mes muscles se décrispent petit à petit. La brûlure de la vodka m’apaise, descend dans ma gorge, réchauffe mon estomac. Et puis je l’aperçois. Je n’arrive pas à y croire. Je me suis masturbé en pensant à elle des centaines de fois. Petit, j’avais commencé à me toucher le pinceau devant les peintures de Raphaël, de Botticelli, icônes blondes ou brunes, sublimes. Plus tard, j’ai troqué les toiles pour le papier glacé, mannequins sublimés. J’ai aussi souvent remplacé ses icônes pour des connes. Plus réelles. Elle, c’était autre chose. Un écrivain célèbre dont je dévorais les pages avec avidité. Elle me pénétrait. Très profond. Gaëlle B. Elle regarde par la fenêtre. La lumière du jour semble caresser son visage doucement, comme pour ne pas la déranger dans ses pensées. C’est étrange, j’ai l’impression de la connaître, tout simplement parce que je l’ai lue et qu’elle résonne en moi. Un écho. Parce qu’elle m’a donné, sans compter, sans le savoir. Le piano à queue à côté de sa table, la chaise en velours rouge, sa courte robe noire, ses bottes, son port de tête, ses épaules, la fumée de sa cigarette, ses jambes croisées, sa taille, donnent une image presque irréelle. Juste la regarder vivre. Même quelques secondes. Des secondes érotiques, sensuelles. Je n’ai jamais eu de mal à aborder les femmes. Le plus souvent d’ailleurs elles viennent directement, j’ai plus qu’à cueillir.
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Elle tourne la tête, nos yeux se croisent. Je lui souris, elle me le rend. Je ris. Elle rit. On a l’air con. Je me dirige vers elle. – Je peux vous tenir compagnie quelques instants ? Elle accepte. Il y a une sorte de chaleur qui émane d’elle, une envie de la blottir dans mes bras et de me blottir dans les siens, directement. Je m’abstiens. Elle est sophistiquée, mais également très naturelle. C’en est déroutant. On parle spontanément, de tout, de rien, de choses profondes, d’autres qui ne le sont pas, on plaisante, se taquine comme si nous nous connaissions depuis toujours. Elle résonne en moi. Déroutant aussi. Elle m’émeut, me touche. Me rappelle celle que j’ai aimée. Je balaye l’idée, me concentre à nouveau sur elle. J’observe ses mains, petites, ses ongles courts et rouges, des mains de femme sur un sourire d’enfant, j’aspire à leurs caresses. On discute pendant deux heures. Le temps s’est un peu arrêté. Et puis soudain elle m’annonce qu’elle doit partir, faire sa valise et prendre son avion pour New York. Particulièrement déroutant. Je la salue. La regarde partir comme j’ai regardé partir le sperme de chacune de mes masturbations sur elle. Avec dépit. Je la suis. Elle s’engouffre dans l’ascenseur. Je regarde à quel étage elle s’arrête. J’emprunte les escaliers. Lorsque j’arrive, le couloir est désert, je parviens juste à repérer la porte qui se ferme. Je reprends mon souffle, retiens ma respiration.
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Je frappe. Elle ouvre. Ses yeux m’interrogent. J’entre, claque la porte derrière moi. Je l’empoigne, la capture dans mes bras. Elle se débat. Je serre plus fort. Elle se débat plus fort. Elle tente de me repousser. Je la jette sur le lit. Je flaire sa peur. Elle en est presque muette. La stupeur semble l’empêcher de hurler. Je mets ma main sur sa bouche. Je lui ordonne de se taire. Elle acquiesce silencieusement. J’arrache la ceinture du peignoir de l’hôtel et lui attache les mains au lit. Je bande si fort que ça me fait mal. Je déboutonne sa robe. Enlève ses bottes. Prends mon temps… je déchire ses collants. J’adore ce craquement, la chair qui apparaît entre les déchirures. Je dégrafe son soutien-gorge et commence à lécher ses seins. Ils sont ronds, pas très gros. Je la tète, me nourris d’elle. Avec mes mains, je commence à fouiller son sexe. Humide et chaud. Je glisse mon doigt. Doucement. Je déguste le goût de son effroi. J’ai envie de lui faire mal et pourtant je désire la préserver comme on protège quelque chose de précieux. Avide d’être en elle, pas seulement son sexe, tout son corps, de fondre en elle et c’est cette impuissance à y parvenir qui me donne l’appétit de lui faire mal, de me faire mal. Un cri qui ne peut pas sortir. Je me recule à peine pour regarder la scène. Son visage, son corps, sa peau, ses mille grains de beauté, ses épaules, son odeur. Je m’enivre. Elle me regarde. Il y a un peu d’or dans ses yeux, leur couleur est indéfinissable. Elle les ferme. Ne veut pas voir. Me voir. Oublier mon visage. Je la prends. Profond. Très profond. Je veux aller aussi profond en elle qu’elle est allée au profond de moi. Je griffe sa peau. Je mords ses lèvres sucrées. Elle m’appartient. Je hurle. Un cri qui sort de mon estomac. J’ai mal. Parce que
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je n’ai pas assez de bras pour l’engloutir tout entière, parce que ma bouche ne suffit pas à l’avaler. Parce que mon sexe qui la pénètre est en fait accueilli par elle. C’est elle qui me prend, m’absorbe dans son infini. Je transpire. Je la retourne. Je me perds. Je savoure longtemps, lentement. Après avoir joui je reste en elle. Nos peaux sont moites. Mon corps et le sien ont encore des soubresauts. Elle pleure. En silence. Ce silence qui fonde une douleur sourde. Ses larmes me lacèrent. J’ai envie de les boire. Je n’ai pas été très attentif aux autres ces derniers jours. Pas trop curieux d’eux. Je la dévisage. Je lui parle, pour savoir qui elle est. Pas l’image que j’ai d’elle. Pas l’image que les gens ont d’elle. Pas l’image qu’elle a d’elle. Peut-être qu’elle a peur de mourir. Je ne reçois que son mutisme, retentissant sur les murs à tentures jaunes. Nos reflets dans la vitre semblent se répondre. Et moi je me répands. Je soliloque. – Tu sais, j’ai passé ma vie à expérimenter. Pour voir jusqu’où je pouvais aller trop loin, jusqu’où les gens pouvaient aller trop loin avec moi. Faire mal. Mal encore. Voir si l’autre supporte. Me supporte. M’aime. Malgré moi. Connaître les gens et leurs bassesses. Une fascination du pire, de pitre. Tout tourne toujours autour de moi.
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Elle baisse les yeux. Je continue. – Je dois te l’avouer, mon intérêt pour les autres me ramenait à moi, à ma satisfaction de pouvoir prétendre connaître l’être humain. Le connaître depuis mon vase clos, dans ma bulle de clubeur sous coke, dans les oreilles des boîtes de nuit, des mots in the air, dans les bouteilles de vodka et les putes autour, dans les partouzes d’hôtels particuliers, dans mes études d’élite et le champagne. La connaissance pour avoir le pouvoir de juger. Voilà ce que ça m’apportait. Ça me donnait l’impression de vivre. Tu comprends ça, toi ? Elle ne me répond pas. Je me dis qu’elle a raté son avion. Je réalise ce que je viens de perpétrer. Réaliser un fantasme. Je tente de réfléchir. Je ne peux pas la laisser là, la laisser partir. Elle fera ce qu’elle voudra dans six jours. Moi, c’est tout ce qui me reste. Je réunis ses affaires dans sa valise. Elle ne bouge pas. Elle m’observe. Je ne veux pas qu’elle voie mes mains trembler. – Rhabille-toi ! Elle s’exécute. Je lui explique qu’elle va me suivre. Nous traversons le hall de l’hôtel, nous nous engouffrons dans un taxi. On va chez moi. En arrivant, je m’effondre. Mon dos glisse contre le mur. Ma tête explose. Je tape mon front contre le mur. Longtemps. Je lui demande pardon. Pour tout. Elle pose sa main sur ma joue.
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Je la fixe et me remémore toute notre histoire. Notre première réelle rencontre. Je l’avais quittée comme on quitte le navire. Lâchement. Notre amour était né comme tous les amours. Des yeux qui se croisent. Une succession de hasards. À la caisse d’un supermarché. Elle m’avait tapé sur l’épaule en me demandant si j’accepterais de la laisser passer, montrant son déodorant à la vanille, battant des cils. – Bien sûr, mais seulement si vous prenez un verre avec moi. Elle m’a regardé intensément, a sorti une pièce d’un euro. – Face, j’accepte. Pile, vous me laissez passer et partir sans ciller. La pièce a volé longtemps. Face. Le temps s’est figé comme dans les films. Nous nous sommes dévisagés. Au ralenti. Ne baissant pas les yeux dans nos éclats de rire muets. – Le destin… j’ai gagné, je vous invite à dîner ce soir. Elle ne pouvait pas, deux heures plus tard elle devait se rendre à l’aéroport. Elle partait en voyage le soir même, seule, en Thaïlande. Pas l’endroit idéal en effet pour se retrouver en panne de déodorant en faisant ses valises. Elle râlait de devoir sortir en acheter. Face. Nous échangeâmes nos numéros en nous donnant rendez-vous dans 15 jours, dans une éternité. On est sortis du supermarché, on a pris le même métro, nous nous sommes accrochés à la même rampe, sommes descendus tous les deux à la station Georges V. Nous nous sommes séparés. Agitant nos mains dans cette foule qui nous embarquait déjà. Nos silhouettes s’effacèrent, s’affaissèrent de se perdre déjà. Les
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minutes passèrent et notre rencontre battait dans nos têtes. La rue. Les voitures. Les gens. En sourdine. Et je l’ai appelée. – Je ne peux pas vous laisser partir comme ça, sans vous revoir. Nous nous sommes retrouvés dans un café de la rue François 1er quelques minutes plus tard. La terrasse était vide malgré les rayons printaniers. Il n’y avait que nous deux de toute façon. Nous avons parlé sans nous arrêter, on s’est présentés, on s’est pressentis. Une heure passa, elle devait partir. Je l’ai raccompagnée au métro. Nos lèvres ne se cherchèrent même pas : elles se reconnurent. Chacun repartit à sa vie. Fébrile. Dans l’avion, elle voulait déjà revenir. Je lui ai envoyé un sms. Je venais de rencontrer l’évidence. Je l’attendais. Les quinze jours passèrent avec la lenteur du Mékong. On n’a pas cessé de s’appeler. Tous les jours, tout le temps. On se pensait responsables de la cotation en bourse de SFR. Et le quinzième jour arriva. Il était 5h du matin à Roissy. Je n’avais pas dormi de la nuit, j’avais juste somnolé suffisamment pour brûler ma chemise qui laissait paraître la trace brunâtre du fer à repasser. J’avais des fleurs à la main. On s’est retrouvés, on s’est alimentés de l’autre, on se tenait comme si nous allions nous perdre à nouveau, tremblant de cette peur qui fonde les certitudes de ceux qui ne se connaissent pas encore vraiment. On s’est agrippé l’un à l’autre sans se lâcher pendant près de deux ans. Une sorte de Disneyland permanent de l’amour. Puis elle est tombée du haut de « Space Moutain ». J’étais parti juste un peu avant Noël. Comme ça. Un coup à la Houdini roi de l’évasion.
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Une histoire de parfaite imperfection. Une histoire d’amour morte. Quand l’amour meurt, sa vie défile devant nos yeux. Les sourires à peine sortis du sommeil, les tartines beurrées, les retards au boulot, les chatouilles, les bagarres pour de faux. Les rires et les larmes, les coups de cœurs et les coups de gueule. Les journées au fond du lit, les jours aussi chauds que les nuits. Les parties de scrabble, de bowling, de tennis, de pétanque, de billard… Les courses à vélo, à cheval, à pied, en rollers. Les petits mots. Les mains, la peau, les morsures. Les consolations, les compréhensions. Les trahisons, les mensonges. Se donner envie d’être. Se réconcilier un temps avec le monde. La peur de se perdre. Se retrouver. Tenter de se comprendre, de se connaître. Se nourrir. La complicité. Les moments forts, les moments tendres. Les disputes. La pureté. Le mélange des forces et des faiblesses, des douceurs et des colères, des sensibilités, des générosités, des intelligences, des violences. Avoir 8 ans et 60 ans. La magie. Donner, recevoir. Les masochismes, le mal à vivre. Les fous rires. Les bêtises. En faire beaucoup, en dire beaucoup. Le sexe, la sueur. Le goût de l’autre. Les batailles de neige. La fierté d’être au bras de l’autre. La croyance en l’autre. Le partenariat, le partage. Quand rien ne finit l’infini. Sauf la connerie. J’avais eu tout ça avec elle. Nous avions commencé à le vivre. L’ébauche, l’esquisse. Je ne sais pas vraiment si j’ai eu peur. Si ça faisait trop. Si notre potentialité de « toujours » me donnait le vertige. C’était plus fort que moi. L’appel d’autre chose, besoin de savoir si je plaisais à d’autres, de me défoncer
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la gueule sans son regard. Je ne me consolais pas des passantes fugaces. Son amour comblait tous mes manques, les anticipait même. Un jour, je me suis lassé, écœuré par tout ce sucre. Je n’ai plus eu peur de la perdre. Ne jalousais plus. Je sais bien sûr qu’au fond j’avais tort. Je croyais la connaître parce qu’elle m’aimait. Je savais pourtant qu’elle était du genre à n’avoir besoin de personne, en tout cas pas d’un compagnon à tout prix, sinon elle se serait acheté un labrador. L’amour qu’elle me portait me dévalorisait : quelle valeur pouvais-je tirer de moi-même à n’être aimé que d’une seule ? Je frappais au ventre mou de sa fragilité. Notre société n’a pas congédié la sauvagerie, elle l’a contrainte à revenir masquée : en partant je l’ai saccagée, elle qui m’avait aimé plus qu’aucune autre. En m’aimant, elle n’avait pas renoncé à sa liberté, elle l’avait partagée avec moi. Elle voulait faire de notre vie un jeu aussi souvent que possible, être différents de ceux qui se lâchent à la moindre quotidienneté. Au moindre doute. Elle voulait que nous soyons capables d’être enfants, adolescents, adultes, tout en même temps. Pas tout l’un ou tout l’autre. Un alliage. J’ai décliné son offre. J’ai craint l’intimité. Qu’elle voit l’autre part, le miroir que je ne voulais pas qu’elle me tende. Je m’aperçois aujourd’hui que mon besoin d’elle m’emprisonnait. Je ne faisais pas trop d’efforts puisqu’elle les faisait pour deux. Je n’ai rien fait pour la conquérir parce que je la
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croyais déjà conquise. J’ai pris son amour pour de l’abnégation. J’avais besoin de satisfaire mon instinct de chasseur. Je suis parti. Il y avait cette force qui me poussait à tout détruire, à faire mal, à me faire mal. Comme je l’ai fait toute ma vie, pour tout, tout le temps. J’étais parvenu à lui cacher que je prenais de la coke. Elle n’avait rien vu. Je suis parti en le lui disant. Un peu comme si je lui avais dit : « J’ai un cancer, alors je pars ». J’ai aimé la déchirure de notre séparation, souffrir. Peut-être même suis-je parti pour ressentir ça. Vivre autre chose, sans savoir quoi, au juste. Je pensais que finalement je ne l’aimais plus. Assoiffé d’autres peaux, d’autres sexes. L’oublier. M’oublier. Prendre l’air. Même un temps. Puis je suis passé à autre chose. Être encore un autre. Mais le même au fond. Toujours en fuite. La seule chose qu’elle me demandait, c’était de tenir sa main. J’ai lâché sa main. Elle a essayé de se battre. L’amour meurt toujours de mort lente. Elle a perdu 14 kilos en un mois. Rien ne passait, elle ne voulait se nourrir que de moi. Elle passait de la colère à la pitié, de l’amour à la haine, de la compréhension à la révolte. Elle espérait les jours sans qu’elle souffre de moi, de mon absence. Elle espérait les jours où elle se réveillerait sans que mon nom soit le premier de ses murmures, comme il était le dernier avant son sommeil. Elle s’attachait au lambeau d’amitié. Elle priait. Les prières ne lui ont jamais ramené personne. En tout cas pas moi.
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L’amour est un poison fou. Il s’insinue dans nos veines subrepticement, sans qu’on s’en aperçoive. Il nous tue. Elle subissait son amour pour moi comme on subit une tumeur. On la voit grandir sans rien pouvoir faire. Et puis un jour elle s’est épuisée de se battre. Puis rien. On a foutu notre vie en guerre. Je l’ai brûlée sur le bûcher de mes vanités. Son étincelle est morte d’avoir voulu allumer des océans. Elle n’était pas du genre à avoir une vie d’historienne, à penser à reculons. Elle m’oubliait. Je croyais l’oublier aussi. Il y avait bien cette trace, cette cicatrice qui ne semblait pas vraiment vouloir mourir, cette envie de la serrer contre moi parfois… Je pensais à elle souvent, mais je balayais ces pensées, poussières dérangeantes. Et je me persuadais que c’était trop tard de toute façon. Maintenant c’est vraiment trop tard. Je vais mourir alors que je me rends compte que je l’aime. Un amour doux, pas une déchirure. Je le devine battre tout doucement à l’intérieur. Je réalise que j’aurais dû lui dire merci comme on dit bonjour, me revoilà, il y a encore une petite place pour moi dans ton cœur ? Que c’est elle, cette autre que je cherchais à travers d’autres regards, à m’en épuiser.
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J’aurais tant souhaité qu’elle me laisse une chance de vivre ce que je n’avais pas voulu laisser vivre. Parce que ça valait le coup d’être tenté, de prendre ce risque. Être différent, avoir des rêves ayant la folie des grandeurs, des rêves pleins de rêves, purs, des rêves qui ne se laissent pas attraper par les chasseurs de papillons. Peut-être n’aurait-elle plus voulu de moi, à force de brûler son amour avait fini par des cendres. Je vais mourir. Je suis passé à côté de tout parce que je suis passé à côté d’elle. Je n’ai plus rien à perdre, encore moins mon sale amour-propre. Je lui dis « je t’aime » comme on dit adieu. Elle est là, devant moi. Je la contemple. Il y a son grain de beauté dans l’œil qui rend son regard espiègle si particulier. Ses grains de beauté semblables à une constellation sur tout son corps, ses tâches de rousseur, ses longs cheveux. Ses ongles rouges, des mains de femme sur un sourire d’enfant. Gaëlle. Lorsque nous étions ensemble, nous jouions parfois des rôles pour nous amuser. Du médecin et du malade, classique. D’autres fois plus sophistiquées, de vraies métamorphoses. Quelques minutes ou quelques heures. Là, elle m’a joué le rôle fantasmé de la femme qui dit non. Je sais que dans ce jeu absurde, seules ses larmes étaient réelles. Les larmes d’une femme qui retrouve son amour et s’apprête à le perdre à nouveau.
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Lorsque je l’ai vue au Crillon, j’ai joué à l’inconnu et elle est entrée dans ma danse, dans la cadence de ma valse et de ma valse hésitation. Cet inconnu l’avait appelé et lui a dit qu’il allait mourir. Elle a accepté de me reprendre le temps que mon corps tiendrait, pour me tenir dans ses bras et m’empêcher de tomber dans les sables mouvants du fatal sablier. Nous sommes assis par terre, on se berce l’un l’autre. Elle caresse mon crâne dénudé. Sent la douceur de cet épiderme. Elle prend ma main, me lève, m’emmène dans la salle de bains, me déshabille. Je me laisse faire, me contente de la regarder, mon mirage, troublé. Elle se déshabille aussi, se met dans la baignoire, laisse l’eau bouillante couler sur nos peaux, le savon faire glisser ses mains sur mon corps. Elle me lave. Lave tout de moi. Me lave presque à l’intérieur. Elle saisit le rasoir et le laisse parcourir toute mon anatomie, mon torse, mes jambes, mon sexe. Mes poils tombent en paquet. Je suis de plus en plus nu. De plus en plus petit, fœtal. Elle m’offre une renaissance totale. Je renais à elle, à notre histoire. Plus tard, endormis, blottis l’un contre l’autre, la fatigue attendrie nos traits. Soulagés. Elle, à demi-vivante, moi à demi-mort.
