visions De la soliDarité sociale
INTRODUCTION
L’insaisissable attention à l’autre Enjeu crucial du soin, de l’accompagnement ou de l’éducation, l’attention à l’autre n’a aucune recette toute faite. Qu’elle prenne la forme de la bienveillance ou de la compassion, elle se décline différemment selon chaque cas, mais toujours interroge le rapport au temps, à la norme et à la capacité d’agir de chacun, en particulier en situation de précarité, de handicap ou de vulnérabilité.
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ne Passion pour le Y est un livre poétique. Il débute sur le banc d’une cour fermée, par un dialogue entre une femme aux yeux verts et un homme aux yeux brûlants, qui cultive une « passion pour le Y »… « Parce que c’est la plus belle lettre de l’alphabet, elle est debout et lève ses bras vers le ciel. » On comprend, au fur et à mesure de la lecture, que la femme qui tend l’oreille aux mots de l’autre est infirmière dans un hôpital psychiatrique de jour, comme l’a été l’auteure Mary Dorsan. Dans le roman, elle s’interroge, tour à tour émerveillée par le personnage qu’elle découvre, choquée, désemparée par lui et d’autres figures, désespérée face à leur souffrance et leur solitude : « Il n’existe pas de remède pour les extrêmes de la folie. On peut offrir juste du temps, de la chaleur humaine. Rester autant que possible. Écouter vraiment, sans fuir. Essayer d’être vraiment avec l’autre 1. » Dans Une Passion pour le Y, l’attention à l’autre est moins une réponse qu’une question. Moins une nécessité pour bien exercer son métier qu’un horizon à tenter d’atteindre sans cesse, tout en sachant cet objectif irréaliste. La « bienveillance » est pourtant un enjeu majeur de l’accompagnement des patients, des anciens au crépuscule de leur vie ou des personnes en situation de handicap, tout comme elle l’est dans les métiers de la réinsertion et de l’éducation. Prenant appui sur le terrain du soin, le plus sensible de tous ces domaines, le roman nous montre que l’attention à l’autre est d’abord un chemin escarpé, à parcourir presque à l’aveugle. Page après page, il nous fait ressentir à quel point cette consi-
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dération risque de disparaître, par mégarde, dès lors que l’accompagnant ne doute plus de ce qu’il peut apporter à l’autre. Cela tient-il à la subtilité de toute relation humaine ? À la difficulté de toute aide ? Ou à l’impossibilité de définir précisément ce que l’on entend par « attention à l’autre » ? les Mots DU PreMier Pas vers l’aUtre Attention à l’autre, empathie, bienveillance, sollicitude, compassion, considération, etc. : pour Zona Zaric, qui a piloté pendant deux ans avec Pauline Bégué le séminaire « Soin et compassion » à la Chaire de philosophie à l’hôpital2, ces expressions cousines signifient toutes ce « premier pas vers l’autre, essentiel dans toute relation ». Mais aucune n’est totalement satisfaisante à elle seule. Terme plutôt dans l’air du temps, la bienveillance pose par exemple des questions sur la nature et l’intensité de la « veille » et plus encore sur ce qu’on entend par « bien ». Le bien pour qui ? Pour l’individu ou pour le collectif ? Pour le patient ou l’élève qui souvent se trompe sur ce dont il a réellement besoin ? Ou pour le soignant ou le professeur dont les trop grandes certitudes risquent de déprimer, voire d’étouffer leur interlocuteur ? Et le bien comment ? Car à chaque lieu ou chaque époque correspondent des visions parfois opposées du bien, avec ou sans majuscule, ainsi que des modalités pour l’atteindre. De mère serbe et de père croate, Zona Zaric a été juriste avant de devenir philosophe et de se VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
