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Kaléidoscope
VOL.1 - N°1 - PRINTEMPS 2013
Le développement collectif dans tous ses états
Rapport Parent : le pari réussi de l’éducation pour tous ?
PHOTO : LUCIE BATAILLE
par Sophie Clerc, équipe de rédaction
Il y a 50 ans paraissait le Rapport Parent, point d’ancrage des grandes réformes du système d’enseignement québécois. Afin de souligner cet anniversaire et, surtout, de confronter quelques-uns de ses grands énoncés aux enjeux actuels en matière d’éducation, Kaléidoscope a réuni l’un de ses commissaires, le sociologue Guy Rocher, et une des figures de proue de la grève étudiante québécoise de 2012, Martine Desjardins, alors qu'elle était présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ). C’est avec une joie non feinte qu’ils se sont prêtés à l’exercice de « relecture » de ce document de référence.
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K : Quel est pour vous, s’il fallait n’en citer qu’un, le principal héritage du Rapport Parent ? Martine Desjardins (M.D.) : Je dirais la démocratisation du savoir pour les francophones. On le constate dans les régions éloignées des grands centres : l’étendue du réseau collégial et universitaire est assez unique au Québec ! C’est incontestablement une démocratisation du savoir qu’il faut encore défendre ! Guy Rocher (G.R.) : Tout à fait. Au fondement du rapport, il y avait l’idée de l’accessibilité à une époque où le système d’enseignement n’était accessible qu’à une minorité de Québécois. Cette accessibilité était d’ailleurs fondée sur la gratuité.
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versités pour avoir une université de qualité, à 75 %, ils refusaient, jugeant que l’université ne leur appartenait pas ! Trouvons des façons pour que les collectivités se réapproprient leur université.
K : Comment rendre effectif ce droit ? G.R. : Ce droit doit être défendu collectivement. Pour ce faire, il faut placer l’avenir de l’éducation dans une conscientisation plus aigüe de la population, à savoir que l’éducation est une priorité nationale et qu’elle doit le demeurer. M.D. : Tout à fait. J’ajouterai que si on veut assurer un droit à l’éducation pour tous et revenir à une vision collective de ce droit, il faut qu’on parle d’éducation comme d’un bien commun et qu’on la traite comme tel. On doit aussi réimpliquer la collectivité au sein de nos universités. Durant le conflit étudiant, quand on demandait aux gens s’ils étaient prêts à investir davantage dans les uni-
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K : La Commission a fait de l’éducation permanente un de ses chevaux de bataille. Aujourd’hui, qu’en est-il de la valorisation de l’éducation tout au long de la vie ? M.D. : Il y a un manque évident de valorisation de la formation tout au long de la vie, notamment dans une majorité de professions. L’exemple majeur est en éducation : vous allez enseigner toute votre vie et vous adapter à des changements sociaux, mais vous n’avez plus besoin de formation continue une fois diplômé ! On valorise le fait d'entrer sur le marché du travail et de payer
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K : Dans son rapport, la Commission reconnaît qu’il existe un droit à l’éducation. Entre l’idéal d’une éducation accessible à tous, énoncé dans le rapport, et sa mise en œuvre dans les décennies suivantes, que constatez-vous ? G.R. : Il est évident que c’est de moins en moins un droit. D’abord, nous avons mis de côté, après le Rapport Parent, la véritable polyvalence au secondaire, à savoir l’idée qu’il y ait des ateliers pour permettre aux gars et aux filles qui ne sont pas faits pour le pupitre, mais qui sont faits pour des travaux pratiques et manuels, de trouver leur place. Deuxièmement, le privé a créé une nouvelle hiérarchie par la sélection qu'il fait et, inversement, par la sélection qu'il a entraînée à l’intérieur du public. On est revenu à un système élitiste, à deux vitesses, aux dépens de ceux qui n’ont pas le privilège d’y accéder. Troisièmement, la hausse des droits de scolarité fait aujourd’hui de l’accès à l’éducation un privilège. M.D. : En effet. C’est un droit qui est davantage envisagé en termes de bénéfices individuels. Alors que le Rapport Parent prônait une vision collective du droit à l’éducation, aujourd’hui, c’est une vision individuelle de l’éducation et du parcours scolaire qui prévaut.
K : Dans son rapport, la Commission proposait une conception nouvelle de l’éducation, « une éducation humaniste », tout en énonçant que le système d’enseignement joue un rôle important dans la formation du citoyen. Qu’est-il advenu de cette vision de l’éducation ? G.R. : Pour mieux comprendre la vision promue par le rapport, je préciserais que nous avions trois objectifs derrière celui de l’accessibilité. Le premier était de répondre à un Québec qui se modernisait et qui nécessitait une main-d’œuvre beaucoup plus instruite. Il fallait un système d’enseignement apte à faire ce travail. Deuxièmement, le système d’enseignement devait servir au développement et à l’épanouissement de chaque personne, un épanouissement complet : intellectuel, social et personnel. Le troisième objectif était de former des citoyens éclairés. Nous nous étions battus dans une guerre terrible pour la démocratie, mais nous constations que nos institutions n’étaient pas démocratiques, en particulier nos institutions de santé, nos institutions juridiques et nos institutions scolaires. La démocratie est devenue un objectif, d’où la nécessité d’un système d’enseignement qui allait préparer des citoyens à une vie sociale active. M.D. : Pourtant, on a l’impression qu’on donne actuellement à nos universités comme seule mission, de préparer des professionnels pour le marché du travail. Le développement du citoyen, ce n’est pas juste lui permettre d’être assis en classe, c’est aussi de pouvoir brasser les choses, de s’impliquer dans son milieu. Or, ce n’est pas valorisé à l’université. Prenons les associations étudiantes, c’est une implication citoyenne et souvent bénévole qui n’est pas reconnue. On l’a vu au printemps dernier, il y a toute une génération qui s’est politisée à travers les associations étudiantes. Plutôt que de reconnaître cette implication et, surtout, de valoriser tous les apprentissages pouvant en découler, on a plutôt choisi de pénaliser ceux qui se sont impliqués.