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J–5 « L’avarice est une maladie de l’esprit ; l’égoïsme est une maladie du cœur : on peut guérir de l’une, on ne guérit jamais de l’autre » Hypolite de Livry Lorsque je me réveille, la place est vide à côté de moi. Il y a juste un mot griffonné au crayon à lèvres : « Je ne sais pas encore. C’est beaucoup pour moi. Laisse-moi du temps. Gaëlle ». Le temps c’est la seule chose que je n’ai pas. Je ne peux pas l’avoir encore perdue. Je ne supporterais pas. Je regrette tellement le mal que je lui ai fait. Elle était mon premier amour d’adulte, mon premier amour d’homme. Je n’avais peut-être pas vraiment voulu grandir. Ni avec elle, ni sans elle. Je croyais que grandir c’était ne plus être libre. Être libre à deux, je sais maintenant que c’est ce qu’elle avait tenté
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de me donner. C’était sa folie et sa liberté qu’elle voulait partager avec les miennes. Lever l’ancre ensemble. S’ouvrir l’horizon. Elle m’aimait comme j’étais. Que je sois la Belle ou la Bête. C’est peut-être ça la magie de l’amour, aimer la Bête aussi. Je l’ai déçue. Je l’ai scarifiée. Longtemps elle a continué de tourner la tête lorsqu’elle voyait quelque chose de beau, pour le partager avec moi. Elle a souffert, je souffrais de sa souffrance. J’ai peut-être voulu la protéger de moi. De cette douleur qui me pousse au carnage. Je sais que c’est égoïste d’être revenu à elle pour partager l’horreur que je vis. Mais je suis incapable de partir sans l’aimer à nouveau, sans le lui dire, sans respirer mes dernières bouffées d’air avec elle. Sentir sa peau. C’est le seul sens qui reste à mon reste de vie. Mais elle, en tirant un trait sur son passé, elle devra faire de même sur son avenir. Qu’est-ce que je lui offre ? Une vie de veuve ? Je comprends qu’elle hésite. Je me retourne sur ma vie comme j’aime le faire sur la plage pour regarder les empreintes que je laisse sur le sable. J’enfonce ma tête dans l’oreiller, je hume les effluves de son parfum. Un long, lent moment. Je m’habille et je sors. Le soleil brille, les oiseaux chantent, enfin, vu qu’on est à Paris, c’est plutôt le splash des chiures de pigeons sur les pare-brise qu’un joli roucoulement. Le froid me saisit. Un froid sec d’hiver. Je ne sais pas vraiment où je
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vais. Je voudrais aller là où elle est, mais j’ignore où c’est. Elle ne répond pas sur son portable. Peut-être se venge-t-elle en me laissant tomber à son tour ? Je le mériterais, c’est sûr. Même si je n’en ai pas, je lui donnerai le temps qu’elle demande. Je le lui dois. Je lui dois tant de choses en fait. Certains regards, quand on les croise, nous laissent avec cette certitude qu’on n’a jamais aimé avant que de fades esquisses. Ces rencontres nous jettent hors de nous-même tout en nous y faisant rentrer de plain-pied, car en reconnaissant l’autre on se reconnaît soi-même, dans la meilleure version de soi, plus beau, plus drôle, plus intelligent. Gaëlle est pour moi cette jouvence. Cette étrangère qui relie nos deux terres. Elle est l’enfance et la vieillesse. Les terres exotiques que je veux ne plus jamais cesser d’explorer. Avec ses cheveux cendrés et ses yeux de miel elle incarne tous les confluents de la Méditerranée et avec mes origines nordiques, nous réconcilions toutes les terres. Elle est mélange de sable et de soleil, une unique qui est plusieurs. J’aime tout d’elle. Son ventre, ses formes rondes et pleines, et ses seins blancs à la douceur de la soie, harmonieux coussins sur lesquels je rêve de m’étendre et de me laisser mourir. Je vois tout ça, ressens tout ça comme si je sortais d’un long coma, un amnésique qui retrouve la mémoire. Et je me sens si vide d’elle. Je marche. C’est rare les moments où je sors sans but précis. Pas de courses à faire, pas de truc à acheter, à découvrir, pas de rendez-vous. Juste moi et la ville. Comme une rencontre. Je prends le temps de laisser traîner mon regard sur des détails. Je passe tous les jours devant les mêmes endroits sans les voir vraiment. Comme je le fais aussi pour les gens. Sans m’y
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arrêter. La ligne d’une poignée de porte, la courbe d’une rue, l’ossature d’un immeuble, le galbe d’un passage. Les matières. Leurs mélanges. Les harmonies et les dissonances. Les fenêtres, les possibles de vies qu’il y a derrière. Je commence par découvrir ma rue comme je découvre le corps d’une femme, en le caressant. Je touche le mur d’un immeuble. Je pose ma main à plat sur lui. Je ne l’avais jamais fait avant. Sentir la substance de cette pierre qui abrite. À la fois lisse et rugueuse. Froide. Je la contemple comme on admire une peau, ses pores, son grain, ses grains de beauté, ses tâches de rousseur, ses disparités, sa texture, sa couleur. Je me dirige vers la Seine. Elle scintille et ondule au rythme des bateaux-mouches. Elle, je l’ai regardée souvent, en m’arrêtant sur un pont. En tenant des mains, ballades romantiques. Seul, en ayant parfois envie d’y sauter. Vite, en rollers, comme le décor d’un film en accéléré. Les quais sont quasi déserts. Faut dire que les gens doivent être en train de bosser. Moi, je suis en arrêt Maladie Incurable. Je repense à toutes ces petites choses que j’ai laissé me pourrir la vie, quand j’avais encore cette certitude prétentieuse d’avoir le temps. Combien de fois j’ai déprimé parce que j’avais des petits problèmes au boulot, parce que mon écran LCD était en panne, parce que j’avais des problèmes d’argent, que les pâtes étaient trop cuites, que le réseau de mon téléphone passait pas, qu’un chauffeur de taxi ne s’est pas arrêté, parce qu’il faisait chaud, parce qu’il faisait froid… Pas toujours de grandes déprimes, juste des petites contrariétés qui salissent une journée ou
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quelques heures. Sans y penser vraiment. C’est rien a priori. Mais là maintenant, pour moi, ça compte, au sens propre du terme. Si j’accumule tous ces instants, combien de jours, de mois, ça fait dans ma vie ? Combien de temps de vie en plus j’aurais eu avec Gaëlle ? C’est dans la nature humaine de se plaindre. De bien aimer avoir des problèmes, pour se donner de la consistance dans les dîners. Pour avoir des trucs à dire. Se sentir moins seul. Pour avoir des choses à se dire à soi-même pour se raconter sa vie. Je sais qu’on ne peut pas vraiment y échapper. Il doit y avoir aussi des causes biologiques, des baisses de sérotonine. Je ne dis pas que j’aurais dû rester perché à huit mille toute ma vie, juste que ça aurait été bien de me mettre quelques coups de pieds au cul. Prendre la mesure des choses, relativiser. C’est quelque chose que m’ont apportée mes voyages. Pour un temps, un temps seulement. J’ai visité tellement de pays où la moyenne des gens vit avec moins d’un euro par jour. Pourtant ils sourient. Rien que ça, ça calme. Ça donne à réfléchir. Ça recadre les priorités. Les voyages sont un peu comme la mort, sauf que ça dure moins longtemps. J’aurais aimé avoir un autre moi de rechange. Un clone. Un clown ? Pour continuer à voir tout ça. Pour rester avec Gaëlle, lui dire ce que je commence à comprendre. Pour ne plus faire les mêmes erreurs. Mais ce ne serait pas moi. Je ne serais pas là pour ressentir. Est-ce que si j’avais continué à vivre, ça n’aurait pas été captivant d’avoir un autre moi ? Pour ces moments de choix dans la vie, pour voir la direction qu’on prend en fonction de ces choix et mesurer les conséquences. Ce qu’on
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devient avec l’option 2. Je ne sais pas. Peut-être que cette connaissance ôterait son charme aux hasards, au destin. À la vie. Toutes ces idées m’ont donné une idée. J’ai envie de laisser une trace de moi ailleurs que sur des draps. « De poussière tu redeviendras poussière » ne me satisfait pas. Les mémoires sont joueuses. Je voudrais une sorte de double éternel. Atemporel. J’ai entendu parler de cet atelier de moulage de corps il n’y a pas longtemps. Je consulte mon Iphone pour retrouver l’adresse. Appelle. Prends rendez-vous dans l’heure. Le taxi me dépose. Taxidermiste. On m’accueille chaleureusement. Ça change. J’explique l’urgence de ce que je veux. La personne de l’atelier me dit qu’il n’y a pas de problème, qu’il peut s’y mettre tout de suite. Maintenant il faut juste que je me décide. Quelle partie de moi laisser ? Un moulage de mon corps entier c’est un peu trop mégalo. Le visage cela fait morbide. Ça fait peur comme une poupée de cire. Un masque. Quoique l’idée n’est pas mal de laisser aux autres le masque de toutes mes comédies, le laisser sur le théâtre de ma vie comme on tire sa révérence. J’éclate de rire à cette pensée narcissique. L’autre me regarde, perplexe. Je me décide pour la main. C’est plein de symboles une main, ses lignes, sa ligne de vie. Une main tendue. Une gifle. Un coup de poing. Une caresse. Paume contre paume. Je la ferai livrer à Gaëlle lorsque je serai parti. Je lui avais promis de lui prendre la main pour ne plus jamais la lâcher. Pour avancer. Pour s’empêcher l’un l’autre de tomber. Je n’ai pas tenu ma promesse. Parfois les chemins s’éloignent, les mains se lâchent, se rattrapent plus tard quand chacun a fait la route qu’il devait faire. Parfois
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les chemins ne se rejoignent jamais. Je ne pourrai plus être là pour ça, pour rattraper sa main, la serrer fort, nos doigts entrelacés qui scellent l’amour mieux que tous les serments. Quand elle recevra ma main, je sais qu’elle comprendra que j’ai voulu honorer mon serment. Il utilise la technique du moulage dans l’alginate par immersion. J’enlève mon pull. L’homme qui s’occupe de moi dit que le temps de prise pour que l’alginate puisse être moulé est d’environ dix minutes. Très vite, j’ai une étrange sensation d’enfermement. De suffocation. Je sens la réalité de ma main comme si elle avait une vie propre. Ses tensions. Elle est figée mais palpite. Les minutes sont longues. Comme si ma main avait envie de hurler. Le type me parle pour faire diversion. Il doit bien connaître ce sentiment. J’ose à peine imaginer ce que ce doit être pour le corps entier… Une fois que le plâtre sera coulé et aura emprisonné sa forme, vais-je reconnaître cette émanation de moi ? J’angoisse de rencontrer ce double solide, peut-être immortel. Alors que je ne le suis pas. Particulièrement pas. Je ressens une forme de jalousie étrange à savoir que ma main moulée restera après moi, que Gaëlle la touchera parfois du bout des doigts, délicatement, comme le prolongement de nos souvenirs. J’ai peur. Le sentiment d’enferment de ma main rejoint ma tête. Torture. Un marteau frappe ma boîte crânienne sans discontinuer.
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J’ai bien pensé à lui faire un enfant, mais c’est trop tard. Pas sûr de tomber sur la bonne période d’ovulation. À moins d’aller faire un dépôt à une banque de sperme. Mais pas garanti non plus qu’elle veuille l’élever seule, regarder notre enfant grandir sans moi. Pas assurée qu’elle veuille une signature de moi. Quand nous étions ensemble elle était tombée enceinte. Je lui avais demandé d’avorter. Pas prêt à être père, pas mûr, pas certain. À coup de grandes phrases sur l’écologie qui va mal, le monde pas beau, le chômage. Je lui affirmais que je ne ferais un enfant que le jour où je pourrais dire « j’ai goûté l’être humain, je trouve ça merveilleux, et je trouve que ça mérite d’être reproduit ». Elle avait tant pleuré pendant des semaines. Je n’avais pensé qu’à moi, à mon confort. J’avais fini par gagner cette partie. Elle avait accepté, pas vraiment par faiblesse, mais plutôt parce qu’elle avait ce rêve d’une famille, de faire un enfant à élever à deux, la réunion de soi et de l’autre. Parce qu’elle voulait un père pour cet enfant. Pourtant, là, j’aurais tant aimé l’avoir cet enfant, ce bout de moi qui prolongerait notre amour, qui tiendrait la main de sa mère, qui lui montrerait tous les jours combien je l’aime. Mais c’est trop tard, je ne serai qu’un père mort. Un antihéros posthume. Toutes ces traces que je sème. Petit Poucet qui égraine des remords dans sa course. Dans quelques jours, ce sont mes organes qui vont palpiter ailleurs, que j’égrainerai sur le chemin d’autres personnes. Donnés pour d’autres vies disloquées. Mes yeux continueront de voir dans mon néant aveugle, mon cœur battra pour d’autres amours, mes poumons respireront le même oxygène, mon foie filtrera d’autres cuites. Un dans
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plusieurs, en espérant qu’il y ait quelque chose de récupérable dans mes pièces détachées. Je secoue la tête pour faire disparaître cette étourdissante image de mon futur dispersement. Je paye et sors. Il pleut. Je laisse les gouttes couler sur mon visage. J’aime l’eau. Sa douceur. J’ai aussi toujours adoré me baigner sous la pluie. Une sensation d’infini, l’eau au dessus et en dessous, comme un mélange entre la mer et le ciel. Sans réellement savoir où commence l’un et où s’arrête l’autre. J’aimais aussi faire l’amour dans l’eau avec elle. Les corps allégés, les va-etvient au gré des vagues. Et cette impression étrange de protection comme un liquide amniotique. Je ferme les yeux un instant pour écouter le bruit du ciel, celui des clapotis. Rien n’a la même résonance quand il pleut. Bien sûr, comme tout le monde, il m’arrivait de me plaindre de la météo. Mais je raffolais des jours de pluie. Je les trouvais beaux. Esthétiquement. Poétiques. Un peu mélancoliques. Une ville qui se lave. Je m’enivrais de l’odeur des jours de pluie, celle de la terre, des arbres, des substances. Les couleurs que prenaient les choses, celle du ciel, jamais vraiment la même. Je ne verrai plus tout ça. Je ne savourerai plus tout ça. Jamais. Ce mot donne autant le vertige que toujours. Je déambule, ma main à la main, et me dirige directement à la Poste pour la lui envoyer. Je prends place dans la file. Je regarde mon ticket numéro 33 et le compare au cadran qui affiche 8. Il fait moite. Une vielle odeur de chien mouillé. Pas de chaise libre. Je m’appuie contre
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le mur et pose les yeux sur le sépulcre de ma vie, cette chose biliée et grabataire inondée par des pseudos élans altiers aux murmures d’esthètes. Ma prostration flaire déjà le mouroir dans ce bureau sordide et sombre. Mon cerveau s’ouvre comme une cicatrice et la matière de cette viande se dérobe sous le pas de ma raison funambule. J’ai honte et conspue mon imposture. Ma couronne de prince est douloureuse. La moiteur de mes mains éteint tous les cierges que je pourrais mettre sur ma vie. Je pue le symptôme de la folie enhardie par le doute. Un misandre humaniste, voilà exactement ce que je suis. J’entendais faire de ma vie un art, un roman, je n’ai qu’une autobiographie sans sens. Je hume ma maladie, mon cancer qui nargue les tumultes de mon mental perfide. Ma conscience chante les pendules d’une vie de tic-tac. Je subodore ce cancer, ce sadique qui chatouille mes désillusions. Le suicide s’incline pour saisir l’offrande de mes lèvres humides. L’idée d’une profonde retraite fond mon âme et ma peine en un même marbre, brisant mes artères et ruisselant dans ma gorge comme de l’arsenic. J’exhume le passé, ma parodie de vie. Pourtant je suis là, ici et maintenant, las. Dans ce fameux présent qu’on enjoint de vivre, ce carpe diem, cet instant pourtant si court que c’est presque folie de s’y attarder. Je scrute tous ceux qui attendent comme moi. Qui courent après cet instant présent que jamais l’on ne peut saisir. Je sais que le millième de seconde entre ce que mon cerveau reçoit en premier et la vision qui en découle fait d’elle déjà un passé. Toujours à l’avant-garde de ma vision. Ils sont tous perdus, identiques à moi, dans cet espace perpétuel où rien n’existe jamais. Seuls dans ce bureau de poste sinistre à attendre notre tour.
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De nouveau dehors, je souffle, inspire fort. Reçois l’air qui essuie mes élucubrations maussades. Je marche lentement. Le vent s’engouffre dans mes cheveux. J’observe la vie autour, grouillante. J’ai la sueur au front, la peur au regard, la lassitude amère et chaude dans la bouche. Je devine la moindre cellule. Le bitume sous ses pieds, le vent entre chacun de mes cheveux, dans mon cou, sur mes lèvres. Tout a une pesanteur, une palpable consistance. Comme si l’approche de la mort réifiait mon monde. Les odeurs s’immiscent dans mes narines dilatées à l’extrême. Mon cœur bat vite, pressé de vivre ses derniers moments. Tout a une matière sensible. Le paysage s’imprègne dans ma peau, bouge avec mes muscles. Envie de hurler mais la foule me happe. Je me laisse bercer par elle, longtemps. Nulle part et partout. J’arpente les rues pendant des heures. Mes pas résonnent sur l’asphalte comme un rythme de tambour. Moi qui ai toujours aimé aller vite. Je prends mon temps. La vie me prend tout mon temps… Je croise un regard triste. Plus triste que le mien. Celui d’un homme assis par terre avec son chien. Ses cheveux sont collés, gras. Il est sale, il est maigre. Comme pour ne pas être vu. Je suis fasciné par ce regard qui vient m’arracher à moi-même. Je m’assieds à ses côtés. Ça pue. Une odeur bien vivante. Piquante. Acre. D’amertume. L’homme me demande une pièce. Pour son chien. Il grelotte. Étrangement je me sens moins seul. Proche. Frère. Je me lève pour aller chez l’épicier et reviens avec deux bouteilles de rouge, des sandwichs et trois boîtes pour le chien. Je reste longtemps à écouter l’homme me parler de sa vie, de sa femme et de son fils qui sont morts
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dans un accident il y a deux ans. C’était lui qui conduisait. Sa chute lente, inexorable. Sa mort lente. Inexorable. La faim, le non sens, l’absence de tout même celle de l’envie d’en finir. L’attente de rien. L’alcool et l’oubli qui ne vient jamais. Le corps qui porte. Déporté. La rue comme un caveau dont on ne peut pas sortir. La fosse commune des lieux communs. La violence et le froid. Deux fins alternatives qui se croisent. Je lui donne mon manteau et mes chaussures. Vais au guichet de la banque en face et retire 1 500 euros. Ma capacité maximum de retrait. Les lui tends. Lui souris et caresse le chien. Dans mes péchés capitaux il n’y aura pas l’avarice. Ça me rappelle ce livre que j’ai adoré, Un hiver avec Baudelaire. Ce livre qui m’avait rendu plus sensible. Je continue ma route pieds nus. Vais probablement attraper une bronchite. Je m’en tape. Je m’arrête pour manger dans un restaurant italien. Ma cuisine préférée. Après celle de ma mère. On me regarde comme un clochard. Tout le monde s’en fout. Journal d’une tristesse. Mon téléphone se met à vibrer. Un sms de Gaëlle « rejoins-moi dans mon atelier ». L’espoir me saisit, je paye, cours après un taxi, l’arrête, m’engouffre, subis son regard réprobateur. Elle m’a donné rendez-vous dans son antre, son ventre d’artiste affamée.
