Baobab City : une nouvelle de science-fiction de Philippe Curval

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BAOBAB CITY UNE NOUVELLE INÉDITE DE PHILIPPE CURVAL Philippe Curval est un auteur et romancier de science-fiction. Il a écrit une quarantaine d’ouvrages depuis Les Fleurs de Vénus publié en 1960. Parmi eux : Le Ressac de l’espace, prix Jules-Verne en 1962, L’Homme à rebours, Grand Prix de la science-fiction française en 1975, Cette chère humanité, prix Apollo en 1977. Son dernier roman, Black Bottom, est paru chez La Volte en 2018.

« Assez bébé ! », c’est le surnom que nous avions attribué à l’exoplanète Alpha Centauri Bb, que l’on écrivait Acébé, pour simplifier. À quatre virgule cinq années-lumière de la Terre. Nous avons mis plus de sept ans avant d’y parvenir. Sans compter le temps qu’avaient pris antérieurement l’expertise, la contre-expertise au sujet de la viabilité de l’expédition, la création sur la Lune du chantier de construction, les controverses entre astrophysiciens, scientifiques, religieux de tous bords autour du projet final. Les chances qu’elle soit habitable voisinaient les 50 %. Nous étions partis quand même, car notre planète natale montrait des signes d’extinction prochaine, réchauffement climatique mis à part, avec sa population de quinze milliards. Si l’on ne voulait pas que la race humaine dépérisse à jamais, il fallait trouver un nouveau point d’ancrage pour ceux qui survivraient au naufrage. Donc les États avaient donné. Ou plutôt, ils avaient privatisé les bitcoins, racketté militairement les banques, les Gafam1, les Natu2, les Batx3 et consorts, pour récolter la somme exorbitante que cette expédition exigeait. En compensation, ces entreprises se battaient déjà pour arracher de futures parts de marché. Phares lasers installés près du Soleil pour capter l’énergie et la projeter sur les voiles de notre vaisseau, puis accélération prodigieuse en se plaçant dans l’orbite d’un énorme trou noir au tiers du parcours. Cette technique audacieuse nous avait permis d’atteindre 85 % de la vitesse de la lumière. Grâce au talent des cinq hommes et femmes d’équipage, fins tacticiens du vol spatial en plus de leurs spécialités, zoologiste, organicien, écologiste, géophysicien, astronaute, c’est-àdire moi, Joyce Fontaine. Comme ma morphologie s’apparentait au style grande, blonde et souriante, certains d’entre nous me surnommaient en catimini astronautesse de l’air. À cinq cents kilomètres de notre but en position orbitale, Acébé n’offrait rien de très attrayant. Bien que chargée d’une atmosphère respirable, dioxygène 24 %, diazote 72 %, plus quelques gaz rares connus ou inconnus, celle-ci ne dispensait pas ce bleu langoureux qui nimbe la Terre. Sa coupole céleste virait plutôt vers un gris mauve assez opaque. Sa surface qu’on entrevoyait à travers des nuages cuivrés ne proposait qu’un nombre extrêmement limité d’étendues végétales ou marines – et encore, celles que nous avions interprétées en ce sens méritaient une vérification plus rigoureuse. Couverte de steppes rocheuses, de volcans éruptifs, de pics vertigineux étincelants sous la lumière d’Alpha Bb, son Soleil, l’exoplanète rappelait une sorte de grand hérisson dont on aurait partiellement rasé les poils. Mais nous avions le moral. Après une étude géographique approfondie, cap sur une forêt d’arbres dénudés peuplant une immense pénéplaine au bord d’une vallée où ruisselait un cours d’eau étique. On se posa comme sur un édredon, le sol était souple. Brice, notre capitaine, descendit le premier, tenta de faire quelques pas en bondissant. Plus dodue que la Terre, Acébé jouissait d’une gravité

