enTRANSIT
les moments charnières du voyage
DirigĂŠ par Jean-Michel Bertrand
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::: :: : : : :::::::::::: :: : : : : : : : : : : : : : :::::: :: : Solène Panné - section scénographie - ENSAD mai 2013 :: :::::: :: : ::
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:::: :: ::::::::::::::::: : : :::: : : :: :::: : :::::: : : : : En transit :: : :::::::::::::::::::::::::: :: : : : : :: :: : : : : : :::: : : : :: : :
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Transit: action de passer par un lieu sur son itinéraire sans y séjourner. Situation d’un voyageur qui, lors d’une escale aérienne, demeure dans l’enceinte de l’aéroport.1 Transition: passage progressif entre deux situations, deux lieux.2 1 Dictionnaire Larousse 2 Ibid
La transition est le passage d’un état des choses à un autre, un espace-temps incertain, impalpable, hors-du-temps (décalage horaire), un instant immatériel où l’on perd les repères de notre corporéité, un mouvement du corps et de l’esprit vers un point inconnu. C’est un interstice dans le temps et l’espace. Dans cet espace-temps, l’important ne semble finalement pas d’arriver mais de voyager.
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« Je suis dans l’avion pour Casablanca et c’est la première fois que je m’élève dans les airs pour rejoindre une destination étrangère. La sensation de décollage est violente, mon coeur se décroche, j’ai l’impression d’être arrachée au sol dans une secousse brusque. Je suis dans l’air et, en regardant à travers le hublot, je vois se dessiner la ville en bordure de mer et les limites du territoire français. A ce moment, dans l’avion qui me transporte, j’ai la vague sensation de n’être nulle part. Plus vraiment chez moi dans mon pays mais pas encore dans le pays où je vais, le Maroc, même s’il est à cet instant l’objet de mes rêveries. Un autre épisode de voyage: Il est environ six heures du matin, je suis dans un train à destination du Danemark. Hier à 17h30, je quittais Paris Gare de l’Est. Transportée la nuit dans l’obscurité, allongée sur la couchette, quelques lumières ponctuelles m’indiquaient que nous traversions des villes puis le noir total, les champs, la campagne dans l’obscurité. Dans quelques minutes, je verrais Kolding pour la première fois. Au petit matin, depuis ma couchette, je me penche et par la porte entrebâillée, avec la lumière matinale, je peux discerner maintenant et reconnaître par la fenêtre, des champs très verts qui filent, des maisons de 8
briques rouges, des architectures nouvelles. La vitesse participe à une sorte de chamboulement intérieur. A ce moment, j’ai l’impression que mon cerveau fonctionne comme un appareil photographique : apparition- exposition- impression- révélation. Mon regard répond à une sorte d’automatisme, je vois mais ne reconnais pas. Les images furtives s’accumulent. Et en regardant ces paysages peu familiers défiler, je me demande quelles sensations j’aurais quand une certaine familiarité se sera installée entre ce pays et moi. Quand j’aurai maintes fois parcouru et vu ces paysages et ces maisons. »
Ce que je retiens de ces deux expériences, c’est la sensation d’avoir été, le temps d’un trajet, au milieu de nulle part. J’étais dans un entre-deux qui se concrétisait dans l’idée que je n’étais pas encore ailleurs mais en passe de l’être et donc plus vraiment dans mon «ici», mon chezmoi, un lieu familier que je reconnaissais. Ce moment de transition m’est apparu comme un seuil à franchir, une étape du voyage où j’oscillais entre mobilité et immobilité. Un moment de flottement.
Plus tard, Sidsel m’a raconté: « J’ai roulé du Danemark au Liban une fois. Nous étions sept personnes dans une voiture, pendant cinq jours. Ce qui était important dans ce voyage, c’était de voir le changement de décor au fur et à mesure de notre avancée, ressentir la chaleur de plus en plus intense et proche, franchir physiquement des frontières. Le transfert par avion se déroule trop comme par magie. On entre dans une salle dans un pays et on ressort dans un autre pays. Même si le voyage en avion n’est pas instantané, les sept heures de vol ne justifient pas la distance entre le Danemark et les États-Unis par exemple. Elle reste difficile à se représenter et abstraite même après toutes ces heures de vol. Je trouve qu’il y a quelque chose de beaucoup plus humain dans les transports plus lents - en bus, en voiture, en train. Le voyage se ressent physiquement. Il rend l’expérience plus réelle, en quelque sorte. Le voyage en avion est plutôt de l’ordre de la commutation. Il a son propre espace-temps. »
A travers cette expérience, Sidsel était à la recherche d’un passage plus progressif vers sa destination finale. Elle l’a trouvé dans la succession logique des paysages et l’augmentation de la température, premier signe significatif de son approche vers le Liban. Au fil des siècles, il semblerait que les moyens de transport modernes ont conduit notre corps à s’adapter à des milieux inconnus de plus en plus vite. On peut désormais aller très loin en très peu de temps et il parait difficile de se représenter et saisir nos déplacements. Les rythmes et représentations du trajet de voyage sont bouleversés par les différents moyens modernes de transiter. Pourtant ce moment de transition, désiré ou subi, est une partie intégrante du voyage dont le but est souvent la découverte d’un ailleurs. Quel type d’environnement s’offre au voyageur dans les moyens de transport rapides et dans les lieux d’accès à ces moyens de transport (gare, aéroport) ? Les moyens de transport modernes tendent-ils à gommer les espaces de transition ? Au-delà d’une question pécuniaire, voyager est devenu facile et à la portée de tout un chacun. L’homme est un individu mobile. Que l’objectif du voyage réponde à un besoin professionnel ou à une envie d’évasion, partir à l’autre bout du monde est désormais possible en moins de vingt-quatre heures. 9
A l’aéroport et à la gare, j’ai rencontré des voyageurs. Ils partent pour Tokyo, Lisbonne, Hanoï ou Bologne. Ils reviennent du Laos, du Cambodge, de République Dominicaine. Si les raisons de leur départ sont diverses et variées, ces voyageurs sont dans le désir et la quête d’une expérience nouvelle et unique à l’étranger. Au sein de ce mémoire, il ne sera pas question de destination mais de trajet, un voyage au cœur de la voiture, du train, de l’avion pour essayer de comprendre ce que le voyageur y expérimente physiquement. Qu’est-ce qui occupe ce moment entre le lieu que l’on quitte et le lieu où l’on va ? J’ai souhaité que ce mémoire fasse écho à ma problématique et se tisse au travers de l’exploration d’œuvres littéraires et artistiques contemporaines et de la collecte d’expériences réelles vécues par des voyageurs. Comment le voyageur contemporain occupe cet espacetemps si particulier de la transition ? Est-il en mesure de s’approprier les espaces qu’ils traversent et transformer ce moment de transit en une partie intégrante de son voyage ? Ce mémoire traite des moments charnières du voyage et des lieux qui accompagnent la mobilité du voyageur.
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« Ce temps à mi-temps qui voyage à sa guise et pousse l’humain curieux, parfois inquisiteur, parfois sur ses gardes, parfois empli de joie sur le quai de la nouveauté. Admirer, s’occuper, s’affairer, se décontracter; une multitude de comportements adoptés lorsqu’on ne sait pas ce qui nous attend. Entre-deux, la dualité aurait tendance à s’installer, entre ombre et luminosité, entre horizontal et vertical, entre mer et air. Voilà venu l’instant sublime où la rencontre se plaît à être après avoir rodé dans l’alentour du semblant, du presque. Le voilà transformé en maintenant et cet entre-deux ne dure guère, instant presque factice tant la durée est brève. Mais d’une intensité sans pareille, faisant de cet entre-deux l’unicité jouissive et relative de l’éphémère. Insolence des sentiments indécis, en route vers un autrement, déhiscence du déchirement, sabrant la dualité baignée de contradictions. L’entre-deux ouvre son antre pour laisser au jour l’impératif de son essence être perceptible, vu, senti, frôlé par l’instantanéité de ce qui aura fui dans le proche futur. »
Capucine
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« Quand je voyage, je vais d’un lieu à un autre mais entre les deux, c’est l’inconnu. » Lise
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RYTHMES DU TRANSPORT DU CORPS : LE REGNE DE LA VITESSE ? La vitesse semble être une donnée indissociable de nos trajets modernes. Elle bouleverse le corps en transit, sujet à un rythme de déplacement inhabituel. Quelle expérience en fait ce corps en transit ?
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Ma première approche des moments transitoires du voyage a été influencée par l’idée que quelque chose échappe au voyageur dans cette phase du voyage. Il n’est pas tout à fait maître de cet instant. Je reliais d’abord cela à la notion de vitesse. Elle me semblait être une donnée qui amène un rapport particulier à l’environnement dans le temps du transfert. Le voyageur est plutôt soumis au transport. Il n’est pas maître de son mouvement. Pourtant il semble aussi que la vitesse exerce une certaine fascination chez le voyageur qui en fait l’expérience : elle représente un dépassement des contraintes physiques et peut-être même participe à un dépassement de soi. Le temps du voyage, le voyageur livre son corps au roulement de la machine. A partir du XIXe siècle, la révolution du charbon, de la vapeur, du chemin de fer ont pour but d’accélérer flux, vitesse et densité des échanges. Dans le film Penser la vitesse1, Paul Virilio inscrit notre rapport à la vitesse dans l’ère de la troisième révolution industrielle. Nous vivons avec de nouvelles valeurs temporelles, en dessous du seuil de perception. On ne compte plus désormais en minutes ou en secondes mais en nanosecondes et picosecondes. L’avion, le train, la voiture sont les instruments des déplacements, véhicules inséparables de nos vies modernes, reflets d’une évolution technologique constante. Au cœur de cette évolution demeure omniprésente et inéluctable la notion de vitesse et d’accélération. 1 Paoli, Stéphane (réal.). 2009. Paul Virilio, Penser la vitesse.
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Le temps élastique Le ZEHST est un nouveau concept d’aviation. On parle d’un transport supersonique du futur qui serait capable de relier Paris-Tokyo en deux heures trente alors qu’il faut environ douze heures aujourd’hui et qu’il fallait prêt de trente-huit heures en 1952. Du fait de leur technicité toujours plus avancée en terme de rapidité, les transports modernes tels que le train et l’avion donnent au temps une élasticité considérable : il faut parfois des heures pour parcourir quelques kilomètres dans une ville embouteillée alors que cette même durée permettra d’atteindre des destinations lointaines à bord d’un avion. Le voyage contemporain qui s’étend souvent dans une durée courte ne laisse pas la place au détour. Le voyageur contemporain est plutôt quelqu’un qui fait des allers-retours dans une durée réduite et cherche à effacer le temps de la transition. Pour certains voyageurs, les transports rapides représentent un moyen d’éliminer une partie du temps et de l’espace. En empruntant ces moyens de transport, le but du voyageur est d’optimiser le temps de trajet, d’aller droit au but (la destination). Si les distances entre les villes restent identiques, ils donnent pourtant l’impression de raccourcir cette distance. L’ailleurs apparaît plus proche et accessible. « L’homme s’accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l’avenir ; il est arraché à la continuité du temps ; il est en dehors du temps ; autrement dit, il est dans un état d’extase. »2 2 Kundera. La lenteur. 1998. p 10.
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Le revers du progrès de la technique permettant ce rétrécissement permanent des distances, est appelé par Paul Virilio « temps accidentiel ». C’est un temps imposé par la performance de la machine qui ne participe ni au présent ni au futur et qui, par conséquent, est inhabitable. Toute rupture dans la continuité est accident. Il y a donc une sorte de violence dans la vitesse puisqu’elle dérègle notre perception du temps et de l’espace, elle bouleverse notre horloge biologique (conséquences du décalage horaire par exemple). Le décalage horaire opéré par le passage à travers des fuseaux horaires différents, est difficilement matérialisable. Il y a tout un espace-temps zappé par la transition et qui échappe au voyageur. L’individu s’impose un temps abstrait qui ne semble plus correspondre à celui de sa vie humaine et de ses besoins.
À l’heure où la vitesse représente la vertu suprême et constitue une condition de succès, la lenteur est considérée comme un handicap. La vitesse efface les traces d’un passage. La fascination de la vitesse correspond pour Baudrillard plutôt à une fascination du vide. Elle empêcherait l’attention aux autres et aux lieux. « Rouler (...) c’est une sorte de suicide au ralenti, par l’exténuation des formes, forme délectable de leur disparition. »4
L’urgence du dépaysement - droit au but NON-STOPPING TRAIN
« La vitesse (...) efface le sol et les références territoriales, puisqu’elle remonte le cours du temps pour l’annuler, puisqu’elle va plus vite que sa propre cause et en remonte le cours pour l’anéantir. La vitesse est le triomphe de l’effet sur la cause, le triomphe de l’instantané sur le temps comme profondeur, le triomphe de la surface (...) sur la profondeur du désir. »3
Peng Yu-lun, ingénieur taiwanais, a récemment révélé sa dernière invention : un train qui n’aurait pas nécessité de s’arrêter en gare ou de ralentir pour y ramasser ou déposer des passagers. Ce système aura de nombreux avantages tant en terme d’économie d’énergie que d’économie de temps. Le transfert se fera d’une seule traite, sans étapes intermédiaires. Les aménagements modernes de transport plongent le voyageur dans une tyrannie de l’immédiat. Il est animé par
3 Baudrillard, Jean. Amérique. 1986.
4 Ibid.
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l’urgence. L’urgence d’arriver. Il voue pour la vitesse une sorte de culte. Le temps de la transition devient un ennemi du voyage, qu’il faut « anéantir », dans la mesure du possible. Il faut, selon l’expression, « tuer le temps ». Cette vitesse de transit serait donc un moyen de libérer le voyageur d’une sorte de peur du vide qui s’installe lorsque le temps de la transition est synonyme d’improductivité. Temps gâché. Dans ce temps-là, on fait croire au voyageur qu’il ne satisfait pas le voyage, qu’il ne consomme pas encore le voyage, qu’il est simplement en déplacement vers l’ailleurs à investir. Le voyageur ne recherche peut-être pas la jouissance immédiate mais on lui présente comme telle. Certaines formes de voyage permettent de prendre de nombreux détours. La transition dans ce cas devient le voyage en lui-même (comme dans le back-packing trip ou road-trip). Mais dans les moyens de transport rapides tels que le train ou l’avion, on perçoit le voyageur comme quelqu’un qui n’est pas pressé par ses besoins mais du moins par ses désirs. Il semblerait nécessaire d’annuler le temps de la transition par la vitesse puisque, finalement, la durée du voyage demeure un moment inoccupé par la distraction recherchée dans l’authenticité d’un ailleurs. 18
Pourvu que le temps de la transition soit le plus court possible et que la durée du voyage en lui-même (la destination) s’étende le plus possible, puisque c’est ce temps-là qui semble le plus bénéfique aux yeux du voyageur. Pas de dépaysement assuré avant l’arrivée ?
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Subir la transition « Le temps réduit du voyage entre deux pays éloignés est générateur de discontinuité, parce que la rapidité du passage d’un lieu à un autre ne permet pas l’ajustement psycho-physique dont le corps a besoin. »1 Jet Lag est une performance créée en 1998, fruit du travail de deux artistes (architectes de formation), Elizabeth Diller et Ricardo Scofidio. Basée sur deux faits réels, elle combine une imagerie vidéo, des animations et des effets lumière pour évoquer l’idée de temps et de lieu qui gravite autour du voyage moderne. La deuxième partie de la performance attire particulièrement mon attention. Elle est tirée de l’histoire d’une grand-mère et de son petit-fils qui, pour échapper à la poursuite du père et du psychiatre de l’enfant, ont relié cent soixante-sept fois New-York et Amsterdam, dans un délai de six mois. Au cours de cette poursuite, ils n’ont jamais quitté l’espace de transport aérien.
