réFLEXions pour dEMain
LA MAP D’IRIS UNE NOUVELLE INÉDITE DE LI-CAM Directrice littéraire de la collection Petite Bulle d’Univers chez Organic Éditions et coach en créativité, Li-Cam est romancière et nouvelliste. Elle est l’auteure de quatre romans, parmi lesquels Résolution (La Volte, 2019), et d’une trentaine de nouvelles, dont « Protocole d’urgence » dans le recueil Sauve qui peut - Demain la santé (La Volte, 2020).
Son casque antibruit rivé sur les oreilles, Iris est accroupie dans la serre parmi les pieds de tomates, le nez collé à la surface de verre. Elle souffle, puis de l’index dessine des petits cercles éphémères dans la buée qui s’est formée. Elle expire à nouveau, bouche grande ouverte, et recommence à tracer des ronds qui s’évanouissent aussitôt. Cette activité répétitive et inutile peut l’occuper des heures entières, si personne ne vient troubler sa sérénité. Vautrée dans le canapé, encore en pyjama, Kim étudie, essaye d’étudier plutôt. Par moment, trop souvent, elle est tentée de se déconnecter du réseau de l’université auquel elle accède via une borne ovoïde d’une dizaine de centimètres de haut, placée sur la table basse. Elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour sa sœur. Cette fois, n’y tenant plus, elle se décide et passe en mode pause. Le cours virtuel s’interrompt. Sur ses lentilles de contact, le jeune homme souffrant d’un trouble obsessionnel compulsif se fige, puis disparaît, et la borne cesse de relayer la voix de la prof de psychologie clinique qui commente son témoignage. Kim se lève, enfile sa veste roulée en boule sur le canapé et sa paire de baskets, puis sort de son studio par la porte-fenêtre donnant sur les jardins. La serre n’est pas très loin, elle n’en a que pour quelques minutes. D’un pas rapide, Kim traverse la grande terrasse et ses dizaines de potagers en carré agrémentés de treilles où sont suspendus des pots contenant des plantes aromatiques et des petites maisons à insectes en bois. « Si tu dois t’approcher d’Iris, fais-le en douceur, sur la pointe des pieds, et surtout ne la touche jamais, indique-t-elle à Gus, l’ouvrier agricole qui travaille dans la serre ce matin. Celui-ci, d’un naturel ronchon, mais consciencieux, lui répond, tout à sa tâche consistant à ajouter du compost dans les bacs de culture. – Je sais, tu me l’as déjà dit cent fois ! – Promets-moi de faire attention. – Bien sûr. Au fait, tu as encore oublié ton panier. – Oh ! J’y vais. » Kim remercie Gus et s’engage dans le large escalier en métal qui descend au pied de l’éco-bat. Le cours sur le trouble obsessionnel compulsif peut bien attendre encore un peu, se dit-elle. Des gaines et des tuyaux faisant partie du réseau de panneaux photovoltaïques ou de réservoirs d’eau de pluie saillent des marches. En chemin, elle croise un groupe d’élèves en visite, et adresse un sourire poli à l’institutrice qui les accompagne. Puis, elle pénètre par l’accès extérieur dans le grand hall d’accueil dont le sol en béton ciré est parsemé de piles de cagettes emplies de fruits et de légumes s’élevant pour certaines à un mètre et demi du sol. V
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Un grand tableau recense les articles recherchés par les résidents de l’éco-bat. Kim n’y jette qu’un bref coup d’œil. Elle note, avec inquiétude, qu’au comptoir est déjà présent un homme d’âge mûr, muni de grands sacs. Elle patiente. Cela fait bientôt deux ans qu’Iris et elle habitent l’éco-bat. Sans l’accession à ce logement social, Kim n’aurait pas pu poursuivre ses études. « J’ai besoin de l’aide alimentaire jusqu’à la fin du mois, indique l’homme. – Tu n’es pas obligé de nous fournir quoi que ce soit », répond Millie, la jeune femme de permanence à l’accueil aujourd’hui. Jeune mère célibataire, Millie travaille à la blanchisserie, mais elle aime le contact et s’est donc portée volontaire pour tenir le comptoir un jour par semaine. Elle connaît tous les habitants du quartier