Visions solidaires : Panser l’avenir au cœur des favelas

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L'INVENTION LEprincipale TERRAIN À Rio de Janeiro au Brésil, SUR l’artère de la Rocinha, longtemps considérée comme la plus grande favela d’Amérique latine.

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REPORTAGE À RIO

Panser l’avenir au cœur des favelas

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avela, un nom qui fait fantasmer tous ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Pour les autres, une réalité qui s’enracine depuis un siècle au Brésil, dont la devise est « Ordre et Progrès ». La première est apparue au tournant du XXe siècle, sur une colline face au grand port. Son nom : le Morro da Providência, ça ne s’invente pas ! Depuis, ces bidonvilles surgis dans les zones les moins aisément constructibles n’ont cessé de croître. Un siècle plus tard, plus ou moins mille favelas tapissent la cité merveilleuse, le phénomène a contaminé le pays. Ce qui était censé être précaire s’est installé dans le paysage et l’imaginaire, à défaut de se concrétiser sur le cadastre officiel. Jusqu’à récemment, ces zones où s’entassent plus d’un tiers de la population de l’ancienne capitale étaient considérées comme « blanches » ! L’image fait sens au regard de l’absence de politique publique dans ces lieux qui sont devenus des quartiers bien identifiés de tous. Favela, comme un stigmate de la fracture économique entre les différentes classes (A, B, C, D, E) qui stratifient le Brésil... Une plaie béante, où coagulent les failles sociales d’un pays qui a érigé, à l’autre extrémité, le condominio fechado en modèle urbanistique : de vastes enceintes, cernées de miradors et de murs pour se préserver de tous ceux qui attendent depuis des générations de grimper dans l’ascenseur social. Favela, une réalité qui ne rime pas avec fatalité. Bien au contraire, comme l’assure Eduardo Alvès, directeur de l’Observatoire des favelas : « La favela a changé. Mais ce changement n’est pas tombé du ciel, c’est une victoire des habitants, grâce à la capacité inventive, créative, à modifier, à inventer, à créer sa forme de mobilité... ». Depuis 2001, cet observatoire inverse le regard sur ces quartiers, y décelant une formidable « créativité » que relève aussi Zuenir Ventura, 64

journaliste qui marqua les esprits en publiant voici vingt ans La ville Divisée. Ces deux experts ont pratiqué le terrain, dans toute son âpreté, pour vérifier ce que « dé-chantait » voici un quart de siècle le sambiste Bezerra da Silva : « La favela est un problème social. » Comme à la Maré, vaste ensemble de seize favelas, où, le jour de notre entretien avec Eduardo Alvès, la police a attaqué des narcotrafiquants, des heures durant, au milieu des parents et des enfants qui depuis un bail vivent ce déferlement de violence. Coincés entre les deux grandes autoroutes qui mènent à l’aéroport international, plus de cent mille habitants cohabitent là, soumis aux contrôles d’adolescents surchargés de crack et d’armes lourdes, chargés de surveiller les allées et venues. Abandonné par la puissance publique, rattrapé par la crise qui mine le pays, ce territoire est pourtant le théâtre d’interventions, d’innovations, d’inventions sociales qui pourraient servir de laboratoire grandeur nature à ce que l’on vit ici, de l’autre côté de l’Atlantique. Dans ces favelas, avec les moyens du bord, il a fallu résoudre les problèmes qui s’amoncelaient. Peu aidés par l’État ou des institutions dont l’apport pourrait pourtant s’avérer utile, les principaux concernés ont trouvé l’énergie pour avancer, s’inventer un possible futur, sans attendre. Ils se sont débrouillés, ils ont pris des initiatives, des alternatives irriguées par une volonté de démocratie, engendrant des manières de faire plus participatives… Avec, à la clé, des succès souvent, des fragilités tout autant (liées à la dureté du contexte sociopolitique), mais surtout une constante dans tous leurs projets : la logique de redistribution, dans le sens des communs. L’autre terme qui désigne la favela, au Brésil, n’est-il pas « communauté » ? Jacques Denis et Stéphane de Langenhagen VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN

Crédits photo : Antonio/Moderne Multimédias (p. 62-63 et 65)

Services publics absents, système éducatif à plusieurs vitesses, difficultés d’accès à la santé… Les enjeux qui gangrènent les quartiers de Rio ressemblent à ceux des banlieues françaises. Une bonne raison pour aller voir comment communauté et solidarité s’y conjuguent pour expérimenter de nouvelles pratiques « citoyennes ».