1 Montenegro Riccardo. Styles d’intérieur. Les arts décoratifs de la Renaissance
Dans cette partie de la pièce, les artistes reconstituent par projection vidéo l’espace aéroportuaire (tapis roulant, etc.) qui spatialise et localise la scène. Ainsi dans une sorte de va-et-vient constant, la grand-mère et son petit-fils traversent cet espace, qui semble les affecter de plus en plus. La communication entre les deux personnages est réduite et soulève une incompréhension mutuelle, des problèmes relationnels que la répétition des trajets n’améliore pas. La performance est construite sur la réitération d’images en noir et blanc montrant les personnages évolués dans l’aéroport et également sur l’intervention d’autres personnages (représentant le personnel de l’aéroport) qui donnent des informations précises sur leurs déplacements. L’image de la grand-mère (image qui provient des caméras de vidéos surveillance suggérant le contexte de l’histoire) qui n’arrive pas à trouver le sommeil sur les bancs de l’aéroport dans l’attente de son avion, revient en boucle et est ponctuée d’un bip sonore marquant la coupure de l’image et insistant sur la redondance de l’action. Dans ce cercle vicieux qui semble ne pas avoir de fin, les vidéos nous donnent à voir cette femme sujette à l’insomnie et mettent en avant l’agacement et l’énervement sous l’emprise desquels elle se trouve.
à nos jours. Paris : Editions de La Martinière, 1997.
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Les vidéos et animations insistent sur le mouvement constant des personnages arpentant l’aéroport alors que l’arrière-plan reste le même et ne change pas (à part les indications écrites, rien ne distingue les différents aéroports qu’ils traversent, ceux-ci semblent similaires). On y ressent le caractère inhumain, presque oppressant du moment de l’attente pendant lequel le corps de cette femme apparaît dans une sorte de veille, dans des positions incommodes et ne semble pas pouvoir subvenir à ses besoins vitaux. Le caractère inhospitalier de l’aéroport est accentué par des annonces au micro qui imitent les annonces du hautparleur de l’aéroport (indication du jour, terminal, nom de la compagnie aérienne et informations complémentaires) et font de leur transition, un moment complètement insignifiant. Le spectateur assiste également à la modélisation en direct de l’intérieur d’un avion en temps réel sur l’écran situé sur scène. Dans cette scène, le son devient de plus en présent. Alors que l’intensité sonore augmente, la silhouette d’un appareil que l’on devine être un avion se dévoile petit à petit dans la pénombre. Dans cette pénombre apparaissent 22
alors les corps des deux personnages en suspension sur leurs sièges, dans un mouvement qui simule le mouvement vibratoire de l’avion. Alors que ces corps sont enveloppés par l’imposante figure de l’avion qui devient de plus en plus identifiable, la machine prend un caractère menaçant. Les personnages extérieurs à l’action qui commentent les trajets (annonces proches de celles diffusées en boucle dans l’enceinte de l’aéroport et dans l’avion), finissent par dresser un récapitulatif de l’accumulation des voyages réalisés par ces deux personnages: 278 contrôles de passeport et traversées de douanes du côté américain 276 contrôles de passeport et traversées de douanes du côté français 7 films visionnés en moyenne 22 fois chacun 278 lingettes de toilette collectées 1168 fuseaux horaires traversés 1668 heures perdues en volant vers l’est (équivalent de 70 jours) 3336 heures vécues deux fois en volant vers l’ouest.
La performance se termine sur des images des personnages parcourant les escalators. Le labyrinthe de cette machinerie enferme le personnage dans une sorte de boucle sans fin, nous donnant à voir finalement des personnages qui courent à leur perte, sous l’emprise de la machine. Dans cette pièce, le jet lag apparaît comme un espacetemps insaisissable pour nos deux personnages, un temps fragmenté qui se délite et plonge les personnages dans une sorte d’instabilité corporelle et les déconnecte avec la réalité. Le jet lag se présente comme un espace-temps auquel on ne survit pas, quand il est accumulé et abusivement répété. Le corps ne saisit plus l’enchaînement des actions et se trouve finalement en état de manque. Le récapitulatif de l’accumulation des voyages énoncé à haute voix, nous présente la durée de voyage comme un temps vide qui a été inoccupé et donc anéanti par l’accumulation excessive des trajets.
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VOIR ET (S’ É)MOUVOIR A bord des transports, le voyageur est dans un rapport visuel au paysage en mouvement. Ce regard porté sur son environnement extérieur a évolué au cours des derniers siècles. Comment le voyageur capte la fugacité de l’instant et des images ? Quel rapport entretient-il avec son environnement extérieur et le paysage qu’il traverse ? Comment s’organise sa perception spatiale à bord du train ?
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« Quand je suis dans le train regarder le paysage, c’est pour moi comme regarder la télévision, je peux y passer des heures. Bien qu’en vrai, je ne regarde jamais la télévision. C’est passionnant de passser au milieu de nulle part, je vois des endroits que je ne saurais situer sur une carte. On décide pour moi, je pourrais être n’importe où, c’est le côté libre du transit. » Lise
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« Le monde qui entoure le voyageur gagne une sorte d’épaisseur, constituée par l’ensemble des choses observées. Occultées jusque-là par les conditions de déplacement et aussi, peut-être, par leur caractère trop banal, ces choses intéressent désormais le voyageur parce qu’elles rendent sensibles à ses yeux l’espace qui l’entoure.1 » Au cours des derniers siècles, avec l’avènement des transports modernes, le voyageur a vu évoluer son rapport au cadre traversé pendant le transit. Les nouveaux moyens de transport et les innovations techniques dans ce domaine ont causé une transformation de notre perception, particulièrement dans le monde occidental. La notion de vitesse a joué un rôle important dans cette transformation. Aujourd’hui, le regard du voyageur est habitué à ces transformations mais ce regard a dû être construit. Dans son livre Paysages en mouvement, Marc Desportes compare le voyageur à la statue de Condillac qui acquiert petit à petit les sens. De manière similaire, le voyageur a acquis petit à petit le regard et cultivé un intérêt pour les paysages traversés. Il a appris progressivement à détailler le proche, l’intermédiaire et le lointain. 1 Desportes, Marc. Paysages en mouvement : transports et perception de l’es-
Dans le train, la perception du paysage dépend du mouvement mécanique de la machine. Il y a dans le transit une connexion inséparable entre le voir et le mouvoir. Lors de mes trajets en train, j’avais le sentiment que le paysage se divisait en plusieurs plans : le premier plan, très fugitif, laissant peu de place pour l’identification et la distinction des formes et un arrière plan progressant moins vite pour mon œil et que je discernais plus longtemps et de manière plus précise.
Evolution du regard Au XVIIIème siècle, la construction de nouvelles routes et l’amélioration des véhicules qui gagnent en confort (meilleures conditions physiques et confinement moins important), vont contribuer à créer une nouvelle forme de voyage. Le regard du voyageur va s’ouvrir sur l’extérieur et le paysage va bientôt représenter un nouvel intérêt. Le cadre découvert est alors intimement lié au tracé de la route qui attire l’attention du voyageur sur ses variations. La manière dont est conçu le paysage influe sur sa réception auprès du voyageur. Ainsi, comme l’a souligné Marc Desportes dans son livre, la voiture offre un rapport plus frontal à son environnement et la ligne droite crée une
pace, XVIIIe-XXe siècle. Paris : Gallimard, 2005. p 79.
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sorte de tension qui place le passager face à un horizon, une ligne de fuite (formée par exemple par les rangées d’arbres) qui suggère et matérialise au regard du voyageur la direction à suivre et la destination du voyage.
Victor Hugo écrira dans une lettre du 22 août 1837 que « tout devient raie » lorsque le train est lancé à vive allure (40km/h à l’époque). Le chemin de fer a joué un rôle essentiel dans l’émergence d’une vision impressionniste, furtive et instantanée. Certains contemporains de cette époque, désorientés par ces nouvelles sensations au cœur du transport, vont adopter une attitude de révolte culturelle en manifestant un certain déni pour le paysage. D’autres, à l’inverse, vont essayer de développer un nouveau regard sur ce paysage. «Pendant les vingt premières années environ, le regard du voyageur, dérouté, ne distingue, dans le paysage aperçu, que le ciel et la terre, deux bandes différenciées par leur couleur. Il ne parvient pas à capter la multitude des détails qui s’offrent à lui (...) La grande vitesse brise la continuité analysée par Condillac entre le mouvement et la vision.3 »
Le XIXème siècle est le siècle du chemin de fer. C’est entre 1830 et 1860 que s’établit vraiment le voyage ferroviaire. En 1860, il a complètement été intégré dans le paysage contemporain et exerce une fascination et même une emprise sur les déplacements de la société. La notion de vitesse domine cette évolution et émerveille les voyageurs peu habitués à des déplacements aussi rapides (même si la vitesse de déplacement était beaucoup moins importante qu’aujourd’hui), avec une vitesse qui propulse et gomme tous les détails des éléments. Ainsi, l’objet se dissout dans le mouvement et donne un caractère plus abstrait à la conception de l’espace. « La vue à travers la fenêtre du train à pleine allure est alors souvent comparée à celle que l’on peut avoir dans l’œilleton d’un kaléidoscope : les structures volent en éclats, les objets se télescopent, les formes se fragmentent, se combinent selon mille manières, puis se décomposent jusqu’à la dissolution complète dans l’abstraction.2 »
Au XXème siècle, la mécanisation de l’automobile bouleverse davantage les habitudes perceptives et va amener le voyageur à trouver d’autres repères dans sa perception de l’espace. La mécanisation associée à l’arrivée des premières autoroutes engagent de nouvelles « fonctionnalités techniques qui vont induire des ruptures ». Ainsi, le dispositif
2 Chéroux, Clément. Vues du train. 2002. Source internet.
3 Desportes, Marc. Paysages en mouvement. p 81.
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technique va se mêler d’esthétique et ira jusqu’à reconnaître à la ligne droite une certaine forme de beauté. L’appréciation des distances, des formes, de l’éloignement des objets, de la profondeur du paysage est indissociable du mouvement et de la position que le corps occupe dans le moyen de transport. La voiture offre un rapport plus frontal au paysage tandis que le train procure une vision plutôt latérale (déplacement parallèle au rail), marquée par la fuite continue des abords. La perception spatiale et les expériences sensorielles varient donc selon le transport emprunté. Dans les deux cas, les paysages en mouvement qui défilent, procurent au voyageur la sensation d’avancer et de progresser dans son trajet peut-être davantage que dans les premières voitures dans lesquelles il avait peu de rapport avec l’extérieur. Par la suite, les voyageurs vont apprivoiser la vitesse et chercher à profiter de la vision spécifique qu’elle offre. La peinture et la lithographie notamment vont avoir une influence majeure sur cette perception car elles laissent entrevoir des cadrages très divers, d’où une incitation à une certaine forme de consommation visuelle.
Le paysage, ainsi modifié par la vitesse, est un nouvel objet de contemplation qui diffère de ce que le voyageur connaissait. Il lui procure un nouveau plaisir. Cette vitesse, il me semble encore aujourd’hui, même si elle a considérablement augmenté, excite un certain appétit de voir. Dans un temps court, le voyageur peut jouir d’une exploration visuelle et faire l’expérience de la variété des paysages. La voiture ou le train par rapport à l’avion nous placent dans une relation terrienne avec le paysage et donc plus proche du décor changeant. Le voyageur est au cœur du paysage en mouvement et peut saisir davantage de détails et l’essentiel d’un pays, d’une région, par le défilé des panoramas. «Mieux je démêle toutes les sensations dont je jouis, plus je suis sensible au plaisir de voir4».
4 Ibid. p 82.
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Prises de vues argentiques personnelles lors d’un voyage récent vers l’Allemagne
Page suivante : photographies extraites du livre Paris - Londres - Paris
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Le regard photographique « Les images cueillies au passage, comme un insecte sur lequel la main se ferme, et l’on n’est même pas sûr de l’avoir attrapé. On ne sent presque rien, seul un petit grattement-frôlement qui pourrait venir d’autre chose. Alors on écoute. Il y a bien un léger bourdonnement. On ouvre les doigts un par un. On aperçoit le bout de l’aile, un fragment de monument, de l’herbe, des lianes, des barrières, une patte, un œil, un fil électrique semblable à une antenne. On referme la main sur son trésor avec un peu de gêne, puis on ouvre brusquement les doigts, et l’on est tout heureux de voir s’envoler ce beau moment, ailes intactes, tandis que l’on recommence à boire le paysage à grandes goulées dans l’éclaboussement des arbres.1 » A travers des photographies d’instants donnés, Bernard Plossu et Michel Butor se concentrent sur des situations de passage auxquelles ils ont été confrontés dans un voyage qui les a menés de Paris à Londres à la fin des années 80. En associant écriture et photographie, ils proposent au lecteur d’accomplir un voyage sensible à travers des images captées lors du transport. Les photographies en noir et 1 Butor, Michel, Plossu, Bernard. Paris - Londres - Paris. 1988.
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blanc confrontent le lecteur à la fugacité des visions propres au mouvement et à la vitesse du véhicule. Elles captent le paysage traversé dans des arrêts sur image pour rendre perceptible la situation du voyageur lors du transport et du transit. Dans ce livre, on perçoit la passivité du voyageur comme un moyen de créer une relation de contemplation au paysage observé par la fenêtre. La multiplication des cadrages montrent que ce voyage a incité nos deux voyageurs à regarder le paysage selon des cadrages très divers. Il en résulte une sorte de poétisation de ces paysages assez « banaux », puisqu’ils tentent de capter des moments latents que eux seuls sont en capacité de saisir. Dans le train, le voyageur dispose d’un spectre émotionnel très large. Il peut passer d’un registre à un autre très rapidement.
yeux. L’appareil photographique semble être une métaphore de ce qui se passe sur la rétine de notre voyageur : seulement quelques images s’impriment dans sa mémoire, le regard est sélectif comme l’appareil. Au XIXème siècle, l’écrivain suédois August Strindberg avait déjà décrit les impressions visuelles momentanées qui viennent s’inscrire sur sa rétine à bord du train, comme la lumière sur la plaque photographique. Les petites vignettes qui apparaissent aux bas des pages témoignent de la vision d’un voyageur qui verrait le monde à travers la fenêtre se dérouler comme dans un film. Les photographies représentent des parties du paysage traversé, pourtant elles construisent une sorte de continuité. «Les arrêts sur image nous interpellent par leur nostalgie prémonitoire tant sur ce que nous voyons que sur ce que nous allons vivre2».
Dans ces situations de passage à la fois géographiques et temporelles, les textes de Michel Butor et les images de Bernard Plossu dialoguent autour des points de rencontre que sont les paysages intermédiaires. Ces paysages intermédiaires sont faits de choses évanescentes. Tout passe devant les yeux de Plossu mais celui-ci n’aura le temps de saisir que des portions du paysage se déroulant sous ses
Paul de Kock proposait une curieuse métaphore : « Voyager en chemin de fer ne fatigue pas ; c’est un plaisir, un agrément... on se sent rouler avec une douceur inconcevable, ou plutôt on ne se sent pas rouler. On voit fuir devant soi les arbres, les maisons, les villages... tout cela
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2 Butor, Michel, Plossu, Bernard. Paris - Londres - Paris. Extrait du résumé du livre.
passe, passe... bien plus vite que dans une lanterne magique... et tout cela est véritable, vous n’êtes point le jouet de l’optique !... Le chemin de fer est la véritable lanterne magique de la nature.3 » Dans son étude Vues du train4, Clément Chéroux aborde l’idée que le train serait un instrument de vision plutôt que de locomotion ; idée que l’on peut retrouver dans le livre de Plossu et Butor à travers leur carnet de voyage, révélant leur sensibilité propre à ce trajet. A travers l’exemple de Paul Kock, le chemin de fer représente une sorte de dispositif optique, « une machine à voir » plutôt qu’une « machine à se mouvoir ». Le voyageur acquiert un rôle d’observateur. Il est dans une situation similaire à celui du photographe. Dans Paris-Londres-Paris5, c’est comme si le train se substituait à l’appareil photographique de Plossu. Au cours des siècles, les voyageurs se sont familiarisés avec la notion de vitesse qui apparaît progressivement non comme une entrave à la perception mais plutôt comme une curiosité. 3 De Kock, Paul. Les chemins de fer, la grande ville. Nouveaux tableaux de Paris comique, critique et philosophique. 1842. p 188. 4 Etude disponible sur URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index101.html.