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de 1,3, si bien que sa danse de joie évoquait plutôt le saut d’un crapaud que celui d’un kangourou. Aussitôt après moi, Maure, Lazzaro et Crown le rejoignirent, ce dernier, examinant le paysage, s’exclama : « Il est grilheure, les slictueux toves gyrent sur l’alloinde et vriblent. Tout flivoreux sont les borogoves. » Citant ainsi Lewis Carroll, il désignait l’étrange forêt qui se développait sur les pentes de la surface faiblement onduleuse où nous avions « acébéri ». Troncs noueux des arbres gigantesques – que quatre d’entre nous n’auraient pu entourer de leurs bras assemblés –, répartis sur des kilomètres selon un plan qu’un géomètre de génie n’aurait pas démenti. Branches mortes – ou dépourvues de feuilles en admettant que ce ne soit pas la saison – révélées par la lumière tangentielle du soleil couchant, qui se détachaient d’une manière fascinante sur le ciel fibreux. « Baobab city », lâcha Lazzaro pour tout commentaire. Juste à cet instant, une volée d’oiseaux, aux ailes puissantes montées sur des corps potelés dépourvus de plumes, jaillit au-dessus de nous. Crown, à la réputation de chasseur enragé made in USA, d’instinct sortit son revolser, en abattit deux. « N’es-tu pas complètement cinglé ? s’écria Brice ! Tu oublies le principe de précaution. Si nous nous mettons à tirer sur tout ce qui bouge dès notre arrivée, comment nous accueilleront les indigènes ? Même s’il n’en existe pas, toute action meurtrière peut entraîner une réaction. Imagine que d’autres animaux, des plantes et pourquoi pas des minéraux veuillent se venger ! – Après sept ans d’un régime pénible, à bouffer des pâtes en tube sur des tartines de soja, j’avais envie de manger autre chose. – Encore faut-il que tes oiseaux soient comestibles. – Excuse-moi, je n’ai pas réfléchi ! » En réalité, nous avions passé l’essentiel du voyage en hibernation, nous relayant à tour de rôle durant quelques semaines au plus en phase éveillée afin de constater que nous n’étions pas morts, de conserver le cap, le rectifier au besoin, tester tous les instruments de bord, nous sustenter évidemment de nourriture de synthèse. Assez souvent pour en être écœurés. C’est pourquoi nos estomacs frustrés prirent le dessus sur l’altercation. Lazzaro vérifia que la viande des oiseaux ne contenait aucune substance nocive pour notre organisme. Puisqu’au sol ne se trouvait pas de bois sec, Crown envoya un drone muni de cisaille qui débita quelques branches situées au sommet de l’arbre le plus proche. Puis alluma un feu. Après un véritable festin, Maure le félicita pour l’extrême subtilité de la chair. Ce fut notre premier barbecue sur Acébé, mais aussi le dernier. Selon les calculs de Brice, ici, la journée complète durait trente-deux heures ; en cette saison que l’on pouvait relativement comparer à l’automne, la part de la nuit égalait seize heures. Donc, malgré notre fatigue due à la tension du voyage ainsi qu’à notre acébérissage délicat, nous nous réveillâmes après un sommeil bien mérité, en pleine obscurité. Nous n’avions aucune raison de nous affoler pour commencer l’exploration de la planète, puisqu’en raison du paradoxe de Langevin, un demi-siècle au moins se serait écoulé sur Terre au moment de notre retour. Pourtant, nous mourrions tous d’envie d’entamer nos recherches dans l’immédiat. Aussi, après un petit déjeuner copieux puisé à nos réserves personnelles que nous avions prudemment conservées jusqu’à notre arrivée dans nos frigos à temps zéro, nous fûmes rapidement sur pied afin de tâter le terrain environnant, réservant l’utilisation de nos modules airplanes pour les jours suivants. Harnaché de son projecteur mobile à LED qui entourait notre petite troupe d’un halo de lumière rassurant, Brice prit la tête en se dirigeant vers le sommet de la vallée où pointait l’un de ces pics élancés que nous avions repérés. Il fallait s’habituer progressivement à ce sol élastique, dépourvu de végétation, qui perturbait légèrement notre équilibre. Bientôt, il fit place à une rocaille aux arêtes pointues, puis, à mesure que nous avancions, murés dans le silence, de gros rochers entravèrent notre marche. Si bien qu’ils nous contraignirent à rompre notre file. Lazzaro et Maure furent chargés de poursuivre l’exploration sur la droite, tandis que Crown, Brice et moi aborderions le pic par la gauche. Flèche de feu affûtée telle une lame gigantesque, qui se dressait à quelques kilomètres de haut, irradiée par le soleil levant.