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La porte est entrouverte. Je la pousse. Je suis pieds nus et grelottant. Des centaines de chandelles vacillent comme une danse et dorent la pièce. Les ombres s’inclinent et se relèvent soudain, puis se rabaissent encore, langoureusement, au rythme des courants d’airs qui jouent avec les flammes. Une ronde qui engloutit toute la pièce. À force de m’être cherché c’est elle que j’ai failli perdre et là, sur le sol, ces lumières forment un chemin qui mène à elle. Elle m’attend. Me sourit. Elle baisse un peu les yeux. Je peux voir qu’elle tremble. Elle porte une longue robe fourreau en satin pourpre, sous une arche de fleurs blanches. Toute la journée elle a dû se demander quoi faire. Elle a passé des mois à tenter de m’oublier et je suis réapparu avec mon amour, ma rédemption, pour quelques jours seulement. Elle n’a pas hésité à me reprendre. Pour aimer il faut parfois savoir tout oublier. Je souffre à l’idée qu’elle a dû se sentir si démunie, si impuissante. Elle voudrait essayer de ramener à la plage ce nageur qui coule et pourtant elle ne sait pas nager dans ces eaux-là. Elle doit apprendre à se noyer. Je l’imagine allumer chaque bougie comme une prière. Pour un miracle. L’homme qu’elle aime va mourir. Je perçois le souffle lui manquer, un coup de poing dans son ventre d’amante. Me reprendre mais ne rien montrer, ne pas rendre notre relation liquide. Vivre ces jours avec le goût du précieux, le goût d’une deuxième chance. Hier elle m’a dit qu’elle veut tout vivre avec moi, peu importe l’après, peu importe les Noëls sans moi, les pièges à souvenirs qui s’accrocheront partout, sur les musiques, sur les lieux. Elle sait que chaque chose aura ma chromatique, mes couleurs. Elle finira daltonienne sans doute. Elle sera toujours devant la même scène où
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se jouera la même pièce des mêmes souvenirs. Elle continuera de me parler mais je ne répondrai pas. L’air va se faire rare, les pièces vont se rétrécir, la nuit va tomber de plus en plus tôt. Elle célébrera les anniversaires de ma mort, les uns après les autres, juste pour pouvoir continuer à parler de moi, me perpétuer. Dire qui j’étais, qui nous étions. Je n’ai rien d’autre en offrande à son sacrifice. Elle est belle. Elle me regarde avancer doucement. Elle semble si fragile. Elle est au milieu de ces visages de terre qu’elle a sculptés. Ces visages sur lesquels ses doigts avaient creusé, où ses ongles avaient strié la masse lisse et tiède qui se mouvait ; ces visages figés dans leur immobilité de terre et dont elle avait rougi les joues, pour leur redonner vie. Toutes ces faces comme des témoins. Je m’approche d’elle. Son souffle étourdit mes sens en saupoudrant mes cils d’écume de soleil. Elle m’éblouit. Je l’observe comme on regarde les étoiles : suppliant. Elle se met à genoux et prend ma main. Je ne sais pas quoi faire, quoi dire. Elle murmure. – J’ai peur que tu dises non… toi qui a toujours été contre tout… – Non à quoi mon ange ? – Je veux que tu me laisses parler, sans m’interrompre, sinon je n’aurai pas la force. J’acquiesce. Elle parle bas et lentement et regarde au fond de moi. – J’ai beaucoup réfléchi, tu sais. Je veux protéger notre histoire de la disgrâce. Je pense que les amants devraient se séparer au
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paroxysme de leur passion, se quitter par excès d’harmonie. Nous, nous n’aurons pas à subir la faillite du superlatif qui guette les amants. À subir l’ennui. La mort nous prémunit des métamorphoses impossibles où l’on finit par en vouloir à l’autre d’échouer à élever sans cesse le fantasme. La colère du dégrisement. Je veux éviter la congélation de l’enthousiasme. Où l’on se rencontre dans le passé des souvenirs. Pour moi, la sécurité qu’offre notre époque a enlevé son risque à l’amour et celui-ci meurt de satiété avant d’avoir connu la faim. Elle fait une pause. Je peux sentir dans sa main que tout son corps frémit, en résonance avec le mien. Que va-t-elle me dire ? – Nous ne vivrons pas le cancer conjugal qui enferme la vie sous forme de pacte et de faux serments. Ces serments qui font de l’autre le dépositaire de la constance de sa postérité, comme le Dieu unique en religion. Où chacun voit dans l’autre une chance de combler ses besoins, où l’on s’arrange pour s’échanger ceci contre cela, et on se trompe de vocable, on dit je « t’aime beaucoup » au lieu de « je t’échange beaucoup ». Le « je t’aime » avoué qui vient avec son impératif « aime-moi », comme si on ne pouvait plus revenir sur les mots, l’obligation d’éponger cette dette. Elle reprend son souffle. Chaque parole est lourde. Je la vois ployer sur leur poids. Des mots sans autres témoins que l’autre. Des mots sans choix. Sans autre avenir que l’instant. Je suis enseveli devant elle, sous son amour. Dans son silence de toutes les chapelles où j’avais enfoui tout ce que j’avais pu être. Avant elle. – Ce que je te propose, pendant ces jours restants, c’est d’apprendre d’abord chacun à s’aimer soi pour pouvoir aimer
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l’autre. Pour ne pas avoir à demander à l’autre de prouver son amour en changeant. Je crois qu’aimer ce n’est pas prouver son amour, c’est en témoigner. Ne pas changer pour garder l’amour de l’autre, pour ne pas finir par se perdre l’un l’autre, comme des étrangers. Je baisse les yeux. – Je t’offre un contrat d’amour, un contrat de non mariage, une non promesse. Vivre notre passion chaque jour. La passion est l’amour qui nous pousse à changer l’être en action. Elle est l’essence de la création, de l’expérience, du meilleur de nous-mêmes. Il ne faut pas renier la passion, il faut renier l’attachement au résultat, l’attente. Vivre sa vie sans attente, voilà la liberté. Ce contrat d’amour est source non pas d’obligations mais d’occasions d’explorer qui est la plus belle version de soi et de l’autre. Peu importe le temps de cette expression mutuelle du meilleur nous… Sa voix est de plus en plus claire. Elle vibre de tous ses pores. – Je t’offre non pas un serment fait une fois, mais une décision libre renouvelée tous les jours qui nous restent. Sans obligation, en respectant cette vie en changement constant. Aucun jour ne sera le même, nous serons nous-mêmes un autre chaque jour, comme il n’y a pas deux flocons de neige identiques. L’instinct fondamental de tout ce qui vit est d’exprimer l’unicité et non la similitude. Notre vérité évoluera avec nous. Depuis que je suis petite, je suis contre le mariage. Il a été créé pour produire la sécurité, éviter la peur, on réduit l’amour à une promesse de garantie. « Il en est ainsi et il en sera toujours ainsi ». Ce soir, je veux signer avec toi ce contrat d’amour…
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Elle est à genoux devant moi, saisit ma main. Je suis toujours muet. Sous la vague. – Je te demande de ne pas m’épouser. Juste de m’aimer. Pendant le temps qu’on a à passer ensemble, je fais le vœu d’être dans notre amour non pas avec la volonté de possession ou d’être possédée, ni en exigeant, en croyant, ou même en espérant que tu me fourniras ce dont j’ai besoin dans la vie mais plutôt en sachant que tout ce dont j’ai besoin dans la vie, tout l’amour, la compréhension, l’affection, la compassion, la force résident en moi et en toi. Je suis avec toi non pas dans l’espoir d’obtenir ces choses, mais de te les offrir en cadeau afin que tu puisses les avoir plus abondamment encore. Je ne veux être dans cette union non pas afin de te contrôler, de te limiter, de te restreindre, mais pour t’offrir toutes les occasions de croître, de pleinement exprimer qui tu es et qui je suis, de guérir de chaque idée fausse ou mesquine que nous avons jamais eue à propos de nous-mêmes. Sois mon partenaire, mon amant, mon ami. Je t’accorderai mon amour non seulement dans tes moments forts mais aussi dans tes moments faibles, non seulement quand tu seras la plus belle version de toi mais aussi quand tu ne le seras pas ; quand tu agiras avec amour et quand tu ne le feras pas… Elle psalmodie presque. – J’accomplirai tout pour te faire oublier le temps et vivre chaque minute comme une chance. Intensément… Veux-tu que je t’accompagne dans ce que tu as à vivre avant de partir, que je sois avec toi jusqu’au bout en te tenant la main ? En guise d’anneau elle me donne deux parchemins. L’émotion me submerge, je frissonne, vacille, tremble tant que mes mains s’entrechoquent. Sur une feuille il est écrit qu’elle a donné nos
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noms à une étoile. Sur l’autre elle m’offre une acre de lune. Une lettre les accompagne sur un beau papier blanc enrubanné de rouge, les mots qu’elle écrit, parce qu’elle pleure trop pour les dire. « Mon amour, Tu m’as dit que lorsque tu étais petit, tu partais à la conquête des étoiles à coup de télescope. Il y en a désormais une qui porte ton nom, ou plutôt le nom de l’amour que je te porte… Pour que notre amour ait toujours des étoiles dans les yeux. Pour que tu sois vraiment le Petit Prince, il te fallait aussi une planète. Je suis donc allée décrocher la Lune pour toi… Promesse de poète, promesse tenue… Te voilà donc propriétaire lunaire. Tu pourras, le soir, regarder le ciel et en voyant la Lune, te dire « J’en possède une parcelle ». Lorsque tu seras parti je saurai où regarder pour te trouver. Et puis je trouve que le chemin de la Lune ressemble à notre chemin : elle croît, décroît et disparaît… puis réapparaît, grandit en éclat. Désormais, où que tu sois, nous ne serons plus jamais seuls et nous aurons un chez nous unique dans la nuit, un endroit où nous retrouver toujours, où poser nos yeux et déposer nos armes, pour panser nos peines et nos plaies, où faire vivre nos rêves et nos espoirs. L’étoile : mariage entre le fini et l’infini, celui entre le monde visible et le monde invisible : n’est-ce pas aussi la définition de l’Amour ? De notre amour ? Ce sont les anneaux qui uniront nos doigts au-delà de la matière. Je t’aime »
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Les larmes affluent lentement à mes yeux. Je tombe à genoux aussi. Prends son visage de porcelaine et mêle mes larmes aux siennes, mes yeux dans ses yeux, ma bouche sur la sienne et scelle ce pacte. – Oui je le veux. Ma gorge se compresse, je ne sais plus rien dire d’autre que ces mots que je répète et répète encore. – Oui je le veux… Même morte une étoile brille encore. Tu seras le témoin de ma vie. Tu fermeras mes paupières à mon dernier souffle. Je regarderai tes yeux que j’aimerais ne jamais quitter des yeux… Le bien que j’avais fait je l’avais fait si mal et le mal que j’avais fait je l’avais fait si bien. Elle que j’aime, moi l’handicapé des autres. Elle est ma seule certitude, la seule avec laquelle je m’abandonne, abandonne tout de moi. Je souhaiterais tant vieillir avec elle, faire des courses de fauteuil roulant. – Je me fiche de tout ce que je n’aurai pas vu, de tout ce que je n’aurai pas fait, de tout ce qu’on pourrait croire qu’on m’a volé. Je m’en fous parce je t’ai eu toi. Mon étoile et ma lune, c’est toi, tu es toutes les constellations. J’embrasse chacun de ses grains de beauté, son champ étoilé. Je murmure. – J’ai fait tous les voyages puisque j’ai parcouru ton corps… Je suis reconnaissant. Mes bras l’entourent, je m’agrippe à elle. Je n’ai jamais senti autant d’amour et autant de liberté en même temps. Dans ses yeux, je me sens meilleur. Toute ma vie j’avais cru que l’amour c’est faire qu’un. Mais lequel ? Sa
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fin est inscrite au commencement lorsque l’un accepte de se faire dévorer par l’autre. Là je vois que l’amour c’est faire trois, elle, moi, nous. La plus belle des trinités. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
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J–4 « La colère vide l’âme de ses ressources, de sorte qu’au fond paraît la lumière. » Friedrich Nietzsche Un jour, tout bascule et on rencontre l’étranger qui est en nous. On se perd sans savoir s’il y a un retour possible vers cet autre que l’on était. On est désormais cet étranger. C’est une chose effrayante de découvrir qu’il y a un étranger en nous. Il a nos mains, nos bras, notre visage. Il mange, parle, respire comme nous. Je vois cet étranger dans le miroir de l’ascenseur. J’examine ce regard qui me ressemble. Il y a seulement ce vide que je n’ai jamais vu. Ce vide vertigineux de celui qui va mourir et à qui plus rien n’est interdit. Ce vide que je suis venu combler dans cet immeuble bourgeois du 16e arrondissement. C’est là où vit celui qui a renversé la vie de ma sœur, atomisé ma famille. Celui qui, un soir, a pris sa voiture après avoir passé une soirée arrosée et
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poudré ses narines de fêtard sans conscience. Cet homme qui a explosé le corps maigre de ma sœur, l’enfermant à jamais dans un scaphandre de chair et privant deux enfants d’une mère, des parents d’une fille, moi d’une sœur. Sans conséquence. Même pas de prison. L’assurance a pris en charge le dossier et cet homme dort paisiblement dans son lit, continue sa vie, continue de vivre. J’ai eu la haine au moment des faits. Une haine féroce, qui pousse au crime, qui ronge l’estomac. Mais j’ai contenu ma haine. À quoi bon tuer cet homme pour finir en prison et ajouter cette horreur à ce que vivaient déjà mes parents. J’avais renoncé pour eux. Pour eux seulement. Pour qu’ils ne perdent pas un fils après avoir perdu une fille. Comme beaucoup d’hommes, sans doute, j’étais un assassin imaginaire. Qui n’a jamais pensé, désiré, dit vouloir tuer quelqu’un ou le frapper sous le coup de la rage, de la colère, de la peur, du chagrin ? Cette violence qui peut monter en quelques secondes et faire basculer nos vies. Par morale, par volonté, ou par faiblesse je n’avais pas basculé à assassin réel. La donne a changé. Ils vont perdre leur fils quoiqu’il en soit. Alors autant vider le monde de cette ordure criminelle. Autant vivre, ici et maintenant, mon péché de colère. Il est 5h du matin. Gaëlle m’attend dans la voiture en bas, comme une Bonnie attendant son Clyde. Hier, elle m’a promis qu’elle ne me jugerait pas et elle ne l’a pas fait. Elle aimait beaucoup ma sœur. Elle comprend ma vengeance, la respecte. L’immeuble est silencieux. Je suis dans le couloir, devant une grande porte en bois à double battant. Je vois le nom sur la sonnette. Mes mains ne tremblent pas. Elles attendent.
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J’envisage déjà tout ce que je veux lui faire. Ma rage est une mission, un devoir. Je m’imagine déjà l’attachant par des fils de fers barbelés aux bras, aux pieds et à la ceinture. L’attacher comme il avait enfermé ma sœur, lui faire sentir le goût du métal dans son corps, semblable à celui qui avait traversé les membres de ma sœur. Je le vois déjà suant et hurlant pour qu’on le délivre, pareil à ma sœur hurlant pour qu’on la délivre. J’ai un irrésistible besoin de faire souffrir cette pourriture sans remords. Je veux commencer par lui couper un doigt et le lui faire avaler avec un verre d’eau dans lequel j’aurais ajouté une très forte dose de laxatifs. Attendre que cela fasse effet pour le voir pourrir dans ses excréments. J’inscrirai sur son ventre le mot assassin, je lui broierai les jambes comme il avait broyé ma sœur. Lui écraser les mains. J’entends déjà le bruit de la masse sur les os, les craquements, les hurlements, les supplications. Vains. Je veux entendre ses cris qui trouvent écho dans les cris que je pousse depuis l’accident. Je savoure déjà le goût de la justice. Je m’imagine le laisser mourir lentement, le regarder se vider de son sang, le voir mourir de la même mort lente que ma sœur. La haine bloque ma gorge, m’oppresse. Je la renifle en moi, cette charogne, j’avale son air à pleins poumons et je ne vois plus, mes prunelles sont blanches. Je suis cet étranger. Je sonne. Un bruit se fait entendre, puis des pas. La porte s’ouvre et cet homme tant haï est là, avec les cheveux hirsutes de celui qu’on a tiré du sommeil, un peu incrédule. Il me voit, voit cet étranger en moi. – Bonjour, que puis-je pour vous ? Je reste immobile devant la porte, devant moi-même, devant
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mon envie de tuer. Et une petite voix se fait entendre. Une voix qui demande : – C’est qui papa ? Une voix qui s’approche en chemise de nuit rose avec des fées dessinées dessus, de longs cheveux bouclés, une voix avec un ours en peluche à la main. Je me fige, handicapé comme ma sœur dans ses mouvements. Invalide comme ma sœur dont le cerveau ne fonctionne plus autrement que celui d’un enfant de six ans. Je suis sans force, ma rage s’enfuit. Je demeure devant cette porte ouverte. Confronté à ce qu’il y a de plus de plus fort que ma haine : mon humanité. D’œil pour œil j’aurais fini aveugle. Je m’excuse : – Je me suis trompé de porte… Je dévale les escaliers. J’ai honte. Isolé dans ma solitude qui se partage à plusieurs, tente de s’immiscer dans l’indifférence collective des lieux communs qui s’échangent comme pour faire pardonner leur vide. Dans ma solitude sortant par ma bouche comme une vomissure : indélicate et méprisée comme tout excrément. Qui ne reçoit jamais si ce n’est la douleur et l’écho, amis semblables qui suscitent la fuite ou la folie. Jamais je ne parle d’elle, petite peine, petite tristesse, incompréhensible dans la foule. Pourtant, elle est ce symptôme insensé et insolent dont jamais je n’échappe. Ses signes singent la souffrance : ils se situent dans l’espace de la gorge et du ventre : large espace, long espace, qui laisse place à la diversité de mes désespérances.
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Je monte dans la voiture de Gaëlle. Elle a une Fiat 500 ancien modèle, rouge pour faire voiture de course, dit-elle. C’est sa voiture préférée. Elle est toute touchante dans sa « topolino », une « petite souris » en italien, une petite souri avec mon petit chat dedans. Elle devine ce qui ne s’est pas passé. Je me coagule dans ses bras, elle m’absorbe, m’agrippe fort, à m’en étouffer, et j’aime arrêter de respirer dans sa chair. J’éclate en sanglots. Encore. Des gros sanglots comme les sabots de ma peine. D’un coup. J’en ai marre de moi, c’est peut-être mieux que je crève finalement. Là, maintenant. Vivre ces pauvres jours qui restent pour quoi faire ? Je continue comme avant, les mêmes conneries, les mêmes détresses, les mêmes haines de moi, le même dégoût. Grande lassitude. Je me suis tellement battu, presque plus la force d’être triste. Presque. J’ai envie de mettre le mot fin partout. Surtout sur ma vie. Je respire son parfum, il me rassure, doux, sensuel. Son « Boudoir » de Vivienne Westwood. Je ne connais personne d’autre qui le met. Elle effleure mes cheveux lentement. Je suis si moche, laid, incapable d’aller au bout. – Mais oui, mon amour, tu es allé au bout, au bout de toimême, de ce que tu es… et ce que tu es c’est de ne pas être un meurtrier. Je sais qu’elle a raison. De toute façon, quel genre d’homme aurais-je été de priver un enfant de son père, même si ce père avait privé des enfants d’une mère ? Et puis ça ne m’aurait pas rendu ma sœur. Gaëlle arrête la voiture près d’une boulangerie qui est en train d’ouvrir. L’odeur du pain chaud, des croissants me font frémir. On dévalise quasiment le magasin. Des pains au
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chocolat et aux amandes, des chaussons aux pommes encore tout chauds. Il est 6h, Paris s’éveille. On est assis, l’un contre l’autre, sur un bout de trottoir. On se tient chaud. Elle est belle, même le matin, même encore froissée du sommeil de notre nuit blanche de la veille, notre nuit d’amour. Elle me regarde bizarrement, avec un petit sourire mutin. – Ferme les yeux. – Pour quoi faire ? – Chut, dit-elle, fais-moi confiance. Elle prend son écharpe rose et bande mes yeux. – Maintenant, tu dois te laisser guider. Elle empoigne ma main, me fait monter dans la voiture et démarre en trombe. J’entends son rire couvert par le moteur. Je suis pris d’une énorme bouffée d’amour pour elle. Je suis dans le noir mais je ne suis plus aveugle. Quel égoïste de l’avoir entraînée avec moi, dans ma tombe. Elle si pleine de vie, je lui demande sa dernière concession. L’obscurité me rend volubile, je me rattrape au son de ma propre voix. – Gaëlle, tu sais, j’étais malade avant d’être malade. Mais j’ai rien fait pour que ça change. C’était commode d’être celui qui est un peu barré dans sa tête, pour moi, pour les autres. Instable de l’affect et de l’humeur, égoïste, impulsif, avec mes sentiments chroniques de vide, mes colères intenses, mes violences, mes dépendances de toutes sortes, l’alternance entre idéalisation et dévalorisation, de moi, des autres, le goût du malsain. Tout ça pour qu’on me serre dans les bras et qu’on se désintéresse de moi pour avoir une légitimation à continuer
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mon manège désenchanté. À côté de ça, ma putain de soif de vivre, mon enthousiasme, mes moments de joie, ma créativité, mon envie de réussir, d’être en paix, à ma place, cette soif abyssale que je n’arrivais pas à épancher. Sauf quand j’étais avec toi. Mais à chaque fois que j’approchais d’une source, il y avait quelque chose en moi qui me poussais à la détruire. Et je jouissais de cette destruction ! Je finissais par boire de la boue. Faut croire que j’aimais la boue. Aujourd’hui mon cancer de l’âme rivalise avec ma tumeur. Je te demande pardon. Je commence à peine à m’interpréter. Il était temps. Il est trop tard. J’ai trop longtemps été « lost in translation », sans dictionnaire de la vie. Je cherche sa main à l’aveuglette. Je distingue ses pleurs. – Pour aimer, il faut accepter d’être vulnérable. Je ne sais pas pourquoi tu me pardonnes, pourquoi tu acceptes de m’aimer encore, le temps qu’il reste. Mais c’est ça que je suis venu t’offrir en venant te retrouver : ma vulnérabilité. Je suis comme ces gens dans les tours le 11 septembre. Ils n’ont pas appelé leurs proches pour leur dire « je voudrais que tu saches à quel point je suis fier d’avoir réussi à Wall Street ». C’était « je t’aime » qu’ils disaient. Et c’est ce « je t’aime » que je te dis. Ce je t’aime qui demande pardon. Il y a un long silence. Je l’entends renifler. Elle serre un peu plus fort ma main et me dit juste : – C’est peut-être pas original, mais je pense qu’il n’y a pas d’erreur dans la vie. Il n’y a que des leçons. Aimer, c’est le comprendre et accepter l’expérience de l’autre, son rythme. La voiture s’arrête un peu plus tard. J’ai toujours les yeux bandés. On marche un peu, on emprunte un ascenseur. Soudain je reconnais cette ambiance, cette odeur particulière un peu
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aigre, le jingle si particulier qui précède les annonces : l’aéroport. Elle enlève l’écharpe de mes yeux. On a toujours eu envie de faire ça ensemble. Comme dans les films. Arriver à l’aéroport, regarder le tableau des départs et prendre une ville au hasard, piocher dans le paquet de bonbons. – Choisis celle que tu veux… Ce sera notre voyage de non noces éclair. Les noms des villes nous font rêver. On s’imagine dans chacune d’elle, on les devine sans les connaître. Il y a tant d’endroits que j’espérais voir un jour, tant de cultures à découvrir, de choses à apprendre. Pour moi, voyager ce n’est pas partir, c’est m’intégrer. Dans le monde. C’est apprendre l’humilité. Me replacer hors du contexte de ma petite vie, dans ma petite ville, dans mon petit appartement. Le panneau indique des destinations lointaines qui me seront à tout jamais fermées. Du soleil d’été, des plages, du sable blanc que je ne ferai plus glisser entre mes doigts. Des huiles aux senteurs coco, des poissons multicolores. La plongée, cette sorte de béatitude, d’ivresse. Les formes, les couleurs, la multitude, le silence. Ce silence si particulier que seuls accompagnent les battements de cœur. Regarder à s’en écarteler les yeux. En apesanteur. L’impression de voler au dessus des coraux pareils à des jardins japonais. Bercé par les vagues comme je l’aurais été par le vent. J’avais eu le sentiment étrange que je pouvais mourir à cet instant précis, que je ne vivrais jamais quelque chose de plus beau. Ce sentiment que j’avais éprouvé parfois en étant dans les bras de Gaëlle, que j’éprouve là en la regardant avec ses yeux qui pétillent
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de malice, cette sensation que je pourrais mourir d’amour. Avant, je finissais toujours par m’endormir… Où aller pour quelques heures seulement ? Pour ce voyage sans bagage parce que je viens de les poser dans ma tête. Cette fois je ne fuis pas, je m’évade. Avec la femme du reste de ma vie. Les villes défilent sur leur podium lumineux. Elles ont toutes leurs charmes. Londres, Madrid, Rome, Barcelone, Stockholm, Athènes, Milan, Venise, Porto, Marrakech. J’en connais certaines, je me les suis faites… Je brigue un endroit chargé d’Histoire et d’histoires. Un endroit sur lequel je n’ai pas vraiment d’idées préconçues. Que nous découvrirons à deux, un endroit tout neuf pour notre amour renaissant. Et puis mes yeux se posent sur elle. Prague. Plus discrète que les autres. Départ dans une heure. Je vais au comptoir et achète un aller-retour dans la journée. Non, non mademoiselle, nous n’avons n’a pas de valise. Oui, la classe affaire s’il vous plaît. Ça m’éclate de penser à la gueule de ma banquière quand elle verra l’état de mon compte. Elle va encore me laisser plusieurs messages et j’aime bien l’idée de ne pas les écouter. J’aime les ambiances d’aéroport. Toutes ces personnes en partance. Regarder les gens. Il y a un couple de petits vieux qui me touche. Ils se sont apprêtés pour prendre l’avion. Ils se tiennent la main, la dame n’est pas rassurée et le monsieur fait de son mieux pour paraître maîtriser la situation. Il y a les hommes d’affaires, ordinateur et téléphone portable, reliés à
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autre chose. Les routards, les familles, les calmes, les stressés, les bonnes humeurs, les angoisses, les crises de larmes des départs, les adieux, les au-revoir, les promesses, les espoirs, les doutes, les rêves, les rires, les valises, les retards, les sommeils, l’inconnu, l’étranger. Les autres. Loin. Ailleurs. Je convoite de connaître un peu la vie de chacun, comme pour en imprégner la mienne qui s’en va. Je suis dans ce microcosme, cet échantillon de vie où les années passent, identiques aux autres, dans ses saisons d’hypocrisie. Je ferme les yeux et les vois défiler toutes en quelques secondes. L’Automne d’abord, ondée envoûtante, vêtement chaud, tiédeur des nuages, et vogue la misère avec le vent. Rouges de honte, les arbres perdent leurs faces pour se retrouver nus, pudeur légitime de la laideur montrée. Nature abandonnée par le froid qui arrive avec l’hiver. Dans les cœurs gelés, sur les lèvres gercées, le blanc isole, ferme les portes, branche les antennes. Amour hiberné, protégé du temps, décati. Courtes journées. Le noir engloutit les masses humaines. Le feu est éteint. Et j’entends un rire gai. C’est le printemps déshabillant son monde. Les pudeurs s’évanouissent avec la pluie. Les gens se gavent de bourgeons, et bourgeonnent les ménopauses, et repartent vers les mers en oubliant les causes. Poudre blanche sillonnant les chemins bleus, veines des montagnes. Sourire dehors, préfabriqué en Thaïlande sur les corps d’enfants : voleurs de sourires. Vague de chaleur qui s’affirme et se pose, l’été ricane et fait tout fondre, même les cellulites rebelles. Volcan en érection, éjaculation sur les plages dorées, on oublie tout, surtout soi-même et les miroirs. Noix de coco, la ville se parfume d’huiles luisantes et brille de milles feux, artificiels. On essaye de voler l’illusion du bonheur. L’honneur semble sauf.
