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ANALYSE
Cinq clés de nouvelles pratiques solidaires Des villages de Calabre aux quartiers Nord de Marseille, nouvelles ou réinventées, les pratiques solidaires de demain s’articulent dans leur grande diversité autour de quelques axes majeurs. Aller vers les « invisibles », faire avec plutôt que pour, construire des solutions à l’échelle d’un territoire, cultiver la pair-aidance et développer des solutions en écosystème plutôt qu’en silos semblent être les principales clés à retenir.
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undi 16 mars 2020. C’est l’heure du premier confinement. Les cantines scolaires de Marseille, principal débouché du pain fabriqué par la coopérative d’intérêt collectif Bou’Sol, ferment leur porte. Les salariés en insertion continuent pourtant de faire tourner l’atelier : ils permettent à 13 000 personnes en grande précarité de recevoir chaque jour le pain frais qu’ils produisent. « On a fait en sorte que tous les salariés en insertion puissent participer à cette opération de solidarité. C’était important et valorisant pour eux, ils étaient fiers de pouvoir aider des personnes qui sont comme eux dans la précarité, voire dans le dénuement le plus total », se souvient Salah Tir, encadrant technique. Cette initiative a débuté comme une association caritative voici plus de vingt ans sous le nom de « Pain et Partage », avant de développer dans les quartiers Nord de Marseille de salutaires chantiers d’insertion et de prendre une forme coopérative1. Réfugiés primoarrivants, personnes sortant de détention ou en rupture de parcours professionnel, les salariés en insertion de Bou’Sol apprennent à faire ensemble, qui plus est du pain de qualité, bio et local, afin de reprendre en main leur avenir… À bien des égards, la démarche de Bou’Sol résume les nouveaux enjeux d’une solidarité qui se reconfigure : nativement inclusive, holistique dans son accompagnement, partant des aidés qui en deviennent des aidants au cœur du territoire. 22
L’INCLUSION : UNE AFFAIRE DE TERRITOIRE Docteur en psychologie et anthropologue de la santé, Serena Tallarico travaille depuis deux ans avec la coopérative européenne Jungi Mundu, à Camini en Calabre, sur un projet d’accueil de réfugiés. « D’emblée, dit-elle, nous mettons les personnes qui arrivent dans une dynamique de relations de proximité avec le village. Cela passe par des détails, comme d’apprendre à dire systématiquement “buongiorno” dans la rue. Tout est conçu pour faciliter les rencontres au quotidien, et faire oublier l’étiquette de “migrant”… » Camini n’a d’ailleurs pas de « centre d’accueil » au sens classique du terme. Les réfugiés vivent dans des maisons dispersées, au milieu des autres habitants. Les populations se côtoient sans distinction au bar restaurant de Jungi Mundu ou en allant déposer leurs enfants à l’école. Ils se découvrent dans le cadre des récoltes d’olives ou de la remise à neuf des maisons abandonnées, dans les ateliers de tissage, de poterie, de menuiserie, de lutherie, etc. C’est parce qu’ils sont tous inclus au cœur d’un même village auparavant déserté, en se donnant du travail ou de simples coups de main, que les différences entre les uns et les autres deviennent une richesse plutôt qu’un obstacle. Au fil des années, même les Calabrais qui étaient les plus rétifs comprennent l’intérêt de cet accueil. Comme le souligne le maire de Camini, tous vivent désormais ensemble au sein d’une même communauté de « bénéficiaires » de Jungi Mundu2. Et ce qui est vrai V
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ALLER VERS “LES INVISIBLES"
Ne pas attendre qu'ils demandent de l'aide