August Strindberg a ouvert une nouvelle perspective pour la compréhension de la vision ferroviaire. Il avance l’idée qu’il faut disposer d’un perception instantanée, d’une acuité quasi photographique pour pouvoir percevoir correctement les paysages qui défilent à vive allure et être en capacité d’en saisir les éléments fugitifs. Ainsi installé dans sa « machine à voir », le voyageur agit donc comme le photographe : le regard vif et cadré, il décompose le réel en plans successifs. L’augmentation de la vitesse entraîne une nouvelle appréhension de la profondeur du champ visuel. Elle s’échelonne en différents plans en fonction de la vitesse du défilement. Au XIXème siècle, à une allure de 80km/h, le premier plan apparaît flou, le second plan nécessite un effort d’accommodation. C’est au niveau du plan moyen que se porte l’essentiel du champ du regard. L’arrièreplan se dévoile de manière plutôt imperceptible et se meut lentement à l’infini. Marc Desportes rétablit plus récemment ce rapprochement entre le regard ferroviaire et le regard photographique. Le premier permet selon lui de regarder au loin et d’avoir de plus grands aperçus du paysage. Le train crée une sorte de
5 Butor, Michel, Plossu, Bernard. 1988.
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ligne de fond qui assure la continuité de la vue et invite à porter son regard au-delà du premier plan. Le voyageur peut ainsi percevoir les grands éléments paysagers. Le regard photographique permet de voir plus en détails et en plans le paysage car la photographie fixe les choses, sur le papier elles sont immobiles. Le regard ferroviaire s’apparente au regard impressionniste puisque les paysages apparaissent en traînées.
«Balayant vivement de leur raie noire toute l’étendue de la vitre, se succèdent sans interruption les poteaux de ciment ou de fer ; montent, s’écartent, redescendent, reviennent, s’entrecroisent, se multiplient, se réunissent, rythmés par leurs isolateurs, les fils téléphoniques semblables à une complexe portée musicale, non point chargée de notes, mais indiquant les sons et leurs mariages par le simple jeu de ses lignes.1»
1 Butor, Michel. La Modification.
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Le moment du transport est un déplacement dans l’espace vers un point plus ou moins éloigné. Le voyageur qui emprunte les transports modernes est littéralement un passager. De ce fait, c’est une personne qui ne fait que passer dans un lieu ou un espace pour une courte durée, un instant. Le lieu traversé apparaît fugacement à ses yeux, de l’ordre de quelques minutes, peut-être seulement de quelques secondes. Aussi momentané soit-il, le voyageur déjà dans le moment du transport imagine plus ou moins le lieu qu’il rejoint. C’est un instant qu’il habite en étant entre présent et futur.
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« La vitesse d’évasion » Dans une série nommée Les voyages parallèles, réalisée en 1991, le photographe et cinéaste Alain Fleischer, associe sur un même cliché, une maquette de train électrique, des passagers occupés à la lecture dans un train, des reflets dans la vitre de paysages extérieurs, des journaux et des œuvres picturales (qui témoignent d’une activité quotidienne ou d’un goût personnel). Tous ces éléments sont réunis dans un même cliché que la photographie met en abîme. Le véhicule est le point d’entrée dans l’œuvre, à la fois condition et incarnation du voyage. Ces images de différentes natures et provenant de diverses époques interprètent ou reconstituent les rêves éveillés dont fait l’objet le voyageur tout au long de son trajet. Dans cette série, le train semble être le lieu qui mêle à la fois l’histoire personnelle et universelle des voyageurs qui l’occupent. Il connecte un dedans et un dehors. Dans ces images, on ne sait pas vraiment où se situer. Pour ainsi dire, le regard du spectateur se calque sur celui du voyageur. Tous les éléments se reflètent, se répondent et créent une sorte de déconstruction de l’effet de réel. Finalement, il semble que ce dedans est à la fois l’intérieur spatial du
train et l’intérieur « perceptif » de son voyageur reflet de sa pensée qui se déploie et de ses cogitations intérieures. Le train offre un prolongement du regard. Il devient le miroir de la pensée du voyageur, de ce qu’il médite dans son transport et le voyageur s’approprie ce lieu en y injectant ses propres souvenirs et intérêts personnels. Cet entremêlement d’informations et d’apparitions convoque un univers où se mêle l’intime et le collectif. Finalement, dans ces moments de transit, on emporte avec soi un peu de l’endroit quitté (souvenirs, images, effets personnels, etc) tout en se projetant dans l’ailleurs que l’on gagne. « L’image produite par une minutieuse prise de vue donne une forme au processus mental en jeu lorsque l’esprit divague à la lisière de la conscience et de la rêverie, laissant au spectateur le soin de donner du sens aux images flottantes.1 » Les œuvres photographiques d’Alain Fleischer donnent une consistance matérielle à un univers convoqué et construit de l’ordre de l’imagination. Dans cette série, naissent et se 1 Extrait du cahier de l’exposition Les voyages parallèles. Centre culturel Salvador Allende Neuilly - sur - Marne. L’ exposition s’est tenue du 19 mars 2013 au 11 mai 2013.
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télescopent des fragments d’images qui explorent la figuration de la durée, l’écoulement du temps et la matérialisation du mouvement. Les œuvres de Fleischer fonctionnent en superposant et juxtaposant des fragments. Ceux-ci témoignent d’une captation instantanée qui s’opère lorsque le voyageur se trouve face au paysage qui défile. En transit, la progression du train est continue mais la rapidité du mouvement crée des images flash qui se superposent et s’impriment dans la mémoire du voyageur comme l’image s’imprime sur le papier après l’acte photographique. Dans ce regard, ce qu’on retient du paysage qui défile en est seulement des morceaux. Le continuum spatial est coupé. Le regard du voyageur répond à une sélection visuelle qui, consciemment ou inconsciemment, fait écho à ses propres intérêts. Les associations d’éléments dans les œuvres d’Alain Fleischer ont été définies par Régis Durand comme des « images-acte2 ». Elles fixent et immobilisent une durée tout en captant seulement un instant. 2 Régis Durand est un critique d’art spécialisé dans le domaine de la photographie
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En 1988, la publication du livre Paris-Londres-Paris, dont nous avons parlé plus haut suit la construction du tunnel sous la Manche, entamée un an auparavant. Dans un avenir proche de nos deux voyageurs, Bernard Plossu et Michel Butor, la transition telle qu’elle existait entre la France et l’Angleterre par train et bateau avec transbordement, va être abandonnée au profit d’une ligne nouvelle souterraine à grande vitesse qui privilégie un accès plus rapide à la destination. Elle pourra dorénavant, grâce à l’Eurostar par exemple, relier Paris et Londres directement. Trente ans après le voyage de Plossu et Butor, nous ne sommes déjà plus dans le même rapport au temps de voyage. Il s’est écourté. Avec lui, c’est une image du voyage qui se transforme et offre un rapport plus direct à la destination. Les transferts et les connections entre les différents moyens de transport sont aussi plus rapides et efficaces et réduisent les étapes du déplacement. Les voyageurs modernes sont détournés des villes et des lieux d’intérêt, reclus dans des aménagements péri-urbains voués au transit. Le TGV par exemple s’offre aujourd’hui des gares et stations spécialisées qui voient le jour dans les abords de la ville et répartissent les voyageurs selon leur destination et la vitesse du moyen de transport emprunté.
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Ce jour-là, Martin suit minutieusement une sorte de processus, protocole d’attente. Il se rassure en prenant le temps de faire dans le bon ordre chaque étape du transfert pour éviter l’erreur.
L’horloge sur son iPhone et son ordinateur avait une heure de retard et il n’avait pas entendu les nombreux appels à son égard car il portait des écouteurs. Il aurait pu pleurer à ce moment là.
Il vole aujourd’hui avec Aeroflot Russian Airlines de Shangai à Moscou puis de Moscou à Copenhague. Cinq heures d’escale à Moscou afin de changer d’avion. La première chose qu’il fait en arrivant à l’aéroport est de se mettre à l’heure du pays. Il va et vient entre les magasins du duty free. Ennuyé et précautionneux, il s’asseoit prêt de la porte d’embarquement où il doit s’infiltrer dans quelques heures. Ainsi il est sûr de ne pas rater l’avion. Il regarde quelques épisodes d’une série pour s’occuper après avoir changé l’heure sur son ordinateur et doublement vérifié sur son téléphone portable. Trois épisodes plus tard, il lui reste une heure avant d’embarquer. Il vérifie rapidement sur le tableau des départs. Tableau qui annonce déjà le vol d’après. Le vol après le sien. Il sait ce qui vient d’arriver mais ne veut pas réaliser. Il réunit ses affaires, va voir l’hôtesse et se voit confirmer ce qui l’effrayait. Il avait manqué son avion.
Il ne peut pas quitter l’aéroport car il n’a pas de visa russe. Il doit trouver un autre vol. L’hôtesse russe à la porte de l’embarquement, peu amicale, lui dit qu’il doit trouver le bureau des transferts pour acheter un nouveau billet. Après avoir tourné près d’une heure en rond dans l’aéroport, il trouve le bureau. L’homme au bureau lui indique qu’il doit acheter son billet par lui-même et lui faire part du numéro de vol, une fois celui-ci acheté. Ce qu’il fait. Il réserve un avion qui part dans trois heures. Il revient au bureau.
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L’homme se met à s’esclaffer. Il est surpris que le vol soit si cher. Il lui dit que cela aurait pu être moins cher de l’acheter au bureau. Il n’y prête plus attention. Il veut juste s’asseoir dans l’avion du retour vers Copenhague. Trois heures plus tard, il est assis dans l’avion. C’est un de ses plus beaux vols au-dessus des nuages avec le soleil couchant. A cet instant, il sait qu’il ne l’oubliera jamais.
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A la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, le terminal d’aéroport symbolisait le progrès, la liberté, le commerce, mais aussi les aspirations des nations qui l’avaient construit ; il présentait une image du rôle que ces nations voulaient jouer sur la scène internationale. Les premiers aéroports consistaient en des structures légères, des terrains vagues où se matérialisaient les pistes de décollage et d’atterrissage. Autour de ces aménagements temporaires se trouvaient les articulations essentielles de l’aéroport : une partie terrestre par où le public arrivait et une partie aérienne réservée aux avions. On trouvait déjà dans ces aménagements, des séparations entre espaces publics et professionnels, entre zones de service et zones techniques qui caractérisent encore l’aéroport d’aujourd’hui. L’aéroport est une plaque tournante qui connecte le sol et l’air. Décentralisé, installé hors des villes, l’architecture de l’aéroport a évolué avec la nécessité d’optimiser la circulation du flux toujours croissant de passagers, de l’entrée du bâtiment jusqu’à celle de l’avion. C’est une architecture qui a pour but de demander le moins d’effort possible aux passagers qui l’empruntent.
A la fois bâtiment public et industriel, la gare présente, dès ses débuts, «un type d’aménagement lié, d’une part, à l’architecture majestueuse du monument urbain, d’autre part, à l’univers technologique de la machine1». C’est vers 1830 que la gare ferroviaire destinée à la circulation des passagers voit le jour. Au début, simple lieu abrité dédié à l’arrêt et à l’attente, elle se transforme en un véritable édifice public caractérisé par un certain type de construction. Les premières gares se situent à l’extérieur de la ville, près des zones industrielles en expansion. La gare devient vite le lieu qui célébre les nouvelles habitudes de vie et d’échange, l’accélération des rythmes de travail et du déplacement, ainsi que l’expérience de la connaissance de soi et des autres. Elle est à l’image du train, un lieu qui va faciliter les relations entre les Etats et rapprocher les gens. L’aéroport et la gare sont devenues de véritables villes vouées à l’avion et au train par lesquelles le voyageur passe inévitablement lors de sa transition.
1 Mazzoni, Cristiana. Gares, architectures 1990 - 2010. Actes Sud / Motta, 2001. p 19
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LES LIEUX DE TRANSITION DES NON-LIEUX ? Entre l’ici et l’ailleurs, le voyageur transite par l’intermédiaire d’infrastructures modernes comme l’aéroport qui propulse chaque jour des millions de voyageurs vers leur destination. Comment le corps et l’humain s’inscrivent dans ces lieux ? Sont-ils comme l’ont défini certains anthropologues modernes comme Marc Augé, des espaces neutres que l’on pourrait qualifier de non-lieux ? L’attente dans ces espaces de transition court-circuite t’elle l’imaginaire ?
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Espace et lieu Quand il y a transfert, il y forcément traversée d’espaces et de lieux. Il me semble utile de définir brièvement la distinction langagière entre ces notions. Le Larousse présente l’espace comme une étendue indéfinie qui contient tous les objets. Le lieu est, quant à lui, une partie déterminée de l’espace. Le lieu est d’une autre consistance que l’espace. C’est un espace qui a un « objectif ». Le lieu a une fonction, une identité. On le considère du point de vue de sa destination, de son usage. Le lieu réunit un ensemble de caractéristiques qui en font son unicité. Pour Michel de Certeau, le lieu est un endroit où toute chose est organisée tandis que l’espace est toujours sujet à transformation, c’est un « lieu pratiqué1 » par l’humain puisqu’il y est en mouvement, il y suit des directions, des trajectoires. Donc lieu et espace sont deux éléments qui se constituent l’un et l’autre. Pour Marc Augé, lieu et espace se distinguent plutôt.
1 De Certeau, Michel. L’invention du quotidien. 1990.
« L’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé2 ». La notion d’espace s’utiliserait, de nos jours, pour des lieux en absence de caractérisation. Le lieu réveille en nous quantité d’affects et de souvenirs, de l’ordre du sensoriel et de l’affectif. Michel Foucault définit en 1967, le concept de l’hétérotopie. C’est une localisation physique de l’utopie, des espace concrets qui hébergent l’imaginaire. Foucault prend l’exemple du lit et de ce qu’il peut représenter pour les enfants. C’est un espace de jeux qui peut prendre la forme d’un bateau, etc. L’hétérotopie juxtapose donc des espaces incompatibles. Le théâtre, par exemple, est un enchevêtrement de lieux. L’espace de la scène, le temps de la représentation, figure un usage, une fonction.
2 Augé, Marc. Non-Lieux. 1992. p 103.
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Le non-lieu selon Marc Augé
pas de soi ; ce que ne semble pas être en mesure de faire le voyageur qui ne fait que passer et s’installe à la gare ou l’aéroport provisoirement. Marc Augé oppose le non-lieu au lieu anthropologique qui fait l’identité de chacun. Le non-lieu est un concept qui définit et nomme le lieu qui n’a plus d’identité propre. De plus, à l’aéroport comme à la gare, il y a nécessité de fournir une preuve de son identité pour être autorisé à y accéder. Donc le non-lieu n’est pas pénétrable par n’importe qui et certains individus en sont exclus. Le non-lieu est un espace de contrôle.
Marc Augé introduit le concept du non-lieu dans les années 1990. Ce sont les espaces produits par les nouvelles échelles de déplacement dans un contexte dit de surmodernité (qui concerne donc les sociétés dites post-industrielles). Le non-lieu est un espace dit « surmoderne1 », « dépossédé de son sens2 » qui fait de l’humain qui l’occupe pendant son transit, un anonyme. Le non-lieu est produit par les nouvelles échelles de communication et de déplacement. L’espace de l’aéroport et l’espace de la gare, espaces voués à la circulation collective, sont donc selon lui, des non-lieux tout comme les moyens de transport eux-mêmes. Marc Augé définit l’aéroport et la gare comme étant les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens autant que les moyens de transport eux-mêmes. Finalement du moment que le voyageur passe dans ces espaces, sa transition entre les lieux s’uniformise. L’aéroport et la gare soulèvent une ambiguïté puisque tout le monde et à la fois personne ne réside dans ces endroits. Ils sont des non-lieux du moment qu’on ne les imprègne
Les magazines consultables, les publicités qui occupent l’espace aéroportuaire et ferroviaire à différents stades du parcours du voyageur, tout en lui montrant la « nécessité de vivre à l’échelle du monde3 » à travers des reportages, photos, etc., font de lui un voyageur « normal ». Ces informations interpellent de la même manière chaque voyageur. « Le vol est aussi important que la destination4 » (publicité de la société Vueling) ou encore « A vous de fixer
1 Augé, Marc. Non-Lieux. 1992.
3 Ibid.
2 Ibid.
4 Slogan d’une publicité vue à l’aéroport d’Orly en mars 2013.
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Créer le voyageur « normal »
les frontières5 » (publicité de la société Nouvelles Frontières) sont des slogans qui apparaissaient récemment à l’aéroport d’Orly.
le non-lieu pour ce qui est en dehors de celui-ci. Le non-lieu s’efface donc au profit d’ailleurs réels ou imaginaires.