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J’ouvre les yeux. Rien ne change vraiment. Sur le tarmac les avions décollent. Même si je connais vaguement l’explication scientifique qui permet à ces énormes machines de décoller et de rester en l’air, ça m’épate toujours. C’est comme la télé, je m’étonne encore de voir des gens au bout du monde en train de parler dans mon salon. Petit, j’étais persuadé que c’était des minuscules personnages qui logeaient dans la lucarne et que j’avais le droit de temps en temps de les regarder raconter des histoires. Faut dire que quand j’étais petit, je croyais aussi que la mer c’était les larmes des poissons… On s’installe et regarde des mêmes yeux émerveillés par le hublot. On contemple Paris d’en haut. On se dit que les gens qu’on aime sont là, en bas, en train de vivre. Il fait gris. Notre moment préféré, c’est la traversée des nuages. Lorsque le soleil apparaît, rougissant l’horizon de ce champ de coton. Une ligne pourpre. Des touches d’argent. Une sensation d’infini, une sorte de paix très douce. On regarde l’hôtesse. Elle a l’air d’une vendeuse Ikea avec son uniforme jaune et bleu. Quand elle nous demande ce que nous désirons boire, Gaëlle fait semblant d’être muette, elle parle avec les mains. Je la suis immédiatement. La pauvre fille ne sait pas quoi faire, elle ne comprend rien. Ces deux pantins qui s’agitent en portant leur main à leur bouche, en mimant de boire. Très sérieux. Elle repart dépitée et revient avec deux coupes de champagnes. Ça a dû lui faire de la peine ce couple si beau, avec ce terrible handicap. On s’empare des coupes, buvant en s’étouffant de rire dès que l’hôtesse a le dos tourné.
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Ça, c’est tout ma Gaëlle, taquine, clown, créatrice de situations cocasses freelance. Nous nous endormons le temps du vol, blottis l’un contre l’autre, et on se réveille à l’atterrissage. On ne sait pas où aller maintenant. On n’a pas de guide et aucune idée de ce qu’il faut voir et c’est assez grisant. On ne sait pas à quoi s’attendre. La conquête d’une belle inconnue que nous faisons en couple. Nous demandons au taxi de nous emmener au centre puisque, par définition, c’est de là que tout part. On déambule en se tenant la main, la taille, les jambes, les joues, le visage, le menton. Incapables de se lâcher, de se décoller. On n’arrête pas de tourner la tête, de la lever, de s’émerveiller sur une multitude de détails. Les cultures se croisent dans chacun de ces murs. Les immeubles s’élancent en une peinture composite. Un éclectisme où se mélangent les arts avec allégresse. Dans les méandres de la Vltava, une ville comme un printemps renouvelé sans cesse, à chaque saison. Les fantômes du Stalinisme ont déserté le château de Kafka. La résistance d’un Printemps. Les couleurs. Leurs harmonies. La musique berce notre ballade. Dvorak, Smetana, Vivaldi. Tous dans l’air, palpables. Partout. De petites salles en églises, de jardins en monuments, dans les rues, les cafés. Je danse avec Gaëlle dans la rue, la fait virevolter à chaque trottoir.
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On s’offre un concert, Mozart. Monumental. Les choristes, les chanteurs, les instruments qui nous aspirent, nous inspirent, nous insufflent un souffle de vie. À en perdre haleine. Les notes s’inscrivent sur nos peaux qui se hérissent comme des partitions. Des gouttes tombent de nos yeux, se pressent. Tout vibre. À l’intérieur. Le temps s’arrête un instant dans la course des voix. On oublie. Tout. Avec une forme de gratitude. De réconciliation. Il y a des instants comme ça où je me dis que la vie n’est pas vaine. Ces petits moments, rares, où je suis ébahi par ce que l’homme peut créer, partager. L’émotion. L’art m’a toujours relié aux hommes. L’art comme conception matérielle de l’émotion. L’art d’aimer. Je sais ma chance d’être avec elle là, ici, maintenant. Je la bois, la hume, la touche, lui cours après, la porte sur mon dos. Je l’embrasse partout, sa bouche, ses paupières, ses mains, ses bras, ses chaussures, ses cheveux. Elle m’embrasse partout, ma bouche, mes paupières, mes mains, mes bras, mes chaussures, mes cheveux. Pas un pas sans vivre l’autre. L’on s’égare dans la vieille ville, de chefs-d’œuvre architecturaux en rencontres sculptées : un Atlas qui porte le monde sur un toit, une statue d’enfant assise sur un haut mur, une horloge astronomique sur la place. La Bohême, ça voulait dire qu’on était heureux… Nous nous perdons dans le quartier Juif. Chaque pierre semble pétrie des destins de ses habitants. Le ghetto a repris
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son habit de lumière. On visite la vieille synagogue chargée de douceur. Un quartier comme une ville dans la ville. Un organe vital. Les traditions millénaires qui se ressentent dans les pierres, leur donnent un relief. L’histoire marquée dans les étoiles de leurs yeux. Un chapitre inépuisable. On apprend au même cœur. J’apprends l’histoire mais j’ai fini d’écrire la mienne. On passe par la Tour poudrière. Nous avons l’impression de parcourir un conte. Et j’ai ma princesse. Elle a son prince. On se sent comme des touristes à la con. Et pourquoi pas ? En quelques heures, on ne va pas faire une thèse sur la population et les dangers du postcommunisme, nonobstant le lyrisme kafkaïen et la montée en puissance du prix de la choucroute. On shoote milles photos. On prend nos clics et nos claques d’éternité. De tout, la ville, nous, l’intérieur de nos narines, le sol, le ciel, nos oreilles, le blanc de l’œil, le coin de la bouche, les autres, les statues, les fontaines. Elle, moi. Ensemble. De dos et de face. On s’immortalise. On ouvre l’objectif sur la serveuse avec son sourire plein de rêves, sur cette vieille dame au visage buriné qui semblait raconter ses souvenirs dans ses yeux esclaves du temps, nègres des pendules, qui battent des paupières pour rattraper ses rires et ses amours. C’est un moment pour nous. Juste voir le beau. Juste découvrir un peu encore. Juste ressentir. Enfin. Tout est blanc. La neige pose son linceul sur la ville. La couvre. Les rues luisent comme des cartes postales en noir et blanc, presque irréelles, fantomatiques. Le froid nous mord au sang. On se compresse encore plus fort. L’air glacial me
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nettoie en me brûlant. Je n’entends que le tambour de mes cils qui battent mes larmes, comme pour tourner les pages : blanches. Comme un tambour saoul, fou, flétri, pareil aux nuages. Le ciel est vide, les statues s’y accrochent. Mon râle est une voile, il s’élance vers le vent, avale et lacère mes lèvres. Le craquement de mes pas dans la neige. Moi et mon enfer de fer, barbelés. Mes marques rouges. Mon tambour de Dormeur du Val. Elle me dévisage, profondément, au fond de mon gouffre. M’entraîne dans une course dans ce froid et la neige. On glisse, tombe, se relève. On traverse le pont Charles. On aime les ponts tous les deux, on aime ce qui relie les rives, les gens. Le crépuscule donne une lumière sensuelle à la ville aux milliers de clochers. Les trente statues semblent nous ouvrir la voie. Nous faire une dernière révérence. On s’arrête et regarde les croqueurs d’images, les caricatures rivalisent en sourires. Vu que je suis déjà une caricature de moi-même, est-ce que s’ils me dessinaient j’aurais un portrait ? On s’installe dans un café à côté du pont. Il y a du feu dans la cheminée. Sur un écran plasma des mannequins défilent en faisant la gueule. Nous on sourit. On commande un « slivovice », un alcool blanc de prune, le truc du pays. L’endroit est bruyant, jeune. Je suis bêtement surpris que tout soit si moderne, faut croire que je m’attendais à rentrer dans une auberge avec des poules. Idée préconçue. J’aime les cafés. Cet échantillon de vie. Écouter comme on y parle. J’entends un rire gras, vulgaire, de blagues qui sont dites dans les cafés. Dans un coin, deux amoureux s’embrassent sans s’aimer, derrière un rideau de fumée bleue. Une complainte connue berce les mélodrames de gens qui se
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disputent. Une mélodie qui masque la tristesse et couvre les blessures. Par la fenêtre, on regarde la Vltava qui brille et ronronne comme un chat qui s’étire. Une rivière, veine de cette ville aux multiples visages. On collecte des images pour s’en mettre plein les yeux. Nos mains ne se lâchent pas. Instant parfait. Fugitif. On la quitte à regret. Dans l’avion du retour Gaëlle me remet un petit billet. Dessus il est écrit « Ce soir tu vas rencontrer trois femmes différentes. Considère que c’est mon cadeau de non mariage. Ne pose aucune question. Ne proteste pas et ne te pose pas de problèmes moraux. Ne dis rien. Tu n’auras pas le droit de parler. Tu devras te laisser faire. J’ai tout prévu. Quand nous arriverons à l’aéroport, je prendrai seule la voiture et toi tu attendras 45 minutes avant de me rejoindre en taxi. Ce billet ne s’autodétruira pas mais tu peux l’avaler si ça te chante. » Je la regarde, interrogatif. Elle me dit qu’elle a fait vœu de silence jusqu’à Paris et que même sous la torture de manger des anchois elle ne dira rien. Je suis quand même drôlement perplexe. À la fois très excité par ce qui m’attend et en même temps je ne veux pas la tromper. Je ne veux qu’elle. Plus qu’elle. Je le lui dis. Elle affiche un air excédé et faussement courroucé, sort son carnet et griffonne « T’es mignon mais ta gueule et fais ce que je te demande. Considère alors que c’est le cadeau de non mariage que tu me fais. T’inquiète, je ne serai pas loin, peut-être en train de filmer hihihihihi (rire machiavélique) ».
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À l’arrivée, je fais ce qu’elle m’a demandé. Prends un café pour tuer le temps. Me demande ce qui m’attend. Qui sont ces femmes ? Des échangistes ? Où les a-t-elle trouvées ? Quand ? Bien sûr, j’ai longtemps aimé les partouzes mais c’était l’ancien moi. Pourquoi Gaëlle me pousse dans ce que je ne suis plus et fuis ? Peut-être qu’elle ne m’aime pas tant que ça, si elle veut me partager. Ou peut-être qu’elle m’aime tant qu’elle veut m’offrir ce cadeau sensuel. Me montrer que notre amour est si fort qu’elle comprend que le sexe est bien en deçà de nous. Cette preuve d’amour est troublante, mais je ne sais pas trop quoi en penser, ni comment le vivre. Quoi qu’elle croit en m’offrant cette expérience, je n’accepterai pas car je ne désire qu’elle, rien qu’elle. Il n’y a que sa peau à elle qui me permet de tout oublier et de tout vivre en même temps. Je monte dans le taxi, bien décidé à ne pas faire ce qu’elle demande. Tant pis si elle est déçue. Je ne lui serai plus jamais infidèle. Dieu sait que je l’ai été pourtant, tellement de fois, même si elle n’en sait rien. J’ai décidé de ne pas lui dire. Dans ma rédemption, je me défends de lui faire si mal, pourquoi faire ? Même si je me lavais de mes fautes, je la meurtrirais, la brûlerais au fer. Elle croit que pendant nos deux années ensemble je n’avais jamais failli, alors que je n’avais pas arrêté de le faire. Et pourtant, je l’aimais. Fondamentalement. Mais ça avait été plus fort que moi. Ça servirait à quoi qu’elle le sache, maintenant que je n’étais plus cet homme en fuite du bonheur, cet homme qui avait besoin de tout détruire, même le plus beau, même elle, pour se sentir exister ? Et aujourd’hui, l’ironie fait que c’est elle qui pousse l’abnégation, l’amour, à m’offrir d’autres corps. Non. Plus jamais. Elle est mon premier et mon dernier amour.
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Je suis devant la porte de son appartement. Je ne sais pas qui il y a derrière, mais elle est là aussi puisqu’elle me l’a dit. Sur la porte elle a mis un mot « Interdiction de parler à ta première rencontre ». Tu parles. Je frappe. La porte s’ouvre. Je la fixe, immobile, incrédule. Gaëlle. Mes prunelles apprivoisent ce spectacle presque irréel. Elle est devant moi, gracieuse. Ses cheveux, qu’elle a assombris, tressés, relevés en chignon et sertis d’une orchidée blanche, accusent le contour de son visage diaphane. Elle porte une longue robe chinoise rouge, aux dragons et aux fleurs colorés. Deux larges fentes laissent deviner ses cuisses fermes et laiteuses. Le col mandarin sertit son cou délicat. Elle tient ses mains jointes dans l’attitude solennelle d’une geisha. Ses grands yeux, aux sourcils marqués et aux paupières peintes, ont une expression coquine, celle qu’elle aborde quand elle a joué un tour. Sa bouche mi-ouverte, colorée de carmin, laisse briller entre ses lèvres humides le début d’un sourire. Elle s’incline et susurre avec un léger accent asiatique : – Bonjour, je suis Ga, votre première hôtesse ce soir. Veuillez me suivre. Je bégaye quelques mots, elle se retourne et met son doigt sur mes lèvres pour me faire taire. Je la suis. Elle me mène à la chambre où se diffuse une odeur d’encens enivrante. Quelques bougies illuminent la pièce au décor vermeil. Le son d’une flûte se mêle à celui d’un ruisseau, incarne un ailleurs lointain et serein. Ga me déshabille et m’allonge sur le lit. Une huile chaude à l’odeur de vanille est posée sur la commode. Elle en déverse sur mon dos, coulée douce et ardente. Elle masse lentement le sacrum et remonte vers ma nuque en effleurant les deux côtés de ma colonne par pres-
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sions délicates mais profondes. Je perçois chaque fragment de ma peau se détendre au fil de ses va-et-vient langoureux. De multiples va-et-vient qui me grisent, ivre. Délicatement elle déplace ses mains jusqu’aux épaules, sur mes bras, mes mains, mes doigts. Ensuite elle remonte sur l’arrière de ma tête, mon cou, mon cuir chevelu. Puis elle se tourne sur mes jambes, mes pieds, l’intérieur de mes cuisses, l’aine, chaque orteil à une vie propre. Chaque bout de moi s’enflamme à son contact. Elle fond en moi. Ses mains dansent sur mon corps, n’épargnent rien. Je me découvre sous ses doigts. L’huile fait glisser ses mains sur tout mon corps comme une électricité grisante, brûlante. Elle me retourne, pose ses mains sur mon ventre, parcourt mon buste, explore mon torse, remonte et descend sur ma gorge, mes oreilles, mon nez, caresse mon visage. Longtemps. Doucement. Elle masse mes épaules, revient sur mes mains. Encore et encore. Chaque pression chorégraphie mes sens. Harmonie, langueur, elle m’étire. Une heure, une minute. Suspendu à ses frôlements. Elle finit par poser ses mains sur mes paupières. M’apaise. Je vais pour la saisir, grisé, fou de désir. Mais elle me repousse tendrement. Me mène à la salle de bains. – Prenez un bain, vous allez maintenant dîner avec Ël, mon amie italienne. La table est mise. Un fumé d’herbes et sauce tomate embaume le salon. Des chandelles trônent sur la table colorée de petits pains couleur de miel, de mozzarella, de tomates séchées, d’artichauts à la romaine, de grissinis, de Lambrusco, ce vin rouge chantant et pétillant dont je raffole, Verdi et son dernier acte de Rigoletto « La donna é mobile » en fond sonore. Ël sort
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de la cuisine. Somptueuse en robe noire au décolleté vertigineux, les cheveux défaits, flottants sur ses épaules dénudées. Elle arbore un sourire lumineux qui fait rire ses yeux. – Buongiorno, mi chiamo Ël, gé viens di Roma, gé né parle pas trèss bien il francese. Je passe de l’Asie à l’Italie. En deux minutes. Décalage horaire, jetlag, choc thermique. Je suis perdu et ne me suis jamais senti aussi retrouvé. Ël parle comme si nous ne nous connaissions pas, me raconte ses études d’art à Rome, son passage à Paris pour rencontrer ses monuments. Me pose des questions sur moi. Elle parle avec son accent qui chante et sa voix rauque. Je la bois. Elle est pétillante, drôle, caucasse. Tactile. Je la courtise de mets en mets, de raviolis aux truffes en agneau aux tomates confites et de tiramisu aux fraises. Comment a-telle réussi cet exploit de tout faire en si peu de temps ? Je me retrouve sous le Colisée, sur la place St Pierre, me balade de Raphaël en Titien, le mont palatin, le Capitole. Elle est ma chapelle Sixtine, ma Bocca della Verita. Ma péninsule. Je baise ses mains, son cou, la séduis. Les lignes de nos mains se confondent. Elle m’attire, me repousse, me fait languir. Une soirée adolescente, sous les vapeurs du vin enivrant avec cette femme que je connais et que je découvre. Elle joue si bien que j’en suis parfois étourdi, gêné, puis me reprends au jeu. On danse. L’un contre l’autre. On se pressent sous des airs d’Italie, joue contre joue. Exaltés. Chanson après chanson. Et puis soudain elle s’exclame : – Gé doit partir, gé oun rendez-vous, gé souis désolée. Elle m’embrasse furtivement et s’engouffre dans la chambre en fermant la porte.
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Je reste là, pantois. Perplexe. Abasourdi. Encore le cœur battant de mes rencontres éphémères. Après quelques minutes, la porte s’ouvre sur une créature envoûtante dans une combinaison en vinyle noir. Ses lèvres sont rouge sang et ses yeux de charbon. Elle s’avance comme une maîtresse femme. – Je suis Le. Ga, Ël, Le. Gaëlle, mes trois femmes en une. Elle arrache d’un geste sec ma chemise qui craque et me pousse sur le canapé avec le talon aiguille de sa botte. Je reçois tous ses jeux comme un désengourdissement de moi. Du masque au cuir, aux talons aiguilles qui lacèrent mon corps, aux barreaux du lit où elle me ligote et me bande les yeux. Nos jeux ne sont jamais unilatéraux. Chacun à tour de rôle est le soumis ou le maître. Il s’agit d’explorer les possibilités du corps et de l’esprit. Jouer à jouer. Le faire « comme si » de l’enfance qui se corse des piments amoureux. Notre perversion n’est pas bestiale. On partage l’idée que c’est l’érotisme qui éloigne de la bête, les déviances sont seules humaines. L’érotisme est artistique, il transforme la réalité. Nous ne voulons pas être seulement des amants ordinaires, passant du coït à la fellation. Ce temps compté nous autorise les passions dont nous pourrions ne pas revenir indemnes. Cela n’a pas la moindre importance car nous n’en reviendrons pas indemnes. Notre souffrance a la volupté des expiations. En subissant le joug de ma maîtresse, en courbant la tête sous les lanières de son fouet, c’est comme si je rachetais des siècles de fautes viriles envers les femmes. Entre mes mains, elle est la mère, la putain, la lolita, la muse et l’enfant, l’amie, la maîtresse et
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l’épouse. Ce n’est pas du sadomasochisme, c’est goûter l’autre dans toutes ses saveurs. De la brutalité à la douceur. Du crucifié au tyran. Vivre toutes les histoires. Elle est debout face à moi. Fière. Elle danse. Tourne sur ellemême. À ses pieds, je rampe jusqu’à cette idole envoûtante, insaisissable, ondulante. Ses longs cheveux viennent parfois caresser ma peau. Je voudrais m’y accrocher comme à une amarre de tous mes voyages. Ella a toujours dansé, même quand elle marche on dirait qu’elle danse. Je m’abandonne, il n’y a plus de limite, ivre, perdu dans les recoins de sa peau. J’engloutis toutes ses saveurs, sa sueur, sa cyprine. On n’aime rien si on n’aime pas tout. Je bois, condamné qui goûte ses dernières liqueurs. Tout en Gaëlle palpite la vie. Elle incarne une vitalité brutale. J’écoute ses bruits du dedans, son cœur, son ventre. Tout m’est suave. Chacun des ses orifices est un territoire pour toutes mes sensations. Je la sens, la goûte, la vois, l’entends, la hume, chaque sens ouvre un continent d’elle à découvrir. J’écoute ses parois ventrales, dilate mon dégoût culturel, dépasse les limites du corps, de la perception limitée de l’autre. Tout me rend cannibale d’elle. M’éblouit. Toutes les provinces de l’autre sont des royaumes. On se dévore jusqu’à l’ivresse. À notre époque, la tolérance a désamorcé l’obscénité. Nous lui redonnions le goût du sacré. Vivre mort ou ivre mort d’elle. Au bout du bout d’elle, au bord d’elle.