de cette expérimentation avec des réfugiés l’est autant d’autres initiatives, de Bou’Sol à Marseille à des ESAT, tel celui de l’association L’Essor à Mézin3 : une initiative solidaire tient d’autant mieux qu’elle construit l’inclusion de ses « destinataires » sur le temps long, par la participation de toutes les parties prenantes, à l’échelle du territoire économique et social qui en est le creuset. ALLER VERS LES « INVISIBLES » Avant d’estomper la frontière entre aidés et aidants, encore faut-il, en amont du lent travail d’inclusion au cœur des communautés, repérer ceux devant être accompagnés. La première et difficile mission de Territoires zéro chômeur de longue durée4 est ainsi de « reconnaître et d’aller chercher les personnes durablement privées d’emploi, surtout lorsqu’elles sont ignorées, introuvables dans les fichiers de Pôle emploi ou du RSA », explique Laurent Grandguillaume, président bénévole de l’expérimentation, en cours dans dix quartiers, communes ou zones rurales. V
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L’« aller-vers » n’est pas une posture nouvelle. Dans un article de la Revue française des affaires sociales, Évelyne Baillergeau et Hans Grymonprez remontent à ses sources au tournant des XIXe et XXe siècles. Il s’appuyait déjà chez certains de ses praticiens sur une reconnaissance « aux publics visés des savoirs propres, liés à leur expérience de vie, et un rôle dans l’analyse de leurs besoins, puis dans l’élaboration de stratégies pour y remédier »5. C’est dans cet héritage qu’il faudrait situer des projets d’éducation populaire tels que ceux de l’association Le Rocher Oasis des Cités, depuis Bondy en 2001 jusqu’à Lyon, Grenoble, Marseille ou Nîmes6, ou d’initiatives de travail social aux Pays-Bas, en Flandre ou au Québec, aujourd’hui soutenues comme le montrent les deux chercheurs par des collectivités locales. Mais cette démarche s’étend maintenant bien au-delà de l’aide sociale classique, avec des façons souvent très pragmatiques, voire ponctuelles ou éphémères, d’aller vers ces « invisibles » qui ne demandent pas d’eux-mêmes un 23
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“FAIRE AVEC", C'EST CONSTRUIRE SUR LES FRAGILITÉS ET LES FORCES DE L'AUTRE
“Faire pour", c'est bien, mais ça ne redonne pas du pouvoir d'agir 24
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soutien. Pour preuve la multiplication des projets de véhicules « solidaires », du camion Roul’Contact, qui parcourt des villages de l’Hérault pour rompre leur isolement7, au Parentibus, dont les écoutantes se posent sur des marchés de Normandie pour échanger avec les badauds sur leurs soucis de famille8, en passant par le MigrantBus, le Foodtruck solidaire ou le Bus rural connecté pour des personnes très âgées de territoires ruraux, tous trois lauréats 2020 du Prix Fondation Cognacq-Jay9. Même déplacement du curseur par le collectif Pour eux, qui a rassemblé pendant la crise sanitaire des habitants préparant des repas ainsi que des « cyclistes » s’improvisant « livreurs » pour aider, rencontrer et rendre visibles les « sans-abri ». Avec un détail qui, là encore, fait sens pour motiver les bénévoles : comme la plupart de ces initiatives qui s’affirment « citoyennes », l’association Pour eux a décidé de ne demander aucune subvention, publique ou même privée, et de ne financer ses actions que grâce au crowdfunding10. FAIRE « AVEC » LES PERSONNES Faire « avec » les personnes plutôt qu’à leur place concrétise et popularise des pratiques hétérodoxes du siècle dernier, de la psychothérapie aux méthodes d’empowerment des années 1960. Les expérimentations de Territoires zéro chômeur de longue durée s’engagent ainsi par un travail d’écoute des ex-chômeurs, qui définissent euxmêmes – avec un comité local réunissant toutes les parties prenantes du territoire – ce que seront leurs activités au sein de leur « entreprise à but d’emploi », sans dispositif préétabli et emplois figés auxquels adapter les personnes. À Prémery, dans la Nièvre, un ancien bûcheron qui vivait seul dans la forêt, sans aucune aide, a proposé et construit l’une des trois activités cœur de l’entreprise sociale : un atelier de motoculture, garage où réparer et trouver des pièces pour les tondeuses et autres tronçonneuses. D’autres ont préféré s’investir au sein d’une ressourcerie, dans un immense hangar à l’abandon, auparavant site industriel spécialisé dans le charbon de bois