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D’où vint la première attaque ? Elle fut si rapide, si furtive que ni Brice ni moi ne la remarquâmes. Sauf que trois secondes plus tard, un terrible gémissement nous parvint. En me retournant vivement vers Crown qui fermait la marche, je l’aperçus qui se tordait dans tous les sens pour essayer de se débarrasser d’une masse obscure qui lui ventousait le dos. Je bondis à son secours, munie d’une batte en métal plutôt que d’une arme laser pour ne pas risquer de le blesser. Approchant à vive allure, je n’eus que le temps de voir l’ombre de l’agresseur se fondre entre deux rochers. Crown écarta les bras d’un geste désespéré et s’aplatit, ventre à terre. Horrible constat ! Un trou de la taille de mon poing s’ouvrait entre ses omoplates comme s’il avait été foré par une énorme perceuse au bout vrillé. Brice qui se précipita aussitôt ne put que découvrir avec moi la dure réalité. Bien sûr, notre compagnon était mort ! Afin de parer à tout événement imprévu, l’antenne de communication avait été mise en service. Ce qui nous permit d’avertir Maure et Lazzaro du terrible accident. Dos à dos, Brice et moi montions la garde auprès du cadavre de Crown, armes à la main pour faire face à n’importe quel type d’attaque. Nous étions tellement traumatisés qu’aucun de nous deux n’avait envie d’élever la voix. Pour dire quoi ? Crier notre désespoir ? À mesure que le jour gris se levait, le pic au loin s’assombrissait. Le soleil commençait à chauffer fort. L’odeur aigre de nos sueurs nous enveloppait. Pendant ce temps, Maure et Lazzaro se replièrent dare-dare vers le vaisseau, tout en balayant l’environnement de leurs projecteurs à ondes de fraction dans le but d’éviter toute agression. Ce qui ne fut pas sans causer de dégâts, traçant ainsi une sorte de chemin en faisant éclater les rochers pour dégager leur passage. Course échevelée qui favorisa leur retour rapide vers la vallée. Ils équipèrent sans tarder un module airplane, puis vinrent nous secourir. La gueule de bois classique est un bien piètre désagrément par rapport à la sensation physique que nous ressentîmes au réveil. Comme si nous avions été soumis durant quelques heures au tambour d’une machine à laver. Néanmoins, plus que charnelle ou musculaire, cette douleur ébranlait surtout notre système nerveux. Au point qu’après une lourde médication, le lendemain ne nous vit pas apparaître hors du vaisseau, repliés que nous étions dans nos sarcophages. Une fois rétablis, Brice nous réunit pour faire le point. « Bon, j’ai examiné la vidéo prise par le drone d’accompagnement, l’image est tellement floue qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer au sujet de la morphologie de l’agresseur. En conclusion, nous devons adopter une conduite rationnelle. Je vois deux explications possibles à la mort de Crown : soit il s’agit d’une vengeance en rapport avec les oiseaux qu’il a abattus, et même des branches qu’il a brisées sur ces arbres que nous n’avons pas expertisés ; soit ces extraterrestres ne supportent pas notre arrivée, qu’ils considèrent comme l’intrusion d’envahisseurs. Dans le premier cas, adoptons pour l’instant un comportement pacifique en évitant de nous déplacer durant quelques jours. Peut-être pourrons-nous temporiser par la suite avec les autochtones en essayant de nous excuser de notre première attitude. Dans le second, en supposant une guerre à outrance, je n’imagine pas comment maîtriser la situation, puisqu’en dehors des informations acquises à partir des observations terrestres, toujours sujettes à caution, nous savons peu de chose sur Acébé. » Si je suis grande et blonde, je suis aussi forte en gueule, d’où ma protestation : « Certes, nous étions à bout de forces en revenant de l’expédition, mais l’un d’entre vous a-t-il eu le courage d’aller voir le corps de Crown dans son sarcophage, avant qu’on décide de l’incinérer ? Moi, je m’y suis rendue ce matin à la première heure. Il n’en reste plus rien. Résorbé ! C’est inexplicable. Aussi, en me concertant avec Lazzaro, nous avons choisi de rencontrer les Acébériens, dans l’intention d’entamer dans l’immédiat un processus de conciliation, voire de fraternisation. – Exposez-nous votre plan, exigea Brice. – Nous allons parcourir la forêt morte. En considérant sa plantation géométrique, Lazzaro et moi avons déduit que c’est une construction acébérienne où nous devrions découvrir des traces de civilisation. C’est notre seule chance de comprendre la situation. – Admettons ! Dans le cas où vous seriez attaqués, quelle serait votre réponse ?