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J–3 « Premiers parents du genre humain, dont la gourmandise est historique, qui vous perdîtes pour une pomme, que n’auriez-vous pas fait pour une dinde aux truffes ? » Anthelme Brillat-Savarin On se réveille accrochés comme deux naufragés. Je la serre fort. Elle est là mais elle me manque. Déjà. J’embrasse tendrement ses paupières. Chuchote « bonjour » à chaque partie de son corps. « Bonjour les yeux, les lèvres, bonjour les épaules, bonjour les seins, bonjour le ventre »… Elle sourit dans un demi-sommeil. Ce matin je perçois le poids du temps qui me reste. Ma tête implose en jets puissants. Des aiguilles traversent mes yeux. Des couteaux défoncent mes tempes. Ma vue se trouble. Je discerne Gaëlle dans mes bras mais ne la vois pas vraiment. J’ai la nausée. Ma nuque est lourde et raide. Ne pas lui montrer, ne rien dire, ne rien gâcher. Je me lève brusquement et
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murmure : « Je vais te chercher des croissants mon amour. » Gaëlle fourre son visage sous l’oreiller pour voler encore un peu de sommeil. Dans la salle de bains, je vomis de douleur. Laisse couler l’eau froide sur mon visage. Ne pas trembler, ne pas trembler, ne pas trembler. Mes jambes sont faibles. J’ouvre l’armoire à pharmacie comme un drogué en manque. Tout tombe, même moi. J’avale mes anti-douleurs, double la dose. Je suis sur le sol, le marbre froid me fait frissonner. Je suis déjà gravé dans le marbre. Ma sueur est froide. J’aurais préféré mourir en août. J’implore. Proteste. Pas maintenant, ça ne peut pas être maintenant ! Ça ne devait pas se passer comme ça. On m’a donné plus de temps que ça. La peur me saisit. Saloperie de maladie sournoise, voleuse de temps, carnassière. Je suffoque sous la douleur aiguë. Je n’arrive pas à garder les yeux ouverts, la lumière me transperce. Je me rétracte, me ratatine. Sombre dans une torpeur vaporeuse, à demi évanoui. Quelques minutes ou une éternité plus tard je me réveille. M’accroche au lavabo pour m’aider à me relever. Mon reflet est blafard. La douleur s’apaise peu à peu. Je souffle, recommence à respirer normalement. Me repasse de l’eau sur le visage. Mes joues reprennent un peu de couleur. Encore affaibli, j’enfile mon jeans et mes Converses. Dehors, l’air frais me fait du bien. J’hallucine. Ma rue est placardée d’affiches fluos de toutes les couleurs. Partout, sur tous les murs. Ce n’est pas trop le genre du 8e. Je m’approche et, là, j’éclate de rire et de larmes en même temps. Sur les affiches, figure un texte avec ces quelques mots tout bêtes, tout simples, tout puissants : « Adam on t’aimait, on t’aime, on t’aimera. Tes amis et Gaëlle ». Juste des mots d’amour pour moi, des mots
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tout doux. Incroyable. Je n’aurais pas pensé qu’ils penseraient tant à moi. Je suis riche de tout car je suis riche d’eux. J’avais ces pépites si près de moi et je ne le savais pas. Bien sûr, je les aimais. J’étais un ami, à défaut d’amant, fidèle. Mais ai-je été à la hauteur de ça ? D’autant d’amour ? Je désirerais vivre pour rattraper ce temps que je ne leur ai pas assez consacré, vivres des heures d’écoute, de rire, d’intimité. Des tonnes d’heures. Je précipite mon pas. Vais jusqu’à la rue Marbeuf. L’imprimeur est ouvert. Je rentre. Je lui commande pour tout de suite des affiches qu’il doit coller à chacune des adresses de mes amis « Je vous aimais, je vous aime, je vous aimerai ». Retour à l’envoyeur un peu facile mais plein de sincérité. Je prends une affiche avec moi, pour Gaëlle et cours la rejoindre. J’ai oublié les pains au chocolat. Je me souviens de tous ces moments passés avec eux à faire les cons, à se moquer, à s’encourager. Me remémore des soirées à refaire le monde ; toutes les bêtises que je faisais sans relâche, moi l’espiègle et le turbulent. Tous ces instants acidulés. Ces souvenirs me redonnent le goût de l’enfance. Un goût tout sucré. J’ai envie de faire le truc tout bête que je ne faisais jamais, par peur des regards des autres, du mien. Mais plus rien ne compte vraiment que mon plaisir, la jouissance, l’exaltation des sens. C’est décidé : je vais vivre mon péché de gourmandise, acheter des bonbons à m’en faire péter le ventre et me faire un petit-déj avec des chamalos, des tagadas, des caransacs, du réglisse, des carambars, des malabars bi-goûts, des trucs qui piquent, qui rendent la langue fluo, des boules magiques, des œufs Kinder avec des surprises dedans et des
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bonhommes à construire, des bananes, du chocolat blanc à la noix de coco, du coca pas light, du Nutella. Du tout ce que j’aime pour peu que ça existe encore. Toutes ces merveilles que j’allais, gamin, chercher chez l’épicier avec mon trésor d’argent de poche. Je ne me souviens plus quand j’ai arrêté de le faire. Ni pourquoi. Je ressens dans la poitrine cette même excitation. Ce même émerveillement tout simple. J’avais suivi ce qu’on m’avait dit. Une vie d’adulte. Une vie avec modération. Une vie à la con. Surtout ne pas trop se rendre compte qu’on la passe à se priver. On se lave le cerveau à coup de risques de cholestérol, d’artères bouchées, de surcharge pondérale. On remplace par des bonbecs au Prozac. Alternative. Je réveille Gaëlle à coup de bisous et de chatouilles. J’ai cinq ans. Elle rit. Elle a quatre ans. Elle se tord, tortille, tente de m’assommer à coups d’oreiller pour que j’arrête, me rend mes chatouilles, on tombe du lit dans la bataille, se roule par terre, se mord, s’embrasse, se re-chatouille. Rit tellement fort que nos bouches nous font mal. On s’essouffle, halète, hoquète, marmonne, s’affronte du regard, se défie… Apaisés enfin, je lui mets son blouson et l’entraîne en courant presque au Monop du coin. Elle a son pyjama sous son blouson, et encore ses chaussons aux pieds. Je la fais monter dans le caddie. On parcourt les rayons à toute allure, fonce dans les gens qui nous regardent, ahuris mais blasés, patine sur le sol lisse, négocie des virages improbables entre les fromages et les yaourts. On pouffe, s’esclaffe, rigole, crie si fort qu’on illumine les néons et assourdit les annonces de promo. On trouve enfin notre Mecque, dévalise le rayon et remplit le caddie à ras bord. Gaëlle disparaît sous les sachets, se débat, me rejette
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les paquets, on se bat pour de rire à coup de paquets Haribo. Le caissier à l’air de se demander si on va organiser une surprise partie pour pré-pubères. On se moque de lui, lui fait des grimaces, on s’en fout. Je vois bien que je passe par une phase bizarre. Le déni probablement. J’ai plutôt intérêt à surfer sur cette vague-là. Nous passons les trois heures suivantes à engloutir tout ça. On se délecte, goûte chacune des saveurs, invente des compositions, Tagada-caramel salé, bananes au Carensac, plaquette de chocolat à la chantilly, cookies aux crocodiles. On en a partout, nos bouches, nos mains, nos corps, l’appart sont couverts de mille couleurs. On se gave comme si on allait nous enlever le pain (beurre-Nutella) de la bouche. Une heure plus tard. Mal au ventre. Les mêmes crises de foie de l’enfance, la langue jaune, le teint jaune, les yeux jaunes. On est affalés sur le canapé, incapables de bouger un membre. L’estomac à l’envers mais aucun regret. Je suis quand même content de moi : j’ai fait avancer la science. Je sais maintenant que la capacité d’un homme à ingurgiter des sucreries est de 3 kg. Cette découverte m’assurera sûrement la postérité. Je peux mourir en paix. Ça me fait marrer. Dans ma tombe je vais pouvoir me mettre aux vers. Elle me tient tout contre elle. Je l’embrasse partout, tête goulûment ses seins, les caresse comme deux chats avides et frétillants. Je me désaltère à leurs sources. Insatiables comme son sexe qui crie famine quand je la touche et semble s’ouvrir comme une fleur carnivore.
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Je me perds dans tous les replis de sa chair. Ces moments où jamais on ne se rassasie de l’autre. Ne pas se perdre. Ne pas se lâcher. Suspendus aux souffles de l’autre bouche. Immobiles, on fixe chacun de nos traits dans un kodak cérébral. Peur de s’oublier, d’oublier le contour de l’autre, ses couleurs. Comment trouver le courage de m’arracher à ses bras ? Comment me suicider sous son regard ? Mais je sais que je n’ai pas le choix, comment me laisser mourir sous sa vue ? Le pire des fardeaux. Me voir dépérir, humilié, abruti de médicaments, en souffrance, maigre, dégueulasse, invalide. Voir la pitié, la douleur dans ses yeux qui sauvent le reste de ma vie, qui ont donné un sens à mon existence. J’aurais tant voulu mourir de sa main, qu’elle m’euthanasie. Elle le ferait si je le lui demandais, mais je refuse de lui imposer ça. Je m’en veux déjà tellement de lui offrir un avenir d’endeuillée. Elle le sait qu’après elle serait la veuve, elle a accepté ça. Aimer c’est aimer l’autre libre. Elle sait qu’on attendra d’elle qu’elle pleure, qu’elle se déchire, qu’elle montre un visage contrit et dévasté. Qu’elle perde le goût des choses. Et puis au bout de deux ans à peu près, on lui dira qu’il faut vivre à nouveau. Sortir. Réagir. Mettre du rouge à lèvre. Être à nouveau pour les autres une version rassurante d’elle-même. Mais pas trop quand même, juste des espoirs de français moyen. Il faudra toujours laisser entre-ouverte la place de la mélancolie, la place du mort, ma place. Pour que les autres soient à la fois soulagés sans être contrariés par l’oubli. Elle sera surveillée, disséquée, observée. Pour qu’un excès de vie ne les choque pas. Convalescente mais pas guérie. Vivre mais à travers l’absence de l’autre, une vie d’amputée.
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Elle est prête à ça pour chacune des secondes d’amour que nous vivons. Je jalouse déjà celui qui plus tard la prendra dans ses bras, celui qui bercera son sommeil quand je ne serai plus là. Qui seront ces hommes ? Des tendres, des durs, des violents, des passionnés ? J’ai si peur de la perdre et de me perdre. Mon suicide est mon choix dans ce non choix. Je manque de courage, c’est certain, mais pas de détermination. Je le lui dis. Elle entend ces mots dans la bouche de l’homme qu’elle aime, l’homme qui doit partir. Elle le sait, elle comprend. Elle ne supplie pas. Ne conteste pas. Résignée devant l’impossible. Elle tremble pour moi à chaque seconde, je le vois même si elle tente de ne pas me le montrer ce dernier visage, celui de la peur et du chagrin. Elle avait presque oublié. Mes mots viennent trancher ses veines. Elle veut m’aider, coûte que coûte. Elle pleurera plus tard, bien plus tard. Quand elle sera seule dans sa chambre, sans regard. Elle me soumet une idée. La quête n’est pas facile. Je ne peux pas confier ça à n’importe qui, qui va bâcler ça et me piquer mon portefeuille en prime. Je ne suis pas très désireux qu’on retrouve mon corps dans un champ de colza ou en bordure d’autoroute. Il faut quelqu’un de sérieux. De méticuleux. Un professionnel. Ça n’a pas été aisé à trouver. Et puis ce n’est pas commode à expliquer non plus comme requête, faut justifier, expliquer qu’on ne veut tuer personne. Même pas le médecin qui a fait ce putain de diagnostic. Que c’est juste une euthanasie. Rien
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de bien sérieux ni de mauvais pour la conscience au cas où le monsieur en aurait eu. Gaëlle et moi, on fait jouer nos relations, du politique au copain flic. On va dans des endroits bizarres, glauques. On fait passer des entretiens d’embauche pour tueur à gages. Du quasi terroriste fanatique au skin head. Sans discrimination. Il faut quelqu’un sans état d’âme. Juste motivé par l’argent. C’est dans un Palace avenue Montaigne qu’on le rencontre finalement. Au bar du Plaza Athené, entre luxe, raffinement et modernité. On ne s’attendait pas à ça. On dirait un James Bond, période Pierce Brosnan. Un tueur de classe internationale au service de sa majesté dans le quartier même où la princesse s’est crashée. Costume noir trois pièces, 1m90, épaules larges, regard bleu marine transperçant. Décontracté. Comme quoi ça sert de faire de la finance, c’est là que se met en place l’élite de la science des réseaux. James (vous comprendrez que je l’appelle James pour préserver l’anonymat) est l’ami d’un ami, il est là pour rendre service. Juste m’assassiner. Avec flegme. Je me sentirais presque rassuré si les circonstances me le permettaient. On commande du champagne rosé, commence les pourparlers. J’explique mon cas. James a euthanasié sa grandmère l’année d’avant, il connaît bien le problème, saisit l’aspect humain, fait œuvre sociale. Voilà, c’est signé. 5 000 euros de pourboire pour pouvoir manger les pissenlits par la racine. Finalement ce n’est pas si dur que ça. Une journée pour tout boucler. Excellente négociation. Un contrat sur ma tête, pour dans deux jours. James devra agir proprement. Je ne veux pas de sang, j’ai horreur de ça et puis j’aimerais faire propre quand on me retrouvera.
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Question d’éducation, de respect. Peut-être un peu d’image. Le tueur affirme qu’il a le produit qu’il faut, ce qui se fait de mieux. Un médicament inodore, incolore, indétectable. Sans douleur en prime. Le nec plus ultra. Il va m’aider à mourir sans que je ne m’aperçoive de rien, sans penser à rien, en 10 minutes chrono, sans même qu’il soit présent. Il mettra ce qu’il faut où il faut et… On reste seuls dans le bar. Une musique douce berce nos silences. Je porte le même masque que le visage que Gaëlle a sculpté de moi il y a longtemps maintenant. Après une dispute où nous avions failli nous quitter, elle avait enfermé ma peur et ma tristesse dans de l’argile. C’est ça qu’elle aimait faire, saisir l’émotion des gens, de la vie, la joie, les peines, les doutes. Saisir la vie et s’en nourrir, nourrir les autres. Elle sculpte quand elle n’a plus de mots pour ses romans et que le flot d’émotions qu’elle ressent fait des soubresauts qui ressortent par ses mains. Elle n’a pas le choix dans ces moments-là. Elle est rentrée en sculpture comme on rentre en religion. En sacerdoce. Elle transforme la vie en art, partage, donne et reçoit de l’amour, de l’enthousiasme, de la joie de vivre, elle questionne, surprend, interpelle, rend beau, interroge. Elle affirme sa chance d’être en vie. Elle est un électron libre, en dehors du milieu de l’art. Ses mains sont des passerelles qui lui permettent d’être dans le monde tout simplement et de communiquer sa soif de vivre et ses passions. De les transmettre. Quand ses émotions rencontrent les émotions des gens, c’est pour elle la plus belle des récompenses. L’émotion est tout ce qui compte pour elle, l’émotion concrétisée par l’action de l’œuvre, par l’expérience de l’œuvre comme une expérience
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de vie. Un exutoire, cela l’a sans doute été à ce moment de sa vie où elle n’avait plus de bouche pour crier ni prier, quand je l’ai quittée. Mais ce n’est pas que cela. Pour elle, l’art c’est rendre le monde plus beau, plus sensible. Cela ne s’arrête pas à la sculpture et à un rapport de soi à soi. C’est aller à la rencontre des autres, du monde. Il y a aussi l’esthétisme, partager ce qu’elle aime. Un peu de son amour pour la vie va chez d’autres personnes, partage leur quotidien. Des bouts d’elle qui s’éparpillent dans le monde et ne lui appartiennent plus. Elle se lève chaque matin, non pas pour découvrir ce que la vie lui réserve, mais pour le créer. Elle n’a pas vraiment besoin de reconnaissance. C’est la passion de la vie qui l’anime. La passion ne peut se traduire que dans l’action. Et l’ennemi de la passion, c’est l’attente, celle d’un résultat, comme elle me l’a dit dans sa demande de non mariage. Je suis dans un de ces moments où toutes les portes se chevauchent, se croisent puis se perdent. Pas de sortie. Où seul apparaît l’obscur et abscons vide. Que faire, où aller ? Je n’ai pas vraiment mal, pas vraiment… Je suis juste perdu dans l’immensité du vide qui nécessite une décision. La décision. Celle que l’on a toujours attendue de moi, pour faire de moi un être responsable et adulte. Un con. Pas le droit d’attendre, pas le droit de prendre le temps, le monde me rattrape encore. Pourtant, j’ai couru comme un fou. Il faut. Je dois. Savoir dire oui. Savoir dire non. Apprendre. Comprendre. Accepter le monde ou crever. Comme un chien. Pleurer, mais seul. Savoir. Juste ce qu’il faut pour ne pas me faire mal. Et donner ma raison d’être, à d’autres…. Faire ce que l’on attend de moi, toujours, sans
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compromis, pour être aimé, un peu, de temps en temps et me dire que plus tard peut-être je serai libre, sûrement CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI. CE QUE L’ON ATTEND DE MOI.
Et puis quoi encore ? Je ne ferai plus jamais ce que l’on attend de moi. Ça c’est sûr.
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J–2 « Il semble que c’est le diable qui a exprès placé la paresse à la frontière de plusieurs vertus. » François de La Rochefoucaud Un vieux rêve. Pouvoir voler. Petit, je passais des heures à contempler le ciel, à regarder les nuages et leurs formes. Leur consistance. J’avais la certitude qu’ils avaient la douceur du coton. Qu’ils étaient solides. Que j’aurais pu m’y rouler. M’y blottir. Je regardais les oiseaux, leur trajectoire, la courbe de leur vol. J’imaginais que je possédais un pouvoir spécial qui me permettait de m’envoler : en fermant très fort les yeux je sentais mes pieds qui se soulevaient du sol, je tendais mes bras et je décollais. Je pouvais aller n’importe où. Je m’inventais des voyages. Il m’arrivait aussi de dévaler en courant très très vite sur une colline en espérant devenir un cerf-volant. Je devais avoir le
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cerveau lent car malgré mes multiples tentatives, je finissais inexorablement en train de bouffer de la terre. De l’herbe entre les dents. J’ai encore une petite cicatrice au front, ma cicatrice d’oiseau déchu. Vivre mes rêves au lieu de rêver ma vie. Mon leitmotiv. Pourtant si j’y réfléchis, c’est dingue le nombre d’heures de ma vie que j’ai passées hors du réel. Dans ma vie par procuration, imaginaire, avec la littérature, le théâtre, les films, les jeux vidéo, l’alcool, le sommeil… Peu de place finalement dans mon espace-temps pour le concret, l’expérience. Aujourd’hui j’en tente une. Gaëlle est tendue, elle a horreur du vide. Elle a déjà le vertige sur ses talons hauts… Mais elle a envie de s’envoyer en l’air avec moi. Les types qui vont faire le saut avec nous expliquent les règles d’usage, les codes. Chaque moniteur va tout prendre en charge, de l’équipement jusqu’au pliage du parachute en passant par l’atterrissage. Ils nous montrent la position de chute, nous expliquent que dans l’avion, avant de sauter, il faut qu’on mette nos jambes sous l’appareil. En chute libre, il faudra qu’on écarte les bras et qu’on garde nos jambes assez proches. Ça me rappelle vaguement quelqu’un, qui eût cru s’y fier ? Mais si, mais si. Je m’esclaffe tout seul à mes bons mots. Je me dis que parfois je fais de l’humour dans des moments inopportuns. D’autant qu’on nous a fait signer une décharge stipulant que nous sommes conscients des risques encourus par la pratique du parachutisme et qu’on les accepte. Si ce n’était pas si triste, je serais mort de rire.
