Visions solidaires : Quand l’innovation devient sociale

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visions de la solidarité sociale

ANALYSE

Quand l’innovation devient sociale Contrairement à l’innovation technologique ou marketing, dont elle est une fille impertinente, l’innovation sociale ne se duplique pas, mais s’adapte et se réinvente en permanence selon les problématiques et les territoires.

C

’est un rappeur réputé au Sénégal, Matador, du groupe WA BMG 44, qui a été il y a une petite dizaine d’années à l’origine de la création du centre Africulturban, à Pikine dans la banlieue de Dakar. Avec quelques proches et l’aide de la Fondation OSIWA (Open Society Initiative for West Africa), il a investi un bâtiment en friche et l’a transformé, non seulement en espace dédié aux nouvelles technologies et à la culture hip-hop, mais en centre de formation pour les oubliés du système et de réinsertion pour de jeunes détenus, à travers son projet phare Yuma ( Youth Urban Media Academy). Voir et entendre les « ex-enfants terribles » Massaly, Amadou ou Elhaj traduire leur envie de créer des films, de raconter leurs histoires et « d’être libres » grâce à Yuma, a quelque chose de saisissant1. Le hip-hop, pour bien des décideurs, commentateurs ou citoyens, se réduit au « Gangsta rap » et au non moins sinistre « rap bling-bling », machiste, vulgaire et avide de gloire et de dollars. Et pourtant, là, tout à l’inverse, c’est bel et bien cette culture de la rue qui permet à ces grands gamins que l’on pensait perdus de palabrer à nou-

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veau avec leurs « frères et sœurs » et les « mamas » qui en pleurent… Là se niche peut-être l’essence de l’innovation sociale : une capacité à retourner les clichés les plus solides pour réinventer des liens, mariant ainsi des motivations de plaisir et des besoins de solidarité que l’on pensait opposés. LE BESOIN NOUVEAU OU MAL SATISFAIT SUFFIT-IL À FAIRE L’INNOVATION ? Selon le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire, « l’innovation sociale consiste à élaborer des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits dans les conditions actuelles du marché et des politiques sociales, en impliquant la participation et la coopération des acteurs concernés... » La notion de besoin semble première. Ce qui ne pose « guère question lorsqu’il s’agit de besoins vitaux, auxquels il est nécessaire de répondre pour assurer la santé, voire la survie de l’individu », expliquent des chercheurs de l’Institut Jean-Baptiste Godin, centre de transfert en pratiques solidaires et innovation sociale, dans leur

livre sur le sujet2. Mais qu’en est-il de besoins moins universels, plus contextuels ? Avons-nous « besoin » d’un large choix de consommation ou d’accéder librement aux œuvres d’art contemporain ? Et quels sont, pour reprendre notre cas, les besoins auxquels répond Africulturban ? La réinsertion de jeunes exdélinquants ? Certes. Mais ce n’est guère nouveau, pas plus d’ailleurs que deux autres champs de la solidarité sociale ici couverts : la correction d’inégalités d’accès (en l’occurrence à la formation), et la nécessité de préserver et de développer le lien social. Non, l’innovation vient ici de la confrontation de ces enjeux de solidarité sociale à un monde que ses acteurs ignorent trop souvent : le rap. Elle naît moins d’une finalité sociale que d’une aspiration à devenir partie prenante d’une culture. Ici, le moteur des jeunes pour s’en sortir n’est pas la volonté de renouer avec les valeurs d’une institution ou d’une communauté traditionnelle, mais le désir d’entrer dans la communauté du hip-hop. Ce choix est de l’ordre du plaisir, pas du besoin, et encore moins du devoir. Or comme le dit Nicolas Chochoy, directeur de l’Institut Jean-Baptiste Godin, « le monde de l’économie sociale et solidaire surestime la nécessité par rapport à VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN


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Le déclic, et là se niche l’innovation, c’est ce désir commun qui donne des ailes, un goût et du sens à un avenir social. l’aspiration sociale. À tort, il préfère le gentil besoin qui n’effraie personne à l’envie qui défrise. Le point de départ, dans bien des projets sur lesquels nous avons travaillé, n’était pas un besoin, souvent d’ailleurs mal identifié, mais un idéal partagé, suffisamment crédible et fort pour procurer l’envie de passer à l’action. » Autrement dit, le déclic, et là se niche l’innovation, c’est ce désir commun qui donne des ailes, un goût et du sens à un avenir social. LA SOLIDARITÉ ET L’INNOVATION SONT DANS UN MÊME BATEAU... La notion d’innovation reste très marquée par le monde technologique, où elle a pris son essor ces dernières décennies avec une orientation business. Certaines écoles de l’innovation sociale s’en inspirent directement, en phase avec le rapport « Initiative phare Europe 2020 - Une Union pour l’innovation », publié par la Commission européenne en octobre 2010. Sous ce regard, l’innovation sociale semble convoquée elle aussi pour répondre aux défis de la crise, notamment de l’emploi, mais aussi des organisations publiques devant se moderniser sur le modèle de l’entreprise. Soit une vision plutôt anglosaxonne de l’innovation sociale, qui « met en avant la fonction entrepreneu-