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lancer dans une thèse de doctorat sur « la signification politique de la compassion ». Ce qualificatif de « politique » peut surprendre. Il lui sert de marchepied pour mieux extirper de la compassion ses fortes connotations religieuses, mais aussi pour la mobiliser afin qu’elle devienne « le socle d’un dessein sociétal collectif et d’un vivre-ensemble solidaire ». Compatir, pour elle, c’est « comprendre ce que ressent l’autre et agir pour lui ». Il y a d’abord ce « ressenti immédiat », en face à face, dont on a le sentiment qu’il vient de loin, mais qui dépasse le simple partage d’une souffrance. La compassion n’est pas la pitié et n’appelle pas forcément la charité, notions l’une et l’autre très condescendantes. Pour Zona Zaric, la compassion n’a de sens qu’à partir du moment où elle se traduit en actions concrètes pour et surtout avec l’autre, que celles-ci relèvent du soin, de la solidarité ou de la politique. le teMPs De l’écoUte L’une des premières clés de la compassion et de l’attention à l’autre, son expression cousine, tient au temps dédié qu’elles supposent, pas toujours en phase avec l’horloge de la rentabilité. Comme l’écrit Mary Dorsan dans Une Passion pour le Y : « Le fou exige que l’on prenne sa folie au sérieux ; le désespéré exige que l’on prenne son désespoir au sérieux. Et ils ont bien raison. En silence ils nous jugent sur notre capacité à les accepter comme ils sont. À notre patience. Attendre. Lentement laisser l’espoir naître en eux… » Une DéFiance vis-À-vis Des norMes Autres caractéristiques de l’attention à l’autre, lorsqu’elle n’est pas que de façade : un rapport critique à l’intangibilité du règlement, donc une capacité à choisir la vérité du terrain contre la rigidité des codes et protocoles. Ce qui ne va pas sans colère dans le roman de Mary Dorsan : « À quoi ça sert des soignants tellement préoccupés par les bonnes pratiques qu’ils en oublient de se décoller de leur écran, de leurs protocoles et de leur bureau pour aller écouter ? » Sauf que la défiance vis-à-vis des normes provoque chez l’infirmière quelque déchirement intérieur. Car il n’est pas aisé d’aller contre des règlements qui, par ailleurs, protègent les équipes – que ce soit dans une clinique, une école ou un centre social. Il n’est pas facile de décider, comme l’a fait à une époque l’Hôpital Cognacq-Jay, de laisser dormir dehors, dans les jardins, un SDF en soins palliatifs qui ne pouvait y parvenir dans sa chambre. les contraDictions De l’accoMPaGneMent « L’immobilisation d’un enfant lors des soins n’est-elle pas un des signes de l’échec de l’attention au patient ? (…) Le soignant doit-il se résoudre au paradoxe de “faire du mal pour faire du VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
bien” ? » Ces deux interrogations sont tirées d’un livre de Bénédicte Lombart : Les Soins en pédiatrie - Faire face au refus de l’enfant - Repères éthiques pour une posture soignante fondée sur la prudence. L’auteure de cet ouvrage scientifique a suivi auparavant les cours du parcours « Éthique médicale et hospitalière appliquée », autrement appelé École éthique de la Salpêtrière, dont les étudiants sont le plus souvent des professionnels du soin et de l’accompagnement. Pour Bertrand Quentin, philosophe et responsable de cette école, ce travail sur « la contention en pédiatrie », qui a été une thèse de doctorat avant d’être publiée, est un bon exemple de la complexité d’application, sur le terrain, d’une notion aussi subjective que l’attention à l’autre : « Bénédicte Lombart, ditil, y parle de la