Selon Marc Augé, « elles visent, simultanément et indifféremment, chacun d’entre nous6 ». Elles font donc du voyageur « un homme moyen7 », une sorte d’utilisateur standard alors que le voyage consiste en des pratiques très différentes selon chaque voyageur. Ces publicités incitent de manière poétique, chaque voyageur à s’approprier le moment de la transition et pourtant elles donnent à voir des images du monde qui le banalisent. Sous l’idée que le voyage est malléable, adaptable selon l’envie de chacun, il y a une volonté de démocratiser l’usage du monde. Finalement le non-lieu semble annuler le côté « authentique » et « exotique » du voyage en tant qu’expérience unique et personnelle. Peuplés de ces publicités en tous genres, la gare et l’aéroport sont des espaces qui essaient de faire naître le rêve, d’emmener le voyageur ailleurs, vers ce qu’il ne voit pas et ne verra peut-être jamais. Ils doivent offrir et procurer le frisson du voyage et de l’aventure, le but étant de faire oublier
Protéger le voyageur ? Dans Non-lieux, Marc Augé aborde l’idée que les aéroports et les gares sont des lieux qui s’uniformisent. Chaque aéroport, chaque gare se ressemble, ils remplissent les mêmes fonctions et sont donc particulièrement similaires. Au-delà de leurs architectures qui visent à les différencier (chaque aéroport, chaque gare répond à un plan d’urbanisme particulier et est le travail d’un architecte), ce sont des espaces qui n’ont pas de consistance propre au sens où le voyageur pourrait être partout et nulle part à la fois. Par exemple, les aires fonctionnelles et les activités du terminal sont identiques d’un aéroport à un autre. Dans ces lieux, il est finalement difficile de se « sentir » dans un pays à part entière. Au-delà des informations écrites dans la langue du pays, ils contribuent peu à donner un aperçu, une information sur le pays dans lequel le voyageur a atterri.
5 Ibid. 6 Augé, Marc. Non-Lieux. p 126. 7 Ibid.
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Dans ces lieux, c’est comme si le réel disparaissait au profit d’un simulacre du réel, les destinations s’effacent derrière leurs représentations. L’aéroport et la gare véhiculent des images qui se veulent rassurantes et sécurisantes comme si la vraie authenticité pouvait être anxiogène. A l’aéroport d’Orly, de grands panneaux disposés au niveau des arrivées accueillent le voyageur avec des images symboliques représentant la France comme la Tour Eiffel. Plus loin, une installation représente une fausse valise de taille assez importante. Disposée sur une sorte de tapis rouge, elle s’ouvre sur le montage de plusieurs photographies représentant des rues parisiennes avec en son centre le Sacré Cœur de Montmartre. Sur la partie extérieure de la valise, une indication « Souvenir de Paris », propose au touriste d’immortaliser son passage dans cette ville lorsque celui-ci s’apprête certainement à la quitter après y avoir séjourné. Derrière cette image banale de Paris, se recrée l’authenticité d’un lieu derrière des symboles connus, que le voyageur est certainement venu consommer. Et les lieux de transition participent à mettre en avant ces images. L’aéroport et la gare offrent donc plutôt une relation factice que « fidèle » aux lieux que le voyageur s’apprête à visiter.
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« Démocratiser » la transition Un espace isolé des autres espaces d’attente a récemment retenu mon attention à l’aéroport. Cet espace appelé espace lounge, dédié à des voyageurs plus aisés qui souhaitent s’offrir un service personnalisé, les accompagne dans leur transfert vers l’avion. C’est un espace qui cherche à individualiser et donner au voyageur l’impression qu’il est traité comme quelqu’un de particulier. L’espace lounge, le club, est finalement comme l’objet transitionnel pour l’enfant, c’est une bulle qui fait la transition rassurante. Ikéa, marque spécialisée dans la conception et la vente au détail de mobilier, a récemment investi le terminal 3 de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle pendant trois semaines en ouvrant un lounge VIP ouvert à tous. Outre un coup marketing, ce projet consistait à inviter tout un chacun à prendre place dans un espace confortable agencé avec le mobilier issu du quotidien pour se détendre avant l’embarquement. Ce projet nommé L’aéroport démocratique8 est un espace d’attente en salle d’embarquement convoquant l’univers du quotidien. Il amène l’espace privé (le chez-soi) dans l’espace aéroportuaire (l’espace pour tous) afin de donner
au voyageur la possibilité d’occuper son temps avec des activités proches de celles qu’il ferait chez lui (faire une sieste, regarder la télévision, s’installer dans un canapé ou dans un bon lit, etc.). Alors que le voyageur s’apprête à partir vers une destination inconnue, qu’il s’interroge certainement et qu’il a quitté son habitat, on l’invite à reprendre des habitudes de la vie quotidienne. En transit, le voyageur est un peu en danger puisqu’il parcourt des lieux inconnus. Manifestement, le but de ce projet était d’éviter que le voyageur se sente en danger dans sa transition. Il me semble que cela participe à mettre des expériences de transition si spécifiques à chacun, où se joue une espèce d’aventure, sur le même plan créant une sorte de transition « standard ». En créant un espace protecteur, englobant, Ikéa a cherché à créer une expérience insolite en s’adressant pourtant au plus grand nombre. Finalement, en souhaitant offrir au voyageur une parenthèse dans la frénésie du départ, est-ce que cet espace ne court-circuite pas une part de l’imaginaire du voyageur et une certaine curiosité à l’égard de ce qui l’attend et de ce qui l’entoure ?
8 Ce projet s’est tenu du 13 juillet au 5 août 2012 et a été mené en collaboration avec JCDecaux Airport Paris.
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Les lieux de transition investis Il m’a semblé que l’idée même faisant de l’aéroport et de la gare des lieux pratiqués par les hommes était parfois contradictoire avec la notion de non-lieux. Après la lecture de Non-lieux, j’avais envie de considérer mon expérience personnelle et celles d’autres voyageurs pour lesquels, le passage à l’aéroport et à la gare, s’était révélé être un moment propice à la rencontre. Parce que le voyageur n’y est ni chez lui, ni chez un autre, considérons dans un espace « neutre », ces lieux se transforment en des espaces habitables temporairement. Parce que le voyageur y a quitté ses obligations quotidiennes, le vide de ces espaces fait en quelque sorte résonance au vide de son esprit. La gare et l’aéroport sont des zones d’attente pendant lesquels les voyageurs se croisent. Rassemblés dans un même espace, ces hommes ont la possibilité de se rencontrer. Le voyageur n’est donc pas vraiment face à luimême. Il est lui au sein d’un tout. Ce sont des lieux où s’incarne le collectif, la communauté. Il m’est arrivée une fois, alors que j’allais prendre mon train, de voir une flash-mob se dérouler dans la gare. Le 54
principe de la flashmob est une mobilisation éclair dans un lieu public, créant des sortes de flux instantanés, concentrés autour d’une même « cause ». La gare s’était transformée en un lieu de rassemblement et de performance mêlant des voyageurs de tous horizons, réunis pour y tisser une histoire collective même passagère. L’espace prenait du sens pour ces gens puisqu’il était investi volontairement et spontanément par ces voyageurs au travers d’une expérience collective. Le voyageur participait et faisait vivre une expérience en y prenant part en tant qu’acteur ou spectateur. Il y mettait une part de lui-même par l’acte de créer. La gare s’était transformée en lieu libre d’interprétation, n’appartenant à personne mais disponible pour tous. Tout un chacun avait le pouvoir et le potentiel d’y projeter puis concrétiser un projet artistique commun. En participant, ces hommes se donnaient un visage. Ils n’étaient plus seulement des gens de passage, ils étaient les protagonistes de l’événement, ce qui semblait susciter au sein de ce groupe d’inconnus un sentiment de proximité.
Le spectacle de la mobilité Le ciel occupe une place dans l’imaginaire collectif. L’oiseau inspira les hommes et l’avion reflète un imaginaire autour de cet envol de l’oiseau. Il est propice à la rêverie. Les compagnies aériennes s’emparent d’ailleurs de cet imaginaire. « Albatros Airways » est une compagnie albanienne, « Aigle Azur » est une compagnie algérienne, « Pegasus Air » est une compagnie des Îles Caïmans. Ces noms qui relèvent presque du mythe, font de l’aéroport et de l’avion, le fantasme du départ vers des destinations lointaines. L’avion est contemplé par la fenêtre de l’aéroport. Des personnes se déplacent d’ailleurs spécialement pour cela. Elles ne partent pas en voyage mais elles viennent observer le mouvement des pistes. Certains voyageurs interrogés à l’aéroport m’ont avoué passer des après-midis, à regarder ces engins et notamment les noms des compagnies inscrites sur leur paroi. Par la lecture de ces noms exotiques, « Oasis Hong Kong Airlines », « Air Tropiques », « Caribbean Sun », « Air Austral », « Widerøe », ils s’évadent vers un ailleurs que ces noms reflètent, des destinations encore inconnues pour eux. Le moment de la transition stimule donc un imaginaire du voyage.
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Un dimanche à Orly Gilbert Bécaud1 A l’escalier C, bloc vingt et un, J’habite un très chouette appartement Que mon père, si tout marche bien, Aura payé en moins de vingt ans. On a le confort au maximum, Un ascenseur et une salle de bain. On a la télé, le téléphone Et la vue sur Paris, au lointain. Le dimanche, ma mère fait du rangement Pendant que mon père, à la télé, Regarde les sports religieusement Et moi j’en profite pour m’en aller.
A sept heures moins cinq, tous les matins, Nicole et moi, on prend le métro. Comme on dort encore, on n’se dit rien Et chacun s’en va vers ses travaux. Quand le soir je retrouve mon lit, J’entends les Bœings chanter là-haut. Je les aime, mes oiseaux de nuit, Et j’irai les retrouver bientôt.
Oui j’irai dimanche à Orly. Sur l’aéroport, on voit s’envoler Des avions pour tous les pays. Pour toute une vie... Y a de quoi rêver. Un jour, de là-haut, le bloc vingt et un Ne sera plus qu’un tout tout petit point.
Je m’en vais l’ dimanche à Orly. Sur l’aéroport, on voit s’envoler Des avions pour tous les pays. Tout l’après-midi... Y a de quoi rêver. Je me sens des fourmis dans les idées Quand je rentre chez moi, la nuit tombée.
1 Becaud, Gilbert. 1963.
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La terrasse d’Orly en 1962
La terrasse d’Orly a été pendant près de dix ans dans les années 60, un lieu mythique qui accueillait des anonymes endimanchés ou des stars venues parader. Elle était devenue un lieu populaire, un lieu de promenade, envahi par des curieux qui scrutaient les pistes à la jumelle ou étaient venus saluer l’envol d’un proche. La terrasse accueillait à l’époque plus de 4 millions de visiteurs par an. Il était devenu possible d’embarquer à bord d’autobus à ciel ouvert pour une visite guidée de l’aéroport. Cet engouement valorisé par Les Aéroports de Paris, était aussi un prétexte pour sensibiliser et familiariser le grand public à ce transport de masse en expansion. Il représentait l’avenir des transports. En 2004, la terrasse a été réouverte comme un lieu de détente et d’isolement pour des voyageurs qui souhaiteraient sortir un instant du flot des milliers de voyageurs qui transitent désormais chaque jour à l’aéroport. Le regard porté sur la piste se présente comme une échappatoire pour décrocher d’une certaine réalité.
Photo du haut : l’aérogare Orly Sud en 1961. Photo du bas : la même en mars 2013.
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L’aéroport. Une ville dans la ville. De grandes étendues qui propulsent des avions de part et d’autre du monde. Des routes qui forment des trajectoires, des circuits, des flux, un réseau du voyage. Infinitude et poétique d’une infrastructure seulement dédiée à l’avion et au voyage, prolongeant des routes imaginaires dans le ciel. Il y a une part de rêve dans ce lieu. Aussi artificielle soit cette infrastructure, elle façonne un panorama à observer, un paysage péri-urbain que l’on peut contempler dans l’attente du départ. L’aéroport est peut-être le nouveau panorama des temps modernes.
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Aéroports d’Orly et de Roissy
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Alice dans les villes - naissance d’une relation dans les non-lieux Dans Alice dans les villes, film allemand réalisé par Wim Wenders, sorti en 1974, un jeune journaliste allemand Philip Winter doit réaliser un reportage sur les Etats Unis pour le compte d’un magazine allemand. Les seules traces qu’il rapporte de son périple sont des clichés réalisés à l’aide d’un polaroïd. Sans signification pour son commanditaire, il se voit obligé de retourner en Allemagne. Mais à l’aéroport de New-York, une grève l’empêche de prendre son avion et il doit attendre le lendemain pour pouvoir se rendre à Amsterdam, dans le but de se rapprocher de l’Allemagne. Une femme, dans la même situation, lui confie sa fille Alice, neuf ans. Elle lui promet de les rejoindre à Amsterdam un jour plus tard pour les retrouver. Arrivés dans la ville, la mère ne viendra pas. Les deux personnages se mettent alors en quête de la grand-mère d’Alice en Allemagne. Tout au long de ce film, il est question d’errance physique et psychique. Au cours de leur retour vers l’Europe et à la recherche de la maison d’Alice, les deux personnages apprennent à se connaître et à s’aimer. C’est finalement leur voyage et leur transition entre différents pays, qui
amènera Philip Winter à la découverte de son identité, grâce notamment à la présence « authentifiante » d’Alice qui lui servira de guide. Les personnages se suivent souvent sans but précis (ce que reflète la quête de Philip), ou de manière non raisonnée (quête de la maison de l’aïeule). Ils semblent déconnectés d’une réalité (confrontation d’un fantasme d’Amérique avec ce qu’il est vraiment) et c’est finalement dans l’espacetemps de la transition et leur errance dans les lieux de transit que se récrée et se concrétise le sens de l’existence, un renouveau que Philip va trouver dans la confrontation avec Alice. Cette altérité salvatrice prend forme dans l’entredeux du voyage ; les personnages ne trouveront d’ailleurs le but de leur voyage qu’en l’accomplissant. Les lieux de transition occupent la majeure partie du film. C’est un film en mouvement, le film lui-même est un voyage. C’est dans l’avion, le train, dans la voiture, à l’aéroport et à la gare que les personnages vont développer une curiosité et une affection l’un pour l’autre. Ces lieux sont imprégnés de l’émotion qui lie de plus en plus intimement nos deux protagonistes. Les modes de transport s’enchaînent comme autant de moyens de rencontrer l’autre, et par son intermédiaire, de se rechercher. 63
L’aéroport de New-York est le premier lieu où naît et se met en place cette relation entre l’enfant et le journaliste. Leur première rencontre s’effectue symboliquement entre les baies vitrées d’une porte tournante où Alice se positionne déjà comme celle qui ouvre le passage à Winter et l’emmènera de l’autre côté du miroir, à la recherche de lui-même. Le temps de la transition n’est pas perçu comme un moment de stress, de dépendance ou de passivité. C’est un espace-temps dont les deux personnages s’emparent et occupent pour s’observer et se découvrir. Les corps n’y apparaissent pas brusqués ou contraints. Et finalement, c’est dans ces non-lieux que va s’amorcer la recherche identitaire de Philip et se révéler l’hyper-intensité de la relation à Alice. Le personnage de Philip s’y éveille petit à petit à la tendresse (comme dans l’avion, où il accueille dans ses bras la fillette pour lui permettre de dormir). Le lieu de transition unit Alice et Philip car il crée aussi des rapports de proximité (face à face dans le train, côte à côte dans la voiture et l’avion) qu’ils ne peuvent éviter. A l’aéroport, avant le départ, en l’absence de la mère, devant le spectacle de l’avion, la fillette tente d’attirer l’attention du journaliste et de l’intéresser mais lui y porte peu 64
d’intérêt. Les personnages se cherchent et se testent dans ces lieux qui donnent progressivement vie à leur relation. Plus tard, c’est Alice qui simule une sorte de désintérêt et de dénie à son égard. Presque insolente, elle le défie finalement de lui apporter à manger alors que celui-ci tente de se rapprocher du centre d’intérêt que constitue la télévision. On y décèle un Philip assez maladroit pour qui Alice semble représenter un poids. Tout au long du film, les personnages sont enveloppés dans une sorte de temps latent, de silence et de lenteur, caractéristique stylistique par laquelle Wenders donne au moment de la transition, un aspect plus humain et en fait un espace-temps propice à l’introspection. Leur relation se crée dans le silence des regards échangés. La finesse des perceptions passe par cette lenteur du regard et de l’appréhension, qui dès le début, ne garantit pas la réussite de leur quête. La caméra accompagne les mouvements par des travellings, des allers-retours de cadrage entre ce qui est vu depuis les transports par les personnages ou depuis le véhicule lui-même. Le mode de déplacement est perçu comme indissociable de son contexte, de ce qui est vécu par les personnages.