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On monte dans l’avion. Un Pilatus six places. J’inspecte les hélices. J’ai horreur des avions à hélices. Je me demande comment un si petit truc va décoller. Ça me dépasse. Ça fait longtemps que je voulais me taper ce délire. C’est le moment ou jamais. J’ai la trouille. Le parachute de réserve ne suffit pas vraiment à me rassurer. Plus on gagne en altitude plus mon angoisse monte. J’appréhende, je ne sais pas si j’aurai le courage de sauter. De toute façon, je ne risque pas grand-chose, si ce n’est de mourir… Gaëlle n’en mène pas large. Elle risque plus que moi. Il y a peut-être un degré d’esthétisme dans ma crainte. Si le parachute ne s’ouvre pas je vais m’écrabouiller contre le sol. Ma carcasse sera disloquée comme un pantin, je ne serai pas beau à voir. En plus, j’ai vraiment l’air d’un con avec ma combinaison et mon casque. C’est bien pour ça les maladies foudroyantes comme ma tumeur, ça laisse pas de trace, c’est propre. La carlingue vibre, on a l’impression que nos tympans vont éclater. Comme en plongée mais dans le ciel. Il y a une odeur de kérosène. Je suis supposé sauter en premier. Le mec qui m’accompagne me fait des petits signes d’encouragement. Je vois qu’il me parle mais je n’entends rien. Il y a aussi celui qui va filmer la descente. Il est assis dans son coin, détaché, la routine quoi. Il paraît qu’on a entre 200 et 300 habitudes par jour. Lui, le saut en parachute en fait partie. Pas banal au moins. J’imagine déjà la tête que je vais avoir sur le film. La peau comme coincée dans un aspirateur mais à l’envers. Mes genoux flanchent. Des sueurs gelées.
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Le vol dure une vingtaine de minutes. On monte à 4 000 mètres. C’est haut quand même. L’avion se stabilise. La pression continue de monter. Tout le monde est concentré. J’ai le vertige même si le type a essayé de m’expliquer qu’à cette altitude il n’y a pas de vertige parce qu’on est trop haut et qu’on n’a pas de contact avec le sol. Le cerveau n’est pas supposé avoir cette option. Tu parles. Le spectacle est incroyable. On mange tout des yeux, on se gave. De bleu, de vert, d’étendues d’eau. C’est le moment de sauter. Je m’accroche à l’avion comme à une bouée. Envie. Pas envie. Envie. Pas envie. Je flippe. J’ai envie de pisser aussi. C’est fou comme c’est à propos. C’est en tandem, alors le moniteur ne me laisse pas le choix. Il compte. Un, deux, trois… Et hop. On tombe dans le vide. Chute libre de 45 secondes, l’éternité à 200 km. Gaëlle me suit de quelques secondes mais je la vois déjà très loin. Sensation de vide que je ressens comme une aspiration et en même temps une forme de lévitation. La vitesse me happe, c’est phénoménal. Indescriptible. Stabilisation de l’accélération, vol relatif. Je n’ai aucun repère par rapport à ma distance au sol. Je ne suis nulle part. Je rugis de toutes mes forces mais le vent s’engouffre dans ma bouche et ma voix retourne dans mon larynx. Retour à l’envoyeur. Je suis complètement grisé. Ma peau se tend comme une voile.
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Mes organes se détachent. Mon cœur est partout dans mon corps. J’ai un cœur dans les pieds, dans les cheveux, dans le colon, dans les poumons, dans le foie, les genoux. Et si je l’empêchais d’ouvrir. Si c’était maintenant le bon moment ? Tué en vol. Me foutre en l’air en l’air ! L’idée serait séduisante si le pauvre gars dans mon dos avait aussi des velléités suicidaires. En même temps, vu le métier qu’il fait, ça ne serait pas plus étonnant que ça. Mais bon, dans le doute. À 1 500 mètres, le moniteur ouvre le parachute. Une voile de drakkar. Je suis un pirate de l’air, je me l’approprie. Il y a une sorte de violence. De choc. J’ai l’impression de remonter. Souffle coupé. La libération de l’adrénaline me procure une sensation de bien-être. De force. Un pur shoot. Si j’avais su ça avant, j’aurai économisé en coke. Un truc sain pour la santé et pas riche en calories. Évolution sous voile. Je découvre le ciel lentement, dans le silence du vent. Je suis dans un espace vierge de tout contact, très doux. Harmonie totale avec l’environnement. L’air circule tout autour de moi. Mon cerveau n’a pas de référence au sujet de la chute, je la ressens comme si je flottais. Je surplombe tout en apesanteur, loin, j’embrasse l’horizon qui semble ne pas avoir de point. Les choses sont belles vues d’en haut. Un autre angle, une autre dimension. Le paysage se laisse facile-
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ment voler. J’ai le sentiment de tout dominer, de pouvoir tout engloutir dans mes bras. Libre. Instant de grâce. Le moniteur dirige la chute, corrige la position, ouvre le parachute, conduit la voile. Il joue avec les suspens, on tourbillonne, on valse. Gaëlle et son moniteur nous rejoignent. On tend nos bras pour s’attraper, on y arrive, on vole ensemble dans une seconde d’éternité. Je vole, je vole… putain je vole !!! Il y a dix minutes j’étais Caliméro, maintenant je suis un aigle. Huit minutes de descente environ. Je vibre, tout vibre. L’horizon s’ouvre comme une respiration. À perte de vue. Une bouffée d’immensité pour des images en panoramique. Mon encéphale étriqué s’aère. S’agrandit à proportion de mon champ de vision. Ça change de mon appart, de la ville où le regard croise toujours un mur. On se sourit, se lâche avec peine. Se regarde voler. Mais déjà la planète monte, le sol se dirige vers nous, on relève les jambes, on se pose face au vent et c’est l’atterrissage en douceur. Tout se passe très vite. Trop. J’ai tout de suite envie de remonter. Comme dans les manèges. Cela dit, je ne vais pas tarder à remonter au ciel. On nous remet un diplôme attestant de notre saut. Je ne vais pas crâner longtemps avec. À moins que je le remette à Dieu comme certificat de visite préalable d’embauche.
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Mon myocarde bat fort, on dirait qu’il va sortir de moi. Je me sens si vivant que je réalise ma palpable peur de mourir. Et puis, finalement, c’est quoi la mort ? C’est peut-être le moment de sortir du conceptuel. Qu’est ce que je vais devenir, est-ce que je vais devenir quelque chose ? J’ai entendu plein de versions de cette histoire, plein de batailles pour savoir qui a l’ami imaginaire le plus sympa. Je me raccrochais à certaines sans vraiment prendre parti, voire plutôt dans l’opposition. Dans la navette qui nous ramène en ville on regarde passer le paysage horizontal. On nous dépose sur la place Saint-Augustin. L’église semble nous toiser. Grise. Majestueuse. On rapetisse. On entre. Arpente ensemble l’allée centrale en se tenant par la main, comme une marche nuptiale de notre non mariage. J’aime les églises, ce lieu calme où se mêlent d’étranges odeurs de vieilles choses et de vieilles idées. Il y a un enterrement. J’imagine le corps de cet inconnu allongé, froid, dans sa robe de bois. Un long frisson roule sur ma peau. L’homme sur sa croix quête l’obole. Ne pas confondre croire lui faire confiance et crucifier. La vierge contemple le spectacle sur son socle, les yeux hagards, une main sur son sein, et elle semble se souvenir du coït avec le néant qui l’a engrossée. On s’assoit sur un banc. Silencieux. Écoute. Reluque le cercueil avec ce corps de boue qui de poussière retournera à poussière. De vieilles femmes flétries cachent leurs larmes et leurs ragots derrière des voilettes noires. Une autre, à genoux devant la croix, le dos courbé sous le joug du désespoir, prie pour le retour du fils, de l’amant, du disparu. D’autres épient, cherchent la douleur, l’observent goulûment. Comme des voyeurs. La cloche
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sonne. Tout devient calme. Le prêtre entre et d’un signe de la main enjoint aux dernières pleureuses de se taire. L’orgue entame sa complainte, son requiem. Les voix s’élèvent comme autant d’oiseaux qui s’envolent. La messe est dite avec lassitude. Les morts se ressemblent et les peines se rencontrent, de vieilles amies. J’anticipe mon propre cortège. Je vois déjà les voitures qui se suivront lentement pour retarder l’ultime au revoir. J’ai une inclination particulière pour les cimetières. Je m’y rends souvent pour trouver le calme qui me manque, je m’y retrouve, pénètre un peu le secret de la vie. J’apprécie l’esthétique de l’endroit, cette harmonie blanche, grise et noire divisée en sections, en rangées, en allées. J’affectionne surtout les tombes anciennes, avec leurs grilles en fer forgé rouillé tels de petits jardins oubliés par le temps, sans fleurs ni fioritures. Elles marquent l’oubli de l’homme par l’homme : le cimetière comme une formalité sanitaire. J’aime le passé pour légitimer ma place dans l’ordre linéaire. Mais la mort de ceux qui, anonymes, ont composé ce passé, cette histoire, me dérange, me rappelle les horreurs, les erreurs qui m’inscrivent dans cet ordre linéaire. Je vis une sorte de schizophrénie de l’Histoire : mon devoir de mémoire se comprend selon l’intérêt que j’en tire. J’imagine ce que cela sera pour moi. J’entends déjà mon glas, il sera peut-être le bruit des feuilles d’automne jouant avec le vent tombant sur ma tombe jusqu’à me recouvrir. Ou peut-être de longs sanglots des êtres qui m’ont aimé, le clapotis des larmes s’écrasant sur le parvis de l’église, ou encore des rires de soulagement de ceux qui m’ont haï chantant un requiem joyeux. Peut-être… Peut-être seulement le souffle du
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silence d’une salle vide. Le déchirement du papier où s’étalent mes proses, où reposent mes rimes qui ne riment à rien. Le bruit assourdissant des voitures qui passeront, portant des personnes qui ne me connaissaient pas, qui ne me connaissaient plus, déblatérant des injures sur l’encombrement de mon corbillard. Peut-être me jettera-t-on dans l’infini roulement des vagues, plis de linceul bleu, où vers d’inconnus abîmes j’effectuerai mon ultime voyage, mon corps sera bercé jusqu’au rivage et il rira en caressant les rochers, convulsions ultimes. Peut-être cela sera-t-il doux et tendre comme de la soie, et sur mon visage de marbre trônera un rictus. Une pluie violente où des éclairs rouges, jaunes, pourpres, multicolores, feux d’artifices où mon corps explosera, battra comme un dernier orage, un dernier éclat de ma voix. Peut-être y aurat-il Gaëlle, qui dans un coin, tremblante, pleurera à ma perte, à mes rires et à mes peines, à mon corps et à mon esprit, qui m’avait aimé entier, peut-être… Un cortège de statues à la larme figée, humiliera une fois encore mon âme indisciplinée. Mon territoire de pierre puera les chrysanthèmes, les liquides hypocrites, les couronnes trop chères… Peut-être… Nous nous contemplons. Pensons la même chose. Chacun à sa future place. Ma relation avec l’idée de Dieu est ambiguë. Petit, j’étais très croyant. J’avais la ferveur de ma naïveté. Je suivais assidûment les cours religieux, j’étais fasciné par ces histoires hyperboliques plus incroyables que celles qui arrivaient de ma parabole. J’acceptais ce qu’on me disait même si je ne comprenais pas tout. Et puis un jour, Dieu m’a déçu. La religion m’a
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déçu. Je ne pouvais que réfuter Dieu sous peine de ne jamais lui pardonner. En grandissant, je suis devenu moins catégorique. Œcuménique en quelque sorte. Je prenais ce qui me semblait bon dans chaque religion, je faisais mon marché, mon shopping spirituel. Je constatais aussi les bénéfices de la foi, respectais certaines traditions qui m’ancraient dans le monde, dans ma famille, me donnaient une certaine identité et des jours fériés. Certaines idées me séduisaient, comme la réincarnation par exemple. Je priais parfois, j’avais un rapport direct avec l’image que je me faisais du Créateur, sans intermédiaire. J’implorais plutôt pour demander. Comme beaucoup sans doute. Dans les moments de précarité, de peur. Un besoin. Une petite commande. J’aurais peut-être dû commencer par remercier. Pour ce que j’avais. Puis j’ai fini par croire que Dieu ne parle pas, mais qu’il communique, par le sentiment. J’avais pris l’habitude d’observer comment je me sentais. Pour moi c’était ça, la seule vraie parole de Dieu. Le sentiment comme mesure pour savoir si j’étais sur la bonne voie. Voir les moments où je me sentais joyeux, aimant, réceptif, exalté, reconnaissant. On ne peut pas dire que ce fut souvent le cas. Je dois avoir un pète au casque. Vu que le corps humain est une source d’énergie, mesurable à l’ampère, Dieu peut être la somme de toutes ces énergies. Je n’ai pas d’idée précise en fait. Je suis croyant par ignorance. Mais s’il n’y a rien ? Le vide, créature sans décodeur des voies impénétrables. J’y songe souvent aussi. À moins que peut-être, tout simplement, l’idée selon laquelle
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Dieu a créé l’homme à son image est à prendre au sens littéral. L’homme est peut-être l’égal de Dieu, le créateur. De sa vie, de son expérience. Chaque pensée, parole, action est une création qui mène à l’expérience. Celle de tenter de connaître la plus belle version de soi-même. Par soi-même. Possible… Je ne refuse rien catégoriquement. Je ne prétends rien. Pas de conviction profonde. Je m’interroge un peu sur le sujet. Mon péché de paresse spirituelle. L’acédie. C’est vrai que là, maintenant, tout de suite, j’aimerais bien savoir. Pas facile de faire la séparation de l’Église et de mon état. Ce n’est pas que je sois impatient mais ça me plairait de connaître ce qui m’attend. Histoire de faire arrêter mes mains de trembler. J’ai peur que ma fin prochaine m’oblige à faire un choix. Imaginons qu’il n’y ait qu’un seul Dieu et que c’étaient ses prescriptions et sa religion qu’il fallait suivre sous peine de damnation éternelle. Que le purgatoire c’est pas ici, que l’enfer c’est pas les autres. Je suis dans la merde. Faut pas prendre le messie pour une lanterne. Je voudrais qu’on m’éclaire ! Bon, récapitulons, dans le bilan de mes erreurs on peut dire que j’ai jamais vraiment fait volontairement du mal à quelqu’un, si ce n’est à moi-même. J’imagine que ça vaut des points ça. Petit, je n’ai jamais tué d’oiseau non plus. Même pas de grenouille. J’étais plutôt sage. Pas féroce en tout cas. Vu mon âge, en proportion sur une vie, ça doit faire un peu
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pencher la balance. On peut même dire que je suis quelqu’un de gentil, souvent foncièrement, j’aime faire plaisir. Rendre les gens heureux. Même si je n’ai pas souvent utilisé l’option. Ça va lui plaire ça à Dieu. Et puis si Dieu n’est pas celui de mon idée, celui qui a donné le libre arbitre aux hommes, ben alors il avait qu’à me faire moins con. Et si c’est lui, alors il sait aussi que mon libre arbitre a été altéré par celui des autres, de ceux qui m’ont blessé et forgé à cette image. Ok, j’aurais pu prendre ma part de responsabilités mais quand même tout n’est pas de ma faute, non ? Ça doit pouvoir se négocier ? Je me demande si ma tumeur est déjà une forme de suicide. Si mon corps a somatisé avant même que je décide moi-même de me suicider. Ça me fait flipper parce que, si ce qu’on dit est juste, le suicide ce n’est pas un péché à la con, il ne déconne pas avec ça Dieu, il n’aime pas trop qu’on prenne des décisions à sa place. Va falloir que j’étaye ma plaidoirie, des effets de manches pour avoir des ailes… ou les voler… Comme quoi s’appeler Adam ne donne pas nécessairement de passe-droit… Mes simagrées de ces derniers jours, où je donnais le change avec les moyens du bord, semblent ne plus fonctionner. Ma conscience s’empare de moi comme d’une marionnette. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir. Je serre les poings, je tape dans les murs de l’église. Les gens se retournent, ahuris. Gaëlle tente de m’arrêter. De m’apaiser. Impotente, impuissante. Rien n’y fait. La douleur me fait sentir la vie en moi. Je m’y agrippe. Sangsue. Le
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sang qui circule. Mes veines qui se gonflent sous la pression. Mon anatomie craque, se fissure de toute part. Mes tempes se gonflent. Je voudrais qu’on m’aide, qu’on me sauve. Pitié. Elle se sent si impuissante devant ma colère. Me recouvre de son corps. Je supplie, les genoux à terre, les deux cette fois. Ramperai-je pour continuer le peu de temps à vivre qui me reste ? Je psalmodie. Des mots sans ordre. Dément. Affolé. Je suis prêt à toutes les promesses. La vie ne peut pas me lâcher comme ça. Pas là, pas maintenant. Accablé, assiégé. Rongé. Je suis trop jeune, ce n’est pas juste ! Je tombe, funambule au-dessus de mon vide. J’ai tellement envie de le remplir, tant de chose à donner, tellement envie de profiter de ce qui est précieux. Vivre encore avec elle, vieillir avec elle. Faire de notre vie un art. L’art de vivre. Ce sale sablier me nargue. Il va gagner. Je geins, vermisseau ratatiné, et ma plainte résonne dans cette béance à vitraux. Sans dignité. Le prêtre continue sa liturgie, impassible. La messe est dite. Amen. J’ai tellement peur, si peur. J’ai tellement peur, si peur. Mes alarmes explosent. Mon effroi est ma nitro, ma tristesse est ma glycérine. C’est déjà la fin de la journée. Le temps s’étiole. Je suis fatigué. À bout de nerfs. Ma chair se fane. Mon cerveau s’effrite. On sort. Gaëlle soutient l’impotent que je suis. Les feuilles jonchent le trottoir humide qu’un vent léger caresse. La folie est dans mon poing, elle palpite.
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Encore le taxi. Son silence. Nos corps qui se touchent. Notre douleur commune. La vie continue malgré tout. Ça roule. Vers l’aéroport. Vers mon sud. Je suis toujours seul. Avec elle. Nous sommes assis autour de la table de la cuisine, les mains posées sur la nappe en toile cirée que j’ai vu ma mère nettoyer tant de fois. Une nappe assortie aux couleurs du salon, un vert d’eau très doux. Gaëlle est sortie. Elle a préféré s’effacer. Le café refroidit à la froideur du silence. Notre avion est arrivé tard. Je perçois la fatigue sur le visage de mes parents. Je viens juste de leur dire que j’ai quelque chose de grave à leur annoncer. Je n’ai pas su aller plus loin encore. C’est ce silence-là que j’entends. Celui qui précède la violence. Celui qui rend les yeux de ma mère un peu plissés. Celui qui fait se rapprocher les sourcils de mon père. Durant tout le vol, j’ai cherché les mots justes. Mais ils n’existent pas. Je commence par le commencement. Je ferme les yeux en parlant. Je ne veux pas les voir entendre ça. Je n’y arriverai pas sinon. Mon débit est de plus en plus rapide. Pour qu’un mot en fasse peut-être oublier un autre, pour qu’il ne ricoche pas, ne percute pas l’esprit de ceux que j’aime. Mes maux de tête à répétition, les examens, les résultats. Mon cancer au cerveau inopérable. Ma décision de ne pas me voir pourrir et perdre le contrôle de ma vie. Mon suicide imminent. Je vais mourir. Dans quelques jours.
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Je mets ma tête entre mes bras sur la table. Épuisé par ce combat inepte. Dire à mes parents que je vais mourir. C’est absurde. On ne prévient pas d’habitude. Leur peine m’angoisse plus que la mienne. Il y a comme un illogisme biologique, empirique, un anachronisme. Perdre un enfant, ça n’a pas de sens. Je le sais. J’entends le pire des cris. Un cri si long qu’il semble ne jamais devoir finir. Le cri de ma mère. Ses yeux sont révulsés, sa bouche tordue par la douleur. Elle tombe de la chaise. Un bruit sec de masse presque inerte qui continue de crier, comme figée dans cet instant de douleur. Ses jambes toujours recroquevillées comme si elle était encore assise. Mon père se penche vers elle dans un geste lent, presque paralysé. J’ai envie de demander pardon. Je me déteste de leur faire vivre cette horreur, me hais de ne rien y pouvoir. Je m’assois à côté de maman, lui caresse les cheveux. J’ai les même que les siens. Ses yeux aussi. Je tiens la main de papa. Si fort que je pourrais la broyer. Et encore le silence. Celui des sanglots. Les larmes de mon père, discrètes dans le sillon de ses rides. Les larmes de ma mère, des larmes qui suffoquent et entraînent le noir de ses yeux en rivière. Mes larmes, des larmes de mutilé. Mon père devient de plus en plus crispé. Il essaye de retenir l’émotion qui l’envahit. Ses muscles se tendent comme s’il allait exploser. Il se lève, marche dans la pièce sans s’arrêter, de
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long en large, en marmonnant que ce n’est pas possible, que ça ne peut pas être vrai, que je dois aller voir d’autres médecins, ou des médecines alternatives, il a entendu beaucoup de chose là-dessus, des chamans, des sorciers… Il parle sans s’arrêter, il réfléchit à voix haute. Il parle pour ne rien dire, parle pour ne pas accepter. Ce père qui avait toujours été si sage. Si plein de force. Qui a travaillé toute sa vie pour mener sa barque droite, pour tenir son entreprise, faire vivre sa famille, être quelqu’un de bien, se battre contre tout, tout le temps. Rester la tête hors de l’eau malgré les coups durs. Les difficultés qui n’ont jamais cessé de barrer sa route comme si tout devait toujours être plus dur pour lui, lui demander deux fois plus de travail. Là, il coule. Voir mourir son fils ne fait pas partie des combats qu’il sait pouvoir gagner. Ce fils qui était sa fierté envers et contre tout, malgré tout, en dépit de tout. Sa réussite. Son espoir. Un des derniers qui le poussait à continuer à se battre avec moi, contre moi, pour moi. Il parle et secoue la tête, refuse. Ses gestes sont de plus en plus fous. Il se met à frapper le mur, c’est de famille, avec son poing d’abord, puis sa tête. Il ne peut pas rester digne. Il ne peut plus encaisser. Pas ça. Je me lève et le saisis, j’essaye de maintenir ses bras en le resserrant comme un étau, pour éviter que son corps ne bascule contre le mur, pour que son front déjà rouge ne se mette à saigner. Je le tiens fort pour qu’il arrête de chanceler, pour que la colère retombe. Mon père me demande de ne pas me suicider, me dit qu’on va se battre ensemble, trouver une solution. Mais il n’y croit pas vraiment. Je regarde ce grand monsieur que j’aime tant. Si fragile. « Je n’ai pas le choix papa… ».