cécité transitoire de l’empathie, ces moments où les soignants oublient momentanément qu’ils ont affaire à un enfant effrayé et qui a mal. Du coup, ils peuvent être à quatre ou cinq pour le bloquer et réussir à réaliser le soin. Là, on oublie complètement, pendant quelques minutes, l’éthique. » Est-ce un dommage ? Ou à l’inverse un mal nécessaire pour une finalité juste ? La prudence, citée par l’auteure dans son soustitre, nous interdit toute réponse tranchée. le PoUvoir D’aGir PlUtÔt QUe le Devoir D’aGir L’attention à l’autre ne pose aucun souci de principe. En revanche, ses modalités pratiques n’ont pas fini de susciter le débat. Illustration parmi d’autres, étayée par de nombreux articles du présent numéro : que penser de la notion d’empowerment, consistant à donner aux personnes les moyens de s’en sortir par elles-mêmes plutôt, par exemple, que de les loger ou de les nourrir sans contrepartie ? D’un côté, difficile de ne pas être d’accord avec Catherine Tourette-Turgis, fondatrice de l’Université des patients, lorsqu’elle affirme la nécessité de toujours prendre en compte la capacité d’agir des personnes vulnérables, même vivant dans la rue, malades ou en fin de vie. Mais de l’autre côté, comme le souligne Bertrand Quentin, n’y a-t-il pas un risque à voir le pouvoir d’agir se transformer dans certaines institutions ou situations en devoir d’agir ? « Je ne vois pas pourquoi, au nom de l’autonomie et de la nécessité de faire des efforts, dit le philosophe, il faudrait obliger une dame en fin de vie voulant utiliser un fauteuil roulant à marcher avec un déambulateur. Le harcèlement thérapeutique n’est pas toujours très loin. » La seule règle, en matière d’attention à l’autre, est sans doute qu’il n’y en a aucune d’universelle, à appliquer automatiquement : il n’existe que des cas singuliers. ariel Kyrou
1. Mary Dorsan, Une Passion pour le Y, P.O.L., 2018. 2. Voir le site internet de la Chaire de
philosophie à l’hôpital (chaire-philo.fr) et les vidéos de solidarum.org.
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FRANCE
en France, la majorité des personnes les plus handicapées peuvent trouver un établissement d’accueil ou d’accompagnement
730 000 C’est le nombre de personnes qui cumulent les trois formes de handicap (ressenti du handicap, limitation fonctionnelle et reconnaissance administrative).
494 000
C’est le nombre de places en établissements et services pour accompagner les personnes handicapées, dont 157 000 places pour les enfants et 337 000 places pour les adultes, en 2016. L’offre d’établissements et de services médicalisés pour les publics adultes a presque doublé en dix ans.
Sources : DREES - statiss 2016. Enquête handicap-santé 2008-2009, volet ménages, INSEE. « Les chiffres clés de l’aide à l’autonomie – 2017 », Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. 12
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la considération passe par la reconnaissance de la solidarité qui nous unit aux autres êtres vulnérables. La vision de Corine Pelluchon, philosophe et professeure à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Son dernier livre : Éthique de la considération (Seuil, 2018).
Qu’est-ce pour vous que l’attention à l’autre ? CORINE PELLUCHON : L’attention suppose un
effort. Elle exige d’abord de faire le vide en soi, pour ne pas projeter sur autrui ses propres attentes. Ensuite, l’enjeu est d’accueillir l’autre dans sa différence, dans son altérité, en étant capable de créer un rapport d’intimité avec lui, en s’adressant à ce qui, en lui, est unique et en lui faisant de la place, en le considérant. Comment cela se concrétise-t-il, dans le soin par exemple ?