Ce film témoigne du regard neuf que porte Wenders sur la ville moderne dont font évidemment partie les espaces de transition. Il semble trouver une certaine poésie aux grands ensembles urbains. Son regard sensible met en scène les émotions de nos deux personnages dans un rapport aux signes des paysages et dans la perception des lieux traversés. La notion de temps échappe au spectateur. En effet, on y perd vite la notion de durée et on se voit dans l’incapacité de dire depuis combien de temps ils sont partis malgré la présence de nombreuses indications de temps grâce aux horloges des lieux de transit traversés. On se laisse porter par leur errance. L’usage du polaroïd permet de rendre l’attente propre à la latence de l’image. Le polaroïd suspend ou ralentit le temps puisque le rapport à la photographie finale n’est pas immédiat (il nécessite un temps d’apparition). Il témoigne de la manière distanciée que Philip a d’appréhender le réel à ses débuts, simple témoin de ce qu’il traverse sans pouvoir véritablement s’y impliquer, qu’il essaye pourtant de saisir à travers l’objectif de son appareil (sorte d’autoaliénation). Puis elle devient un moyen d’immortaliser le temps de leur transition. Sur ces photos, les paysages qu’ils traversent se font presque « irréels », témoins d’un « hors-
temps » qui n’appartient qu’à eux. La photo par le hublot par exemple, ne signifie rien pour ceux qui n’ont pas partagé ce moment. Le polaroïd rend l’observation beaucoup plus intime et privée entre l’homme et le lieu de transition puisque cette observation se fait à l’échelle de la main et se partage avec l’autre. Il est le reflet du lien qui se tisse entre Alice et Philip. Une des dernières photos qu’il prend est d’ailleurs celle d’Alice sur le bateau près d’une femme qui chante et tient son enfant dans ses bras. A la gare et dans le train du retour, à la fin du film, les deux personnages se retrouvent dans des tête-à-tête qui traduisent la familiarité et l’affection qui se sont installées au fil du parcours. Un des derniers instants du film, donne une image des personnages que le voyage a libérés et ouverts sur de nouvelles perspectives (ce que renforce l’image où ils passent leur tête par le fenêtre du train, donnant comme un sentiment de liberté). Ce dernier moment de transition atteste de la complicité qui règne dorénavant entre Alice et Philip.
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« J’ai beaucoup de mal à mettre à profit ces moments d’entre-deux. J’emmène toujours plein de livres, de choses à faire, d’occupations, et je finis par ne rien faire de tout ça. Ma concentration flotte entre les émotions du lieu quitté et celles de la destination. Il est difficile de sortir un bout de vie personnel dans ces moments d’entre-deux car nous sommes dans des lieux faits pour tous mais en même temps faits pour personne. Cela donne le sentiment de n’être pas grand chose dans ces lieux impersonnels alors qu’on se sent plein d’une mission, d’un projet, d’un but qui nous paraît, à notre échelle, conséquent. Ce sont des moments de profond inconfort puisque je suis chaque fois emmêlée dans mes sacs que j’ai tenté de ranger au plus pratique. Pour autant, ce sont aussi des moments agréables car on est seul et les probabilités de rencontrer quelqu’un que l’on connaît sont faibles. Le temps de l’introspection est ouvert, il est peu probable que quelqu’un vienne le troubler. Il y a le temps et la place pour rentrer dans son être, être à soi sans être au monde. D’un naturel sociable, ces entre-deux sont généralement des moments où je ne suis pas du tout sociable. Si on me parle, j’accueille la personne avec un sourire mais j’ai rarement envie 66
d’engager une quelconque conversation. C’est pour moi des moments tampon. Comment est-il possible d’enchaîner des situations sans ces temps de décantation, de digestion d’expériences ? Je ne peux pas emmagasiner des temps collectifs, des émotions sans avoir le temps de les analyser, de les comprendre, de les ranger, de les revivre par le souvenir. Ces temps « hors du temps » sont généralement très fertiles en terme d’idées. Dans ces moments, je génère beaucoup d’idées créatrices : des nouveaux projets de voyage mais pas uniquement. Des idées fleurissent dans ces moments où nous ne pouvons pas faire grand chose d’autre que d’attendre. » Alice
« Dans le train, je profite d’effectuer toutes les choses que je ne prends jamais le temps de faire, de l’extra, du superflu, de la flânerie. Je n’ai aucune culpabilité à le faire puisque je suis coincée là. Il y a quelque chose d’apaisant dans les transports, le ronron ou quelque chose comme ça, un mouvement que j’ai toujours trouvé inspirant. » Lise
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En attente d’arriver... Le moment du transfert est un moment essentiel du voyage puisqu’il en est une des premières étapes. C’est un voyage avant le « véritable » voyage. Pourtant le voyageur est dans un espace-temps incertain, un présent fugitif où il quitte son propre territoire pour en rejoindre un autre. C’est un interstice dans le temps et l’espace. Ce nouveau territoire inconnu, il est dans l’attente de l’atteindre tout au long du voyage. Cet entre-deux est de l’ordre du provisoire, c’est une attente dans la mobilité, l’attente de quelque chose en devenir, un moment de projection vers un futur et un extérieur.
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LA CONSCIENCE EN MOUVEMENT Dans le transport vers l’ailleurs, le voyageur entretient une relation affective avec la destination qu’il rejoint. C’est un moment de recueillement pendant lequel il pense à un avant et à un après. C’est un moment propice à une sorte de voyage mental car le voyageur oscille entre passé, présent et futur. Qu’est-ce que le moment de la transition révèle et réveille dans les consciences des voyageurs ? L’entre-deux est un passage d’un lieu à un autre mais cette action de transfert crée aussi une sorte de permutation ou renversement d’identité. Le voyageur, avant même d’avoir atteint sa destination, n’est déjà plus tout à fait le même.
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Chasse spirituelle La Modification de Michel Butor paraît en 1957. L’auteur relate, entre description et narration, le voyage d’un homme, Léon Delmont, qui part rejoindre sa maîtresse. L’usage de la deuxième personne du pluriel interpelle directement le lecteur. A travers le personnage de Léon Delmont, c’est le lecteur lui-même qui est mis en cause. Le récit se déroule au cours du trajet en train qui relie Paris à Rome, ville où la maîtresse en question réside. Le trajet qui passe lentement et l’attente de l’arrivée vont le mener à remettre en question le but même de son voyage, ce pourquoi il était parti. La modification décisive est l’abandon de son projet et but du voyage. Le voyage se révèle être progressivement plus douloureux et angoissant. Le chemin qu’il a pris ne le mène pas là où il croyait arriver et se transforme en un épisode crucial de sa vie. Ce récit est aussi une reflexion sur la cristallisation amoureuse. « Et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s’impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette si belle décision que vous aviez enfin prise, c’est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce
pilori de vous même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome.1 » Tandis que le train relie deux lieux, Paris et Rome, le trajet s’opère comme un trait d’union entre ces deux villes. D’un point à un autre, le voyageur est physiquement en déplacement tout autant qu’il l’est dans sa conscience : dans ce récit, le lecteur est en prise direct avec l’évolution de ses constructions imaginaires, ses réflexions et ses décisions tandis que le train roule et traverse des paysages. Le personnage de Léon Delmont est un personnage entre deux âges. Le trajet jusqu’à Rome est le reflet de l’époque transitoire dans laquelle il se trouve dans sa vie personnelle et amoureuse. Le train est le lieu où se juxtapose l’espace du voyage et l’espace « amoureux ». Dans le train, le voyageur est sujet à de multiples voyages dans le voyage en lui-même. La pensée de Léon Delmont divague entre différentes époques et faits. Le regard porté sur le paysage extérieur stimule son imagination et sa mémoire, et embarque sa pensée vers des souvenirs ou des lieux fictifs évoqués par des œuvres d’art. Il se remémore également des faits liés à des voyages passés au fur et à 1 La Modification. p 159
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mesure que le voyage évolue. Entre passé, présent et futur, il est en proie à une sorte de collision de lieux et de temps, placé entre deux femmes, placé entre deux villes, la gare de Lyon et la stazione Termini, placé entre une Rome païenne et une Rome chrétienne. Cette dernière est d’ailleurs ce qui sépare les deux femmes puisqu’elle fait la répugnance de l’une et l’admiration de l’autre. « Cette Rome qui devait vous unir, (...) cette Rome à laquelle vous vous sentiez si terriblement attaché, (...) cette Rome que vous désiriez maintenant tellement connaître et approfondir2 » Il prend conscience que sa relation à Cecile, la femme qu’il rejoint, est de plus en plus mise en danger. Détachée de la ville de Rome, elle perdrait une partie de ce qui constitue et forme l’amour qu’il éprouve pour elle. Rome a finalement pris la figure d’une femme et c’est Cécile qui l’incarne.
gir des souvenirs et l’embarque dans des lieux fictifs ou réels, déjà ou jamais visités. Dans ce récit ferroviaire, on oscille entre le regard que le voyageur porte sur lui-même et celui qu’il porte sur les voyageurs qui l’entourent. Ce deuxième regard n’est fait que de suppositions sur leurs statuts ou fonctions, puisqu’ils restent de parfaits inconnus. Ainsi le train est comme un décor, dispositif scénique qui reste fixe par rapport à la succession des toiles de fond et des portraits. L’histoire personnelle de Léon Delmont est mise en jeu face à l’histoire des autres passagers qu’il s’invente pour tenter de détourner sa pensée de ses préoccupations intérieures. « Ce petit garçon qui s’agite sur sa place, puisqu’il est bien plus jeune que votre fils maintenant; il vaudrait mieux le baptiser André, (...) quant au jeune couple, non, pas d’allusions littéraires, simplement Pierre et, voyons, Cécile est exclue, mais Agnès conviendrait très bien, Sant’Agnese in Agone, l’église de Borromini sur la piazza Navona3 »
Le train est la localisation physique qui héberge sa pensée, et sa quête identitaire. La pensée est mobile comme le véhicule. La traversée des paysages influence, nourrit et suscite son imagination tout comme elle fait ressur-
Parallèlement, ce regard est un va-et-vient constant entre un espace intérieur où chacun reste à sa place et occupe son rôle et un espace extérieur naturel et urbain complète-
2 La Modification. p 181.
3 La Modification. p 125
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ment fugitif du fait de la rapidité du transport, de la variation des lumières et des variations météorologiques. Ces espaces et lieux inconnus, tout autant que ces relations inexistantes avec autrui, vont faire naître chez le voyageur l’hésitation et une remise en question de son projet de voyage. Le désir d’une vie nouvelle avec cette femme rencontrée à Rome n’aboutira pas. Le train se révèle être un transport qui le mène droit au but (car il suit un itinéraire imposé) mais autorise le détour de la pensée. Le voyageur qui n’arrive pas à mettre à profit ce temps d’attente par la lecture de son livre en fait finalement un moment propice à créer du questionnement et du rêve. L’attente devient le moment de l’introspection. Le livre qui le lie à sa ville de départ, acheté à la gare, objet qui doit combler le temps de trajet, l’occuper, se dérobe au profit de sa quête profonde et inconsciente, pour n’être plus qu’un signe de sa place occupée, en son absence. « D’un réalisme rigoureux, pour que l’ensemble soit cru et en quelque mesure vécu, il est indispensable qu’on voit et sente tout ce qui peut se voir et sentir au-dedans et au-dehors de ce compartiment, théâtre à la fois fixe et mouvant de la médiation d’un voyageur solitaire (...) Ce lieu de tant
d’expériences (parce qu’on y est soustrait au cadre accoutumé et en contact direct avec des inconnus), le train.4 » Les objets personnels que le voyageur amène à bord du train (ici le livre) lui permettent d’investir cet espace public et y définir un espace personnel. Il y inscrit une part de lui, le temps du voyage, il tente de le faire un peu sien et combler le manque de repères. Avec ce livre, le voyageur cerne et délimite son espace. Espace fragile puisqu’il peut lui être destitué à tout moment par n’importe quel voyageur déplaçant le livre. « Tous les regards se sont concentrés sur vous, et vous voyez dans la fenêtre en face de vous votre image qui se balance comme celle d’un homme ivre prêt à tomber, jusqu’au moment où, à travers les nuages qui se séparent, la lune apparaît et vous efface.5 » Dans l’espace réduit du compartiment, la perception s’aiguise. Tandis que la vitre renvoie au voyageur une image de lui-même, l’ouverture de la fenêtre le confronte au dehors. Par un jeu de reflets et lumières, son visage ou sa sil4 Leiris, Michel. Le réalisme mythologique de Michel Butor in La Modification. p 292. 5 La Modification
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houette se trouvent projetés dans l’espace extérieur qui se meut. Au cours du transit, le voyageur est finalement spectateur de sa propre image, c’est lui-même en mutation. C’est comme si le personnage de Léon Delmont était suivi d’un double, qui lui poserait des questions auxquelles il ne saurait répondre, ce qui l’oblige à chercher des réponses en lui-même. Cette idée d’une conscience en mouvement est renforcée par le fait qu’il n’y a pas d’unité d’action (on va et vient à travers des histoires passées entre Paris et Rome) alors qu’il y a unité de temps (la durée du voyage ParisRome) et unité de lieu (ce même compartiment où le voya-
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geur passe tout son trajet), créant une sorte de stabilité dans le décor en contradiction avec la métamorphose qui s’opère dans sa conscience. Elle vire progressivement au délire, à la psychose. A la fin du livre, le décor revêt une présence hallucinatoire avec le surgissement du Grand Veneur. Son alter-ego nous apparaît sous les traits de ce personnage mythique de la forêt de Fontainebleau, surgissant du passé que Delmont a vécu avec Henriette. Finalement, Léon aura trouvé sa vérité bien ailleurs que là où son train le menait, la transition ne s’est pas avérée être bienfaitrice mais finalement salvatrice.