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– Par intuition, je pense que nous devrions laisser les événements se dérouler jusqu’à ce qu’on en saisisse la motivation. Je ne crois ni en Dieu ni au Diable, mais depuis l’enfance j’ai le sentiment que l’univers est né d’une sorte d’harmonie entre le vide, l’énergie et la matière. Sommesnous en phase avec cette harmonie ? C’est afin de le vérifier que j’ai accepté de m’embarquer pour cette expédition. » Avec sa morphologie trapue de lutteur de foire, son front étroit, têtu, ses profonds yeux gris, son menton de super-héros, il émanait de Brice une impression rassurante. Si nous étions ses complices vigilants, c’est à lui que nous devions la réussite du voyage vers Acébé. Voilà pourquoi nous attendions sa décision. « Je vous accorde cinq heures. À la moindre alerte, repliez-vous, sinon le drone d’accompagnement tirera à vue. – Pour notre part, dit sobrement Lazzaro, nous y allons sans arme ni protection. » D’ordinaire charmeur, grâce à son sourire éclatant de condottiere, le visage de Lazzaro exprimait plutôt une fermeté inébranlable. Qui nous impressionna, car chacun de nous savait qu’à la suite d’un grave traumatisme il avait choisi ce pseudonyme après cinq ans de coma. Il se comportait comme un ressuscité qui n’avait plus rien à perdre. Si la plupart d’entre nous avaient eu la chance de visiter certains sites antiques, en abordant la forêt acébérienne nous fûmes immédiatement saisis par l’étrange organisation du lieu. Au lieu de rassembler en un même point des temples, des théâtres, des endroits de vie, des monuments funéraires, l’arrangement des arbres, échelonnés à distance régulière sur une aire si vaste qu’il était impossible d’en apercevoir l’extrémité, se développait selon un rythme si subtil qu’il ne pouvait être celui d’une plantation. Son plan rigoureux ne devait rien au hasard. Pour Lazzaro et moi, il démontrait sans conteste une pensée d’urbaniste. Ne manquaient que les habitants. Malgré leur évidente ancienneté, les troncs couleur de cuir tanné ne présentaient aucune aspérité, pas un nœud, pas une moisissure. Les fûts épais, qui s’élevaient à une trentaine de mètres, s’épanouissaient à leur sommet dans une délicate architecture de branches dénudées. Lazzaro me fit remarquer qu’elles évoquaient par leur dessin en forme d’antenne une sorte d’appel vers le ciel gris mauve. « Peut-être une invitation à la pluie, dis-je spontanément. » J’avais observé combien le sol souple semblait sec, sans mousse, ni lichen, ni herbe, ni feuilles mortes. À ce moment même, surgissant de nulle part, une masse molle, sorte de loukoum géant, couleur de suie, gluant, s’abattit sur mon compagnon, l’enveloppa. Avant que notre drone d’accompagnement n’ait eu le temps de diriger son arme vers lui pour le calciner, il se sublima dans l’atmosphère. Bras ballants, je ne pus que constater la disparition du corps de Lazzaro. Par contre, ses vêtements, ses effets personnels, son matériel scientifique gisaient sur l’acébère. Dire que les larmes me vinrent aux yeux serait loin de la vérité. Je fondis en pleurs. Immobile, incertaine, je cherchai ensuite de tous côtés un témoignage de cette improbable agression, sans découvrir le moindre indice prouvant qu’elle s’était produite. Cette sidération dans laquelle j’étais plongée me procurait, en même temps qu’une puissante émotion, un singulier pressentiment. Considérant ces rangées de fûts à l’infini qui se déployaient en trapèze, j’avais l’impression qu’ils me renvoyaient une réponse. Le soupçon qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’un phénomène que je comprendrais. Un jour, je saurais qui l’avait généré et pour quelle raison. Peu à peu, je me repris en main, enregistrai systématiquement les moindres détails du terrain, m’approchai d’un arbre dont je cherchai à prélever un échantillon de l’écorce, sans y parvenir. Puis, en plus du matériel scientifique, je ramassai les vêtements de Lazzaro afin de procéder par la suite à leur analyse approfondie. Curieusement, j’étais certaine qu’il ne m’arriverait rien de fâcheux, que j’étais protégée par une impunité implicite en regagnant le vaisseau. Vide ! Pas une seule trace de Maure ou de Brice, pas un mot d’explication.