1. Voir, dans solidarum.org, la vidéo « Africulturban, la culture hip-hop comme tremplin vers demain ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN

riale en insistant sur les motivations philanthropiques et les opportunités de marché (donc la possibilité de voir se positionner des organisations lucratives)2. » Cette vision tout à fait légitime, dont la figure centrale est l’entrepreneur social, n’est pas celle que défend l’Institut Jean-Baptiste Godin, référence française sur l’innovation sociale. « Cela tient sans doute aux constats de nos études de terrain, explique Nicolas Chochoy. Là où l’innovation technologique ou marketing est censée se diffuser à l’identique sur une multitude de marchés, via les mécanismes de la promotion, de la vente et de l’achat, l’innovation sociale ne peut fonctionner sur le mode de la duplication. Aucune de ses méthodes n’est transposable telle quelle. Pour essaimer, l’innovation sociale suppose donc une traduction, une adaptation à chaque nouveau thème ou territoire. » D’où l’usage du terme invention plutôt qu’innovation – ce que n’apprécient guère les gardiens du temple, pour lesquels une innovation est juste une invention qui se diffuse. Enfin, pour l’Institut Jean-Baptiste Godin, comme pour le Centre de recherche sur les innovations sociales (Crises) de Montréal, l’innovation sociale est indissociable d’une ambition de « transformation sociale ». À l’instar du Youth Urban Media Academy d’Africulturban au Sénégal, elle naît du mix, parfois délicat ou explosif, entre, d’une part, des besoins sociaux et des pratiques solidaires ; et, d’autre part, l’imaginaire voire certaines méthodes de l’innovation technologique ou marketing, tels qu’ils ont été rénovés et dynamisés par Internet, les start-up et le nouveau monde numérique. ET SI L’INNOVATION SOCIALE VENAIT DES CITOYENS DE L’ÉCONOMIE PLURIELLE ? De cette vision-là ressort une image hybride et plurielle des acteurs de la

2. Emmanuelle Besançon, Nicolas Chochoy et Thibault Guyon, L’Innovation sociale, Principes

solidarité sociale et des innovations qu’ils portent. Sur le plan des financements d’abord : ils s’avèrent multiples et pragmatiques, se nourrissant du public autant que du privé, de subventions diverses comme de paiements directs des usagers, de systèmes de type crowdfunding ou d’échanges de services ou compétences. De fait, le secteur privé non lucratif est sans doute le plus propice à l’innovation sociale telle que la défend l’Institut Jean-Baptiste Godin. Innovation sociale qui dessine les contours d’un écosystème composé en majorité d’organisations modestes ou du moins décentralisées, souvent agiles, déhiérarchisées, décloisonnées (entre types de métiers), collectives et pluridisciplinaires, adaptatives et évolutives, notamment grâce à la marge de manœuvre qui y est donnée aux différents acteurs impliqués. Car l’une des autres clés de l’innovation sociale, qui la différencie de sa sœur « techno », est le caractère crucial de ses processus mêmes, justement souligné dans sa définition par le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire. L’invention permanente propre au social, sous ce prisme, vient toujours des gens du terrain, où se mêlent aidants et aidés, acteurs et bénéficiaires, les uns devenant bien souvent les autres… Comme le dit Sall Ngaary, du centre Africulturban de Pikine : « La relation que l’on a, lors des cours, ce n’est pas trop des relations académiques entre professeur et élève, c’est plus entre grand frère et petit frère, on discute, on parle, on rigole. (…) Il y a cette ambiance de famille-là. Moi qui suis professeur de graphisme, j’ai été formé ici-même en graphisme. Maintenant je forme d’autres gens. » Une petite leçon très informelle, moins d’innovation que de vie sociale, en toute solidarité et pour le plaisir de la culture hip-hop… Ariel Kyrou

et fondements d’un concept, L’Harmattan, 2013.

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

www.solidarum.org


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