« On part de la maison en pensant au chemin à parcourir jusqu’à notre lieu de vacances. Et l’on sait déjà que l’on va revenir par ce même chemin mais qu’il ne sera plus exactement le même puisque l’on aura changé: on rapportera des souvenirs, des histoires de notre périple. On aura fait l’expérience de ce trajet déjà une fois et on saura ce qu’il représentait pour nous au moment du départ. Je suis assise à l’aéroport et pendant que j’attends, j’imagine à quoi ressemblera cet ailleurs vers lequel je me destine. Vais-je trouver le bon bus, une fois arrivée dans le centre ? Et sur le chemin du retour, je me souviendrai de ce sentiment que j’avais eu à cet endroit, qui reflétera tous les moments passés dans cet ailleurs, dorénavant connu. Pour moi, tout le trajet du retour est rempli de ce sentiment où on est à la fois dans l’expérience passée et consommée et l’expérience du trajet du retour en train de se dérouler. » Anne
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« Retour de voyage. La dernière heure de vol est très agitée à cause d’orages et de vents forts, des secousses et des trous d’air. Nous sommes ballottés jusqu’à l’arrivée. L’avion fait d’abord quelques tours au-dessus de la ville puis se positionne face à la piste, passe au-dessus d’un étang, il a beaucoup de mal à se stabiliser, les ailes balancent, les passagers retiennent leur souffle en l’attente de toucher enfin le sol. Mais non : le pilote remet les gaz, l’avion remonte fort, lumières du bord éteintes, passagers collés aux sièges. Silence d’abord, regards incertains entre voisins de sièges, deuxième tentative d’atterrissage : ce sera la bonne, soulagement général, rires et suppositions. » Gilles
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En suspens Réseau aérien a été écrit en 1962 par Michel Butor. Au travers d’une écriture en vers, il relate le voyage de plusieurs couples qui quittent Paris, dans différents avions à destination de la Nouvelle Calédonie tandis que d’autres reviennent vers Paris. Deux avions partent de Paris simultanément et arrivent à Nouméa également à peu près en même temps. Tandis que certains sont installés dans un avion qui prend la voie de l’Est via Athènes, Téhéran, Karachi, Bangkok et Saïgon, les autres volent par le Canada (Montréal), les Etats Unis (Los Angeles et Honolulu). D’un côté, les passagers feront l’expérience de deux nuits alors que, de l’autre côté, il n’y aura qu’une seule nuit. Adaptée pour une radiodiffusion, la technique d’écriture évolue de façon parallèle au moyen de transport : le son du moteur de l’avion fait partie intégrante de l’histoire. Il est suggéré par des signes qui indiquent au lecteur quand le son surgit. Dans ce livre, l’espace que constitue le véhicule apparaît comme indissociable des histoires que vivent les passagers dans leur transit et leur projection vers l’ailleurs qu’ils rejoignent.
Dans ce « texte réseau » où les dialogues de différents couples s’interfèrent, l’avion se fait le théâtre de la jouissance de certains et la chute d’autres : la destination du voyage donne lieu à toutes les rêveries (voyages nonfaits et à venir) tandis que le retour vers Paris remuent la conscience de certains voyageurs. « Des îles et des îles, des ports et des ruines, des sources, des vignes. Je pense aux portes d’un delta. Toute cette boue qui colle à moi, tout ce jaune qui grouille en moi, toute cette foule qui mendie en moi. Nous sommes riches, nous sommes tranquilles, nous n’avons plus de soucis à nous faire. Dans ses murs, dans ses rues, pendant des années de commerce, nous avions réussi à l’éviter, la ville. Il a suffi que l’avion parte pour que nous y soyons plongés.1 »
1 Butor, Michel. Réseau aérien. 1962. p 109.
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« Encore une étape entre nous et ce pays qui m’a tant séparé de moi. Encore une porte qui ne pourra pas se fermer. Des lieux et des lieux d’Azerbaïdjan, d’Irak. De nouveaux relais, de nouveaux amplificateurs pour cette voix. Qui suis-je, qui étais-je, qui es-tu, qui étions-nous ? Que deviens-tu, que reste-t’il de toi, qui sommes-nous devenus ?2»
L’avancée dans le trajet génère de plus en plus de questionnement au sein des couples.
Entre un départ et une destination, entre la veille et le sommeil, cette transition souligne le caractère presque « psychanalytique » que peut revêtir ce moment. Les personnages sont dans l’analyse et le bilan constant de ce qui a été dans l’avant et ce qui sera dans l’après. Si le corps est statique, l’espace-temps du voyage est investi par la pensée en ébullition. Comme pour le personnage de Léon Delmont dans La Modification, l’avion met la conscience du voyageur en mouvement, fait ressurgir des non-dits et des pensées enfouies. L’écriture du texte s’appuie donc sur un double vol de nuit : celui de l’avion qui se dirige vers sa destination et celui de la conscience vers la nuit du sommeil et du rêve.
« L’avion que nous prenions d’habitude, où est-il maintenant ? Il y a combien de temps que nous sommes partis ? Je ne sais plus, avec ce jour qui n’en finit pas, ce soleil qui n’en finit pas, il y a des heures. Ils ont dû quitter l’Europe. Quitter la Méditerranée. Volent en pleine nuit.4 »
« S’enfonce. Tu as pris l’heure de Montréal ? Il est un peu plus de cinq heures. Déjà ? Un abrégé de nuit. L’horizon très légèrement pâlit.3 »
Dans ces avions, ce sont les notions de temps et de durée qui semblent insaisissables pour leurs passagers. La durée est la succession des instants entre le point de départ et le point d’arrivée dans lesquels s’étend le voyage. Elle est 3 Ibid. p 65
2 Réseau aérien. p 101
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4 Ibid. p 25
marquée par le rythme des escales. Le temps fait intervenir un passé et un avenir encadrant le présent. La durée englobe des temps. Les temps qui l’occupent, se contractent ou s’étendent et font varier la représentation de la durée du voyage dans l’esprit du passager d’où le sentiment de longueur qui l’envahit parfois. La durée et le temps sont des données différentes qui cohabitent dans le moment du transit. Le temps du voyage est instable tandis que la durée reste la même. Le voyage et ses étapes se succèdent les unes après les autres, l’avion suit une trajectoire, une ligne imaginaire. C’est le côté « linéaire » du voyage qui pourtant plonge le voyageur dans un temps complètement fragmenté, qui n’a pas de logique puisqu’il oscille entre passé, présent et futur. Il est « déconstruit » puisque s’y mêlent et juxtaposent des fragments de vies, de souvenirs, des désirs surgissant du passé, du présent et de l’avenir. Dans la transition, il y a une sorte d’abstraction du temps et de la durée. Ces deux notions cohabitent mais s’opposent dans le moment de la transition. Il y a le temps « biologique » sur lequel le rythme du corps s’établit, rythmé mécaniquement par l’horloge. Mais ce temps mesuré, impliqué par l’horloge est perturbé par la traversée des fuseaux qui renverse les repères spatio-temporelles dans lesquels s’inscrit normalement et quotidiennement le corps. Ainsi le temps apparaît comme une donnée malléable. Le temps ou les
temps « physiquement », « concrètement » vécus dans l’avion, se substituent à la durée réelle du trajet. Le voyageur est comme déconnecté, dans une sorte de hors-temps. Dans Réseau aérien, la vision aérienne qu’offre le survol permet au voyageur d’avoir une vision globale, une vision d’ensemble de la Terre et des pays traversés. Il peut percevoir la rotondité de la Terre : l’avion façonne une sorte d’omniscience. Paradoxalement, alors que les passagers survolent des paysages et en sont donc particulièrement éloignés, cette vision crée une relation d’intimité avec les paysages traversés. Cette perception est l’instrument qui modèle les histoires des passagers. Marc Desportes, dans son livre Paysages en mouvement, souligne d’ailleurs la relation particulière du voyageur au paysage en survol et à la photo aérienne. Ainsi, « tout y figure, ou plutôt seulement la face supérieure des choses. D’où l’impression de découvrir ce « qui ne peut être vu que d’en haut ». D’où le sentiment, également, de vivre au plus près de la Terre, de la comprendre intuitivement, alors que l’on n’en a jamais été aussi éloigné. La vie humaine apparaît sous toutes les formes les plus diverses, les plus fragiles, ténues ou hypertrophiées, tendant à la déme-
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sure. Toutes ces formes disent cependant la présence de l’homme et les liens qui l’unissent à la Terre5».
visuelle et un parcours effectif qui est l’ultime épreuve à travers laquelle l’espace se dévoile6 ».
En transit dans l’avion, c’est la Terre dans sa globalité qui devient perceptible. L’homme culmine et domine ; la vue de l’avion offre une lecture sensible, une sorte d’état des lieux des pays. Dans Réseau aérien, les voyageurs se l’approprient pleinement puisqu’ils se posent sans cesse la question de ce qu’ils traversent. Ils sont en possession d’une sorte de pouvoir, d’alchimie qui leur permet, même s’ils ne connaissent pas ces lieux, de s’y projeter. Chaque détail capté, aperçu est finalement opportun à stimuler l’imaginaire du voyageur et une certaine sensation d’appartenance à un lieu. Ce que le voyageur voit, le renvoit à ses propres origines. L’avion offre une lecture spécifique du monde. Pourtant, l’espace au sol se dévoile de manière superficielle, il n’est pas vécu, perçu pour ce qu’il est vraiment mais pour les images qu’il crée et l’imaginaire qu’il engendre dans l’esprit des voyageurs. « Le paysage, ainsi (re)présenté, ne renvoie pas à une expérience réelle, n’invite pas à sa découverte, n’induit pas cette alchimie, source de délectation, entre une approche
L’expérience du voyage est à la fois marquée par la solitude et l’universalité, la sensation d’appartenir à un tout. A travers ce texte, Michel Butor a voulu saisir (imaginairement) la planète et penser le lieu où le voyageur évolue en relation avec ses antipodes. L’ailleurs est en correspondance, en conversation avec le lieu d’origine du voyageur. «
Dans l’haleine des palmes tant d’îles. Chargées de nuages sous le haut soleil. Les premières Nouvelles-Hébrides, je crois déjà sentir leurs parfums, leurs fades parfums paresseux et tenaces. Demain les odeurs de l’usine. La poussière du minerai, le bruit. L’odeur des rues de Nouméa.7 » On a le sentiment que les couples « habitent la grande échelle » car, à travers la vision globale offerte par l’avion, transparaît une vision d’un monde en marche. 6 Ibid. p 388. 7 Réseau aérien. p 115.
5 Desportes, Marc. Paysages en mouvement. 2005. p 386.
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« Glissement dans la nuit. Que c’est loin déjà la Grèce, Athènes. Pollen de lampes sur la banlieue. Rosée de lampes sur la ville. Toute la ville constellée qui bascule au-dessous de nous. Toute la ville qui commence tout doucement à se secouer.8 » Il y a dans les dialogues, un va-et-vient entre l’intérieur de la cabine et le monde extérieur qui s’instaure au fil de l’avancée des avions. Chaque passager est lié avec les autres passagers par la destination. Cette interaction, aussi exprimée dans le titre avec le mot réseau, est le reflet de ce que représente la transition : un relais entre des voyageurs, des hommes qui commutent sans cesse. Le transport se présente comme un lieu de sociabilité et la transition un moment d’échange où les voyageurs, réunis pour une même destination, et confinés dans un même espace, savent qu’ils ne se reverront probablement pas. Dans les dialogues, une femme se livre complètement à son voisin. Cette proximité éphémère apparaît alors comme libératrice. Le moment du transit devient un moment de cohésion sociale. 8 Ibid. p 48.
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« En juillet 1979, nous partions pour la première fois en Guadeloupe. Notre avion décollait de l’aéroport de Bordeaux direction Pointe-à-Pitre. Or, ce jour là, jour de canicule, la station spatiale Skylab dont la trajectoire avait été modifiée par l’intensité inattendue de l’activité solaire, risquait de s’écraser sur terre. Les avions furent donc cloués au sol pendant des heures car le point de chute du Skylab restait imprécis. L’engin finit par se désintégrer lors de son entrée dans l’atmosphère… »
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L’entre-deux place le voyageur dans un interstice entre un ici et un ailleurs, difficilement définissables. Où le voyageur est-il dans le moment de transition ? «Ici» ne semble pas désigner un lieu particulier mais plutôt un espace avec lequel le voyageur aurait un rapport direct et familier. Il marque une proximité immédiate dans l’espace par rapport à soi. C’est une inscription dans un moment présent. Il s’emploie par opposition à «là-bas» désignant un autre pays, une autre ville. Il différencie des lieux mais de manière plutôt abstraite et imprécise puisque sans rapport de distance. Michel Butor définit l’ailleurs comme le lieu qui ne ressemble pas à chez nous.
L’ici et l’ailleurs ne concernent pas seulement un territoire géographique mais, comme Marc Augé le définit, également un territoire rhétorique. Le territoire rhétorique est le territoire défini par le langage. Le voyageur quitte ce territoire rhétorique quand il n’est plus en mesure de se faire comprendre, lorsque son interlocuteur n’est plus en mesure de comprendre les « griefs qu’il formule ou les admirations qu’il manifeste1 ».
Dans la transition, le voyageur balance entre cet ici et cet ailleurs. Il est d’ici et il va ailleurs sous-entendant qu’il est le ressortissant d’un pays, son pays natal et en transition vers un ailleurs, sous-entendant le reste du monde. L’ici, c’est ce avec quoi on fait corps, notre identité et provenance. Par extension, on est familier d’un pays, d’une culture. L’ailleurs, c’est une sorte d’inconnu qui construit notre imaginaire du voyage. Dans la transition, le voyageur est dans une parenthèse entre le familier et l’étranger, l’inexploré, le non éprouvé. 1 Augé, Marc. Non-Lieux.
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« Dans le train pour l’Allemagne, des annonces du contrôleur indiquaient en français les villes par lesquelles nous passions jusqu’à ce que nous traversions la frontière, sans le soupçonner, je ne pouvais plus comprendre les mots énoncés dans le haut-parleur. Le contrôleur nous annonçait maintenant les villes en allemand. Nous étions passés sur le sol allemand et c’est le changement de langue qui matérialisa le franchissement de cette frontière invisible. » Martins est prêt à partir. Voilà deux semaines qu’il se prépare à ce voyage. Un trajet de 38h pour six mois en Nouvelle-Zélande. C’est la première fois qu’il quitte l’Europe. Il épluche du regard chaque recoin de l’appartement trois à quatre fois et se rassure en répétant qu’il n’a rien oublié. Après deux heures de conduite en direction de Copenhague, il réalise enfin. Quelque chose le troublait. Il avait le sentiment de ne pas être au complet. Son passeport était resté à la maison.
Après le passage de la frontière entre un mur de barbelés, douaniers en mitraillette, on roule en Slovénie de village en village en direction de Ljubljana, des maisons en construction jamais terminées, une campagne banale à perte de vue et, là, un panneau surprenant au bord de route : « Interdiction de photographier ». Rires dans la voiture car rien à l’horizon sauf des champs sans intérêt et là, quelques centaines de mètres plus loin, un arbre … avec un policier caché derrière. Pourquoi faire, on ne le saura jamais. C’était en 1982 avant la guerre de Yougoslavie.» Gilles
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« J’étais en Grèce. Il était prévu que nous prenions le bateau non loin d’Olympie pour rejoindre l’Italie. Notre voyage, riche en émotions et très festif, promettait de nous laisser de merveilleux souvenirs. Mais la réalité devait nous rattraper sur le port de Patras. Alors que nous approchions en bus des quais d’embarquement, des dizaines d’hommes s’agglutinèrent aux grillages clôturant le parking. Ils tentaient leur chance pour passer en Italie et certains mêmes tapèrent aux vitres du car pour nous arrêter. Avant notre embarquement, des policiers fouillèrent le car et contrôlèrent nos papiers, à la recherche d’éventuels clandestins. » Sonia
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ZONE DE TRANSIT INTERNATIONALE La transition vers l’ailleurs est rythmée par une entrée et une sortie d’un territoire, voire plusieurs. Entre partir et arriver, le voyageur franchit une frontière. Que représente la traversée de cette frontière pour le voyageur en transit ?