bénéficiaires habituels ou occasionnels de l’aide alimentaire fournie par l’éco-bat. « J’ai trouvé des livres et je me suis dit que vous sauriez quoi en faire. – S’ils sont en bon état, nous les prenons. Combien de personnes habitent avec toi déjà ? – J’ai une femme et un garçon de cinq ans. En apercevant Kim, Millie s’interrompt. – Merci de patienter quelques minutes, dit-elle à son interlocuteur. Puis à l’intention de l’étudiante : – Tu as encore failli oublier ton panier. Je me trompe peut-être mais il me semble que tu es encore en pyjama, non ? Kim baisse les yeux : – Les partiels commencent bientôt. J’essaye de réviser, mais avec Iris… – Tiens, voilà, la coupe Millie en lui tendant à bout de bras et non sans difficultés un lourd panier en osier débordant de fruits, de légumes, de bouteilles de lait et de soupe, de bocaux, et d’un volumineux pain à la croûte foncée. – Alan a ajouté de la confiture pour ta sœur. – Merci », s’écrie Kim en s’emparant du panier. Et la voilà repartie en trombe. Cette fois, elle monte par l’escalier intérieur. Chaque palier arbore une couleur différente. Partout des affichettes écrites à la main informent les habitants des services gratuits qui leur sont proposés. À un étage, Celia donne des cours de yoga dans l’espace de convivialité au bout du couloir tous les lundis et jeudis à 18 h ; à un autre, c’est un médecin qui consulte tous les mercredis et vendredis, et une coiffeuse qui officie sur rendez-vous ; un peu plus haut, Antonin, ingénieur à la retraite, donne des cours de soutien en anglais et en mathématiques niveau collège et lycée, et Caro organise des soirées à thème pour les seniors tous les premiers samedis du mois… Kim n’y prête guère attention, car ses études, le travail agricole dans les jardins suspendus et l’attention que réclame sa sœur cadette ne lui laissent pas beaucoup de temps libre. Un peu essoufflée, elle pénètre dans son studio, dépose le gros panier sur la table de la kitchenette, attrape une casserole dans l’égouttoir, la pose sur la plaque, puis s’empare d’un des bocaux de conserve au hasard. Haricots verts et pommes de terre, indique l’étiquette. Les petits ronds que trace Iris dans la buée sont très réguliers. Elle ne repasse jamais au même endroit et avance accroupie. Ses longs cheveux se prennent souvent dans les feuilles, alors elle interrompt son occupation, et de ses mains, avec une infinie tendresse, repousse les branches qui lui chatouillent la tête. Par moment, sans raison apparente, elle se met à murmurer en comptant sur ses doigts, puis recommence à dessiner inlassablement ses petits cercles. Dans la plénitude d’un monde de répétitions, Iris compte ou se raconte des choses. Comment savoir ? Pendant que le repas chauffe, Kim ordonne à la borne de se connecter au réseau de l’éco-bat. 110
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Plusieurs applications sont accessibles, elles flottent autour d’elle dans la réalité augmentée que lui offrent ses lentilles de contact. « Activation de la map », ajoute-t-elle. Aussitôt, un amas d’icônes apparaît. Parmi elles figure le calque sensoriel que Kim partage avec sa sœur. Elle l’ouvre. Le studio s’estompe, comme effacé par petites touches à coups d’éponge ou de chiffon. La kitchenette se fond dans l’écorce d’un arbre gigantesque, les autres murs et le plafond se parent de feuilles entre lesquelles brillent des paillettes de soleil. Le bruissement du vent et des senteurs d’herbes humides envahissent la pièce. Kim inspecte avec satisfaction son calque de réalité virtuelle, résultat de plusieurs heures de travail minutieux, levant et baissant les yeux, tournant la tête d’un côté et de l’autre. Elle s’installe ensuite dans le canapé et active le clavier virtuel sur lequel elle commence à jouer, tapotant le vide de ses doigts agiles. Le chant cristallin d’un ruisseau dans son casque tire Iris de son rituel. Elle laisse la buée s’évaporer sans intervenir, et