et la chimie de feue la société Lambiotte. Il en est ainsi d’un ancien ébéniste, remettant à neuf les meubles déposés, ou d’une spécialiste de l’époque médiévale qui voulait désormais s’investir dans le maraîchage, mais qui, suite à un accident de voiture, a décidé de rejoindre une autre femme pour s’occuper des trésors de livres anciens des habitants. Chacun, au départ, a créé son activité en fonction de ses désirs ou possibilités, ainsi que des besoins de la population. Mais ce « faire avec », en amont, n’est pas aisé à tenir dans la durée. Ceux arrivés après 2017 ont plus de difficulté à initier eux-mêmes un « nouveau métier ». V
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Puis des tensions se créent entre les nécessités de l’encadrement de l’entreprise et le désir de liberté, d’égalité des salariés quant aux décisions concernant « leurs » activités. Comme le dit Naïma Latamna, responsable de la formation et de l’accompagnement socioprofessionnel des travailleurs de l’atelier de boulangerie de Bou’Sol, se sentant démunie face à ceux qui n’acceptent des chantiers d’insertion que pour maintenir leurs aides sociales, « faire avec, c’est aussi et surtout faire avec nos limites et les limites de notre action ». Le « faire avec » n’en représente pas moins un renversement de perspective, impliquant pour les travailleurs sociaux de s’adapter aux publics qu’ils accompagnent. C’est ainsi que l’Institut médico-éducatif (IME) de la Fondation Cognacq-Jay à Paris a mis en place des protocoles avec les jeunes en situation d’autisme qu’il accueille, s’appuyant sur leurs ressources et centres d’intérêts, ainsi que sur leur plaisir d’apprendre et de se sentir utiles. L’objectif : les accompagner vers une autonomisation puis une professionnalisation pour envisager une inclusion future dans un milieu ordinaire, sans certitude sur leurs capacités d’évolution, mais en leur faisant confiance. Une des clés de ce système d’accompagnement inédit est le partenariat étroit avec les familles, qui connaissent particulièrement bien les jeunes, ainsi que le travail sur le long terme d’une équipe formée, avec l’envie de chercher des réponses avec ces adolescents jusqu’ici sans perspective. CULTIVER LA PAIR-AIDANCE Développée dans le monde de la santé via l’éducation thérapeutique, la « pair-aidance » implique elle aussi un suivi des patients ou personnes en situation de fragilité. Sauf que cet encadrement se joue différemment, sans hiérarchie entre soignants et soignés. Au Lieu de répit, « habitat temporaire participatif » pensé par et pour des personnes sans domicile touchées par des troubles psychiques à Marseille, Sandra Rodriguez est bénévole et « travailleuse pair ». « Je suis une personne rétablie et même sevrée, je ne vais plus voir mon psychiatre, ditelle. Mais je me sers de mon vécu, de mon expérience, pour soutenir les habitants du Lieu de répit dans leur stratégie de rétablissement. » Un éducateur, un infirmier et des psychologues complètent l’équipe. Leurs rôles ne sont pas ouvertement différenciés : l’un comme l’autre peuvent accompagner les habitants à leurs rendez-vous, les aident dans les démarches administratives, les apaisent lors d’un moment de crise… La « pair-aidance » suppose bien souvent une formation de « médiateur », en particulier dans la santé, mais c’est 25
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« D’emblée, la coopérative met les personnes qui arrivent dans une dynamique de relations de proximité avec le village. Tout est conçu pour faciliter les rencontres au quotidien, et faire oublier cette étiquette de “migrant”… » SERENA TALLARICO, DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE ET ANTHROPOLOGUE DE LA SANTÉ