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Dans la transition, le voyageur transporte son identité, son histoire. Il a construit quelque chose en amont, une routine, des automatismes, des habitudes, un imaginaire du voyage. Tout voyageur est le fruit d’un pays, d’une culture. Quand on voyage, on transporte une nationalité. On est le produit d’un pays. On appartient à une nation, un territoire délimité. Passé ce territoire, la frontière franchie, le voyageur n’est plus « chez lui ». L’entre-deux du voyage traite de la question de l’autre puisqu’une fois le passage franchi, le voyageur se retrouve face à l’étranger. En voyage, le voyageur se définit par rapport à cet autre, qui est le produit d’un autre pays, qui fait partie d’une autre identité collective. Transiter implique un changement de pays, de lieu, d’aire culturelle. Le passage de la frontière est la concrétisation de ce changement. En 2012, une personne sur six a traversé les frontières. Cela représente plus d’un milliard de voyageurs. La frontière est une ligne imaginaire qui se concrétise encore, entre certains états, par un espace douanier qui exerce un contrôle d’identités et de marchandises. C’est une séparation et un point de passage qui « encadre » le voyage. La frontière peut être linguistique, culturelle, politique, juridique. Traverser la frontière est un acte à la fois politique,
socio-économique, culturel, voire spirituel. En Europe, l’espace Schengen, mis en œuvre en 1985, est un espace spécifique en matière de voyages internationaux car le voyageur peut passer d’un pays à un autre sans contrôle frontalier. Dans ce cas, la frontière est plus ou moins perceptible. C’est une démarcation abstraite puisqu’elle est invisible. La frontière est une limite mais c’est aussi un point de connexion qui relie deux pays, qui lie un intérieur (chez soi), le lieu proche et un extérieur (l’ailleurs), le lointain. C’est un lieu particulier de la transition dans lequel l’action de franchir une limite concrétise et symbolise l’idée que l’on part à la rencontre de l’ailleurs et de l’autre. C’est l’endroit qui rend réel le basculement vers l’ailleurs, une sorte de zone de basculements « émotifs ». Le voyageur s’y trouve entre euphorie et crainte. « Beaucoup de cultures ont symbolisé la limite et le carrefour, ces lieux particuliers où quelque chose se joue de l’aventure humaine lorsque l’un part à la rencontre de l’autre.1 »
1 Augé, Marc. Pour une anthropologie de la mobilité. p 18.
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Traverser une frontière a un côté émouvant parce qu’il y a derrière l’idée qu’on accomplit quelque chose d’exceptionnel. Le voyageur se trouve dans l’excitation de la découverte mais dans la crainte également de ne pas être reconnu par les autorités. La frontière est le point de transition, le couloir où s’échangent des univers, des cultures, des points de vue. « Passer une frontière est toujours quelque chose d’un peu émouvant : une limite imaginaire, matérialisée par une barrière de bois qui d’ailleurs n’est jamais vraiment sur la ligne qu’elle est censée représenter, mais quelques dizaines ou quelques centaines de mètres en deçà ou audelà, suffit pour tout changer, et jusqu’au paysage même : c’est le même air, c’est la même terre, mais la route n’est plus tout à fait la même, la graphie des panneaux routiers change, les boulangeries ne ressemblent plus tout à fait à ce que nous appelions, un instant avant, boulangerie, les pains n’ont plus la même forme, ce ne sont plus les mêmes emballages de cigarettes qui traînent par terre.2 »
2 Perec, Georges. Espèces d’espaces. p 145.
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Les fonctions de la frontière varient avec les moyens de transport empruntés et les pays traversés. On distingue la frontière terrestre de la frontière aérienne, physiquement différentes. Dans l’espace de l’aéroport, la police aux frontières est ce qui concrétise la porte d’entrée et de sortie du territoire. La traversée de la frontière structure l’action même de passage. Ce passage demeure une étape importante du transfert puisqu’il légitime le voyageur et lui reconnaît une identité propre. Le passage de la frontière valide l’accès vers l’ailleurs. Après avoir passé cet espace de contrôle policier, le voyageur est considéré comme étant en zone de transit internationale, aucun ressortissant n’est davantage chez lui qu’un autre. Même si physiquement le voyageur est encore sur le sol du pays, il n’est plus considéré comme tel. Dans le film The Terminal, de Steven Spielberg, Viktor Navorski, un polonais en voyage à New York, se voit contraint de rester à l’intérieur de l’aéroport. Son pays vient de voir son gouvernement renversé par un soulèvement de l’intérieur, il est donc devenu indésirable et n’est pas en règle pour passer la frontière. Il va donc errer dans l’aéroport JohnFitzgerald-Kennedy. Dans cet espace, c’est comme si le
voyageur troquait son identité relative à son pays contre une identité universelle, commune à tous les voyageurs. A l’aéroport d’Orly, la police aux frontières m’a défini cette endroit comme une sorte de no man’s land, zone non habitée entre deux frontières, signifiant an anglais « terre de personne ».
« Et dans l’avion alors, où le voyageur est-il ? Il est dans un couloir aérien, une autoroute imaginaire à suivre, un vide ».
En gare du Nord, le train Eurostar arrive sur un quai séparé des
«Terre = société = nation = culture = religion3», c’est ainsi qu’est signifié selon Marc Augé, l’intrusion du territoire dans l’espace. Si elle peut apparaître comme une zone de passage limité, un lieu cerné, il y a pourtant un débordement, une expansion des frontières jusque dans l’espace aérien. Le survol de certains pays étant d’ailleurs parfois interdits comme le passage de certaines frontières. Alors
autres quais par des vitres. Il est rendu accessible seulement aux voyageurs qui ont validé le passage de la frontière (matérialisée plus loin), dans un autre espace spécifique dédié.
Du départ à l’arrivée, le passage de la frontière est une des étapes qui caractérise le transit. Dans un seul et même espace, le voyageur est à la fois dedans et dehors. Avant de se trouver dans la zone de transit internationale, il dépend de la législation du pays dans lequel il est. Il fait partie d’une législation collective lorsqu’il est à l’intérieur de la zone de transit internationale. Il est part d’une même communauté donc. D’une individualité, il passe à une universalité puisqu’il a le même statut que tous les autres voyageurs. Dans cette zone, le voyageur est partout et nulle part à la fois. Il est ici (dans le pays qu’il visite) mais il pourrait être ailleurs (dans n’importe quel autre pays en fait).
3 Augé, Marc. Non-Lieux. p 145.
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même qu’il ne touche pas le sol, le statut du voyageur bascule. Il est d’une certaine manière un « hors-la-loi ». Ce moment de la transition est donc régi par des lois, chaque pays ayant ses propres critères d’entrée et de sortie du pays. Donc dans l’acte même de la traversée de l’espace, la frontière est un lieu de contraintes face auquel le voyageur est solitaire. L’expérience du passage reste fondamentalement individuelle. C’est une forme d’interdiction et d’exclusion ; le voyageur qui n’est pas muni des justificatifs authentifiant son identité, ne peut pas traverser la frontière. La frontière est donc une sorte de passage-épreuve. D’une limite imaginaire à un espace particulier tangible, la frontière matérialise donc l’idée que l’on quitte un pays pour entrer dans un nouveau. Il y a dans l’idée de frontière une nécessité de séparer l’espace pour mieux le comprendre et ainsi définir des appartenances. La mobilité interroge le rapport du local au global et questionne les lieux et la citoyenneté. La frontière est toujours emprunte d’une dimension politique. Cette dimension semble inhérente au voyage, quel qu’il soit. Dans ce franchissement, le voyageur fait l’expérience de sa propre identité par rapport à une autre. Tous les voyageurs ne sont pas égaux dans la transition.
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En gare du Nord, le terminal Eurostar place les voyageurs à destination de Londres dans une sorte de bocal, isolé du reste de la gare.
A l’aéroport, avant même le passage de la frontière, le voyageur authentifie d’abord son identité dans des zones dédiées à cet effet. Elles valident l’accès vers l’ailleurs.
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Troisième culture Airports Kids est une pièce de théâtre crée en 2008 par Lola Arias et Stefan Kaegi mettant en scène des enfants issus d’une culture commune qui abolie la notion de frontière. Leur approche du théâtre s’inscrit dans l’idée d’un théâtre documentaire. Ce sont les enfants dits de la « troisième culture » pour lesquels les lieux de transition deviennent des lieux si familiers qu’ils sont presque une deuxième maison. Le personnage de Juliette veut être hôtesse de l’air et son désir est de voler autour du monde sans jamais toucher le sol. Ces enfants, issus de parents employés dans des multinationales ou d’expatriés, sont les nomades de la mondialisation, des enfants sans cesse en transit pour lesquels le voyage est une transition perpétuelle. La frontière est peut-être la limite qui matérialise leur mal du pays. Dans l’idée de frontière, résonne le fait que ces enfants n’ont finalement pas de chez eux concret dans lequel se définir : ils n’appartiennent ni à leur pays d’origine, ni à leur pays d’accueil, souvent temporaire. L’ailleurs pour eux ne résonne pas avec la même part d’exotisme qu’il pourrait résonner pour un voyageur à destination plutôt vacancière. Ils sont mobiles dans cet entre-deux pays qui leur donne 96
plutôt le sentiment d’être toujours au même endroit. Le voyageur est une catégorie de personne qui ne se projette pas en tant qu’habitant. Il sait qu’il est seulement de passage dans le pays qu’il traverse ou qu’il visite. Pourtant, cet enfant de la « troisième culture » a le désir que chaque pays soit un peu plus sien. Bouger tout le temps ne permet pas de créer des liens à long terme, d’avoir des attachements solides. Si, pour certains, la transition est un moment de définition où quitter son chez-soi permet de mieux se connaître, pour d’autres, cette transition brouille les pistes, elle est génératrice d’incertitudes. Le spectateur est convié dans un sous-sol d’aéroport. Ces enfants transportables, comme leur vie, évoluent sur scène dans un décor de boîtes et de containers représentant un hangar à marchandises en attente d’embarquement. Les enfants ont chacun investi une boîte qui symbolise leur maison, l’aéroport prend une forme d’habitat.
Un monde où la notion de « chez soi » est devenue problématique, comme la question de l’identité. Et c’est dans le moment de la transition que semble se révéler cette ambiguïté. En effet, comme se définir quand on est sans cesse en transition ? « C’est partout pareil pour moi. Je transporte mon cœur dans une valise. Tu ne sauras jamais ce que je ressens. J’ai perdu ce que j’ai aimé. Je repars toujours. Je ne reviendrai jamais.4 » 4 Extrait tiré de la chanson Home, jouée pendant la pièce.
Lola Arias et Stefan Kaegi nous mettent face à un monde où les frontières semblent avoir disparu pour toute une catégorie de personne qui travaille pour des entreprises ou organismes internationaux, mais où elles semblent au contraire s’être considérablement renforcées pour d’autres. 97
Vendredi, 19h, terminal 2E, zone d’enregistrement. Il y a beaucoup de monde et la queue au guichet. Un peu de retard et l’embarquement a déjà commencé. Arrive le tour de Laurent. Il tend son billet et son passeport et après quelques longues secondes à tapoter sur son clavier, l’hôtesse se retourne vers lui, quelque peu désabusée. « Mais Monsieur Rousseau, vous êtes déjà dans l’avion ». « Je ne crois pas car je suis devant vous », lui répond-il. Il essaye alors d’accélérer les choses car l’heure du décollage est toute proche et il ne se voit pas attendre l’avion suivant, certainement complet d’ailleurs. Mais il voit la panique envahir cette hôtesse qui ne comprend pas ce qu’il fait là, devant elle, alors qu’il est sensé déjà être dans l’avion. Les coups de téléphone s’enchaînent, les voyageurs derrière lui s’impatientent et tout à coup, c’est le service de sécurité de l’aéroport qui débarque. Le voici entouré par les agents, en essayant d’expliquer au mieux la situation - qu’il ne comprend toujours pas papiers d’identité, justificatifs, etc., alors que pendant ce temps-là, un énième coup de téléphone est passé cette fois directement dans l’avion. Donc, Monsieur Laurent Rousseau est dans l’avion alors qu’il se trouve à l’enregistrement. 98
Tout est mis en œuvre pour retrouver cet intrus dans l’avion. La liste des passagers est passée en revue. Ordre est alors donné de débarquer cette personne dudit siège. Trois agents partent en courant vers l’embarquement. Autour de lui, tout s’agite. Il entend qu’il faut retrouver et débarquer au plus vite un éventuel bagage de la soute. Les minutes lui paraissent longues. Quelques instants plus tard, les trois agents reviennent accompagnés d’un homme d’une quarantaine d’années. Laurent comprend que cet homme vient d’être débarqué de l’avion. Ses papiers lui sont demandés et en lisant à l’envers son passeport, il découvre qu’il s’appelle… Laurent Rousseau ! Il se retrouve donc devant son homonyme qui a pris sa place dans cet avion de retour. Lui aussi part pour la même destination. Drôle de situation. Ils trouvent cependant le temps d’en plaisanter un peu.
« Comme souvent je me laissais prendre par les roulis du train et l’agitation qui régnait dans le wagon : rires et conversations d’étudiants, éclats de voix et discussions animées de bidasses en permission. Alors que nous quittions la gare, l’homme près de moi retira sa veste puis comme s’il s’agissait d’un vêtement, détacha la prothèse qu’il portait à la place de son bras droit. J’essayais de dissimuler mon étonnement et nouais la conversation avec mon compagnon de voyage qui me fit le récit de ce qui devait être un tournant dans sa jeune existence, un accident de moto au retour d’une soirée trop arrosée. Difficile pour moi de ne pas penser à mes cours d’anatomie mais également aux risques que je prenais parfois. Ce moment resta un « entre-deux gares » comme tant d’autres, riche en surprises et rencontres. » Sandrine
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« Un jour, de retour d’Hanovre en août 2010, en route pour la Sicile le lendemain à 7h, je devais passer la nuit à l’aéroport d’Orly. C’était un joli entre-deux… Comme plein d’autres voyageurs, je me suis installée par terre avec mon duvet, on formait comme une communauté des entre-deux cette nuit-là. Je n’arrivais pas bien à dormir, alors je me suis assise et je n’avais pas grand-chose d’autre à faire que d’observer les autres. Une souris est apparue, s’est baladée sur les duvets des entre-deux endormis à côté. J’ai rigolé. J’imaginais qu’un tiers des personnes qu’approchait la souris devait avoir une peur bleue des souris. » Solène
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CROISER L’ AUTRE L’expérience du transit est aussi une expérience de rencontres. Dans le moment de la transition, le voyageur est toujours parmi d’autres. L’entre-deux est un concentré d’humanité et d’individus différents, étrangers. Cet espace-temps du transit offre un éventail d’identités diverses. Dans cette rencontre, l’autre est un potentiel compagnon de voyage mais également un « voyeur » (observateur). Croiser l’autre, cela peut être à la fois, rentrer en contact avec cette personne ou faire intrusion dans son intimité. Comment se concrétise cette rencontre dans le moment de la transition ?
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Transfert individuel / transport collectif Dans La Modification de Michel Butor dont il a été question précédemment, le voyageur Léon Delmont est sans cesse en compagnie d’autres voyageurs à bord du compartiment. Des micro-histoires se créent dans le train et évoluent au fur et à mesure que les passagers entrent et sortent. Elles font des personnages qui l’occupent comme une micro-société internationale. L’espace du compartiment est un espace social où se joue le théâtre de vies différentes mais liées par un trajet et une destination. En résonance avec l’espace extérieur qui évolue autour du train, le compartiment est un lieu en mouvement dans lequel se tissent et se détissent des liens entre les hommes qui l’occupent. Le train est le théâtre des vies que les passagers s’inventent car ils ne connaissent rien de ceux qui les accompagnent. Il est presque immuable dans La Modification, puisqu’il ne subit que d’infimes changements dans l’éclairage, les substitutions de bagages selon les nouvelles arrivées ou encore la salissure du plancher chauffant. C’est pourtant un espace réduit et clos auquel le voyageur n’est pas accoutumé. Léon Delmont tente d’effacer son corps pour réduire la gêne occasionnée par l’incon-
fort du voyage rallongé. Côte à côte ou face à face, Léon Delmont crée pourtant un lien d’intimité avec les autres passagers alors qu’ils sont de parfaits inconnus. Les voyageurs partage une histoire commune, celle du trajet et des péripéties qu’il engendre. Les espaces de transition comme les moyens de transport sont ouverts et rendent public chaque geste et action que le voyageur y entreprend. Il parait difficile de dissimuler ce qui est de l’ordre du privé. Ce sont des lieux qui offrent un autre rapport à l’intimité puisqu’ils associent le public et le privé dans un même endroit. Individualité et collectivité cohabitent. Mais dans ce moment de transition, le corps du voyageur est exposé aux yeux des autres sans qu’il puisse vraiment s’y soustraire. Elle représente une intrusion dans son intimité : dans le wagon, le couloir du train, sur les sièges, les corps inconnus se frôlent. Les conditions du voyage crée une proximité envahissante parfois. Dans ce trop-plein de proximité (il y a bien des voyageurs qui ronflent à gorge déployée), le voyageur prend conscience de son intimité. Il ne contrôle pas son environnement dans sa totalité, il n’est pas le maître absolu des lieux. Le voyageur est partagé entre l’envie de se fondre ou au contraire de se démarquer du lot.