se redresse lentement en prenant appui de ses mains à plat sur la vitre. Gus, qui mord dans son sandwich, non loin, la regarde se lever et marcher d’un pas hésitant jusqu’à la sortie. Le ruisseau laisse place à une brise, un souffle léger, une lente respiration. Iris traverse le potager prudemment, bien qu’elle ne regarde pas où elle met les pieds, elle ne foule aucune pousse, puis à la faveur d’un frémissement végétal, bifurque subitement en direction du studio. Iris murmure ou fredonne sur tout le trajet et se tait en entrant par la porte-fenêtre que Kim vient d’ouvrir. En silence, les deux sœurs dégustent leur repas parmi les hautes herbes scintillantes du canapé. Iris tient son assiette contre son menton et mange avec les doigts. Quelques insectes virevoltent, le ténu vrombissement de leurs ailes se perdant dans le tintement sourd des feuilles agitées par le vent. Iris ne voit rien de cette nature puisqu’elle ne porte pas de lentilles de contact, les sons quant à eux lui parviennent via son casque. Elle perçoit aussi les odeurs apaisantes qui embaument le studio. Kim a créé ce décor et orchestré cette symphonie sensorielle pour se rapprocher, partager le même espace et le même rythme que sa sœur, faute de pouvoir communiquer autrement avec elle. À peine son repas fini, Iris s’évade à nouveau par la porte-fenêtre s’ouvrant sur les jardins. Kim débarrasse la table basse, puis se laisse tomber dans le canapé. Avant de se remettre à son cours, elle consulte les calques des habitants de l’éco-bat. Le calque d’Amina clignote, lui indiquant qu’il a été modifié récemment à son intention. Kim l’ouvre. Le décor de son studio se modifie, elle se tient désormais devant une maison en terre, sous un grand auvent de toile épaisse. Des tapis aux couleurs chatoyantes ornent le sol sec et poussiéreux. Un groupe de femmes chante au loin dans une langue que Kim ne comprend pas. La mélodie n’est pas vraiment joyeuse, elle possède néanmoins une teinte lancinante qui lui plaît. En l’écoutant, elle pense à Amina et devine que cette dernière a le mal du pays. Un texte défile sur les tapis : « Je sais que tu es très occupée, mais si tu as un moment, Yeyo et moi serons ravis de vous offrir le thé à Iris et toi. » En consultant l’heure qui s’affiche à gauche de son champ de vision, Kim referme le calque à regret, se reconnecte au réseau de l’université, et se réinvestit dans l’étude du trouble obsessionnel compulsif. Le jeune homme raconte qu’il se lave les mains près de cinquante fois par jour. Et la prof explique en voix off le processus anxieux qui pousse les malades à s’enfermer dans des actions répétitives. « Commence prise de notes, dit Kim. À la droite de son champ de vision, les dires de la prof sont consignés en toutes lettres en un fil ininterrompu jusqu’à ce que Kim décrète : – Stoppe prise de notes. » V
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Dans la grande cuisine collective, Alan s’est affairé toute la matinée. Avec l’aide de quelques résidents, il a confectionné des dizaines de tartes au sucre qui refroidissent en attendant d’être distribuées aux écoliers visitant actuellement l’éco-bat. Dani fait la vaisselle en sifflotant. « Ils sont en retard », constate Muriel. La jeune femme essuie et range les ustensiles propres, ouvrant et fermant tour à tour les nombreux placards. Quelques minutes plus tard, l’institutrice passe la tête par l’embrasure de la porte. Lui renvoyant son sourire, Alan lui fait signe d’entrer d’un mouvement du menton. Un groupe d’enfants fait alors irruption dans la cuisine. Les gamins se bousculent, chahutent, rigolent, ou marmonnent. Perdus dans la cohue, certains regardent autour d’eux à la recherche de l’institutrice qui s’est glissée aux côtés d’Alan derrière la grande table en métal où trônent les desserts, parfaitement alignés. Des odeurs alléchantes sourdent des pâtisseries attisant les appétits. Dès que Muriel commence la distribution, les