aussi et surtout un état d’esprit, une manière de faire et de voir les autres par le filtre de leurs capacités plus que de leurs incapacités. « Lorsque l’on repère des compétences, par exemple en informatique chez des salariés en insertion, explique ainsi Naïma Latamna de Bou’Sol, je leur propose d’animer des sessions d’initiation pour les autres salariés. Apprendre aux autres est une façon de reconnaître et de valoriser leurs savoirs, mais c’est aussi un moyen de renforcer l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. »1 Et lorsque dans des lycées sont valorisés des savoir-faire insoupçonnés de certains élèves en difficulté, sur les outils numériques, c’est bel et bien ce même processus de « pair-aidance » qui est à l’œuvre, ressource découverte presque par hasard à l’occasion du confinement de mars 2020… CRÉER DES ÉCOSYSTÈMES D’INNOVATION SOCIALE Thérèse Lebrun, présidente-rectrice déléguée santésocial de l’Université catholique de Lille, souligne l’importance de construire des « écosystèmes d’innovation sociale ». C’est le défi du quartier Humanicité11, sorti de terre il y a une dizaine d’années. Son living lab – Lab 26
Humanicité, anciennement Les Ateliers Humanicité –, constitue un espace de mixité sociale entre habitants et professionnels, étudiants et membres d’associations d’accompagnement de personnes en grande fragilité. Ses enjeux ? Monter des équipes multi-compétences, là pour un livret d’accueil ou un soutien aux personnes précarisées par la crise sanitaire, ici pour un jardin partagé ou un compost collectif. Bref, le « faire » au pluriel du quartier, aujourd’hui, mais aussi demain grâce aux recherches menées ici par l’université, sur les aidants par exemple. Ce type d’écosystème se construit souvent sur le terrain, de proche en proche, à partir d’une activité dont l’essence « écosolidaire » marie les lieux, les expertises et les secteurs de métier auparavant séparés. Il en est ainsi des Détritivores12, service de sensibilisation, de collecte et de compostage des déchets organiques : des restaurants, en amont du recyclage, aux jardins qui profitent du compost a posteriori, en passant par les personnes en situation de handicap ou précaires qui y retrouvent un emploi, ici à Bordeaux, la mise en valeur des rebuts relie dans un cercle vertueux tout un écosystème de pratiques écologiques et solidaires. De telles connexions, tissant des relations plus horizontales que verticales, sont le terreau de pratiques pas neuves en tant que telles, prises une à une, mais inédites par leur ampleur et la façon dont elles suscitent de nouvelles considérations et d’autres façons de faire collectivement. Ainsi, dans la douleur parfois, se « panse » le monde de demain. ariel Kyrou
1. Lire dans solidarum.org : « Bou’Sol : des boulangeries solidaires pour les sortir du pétrin ». 2. Voir dans solidarum.org le reportage vidéo : « Camini : un village déserté revit grâce aux réfugiés ». 3. Lire dans solidarum.org : « L’Essor Mézin : quand un ESAT fait revivre un village ». 4. Lire l’interview de Laurent Grandguillaume, pages 100 à 104. 5. « “Aller-vers” les situations de grande marginalité sociale, les effets sociaux d’un champ de pratiques sociales », par Évelyne Baillergeau et Hans Grymonprez, dans le dossier « Le travail social entre pouvoir discrétionnaire et pouvoir d’agir » du n° 2 de la Revue française des affaires sociales, avril-juin 2020, pages 117 à 136 (page 121 pour l’extrait). 6. Écouter dans solidarum.org le podcast : « Le Rocher : vivre ensemble au cœur des quartiers ». 7. Lire dans solidarum.org : « Roul’Contact : un camion pour lutter contre l’isolement ». 8. Lire dans solidarum.org : « Parentibus, les mots contre les maux ». 9. Consulter le site prixfondation.cognacq-jay.fr. 10. Lire dans solidarum.org : « Pour eux : le repas comme prétexte pour rendre visibles les sans-abri ». 11. Écouter dans solidarum.org le podcast : « Stéphane Soyez : le living lab du quartier Humanicité ». 12. Voir dans solidarum.org le reportage : « Les Détritivores misent sur les biodéchets ». V
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INCLURE POUR MIEUX VIVRE ENSEMBLE SORTIR DE L'ENTRE-SOI
Partager des espaces où chacun trouve sa place avec sa différence
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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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