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Ma mère s’est assise par terre. Sur le sol de la salle à manger, la tête posée sur sa chaise. Elle semble plus calme. Juste un peu. Encore sous le coup de la stupeur. – Je vais partir avec toi. Je vais t’aider à mourir car je ne veux pas te voir souffrir et je partirai avec toi, à côté de toi. Elle dit cela dans un murmure. – Je ne supporterai pas de savoir que tu as mal, je comprends ta décision d’en finir. Mais je t’ai donné la vie, alors je veux être celle qui t’aidera à la reprendre. Et comme je ne pourrai pas vivre avec ça, je ne pourrai pas vivre sans toi, je dois partir avec toi. Elle dit cela avec beaucoup de douceur. Une sorte de certitude et de résignation. De l’amour surtout, tellement d’amour. Je ne m’attendais pas à cette phrase. L’idée que ma mère meure avec moi me rend fou. Tout s’écroule. – Tu ne peux pas me faire ça maman. Tu ne peux pas me dire ça. Si tu pars c’est comme si je n’avais jamais existé. Je ne veux même pas que tu y penses, je refuse que tu partes avec moi !!! Tu comprends ? !!! Je refuse !!! Je hurle presque. – Je t’aime de toutes mes forces et je sais que tu m’aimes au point de faire ce que tu viens de dire, mais dis-moi à quoi aura rimé ma vie si tu pars aussi ? La vie de quelqu’un qui part en prenant tout sur son passage ? J’ai besoin que ton amour pour moi continue de vivre après moi. J’ai besoin de savoir que ton cœur battra avec celui de papa pendant encore très longtemps. J’ai besoin de cette image-là en mourant. Tu dois continuer à vivre !!! Pour toi, pour papa, et pour moi. Elle se lève, me caresse les joues.
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– Je n’y arriverai pas mon cœur, je ne sais pas si j’aurai la force de vivre sans toi. Je ne peux pas te laisser partir seul. Je la prends dans mes bras. – Je ne serai pas seul si je sais que vous êtes encore là, je vivrai à travers vous. Je t’en supplie maman. Aide-moi à trouver cette paix-là. Aide-moi à partir avec cette paix-là. Promets-moi que tu t’accrocheras à la vie. Coûte que coûte. C’est déjà difficile pour moi d’accepter ma maladie, de savoir que je n’ai aucun choix, d’avoir perdu tant de temps avec des conneries… Je pars en ayant compris beaucoup de choses et ce n’est pas vain. J’ai peur, très peur même. Mais je suis de plus en plus en paix avec moi-même. Pitié maman, laisse-moi au moins ça. Et bats-toi pour respecter ma dernière volonté : que tu vives, que papa vive, et surtout que vous viviez la plus belle vie possible. Pour vous et en ma mémoire… Et il y a encore le silence. Celui de quelques instants d’amour profond. Volés sur le temps.
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J–1 Il avait perdu un œil et recevait sans cesse des apitoiements. Il répondit un jour : « enviez-moi au contraire, quand je mourrai, je n’aurais qu’un œil à fermer. » Laurent Thaillade J’aurais pu avoir un cancer de l’intestin, vu tout ce que je n’ai pas digéré… J’ai toujours voulu vomir alors qu’il fallait peut-être simplement digérer. Pour me débarrasser de ce qui m’a atteint. J’ai l’impression d’être une sorte de Midas : j’ai reçu le pouvoir de changer en or tout ce que je touchais. Mais je ne pouvais plus me nourrir. Je mourais de faim. Insatiable permanent. Toutes ces omerta à briser.
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Mes masturbations cérébrales. À croire qu’au lieu de Playboy je me secouais la nouille sur Psychologie magazine. Mes souffrances de l’enfance qui s’entrechoquaient dans une vague conscience, mêlées à un refus. Le gosse un peu contrit en moi. Celui qui n’avait pas été aimé de la façon dont, lui, il aurait voulu être aimé. L’ordre des priorités de mes parents : donner à manger, donner un toit, mettre la famille à l’abri du besoin par le travail. Leurs propres souffrances, leurs propres abandons. Leurs propres violences aussi, subies. L’absence. Il faut que la graine pousse droit. L’émotion reléguée. Je suis le prototype de la génération psy qui laisse parfois les douleurs bâillonnées, les laisse parfois se répandre dans ma tête. Mes peurs de ne pas être aimé, de ne pas mériter de l’être, guident mes actes, mes choix, mes non choix. Qui m’aimerait un jour si mes propres parents n’avaient pas su le faire ? Si ce premier amour ne m’avait pas été donné comme je le voulais, c’est que je ne valais rien… Jouer à c’est pas de ma faute. À perdre mon temps dans mon théâtre. Ou jouer à vouloir les changer. Les sauver. Comme si j’avais eu le droit, le devoir, le pouvoir de changer qui que ce soit à part moi. Désacralisation. Et là, d’un coup, j’accuse juste plein d’amour dans ma gueule, celui que je leur porte, qu’ils me portent. Tout simplement. Il était temps. Tout le monde est là. Ils ont tous répondu présents quand je les ai appelés et que je leur ai demandé de venir. Pour une
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urgence. Même ceux qui habitent loin. Ils ont pris l’avion, le train, le bateau. Comme pour un mariage. Mieux, même, qu’un mariage car je n’ai pas invité ceux dont je me fous royalement, qu’on voit une fois dans sa vie pour ce genre de cérémonie, qu’on invite parce qu’il faut, parce que ça fait plaisir à la tante du cousin de sa sœur. Ceux qui critiquent tout, la robe de la mariée, la cuisine, l’orchestre. Je ne fais plaisir qu’à moi. Il n’y a que ceux que j’aime vraiment. Pas de tri à faire pour ne froisser personne, je m’en moque maintenant de froisser qui que ce soit. Il ne me reste qu’un jour. C’est le moment de parler. De ne plus être seul vraiment. Tous mes amis parisiens ont pris l’avion. Et mes amis d’ici sont là, Lisa et Francesco avec leurs enfants, Olivier, Véronique et Robert avec leur dernier né, Nicolas et Véronica avec leur petite fille, Laurence, Patrick et sa femme, Fabienne et sa fille. Ma garde rapprochée. Avec des tonnes d’enfants qui gambadent partout. Mes amis d’ici ont su plus facilement construire une vie, à l’abri des solitudes et des dépravations de la capitale. Gaëlle a tout organisé. Tout géré. C’est une sorte de pré-enterrement en somme. Sauf que je vais en être spectateur. Partie intégrante encore. C’est assez rare comme circonstance. Un privilège. J’en ai conscience. Je faisais assez souvent un cauchemar récurrent où on m’enterrait vivant. J’assistais à la cérémonie, les gens qui se relayaient autour du cercueil, la mise en bière. Le bruit des pelletées de terres jetées pour m’ensevelir. Je percevais tout, sans pouvoir
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ni bouger, ni parler. Je voulais hurler que je n’étais pas mort mais aucun son ne sortait. Paralysé. Je me réveillais systématiquement trempé, suffocant, avec encore un goût de terre dans la bouche. Je mettais des heures à m’apaiser. Penser à ça ne me rassure pas des masses. Vieille angoisse. En même temps, il y a peu de chance qu’on m’enterre vivant après une crémation. J’ai eu peu d’occasions de réunir ensemble tous les gens qui comptent. D’habitude je sépare, ségrégue pour les besoins de la cause, les anniversaires, les noëls, gère les incompatibilités, les différences de goûts, de générations. Là, je suis dispensé. J’ai géré cette semaine offerte comme j’ai pu, avec les moyens de l’urgence. Ça s’est passé comme un entonnoir dans ma tête, j’ai ratissé large pour arriver à l’essentiel. À un instant comme celui-là. Bien sûr je suis toujours effrayé à l’idée de mourir, mais je suis en accord avec moi-même. Je me suis auto-réconcilié. J’ai retrouvé l’amour de Gaëlle. Je suis en paix avec le monde, mon petit monde à moi. J’ai fait ce que j’aurais dû faire depuis toujours : vivre chaque journée comme une vie en miniature, chaque journée comme un commencement et une nouvelle possibilité d’expérimenter ma vie, de m’améliorer. J’ai compris que j’étais le créateur de ma vie. J’ai appris à désapprendre et à sortir de la tyrannie de mes pensées systématiques appauvries, des limites que j’avais, seul, données à ma vie. J’étais sorti de ma zone de confort à ne répéter que ce
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que je connaissais pour sauter dans la vie. En prenant le seul risque qui vaille : celui de vivre. Bon d’accord, j’ai quand même posté les quelques lettres d’insultes que j’avais à sortir, mes vieilles rancœurs, mes quatre vérités réservées à ceux que je trouvais si cons que ça valait la peine de le leur signaler. Ceux à qui j’ai jamais pu dire ce que je pensais parce qu’il y aurait pu avoir des conséquences désagréables. Un petit mail à ce collègue de bureau pour lui expliquer la loi du déo. Mes petites lâchetés. Voir ce collier de sourires. Juste pour moi. Comme une parure pour ma sortie. Me voilà dans le pathos, la sensiblerie larmoyante. Je sais. Mais finalement j’emmerde ceux qui le pensent. On nous file de la merde. Du moche. Du trash. Du glauque. Du gore. Toujours. Tout le temps. C’est à la mode. Ça dénonce, défonce, ça saigne, ça pue. De la boue de bouche en bouche, sans cache-cache. Une vie d’artiste maudit aussi. Une vie à l’oreille coupée où tu deviens sourd. Où tu deviens aveugle. Ou tu te ronges tellement les ongles que tu finis comme la Vénus de Milo. Où si tu souris t’as l’air de vivre à Disneyland. T’as l’air d’un con. Et je m’en fous. Là c’est mon joli moment à moi. Tout simple. Avec ceux qui comptent. Je souhaitais voir la mer une dernière fois. C’est là que je suis né. Elle m’a bercé. Un souffle, une respiration. L’hiver est particulièrement doux, cette année. L’étendue massive offre son
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horizon bleu à perte de vue. J’aurais voulu mourir dans elle, au rythme de ses hanches. Mon corps aurait caressé les vagues. Fin d’un soupir, fin d’un rien. Mourir comme un amant dans sa maîtresse liquide. Filets d’écume de chagrin. Mon cœur est comme un coquillage, j’y perçois le rythme des flots. Au loin, mes yeux se portent sur les montagnes enneigées. Le soleil rend tout beau, tout scintille, il caresse les peaux. Je repense à toutes les fois où je suis venu là. L’été pour dorer ma peau, l’hiver pour marcher près d’elle en regardant l’étendue. Des heures à courir. Des moments partagés. Ou des moments seul. Pour rajouter des larmes à son liquide. Elle me consolait. M’inspirait. Me réconciliait. Gaëlle a voulu m’offrir cet aller-retour aux origines. Elle est assise à côté de moi sur le sable. Ses mains chaudes caressent mes cheveux. On regarde le même horizon même si ce n’est pas le même avenir. Ce soir, on reprendra l’avion. Je rencontrerai demain le petit cadeau de James. Toute une journée pour en profiter. Un pique-nique gigantesque a été préparé. Ma cène. Il y a toutes les nourritures que j’aime. Des Pan bagna géants, des petits farcis, du vin, des pizzas, des salades niçoises, du poulet au thym et au romarin, des chips, du jambon de parme, des fromages de toutes sortes, du melon, des fruits frais. Ma mère a organisé ça de main de maître et tout le monde y a mis du sien. Chacun son petit geste, sa petite touche. Tous savent pourquoi ils sont là. Que c’est un adieu.
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Je n’étais pas préparé pour ce genre de circonstances. Je n’ai pas de plan de table, pas de discours. Juste mes sentiments. Je sais que ce n’est pas facile à gérer, pour personne. Je sais que ma douleur se propage, se partage. Je réalise à quel point j’étais aimé. C’est une sensation étrange, comme une révélation, comme si tout cet amour s’engouffrait en moi, comme s’il était palpable. Les larmes montent. Celles-là sont de joie. Chacun y va de son anecdote. Mes petites histoires. Ma mère est la championne toutes catégories. Elle a une mémoire incroyable et se souvient de ce que j’ai oublié. Elle raconte la fois où j’ai peint les visages de tous mes copains de classe pendant l’absence de la maîtresse parce que je trouvais que ça manquait de couleur. La fois où j’ai enfermé la dite maîtresse et jeté la clef dans les toilettes parce que j’avais décidé d’arrêter l’école et qu’il faisait trop beau pour ne pas aller jouer. Ma révolution à la cantine parce que les dames de service avaient donné double ration au fils du maire alors qu’il y avait des petits gitans de passage dans l’école et que j’avais estimé que c’était à eux qu’il fallait donner plus à manger. Le grand justicier. Quand je rappliquais avec quinze personnes pour le goûter parce que j’adorais inviter les gens. L’argent pris dans le sac de ma grand-mère, toute sa retraite qu’elle retirait chaque mois en liquide, pour aller le redistribuer à tout le quartier parce que je croyais que c’était un sac magique qui fabriquait les sous… la crise cardiaque de mémé évitée de justesse. Quand, à deux ans, j’avais trouvé une pièce par terre et m’étais attelé sur mon tricycle pour aller chez l’épicier
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acheter un bonbon et que mes parents m’ont retrouvé dix kilomètres plus loin : j’avais dû louper l’épicerie, à l’époque déjà, je ne demandais pas mon chemin. Des petits riens. Tout le monde se fiche de moi. Des rires en éclat, éclatants. C’est bon, tous ces souvenirs. C’est tout doux. Les copains n’y vont pas de main morte non plus. Les soirées d’ivresse, la tête sur la cuvette des chiottes. Les parties de drague et les mensonges racontés aux filles pour les faire craquer. Les journées de sèche au bahut. Les bagarres. Les joints. Personne n’est là pour me juger. Personne ne veut de regrets, on fait état de nos remords. La mort nous rend transparents. Nous tombons tous les masques. Tous. On boit un peu. On rit beaucoup. On essaye d’oublier pourquoi nous sommes là. C’est un moment très beau. Très pur. Je connais ma chance de pouvoir partager cet instant. D’avoir un peu de temps pour être avec chacun, de les étreindre une dernière fois. Je passe un petit moment avec tous. Je suis souvent maladroit pour exprimer mes sentiments, pour dépeindre mes pensées. Pour toucher les gens. Les caresser. Je suis plus doué pour jouer avec l’humour, la dérision, l’ironie. Mes armures. Et là tout saute, tout éclate. Je crains de ne pas avoir toujours été digne d’eux. De les avoir déçus quelquefois. Ça n’a pas toujours été facile. L’amour a manqué à ma vie et je ne peux que le conjuguer au passé.
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Je leur dis que j’ai trouvé le paysage de leurs sourires si beau que j’aurais bien aimé faire encore un bout de route. Je leur dis merci d’avoir fait le chemin avec moi, même si je n’étais pas toujours facile à suivre. Ce que je voudrais laisser derrière moi, ce sont mes rires et mes sourires, mon enthousiasme et surtout mon amour pour eux. Je leur demande de garder mon amour en mémoire et, de temps en temps, lorsqu’ils feront quelque chose de fou, lorsqu’ils verront quelque chose de beau, d’avoir un petit sourire pour moi. Une pensée. Notre histoire s’était construite, à chacun son tour de larmes, en échange de rires, au fil de nos histoires. Si différents, si semblables pourtant. On a avancé, côte à côte, chacun sur son chemin de choix, mais les mains étaient toujours là pour rattraper, pour éviter les chutes et les bosses. Forts et fragiles, perdus dans nos rêves ou guerriers, hommes ou enfants. Ils étaient pour moi un art, un chant, comme une musique intense qui laisse un frisson à la croisée d’une larme et qui porte et transporte dans ce que l’homme a de mieux : l’amour. Jongleurs, magiciens, danseurs sur une corde, funambules de leurs passions, sensibles comme un instrument de musique dont le moindre frottement fait jaillir la beauté. Une œuvre toujours inachevée d’eux-mêmes, évolution perpétuelle et stabilité du moment. Je suis fier de les connaître, d’être dans leurs vies.
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Je leur dis toutes ces choses que j’aurais dû dire avant. Un peu comme un inventaire à la Prévert. Sans ordre précis. Voilà ce que je crois avoir compris. Sans prétention. Ma petite histoire avec moi-même. Ai-je raison, cela pourra-t-il leur servir ? Tout ce j’ai ressenti pendant ces derniers jours. Le bon comme le mauvais. Il y a comme un poids qui s’enlève de mes épaules, me déleste de tout ce qui m’a battu l’âme. Pourquoi c’est dans les moments de peine que tout sort et se construit ? J’étais mort à moi-même. Si j’avais eu le temps, j’aurais dès aujourd’hui mis toute mon énergie à découvrir ce que j’aime vraiment et ensuite j’aurais passé ma vie à le faire. Qui m’en aurait vraiment empêché ? Ne plus vivre les rêves des autres, ne plus tout prendre au sérieux. Et surtout, j’aurais donné plus aux autres, sans doute la meilleure façon d’être riche. Je parle avec mes deux petites nièces. Je ne suis pas sûr qu’elles comprennent vraiment la situation. Elles jouent. J’aimerais être à leur place. Côtoyer l’insouciance. – Je suis désolé mes anges, je ne pourrai pas remplir mon rôle de parrain. Vous savez, j’ai été fier de l’être en tout cas. Je regarde leurs beaux visages. L’une a 14 ans, l’autre en a 4. Je sais tout ce qu’elles ont dû subir avec l’accident de leur mère, je sais leurs peines. J’aimerais tant les aider à faire en sorte qu’elles ne leur gâchent pas la vie. – Je ne serais plus là pour vous guider. Pour faire front quand vous aurez eu des problèmes. Pour couvrir vos premières bêtises. Pour vous en montrer plein à faire. Aimez la vie, goûtez-la intensément. Lisez, beaucoup, tout ce que vous
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trouverez, les livres donnent la connaissance du monde, ils apprennent à le respecter et à l’aimer, ils initient à se connaître et à connaître les autres. Voyagez le plus possible. Faites des études à l’étranger, n’hésitez pas ! Trouvez vos buts, ce qui vous fait vibrer. Aimez l’art, il donne le goût du beau. Je ne serai pas là pour vos premiers baisers, votre premier amour… Pour vos chagrins, pour vos grandes et petites joies. Ma sœur est à côté. Sur son fauteuil roulant. Je ne sais pas ce qu’elle comprend. Je m’assois à côté d’elle, sur le sable. Je pose ma tête sur ses genoux. – Je t’aime, je t’ai toujours aimée. Même dans les moments violents, les moments de conflit. J’aurais tant aimé te dire de ne pas gâcher ta vie, d’oublier tes rancœurs, tu avais tant de choses magnifiques en toi. Tu es et seras toujours belle pour moi. Mais c’est trop tard. Je ne peux plus rien te dire… Elle me regarde de ses yeux un peu vitreux. Si au moins ma mort lui servait de déclic. J’aimerais un miracle. On s’est tant fait de choses. De batailles à coups de steaks hachés congelés qu’on se jetait à la figure, quand elle a été là pour moi et pour couvrir mes arrières devant les parents, quand elle m’a aidé à acheter mon premier clic-clac pour mon premier studio durant mes études, quand, petit, je la suivais partout et que nos cinq ans d’écart étaient un gouffre. Quand j’étais si fier de ma sœur, que je voulais tout faire comme elle. Un jour, quand nous étions enfants, nous étions allés à Lyon où une tante avait, à côté de sa maison, un grand champ avec des vaches. Ma sœur venait d’avoir des feutres magnifiques, tout neufs. Je rêvais d’avoir ses feutres, j’aurais fait n’importe quoi pour ça. Alors elle m’a dit que si je marchais dans la
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bouse de vache avec mes chaussures neuves elle me donnerait ses feutres. J’ai mis les deux pieds. Mes chaussures vernies étaient bousillées. Elle ne m’a jamais donné les feutres… – Tu te rappelles cette histoire ? Je la regarde et vois un sourire sur ses lèvres. Je suis avec mes parents. Leur demande pardon. Je leur dis à quel point je les aime, même si parfois je les ai mal aimés. Je leur présente des excuses pour n’avoir vu que ce qu’ils étaient supposés me donner en tant que parents, sans avoir vu ce que moi je devais leur donner en tant que fils, pour les avoir jugés parfois. Je leur dis merci aussi, pour les forces et les faiblesses qui m’ont construit. On s’explique enfin. On rend des comptes. Au cœur. On tente de se comprendre. De ne pas se faire mal. Merci, enfin, pour tout. Merci d’avoir été des parents si aimants et si proches, d’avoir su être des amis aussi quand il le fallait. Merci de m’avoir construit. Merci de m’avoir appris la valeur des choses et la valeur des gens. D’avoir toujours été là. Je suis fier d’être leur fils, fier d’eux, de leurs combats, de leurs victoires comme de leurs défaites. Merci pour la liberté qu’ils m’ont toujours laissée. J’aurais tant voulu les voir se reposer enfin. Les voir profiter de la vie, partir en vacances, faire le tour du monde, rire à n’en plus pouvoir. C’est leur mission pour moi, la faveur que je leur demande. Mon père me scrute. Ma mère me tient la main. Fort. Elle tremble. Fort. Papa me donne un papier un peu froissé, cloqué de tâches humides.