tique correspond à un soin pratiqué avec considération. La relation est fondée sur la confiance et l’autonomie du malade en est l’horizon : même si cette autonomie a été compromise par la maladie, que la personne est en situation de vulnérabilité et demande de l’aide, l’objectif du médecin est ici d’aider la personne à restaurer son estime d’elle-même et à participer aux décisions thérapeutiques. Et l’attention vis-à-vis de personnes en situation de précarité, d’exclusion sociale ? Ces situations sont encore plus délicates. En effet, le fait de soigner un malade sans lui refuser les soins ni lui manquer de respect en raison de son statut social est un principe de l’éthique médicale et, de fait, il est encore appliqué dans notre pays. Mais une personne en situation de précarité, qui vit dans la rue, n’est souvent même pas regardée. Certains éprouvent de la pitié pour elle, mais pas de la considération. C. P. :
Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
C. P. : La considération va plus loin que le
respect qui consiste à traiter une personne avec dignité, quelle que soit sa situation, ce qui est déjà beaucoup ! Toutefois, la considération individualise celle ou celui à qui l’on s’adresse. Elle consiste à reconnaître sa valeur propre et à lui faire de la place. Il ne s’agit pas de lui assigner une place, mais de l’enjoindre à trouver sa place. La considération est le contraire de la domination, et ce qui peut éviter que la responsabilité pour l’autre ne se commue en paternalisme, comme lorsque les soignants s’octroient le droit de décider à la place d’un malade de ce qui est bon pour lui. En ce sens, l’expression d’alliance thérapeuVISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
La considération nous met donc tous sur un total pied d’égalité ? C. P. : Considérer vient du latin cum side-
ris : regarder un être comme s’il était aussi important qu’une constellation
d’étoiles. Toutefois, il est essentiel d’insister sur l’attitude globale que requiert une telle manière de considérer les autres et d’être au monde. Cette attitude globale est la considération, et elle passe par un rapport à soi. La reconnaissance de sa fragilité et de ses limites, l’humilité et l’expérience de sa vulnérabilité sont les conditions préparant le terrain à la considération. Enfin, celle-ci se fonde sur un rapport à l’incommensurable : c’est en reconnaissant que j’appartiens à un monde commun qui me dépasse et qui est composé de l’ensemble des générations, du patrimoine naturel et culturel, et en ressentant la solidarité de destin qui m’unit aux autres êtres de chair et de sang, que je peux connaître ma place et leur faire de la place sans les dominer. En quoi, sous ce regard, la considération se distingue-t-elle de la sollicitude ? C. P. : La considération comme la sollici-
tude ou l’éthique du care mettent l’accent sur les manières d’être et non sur les seuls principes ou les normes (devoirs, interdictions). Elles soulignent aussi le rôle des émotions. Mais alors que l’éthique du care se situe sur le plan des relations intersubjectives, la considération articule l’éthique à un plan que l’on peut appeler spirituel, car faisant référence à l’incommensurable. Elle témoigne d’une épaisseur de notre existence, du fait que vivre, c’est vivre de, vivre avec et vivre pour. Son emblème est le nouveau-né, pour lequel il faut faire de la place et auquel il importe de transmettre un monde habitable. Et par rapport à cet autre mot proche : la compassion ? La compassion est une émotion. La considération n’est pas une émotion, mais ce qui rend possible l’éclosion de certaines dispositions morales et de certaines émotions comme la compassion, qui témoigne du fait que l’on est capable de souffrir du fait qu’un autre être sensible souffre. C. P. :
Propos recueillis par ariel Kyrou 13
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il n’y a pas une, mais une multitude d’attentions, et toutes ne se valent pas. Professeur de littérature et archéologue des médias, Yves Citton enseigne à l’université Paris 8, à Saint-Denis. Il est l’auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014) et a dirigé l’ouvrage collectif L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? (La Découverte, 2014). De la vigilance au danger à la considération pour autrui, il existe selon lui de multiples façons d’être attentif à l’autre.
chien ! Autrement dit : attention au danger. Sauf que lorsque je m’arrête et discute avec un clochard dans la rue, ce n’est pas par peur du danger, juste pour éviter qu’il me coupe la gorge et s’enfuie avec mon porte-monnaie, mais parce que j’ai éprouvé de la compassion pour lui, peut-être à cause d’un sourire, d’une tendresse dans son regard… Ça, c’est tout un autre pan de l’attention, de l’ordre de la bienveillance, de la charité, de l’amour. Cette attention-là est une sorte de considération pour l’autre, c’est bien ça ? Y. C. : Le mot de considération est juste.