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« J’étais dans un train. En face de moi, se trouvaient un couple et son nourrisson de quelques mois. Il était agité. Les parents essayaient de l’apaiser, en vain. Il finit par se mettre à hurler de plus belle. Les parents firent des allersretours dans le wagon, tentant de dissimuler leur gêne. Agacé par le remue-ménage engendré par cette crise, un passager ne tarda pas à manifester son exaspération devant cette situation. Il s’enflamma rapidement et injuria le père de famille qui tentait de calmer son petit, lui reprochant de ne pas éduquer correctement son enfant. Quelques passagers, honteux de la situation, ne tardèrent pas à se tourner pour voir ce qui se déroulait derrière la porte du compartiment. L’engueulade continua un certain temps jusqu’à ce qu’un passager se lève, rejoigne la bataille et, de vive voix, s’adresse au passager agacé: « Vous n’avez jamais pleuré dans votre vie vous ? ». Devant la gêne occasionnée par cette question banale, le passager stoppa nette l’énergique conversation et alla se rasseoir, assez honteux de s’être emporté de la sorte. » Daniel
Rencontrer l’autre « Le voyage m’avait semblé trop bref... Budapest, Brasov, Bucarest, Constanza... Autant de haltes libertines sur l’horaire de notre sleeping-car... Maintenant, nous partagions la même chambre au Péra-Palace. Et malgré que j’en eusse, je comptais les heures, avant de dire adieu à cette compagne blonde que le hasard avait placé malicieusement dans un coin de mon compartiment...1 » Dans le moment de la transition, le voyageur est toujours parmi d’autres. La transition offre une présence à soi et en même temps une première confrontation à l’autre. Ceux qui nous entourent, nous accompagnent, nous accueillent et orientent. A travers la mobilité, même si le voyageur est dans l’accomplissement de son voyage seul, il est question de rapport entre des voyageurs, des hommes. Dans les espaces de transition, espace commun à partager, il y a interférence d’individus qui pourtant ne vont peut-être jamais se rencontrer. Dans le livre Habiter les aéroports2, Andrea Urlberger fait référence à une conférence d’Alain Thierstein. Celui-ci parle des hubs comme les « plate-formes qui 1 Dekobra, Maurice. La Madone des sleepings. 1925. 2 Habiter les aéroports, Paradoxes d’une nouvelle urbanité. Sous la direction d’Andrea Urlberger. 2012.
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produisent un service qui s’appelle connectivité3 ». Ces plate-formes donnent la possibilité d’être connectées efficacement au monde. Les moyens de transport modernes ouvrent une ère nouvelle : celle de la communication. La contraction des distances facilite le rapport entre les peuples, elle décloisonne des pays et transforme la terre en une mosaïque de voisinages. Dans l’attente de l’arrivée, le voyageur se livre au vide d’un temps qui lui est entièrement offert. Déconnecté avec la réalité du quotidien, tout est possible, les autres voyageurs qu’il croise sont des rencontres à ne pas manquer. Agathe m’a raconté son trajet en train en Inde et la difficulté à être observée constamment et de manière insistante par les Indiens. Pour elle, la transition était plutôt endurée. Pour les autres, elle était l’objet d’une curiosité, d’une certaine fascination. Puissante attraction de la différence. Même s’ils ne se connaissent pas, les gens parlaient entre eux, montraient des photos de leur mariage. Dans ce temps latent, le voyageur aurait plus de facilité à révéler des parcelles d’intimité, à faire le don de soi car confiné dans un même espace, les barrières de l’intimité tombent.
Si ces rencontres nous emportent déjà un peu dans l’ailleurs à visiter, elles sont aussi illusoires parfois. Dans l’avion pour l’Inde, Agathe se retrouve par exemple en compagnie de passagers issus d’une classe sociale plutôt aisée qui lui donne une image faussée de ce qui l’attend sur le sol indien. Dans l’avion de Paris à Madagascar, les malgaches intervertissent leurs vêtements en se créant un « style d’expatriés » en direction de Paris et à l’inverse, revêtant un costume plus traditionnel en allant vers Madagascar. Dans cet entre-deux, le voyageur se crée une certaine identité de voyageur. Elle est éphémère, il peut donc la fausser au regard des autres, jouer avec son identité mais, en même temps, il a nécessité de véhiculer une certaine image sociale. Le voyageur se façonne un nouveau visage. Il ne semble pas utile d’être vrai dans ce que l’on transmet à l’autre et ce qu’on laisse transparaître puisque le transit est seulement un espace-temps provisoire.
Etre relié au monde Les moyens de transport modernes ont pour but de créer des liaisons entre les pays. Au-delà de leur usage comme infrastructures de transport, ce sont « des actions pour les
3 Habiter les aéroports. p 12.
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hommes4 » car ces espaces connectent les hommes entre eux, les rapprochent malgré l’éloignement. Ce sont les espaces emblématiques qui nous relient au reste du monde. Ils donnent le sentiment d’être dans une sorte d’union avec le reste de la planète. Les espaces de l’aéroport et de la gare représentent un prolongement vers l’extérieur, vers l’ailleurs. Union temporaire. Les avions plongeant vers les pistes des aéroports forment un réseau de lignes qui s’entrecroisent et font du ciel un réseau de voyageurs en transition. Ils forment une trame momentanée qui relie et unit des hommes inconnus sous le même désir de la quête d’ailleurs. Les voies aériennes sont les routes invisibles vers une autre destination tandis que les voies ferroviaires dessinent concrètement une ligne, un itinéraire vers cette destination. Dans Habiter les aéroports, Andrea Urlberger pointe ainsi le fait que l’aéroport est un lieu qui englobe d’autres espaces plus éloignés, « un espace plus vaste que la construction proprement dite5 », il instaure une continuité des lieux.
Cynthia endormie pendant un trajet en bus vers l’Angleterre au milieu de ses camarades, ravis de pouvoir la prendre en photo 4 Habiter les aéroports. p 12. 5 Ibid.
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dans ce moment d’absence.
« Les entre-deux, des fois c’est insolite. Je n’attends rien des entre-deux, rien d’autre que de l’ennui et de l’inconfort. Alors je suis souvent surprise. » Solène
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CONCLUSION
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Partir, partir, partir. Je n’avais que ces mots en tête. J’ai souvent remis en question mes départs en franchissant le seuil de la gare ou de l’aéroport. Le moment de la transition a toujours été pour moi un espace-temps qui concrétisait le départ et le rendait réel. Dans ce moment là, il est en effet difficile de faire marche arrière. C’est une mise en danger du corps dans le tourment du mouvement. Le voyageur y est dans un temps présent qui pourtant est voué à disparaître. Transiter, c’est avant tout parcourir et traverser des espaces. La transition révèle ce qui fait lien entre différents lieux, différents pays. Mais ce lien est délicat à saisir quand le transfert est trop rapide car le voyageur n’est pas en mesure de se localiser précisément quelque part. Au travers des rencontres et des œuvres évoquées dans ce mémoire, j’ai compris que c’est cette balance, cette ambiguïté qui fait l’essence de la transition. Le voyage est une épreuve. Le transit en est la première. Elle est bénéfique au voyageur. Même si elle peut s’avérer douloureuse, elle participe à construire un homme nouveau. C’est un moment de maturation, de mutation. Elle n’est pas seulement un voyage dans l’espace, elle offre aussi un espace-temps propice à un voyage de la conscience. Le voyageur est en mesure de s’approprier ce
moment-là car il y construit son identité personnelle. La transition s’inscrit dans le voyage même si elle incarne un temps abstrait. C’est un « hors-temps » où le voyageur est livré à lui-même. La transition est un cadeau car elle offre une présence à soi, peut-être difficile à trouver dans notre quotidien mouvementé. Elle autorise d’être celui que l’on n’est pas au quotidien. Elle nous met face à une autre image de nous-même. Elle transforme donc le voyageur. Dans ces moments transitoires, réalité et imagination se mêlent. Le quotidien s’arrête et notre identité bascule. En transit, mon identité est d’abord celle d’une française, puis mon statut bascule à celui de ressortissante puis d’étrangère. C’est la perte des racines que nous avons construites en un lieu et qui font notre identité. Transiter vers un ailleurs, c’est se mouvoir dans des contrées inconnues. Dans ce basculement, je laisse mon chez-moi, je quitte ma zone de confort (comme l’a dit le sociologue Jean-Didier Urbain). Finalement, c’est une occasion donnée pour franchir ses propres limites. On se définit dans l’avant que l’on a laissé tout autant que dans l’ailleurs qu’on désire rejoindre et dans le regard des voyageurs que l’on croise. La transition donne une impulsion au voyage. Elle est une sorte de stimulant sensoriel et émotionnel. 109
Ce qui fait lien entre les différents lieux traversés lors de la transition, c’est souvent l’homme. Les espaces de transition englobent, en effet, une part de l’humanité désireuse d’aventure. Ils en sont les lieux emblématiques, imprégnés d’un pouvoir de connectivité. Dans la transition, on se sent déjà un peu ailleurs. Le lieu étranger est vécu et perçu comme un univers autre et en même temps complémentaire et nécessaire à toute universalité humaine et culturelle. Les moments transitoires ont leurs limites s’ils sont « consommés » de manière inappropriée. Imaginé par l’agence de voyages Ailleurs, « le Tour du monde en 21 jours » est une formule qui offre la possibilité de « découvrir le monde » en passant par différents pays et villes (entre autres : Buenos Aires, Le Grand Canyon, Tahiti, Sydney, Tokyo) dans un temps bien défini. Cela représente environ 130h de vol c’est à dire six à sept jours de vol, d’escales, de temps passé dans les aéroports sur la totalité du séjour. Le voyageur est donc en moyenne un jour sur trois dans l’avion. Au final, il passera environ dix jours sur vingt-et-un à visiter chaque pays. Dans cette formule proposée par l’agence, transit et voyage semblent être en contradiction. C’est en fait un 110
« voyage-transit » dans lequel le temps du transport est perçu seulement comme un temps de déplacement alors qu’il pourrait être déjà un voyage en lui-même. Mon parcours entre textile et scénographie m’a souvent amenée dans les lieux publics. Des lieux qui témoignent d’une vie effrenée où ce qui semble banal, standard, uniforme peut se révéler surprenant et hors du commun. Je veux encore questionner ces lieux par ma pratique et voir comment chaque individu les investit à sa manière au quotidien. Ces lieux sont multiples. L’aéroport et la gare en font partie. Ils sont tout comme les moyens de transport, des lieux où le voyageur est observateur de la vie des autres. C’est comme s’il y était son propre comédien. Ces espaces interrogent la dimension d’espace commun, du vivre ensemble. Les corps dialoguent et se répondent dans l’attente. Les voyageurs qui s’activent et le personnel qui s’agite sur les pistes en font de véritables fourmillières. Dans ces lieux, des métiers, des identités se mettent en scène. Chacun devient la distraction des autres. Ils sont les théâtres d’une humanité.
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« L’imagination est la meilleure compagnie de transport. » Roger Fournier
Paysage enneigé au Danemark, décembre 2012
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Remerciements Un grand merci à tous les voyageurs, amis et inconnus, qui m’ont fait partager leurs expériences de transit et qui ont contribué de près à faire de cette écriture un voyage. Merci à Jean-Michel Bertrand pour ses encouragements et sa direction. Merci à Hiroshi Maeda pour ses précieux conseils de mise en page et son regard avisé. Pour leur soutien et leur relecture, merci à Jérémy et à ma famille ainsi qu’ à Alice pour sa patience devant mes multiples questions et inquiétudes. Enfin, merci à tous ceux que je n’ai pas cité mais qui m’ont aidée par leurs encouragements et leur écoute à donner corps à ce mémoire.
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A mes amis de l’ailleurs qui me donnent tous les jours envie de parcourir le monde.
A la recherche de la prochaine ville à explorer pendant un voyage en République Tchèque en 2010.
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Bibliographie Monographie: AUGE, Marc. Non-Lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Editions du Seuil, avril 1992. 149 p. (Collec. La librairie du du XXe et du XXIe siècles). ISBN 2020125260. AUGE, Marc. Pour une anthropologie de la mobilité. Paris : Rivages Poche, mars 2012. 107 p. (Collec. Petite Bibliothèque). ISBN 2743623456. BUTOR, Michel. La Modification. Paris : Les Editions de Minuit, novembre 1994. 313 p. (Collec. «double»). ISBN 2707303127. BUTOR, Michel, PLOSSU, Bernard. Paris-Londres-Paris. Paris : Les éditions de la Différence, 1988. 44 p. ISBN 2904538143. BUTOR, Michel. Réseau aérien. Paris : Gallimard, 1962. 120 p. Texte radiophonique. ISBN 2070210985. CARACALLA, Jean-Paul. Le goût du voyage : De l’Orient Express au Train à Grande Vitesse, Histoire de la Compagnie des Wagons-Lits. Paris : Flammarion, 2001. 189 p. ISBN 2080106483.
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Corps écrit, 24, La vitesse. Presses Universitaires de France, 1987. (Revue trimestrielle). Publié avec le concours du centre national des lettres. 159 p. ISBN 2130400959 DESPORTES, Marc. Paysages en mouvement : transports et perception de l’espace, XVIIIeXXe siècle. Paris: Gallimard, 2005. 413 p. (Collec. Bibliothèque Illustrée des Histoires). ISBN 2070770427. Habiter les aéroports, Paradoxes d’une nouvelle urbanité. Sous la dir. d’Andrea Urlberger. Genève : MétisPresses, 2012. 128 p. (Collec. vuesDensemble). ISBN: 2940406494 KUNDERA. La lenteur. Paris : Gallimard, 1998. 196 p. (Collec. Folio). ISBN 2070402731. MAZZONI, Cristiana. Gares, architectures 1990 - 2010. Actes Sud / Motta, oct 2001. p 278. ISBN 2742732632. PEARMAN, Hugh. Aéroports, un siècle d’architecture. Paris : Editions du Seuil, 2004. Traduit de l’anglais par Paul Lepic. 239 p. ISBN 2020800403. PEREC, Georges. Espèces d’espaces. Nouvelle édition revue et corrigée. Paris : Galilée, 2000. 185 p. ISBN 2718605502. Filmographie: PAOLI, Stéphane (réal.). 2009. Paul Virilio : Penser la vitesse. Documentaire Arte. 90 min. 117
SPIELBERG, Steven (réal.). 2004. Le Terminal. (titre original : The Terminal). Film. DreamWorks France. 124 min. WENDERS, Wim (réal.). 1974. Alice dans les villes (titre original : Alice in den Städten). Film. Paris : BAC. 107 min. Discographie: BECAUD, Gilbert. 1963. Un dimanche à Orly in Eternel. EMI, 2011. 3:21 min. Œuvre: FLEISCHER, Alain. Les voyages parallèles. 1991. Photographies cibachrome. 127 x 167 cm. Performance: DILLER Elizabeth, SCOFIDIO Ricardo. Jet Lag. 1998. Collaboration avec The Builders Association and D-Box. Multimedia theater work. Première à New-York. Théâtre: ARIAS, Lola, KAEGI, Stefan (mise en scène). Airport Kids. 2008. Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre Vidy-Lausanne.
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Sources internet: CHEROUX, Clément. Vues du train. Études photographiques [en ligne], 18 novembre 2002. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index101.html.
Crédits photographies Jérôme Brézillon, page 14 Lise Fainsilber, pages 28 et 79 Hiroshi Maeda, pages 45, 77, 80 Capucine Neel, page 79 (photo du coucher) Lucia Zatkuliakova, page 27 Photos tirées du livre Habiter les aéroports, pages 56 et 57
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Achevé d’imprimer en mai 2013 à l’ENSAD
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