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« Mon fils, Je suis muet. Alors j’écris. Avec deux voix, la mienne et celle de ta mère qui se joint à moi. Elle est à côté, assoupie enfin d’avoir trop pleuré. Je la regarde et je te vois dans ses traits. Je te revois il y a trente ans, notre première rencontre. Quand le médecin m’a tendu ce petit bout d’homme que j’avais contribué à créer. Tu m’as regardé de tes yeux aveugles, ton poing a serré mon pouce et je t’ai aimé. Instantanément. Sans condition. Ton poing scellait ce pacte entre nous à tout jamais. Tes premiers mots, tes premiers pas, tes premières chutes. Je n’étais pas toujours là, pas autant que j’aurais dû, pas autant que j’aurais voulu. J’ai travaillé encore et encore pour te mettre à l’abri de tout. La vie est passée si vite. Je n’ai rien vu. J’ai fait de mon mieux mais je ne sais pas si cela a suffi. Il est tard, des brouillons de mes tentatives de t’écrire jonchent la table et je n’ai pourtant pas encore les mots pour te dire ma colère, ma tristesse infinie. Je voudrais juste te dire que j’accepte ta décision de partir avant de te voir mourir à petit feu. Je voudrais te dire que j’accepte mais je n’y arrive pas. Alors je te dis seulement que je comprends. J’aurais fait comme toi. Te dire aussi que je n’ai jamais cessé d’être fier de toi. Peu importe ce que tu as fait, peu importe ce que tu as possédé, ce que tu représentes aux yeux des autres. Seulement pour ce que tu es. Pour l’homme que je regarde aujourd’hui dans toute son humanité. Je n’ai rien d’autre à dire si ce n’est que nous t’aimons plus que tout, à tout jamais. » C’est un homme qui n’a pas l’habitue de parler. Je l’imagine en train d’écrire ces mots dans un coin de la cuisine. Ce qu’il
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a pu ressentir en écrivant cela à son fils qu’il allait perdre. On pleure, tous les trois enlacés, moi serrés contre eux deux, comme quand j’étais petit. Je suis petit, tout petit… Nos larmes s’emmêlent. Je n’arrive pas à croire que je ne les reverrai plus jamais. Tous. Je les observe vivre, je les touche, je les caresse, je les embrasse, je veux tous les sentir, sentir leurs bras pour me protéger. Me plonger dans chaque regard et ne jamais remonter. Ils vont continuer sans moi, à vivre, tous les jours. Je voudrais tant être comme eux, avec eux, encore. Je les envie, mon dernier pêché capital. Ils me manquent tous déjà alors que je suis encore là. J’ai mal au vide qu’ils laissent dans mes entrailles. Je n’entendrai plus leur voix. Ils ressentent la même chose que moi, sans doute. Ils se sentent impuissants, comme moi. Tous prient. Comme moi. Ils voudraient que ce soit une mauvaise blague. Ils ont mal. Ils me boivent parce qu’ils ont peur de m’oublier, d’oublier mon visage à l’usure du temps, le son de mon rire, la couleur exacte de mes yeux. Je ne veux pas partir. À ce moment précis où il y aurait tant à dire, je ne trouve pas les mots qui transcriraient tout mon amour et tout mon respect. Je ne fais donc qu’un geste : chapeau bas.
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La nuit a commencé à tomber. Un bruit de fusée assourdit le ciel. Une explosion lumineuse. Un feu d’artifice rien que pour moi. Avec seulement la musique que j’aime. Mon largetto de Vivaldi, « La quête » de Brel, Carmina Burana qui prennent vie dans des éclats dorés, rouges, blancs, verts, bleus. Mon palpitant pétarade, les larmes coulent seules devant ce spectacle qui colore le ciel. Gaëlle s’est débrouillée pour m’offrir cet hommage monumental. Je ne comprends pas comment elle a fait, qui l’a aidé, mais c’est là. C’est l’amour qui crépite dans le ciel et rebondit dans mes yeux. Ils sont tous autour, m’enferment dans leurs corps. Je tourne la tête pour la regarder, mais elle est un peu loin, elle parle avec un de mes amis. Elle est diaphane, son visage est crispé. De là, je peux voir les flots qui coulent de ses yeux. Ils sont glaciaux. Je pars sans me retourner. Sinon je tombe. Gaëlle me suit sans rien dire. Du hublot, je vois le crépuscule rougir la mer.
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J
J’ouvre les yeux… Le téléphone sonne.
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J + 2 heures
Le médecin a un visage fatigué, Je le regarde au ralenti. Gros plan sur sa bouche humide articulant la sentence. « Il ne vous reste pas que quelques jours à vivre ». « Je suis désolé, une erreur de diagnostic, vous souffrez juste de migraine aiguë. » Arrêt sur ses rides, sur ses yeux cernés. Ils sont tout petits, presque fermés, comme s’il ne voulait pas voir ce qu’il dit. Je n’aurais pas aimé être à sa place. Cela dit, finalement, j’aime bien être à la mienne. Je vais mourir. Tout le monde va mourir. Moi, plus aussi vite que ça probablement. – Voilà, un truc tout bête. Vous allez rire. On s’est trompé de scanner. On a confondu les patients. On s’est emmêlé dans les dossiers. On est vraiment navrés. C’est pour cela qu’on vous a téléphoné ce matin dès qu’on l’a su. On a fait au plus vite. J’ai une soudaine envie de meurtre. Ou d’un bon vieux coup de boule. Bon sang, j’aurais pu me tirer une balle le jour où
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je l’ai appris ! Et lui, il me dit ça comme ça, comme s’il m’annonçait la hausse du prix du fromage en Pologne. À peine gêné. Et celui qui l’avait cette putain de tumeur ? Il est mort ? Il n’a pas eu la chance de savoir qu’il était malade, qu’une épée était suspendue au-dessus de sa tête, de pouvoir vivre intensément ses derniers moments. Il a dû aller bosser comme d’habitude, faire sa petite vie, en prenant des aspirines. Puis plus rien. Sans préavis. Comme cela peut arriver à tout le monde, à chaque minute. Paradoxe, je suis soulagé mais en même temps ce poids qu’on vient de m’enlever me fait vaciller. J’hésite entre la colère et la reconnaissance. Lui casser la gueule ou lui rouler une pelle. Je suis sonné mais j’ai aussi envie de faire des bonds, de danser. De hurler. Il y a une énergie bouillante en moi, elle pousse pour sortir. Je viens de vivre la semaine la plus intense de ma vie, j’ai fait un grand nettoyage, du propre. J’ai karchérisé mes banlieues cérébrales. J’ai l’impression d’avoir gagné 10 ans de psychanalyse en sept jours. Je viens de renaître. Le compteur est remis à zéro. Je regarde Gaëlle. Elle passe par tous les stades de la coloration. Elle se lève. Elle ne sourit pas. Elle se dirige vers le médecin derrière son bureau et lui retourne une baffe dans sa gueule.
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J’ai entendu parler de ces gens qui ont échappé à la mort. Ils ont changé leur vie, changé d’état d’esprit. Ils ont pris leur vie à bras-le-corps. Un temps. La mort a ceci de particulier qu’elle sait se faire oublier. C’est une des fonctions de la mémoire. Elle déstocke ce qui ne lui est pas immédiatement nécessaire. Puis la vie reprend son cours, bêtement. On se laisse happer de nouveau. Par le temps qui passe. On oublie. Je ne veux pas oublier. Ce que j’ai vécu m’a tant appris que je ne prendrai pas ce risque. Le goût du précieux. J’ai pris goût à l’urgence de vivre, à l’indulgence de vivre. À me sentir vivant. Il n’y a pas de garantie, mais quand on veut des garanties dans la vie ce n’est pas la vie qu’on veut, mais des répétitions d’un scénario déjà écrit… Des guerres et des famines lointaines assombriront sans doute les heures de mes repas. La mort arrivera un jour et tout sera vite expédié. Et le doux et tendre et beau visage de la tristesse se penchera sur le monde et lui versera une larme. Ou pas. C’est peut-être ça aussi la vie. On rentre à l’appartement. Je saute dans chaque pièce en hurlant de joie. La vie est belle, devant moi ! J’ai le temps ! Je vais être un autre homme. Ce soir, je commencerai ma nouvelle vie en avouant tout à Gaëlle de mes tromperies. Je ne lui cacherai plus rien, j’étais déjà un malade, mais malgré mes infidélités je l’aimais elle, rien qu’elle, c’est seulement moi que je voulais punir en m’avilissant ailleurs, me punir pour me prouver que je ne méritais pas d’être aimé, j’étais malade d’amour pour
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elle mais préférais me détruire parce que c’était le seul mode opératoire que je connaissais ; lui dire que, chaque fois que je la retrouvais, j’y croyais de nouveau, croyais que notre amour pouvait me racheter. Je me sens purifié. Je n’ai plus besoin de tout ça, je ne suis plus tout ça. Ma mort potentielle m’a racheté, lavé de tout. Elle ouvre une bouteille de champagne.
Elle remplit deux coupes. On trinque. Je vide mon verre d’un trait. Elle me regarde étrangement. Je m’approche d’elle. Elle me repousse violemment. – Qu’est-ce-qu’il y a mon cœur ? – Hier soir, pendant le feu d’artifice, tout s’est éteint… – De quoi tu parles ? Son visage se crispe. – J’ai parlé avec un de tes amis. Il m’a dit à quel point il trouvait mon amour et mon abnégation magnifiques et qu’il trouvait que c’était le plus beau des cadeaux que d’offrir mon pardon, malgré ce que tu m’avais fait. Malgré tes nombreuses infidélités quand nous étions ensemble. Oh, il était bienveillant je pense, mais tu imagines que j’ai reçu ces mots comme autant de couteaux venimeux. C’est bête hein, il croyait que je savais, vu que tu lui avais dit que tu m’avais demandé pardon pour tout. Pas pour ça. Tu as dû oublier, faut croire… – Justement, j’allais t’en parler, je voulais être honnête avec toi… Je vois la rage en elle, puissante, une hargne.
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– Tu me dégoûtes. Tout n’était donc que du vent. Notre amour était un putain de décor en carton, tout était faux. Tu me voles même mes souvenirs. Je repasse le film, je te revois rentrer chez nous plein de baisers tendres, quand tu me soulevais en l’air comme si on ne s’était pas vus depuis des jours alors qu’on s’était quittés le matin même, quand tu pleurais de joie en me disant je t’aime, quand tu m’envoyais des sms, des mails, toute la journée pour me dire que j’étais ta vie, ton oxygène. Tu devais être un peu asphyxié sous les parfums de tes conquêtes… J’ai souffert de notre rupture mais j’ai cru en notre amour. En chaque seconde de notre histoire, même quand elle a été finie. Et rien de tout cela n’a existé. Rien n’est vrai. La tête me tourne. L’air commence à me manquer. Je me sens mal. Bizarre. Ma vue se trouble un peu. – Ta pseudo rédemption pré-mortem me fait vomir. Jusqu’au bout, tu m’aurais entraînée dans les bas-fonds de toi. Par égoïsme. Par peur d’être seul. Et moi je t’ai cru. Quelle conne ! Tu m’as tout pris. Tout, tu m’entends ! Je suis restée asséchée sous ton passage. Une terre vide. Dans ton jeu de dupes. Je me sens si sale. Violée dans mon intégrité. Tu m’as anéantie. Atomisée, pulvérisée. Tu as lyophilisé mes sentiments. Tout s’effondre. Tous les beaux moments s’écroulent, calcinés. Factice, un amour en plastique. Toutes mes bases glissent sous mes pieds. Du sable mouvant… Comment ai-je pu être si aveugle, si convaincue de ton amour ? À quel moment j’aurais dû voir ? À quels mots d’amour j’aurais dû avoir des doutes ? J’essaye de m’approcher mais mes membres ne répondent plus. Je tombe. Mais qu’est-ce qui se passe ? Sa voix est de plus en plus ouatée, presque lointaine. Elle résonne. Je tente d’attraper sa main. Onde de choc dans tout mon corps.
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– Ne t’approche pas, connard ! Ce n’est pas sur toi que je pleure tu sais, mais sur tout ce que tu prends de moi, de beau en moi. Et ce n’est pas qu’une fois que tu m’as trahie, c’est plusieurs, des dizaines, encore et encore. Tu devais bien te moquer de ma naïveté, de mon pauvre amour pathétique. Tu me laisses comme un abcès béant et sans bouche. Que construire sur ces ruines ? Je t’ai accueilli à cœur ouvert et tu m’as poignardée directement sur mes plaies à peine cicatrisées. Comment as-tu pu ? Je suis à terre. J’étouffe. Le parquet se fond dans ma peau. Mes membres me lâchent à petit feu. Mais qu’est ce que j’ai, bon sang ? Je murmure. – Gaëlle, aide-moi, je ne me sens pas bien… Elle éclate d’un rire froid. – Tu ne te sens pas bien ? Mon pauvre chéri… Moi, ma vie s’est effondrée en cette seconde où les mots que j’ai entendus m’ont fait perdre confiance en tout, y compris en moi et en mon propre jugement. Comment ai-je pu ne rien voir ? Comment les gens autour de moi n’ont rien vu, comment mes propres parents ont pu t’aimer comme un fils ? Qu’est ce qui était vrai dans ma vie en papier ? Je suis déjà morte. Tu m’as tuée sur le coup, tué tout ce en quoi je croyais. Et toi tu oses me dire que tu ne te sens pas bien ? Je ne peux plus supporter de vivre. La douleur est trop vive. Trop crue. Elle secoue la tête sans discontinuer. Refuse. Elle est de plus en plus éloignée de moi. – Quand tu m’as dit que tu allais mourir, tu m’as fait promettre de te survivre et j’ai fait ce serment malgré mon envie de partir avec toi, d’être avec toi pour l’éternité. Tu voulais que je perpétue notre amour… Tu m’as dis que tu serais toujours
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avec moi. Que tu serais le vent dans mes cheveux, le soleil sur ma peau, l’eau glissant dans mes doigts. Que je devais vivre pour que tu n’ais pas vécu pour rien puisque tu aurais vécu en m’aimant. Mais là ? Tu m’as volé chaque minute de mon avenir. Chaque minute va avoir le goût du doute et de la peur, de la suspicion. Des minutes aigres et sales. Voilà ce que tu m’offres. Tu m’as même volé l’enfant que je portais et que j’ai fait partir pour toi, pour te laisser le temps de te construire. Je ne peux plus bouger du tout. Je suis lourd. Mou. J’aperçois à peine ses joues mouillées, son visage métamorphosé, ravagé. – Tu m’as même privée de vengeance ! Quoi dire à un traître mourrant ? Tu me prives même de ça. J’en arrivais à me réjouir de ta fin prochaine. La vie m’avait vengée. Depuis hier soir je donne le change en prétendant continuer à avoir mal de ta mort, continuer à faire semblant de t’aimer encore, toute une nuit de comédie à tes côtés. Juste par pitié. Mais je suis vide, brûlée. Amère avec la gerbe quand tu m’embrassais, me faisais l’amour et continuais de me dire « je t’aimerai toujours ». Et là, c’est fini, Adam ! Ce connard de médecin s’est trompé. Et, toi, connard, tu vas continuer à vivre. À me sourire… Je ne le supporte pas, c’est intolérable. Elle s’approche de mon visage. Un sourire mauvais aux lèvres. Je suis paralysé. Terrorisé. Seules quelques convulsions meuvent mon squelette. – Pauvre idiot ! Tu étais si heureux que tu as oublié James. Moi pas. James n’a dit qu’à moi dans quoi il mettrait le poison et quand. Pour que, le moment venu, je quitte la pièce et te laisse mourir seul comme tu l’as souhaité. Toi, tu savais pas, pour éviter la peur de dernière minute, les remords, le recul. Tes dernières lâchetés…
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Dernière image d’elle. Derrière mes yeux embués je la vois boire sa coupe. Cette même bouteille qu’on devait ouvrir pour se dire adieu. Cette bouteille dont elle ne devait pas boire une goutte… Je ferme les yeux. Des images déboulent dans ma tête comme un rêve étrange. En accéléré. J’ai 1 an, j’apprends à marcher. Je me précipite dans les bras de ma mère qui rit aux éclats en regardant mon père qui applaudit. J’ai 6 ans et je lis mes premiers mots à l’école, fier d’apprendre à déchiffrer l’inconnu, avide de décrypter ce qui m’entoure. Puis j’ai 8 ans, je me bagarre avec des copains d’école, me confronte aux autres. Je regarde mes mains d’adolescent de 14 ans posées sur la joue de mon premier amour. J’ai 18 ans, je saute de joie devant le tableau d’affichage du lycée qui affiche les résultats du bac, j’ai des envies de changer le monde. J’ai 23 ans, je finis ma sup de co en buvant plus que de raison à la fête de promo, je vais réaliser mes rêves de créer ma propre entreprise dans l’énergie renouvelable. J’ai 27 ans, je rencontre Gaëlle et tombe amoureux. J’ai 30 ans, devant une pièce montée énorme, je découpe le gâteau avec la main de Gaëlle dans la mienne. Je regarde son ventre arrondi et souris. Ça sera une fille. J’ai 35 ans, je suis finalement salarié depuis des années dans une société de finance et je suis devant mon ordinateur face à des algorithmes sur les marchés boursiers, j’envoie un mail à Gaëlle pour lui dire que, ce soir encore, je rentrerai tard. J’ai 40 ans, Gaëlle est partie. Je ne vois pas grandir ma fille. J’ai 45 ans, je suis en boite de nuit, je tiens sur mes genoux une fille qui doit en avoir 19, elle me sert à boire. J’ai 55 ans, ma boite a coulé, au chômage, et je suis encore en boite, une fille sur les genoux, elle me tend une
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pilule bleue. J’envoie un message à ma fille de 25 ans pour qu’elle déjeune avec moi. Elle ne répond pas. J’ai 65 ans, j’ai un poste administratif dans une petite entreprise. Je m’ennuie. Je ne vois plus personne. J’ai 75 ans, je tousse en permanence. Je regarde ma vie et je me demande pourquoi je n’ai pas fait autrement. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de mon petit-fils, il a 15 ans. Je ne l’ai jamais vu. Une violente douleur s’empare de mon bras gauche et de ma poitrine. J’essaye d’appeler mais aucun son ne sort. Et appeler qui ? Ma tête heurte le sol dans un bruit sourd…
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J+1
J’ouvre les yeux, étendu sur le carrelage froid. Ma vision est brumeuse, je suis vivant. Je me lève. Sur le bar, il y a la bouteille de champagne et juste à côté il y a un flacon de somnifères puissants. Ce n’était donc que ça. Il n’y avait rien dans cette bouteille, juste ces petits cachets dans mon verre… Il y a une feuille de papier. Je la déplie. « Ce que j’ai déjà oublié, tu ne l’as même pas encore appris… ». Je ferme mes yeux où les larmes roulent. J’apprendrai à vivre de mort et d’eau fraîche.
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Remerciements À mes parents, à ma famille, à mes nièces Josepha et Dorianne, à ma sœur Valérie, avec tout mon amour. À mes frères et sœurs de cœur, à mes amis, pour leur soutien : Gaëlle Boutet, Ambre Franrenet, Suzie François, Mikis Fernandez, Audrey Firmin, Didier Vergne, David Montemuro, Alexander Schneider, Lisa Zironi-Desimoni, Francesco Desimoni, Laurence Zironi, Natacha Campana-Horvath, Christian Horvath, Nicolas Alleman et Véronica Vecchioni, Olivier Tafanelli, Patrick Cicion, Fabien Trouette, Pascale de Gail Athis, Meyling Ho, Pascal Van Poperingue, Vincent Thomas, Hervé Godard, Emmanuel Dozoul, Véronique Bâtonnier, Robert Biggi, Berta Sesé, Marie-Odile Radom, Jonathan Bouvier, Simon Frenay, Fabien Nobile, Grégoire Lery, Bryce Rameau, Shaileen Jacob, Ilan Evans, Catherine et Patrick Wajsman, Serge Fouchet, Jacques-Antoine de Geffrier, Marie-Hélène Uri-Piccot, Sylvie Bruneau, Bernard Sultan, Medhi Zribi, Maxime Couturier, Sandrine Lucchini, Pierre-Henri Desjardins, Adrien Galy-Dejean, Nicolas Magnac-Dajean, Liliane Buisson, Michelle Douezy, Agnès et Hervé Coque, Florence Moreau, Patricia Pattein, Nadine Guillemet, Patrick Gayaud, Peggy Wajsman, Pamela Wajsman, Eric Tagliana, Fabienne Perrimond, Pierre Mariller, Alexandre Buena, Harold Cobert, Stephane Nolhart, Antonin Picard Montagard, Suzie Rocamora, Gabriel Neu-Janicki, Jean-Baptiste Bappel, Virginie Grimaldi, Petar Videv, Jean-Paul Terrusse, Marine Guignon, Muriel Signouret, Perrine Didrich, Eléonore Piccot, Christophe Carlotti, Luc Dewandre, Francis Lelong, Hapsatou Sy Benoît Duchatelet, Laure Kczekotowska, Yannick Comenge, Antoine Gros, Patrice Laffont, Aurelie Siou, Isabelle et Antoine Corneille, Anthony Deloffre et tous les amis facebook ! À toute l’équipe des éditions Kirographaires pour leur gentillesse, leur patience, leur efficacité, leur professionnalisme et leur dynamisme.
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