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LES HAUT-PARLEURS DES SANS-VOIX Pendant longtemps, ces quartiers n’ont pas eu la parole. Même les historiques auteurs de samba qui en sont tous issus n’avaient pas voix au chapitre. Jusqu’à ce qu’Internet et les réseaux sociaux leur permettent de raconter eux-mêmes leur réalité. C’est ce que font les trois bénévoles qui publient Fala Roça (les mots de la Rocinha), un trimestriel gratuit diffusé sur le Net et sur papier journal dans l’inextricable entrelacs de venelles de la Rocinha. Ces étudiants y abordent avec humour les problèmes sociaux de la communauté nordestine, implantée ici depuis des générations. « Le sujet des égouts revient souvent », pointe Michel Silva, fondateur de ce journal qui « contribue à faire avancer les choses, surtout quand elles sont liées à l’économie locale ». VISIONS SOLIDAIRES POUR DEMAIN

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LA CULTURE POUR ÉLEVER LES CONSCIENCES

Crédits photo : Antonio/Moderne Multimédias

Dans le hangar à l’entrée du complexe de favelas de la Maré, de jeunes passionnés de danse contemporaine s’apprêtent pour leur cours, entièrement gratuit. D’autres s’entraînent en couple au son du forró. Créé par la chorégraphe Lia Rodrigues, le Centro de Artes da Maré est l’un des projets de Redes da Maré (les réseaux de Maré), qui œuvre pour un accès de tous à la culture. De telles initiatives se sont développées : à Vidigal, la favela « chic » de la Zone Sud, la troupe de théâtre Nos do Morro est devenue en trente ans une pépinière d’acteurs pour la TV Globo ; à NiterÓi, de l’autre côté de la baie, l’Orquestra de Cordas da Grota est désormais un grand projet social autour de la musique classique, amenant de jeunes élèves à l’université. Au-delà des enjeux sociaux de ces pratiques, l’ambition est bel et bien de pousser les jeunes des communautés à monter le plus haut possible, notamment dans le monde des arts.

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SUR LE CHEMIN TORTUEUX DE L’ÉCOLE À quelques mètres de la porte d’entrée de l’école, des jeunes discutent, le regard prêt à dégainer et le fusil d’assaut à la main. Pour se rendre dans leurs salles de classes situées dans le complexe de favelas de la Maré, les enfants du projet Uérê croisent tous les jours ces bandes armées qui tiennent le quartier. Ici, le nombre d’enfants déscolarisés avoisine les 90 %. Pour les pédagogues et les éducateurs qui y ont grandi, la réinsertion dans le parcours scolaire est devenue une priorité absolue. Grâce à un panel de méthodes allant du dessin au conte, du cours de violon classique à l’apprentissage ludique de langues étrangères, ils s’emploient à redonner aux enfants le goût de l’école et à transmettre aux familles la valeur de l’éducation.

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LE TRI SÉLECTIF POUR SOIGNER SON ENVIRONNEMENT

Crédits photo : Antonio/Moderne Multimédias

Sur les hauteurs de Rio, la petite favela Morro dos Prazeres est une exception : les ruelles, colorées par des graffitis, y sont d’une propreté impeccable. Tout autour du terrain de football, les employés municipaux s’activent, le balai à la main. Pas de sacs-poubelle jetés par les fenêtres, pas de détritus à même le sol délaissés par les services de la ville. Une fois par semaine, le camion de la compagnie de recyclage vient chercher les déchets en plastique. Sous l’impulsion de Cris et de son mouvement Reciclação, l’association des habitants a disposé une quarantaine de sacs de collectage aux points stratégiques de la favela. Le projet est né en 2010, suite à un glissement de terrain meurtrier qui a emporté une partie des habitations, construites sur une décharge à ciel ouvert.

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PRENDRE SOIN DES ANCIENS ET DE LA SANTÉ DE TOUS Au cœur de la Cidade de Deus, dans la Casa de Santa Ana, la force d’une batucada fait trembler les murs. Des jeunes se sont joints aux percussionnistes : des personnes âgées aux pathologies diverses. Leur regard sur la vieillesse a changé. Les thérapeutes et éducateurs de ce centre de soins atypique effectuent un travail intergénérationnel pour soigner et protéger les anciens de l’isolement en cultivant leurs liens avec l’ensemble de la communauté. Jeunes et moins jeunes partagent des séances de physiothérapie ou de yoga, se retrouvent derrière un ordinateur ou autour d’un repas pour échanger leurs expériences. De fait, dans les favelas, où l’on côtoie le danger tous les jours, les conditions de santé restent précaires, sans pharmacie proche et avec un unique centre de soins, toujours bondé.

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Cet article en format PDF est directement tiré de Visions solidaires pour demain, revue papier annuelle dont l’objet est de réfléchir à ce qu’est, et ce que pourrait être dans le futur, la solidarité sociale. Ce fichier PDF est accessible au sein de la base de connaissances Solidarum, plateforme en ligne, gratuite et évolutive, qui propose à la consultation et au téléchargement des médias vidéo, texte, son et image : des visions et reportages créés spécifiquement pour elle, en Creative Commons. Solidarum et Visions solidaires pour demain sont édités par la Fondation Cognacq-Jay et réalisés par une rédaction autonome dédiée, avec l’appui d’un comité éditorial composé en majorité de personnalités extérieures à la Fondation.

www.solidarum.org


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