YVES CITTON : C’est d’abord une attention
que je prête à quelqu’un de singulier, à une personne qui potentiellement me trouble ou me dérange, qu’elle soit d’ailleurs devant moi ou pas. Ici à l’université de Saint-Denis, par exemple, il y a partout des tags et des graffitis, avec des slogans politiques. Cela choque certains professeurs qui se sentent agressés et qui se disent qu’ils ne peuvent faire cours dans de telles conditions. Être attentif aux étudiants, et en particulier aux auteurs de ces mots partout sur les murs, suppose de passer outre notre réaction de rejet pour tenter de comprendre la demande d’attention que révèlent ces graffitis. Je dirais aussi que l’attention à l’autre, c’est toujours une attention autre, spécifique, différente de celle que nous avions quelques minutes auparavant envers un animal, une voiture, un autre individu, ou pourquoi pas la même personne. Que pensez-vous de cette notion d’attention, aujourd’hui très à la mode ? La première chose que j’aurais envie de dire, c’est : méfiez-vous de tous ces gens qui vous parlent de l’attention, en la conjuguant au singulier. Y. C. :
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Il n’y a pas une, mais une pluralité d’attentions. Celle que j’accorde aux médias ou aux services connectés comme ceux de Google se mesure, s’anticipe, se vend et s’achète. Elle correspond à ce que l’on appelle l’économie de l’attention. À l’inverse, il est impossible de prévoir, de quantifier l’attention que j’accorde, sur un quai de métro, à un SDF qui tente de réciter de la poésie, et c’est tant mieux. Il y a donc des attentions de nature, de contexte et d’intensité multiples. Il existe par ailleurs de grandes catégories d’attention. La première est celle du chasseur envers l’animal qu’il veut tuer, et à l’inverse celle de sa proie qui doit redoubler d’attention pour ne pas mourir d’un coup de fusil. En latin, on identifie cette famille d’attention par l’expression cave canem : attention au
Pour se développer, notre subjectivité a besoin de considération de la part des autres.
Car, pour reprendre cet exemple, que racontent les graffitis de l’université de Saint-Denis si ce n’est la colère de jeunes en réponse à un manque de considération vis-à-vis d’eux ? C’est comme s’ils nous criaient : « Nous venons en classe, mais c’est peine perdue. Regardez d’où l’on vient. Quand on envoie notre CV, les recruteurs lisent notre nom et mettent notre présentation à la poubelle. Nous voulons plus d’attention. » De la même façon que notre corps a besoin d’eau et de nourriture pour vivre, notre subjectivité a besoin pour se développer de considération de la part des autres. Est-ce le même type d’attention qui est en jeu dans le soin ?
Les deux catégories d’attention que j’ai mentionnées sont en jeu dans le soin, parfois en contradiction l’une avec l’autre. D’un côté, il y a danger : les artères du patient sont bouchées, et il faut les déboucher le plus vite possible. Il n’y a pas de considération à avoir pour ces artères-là : c’est de la plomberie d’urgence. D’un autre côté, au-delà de cet acte de soin essentiel, d’ordre physique, les soignants doivent prendre en considération une personne affaiblie, qui souffre et s’inquiète de son sort. Ce malade a besoin que l’on fasse attention à lui en tant que personne. À l’idéal, ces deux dimensions Y. C. :
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Crédit photo : David Tardé/Moderne Multimédias
Qu’est-ce, pour vous, que l’attention à l’autre ?
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de l’attention sont complémentaires. Mais voilà : parce qu’il faut respecter des procédures administratives, prendre en compte des enjeux de rentabilité, parfois même tout simplement à cause de la fatigue du personnel hospitalier, le patient se sent livré à lui-même, oublié, déconsidéré… Et cela peut nuire à sa guérison, même si son opération chirurgicale a été un succès.