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ses taxes, mais pas de contribuer à la société en continuant sa formation. Nous aurions intérêt à le faire, car il y a là des retombées sociales, économiques et culturelles importantes. G.R. : Dans le rapport, cette idée de formation continue était très importante. Nous étions, après la guerre, au début d’une ère de développement scientifique et technique et les élèves allaient devoir se recycler plusieurs fois dans leur vie. Il y a un autre aspect qu’on a peu explicité dans le rapport, à savoir que l’éducation des adultes corrigeait aussi les déficits d’instruction dans la population. Nous étions une province sous-scolarisée : ce qui voulait dire, par exemple, que les commissions scolaires devaient faire de l’éducation des adultes pour permettre à plus de citoyens de lire, de compter et de signer leur nom. Aujourd’hui, il y a encore près de 50 % de la population qui est analphabète fonctionnelle ! L’éducation des adultes n’est donc pas seulement pour ceux qui continuent à s’instruire, mais aussi pour ceux qui ont échoué dans leurs études antérieures pour toutes sortes de raisons, individuelles ou collectives. K : En conclusion, que souhaitez-vous ajouter ? G.R. : Le Rapport Parent a été écrit dans une période privilégiée : le Québec était en ébullition. Nous avions pris conscience des exigences de la société dans laquelle nous nous engagions. Nous avons été tellement alimentés par l’opinion publique et par les différentes associations ! C’est ce qui fait que ce rapport est encore vivant. J’ajouterais enfin qu’il faut considérer l’éducation dans son ensemble. Ce n’est pas tout de revoir l’université, il faut revoir l’ensemble de notre système d’enseignement, en tout cas le réévaluer et le réorienter, peut-être avec les intentions que la population avait à l’époque du Rapport Parent. Placer à nouveau l’éducation au cœur d’un projet de société. M.D. : Je suis tout à fait d’accord. Dans le cadre de mon mandat à la FEUQ, j'ai eu l'occasion de visiter de nombreuses universités en région et elles sont très inspirantes quant à la place donnée à l’éducation au sein de la communauté. Prenons le cas de l’Université du Québec à Rimouski, très en lien avec son milieu, et qui a un pôle d’excellence en biologie marine. Chicoutimi aussi est un cas intéressant : on a créé une entente avec l’Université de Sherbrooke pour avoir des médecins qui sont formés dans la région, parce qu’on se rendait compte que nos médecins au Saguenay quittaient la région et ne revenaient plus. Quand la collectivité et l’université sont en lien, on aboutit à des projets novateurs. C’est la même chose pour les cégeps en région. Ils ont eu un très grand rôle dans le développement économique,
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politique et culturel des régions, et sont ancrés dans leur communauté. À Matane, ne pensez surtout pas les priver de leur cégep ! Il appartient à la communauté, le maire assiste aux conférences qui y sont données et les gens en sont fiers. Ce sont de beaux exemples dont il faudrait s’inspirer, justement pour placer de nouveau l’éducation au cœur d’un projet de société, ce projet rêvé par les Québécois et qui a fait chanter les casseroles au printemps dernier. /
Brève histoire du Rapport Parent C’est en avril 1961 que le gouvernement du premier ministre Jean Lesage nomme la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, connue sous le nom de Commission Parent. Elle fait état de la situation de l’éducation au Québec. Son rapport, publié en trois tomes et réparti en cinq volumes, entre 1963 et 1964, n’émet pas moins de 576 recommandations pour réformer en profondeur le système d’éducation québécois. Pour en savoir plus : « L’Éducation pour tous – Une anthologie du Rapport Parent », Les Presses de l’Université de Montréal, 2002, Claude Corbo.
Quelques-unes de ses grandes recommandations Parmi les 576 recommandations du Rapport Parent mentionnons, outre l’accessibilité et la valorisation d'une éducation humaniste : • la constitution d’un ministère de l’Éducation ; • la création du Conseil supérieur de l’éducation ; • l’établissement d’un niveau d’études, d’une durée de deux ans après la 11e année, qui soit nettement distinct à la fois du cours secondaire et de l’enseignement supérieur ; • la mise en place de la gratuité scolaire à long terme pour le réseau universitaire ; • la reconnaissance de l’entière liberté des filles quant au choix d’un métier ou d’une occupation professionnelle ; • le respect de la diversité des opinions religieuses des parents et des élèves.
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