écoliers se calment. Silence chargé d’impatience. « Vous êtes en train de visiter un éco-bat, commence Alan. Pour rappel, ce grand bâtiment d’une dizaine d’étages est à la fois une ferme verticale et un logement social. Vous êtes maintenant dans la cuisine collective et participative. C’est ici que nous transformons ce que nous avons cultivé dans les jardins. Nous faisons des conserves et des confitures de tous les fruits et légumes que nous ne pouvons consommer frais. Nous fabriquons aussi du pain. Aujourd’hui, comme nous savions que vous veniez, nous vous avons préparé des tartes au sucre. Vous m’en direz des nouvelles. » Les enfants sont calmes, mais il n’est pas certain qu’ils écoutent, trop occupés à déguster ce que Muriel a bientôt terminé de distribuer. Éléonore, rivée à son fauteuil roulant, est en train de mettre à jour son calque sur la map de l’éco-bat. En raison de son âge, près de 80 ans, elle préfère la version en deux dimensions à laquelle elle accède via une vieille tablette numérique. Elle cherche dans le nuancier la bonne couleur pour les rideaux de son logement virtuel : une petite chaumière provençale aux murs de pierre blanchis à la chaux et dont l’intérieur est décoré de gros bouquets de fleurs séchées. Sur la table de la salle à manger, le livre de recettes consultable par tous qu’elle partage en écriture avec Alan est ouvert. Antonin, son époux, a choisi le chant a capella d’une soprano en guise de musique d’ambiance. Un des calques clignote. C’est celui de Millie. Éléonore bascule alors sur le calque en question, celui-ci présente une bicoque donnant sur une plage de sable blanc avec en bande-son le chant relaxant des baleines. Millie propose de lui monter son panier en fin d’après-midi. Éléonore tape à deux doigts un message de remerciement sur une feuille de papier qu’elle range ensuite dans une enveloppe posée en évidence parmi une collection de bibelots en coquillages. Puis, elle lève la tête de son ouvrage. À travers la baie vitrée, elle aperçoit Iris, allongée dans l’un des potagers en carré. Couchée sur le ventre, Iris caresse délicatement la terre. Ses gestes sont minutieux et très lents. Par moment, elle enlève un petit caillou, le jette au loin et se met à compter sur ses doigts en silence. Il lui arrive aussi de fermer les yeux si fort que des rides se creusent sur son front. Iris est très absorbée par sa tâche, le vaste monde ne fait pas partie de son horizon. Antonin sort de la chambre une serviette éponge sur les épaules. Il vient de faire près de vingt minutes de cardio-training en pédalant avec énergie sur son vélo d’appartement. Son épouse s’est réinvestie dans la map et consulte les calques des habitants de l’éco-bat, à l’affût de modi112
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fications ou de besoins formulés auxquels elle ou son mari pourraient répondre : Gilles cherche des cahiers et des crayons. Sur son calque – une salle d’attente aménagée avec des fauteuils en rotin au milieu d’un pré et dont le fond sonore distille un solo de clarinette – le médecin prévient qu’il est en vacances toute la semaine : « Je suis absent jusqu’à lundi prochain, mais pas d’inquiétude, mon remplaçant vous recevra. » En tapotant du doigt sur les fauteuils, on peut ouvrir l’agenda et prendre rendez-vous. Antonin se dirige vers la cuisine intégrée. Au passage, il dépose un baiser sur la joue d’Éléonore. « Tu veux une tisane ? – Oui, merci. » Il ouvre légèrement la baie vitrée pour renouveler l’air de l’appartement, puis se campe devant le plan de travail, remplit la bouilloire d’eau et enclenche le bouton de mise en route. Il sort une théière en verre et y glisse deux sachets de tisane. Un cri. Antonin se retourne, affolé. Son épouse va bien. Elle regarde par la baie vitrée, les yeux écarquillés. Iris s’est relevée d’un bond, comme sous l’effet d’un choc électrique, et s’est mise à courir en rond sur la pointe des pieds. Une petite voix