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Le système de communication fonctionnait parfaitement. Sauf qu’après des dizaines de tentatives infructueuses pour joindre mes compagnons, je finis par abandonner. À tous mes messages répondait le silence. Les cinq drones d’exploration dont je disposais m’envoyaient des visions de paysages désespérément mornes, des images sans vie. Et pourtant, Crown avait bien abattu deux oiseaux ! Par deux fois nous avions été témoins de la présence d’extraterrestres ! Prise d’anxiété, je descendis du vaisseau, marchai à pas rapide vers la vallée pour extérioriser mon malaise. Bientôt, j’atteignis le ruisseau que nous avions aperçu au moment d’acébérir. Son lit de quartz brillait sous un soleil ardent. Mais il ne s’y trouvait pas une goutte d’eau. L’exoplanète souffrait d’une terrible sécheresse ! Sur le moment, je ne découvris qu’une solution pour parer à mon angoisse. Essoufflée après une course à pas rageurs vers le vaisseau, je m’allongeai dans mon sarcophage, avalai une bonne dose de somnium accompagnée d’une tasse de thé et m’endormis à perpète. Si les visiteurs du rêve ne m’avaient fait bondir hors de ma couche, je ne me serais peut-être jamais réveillée. Ils étaient trois petits enfants. Je ne fus pas dupe de leur apparence. Bientôt, le premier reprit sa forme exacte, boule de fourrure avec une excroissance ventrale qui évoquait une perceuse à vrille. Le second développa son corps mou et fluctuant, couleur de suie. Le troisième n’était pas mal du tout, plutôt séduisant même. Enfin, c’est l’impression qu’il m’a faite, car en réalité, il changeait souvent d’apparence. Mais d’yeux, de bouche, de nez, point ! Pourtant, ils communiquaient. Non par des mots, mais par des sensations qui rejoignaient justement celles que l’on éprouve en rêve, que j’avais perçues durant mon long sommeil. Soit le sentiment que le réel est fluctuant, que notre logique soutenue par le raisonnement ne tient pas face à d’imprévisibles retournements. Mais qu’en même temps la découverte d’aventures extravagantes, la présence d’êtres à demi imaginaires empruntés à notre inconscient nous amène à admettre l’impossible. Face à ces Acébériens, j’étais prête à tout accepter. Ils avaient soif, leur planète avait soif, leurs villes arboricoles dépérissaient. Après le choc qu’ils avaient ressenti lors de notre arrivée, l’un d’entre eux avait réagi. Mais cet assaut meurtrier n’était qu’une illusion. Il s’agissait d’une fusion. Crown, Lazzaro, Brice, Maure faisaient désormais partie du grand corps planétaire qui s’était constitué depuis des millénaires. Tous les êtres vivants pouvaient se fondre à l’entité consubstantielle à l’exosphère où ils se nourrissaient d’énergie. De cette manière ils avaient résolu le problème de la solidarité entre les espèces multiples qui existaient sur Acébé. Après plusieurs siècles consacrés à une symbiose universelle, un retournement s’était produit. En reprenant leur autonomie, un grand nombre d’Acébériens avaient souhaité une forme, s’étaient créé une apparence, une personnalité. C’est ainsi que nous avions mangé deux d’entre eux qui avaient choisi de s’incarner en oiseaux. Toujours soutenus par cette volonté communautaire, ils avaient généré ces villes arborescentes où chacun vivait selon ses aspirations. Jusqu’à ce que la surface de la planète s’assèche progressivement. Car, s’ils s’alimentaient désormais en puisant dans les ressources en eau et en végétal d’Acébé, nul ne s’était préoccupé de l’entretenir. Sans transition, je me sentis profondément solidaire de leur désarroi. Comprenant soudain, d’une manière sous-jacente, que les Acébériens ne disposaient d’aucune technologie, qu’ils n’avaient inventé ni le feu, ni la roue, ni quoi que ce soit en rapport avec des procédés que nous, Terriens, avions développés pour devenir les maîtres destructeurs de notre planète. Or, si la surface d’Acébé où ils puisaient leur subsistance, où ils avaient établi leurs villages, était en proie à la sécheresse, nous savions que son sous-sol regorgeait d’eau. Une des raisons qui nous avait décidés de la choisir pour y émigrer. Je m’ingéniai à imaginer comment transmettre ces notions étrangères à leur tempérament, estimant que nous disposions de tous les moyens pour améliorer leur sort en faisant revivre la rivière qui coulait dans la vallée, en forant des puits, installant des panneaux solaires, des pompes pour irriguer l’humus, alimenter les arbres de la ville. Puis, à terme, procéder à la renaissance des océans, réorganiser le réseau fluvial.