L’attention peut être une aliénation, et c’est parfois une condition de survie que d’être distrait… Dans vos textes, vous insistez beaucoup sur la nature non seulement individuelle, mais aussi collective de l’attention. En quoi l’attention peut-elle être collective ? Y. C. : L’attention se joue a priori dans la
relation directe d’une personne à un objet, à une information, ou bien sûr à une autre personne. Pourtant, on entend des gens affirmer qu’ils aiment leur quartier, qu’ils ont peur de la banlieue, etc. Ici, le sujet reste un individu, mais l’objet de l’attention devient collectif. Il s’agit d’une forme d’attention plus diffuse, facile à comprendre et qui cause d’ailleurs pas mal d’effets de considération ou de déconsidération. En revanche, l’idée que le sujet de l’attention puisse être lui aussi collectif est beaucoup plus contre-intuitive. Nous ne sommes pourtant jamais attentifs tout seuls. Dans une exposition, un attroupement devant une œuvre nous attire systématiquement. L’attention attire l’attention. Par ailleurs, nous sommes attentifs parce que notre famille, nos frères et sœurs, nos amis et nos voisins, nos enseignants, notre éducation nous VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN N° 3
ont appris à être attentifs plutôt à ceci ou à cela. C’est une fausse évidence que de croire que l’attention est un phénomène individuel. On se dit : c’est moi, avec mes deux yeux, mes deux oreilles, mon nez, mon histoire, mon intelligence, ma subjectivité, qui filtre certaines choses. Sauf qu’il s’avère très vite que je ne filtre jamais tout seul, que j’hérite de filtres qui me viennent d’ailleurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles vous défendez l’idée d’une écologie de l’attention… Oui, parce que toutes les attentions ne se valent pas, que certaines peuvent s’avérer nuisibles, mais aussi parce que l’attention à son environnement est primordiale. Nos environnements sont autant naturels que sociaux et culturels. Or nous avons développé une attention individuelle aux bienfaits du consumérisme qui ne me semble pas tout à fait en phase avec une attention à l’échelle de l’humanité, se jouant dans le temps long : qui sait si nos descendants ne vont pas nous maudire pour notre inattention individuelle à la pollution et au réchauffement de la planète ? L’attention à cet autre de demain est l’un de nos défis majeurs, et il passe par une attention à des enjeux environnementaux auxquels nous étions peut-être plus attentifs il y a des siècles de cela… Y. C. :
L’attention à l’autre est donc indissociable d’un environnement ? D’un contexte, que celui-ci soit physique, social, culturel ou historique ? Il n’y a pas d’attention sans un fond qui le rend possible, donc sans une inscription dans l’espace et dans le temps. Hier, ce sont les coutumes, les tabous religieux, voire les superstitions qui imposaient aux humains un certain type de respect vis-à-vis de leur environnement, avec parfois d’ailleurs des contraintes sclérosantes. La science a changé ce rapport à nos contextes de vie. Elle en a extrait des figures auxquelles faire attention : des individus, Y. C. :
des objets, des éléments détachés de leurs sujets, comme les particules. Et elle nous a trop souvent fait oublier ce fond sans lequel l’attention risque de perdre ses repères. Or l’art nous reconnecte à lui : une pièce de musique, un tableau, un roman ou même un jeu vidéo ont la capacité à faire revivre ici et maintenant une mémoire. Ils nous permettent de retrouver une attention non pas forcément vis-à-vis de Dieu, ou de la Nature comme telle, mais plus généralement envers ce « fond comme fond » – c’est une expression du philosophe Gilbert Simondon. Ils nous aident à prêter attention au contexte, aux autres qui ne sont plus là ou qui pourraient être là demain, et donc à faire le tri entre tout ce qui appelle notre attention. Car au final, peut-être ne faut-il pas être systématiquement attentif à l’autre ? Il n’y a rien de plus agaçant, en effet, que la valorisation systématiquement positive de toute attention. Le cliché, c’est celui des jeunes qui ne seraient pas attentifs en cours, à cause de leur smartphone, par exemple. Mais qui sait, peut-être ont-ils une bonne raison de ne pas être attentifs au professeur ? L’attention peut être une aliénation, et c’est parfois une condition de survie que d’être distrait, de se retirer du jeu. N’est-ce pas crucial, parfois, de nous détacher de médias, de spectacles, de personnes qui nous obsèdent ? Il est souvent essentiel d’être attentif à une personne aimée ou qui va mal. Mais il faut également savoir fermer les yeux, pour rêver, prendre de la distance ou le temps d’une réponse attentive à ce qui s’est sédimenté, venant d’un peu plus loin. Y. C. :
Propos recueillis par ariel Kyrou
Voir la vidéo de solidarum.org : « Yves Citton : les paradoxes de l’attention à l’autre ». 15
Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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