demande : « Qu’est-ce que tu as ? » Mais Iris ne comprend pas. Les mots hachent, ils découpent tout. Ils la frappent, l’agressent. Le monde s’impose, il lui fait mal. Quelque chose s’est déchiré. Par la brèche se déversent des saccades d’images par dizaines, par centaines. Des objets. Des gens. Des situations. Tout se mélange dans sa tête. Elle ne sait plus ce qui fait partie d’elle et ce qui ne lui appartient pas. Elle ne sait plus si c’est elle qui habite le monde ou si c’est le monde qui l’habite. Elle a perdu sa bulle, sa frontière. On l’a extirpée. De force. Il y a quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Trop près. Elle pousse des hurlements. La petite voix implore : « Je n’ai rien fait. » Iris se met à parler. Elle s’époumone : « à cHAQUE fOIS qU’ARRIVE qUELQUE cHOSE d’IMPRÉVU j’AI cOMME uNE iMPRESSION dE dÉJA-VU. » Elle court toujours sur la pointe des pieds. En rond. Elle ne peut plus s’arrêter. Deux mots tournent en boucle et de plus en plus vite dans sa tête. Déjà-vu Déjà-vu Déjà-vu Déjà-vu Antonin se tient devant la baie vitrée, il regarde l’écolier s’éloigner, rejoindre sa classe et se faire réprimander par l’institutrice. Inquiète, Éléonore consulte les calques de la map, malheureusement celui de Kim n’est pas accessible. Elle cherche fébrilement, puis trouve enfin le calque d’Amina sur lequel elle laisse un message : « IRIS EST EN CRISE. » Dès qu’elle reçoit le message, Amina lâche sa tablette, se lève et passe derrière le paravent qui sépare le salon de la chambre de son fils de dix ans. Yeyo lit, assis par terre, une vieille bande dessinée à la couverture écornée. Atteint d’agoraphobie, il ne quitte jamais l’appartement. V
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« Iris a besoin de toi », murmure Amina. Hypervigilant, Yeyo relève brusquement la tête. Kim et lui partagent un calque sensoriel grâce auquel l’étudiante en psychologie l’aide à contrôler ses attaques de panique. Il attrape son casque et son mémento – un écran muni d’un clavier amovible – et demande à sa mère de sortir. Son cœur bat la chamade. Sa bouche se fait sèche. D’un tapotement de l’index, il ouvre son calque qui affiche une photo de sa chambre – lit, bureau, étagère où s’empilent des livres, des vêtements et des bocaux en verre emplis de pièces de puzzle dépareillées –, il recèle aussi une importante banque de sons. De la musique et des bruits de la nature. Des bruits qu’il craint. Les gémissements du vent et le clapotement insidieux de l’eau qui lui rappellent les mauvais souvenirs de sa traversée de la Méditerranée. La faim. La soif. Les vagues qui soulèvent le canot et le laissent retomber brutalement. Le mal de mer. Le terrible vertige des flots. Les vomissements. En laissant échapper un long soupir, il active le clavier de son mémento. Sur les conseils de Kim, il se plie à cet exercice plusieurs fois par semaine depuis des mois. Et ce n’est pas la première fois qu’il doit prendre soin d’Iris. Après un moment d’hésitation, il appuie sur la touche qui lui semble la plus appropriée. L’eau se met à gazouiller tout autour d’Iris. La jeune femme cesse de courir et s’accroupit subitement au sol en serrant les écouteurs contre ses oreilles. Elle se balance d’avant en arrière, d’un côté et de l’autre. Iris se berce, se console. Yeyo serre les dents et actionne une autre touche. Encore une autre. Et encore une autre. Des images réinvestissent sa mémoire, l’envahissent sans qu’il puisse les réprimer. Le canot. La mer à perte de vue. Il aimerait se raconter une histoire différente, associer ses sons à une expérience qui ne le ramène pas toujours au même endroit. À cette peur nauséeuse. Entre deux mondes, une brise souffle sur le potager, caresse le sol fertile et éparpille quelques brins de terreau. Via le calque qu’il partage avec Kim, Yeyo convoque ses émotions d’hier qui ressemblent tant à celles d’Iris aujourd’hui et construit un pont empathique avec elle… Iris se