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Si forte fut ma pensée, si puissantes furent mes idées qu’au moment où je les développais mentalement, Brice, Maure, Lazzaro, Crown réapparurent à mes côtés. En même temps, je me sentis enveloppée d’une immense impression d’euphorie partagée. J’eus conscience d’être intégrée à l’entité. Devant nous, les trois Acébériens fusionnèrent et s’évanouirent sans nous transmettre le moindre message. Cela ne nous sembla pas nécessaire, nous étions en eux, ils étaient en nous. Si j’étais restée libre et indépendante pendant le temps où mes compagnons avaient été absorbés, ceux-ci, qui avaient chacun vécu à leur manière une expérience traumatisante, m’apparurent transformés. Crown, le premier, me raconta comment il avait ressenti le percement de son dos, l’aspiration de sa chair, de ses os, de ses principes vitaux comme un étrange plaisir. Sans la moindre douleur, il éprouva au contraire un sentiment de délivrance, surtout par la suite lorsqu’il se résorba progressivement. La mort, qu’il avait redoutée depuis l’adolescence, se transforma en une expérience magique quand son esprit rejoignit le corps d’Acébé, flottant tel un nuage organique autour de la planète. « Mais quel genre d’échange as-tu établi ? – Aucun, à part le sentiment que je faisais désormais partie d’un immense réseau de vie solidaire dont j’étais l’un des composants. Unique et multiple. » Lazzaro, quant à lui, au lieu de ressentir une impression d’étouffement sous la masse gélatineuse qui s’était abattue sur lui, se réjouit physiquement d’une aspiration hors de son corps qui avait tant souffert jadis lors de son long coma, dont il portait les traces indélébiles. « N’as-tu pas eu le sentiment d’être dépossédé de ton identité ?, lui demandais-je, à l’affût de la plus petite contradiction entre leurs témoignages, pour savoir si vraiment nous n’étions pas victimes d’un piège mortel. – Au contraire, j’exultais qu’elle se diffuse au sein de l’entité à laquelle j’apportais des données concernant nos problèmes de civilisation. En retour je recevais des informations fondamentales à propos des relations entre les êtres vivants et la planète qui les avait vus naître. » Maure confirma ces réponses à quelques différences près. Rompant le charme, Brice déclara : « J’ai testé l’ordinateur de bord. Sans que nous le sachions, le vaisseau a beaucoup souffert au cours de notre voyage. Nos chances de regagner la Terre sont infimes. J’y ai envoyé un message très circonstancié pour expliquer en quoi Acébé offrait à l’humanité des perspectives de survie. Bien sûr, il n’y parviendra qu’après des années. En attendant, il faut nous mettre rapidement à l’ouvrage si nous voulons sauver cette exoplanète et ses habitants. En premier lieu, je propose de déverser nos réserves en eau sur les premiers arbres du village pour constater comment ils réagiront. Après vérification des premiers résultats, nous établirons un plan général de réhydratation de la surface à long terme. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Une semaine plus tard, sans doute parce que j’avais conservé un libre arbitre, mes compagnons m’invitèrent à m’engager avec eux dans la forêt de baobabs. À peine avais-je atteint l’orée du village qu’un des troncs s’ouvrit pour m’offrir son cœur accueillant. J’y pénétrai en même temps qu’alentour d’autres extraterrestres aux aspects les plus divers occupaient des arbres voisins. Case antique à l’odeur de sève. Bientôt l’écorce l’occulta. Je perdis peu à peu conscience de moi-même, reliée à l’entité d’Acébé. Puis je renaquis. Singulière ! À l’extrémité de mes branches éclataient les premiers bourgeons. FIN 1. Gafam : acronyme pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. 2. Natu : acronyme pour Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. 3. Batx : équivalent chinois des Gafam, acronyme de Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. 114

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

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