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ÉRIC JACQUIER
Une force de la nature dont la carrure aurait pu faire un sportif professionnel. Une ingéniosité et un parcours qui auraient dû l’enfermer dans un bureau d’études parisien. Mais son destin, c’était le grand air, l’eau claire, les embruns et… la pêche, à Lugrin.
TEXTE & PHOTOS PAR MÉLANIE MARULLAZ
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Capitaine BROCHET
"Allez voir mon ami pê-
cheur, Eric Jacquier, sur
le Léman”. Emmanuel Renaut, le chef triplement étoilé du Flocon de Sel, à Megève, n’a même pas réfléchi deux secondes. “Plus qu’un producteur, c’est quelqu’un de valeur. Il a un respect total du poisson.” Qui se transmet de génération en génération. Parce que les oncles d’Eric étaient pêcheurs. Son grand-père aussi. Et son arrière-grand-père évidemment. “On retrouve nos traces aussi loin que les archives remontent”, plaisante-t-il. “Il y a bien 400 ans ! J’aime dire qu’ici, quand les glaciers se sont retirés, les Jacquier sont arrivés.” Et ils ont toujours remonté des filets. Dans les années 70 cependant, à l’époque où son père pourrait, lui aussi, s’embarquer professionnellement sur le lac franco-suisse, les temps sont durs pour les pêcheurs. Malgré sa passion pour le poisson, il choisit l’ébénisterie. Eric, lui, écrit déjà, dans ses rédactions de CM2 que quand il sera grand, il enfilera le ciré. Il se rêve aussi handballeur professionnel. Mais dans le sillage paternel, il commence un apprentissage du bois, qu’il complète ensuite par des études de design industriel à Paris. “La première fois que je me suis assis dans le métro, je me suis dis : ils sont fous ces gens-là ! Et quand, au bout d’une semaine, je me suis retrouvé à courir pour être le premier en haut des escaliers, je me suis dit que c’était moi qui devenait fou. J’ai compris que dans une grande ville j’allais mourir. J’aurais été riche, parce que les grandes boîtes faisaient les yeux doux aux étudiants comme nous, mais j’ai appris tout ce que j’ai pu, je me suis cultivé et je suis rentré dans mes pénates.”
QUI VIVRA, FÉRA…
Quand il revient en Haute-Savoie, fin juin 1987, Eric a 20 ans. Dès le début du mois suivant, il est à l’eau avec son grand-père. “De toute sa vie, il n’a pas passé une journée sans descendre au bord du lac. Il a travaillé avec nous jusqu’à 82 ans, et puis il nous a demandé de lui laisser un bateau, d’enlever le moteur, mais de lui donner une bonne paire de rames. On le voyait passer tous les soirs avec deux filets sur l’épaule, et il les levait à 6h le lendemain matin. Avec lui, j'ai pris de vraies leçons de vie, il avait tout compris.” Mais s’il adhère à la philosophie de ses aïeux, la version 2020 du marin de Lugrin ne
boude pas pour autant la technologie, bien content d’avoir une cabine quand il fait -3°C, un pilote automatique ou une machine à relever les filets, qui fait “moins mal aux épaules”, et dont il a lui-même conçu les plans. Comme il a imaginé ceux de sa pêcherie, mettant à profit ses années de design. Il bénit aussi le rempoissonnement effectué sur le lac par la pisciculture de Thonon, qui permet de “lisser les creux”, et a appris à observer les cycles. “Entre 2012 et 2014, les féras ont proliféré. Il nous arrivait régulièrement de remonter des filets de 500 kg, mon grand-père n’avait jamais vu ça… Certains jeunes pêcheurs se sont basés là-dessus pour se lancer, et l’année d’après ? Très forte chute. On a tout entendu, parlé de surpêche. Mais depuis un moment, ma femme, qui filète les poissons, avait remarqué des tâches blanches sur certains poissons… Il n’y a pas de secret, c’est une règle naturelle immuable, si une espèce n’est pas régulée par un prédateur, c’est soit une bactérie, soit un parasite qui le fait. Les survivants forment ensuite une génération saine. ”
TANCHES DE VIE
Et pour réguler sa clientèle ? Ni prédateur, ni parasite, ni bactérie, mais une très forte exigence. Caractère bien trempé - forcément, quand on vit sur l’eau… -, convivialité à quai et bonnet rouge vis-sé sur le chef, Eric choisit ceux avec qui il travaille. Comme il l’a fait pour Emmanuel Renaut. C’est par l’intermédiaire de Michel Rostang, fondateur de la maison éponyme à Paris, que les deux hommes se sont rencontrés. Le grand cuisinier parisien s’attable un jour au Flocon de Sel et s’étonne de ne trouver aucun poisson de lac à la carte. Il recommande donc au Mégevan d’aller faire un tour à Lugrin. Mais il ne suffit pas de montrer patte blanche et recommandations étoilées pour pouvoir mettre les perches, truites, lottes ou autres brochets d’Eric dans son assiette. “Si vous voulez mon poisson, il faut venir le chercher avec moi !” impose le pêcheur alpin. “Sur le bateau, c’est un moment de révélation”, expliquet-il, “si vous lui donnez un couteau et que le gars ne sait pas vider un poisson, ce n’est pas un chef. Et puis
j'ai besoin de sentir la flamme !” Celle d’Emmanuel Renaut brille visiblement plus qu’il ne faut. “On a 6 mois d’écart, deux filles un garçon, il a épousé une grande blonde, moi une grande brune, et on aime tous les deux le sport, le ski surtout.” Bref, bonne pêche et véritable coup de foudre amical.
OMBLE AU TABLEAU ?
Lourdeurs administratives, prolifération de la moule quagga qui menace depuis cinq ans la biodiversité du Léman ou remise en question, par la pandémie, d’un modèle économique… Si son métier charrie son lot de tracas, Eric ne l’en aime pas moins pour autant. Les yeux rivés sur la côte Vaudoise et le vignoble de Lavaux, la naissance des Alpes Suisses ou même le Mont-Blanc, il goûte tous les jours “la liberté d’aller à droite ou à gauche, sans croiser personne, au pied d’un panorama exceptionnel”. 33 ans après avoir fui le tumulte citadin, il ne regrette pas d’avoir préféré “prendre 12 mois de vacances… Parce que tous les jours, je vais à la pêche, je ne vais pas « au travail »”.
“Eric vient ici goûter mes plats, ça lui permet de savoir ce qu’on fait de sa pêche, c’est important. Moi, je ne lui demande pas un produit en particulier, je dis juste que je veux ce qu’il y a de meilleur et je l’adapte à ma carte. J’aime tous les poissons, mais je trouve que la féra, qui a pourtant été mal utilisée, qui n’a pas toujours eu une belle image, est un poisson noble, délicat, goûteux. Il faut faire attention à la sur-cuisson, à quelques degrés près, il peut passer de quelque chose de moelleux et fabuleux à une feuille de papier ! Les féras d’Eric, je les travaille souvent légèrement fumées, à l’épicéa, la pomme de pin ou le genièvre, un fumage à froid très doux, pour ne pas laisser d’enveloppe, et je les agrémente avec des herbes sauvages qui donnent un peu d’acidité, comme l’égopode ou l’oseille sauvage, pour avoir quelque chose de vif.” Le mot du chef Emmanuel