lève, fait quelques pas maladroits. Yeyo n’en peut plus, il transpire et tremble de tout son corps. Il a l’impression d’être coincé, là, depuis une éternité. La banque de sons contient aussi des échantillonnages d’instruments. La musique a des vertus apaisantes ; après réflexion, Yeyo choisit un violon parmi une dizaine d’autres. Quelques notes s’égrènent, ni trop graves ni trop aiguës, longues, calmes et sereines. Le sol se dérobe doucement, tangue encore un peu sous les pieds d’Iris, mais le chaos d’images et de sensations a disparu. Elle a retrouvé sa bulle. Partout, les plantes frissonnent, vibrent, murmurent de toutes leurs tiges et leurs feuilles. Elles respirent, délivrent leur oxygène si précieux alentour. En leur sein, la sève palpite. L’air est saturé de molécules qui transportent de nombreux messages et se combinent au gré des flux. Tout un monde végétal converse dans l’atmosphère des jardins. Iris reprend sa routine en comptant sur ses doigts. La tête d’Amina émerge de derrière le paravent. Malgré ses écouteurs, Yeyo comprend qu’Iris va mieux. Il se laisse envelopper par la musique pendant encore quelques minutes, le temps de recouvrer ses esprits. Quelques mois plus tôt, il lui aurait fallu des heures. Yeyo ne se souvient plus de son pays natal, il était trop petit quand il l’a quitté, il sait seulement que sa mère et lui 114
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sont des réfugiés climatiques. Il abandonne son mémento, attrape la bande dessinée et, soulagé, se réinvestit dans sa lecture. « Demain, nous étudierons le tableau clinique du stress post-traumatique, lance la prof. » Aussitôt Kim se déconnecte du réseau de l’université pour se relier à celui de l’éco-bat. Plusieurs calques clignotent à son intention. Elle les consulte. Un accès d’angoisse lui enserre la poitrine. Elle bondit du canapé, enfile sa combinaison de travail, s’attache les cheveux avec un bout de tissu et se précipite dans les jardins. Iris suit toujours le même itinéraire, et si elle s’est remise, elle doit se trouver à cette heure près du bassin. Courant presque, Kim traverse les potagers en carré, puis ralentit en découvrant sa sœur à l’endroit habituel. En veillant à ne pas faire de bruit, elle s’approche doucement. Iris contemple, en faisant des bulles avec sa salive, la valse des petits poissons qui nagent parmi les algues et les pierres. Rassurée, Kim attend néanmoins quelques minutes avant de se manifester. « C’est l’heure d’aller travailler », mentionne-t-elle d’une voix douce. Sans la regarder, Iris lui emboîte le pas jusqu’à la serre. Gus a laissé un message sur l’établi se trouvant à l’entrée. « Occupe-toi des potagers et laisse Iris prendre soin des pieds de tomates. Merci. » Debout dans l’allée principale de la serre, Iris caresse les feuilles, et parfois insiste un moment sur l’une d’entre elles, la renifle brièvement, lui murmure des mots inintelligibles, puis reprend sa tâche. Ses doigts ne touchent pas vraiment, ils se contentent de frôler, et pourtant ils savent comment encourager les cultures à donner le meilleur d’elles-mêmes. Kim s’est occupée de nettoyer les potagers. En sueur, elle s’accorde une pause assise sur un gros seau. Absorbée dans ses pensées, elle n’entend pas Iris approcher, et sursaute lorsque cette dernière vient soudain s’accroupir face à elle. Dans sa bulle, coupée du monde, handicapée, les qualificatifs ne manquent pas pour définir sa sœur. Kim aimerait pouvoir la soigner, la changer, mais dans des moments comme celui-ci, elle doute… Iris a posé une main à la légèreté surprenante sur sa cuisse, et la dévisage de son regard vague et intérieur, si singulier. En la fixant droit dans les yeux, elle annonce de sa voix légèrement cassée : « Aujourd’hui, Iris a fait une crise. » FIN
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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.
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